Délibérations du comité sénatorial permanent
des
Affaires juridiques et constitutionnelles
Fascicule 21 - Témoignages
OTTAWA, le mercredi 25 mars 1998
Le comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles, qui a été saisi du projet de loi S-11, Loi modifiant la Loi sur les droits de la personne dans le but d'ajouter la condition sociale comme motif illicite de discrimination, se réunit aujourd'hui à 15 h 38 pour en étudier la teneur.
Le sénateur Lorna Milne (présidente) préside la séance.
[Traduction]
La présidente: Je constate que le quorum est atteint. Le sénateur Cohen, marraine du projet de loi S-11, est présente à titre de témoin.
La parole est à vous sénateur Cohen.
L'honorable Erminie J. Cohen: C'est la première fois que j'ai l'honneur de comparaître à titre de témoin à cette table. Peut-être cela me portera-t-il désormais à être plus sensible aux témoins qui comparaissent devant nous aux divers comités, parce que je dois avouer que je me sens un peu intimidée.
Comme vous le savez, je ne suis ni avocate de droit constitutionnel, ni spécialiste des droits de la personne, bien que plusieurs d'entre vous le soient. Je suis heureuse de constater votre présence ici. Je défendrai donc mon projet de loi, le projet de loi S-11, d'un point de vue moral et aborderai les questions techniques au meilleur de ma connaissance.
Mme Martha Jackman, qui a témoigné devant vous récemment, aurait bien aimé assister à la séance d'aujourd'hui puisqu'elle a travaillé à la rédaction du projet de loi, mais cela lui était impossible. Elle est prête à revenir plus tard si vous le désirez.
Mme Angela Petten, ma recherchiste, et Mme Deborah Palumbo, du Bureau du légiste du Sénat, qui ont toutes deux travaillé à la rédaction du projet de loi, sont ici avec moi aujourd'hui.
Derrière moi se trouve Mme Pamela Coates, présidente de l'Association nationale anti-pauvreté, qui est venue m'appuyer. L'association qu'elle préside s'intéresse de près à ce projet de loi.
La Loi canadienne sur les droits de la personne reconnaît qu'il y a dans notre société des gens qu'on considère comme vulnérables et qui doivent être protégés contre la discrimination. Parmi les motifs reconnus de discrimination, on retrouve la race, l'origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l'état civil et la situation de famille, l'invalidité, une condamnation pour laquelle une réhabilitation a été octroyée et, depuis peu, l'orientation sexuelle. Le projet de loi S-11 propose simplement d'ajouter les mots «condition sociale» à la liste des motifs inscrits aux paragraphes 3 (1) et 16 (1) de l'article 2 de la Loi.
La raison est simple. La pauvreté continue de représenter l'un des plus importants obstacles à l'égalité dans la société canadienne. Les Canadiens pauvres sont tous les jours victimes de stigmates sociaux et de stéréotypes négatifs. Les institutions financières, les propriétaires, les sociétés de services publics, le système juridique et les organes d'information tant publics que privés continuent d'exercer de la discrimination contre les pauvres.
Il en résulte donc que le cinquième le plus pauvre de la population canadienne ne vit pas de la même façon que vous et moi et la majorité des Canadiens. Ils n'ont qu'un accès très restreint à la vie politique, sociale, économique et culturelle du pays. On fait subir aux pauvres de ce pays un préjudice semblable à celui que subissent d'autres groupes marginaux protégés par la Loi canadienne sur les droits de la personne. Dans cette optique, nous sommes d'avis que la condition sociale devrait être considérée comme ces autres motifs de discrimination illicites.
À l'heure actuelle, les lois traitant des droits de la personne ne sont ni claires ni cohérentes. L'article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés ne précise que la race, l'origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l'âge ou les déficiences mentales ou physiques. Toutefois, on note dans le préambule que la loi ne fait acception de personne, qu'elle s'applique également à tous, et que tous ont droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination.
Nous considérons donc que la présente liste n'est pas exhaustive. Selon la jurisprudence, d'autres groupes défavorisés ont réussi à prouver que la discrimination à laquelle ils font face est semblable à celle dont sont victimes les autres groupes inscrits sur la liste et à faire reconnaître des motifs analogues. Une fois les faits reconnus, ce sont les juges plutôt que nous les législateurs qui deviennent responsables de la réforme législative. Il nous incombe par la suite à nous politiciens d'apporter des modifications à la Loi sur les droits de la personne.
