Délibérations du comité sénatorial permanent
des
Affaires juridiques et constitutionnelles
Fascicule 6 - Témoignages
OTTAWA, le jeudi 20 novembre 1997
Le comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles, auquel ont été renvoyés le projet de loi S-5, Loi modifiant la Loi sur la preuve au Canada, le Code criminel et la Loi canadienne sur les droits de la personne relativement aux personnes handicapées et, en ce qui concerne la Loi canadienne sur les droits de la personne, à d'autres matières, et modifiant d'autres lois en conséquence, et le projet de loi C-220, Loi modifiant le Code criminel et la Loi sur le droit d'auteur (fruits d'une oeuvre liée à la perpétration d'un acte criminel), se réunit aujourd'hui à 10 h 48 pour étudier ces projets de loi.
Le sénateur Lorna Milne (présidente) occupe le fauteuil.
[Traduction]
La présidente: Honorables sénateurs, il y a quorum. Je souhaite la bienvenue aux témoins que nous accueillons ce matin, des représentants de l'Alliance de la Capitale nationale sur les relations inter-raciales.
Monsieur Friedman, vous avez la parole.
M. Rubin Friedman, président, Alliance de la capitale nationale sur les relations interraciales: Merci beaucoup, madame la présidente. Nous sommes heureux d'avoir l'occasion de comparaître devant le comité sénatorial pour discuter des modifications proposées à la Loi canadienne sur les droits de la personne.
L'Alliance de la capitale nationale sur les relations interraciales chapeaute un groupe de particuliers et d'organisations voués à l'amélioration des relations inter-raciales et de la communication entre les différents groupes de la société et à la lutte contre toutes les formes de racisme.
Nous avons beaucoup d'expérience dans des domaines comme l'équité en matière d'emploi. Nous entretenons des relations de longue date avec la Commission des droits de la personne et nous nous intéressons beaucoup à la Loi canadienne sur les droits de la personne.
[Français]
Je désire brièvement vous présenter mes collaborateurs. M. Henri Pau est comptable agréé. Il a déjà occupé les fonctions de directeur de la division qui s'occupe d'équité en matière d'emploi au sein de la Commission des droits de la personne. Mme Yuen-Ting Lai, originaire de Hong Kong, et réside au Canada depuis les années 70. Elle possède un doctorat en philosophie et a déjà enseigné dans plusieurs universités à travers l'Amérique du Nord.
J'exerce les fonctions de directeur des relations gouvernementales de l'organisme B'nai Brith Canada. Je suis un ex-fonctionnaire de la Commission des droits de la personne.
De façon générale, nous sommes en faveur des changements proposés à la loi. Cependant, nous croyons que d'autres changements devraient s'effectuer d'ici peu. En premier lieu, nous proposons:
[Traduction]
...l'adoption d'une obligation d'accommodement pour satisfaire les besoins de toutes les personnes protégées par la Loi canadienne sur les droits de la personne. Cette obligation serait inscrite dans la loi.
L'«obligation» faite aux employeurs et aux fournisseurs de biens et services de satisfaire les besoins des groupes défavorisés dépasse les limites du simple handicap. Les antécédents culturels et raciaux des Canadiens divergent énormément et les besoins de chacun ont été satisfaits de façon inégale. Nous croyons que cette modification obligera les employeurs à se pencher sur certaines questions, notamment les pratiques religieuses sur les lieux de travail.
À ce point-ci de mon exposé, je parle en tant que représentant de B'nai Brith Canada et en tant que président de l'alliance. Les tribunaux se sont déjà prononcés en faveur d'une obligation d'accommodement dans un certain nombre de cas. Une telle obligation renforcerait les décisions antérieures et rendrait peut-être l'intention de la loi un peu plus explicite. De nombreuses personnes cherchent un instrument de référence qui leur donnerait la signification réelle du terme «accommodement».
Je vais répéter ce que j'ai déjà dit au sujet de la propagande haineuse. Ce point de vue est également celui de B'nai Brith Canada. La Loi canadienne sur les droits de la personne interdit déjà la propagande haineuse. Elle permet ainsi d'intervenir lorsque des messages haineux sont diffusés par téléphone. En vertu des propositions actuelles, les personnes protégées par la loi qui sont la cible de ce genre de messages téléphoniques seraient admissibles à une indemnité.
Le Tribunal canadien des droits de la personne serait également autorisé à imposer une sanction pécuniaire à la compagnie de téléphone. Nous sommes d'accord avec la nécessité d'indemniser directement les personnes victimes de propagande haineuse. Associée à l'augmentation des indemnités offertes pour préjudice moral, cette autorisation augmente l'effet dissuasif de cette loi.
L'alliance approuve toute intervention qui vise à imposer des sanctions aux compagnies qui diffusent des messages haineux. La diffusion croissante de propagande haineuse sur Internet nous préoccupe énormément, et nous souhaitons que les différents intervenants se concertent pour régler ce problème. Ainsi, la loi est tellement précise qu'elle ne pourra peut-être pas être invoquée dans le cas d'un service Internet offert sur le câble et non par communication téléphonique. Cette question doit être étudiée plus à fond.
Qui plus est, les intervenants gouvernementaux chargés de s'attaquer à la propagande haineuse sont nombreux et ne coordonnent pas toujours très bien leurs efforts. Nous pensons que la Commission canadienne des droits de la personne est l'organisme gouvernemental qui possède les meilleures compétences en la matière et c'est elle qui a remporté le plus de succès à ce chapitre. Nous recommandons fermement que la Commission canadienne des droits de la personne coordonne les activités de ces différents intervenants.
J'aimerais maintenant passer la parole à ma collègue, Mme Lai, qui vous parlera de la multiplicité des motifs de distinction illicite et des rapports hiérarchiques.
Mme Yuen-Ting Lai, membre du conseil d'administration, Alliance de la Capitale nationale sur les relations interraciales: Madame la présidente, j'aimerais corriger un détail avant d'aller plus loin. Je n'ai jamais été directrice des relations gouvernementales, même si cela aurait été bien intéressant. Lorsque je travaillais pour un organisme autonome, j'étais cadre supérieur à la division de la recherche.
Je voudrais vous parler de la multiplicité des motifs et de la proposition qui reconnaît que certaines personnes peuvent être victimes en même temps d'actes discriminatoires fondés sur plusieurs motifs. Cette proposition est merveilleuse. Il est grand temps qu'une personne puisse formuler une plainte pour plusieurs motifs. À l'heure actuelle, une personne qui a plus d'un motif de plainte doit intenter plusieurs poursuites en justice. L'alliance se réjouit de cette modification.
Bon nombre de nos membres sont doublement menacés en étant, par exemple, à la fois femmes et membres d'une minorité visible. Si l'une de ces personnes est également handicapée, elle est alors triplement menacée. Elle fait alors partie des personnes qui ont le plus besoin d'être protégées par la législation canadienne. Sans la modification proposée, les règles actuelles obligeraient cette personne à intenter des poursuites devant trois tribunaux.
Nous croyons par ailleurs que la proposition voulant que la Commission canadienne des droits de la personne fasse directement rapport au Parlement arrive aussi à point. Nous sommes tout à fait d'accord pour accorder un pouvoir et une autonomie accrus à la Commission canadienne des droits de la personne en lui demandant de faire directement rapport au Parlement. Non seulement cette disposition est importante pour tous les Canadiens, mais elle indique clairement au reste du monde que le Canada accorde une suprême importance aux droits de la personne. Il s'agit vraiment d'une lueur d'espoir dans un monde où pullulent les violations des droits de la personne.
M. Henry Pau, comité des droits de la personne et de l'équité en matière d'emploi, Alliance de la capitale nationale sur les relations interraciales: Madame la présidente, j'aimerais aborder une ou deux questions précises concernant la Loi canadienne sur les droits de la personne et la structure du système de tribunaux; j'aimerais également parler des indemnités accordées pour préjudice moral.
Premièrement, en ce qui concerne la constitution d'un tribunal plus permanent, nous ne sommes pas d'accord avec la méthode actuelle qui consiste à choisir, à partir d'une liste assez longue, les noms des personnes qui auront à examiner une plainte de discrimination. Nous sommes en faveur d'un tribunal permanent et restreint qui remplacerait le système actuel des tribunaux ponctuels et des tribunaux d'appel. L'alliance accueille avec plaisir la création d'un tribunal permanent qui, nous l'espérons, sera plus efficace et permettra de traiter les plaintes plus rapidement.
L'un des principaux obstacles qu'une personne doit surmonter pour être protégée par la loi, c'est qu'elle doit attendre très longtemps, souvent de nombreuses années, avant d'obtenir justice en vertu du système actuel. Ne dit-on pas que toute justice différée est un déni de justice?
Toutefois, la victime d'un acte discriminatoire considère souvent que la solution est pire que le mal lui-même et hésite à demander la protection de la loi à laquelle elle a pourtant droit. Comme la procédure de traitement des plaintes donne lieu, de par sa nature même, à des confrontations et à une certaine hostilité, l'intimé, surtout un employeur, considère naturellement le dépôt d'une plainte comme un geste hostile. La vie d'un plaignant s'arrête alors jusqu'à ce que l'affaire soit terminée, bien qu'il soit interdit à l'employeur de se venger ou de l'intimider.
Sur le plan émotif, un plaignant doit vivre dans l'incertitude et l'insécurité pendant de nombreux mois, voire des années, sur les plans tant professionnel que familial. Il trouve peu de réconfort dans le fait que l'intimé est dans une situation aussi désagréable.
C'est ce qui donne un frisson dans le dos aux personnes qui envisagent de porter plainte. Pour cette raison, toute tentative visant à améliorer l'efficacité du processus et à l'accélérer vaut la peine d'être faite sans retard.
Par ailleurs, les problèmes liés aux droits de la personne deviennent de plus en plus complexes. M. Friedman vient tout juste de faire référence à Internet. Il s'agit d'un exemple classique de la façon dont la technologie embrouille le problème déjà épineux de la propagande haineuse. En vertu du système actuel, les membres du tribunal doivent non seulement prendre connaissance des aspects techniques du problème, souvent par l'entremise de témoins experts, mais cette expertise, souvent acquise aux frais des contribuables et des parties adverses, est perdue lorsque la décision est rendue et que le tribunal est dessaisi. Un autre tribunal aura peut-être à se prononcer sur une question semblable très peu de temps après et devra donc respecter la même marche à suivre. Si je puis me permettre, c'est du vrai gaspillage.
Autre argument en faveur d'un tribunal des droits de la personne permanent, des organismes administratifs quasi-judiciaires bien connus -- dont deux auprès desquels j'ai travaillé au fil des ans, le CRTC et l'Office national de l'énergie -- ont déjà mis sur pied un tribunal permanent, formé d'un groupe de commissaires et de membres relativement stable, chargé de s'occuper des problèmes hautement techniques auxquels ces organismes sont très régulièrement confrontés. Nous croyons qu'un organe décisionnel semblable qui aurait un statut permanent serait aussi en mesure de régler les problèmes liés aux droits de la personne beaucoup plus rapidement qu'auparavant, et ce, dans l'intérêt de toutes les personnes intéressées.
En ce qui concerne les indemnités, le projet de loi propose de faire passer à 20 000 $ l'indemnité maximale de 5 000 $ actuellement accordée aux victimes qui ont souffert d'un préjudice moral ou d'un acte discriminatoire délibéré ou inconsidéré. L'Alliance appuie cette augmentation, même si nous préférerions une disposition non limitative qui permettrait au tribunal d'évaluer l'indemnité pour chaque cas en tenant compte de toutes les circonstances. Nous privilégions une indemnité non plafonnée, tout particulièrement dans le contexte d'un organe décisionnel plus permanent, parce que nous savons à quel point les indemnités accordées risquent d'être différentes. Nous pensons toutefois que la création d'un organe plus permanent diminuera le risque d'inconsistance à cet égard.
Finalement, en ce qui concerne les modifications proposées à la Loi sur la preuve au Canada et au Code criminel, l'alliance ne s'occupe pas directement des problèmes particuliers aux personnes handicapées, mais elle appuie néanmoins l'obligation de satisfaire les besoins spéciaux de ce groupe et, en fait, de tous les groupes défavorisés de notre société. Nous partons du principe qu'une société englobante doit permettre à tous ses citoyens d'avoir un accès approprié et égal au système judiciaire. Il ne suffit pas d'assurer un traitement égal quand un handicap ou des différences culturelles ou raciales nuisent à l'égalité d'accès. Il faut également satisfaire des besoins spéciaux.
La présidente: Je vous remercie d'avoir présenté un exposé aussi encourageant au sujet de cette mesure législative.
Le sénateur Kinsella: Je suis heureux de revoir mes amis de l'Alliance avec lesquels j'ai déjà travaillé. L'alliance est-elle satisfaite du niveau de priorité que la Commission canadienne des droits de la personne accorde aux responsabilités qui lui incombent en matière de discrimination raciale en vertu de la Loi canadienne sur les droits de la personne?
M. Friedman: Notre organisation exhorte constamment la Commission canadienne des droits de la personne à adopter une position ferme dans ce domaine. Nous sommes conscients du fait qu'elle a d'autres objectifs. Nous aimerions toutefois qu'elle accorde plus d'attention à la lutte contre le racisme et la discrimination.
Le sénateur Kinsella: Lorsqu'elle est venue témoigner, la présidente de la Commission canadienne des droits de la personne nous a dit que son organisme avait un budget annuel d'environ 14 millions de dollars. Elle a été incapable de nous dire quel pourcentage de ce budget serait consacré à la lutte contre le racisme si cette nouvelle responsabilité était confiée à la commission -- une modification qui, selon moi, s'avère nécessaire pour en arriver à une législation équitable au chapitre des droits de la personne.
L'alliance craint-elle que, en raison de cette nouvelle obligation de satisfaire les besoins des personnes handicapées dans une mesure raisonnable, la Commission des droits de la personne accordera moins d'importance à la lutte contre la discrimination raciale?
M. Friedman: Nous nous préoccupons en permanence des ressources dont dispose la Commission canadienne des droits de la personne. J'ai ainsi mentionné dans mon exposé que nous aimerions que la commission chapeaute les différents intervenants qui s'occupent de la propagande haineuse. Toutefois, nous hésiterions beaucoup à faire cette recommandation si ce regroupement n'était pas assorti de ressources supplémentaires.
Notre attitude est la même en ce qui concerne les nouvelles responsabilités. Nous nous inquiétons du fait qu'il n'est pas toujours possible d'augmenter les responsabilités ou d'élargir un mandat si l'on n'ajoute pas de nouvelles ressources.
M. Pau: J'aimerais dire quelques mots tirés de ma propre expérience. J'ai travaillé pendant quatre ans avec la Commission canadienne des droits de la personne. Les restrictions budgétaires ont toujours été un problème et, il y a plusieurs années, la commission était aux prises avec un arriéré de travail très important qu'elle a vaillamment tenté d'éliminer. Je pense que la commission ontarienne a eu le même problème. C'est pour cette raison que, dans notre exposé, nous avons demandé que le système des tribunaux soit amélioré. Le processus de traitement des plaintes est tellement long. Les réductions de ressources constituent un obstacle majeur.
L'autre chose que j'aimerais ajouter, c'est que la Commission canadienne des droits de la personne a été chargée d'appliquer la nouvelle Loi sur l'équité en matière d'emploi, ce qui constitue un volume de travail assez important. La commission devra vérifier si plus de 600 employeurs respectent la loi. Compte tenu des restrictions financières, nous craignons que la commission ne soit pas en mesure de faire un bon travail.
Le sénateur Kinsella: Madame la présidente, j'aimerais explorer davantage cette question. Nous accueillons des témoins qui ont une grande expérience de la lutte contre le racisme. Un seul organisme fédéral possède une responsabilité législative, et c'est la Commission canadienne des droits de la personne. N'oubliez pas que la Fondation canadienne des relations sociales, qui détient un fonds de 25 millions de dollars, ne dispose d'aucun instrument législatif pour lutter contre le racisme.
Les honorables membres du comité seraient beaucoup mieux en mesure d'étudier ce projet de loi si les témoins nous donnaient une idée des ressources qui devraient être affectées à la lutte contre le racisme et de combien ces ressources risquent d'être réduites si la commission doit assumer une nouvelle responsabilité, même très importante. Comme je l'ai dit, celle-ci dispose de 14 millions de dollars.
Pouvez-vous nous donner une idée des répercussions que pourraient avoir ces modifications?
La présidente: Essayez de deviner.
M. Friedman: Je préfère ne pas deviner. Nous pouvons seulement dire que cette nouvelle responsabilité aura une incidence importante. On ne peut préciser à quelques dollars près la somme que le gouvernement devrait consacrer à chaque élément. Notre opinion est partagée. Vous avez vu à quel point nous appuyons l'essentiel du projet de loi, mais nous sommes divisés en ce qui concerne les ressources qui sont prévues.
Il est toujours possible qu'une personne monte les uns contre les autres les différents groupes, qui ont tous des besoins. C'est une possibilité dont nous sommes très conscients. Nous ne voulons pas dire qu'une somme plus importante devrait être consacrée à un élément et moins à un autre. Les deux enjeux sont primordiaux, et notre société, tout comme le gouvernement, doit s'en accommoder. Nous hésiterions donc à donner des chiffres précis. Tous ces enjeux sont importants et nous voulons nous assurer qu'il y a suffisamment de ressources pour chacun d'entre eux.
Le sénateur Kinsella: L'alliance serait-elle d'accord pour que la Commission canadienne des droits de la personne mette sur pied un groupe spécial chargé des relations raciales, qui relèverait d'elle, un peu comme l'a fait la Commission ontarienne des droits de la personne, dont l'un des commissaires est chargé des relations raciales?
M. Friedman: Comme je l'ai dit, la commission est formée de gens compétents et il serait certainement utile de regrouper ces compétences. C'est d'ailleurs sur ce principe que repose la proposition que nous avons faite relativement au regroupement des différents intervenants au sein de la commission.