Les groupes anti-pauvreté nous ont fait savoir qu'ils en ont assez d'attendre que les législateurs agissent et qu'ils pourraient bien mettre sur pied une campagne nationale de financement pour faire reconnaître les motifs analogues. Cela entraînerait des dépenses inutiles, tant pour ces groupes que pour les contribuables canadiens. Compte tenu de la jurisprudence qui existe dans le domaine des motifs analogues, les experts sont d'accord pour dire que la cause est claire et qu'elle a de bonnes chances d'être reconnue.
Comme vous pouvez le constater sur le tableau qui vous est présenté, plusieurs provinces canadiennes offrent une protection aux pauvres à divers niveaux, prévoyant comme motifs de discrimination illicites la source des revenus, l'aide sociale, l'origine sociale et au Québec, la condition sociale. De même, la Déclaration universelle des droits de l'homme à laquelle le Canada est un pays signataire, prévoit la protection des droits sociaux, culturels et économiques. Le gouvernement du Canada doit être tenu au courant des progressions enregistrées dans d'autres domaines des droits de la personne. Le fait qu'un bon nombre d'autres instruments liés aux droits de la personne reconnaissent la pauvreté comme un important obstacle structurel à l'entière participation nous permet de conclure que nous aurions des motifs juridiques solidement établis d'ajouter la «condition sociale» à titre de motif illicite.
Une loi sur la non-discrimination comme celle-ci ne confère aucun privilège spécial. Elle ne traite que de l'interdiction d'exercer une discrimination, ce qui revient à interdire un fardeau. J'aimerais toutefois souligner que ce projet de loi ne fera pas de la pauvreté en tant que telle une violation des droits de la personne. Je sais qu'il y a déjà eu confusion à ce niveau.
Le fait d'ajouter la «condition sociale» dans la liste des motifs prévus dans la Loi canadienne sur les droits de la personne reconnaîtrait officiellement la pauvreté et ses attributs habituels, par exemple l'aide sociale, et interdirait toute mesure de discrimination contre les pauvres dans le milieu fédéral.
De façon générale, les termes utilisés pour garantir la protection des droits de la personne ne sont pas définis dans les mesures législatives et ils laissent place à l'interprétation. Lorsqu'on discute de droits de la personne, on s'attache à la question de la discrimination alors que le motif reste générique. Les motifs de discrimination sont souvent considérés à la fois comme étant objectifs et subjectifs. Les faits concrets, comme le fait de recevoir de l'aide sociale, sont mêlés de perceptions reliées à des éléments objectifs qui poussent par exemple un locateur à déduire qu'une personne reçoit de l'aide sociale simplement parce qu'elle porte des vêtements usés et à refuser pour cette raison de lui louer un appartement.
On peut se demander ce que signifie l'expression «condition sociale», ou le terme «race» qui n'a aucune signification scientifique ou encore «situation de famille». Les experts nous disent que les répercussions sociales de la discrimination doivent être comprises par les tribunaux selon les expériences des gens qui vivent ces situations. Nous savons que divers types de discrimination peuvent parfois se chevaucher. Les statistiques nous disent que les femmes, les personnes de couleur, les autochtones, les personnes handicapées, les jeunes et les personnes âgées sont sur-représentées dans la population pauvre. Le terme «condition sociale» est suffisamment large pour couvrir tout un éventail de situations de ce genre.
J'aimerais souligner à nouveau que les mesures législatives traitant des droits de la personne sont rédigées de telle façon que l'on insiste sur la discrimination en tant que telle et non sur le motif qui l'entraîne. Le plaignant n'a pas besoin de démontrer qu'il fait partie d'un groupe marginal en particulier, mais seulement que la discrimination, pour quelque motif que ce soit, a bien été exercée.
Je vous donnerai maintenant un exemple en vue de démontrer que divers types de discrimination peuvent se chevaucher et comment le fait d'ajouter la «condition sociale» pourrait améliorer la vie des gens les plus marginaux de notre société.