Le sénateur Beaudoin: Monsieur Pau, je ne suis pas certain de bien vous comprendre. En droit criminel, il y a des peines minimales et des peines maximales. Toutefois, en droit civil ou en common law, le montant des dommages qui peut être accordé par la cour ou le tribunal administratif dans le cas d'une action en dommages n'est pas limité.
Suggérez-vous que nous ayons une telle limite ou préféreriez-vous une indemnité non limitative?
La présidente: Ils ont dit qu'ils ne voulaient pas de limite.
M. Pau: Je vais tenter de clarifier la situation. Le projet de loi propose de faire passer la limite de 5 000 à 20 000 $. Cela ressemble davantage à une poursuite civile où quelqu'un doit se prononcer en fonction des circonstances. Nous soutenons qu'il ne devrait y avoir aucune limite, mais que la proposition de faire passer cette limite de 5 000 à 20 000 $ est un pas dans la bonne direction.
Le sénateur Beaudoin: D'après vous, il ne devrait définitivement pas y avoir de limite?
M. Pau: C'est exact.
Le sénateur Beaudoin: C'est également ma réaction.
Le sénateur Gigantès: J'abonde dans votre sens. Vous dites, monsieur Pau, qu'il faut s'adapter à tous les besoins spéciaux. N'y a-t-il pas de limite?
M. Pau: Je devrais préciser que nous devrions répondre aux besoins spéciaux lorsque les circonstances le justifient. Il faut faire preuve de bon sens. La limite devrait consister à répondre aux besoins spéciaux à moins qu'il soit prouvé que l'adaptation constitue une contrainte excessive pour le fournisseur du service.
À titre d'exemple, si nous exigions soudainement d'une grosse banque qui a des milliers de succursales d'un bout à l'autre du Canada qu'elle élargisse les portes de toutes ses succursales pour laisser passer les fauteuils roulants, cela constituerait une contrainte excessive. Nous pourrions toutefois exiger que chaque banque, lorsqu'elle construit de nouvelles succursales, s'assure que ses portes sont suffisamment larges pour permettre le passage d'un fauteuil roulant.
Le sénateur Gigantès: Ce n'est pas vraiment là où je voulais en venir. Je suis tout à fait d'accord avec vous à ce sujet. Pour utiliser un cas précis, il y a deux ans, un débat a eu lieu à la radio de la CBC entre deux femmes. Elles étaient toutes deux musulmanes et avaient toutes deux fait leurs études au Canada. L'une d'entre elles était médecin. Toutes deux argumentaient pour la mutilation sexuelle des jeunes filles.
Si j'attaque ces femmes en les qualifiant de barbares, suis-je coupable de discrimination parce que je ne tiens pas compte de ce qu'elles considèrent être leurs besoins spéciaux et leurs coutumes?
M. Pau: Il s'agit d'une question extrêmement délicate.
M. Friedman: J'ai déjà eu à traiter cette question. Nous considérons qu'il existe des limites prévues dans notre Charte des droits et libertés. On parle toujours de la Charte des droits et libertés comme si elle permettait tout. Cependant, les chartes des droits et libertés sont également des chartes qui comportent des obligations et des valeurs que les gens doivent respecter. J'estime que ces valeurs sont enchâssées dans notre Charte.
De plus, les tribunaux canadiens ont toujours pesé certains articles de la Charte en fonction d'autres articles de la Charte, car ils ne vont pas toujours dans le même sens. Je pense que, suivant notre tradition canadienne, cette mise en balance est la façon correcte de procéder.
J'estime que dans ce cas en particulier, la balance pencherait très clairement en faveur de l'interdiction de cette coutume au Canada.
Le sénateur Gigantès: Mais que faites-vous de mon attaque et de mon utilisation de l'adjectif «barbare»?
M. Friedman: Je vous aurais suggéré qu'il existe peut-être d'autres façons d'en parler. L'important, c'est la façon dont on communique avec les gens et non le fait d'être d'accord ou non avec eux. Après tout, ces gens-là ont été élevés avec cette coutume. Ils l'ont peut-être intégrée dans leur système de valeurs. Ils risquent de ne pas voir immédiatement la validité de votre point de vue. Cela ne veut pas dire qu'ils ont raison, ni que nous ne devrions pas essayer de les rallier à notre point de vue.
Je peux comprendre que l'on qualifie cette pratique de barbare, car c'est ma propre réaction instinctive. Mais nous devons toujours essayer de l'exprimer d'autres façons.
Le sénateur Gigantès: Si j'avais fait preuve de la même sagesse et de la même patience que vous durant ma vie, je me serais mieux débrouillé.
Le sénateur Pearson: Je pense que maintenant vous pourriez leur dire que le projet de loi C-27 rend cette pratique illégale.
Le sénateur Gigantès: Ça ne les empêche pas de continuer.
M. Friedman: J'espère que cette pratique n'existe pas au Canada.
Le sénateur Gigantès: Oh que oui, elle existe au Canada.
Le sénateur Doyle: J'aimerais faire une distinction entre les causées portées devant la Commission canadienne des droits de la personne et les causes qui, il y a quelques années, auraient été portées devant les tribunaux civils. Nous savons tous qu'il est très coûteux d'intenter des poursuites au civil, particulièrement contre de grosses sociétés.
De toute évidence, si les gens avaient le choix, ils préféreraient faire instruire leur plainte de discrimination par la Commission des droits de la personne qui n'impose aucun honoraire et qui à l'heure actuelle soutient qu'on ne devrait pas limiter les dommages-intérêts.
Comment faites-vous pour faire la distinction entre un droit civil et une poursuite civile?
M. Friedman: Vous venez de soulever un aspect intéressant en ce sens que rien n'empêche une personne d'utiliser simultanément ces deux moyens.
Le sénateur Doyle: Il y a quand même une question d'argent.
M. Friedman: Oui, à l'exception de la question d'argent.
Dans un monde idéal, nous aimerions que les entreprises instaurent leurs propres mécanismes pour régler ces questions de façon positive et logique.
Je reçois moins de plaintes à propos du racisme dans la rue, des insultes proférées dans la rue et des attaques dans la rue; mais je reçois beaucoup plus de plaintes de gens qui me disent qu'ils entendent des blagues racistes au travail et que personne ne les prend au sérieux. S'ils entendent une blague à propos d'un Noir et qu'ils ne sont pas Noirs eux-mêmes, la réaction courante de leurs gestionnaires est: qu'est-ce que ça peut bien vous faire? Cela ne vous concerne pas.
Ce genre de comportement est encore assez répandu, même dans les entreprises où l'équité en matière d'emploi est très bien observée et où la représentation est excellente. Il y a toujours cette question de climat de travail que nous n'avons toujours pas réglée. Les entreprises elles-mêmes devraient s'occuper de ce problème car autrement la Commission des droits de la personne sera submergée de ce type de plaintes à l'avenir lorsque ce genre de comportement au travail dérangera de plus en plus de gens sans qu'ils aient de mécanisme pour y donner suite dans leur propre environnement.
Il m'est impossible pour l'instant de répondre à votre question, vu toutes ses ramifications. Je vois le problème mais je n'ai pas eu l'occasion d'y réfléchir et de me faire une idée à ce sujet. D'autres membres du groupe voudront peut-être y répondre.
Le sénateur Doyle: J'aimerais que nous passions aux problèmes particuliers de l'âge, mais j'y reviendrai au deuxième tour.
La présidente: J'ai une question concernant la modification prévue par le projet de loi relativement à un acte discriminatoire dont il est impossible d'identifier la victime, le paragraphe 23.2. Certains établissements -- par exemple les banques -- soutiennent qu'il leur faut tous les détails, y compris une victime qui peut être identifiée avant de pouvoir préparer une défense convenable. Que pense votre groupe de l'inclusion de cette modification dans le projet de loi?
M. Friedman: Cette disposition est très importante pour la raison que j'ai déjà donnée. Très souvent, il s'agit de gens qui se plaignent de choses que l'on dit à propos d'autres groupes. Ils ne sont pas les victimes directes parce qu'ils n'appartiennent peut-être pas au groupe en question; ils n'aiment tout simplement pas le racisme. Ils n'aiment pas le racisme dans leur milieu. Cela les met mal à l'aise et le fait se sentir seuls, isolés. C'est le problème auquel nous devons nous attaquer. D'après les commentaires que j'ai reçus, c'est un très grave problème.
Je n'ai pas encore déterminé les conseils à leur donner. S'ils poussent leur plainte trop loin, ils mettent leur carrière en péril. Il ne s'agit pas de victimes en ce sens qu'ils n'appartiennent pas à un groupe défavorisé.
Comment peuvent-ils se plaindre à la Commission des droits de la personne? C'est une zone très floue et plus on pourra la définir, mieux ce sera.
La présidente: Estimez-vous que cet article apporte suffisamment de précisions?