Une mère célibataire noire a du mal à trouver un logement à Toronto, Vancouver ou Halifax. Ce n'est pas parce qu'elle est noire qu'on ne veut pas lui louer l'appartement puisqu'il y a déjà plusieurs noirs qui y habitent. Ce n'est pas non plus parce qu'elle élève son enfant seule, puisqu'il y a d'autres mères célibataires dans l'immeuble. Toutefois, c'est une mère célibataire noire qui reçoit de l'aide sociale. Les stéréotypes, ou plutôt les présomptions que les gens ont contre elle, sont fondées sur son statut familial, sa race et la source de ses revenus. Si la loi prévoyait également la «condition sociale», cette personne serait alors protégée et elle pourrait se défendre.
Nous devons voir à ce que les Canadiens soient jugés selon leur valeur propre et non selon les présomptions que l'on peut avoir à leur égard. C'est là le fondement de la Loi sur les droits de la personne.
Pour terminer, j'aimerais citer un passage d'un rapport déposé hier par la présidente de la Commission, Mme Michelle Falardeau-Ramsay, qui a affirmé que:
La pauvreté est une grave menace aux droits à l'égalité, et [qu']elle n'a pas sa place dans un pays aussi prospère que le Canada.
Je vous demande donc, chers collègues, de songer sérieusement à appuyer le projet de loi S-11 dans sa forme actuelle. Les 20 p. 100 de la population canadienne qui sont pauvres ont besoin de cette protection.
Le sénateur Beaudoin: Je suis tout à fait d'accord avec le principe de ce projet de loi. Son fondement juridique me semble bien établi.
Ce projet de loi doit-il rendre explicite une situation qui est déjà implicite? Est-ce dire qu'il y a des doutes quant à la jurisprudence existant dans ce domaine et que vous désirez que l'on précise clairement dans la Loi sur les droits de la personne ce qui n'est pas clair dan la jurisprudence liée à cette loi? Autrement dit, si la jurisprudence n'est pas claire, l'objet du projet de loi est alors bien établi. Toutefois, même si la jurisprudence était claire, il est toujours plus avantageux de disposer de précisions explicites plutôt qu'implicites.
Qu'est-ce qui a motivé la rédaction du projet de loi? Est-ce que vous n'étiez pas satisfaite de la jurisprudence existante ou est-ce plutôt que vous ne vouliez pas courir de risque et que vous préfériez innover?
Le sénateur Cohen: Je ne voulais courir aucun risque. Si la condition sociale était inscrite noir sur blanc dans les mesures législatives, un autochtone qui se verrait refuser l'ouverture d'un compte en banque par exemple pourrait porter plainte pour discrimination en raison de sa pauvreté.
Le sénateur Beaudoin: Il est inacceptable qu'il n'y ait pas de jurisprudence dans ce domaine. S'il y a ne serait-ce qu'un infime doute sur le fait que ce motif soit inclus, ne serait-ce que de façon implicite, alors le projet de loi doit servir à corriger la situation et à affirmer que la condition sociale sera dorénavant incluse dans les motifs prévus.
Le sénateur Cohen: Il y avait une lacune dans la Loi sur les droits de la personne dans le domaine de la discrimination contre les pauvres. L'inclusion de la condition sociale dans la liste des motifs comble cette lacune.
Mme Deborah Palumbo, conseillère juridique, Bureau du légiste et conseiller parlementaire, Sénat du Canada: Sénateur Beaudoin, la condition sociale n'étant pas reconnue dans la Loi canadienne sur les droits de la personne, il n'y a pas de jurisprudence dans ce domaine; aucune cause n'a été plaidée au niveau fédéral.
Le sénateur Beaudoin: La question n'a jamais été débattue?
Mme Palumbo: Pas au niveau fédéral.
Le sénateur Beaudoin: C'est donc une raison de plus pour l'inscrire.
Mme Palumbo: Ce n'est pas prévu dans la Loi canadienne sur les droits de la personne et c'est la raison pour laquelle nous voulons inscrire ce motif.
Le sénateur Beaudoin: Ça me suffit. Je voterai en faveur du projet de loi.
Mme Palumbo: Il serait possible de ne pas reconnaître que la pauvreté ou la condition sociale constitue un motif analogue en vertu de l'article 15 de la Charte. C'est possible. Toutefois, je ne crois pas que ce soit déjà arrivé. Cela pourrait cependant se produire si le projet de loi n'était pas adopté. Je sais que les groupes anti-pauvreté songent à agir dans ce sens. Comme vous pouvez le constater, ce n'est pas clair du tout pour le moment.