M. Friedman: Des améliorations sont toujours possibles. Je considère que c'est une mesure positive. Ce qui compte, c'est que les entreprises elles-mêmes prennent des mesures pour éviter qu'autant de plaintes soient déposées.
Le sénateur Doyle: Je ne suis pas sûr s'il est juste de vous poser des questions concernant un problème beaucoup plus général. Je fais allusion au problème de la discrimination -- et je ne crois pas qu'il y ait d'autres mots pour le décrire -- au travail à l'égard des gens de 40 à 50 ans. Lorsqu'on arrive à mon âge, on peut s'occuper de soi. Cependant, on dit à ces gens qu'ils doivent laisser la place aux plus jeunes pour leur permettre de faire leurs preuves. On leur dit que leurs emplois sont appelés à disparaître mais dès le lendemain, l'entreprise embauche un jeune.
M. Friedman: La société a toujours eu tendance à agir ainsi. Il suffit de regarder tous les fonctionnaires qui ont récemment quitté la fonction publique. Quel était leur groupe d'âge? Combien de fonctionnaires aujourd'hui ont plus de 50 ans? Combien ont plus de 52 ans? Vous constaterez en fait qu'ils sont très rares.
L'élimination de tous ces gens s'accompagne de la perte d'une certaine mémoire institutionnelle. Ces gens auront beaucoup de difficulté à trouver un autre emploi, pas seulement au gouvernement. Nous n'avons qu'à examiner le secteur manufacturier ou tout autre secteur. Ce que vous dites est très vrai, mais c'est un problème social très vaste.
Le sénateur Doyle: C'est un nouveau problème social.
M. Friedman: Effectivement. Je ne sais pas si nous pouvons déjà nous en occuper en vertu de la Loi canadienne sur les droits de la personne.
Le sénateur Doyle: Si quelqu'un de ce groupe d'âge se présentait à votre bureau demain et décrivait sa situation et vous fournissait des preuves de ses compétences et de sa bonne santé, que lui conseilleriez-vous?
M. Friedman: Je lui suggérerais d'intenter un procès pour congédiement injustifié. Les règlements dans ce secteur augmentent.
Le sénateur Kinsella: Dans le projet de loi S-5, à la page 9, l'article 16 propose de modifier le projet de loi en ajoutant le paragraphe 16.1 concernant le fait de recueillir des renseignements relatifs aux motifs de distinction illicite. Cela inclurait également des renseignements sur la race. Le nouvel article se lirait comme suit:
Ne constitue pas un acte discriminatoire le fait de recueillir des renseignements relatifs à un motif de distinction illicite s'ils sont destinés à servir lors de l'adoption...des programmes, plans ou arrangements visés au paragraphe 16(1).
Le paragraphe 16(1) traite de l'action positive.
En ce qui concerne cette modification, mes questions portent sur les mesures d'action positive destinées à combattre la discrimination raciale, qu'il s'agisse d'un traitement individuel, injuste ou systémique. Croyez-vous que cette modification soit nécessaire? Dans l'affirmative, pourquoi? Combien de programmes d'action positive qui relèvent de la Loi canadienne sur les droits de la personne ont donné des résultats positifs?
M. Friedman: Cet article proposé fournit des indications précises sur un aspect qui a soulevé des préoccupations. Nous avons entendu récemment comment il peut être dangereux pour la santé d'être désigné ou de se déclarer comme membre d'un certain groupe.
Cette crainte s'étend chez certains à la collecte de ce genre de renseignements. De plus, ce qui nous inquiète tous de façon générale, ce n'est pas que de tels renseignements soient recueillis mais la façon dont ces renseignements seront utilisés au bout du compte. Leur utilisation peut être inoffensive ou dangereuse. Cela dépend de ceux qui détiennent ces renseignements et de la façon dont ils s'en servent.
Nous avons toujours été préoccupés non pas uniquement par la collecte de ces renseignements mais par leur disponibilité. Qui peut y avoir accès?
À l'heure actuelle, Statistique Canada recueille de nombreux renseignements auxquels seuls les gens avec suffisamment d'argent peuvent avoir accès. Chaque fois que vous demandez à Statistique Canada de croiser des données, cela coûte de l'argent. Il devient impossible d'obtenir quoi que ce soit à moins d'avoir suffisamment d'argent pour payer ce service.
Dans ce cas en particulier, bien des membres de minorités visibles hésitent beaucoup à se déclarer comme tels par crainte des conséquences. Quelles sont les conséquences? Si l'équité en matière d'emploi est mal vue dans une entreprise, ils hésiteront à faire une déclaration volontaire et à participer à un programme parce qu'ils savent qu'ils seront considérés comme des employés qui ont obtenu de l'avancement injustement; qu'ils ont été promus non pas à cause de leurs compétences mais à cause de leur couleur. Les gens sont très préoccupés par ce genre de choses et nous devons faire explicitement comprendre non seulement dans la loi mais dans nos communications avec tout le monde qu'il s'agit d'un moyen légitime de recueillir des renseignements parce que le programme même est légitime.
Le sénateur Kinsella: Pourriez-vous communiquer aux membres du comité vos réflexions sur le programme de déclaration volontaire de la Commission de la fonction publique du Canada? Avez-vous des cas dont vous aimeriez nous parler qui donnent des exemples concrets de ce que vous venez d'expliquer?
M. Friedman: Je ne crois pas que tout le monde s'entende sur ce qui doit être fait, mais nous avons certainement des exemples de gens pour qui la déclaration volontaire pose des problèmes.
Le sénateur Kinsella: Pouvez-vous nous donner un exemple?
M. Pau: Je vous renvoie à une décision d'un tribunal, rendue dans l'affaire de l'Alliance de la capitale nationale pour les relations interraciales c. Santé Canada, le Conseil du Trésor et la Commission de la fonction publique. Ce cas particulier traite de discrimination à l'égard d'employés membres de minorités visibles en matière d'avancement à la catégorie de la direction.
Le tribunal a constaté qu'effectivement, il y avait discrimination systémique. Selon un élément de preuve présenté, il existait à Santé Canada 118 postes de direction, je crois, dont un seulement était occupé par un membre d'une minorité visible. Le tribunal a rendu une décision qui proposait environ 25 mesures différentes pour remédier à la situation.
Tout d'abord, si on ne recueillait pas de renseignement qui permettent aux gens de se déclarer membres de minorités visibles, personnes handicapées ou autochtones, la société n'aurait aucune idée de la gravité du problème. C'est pourquoi cette information est importante.
Deuxièmement, une fois que vous avez déterminé l'existence d'un problème -- qu'il s'agisse de discrimination à l'endroit des femmes, des autochtones, des minorités visibles ou des personnes handicapées -- vous devez suivre les progrès accomplis pour vérifier si le problème est corrigé et si la solution utilisée est efficace, jusqu'à ce que le problème soit réglé et que la discrimination et les obstacles soient éliminés.
Dans ce cas en particulier, le tribunal a déclaré qu'il fallait prendre des mesures particulières pour améliorer l'avancement et l'embauche des minorités visibles. Les membres de minorités visibles se voyaient priver d'affectations intérimaires qui leur auraient permis d'acquérir l'expérience voulue pour devenir cadres. On a aussi détecté l'existence d'un problème parce que des gens se sont plaints que quelque chose n'allait pas. Il est donc très important de recueillir des renseignements parce que cela permet de cerner le problème et de remédier à la situation.
Le sénateur Kinsella: Y a-t-il eu des cas où une personne aurait été traitée de façon injuste après avoir fait une déclaration volontaire et par la suite, à cause de certains événements, auraient regretté de l'avoir fait?
M. Pau: On dispose de certains renseignements non scientifiques. Comme son nom l'indique, la déclaration volontaire est strictement volontaire. Elle n'est absolument pas obligatoire. Personne n'est obligé de faire une déclaration volontaire. Bien des gens, surtout ceux qui ont des handicaps cachés, refusent de se déclarer comme tels. Un grand nombre d'entre eux hésitent à le faire, surtout lorsqu'ils cherchent de l'emploi parce que cela peut influer sur les taux d'assurance collective et entraîner toutes sortes de problèmes que l'employeur peut considérer trop coûteux.
Le sénateur Kinsella: La loi devrait-elle prévoir des mesures pour protéger les Canadiens contre l'emploi abusif de ces renseignements dont M. Friedman a parlé? En particulier, on inclut maintenant la race. Est-ce que tous les motifs de distinction illicite prévus à l'article 3 devraient s'appliquer au paragraphe l'article 16.1 proposé? De même, une fois ces renseignements recueillis à l'aide de la déclaration volontaire ou par d'autres moyens, l'emploi abusif de ces renseignements devrait-il constituer une infraction?
M. Pau: S'il s'agissait d'un emploi abusif de ces renseignements, cela constituerait dans doute une infraction en vertu de la Loi canadienne sur les droits de la personne puisqu'il s'agirait de discrimination fondée sur l'un des onze motifs de distinction illicite. C'est donc une forme de protection.
Le plus grand problème, c'est l'emploi abusif de cette information d'une manière subtile et cachée, lorsque la victime est incapable de prouver qu'elle a fait l'objet de discrimination à cause de cela; où le contrevenant peut simplement invoquer un autre prétexte.
Le sénateur Kinsella: Vous avez parlé de 11 motifs de distinction illicite. Est-ce le nombre de motifs énumérés à l'article 3?
M. Pau: Oui, on y énumère 11 motifs.
Le sénateur Gigantès: Comment pouvons-nous envisager de protéger l'information de nos jours lorsque de jeunes pirates informatiques arrivent à entrer dans les bases de données ultrasecrètes du Pentagone?
M. Friedman: Il y a longtemps que cela n'est pas arrivé.
Le sénateur Gigantès: Il faudra mettre l'accent sur l'imposition de sanctions dans le cas d'emploi abusif de renseignements au lieu d'espérer de pouvoir en restreindre l'accès, puisque cela est si difficile.
M. Pau: La peine probablement la plus grave pour emploi abusif de renseignements est prévue par la Loi de l'impôt sur le revenu. Les fonctionnaires qui travaillent à Revenu Canada ne peuvent pas faire un emploi abusif des renseignements au risque d'encourir des peines. Pourtant, si vous avez lu le Ottawa Citizen de ce matin, vous avez sans doute vu un article concernant les employés du ministère du Revenu du Québec qui sont accusés d'avoir vendu des renseignements fiscaux confidentiels. Il existe des lois qui interdisent de tels actes et infligent des peines à ceux qui les commettent.
La présidente: Je suis tout à fait d'accord.
Je remercie les témoins pour leur exposé.
Nous avons maintenant parmi nous M. Michael Peirce, M. Richard Mosley et M. Paul Saint-Denis, du ministère de la Justice, ainsi que M. Jeff Richstone, de Patrimoine canadien. Je vais demander aux témoins de laisser le sénateur Gigantès leur poser une question avant leur exposé, étant donné qu'il doit nous quitter sous peu.
Le sénateur Gigantès: Messieurs, je lirai vos réponses dans le compte-rendu.
Beaucoup d'aspects de ce projet de loi me dérangent, notamment le fait que la loi s'appliquerait, lorsqu'une personne est accusée, plutôt que déclarée coupable, ce qui va clairement à l'encontre de la Charte.
Le paragraphe 12.1(2) proposé stipule, en partie:
...personne est déclarée coupable d'un acte criminel relatif à cette infraction ou à toute autre infraction...
La loi s'applique à tout acte susceptible de poursuites en justice, qui peut n'avoir absolument rien à voir avec le crime principal.
Il y a un autre point qui m'inquiète. J'ai demandé à M. Wappel d'imaginer un violeur en série qui aurait commencé par violer sa fille; dans le cadre de sa réadaptation, cette dernière va lui rendre visite en prison et lui demande: «Pourquoi as-tu fait cela?» Supposons que pour sa catharsis, elle écrive un livre sur ses expériences. Ce projet de loi l'empêcherait de le publier. M. Wappel a dit qu'elle pourrait aller devant les tribunaux et que ceux-ci lui accorderaient la permission. Pourquoi devrait-elle aller devant les tribunaux?
Enfin, le paragraphe (3) du même article, s'il devait s'appliquer, tournerait en dérision la théorie de réadaptation. Supposons qu'un voleur de banque ait volé 20 000 $ et qu'il ait enterré cet argent. Plus tard, il apparaît clairement qu'il s'est réadapté et qu'il est devenu un honnête homme.
La banque peut toujours le poursuivre pour récupérer les 20 000 $ à même les redevances qu'il va recevoir, mais pourquoi devrait-on l'empêcher, à vie, de relater le récit de son crime?
M. Richard G. Mosley, sous-ministre adjoint, Politiques pénales, ministère de la Justice: Nous sommes d'accord avec les hypothèses du préambule à la question. Pour moi, la question est rhétorique.
Le sénateur Gigantès: J'espère que vous aborderez ces points.
M. Mosley: Je suis sûr que nous le ferons.
Madame la présidente, je vous remercie de nous donner l'occasion de témoigner au sujet du projet de loi C-220. C'est la première fois que des fonctionnaires du ministère de la Justice ont la possibilité de faire des observations publiques sur ce projet de loi. Nous avons été invités à une audience du comité permanent de la Chambre des communes au sujet du projet de loi antérieur, mais uniquement pour parler du processus adopté par la Conférence sur l'uniformisation des lois au Canada à ce sujet. On ne nous a pas posé de questions sur le projet de loi antérieur à ce moment-là.
Comme vous l'avez indiqué, je suis accompagné de trois fonctionnaires du ministère qui sont spécialisés dans les domaines des produits de la criminalité tombant sous le coup du Code criminel, de la législation sur le droit d'auteur et de la législation sur les droits de la personne.
J'aimerais dire que le fait que des criminels relatent ou menacent de relater l'histoire de leur crime en échange d'argent ou d'autres genres d'avantages est un phénomène relativement nouveau au Canada que beaucoup de Canadiens, à raison, trouvent choquant. Nous comprenons ces inquiétudes et faisons part de nos observations sur ce projet de loi avec le plus grand respect pour les motivations à l'origine de cette initiative législative.
D'après notre analyse du projet de loi, les sommes d'argent que ce projet de loi cherche à réglementer ne proviennent pas directement ou indirectement de la perpétration d'un crime. Au contraire, nous croyons qu'elles proviennent d'une activité entièrement légitime, celle d'écrire un livre ou toute autre activité similaire.
Cette activité tire avantage du fait qu'un crime a été commis. L'acte d'écrire un livre n'est pas, en lui-même, un acte criminel, même si ce livre relate des activités criminelles pour lesquelles l'auteur a été déclaré coupable; les produits provenant de la vente d'une telle activité ne sont pas, à notre avis, des produits de la criminalité au sens du Code criminel.
On a dit que cette proposition législative empêcherait un criminel de tirer profit de son crime de la même manière qu'une personne qui achète une police d'assurance-vie pour un tiers ne peut tirer profit de l'assurance-vie si elle supprime la personne assurée. À notre avis, cette analogie n'est pas défendable.
Dans le cas de l'assurance, le criminel tirerait directement profit du meurtre qu'il a commis en recevant les primes de la police d'assurance-vie de la personne qu'il a supprimée. Dans le cas de la police d'assurance-vie, le lien entre l'acte criminel et les avantages est clair. De toute évidence, cela irait à l'encontre de l'ordre public et, en conséquence, la loi ne permet pas qu'une telle chose se produise.
Dans le cas de la rédaction d'un livre toutefois, les sommes d'argent reçues découlent d'une activité parfaitement légitime -- celle de raconter un crime. Il y a un lien dans ce cas précis entre l'acte légitime et l'avantage qui découle de cet acte.
Nous comprenons fort bien les motifs des efforts déployés pour modifier la loi dans ce domaine, ainsi que le sentiment de frustration et de colère que certains peuvent ressentir lorsqu'ils pensent que des criminels pourraient être en mesure de tirer profit du commerce de détail de leurs activités criminelles.
Ceci étant dit, il est important de noter que, à notre avis, ce projet de loi est imparfait. Je vais brièvement indiquer les points qui, à notre avis, posent problème, après quoi, mes collègues et moi-même nous ferons un plaisir de répondre aux questions.
L'une des modifications prévues par ce projet de loi vise la partie XII.2 du Code criminel. Cette modification vise à inclure dans la définition de «produits de la criminalité», tout profit, bénéfice ou avantage obtenu par une personne déclarée coupable d'un acte criminel, ou par tout membre de sa famille, de la création d'une oeuvre fondée sur l'infraction. Cette modification s'étendrait à ces profits, bénéfices ou avantages.
Les dispositions de la partie XII.2 créent un régime juridique complet et complexe visant à saisir, bloquer et, au bout du compte, confisquer les produits provenant de la perpétration d'infractions de criminalité organisée ou d'infractions désignées. Ce projet de loi engloberait sous ce régime les sommes d'argent légitimement acquises par suite de la création d'une oeuvre fondée sur le crime pour lequel une personne a été déclarée coupable. À notre avis, les déclarations de culpabilité prévues par le Code criminel ne peuvent s'appliquer que lorsque les produits proviennent de la perpétration d'un crime réel. Il serait inconséquent d'avoir recours aux dispositions de cette partie du code pour confisquer des sommes d'argent provenant d'un acte non criminel. À notre avis, cela bouleverserait l'objet de cette partie du Code criminel.
Même si l'on tentait de décrire les sommes d'argent provenant de la publication d'un livre de produits de la criminalité, il serait quasiment impossible de justifier toute tentative de déposséder un membre de la famille -- de la personne déclarée coupable -- des sommes d'argent qu'il aurait gagnées, alors qu'il n'a pas été déclaré coupable de quoi que ce soit, et qu'il a écrit un livre sur les activités criminelles de la personne en question.