Mme Angela Petten, conseillère en politique du sénateur Cohen: Une autre des questions qui méritent d'être soulignées est celle du financement. Le gouvernement fédéral finance actuellement d'autres groupes reconnus et les pauvres n'ont pas accès à ce financement pour porter leurs causes devant les tribunaux, s'ils avaient en fait la possibilité de le faire. De même, en ce qui a trait au Programme de contestation judiciaire qui aide les groupes reconnus à se défendre, les pauvres n'étant pas reconnus, ils n'ont pas accès à ce programme.
Le sénateur Gigantès: Sénateur Cohen, l'exemple de la mère célibataire noire à qui on refusait un appartement est assez explicite.
Le sénateur Cohen: Elle était noire, mère célibataire et pauvre.
Le sénateur Gigantès: Vous avez dit également qu'il y avait déjà des locataires noirs et des mères célibataires dans l'immeuble. Cette dame a donc été refusée uniquement parce qu'elle était pauvre.
Le sénateur Cohen: C'est exact.
Le sénateur Gigantès: Pourquoi alors parler de «condition sociale» et non de «pauvreté»?
Le sénateur Cohen: Quand je me suis rendu compte que les Canadiens pauvres n'avaient aucune protection au chapitre des droits de la personne dans ce pays, j'ai eu du mal à le croire. Un bon nombre d'entre nous n'en avions jamais été conscients. Je me suis alors mise à rencontrer des intervenants dans le domaine pour voir comment la situation pourrait être améliorée. Le terme «condition sociale» est celui qu'ils recommandent depuis plus de dix ans. Ce n'est rien de nouveau.
Je ne connais pas toute la portée juridique de ce terme, mais c'est une précision que vous pourriez certainement demander à Martha Jackman quand elle sera ici, parce que c'est assez confus. On a toutefois utilisé le terme de façon concrète au Québec, comme vous pourrez le constater sur le tableau sénateur.
Le sénateur Gigantès: D'après ce que vous et MMes Palumbo et Petten avez dit, il semble évident que vous parlez de pauvreté. Pourquoi alors ne pas utiliser le mot pauvreté?
Mme Palumbo: Le terme «pauvreté» n'a été utilisé dans aucun des codes provinciaux sur les droits de la personne et n'est pas non plus utilisé dans la Charte.
Le sénateur Gigantès: Et alors?
Mme Palumbo: Le terme «condition sociale» par contre a été utilisé à l'article 10 de la Charte du Québec. La Commission des droits de la personne du Québec a émis des directives précisant la signification du terme condition sociale en vertu de l'article 10 et soulignant que ce dernier comprend le revenu, l'occupation, le niveau d'instruction et l'origine sociale. L'origine sociale tient compte du revenu, de l'occupation et du niveau d'instruction des parents et des ancêtres. Il a été interprété de façon très large.
Si ce projet de loi devait être adopté, on ne serait pas lié à l'interprétation du terme «condition sociale» tel que prévu dans la Loi sur les droits de la personne, mais on disposerait au moins de certains paramètres quant à la signification de l'expression. Je crois que c'est là la raison pour laquelle les groupes anti-pauvreté semblent appuyer ce libellé.
Le sénateur Gigantès: Il y a des Canadiens qui sont arrivés de Grande-Bretagne depuis peu pour qui le terme «condition sociale» ne s'applique pas nécessairement à la propriété. En Grande-Bretagne, la fille d'un riche épicier -- pas trop riche parce que cela serait alors acceptable -- est traitée de façon discriminatoire, non pas parce qu'elle n'a pas d'argent, mais plutôt en raison de sa position sociale. Je suis d'avis que nous ne devrions pas utiliser des termes qui ne décrivent pas précisément ce que nous voulons dire. Le Québec peut bien utiliser l'expression qui lui convient. En ce qui nous occupe, nous parlons ici de pauvreté.
Le sénateur Cohen: C'est un point très important sur notre liste ici. Il y a eu un bon nombre d'études et de recherches sur les termes qui devraient être utilisés dans la Loi. Si vous remarquez bien, personne ne parle de pauvreté. On parle plutôt de condition sociale, d'origine sociale, de source de revenus ou d'aide sociale comme motifs de discrimination reconnus. Comme je l'ai déjà souligné au tout début, je ne suis ni avocate, ni spécialiste des questions de droit de la personne, mais il me semble que si les autres autorités législatives -- cinq en tout je crois -- se sont penchées sur la question, elles doivent avoir eu de bonnes raisons de ne pas utiliser ce mot.