Malgré ces préoccupations soulevées par le projet de loi en matière de politique pénale, nous pensons que cette modification particulière est techniquement imparfaite. Le projet de loi modifie la définition de l'expression «produits de la criminalité» dans la partie XII.2 du Code criminel. Sans doute, on espère qu'avec cette modification, les dispositions de la partie XII.2 qui s'appliquent aux produits de la criminalité s'appliqueront de la même façon aux profits provenant de la relation du crime et que ces produits finiront, à un moment donné, par être saisis et confisqués. Toutefois, on ne peut obtenir d'ordonnance de saisie que si une ordonnance de confiscation peut en fin de compte être prise à l'égard des produits, et une confiscation ne peut être ordonnée en vertu de la loi que si les produits proviennent de la perpétration d'une infraction de criminalité organisée ou d'une infraction désignée.
Dans ce cas, toutefois, les profits ou bénéfices proviennent d'une activité légale -- relater un crime -- si bien, qu'à notre avis, les mesures en matière de saisie et de confiscation prévues à la partie XII.2 ne sont pas applicables. En d'autres termes, il ne suffit pas d'élargir la définition «produits de la criminalité», comme le propose le projet de loi, pour que les dispositions de blocage et de confiscation de la partie XII.2 s'appliquent et pour qu'il y ait confiscation réelle des produits. Les dispositions de la loi exigent que les produits proviennent d'un type particulier de crime, défini par la loi, ce qui n'est pas le cas de la relation de ce crime.
Par conséquent, il est probable, à notre avis, que les tribunaux ne pourraient pas, à toutes fins pratiques, appliquer cette modification.
Comme vous le savez, honorables sénateurs, le paragraphe 2b) de la Charte garantit à tous les Canadiens la liberté de pensée, de croyance, d'opinion et d'expression, y compris la liberté de la presse. Il a été avancé que le fait de déposséder une personne déclarée coupable des sommes d'argent qu'elle aurait obtenues de la vente commerciale de documents relatant son activité criminelle ne porte en aucune façon atteinte à la liberté d'expression et qu'une telle personne est toujours libre de relater son crime.
Nous avons beaucoup de difficulté à accepter ce point de vue. Au contraire, nous croyons que cette initiative législative devrait permettre de conclure à une violation prima facie du paragraphe 2b) de la Charte. Nous croyons que toute tentative de réglementation des sommes d'argent versées à une personne déclarée coupable pour la publication de l'histoire de ses crimes équivaut à une restriction de la liberté d'expression fondée sur le contenu.
La logique de ce raisonnement s'appuie sur le fait que le contenu de la publication ou l'expression elle-même sont la seule justification qui permette de priver un auteur des avantages financiers découlant du récit de son crime. Traditionnellement, les tribunaux ont conclu que les limites en fonction du contenu violent le paragraphe 2b) de la Charte.
Nous craignons également beaucoup que le projet de loi ne soit au-delà de la compétence du Parlement. Comme vous le savez, le partage des pouvoirs législatifs instauré par les articles 91 et 92 de la Loi constitutionnelle de 1867 donne la responsabilité de certaines activités aux compétences fédérale et provinciales.
Le paragraphe 92.27 confère au Parlement fédéral le pouvoir exclusif de promulguer des lois pénales et des lois relatives à la procédure criminelle. Les paragraphes 92.13 et 92.16 permettent aux assemblées législatives provinciales de promulguer des lois touchant les droits civils dans des domaines de nature privée.
Dans un arrêt pris en 1978 dans l'affaire R. c. Zelensky, la Cour suprême a conclu, tout juste à la majorité, que l'on pouvait ordonner à un accusé d'indemniser les victimes du crime, dans la mesure où une telle ordonnance faisait partie du processus de détermination de la peine des poursuites pénales. La jurisprudence subséquente semble indiquer que la création d'un droit d'action au civil pour violation du droit criminel est, fort probablement, hors de la compétence du Parlement.
On a dit que les lois visant à saisir les sommes d'argent provenant de la publication des récits d'une activité criminelle ne cadrent pas bien avec le paragraphe 91.27 de la Loi constitutionnelle de 1867.
Comme je vous l'ai dit plus tôt, le Code criminel renferme déjà un régime juridique conçu pour faciliter la confiscation des produits obtenus par suite de la perpétration de certains crimes désignés. Toutefois, les sommes d'argent que le projet de loi C-220 cherche à réglementer ont, au mieux, un lien ténu avec les crimes pour lesquels la personne a été déclarée coupable.
Le projet de loi ne propose pas de faire de la publication du récit d'un crime un crime. Il cherche plutôt à retirer à l'auteur les sommes d'argent qu'il aurait gagnées directement de la perpétration de ses actes. Dans cette perspective, il est difficile de décrire de telles sommes d'argent comme produits de la criminalité, pouvant être assujettis à la réglementation fédérale. Il nous semble que la réglementation de l'exploitation financière de la criminalité est décrite de façon plus précise comme réglementation de droits contractuels. À notre avis, cela relève davantage de la compétence provinciale.
La modification proposée à la Loi sur le droit d'auteur est l'autre aspect important du projet de loi. Serait dévolu à Sa Majesté tout droit d'auteur sur l'oeuvre qui, autrement, appartiendrait à la personne déclarée coupable de l'infraction, lorsque cette oeuvre relate l'infraction pour laquelle elle a été déclarée coupable. Cette modification pose également quelques problèmes.
Comme les honorables sénateurs le savent, les instruments et accords internationaux imposent des obligations que le Canada doit respecter, en tant que pays signataire. Le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels notamment reconnaît, entre autres, le droit de chacun de tirer profit de toute oeuvre littéraire ou artistique dont il est l'auteur. Par ailleurs, la Convention de Berne protège les oeuvres littéraires et artistiques, de sorte que les auteurs membres de l'union jouissent des droits prévus dans la convention, de même que des droits conférés par les lois des autres États membres.
L'article 17 de la convention est la seule disposition où il est question du contrôle exercé par l'État sur les oeuvres protégées. D'après l'interprétation qui en a été faite, les États peuvent criminaliser certaines oeuvres pour lutter contre le matériel obscène, la propagande haineuse et ainsi de suite. Par contre, il ne permet pas d'exproprier le droit d'auteur rattaché à l'oeuvre, pour quelque raison que ce soit. Le Canada est membre de l'union de Berne depuis 1928. Nous craignons énormément que les modifications projetées à la Loi sur le droit d'auteur n'empêchent le Canada de s'acquitter des obligations qu'il a contractées en signant ces instruments internationaux.
Ce n'est d'ailleurs pas la seule préoccupation que suscite la modification projetée à la Loi sur le droit d'auteur. En s'appropriant le droit d'auteur sur le récit fait par un criminel de son crime, l'État, en tant que titulaire du droit d'auteur, peut refuser de publier l'oeuvre. Donc, bien qu'il soit libre de rédiger un compte rendu de son crime, le criminel ou un membre de sa famille ne peut pas le publier. En fait, si elle le désire, la Couronne peut interdire à tout jamais la publication de l'oeuvre. Outre le fait que la Couronne se trouverait ainsi à censurer, dans les faits, ce genre d'oeuvres, pour lesquelles aucun mécanisme n'est prévu au sein du gouvernement fédéral, nous craignons que la restriction de la diffusion d'idées ne représente une violation significative de la liberté d'expression garantie par la Charte.
Si la modification projetée à la Loi sur le droit d'auteur est adoptée, le titulaire du droit d'auteur touchera toutes les recettes de la publication de l'oeuvre. Cela étant le cas, il ne serait pas nécessaire de modifier le Code criminel pour autoriser la saisie ou la confiscation du produit de la vente des livres. L'argent appartiendrait déjà à l'État en tant que titulaire du droit d'auteur.
Comme vous le savez, plusieurs publications ont fait un apport littéraire, historique, criminologique, sociologique et psychologique important à la société. De fait, dans son livre intitulé Go Boy, Roger Caron décrit plusieurs vols de banque qu'il a commis. Le livre lui a mérité la médaille du Gouverneur général en littérature. Il est peut-être facile de dire que ces modifications n'empêcheront personne d'écrire pareil livre au sujet de son expérience en tant que criminel. Selon nous, si le projet de loi C-220 est adopté et qu'on élimine toute possibilité de faire de l'argent en rédigeant pareils livres, ils ne seront pas écrits.
Le sénateur Cogger: Monsieur Mosley, vous nous présentez des arguments très probants, et je suis impressionné par votre exposé. Moi aussi, je suis très préoccupé par le projet de loi. Nul ne s'oppose au principe. C'est un peu comme la maternité. Cependant, quand on réfléchit aux répercussions, les sentiments sont un peu plus ambigus.
L'argument le moins probant que vous nous présentez est, à mon avis, la distinction entre le produit d'un acte licite, comme vous l'appelez, par exemple rédiger un livre, et le fruit d'un crime.
Toutes les activités que l'on tient habituellement pour du blanchiment d'argent servent à transformer le produit du crime en recettes d'actes parfaitement licites, n'est-ce pas?
Il y a quelques années, on a saisi un centre de ski dans les Cantons de l'Est, au Québec. Exploiter une station de ski dans un but lucratif est parfaitement légal. Pourtant, la Couronne a tout saisi, ce qui selon moi est tout à fait normal.