Le sénateur Gigantès: On constate de nos jours une forte tendance à l'utilisation d'euphémismes. C'est comme dire de quelqu'un qu'il s'«est éteint» au lieu de dire qu'il «est mort», ou de dire d'une femme qu'elle est dans une «condition intéressante» au lieu de dire qu'elle est «enceinte».
Je ne m'opposerai pas au projet de loi, mais je vous demanderais de bien vouloir réfléchir à la question pendant quelques minutes et de vous demander pourquoi on ne devrait pas appeler la pauvreté par son nom, c'est à dire utiliser le terme «pauvreté».
Le sénateur Cohen: J'ai moi-même posé cette question, sénateur. C'est une question qui mérite étude. Les réponses que je vous ai présentées sont celles qu'on m'a faites lorsque nous avons discuté tous ensemble au moment de la rédaction du projet de loi.
Le sénateur Gigantès: Vous avez parlé à des gens qui se complaisent dans les euphémismes; des fonctionnaires, des avocats.
La présidente: Je crois qu'il existe des précédents sur cette affaire et que la terminologie utilisée est «condition sociale».
Mme Palumbo: Une fois qu'un terme a été utilisé dans une loi et qu'il a déjà été reconnu à un niveau, il y a une certaine sécurité à utiliser le même terme puisque nous avons une bonne idée de ce qu'il signifie. «Pauvreté» est un terme qui n'a jamais été utilisé et nous ne savons donc pas s'il sera interprété au sens large ou plutôt restreint. Je vois que le sénateur Gigantès n'est pas convaincu.
[Français]
Le sénateur Pépin: Je ne suis pas avocate, alors je ne peux pas me baser sur vos arguments avec lesquels je suis tout à fait d'accord. Je veux dire au sénateur Gigantès que lorsque l'on parle de pauvreté -- et on dit qu'actuellement la pauvreté cause de la discrimination -- si on inscrit cela dans la loi, c'est pire. On cible ces gens. Personne n'aime se faire dire qu'il est pauvre. Maintenant, on cherche un nouveau langage pour essayer d'épargner ces gens. À ce moment, je ne vois pas pourquoi on dirait qu'ils sont pauvres: je me dis qu'on leur fait encore plus mal.
Le sénateur Gigantès: Pourquoi utiliser le mot «race»?
Le sénateur Pépin: Non, lorsque l'on utilise le terme «les conditions sociales», cela couvre le tout et en même temps protège. Ces gens sont suffisamment abîmés sans qu'on leur ajoute le mot pauvreté sur le dos. Cela va toujours leur rester.
[Traduction]
Le sénateur Cogger: Sénateur Cohen, j'ai eu l'occasion de traiter de la question avec Mme Jackman. Tout comme mon collègue le sénateur Beaudoin, je suis tout à fait d'accord pour dire que ce projet de loi a beaucoup de mérite et qu'il doit être appuyé.
J'essaie toutefois de me faire l'avocat du diable. Au cours de votre exposé, vous avez parlé d'institutions financières, de locateur, de sociétés de service public, et autres. Cela me ramène à la discussion que j'ai eue avec Mme Jackman. Si je comprends bien, le problème a tout particulièrement trait à la fourniture de services qui pourraient avoir un certain lien avec l'offre de crédit. Autrement dit, c'est le niveau de crédit des pauvres gens qui cause la discrimination dont ils se sentent victimes. Comme j'en discutais avec Mme Jackman, si vous demandez à la compagnie de téléphone d'installer le service téléphonique chez vous, cette dernière voudra d'abord s'assurer que vous avez les moyens d'en acquitter la facture à la fin du mois, ce qui représente une certaine forme de crédit. Comme il n'y a pas vraiment de limite d'établie, à ce que je sache du moins, une personne peut faire des appels pour plusieurs centaines ou même plusieurs milliers de dollars au cours d'un mois.
Dans notre recherche du terme à utiliser, je me demande si nous ne manquons pas un peu de réalisme en essayant d'introduire d'autres notions.
Vous parliez tout à l'heure d'une mère célibataire noire. Il aurait très bien pu s'agir d'un couple de blancs. Si le locateur répond à ce couple qu'il ne veut pas leur louer un appartement parce qu'ils n'ont pas les moyens de payer le loyer, peut-on dire qu'il fait preuve de discrimination?