Comment arrivez-vous à faire une distinction entre l'argent dérivé d'un acte licite et, dans le projet de loi Wappel, l'argent dérivé d'un acte parfaitement licite?
M. Mosley: Je puis peut-être faire la distinction au départ. Nous comprenons fort bien ce qui a motivé cette initiative. Cependant, je ne puis pas dire que nous sommes d'accord avec les principes énoncés dans le projet de loi. Ils nous donnent beaucoup de fil à retordre. Nous comprenons la motivation et le sentiment de frustration qui l'anime.
Je vais essayer de répondre à votre question, et mon collègue, M. Saint-Denis, spécialiste du fruit du crime, ajoutera peut-être des précisions.
Depuis 1975 environ, quand il a commencé à s'intéresser aux effets du blanchiment d'argent, le Parlement a toujours eu pour principe de base qu'il fallait pouvoir retracer les fonds. Vous citez l'exemple de la station de ski qui a été saisie au Québec et qui, soit dit en passant, a fini par coûter au gouvernement fédéral plus qu'elle ne valait. Toutefois, la source des fonds dont on s'est servi pour acheter la station était criminelle. Il suffisait de remonter à l'argent tiré de la commission d'un crime, puis d'en suivre le cheminement à mesure qu'il était blanchi et qu'il était investi dans l'immobilier, immobilier qui a alors été saisi. Il y a un lien direct entre l'acte criminel et la conversion des fonds.
Dans le cas à l'étude, il n'existe pas de rapport direct. Un premier acte est commis, puis un autre, par quelqu'un qui écrit au sujet du premier.
Le sénateur Cogger: Si quelqu'un obtenait sa première hypothèque par extorsion et qu'il finissait par être propriétaire d'un immeuble à logements, il ne serait pas possible de trouver les origines de l'argent. Le criminel dirait: «Soit que j'obtiens la première hypothèque, soit que je vous casse les deux jambes ou que vous retrouvez le corps de votre fille flottant dans la rivière».
M. Paul Saint-Denis, conseiller juridique principal, Droit pénal, ministère de la Justice: Sénateur, vous soulevez là un point intéressant. La distinction essentielle à retenir, c'est que l'argent obtenu par extorsion ou l'argent dérivé de la perpétration d'un crime est le résultat direct d'un acte criminel. S'il n'y a pas eu crime, la personne n'a pas d'argent pour acheter des propriétés ou des maisons. Toutefois, dans le second cas, l'argent vient directement d'une activité légitime, soit de la description de la commission d'un crime. L'auteur exploite le fait qu'il a commis un crime, mais il le fait d'une manière légitime. Il n'y a pas de rapport criminel direct entre l'argent et l'activité dans le second cas, contrairement au premier.
Le blanchisseur d'argent s'occupe uniquement d'argent dérivé de la commission d'un crime. C'est l'essentiel à retenir quand on compare le récit d'un crime, d'une part, et le blanchiment d'argent, d'autre part.
Le sénateur Beaudoin: Je vous félicite pour la qualité de votre exposé.
Cette question de propriété et de droits civils m'intrigue. Dans le projet de loi à l'étude, le fait d'écrire un livre n'est certes pas un crime. Le projet de loi met plutôt l'accent sur la propriété du droit d'auteur. Si le livre est écrit par une personne repentante, nul ne s'y opposera. Par contre, le fruit de cette activité continuerait d'appartenir à la Couronne plutôt qu'à l'auteur. Cela pourrait fort bien se produire. Cela s'est déjà vu.
Naturellement, il y a la question de la liberté d'expression, mais nous pouvons peut-être dire que nul ne s'oppose à la rédaction d'un livre. Seul le produit de la vente est en cause. Votre argument selon lequel l'interdiction serait une atteinte à la propriété et aux droits civils est certes excellent. Le seul hic, c'est que le droit d'auteur est énuméré à l'article 91 et qu'il relève de la compétence fédérale. De toute évidence, le Parlement du Canada peut incontestablement légiférer en matière de droit d'auteur.
Cela étant dit, nous avons aboli ce que nous appelons, en droit civil, «la mort civile». Nous avons aboli la peine de mort. Quiconque commet un crime perd sa liberté, mais il ne perd pas ses biens. Cette personne ne perd pas son assurance-vie ou quoi que ce soit. Pourquoi faudrait-il qu'elle perde le produit d'une activité qui n'est pas un crime? L'argument est dévastateur.
Remarquez que le projet de loi à l'étude pourrait bien être ultra vires en ce qui concerne la propriété. Cependant, il subsiste peut-être un doute à cet égard.
Quant à la liberté d'expression, je ne comprends pas pourquoi celui qui rédige quelque chose de parfaitement légal -- sauf s'il s'agit de pornographie -- n'a pas le droit de profiter de cette activité. Le projet de loi à l'étude soulève tant de points qu'il est difficile d'imaginer qu'il ne sera pas contesté, une fois en vigueur. C'est une des choses que je tenais à dire.
J'aimerais en savoir davantage au sujet du droit d'auteur, parce qu'il s'agit de propriété intellectuelle. Exceptionnellement, cette question relève de la compétence fédérale, plutôt que provinciale.
M. Jeff Richstone, conseiller juridique principal, Patrimoine canadien, ministère de la Justice: Sénateur, en ce qui concerne les droits d'auteur, je suis d'accord avec vous au sujet de la division des pouvoirs. La modification relative à la Loi sur le droit d'auteur serait, de par sa nature même, une loi sur le droit d'auteur et par conséquent valide en vertu de la division des pouvoirs. Naturellement, si la loi est contestable en vertu de la Charte, cela se fera par après. L'argument relatif à la division des pouvoirs porterait en réalité sur les modifications relatives au Code criminel parce qu'elles seraient suspectes, sur le plan constitutionnel. Comme vous l'avez dit, certains auteurs de ce genre de livres pourraient être repentants.
Je me souviens d'avoir lu le fameux texte de loi sur Son of Sam qui a abouti devant la Cour suprême des États-Unis. Les juges, dans une décision unanime, ont affirmé que de nombreuses oeuvres de repentants tomberaient sous le coup de cette loi, par exemple, les confessions de Saint Augustin qu'il a écrites, repentant, de nombreuses années après avoir commis son méfait ou crime, dans sa jeunesse. Ce serait une question relevant de la division des pouvoirs. Vous pourriez écrire une oeuvre musicale ou artistique de nombreuses décennies après avoir été accusé et déclaré coupable d'un crime et de vous être vu imposer une peine. Par conséquent, il n'y a pas de rapport entre l'infraction pénale et le crime.
La question du droit d'auteur porterait strictement sur la division des pouvoirs. Toutefois, elle soulève de nombreuses questions importantes, comme l'a mentionné M. Mosley, entre autres celle de la Convention de Berne. De plus, en vertu de cette loi, la Couronne serait le premier titulaire du droit d'auteur. La principale prérogative du titulaire, aux termes de la loi, est le droit de publier, bien sûr. Par conséquent, rien ne serait publié si la Couronne y était opposée ou si elle était titulaire du droit d'auteur. L'oeuvre ne pourrait pas être publiée sans qu'il y ait violation du droit d'auteur. La publication n'aurait donc pas lieu.
Le sénateur Beaudoin: Supposons, sait-on jamais, que le livre soit une oeuvre magistrale. Supposons que la personne est repentante et qu'elle écrit pour mettre les jeunes en garde. Quel effet aurait le projet de loi à l'étude à ce moment-là? La Couronne serait-elle quand même titulaire du droit d'auteur?
M. Richstone: La Couronne serait titulaire du droit d'auteur et serait la seule à décider si l'oeuvre doit être publiée, exploitée, reproduite et publiée au sein d'une autre juridiction. Ce serait à la Couronne de décider s'il faut publier l'oeuvre ou non.
Le sénateur Beaudoin: La Couronne en autoriserait la publication parce que l'oeuvre n'est pas mauvaise pour la société.
M. Richstone: Il appartiendrait à la Couronne d'en décider. Ce serait la Couronne qui aurait ce pouvoir, plutôt que l'auteur. L'auteur perdrait tout droit de traiter avec un éditeur d'oeuvres littéraires ou musicales. Par conséquent, la Couronne détiendrait dans les faits l'ultime pouvoir de censure. C'est elle qui déciderait si l'oeuvre mérite d'être publiée. Il appartiendrait à Sa Majesté de décider, plutôt qu'à l'auteur ou à un éditeur particulier. La Couronne ferait de la censure.
Le sénateur Beaudoin: J'ai de nombreuses réserves au sujet de ce projet de loi -- les droits de propriété et les droits civils, la liberté d'expression et le fait que ce soit la Couronne qui décide si l'oeuvre est publiée ou pas. C'est beaucoup de pouvoir.