Le sénateur Cohen: Non
Le sénateur Cogger: D'où nous vient alors la mère célibataire noire dans l'exemple que vous nous avez donné?
Le sénateur Cohen: Elle était pauvre.
Le sénateur Cogger: Toutefois, dans le cas du locateur qui refuse de louer son appartement au couple blanc en disant qu'ils n'ont pas la capacité de payer, vous me dites que ce n'est pas la même situation. Autrement dit, il a refusé de leur louer l'appartement en se basant sur son évaluation personnelle de leur capacité de payer.
Le sénateur Cohen: Le projet de loi vise à garantir que l'on évalue chaque demande sur une base rationnelle. Il ne dit pas que le locateur est forcé de louer un appartement à des gens qui n'ont pas la capacité de payer le loyer. Toutefois, ce que le projet de loi dit est que le refus doit être basé sur la capacité du locataire éventuel de payer son loyer et non sur le fait qu'il reçoit de l'aide sociale.
En ce qui a trait à la question des banques, sénateur, ce n'est pas qu'elles ne peuvent pas prêter d'argent, ou que les demandeurs n'ont pas de biens ou qu'ils n'ont pas les papiers nécessaires.
J'ai ici un communiqué de presse de l'Association des banquiers canadiens. Une campagne de sensibilisation a été mise sur pied dans toutes les banques du pays pour que les caissiers ne traitent pas les gens qui viennent déposer un chèque d'aide sociale du gouvernement différemment des autres clients qui ne déposent pas ce genre de chèque. L'Association affirme également qu'il est maintenant plus facile pour les assistés sociaux d'ouvrir un compte.
Récemment, dans une banque de Saint John -- et je parle en connaissance de cause parce que c'est arrivé à une personne de ma famille -- un homme d'affaire est entré à la banque à l'heure du midi. C'était très occupé. Il y avait une longue file d'attente et il a voulu savoir ce qui se passait. Il a demandé au caissier s'il y avait un problème et ce dernier a répondu quelque chose du genre «c'est la journée des chèques. C'est évident non? C'est dégoûtant.» C'est ce que je veux dire par la discrimination contre les gens qui reçoivent de l'aide sociale. Ces gens n'ont aucun recours.
Ces gens doivent ensuite aller dans les établissements qui encaissent les chèques, où ils doivent payer des frais de 5 à 30 p. 100 pour encaisser un chèque du gouvernement. Les banques n'encaissent pas leurs chèques, parce que, dès qu'ils y entrent, ils se sentent intimidés parce qu'ils ne sont pas habillés comme les autres.
Au Nouveau-Brunswick, les chèques sont de couleur différente. Si vous entrez dans une banque avec un chèque de couleur différente, tout le monde sait tout de suite que vous êtes assisté social. C'est pourquoi il est impérieux que la condition sociale soit incluse, même si les choses ne se passent pas toujours comme cela. Personne ne devrait avoir à subir cette forme de discrimination. Les services de base et la vie devraient être les mêmes pour tous. Les gens ne devraient pas être étiquetés. C'est pourquoi je parraine le projet de loi.
De plus, un banquier n'est pas tenu de prêter d'argent à un client qui ne peut pas démontrer qu'il est capable de rembourser. Il n'y est vraiment pas obligé. Vous connaissez peut-être le système des micro-prêts qui existe dans le tiers monde? Il s'agit de très petits prêts consentis aux pauvres. Le taux de remboursement est de 98 p. 100.
Nous devons donner aux gens le bénéfice du doute et les traiter comme des êtres humains. Nous devons traiter les bénéficiaires de l'aide sociale comme nous voulons être traités lorsque nous entrons quelque part.
Il y a cinq jours, j'ai reçu une lettre d'un couple de ma collectivité qui a lu un article sur le projet de loi. Ils m'ont écrit ceci:
Madame la sénatrice,
Le 28 février 1998, j'ai lu dans le Saint John Telegraph-Journal un article intitulé: «Une sénatrice veut protéger les pauvres au moyen d'un code des droits de la personne». Je sais que, dans le passé, vous avez pris la défense des pauvres. Dieu vous bénisse pour cela. Il y a des gens qui sont condamnés à être rejetés par la société dès la naissance en raison de la situation dans laquelle ils sont nés. Peu d'hommes ou de femmes politiques veulent accepter l'énorme responsabilité qui leur est confiée, c'est-à-dire faire en sorte que ces gens profitent, ne serait-ce qu'au minimum, de l'abondance de richesses de notre pays.