M. Richstone: C'est un pouvoir exceptionnel.
M. Mosley: La censure n'est pas un domaine pour lequel le gouvernement fédéral a un mécanisme en place. Ce n'est pas un rôle qu'il souhaite assumer au sein de la société canadienne. Elle suscite énormément de controverse chaque fois que l'on soupçonne le gouvernement d'en faire. Prenons l'exemple des douanes, où les publications importées peuvent faire l'objet d'une interdiction en vertu du Tarif des douanes. C'est un dossier très délicat dans lequel je ne crois pas que le gouvernement veuille s'immiscer.
Le sénateur Lewis: J'ai accepté de parrainer le projet de loi à l'étude au Sénat, mais, à l'instar d'autres sénateurs, j'avais certaines réserves à son sujet. Je suis content d'avoir entendu ce que vous aviez à dire aujourd'hui.
Un projet de loi analogue a été déposé durant la législature précédente, vers la fin de la session. Il a été débattu à la Chambre des communes, puis a été renvoyé au comité des affaires juridiques qui l'a étudié. Le ministère a-t-il eu l'occasion de présenter un mémoire à ce comité et l'a-t-il fait?
M. Mosley: Nous avons été invités à témoigner. M. Saint-Denis et moi-même nous sommes présentés devant le comité au printemps. Toutefois, on ne nous a pas posé de questions, et nous n'avons pas eu l'occasion de commenter, comme aujourd'hui, la teneur du projet de loi. On nous a simplement questionnés au sujet de la Conférence sur l'uniformisation des lois du Canada qui était en cours à ce moment-là et qui examinait un modèle de loi provinciale concernant le même objet.
Il conviendrait peut-être de consulter le compte rendu des délibérations du comité au sujet de ce projet de loi. Cependant, que je sache, le comité a entendu très peu de témoignages au sujet des préoccupations que nous avons exprimées aujourd'hui.
Le sénateur Lewis: Vous confirmez ma première impression. J'ai lu la transcription des audiences, et je m'en suis étonné. C'est donc en réalité la première occasion que vous avez d'exprimer ces vues.
M. Mosley: Durant les débats à la Chambre, certaines de ces préoccupations ont été mises de l'avant. Un de mes collègues me corrigera s'il le faut, mais je ne me souviens pas qu'il y ait eu un véritable débat à cet égard.
Le sénateur Lewis: C'est ce que j'avais supposé. Certains points que vous avez soulevés ont été mentionnés à la Chambre des communes. Je suppose que, comme vous l'avez dit, vous sympathisez avec les motivations. Vous avez mentionné la Conférence sur l'uniformisation des lois du Canada. Y a-t-il eu une progression sur ce plan? S'est-on penché sur cette question?
M. Mosley: Oui. En août, la conférence a examiné et approuvé en principe une ébauche de loi type. La version a été modifiée quelque peu depuis lors. Toutes les compétences ont reçu la nouvelle ébauche. Si aucune d'entre elles ne s'y oppose, le conseil exécutif de la conférence adoptera le projet de loi.
Le sénateur Lewis: Comment réglerait-on la question? La solution n'aura peut-être pas de rapport avec ce dont il est question, ce matin.
M. Mosley: La loi type prévoit que le produit de la vente du récit de crimes revient à la province. Toutefois, elle laisse un certain pouvoir discrétionnaire quant à savoir s'il faut réellement verser à la province le produit de ces ventes. Le montant en est plafonné. Le tribunal peut rendre une ordonnance suspendant l'application de la loi. Par cette procédure, on cherche à respecter les exigences de la Constitution et de la Charte. De plus, la province conserverait le produit de la vente en fiducie pour les victimes de crimes qui pourraient alors demander une indemnisation à un organe administratif.
Le sénateur Lewis: La question est traitée comme s'il s'agissait de droits de la propriété.
M. Mosley: C'est juste.
Le sénateur Lewis: Elle n'est pas examinée sous l'angle du Code criminel.
M. Mosley: La conférence a étudié la question pendant trois ans, dès qu'un constitutionnaliste de la Saskatchewan lui a présenté un document à ce sujet. La conférence a conclu que la question relevait davantage de la compétence provinciale.
Elle a aussi examiné la question dans l'optique de la Charte. Ensuite, elle a rédigé un livre blanc sur le sujet, puis une ébauche de projet de loi. Le régime projeté a été étudié à chaque assemblée annuelle de la conférence.
Le sénateur Lewis: Étant donné ce qui s'est dit plus tôt aujourd'hui, j'en conclus que, si l'on trouvait le moyen de criminaliser la rédaction d'un pareil livre, vous pourriez alors surmonter certaines difficultés que vous cause actuellement le projet de loi.
M. Mosley: Par contre, la Charte poserait alors des problèmes. Mon collègue a peut-être des observations à vous faire à ce sujet.
M. Michael Peirce, conseiller juridique, Section des droits de la personne, ministère de la Justice: Honorables sénateurs, si le fait d'écrire le livre était un crime, son contenu serait également interdit. Il faudrait alors présenter une preuve très solide pour en justifier l'interdiction.
Rien ne prouve que la rédaction d'un pareil livre cause vraiment des torts. On peut peut-être faire des conjectures à cet égard, mais c'est un domaine dans lequel il est difficile de prouver qu'il y a préjudice. Sans cette preuve, l'infraction serait invalidée en vertu de la Charte.
Cette approche a été appliquée à d'autres dispositions du Code criminel qui limitent ce que peuvent contenir des ouvrages, par exemple les dispositions relatives au matériel obscène. Le tribunal a pu étudier les nombreuses preuves que nous fournissent les sciences sociales des effets du contenu -- la preuve n'était pas en bout de ligne concluante, comme c'est souvent le cas en sciences sociales, mais elle était tout de même solide --, ce qui a permis au tribunal de conclure que la preuve était suffisante pour justifier l'interdiction au sens de la Charte. Il est peu probable que nous pouvons satisfaire à cette norme actuellement, étant donné l'état actuel de la preuve.
Le sénateur Lewis: D'après ce que vous nous avez dit aujourd'hui, je conclus que le ministère a beaucoup réfléchi à cette question. L'étudie-t-il depuis longtemps?
M. Mosley: Il en a été question pour la première fois après la condamnation de M. Olson. Elle avait fait à ce moment-là l'objet d'une analyse approfondie.
Vers la fin des années 70, l'État de New York a adopté une loi qui faisait figure de loi type. Elle a par la suite été invalidée par la Cour suprême des États-Unis. C'est à ce moment-là que nous avons commencé à examiner la question et que nous avons décidé que ce n'était pas un domaine de compétence fédérale.
Au milieu des années 80, la question a été de nouveau examinée. Un comité a été formé par le gouvernement du Nouveau-Brunswick, comité dont nous étions membres, tout comme les hauts fonctionnaires des ministères publics du pays tout entier. Le comité a conclu, après un examen attentif, que la question relevait davantage de la compétence provinciale. Au cours des trois dernières années, nous avons participé aux travaux de la conférence d'uniformisation des lois.
Le sénateur Doyle: Je fais partie de ce comité-ci depuis 13 ans. Je n'ai jamais été aussi impressionné par la qualité d'un exposé et par l'appui que reçoit M. Mosley de ses collègues. Il faudra que certains parmi nous qui avons peut-être fait porter aux bureaucrates l'odieux de tous nos maux se cherchent un nouveau bouc émissaire.
M. Mosley: Je vous remercie.
La présidente: J'aimerais vous soumettre une situation hypothétique en rapport avec la Convention de Berne. Supposons que l'auteur de meurtres multiples écrive un récit de ses crimes pendant qu'il est incarcéré au Canada. Il peut facilement envoyer son manuscrit à un éditeur des États-Unis qui le fait protéger par les droits d'auteur et le publie aux États-Unis. Le Canada serait-il obligé, aux termes de la Convention de Berne, d'en autoriser la vente, voire la réédition, au Canada?
M. Richstone: C'est une excellente question. Aux termes de la Convention de Berne dont nous sommes signataires depuis 1928, y compris de la plus récente version datant de 1971, nous sommes obligés de respecter nos obligations. Si une oeuvre était publiée dans un autre pays, nous serions obligés de respecter nos obligations au sens de la Convention de Berne et d'autoriser sa reproduction et son édition ici.
La difficulté tient au fait qu'il y aurait conflit entre nos obligations internationales, qui consistent à accorder un traitement national et le droit minimal de reproduction ou d'édition prévu dans la Convention de Berne, et le projet de loi à l'étude. Celui-ci prévoit que la Couronne est le premier titulaire du droit d'auteur et qu'elle peut empêcher la publication. Par conséquent, nous serions pris dans un cercle vicieux.
Aux termes de la Convention de Berne, nous serions obligés de confirmer les droits de l'auteur. Il y aurait alors un réel conflit avec la loi. La Convention de Berne dit que, si une oeuvre déplaît à un État, il peut en empêcher la circulation, la représentation ou la diffusion sur son territoire, mais qu'il ne peut s'en approprier le droit d'auteur. Nous serions alors dans une situation très délicate.
La présidente: Je n'aime pas beaucoup l'idée que le gouvernement du Canada profite du récit d'un crime. Toute cette question du droit d'auteur me met très mal à l'aise.
Messieurs, je vous remercie d'être venus, ce matin.
La séance est levée.