Le but de ma lettre est de vous faire part de la discrimination exercée par le gouvernement contre ces malheureux.
Il s'agit ici du gouvernement provincial.
Le gouvernement du Nouveau-Brunswick, de connivence avec les institutions financières, exerce une discrimination contre un groupe clairement délimité de citoyens. Cette discrimination est particulièrement indécente parce qu'elle vise des membres de notre société qui ont peut-être moins de recours que les autres. Ils sont indirectement à la merci du gouvernement et peuvent craindre des représailles s'ils contestent cette discrimination.
Puisqu'il s'agit d'assistés sociaux, il est facile pour la plupart des gens de fermer les yeux sur les abus. Lorsqu'ils veulent encaisser leur chèque d'aide sociale, ces gens sont immédiatement reconnus en raison de la couleur de leur chèque. En soi, cela est humiliant et discriminatoire, mais, en plus, les caissiers leur demandent la carte d'assurance-maladie émise par le gouvernement pour y prendre un numéro d'identification. On m'a dit que c'était une exigence du gouvernement provincial, mais, lorsque j'ai vérifié, personne ne voulait accepter la responsabilité de cette formalité. Il s'agit clairement de discrimination. On demande à une personne appartenant à un groupe donné de s'identifier par un moyen précis, ce que l'on ne fait pas dans le cas de la population en général. C'est la même chose que si on demandait aux membres d'un groupe racial de s'identifier. La plupart des bénéficiaires de l'aide sociale sont déjà suffisamment déshumanisés sans devoir souffrir une humiliation supplémentaire de la part de leur propre gouvernement et des puissantes banques. Pourriez-vous vous servir de votre poste pour examiner cette situation?
Mon correspondant ajoute ceci:
Cette lettre a, pour l'essentiel, été écrite il y a plus d'un mois [...] Je me décide à l'envoyer par respect pour ma femme, qui serait humiliée si notre entourage savait dans quelle situation nous nous trouvons. Nous sommes tous deux diplômés et nous approchons de 60 ans, mais les circonstances n'ont pas été tendres pour nous.
Cette lettre est arrivée il y a quatre jours et je croyais qu'elle venait du ciel. Elle établit clairement l'existence d'une discrimination et montre comment cela affecte les assistés sociaux.
Le sénateur Cogger: Que dire? Je suis étonné, renversé et abasourdi qu'il y ait des chèques de couleur différente.
Le sénateur Cohen: Au Nouveau-Brunswick.
Le sénateur Cogger: Est-ce le gouvernement du Canada qui fait cela?
Le sénateur Cohen: C'est le gouvernement provincial.
Le sénateur Gigantès: C'est M. Hatfield qui a introduit la couleur.
Le sénateur Cohen: Je suis désolée de vous décevoir, sénateur, mais cela s'est fait un peu après le départ M. Hatfield.
Sénateur, lorsqu'il y a eu une grève des postes au Nouveau-Brunswick et que les chèques d'aide sociale n'ont pas pu être livrés, vous et moi avons reçu nos chèques de pension ou nos autres chèques -- puisque vous n'êtes pas assez vieux pour la pension. Les assistés sociaux ont dû faire la file dans le froid ou sous la pluie pendant des heures. Ceux qui passaient devant ces files savaient que ces pauvres gens attendaient leur chèque. C'est inhumain. Ce sont des atteintes insidieuses à la dignité humaine.
Le sénateur Cogger: Je m'en rends compte. Ce n'est pas très beau. Mais, sénateur Cohen, que devons-nous faire lorsqu'il y a une grève des postes? Devons-nous envoyer une personne non identifiable glisser les enveloppes dans les boîtes aux lettres pour éviter l'humiliation aux pauvres? La vie est cruelle et ces gens ont besoin de leur argent, et ils en ont besoin rapidement.
Le sénateur Cohen: Il pourrait y avoir des bureaux dans différents endroits de la ville où la distribution des chèques se ferait beaucoup plus discrètement que dans les bureaux de l'aide sociale où il y a de longues files.
Le sénateur Cogger: L'objectif du projet de loi est admirable et il pourrait améliorer la situation, mais, sauf le respect que je vous dois, je dirai qu'il ne faudrait pas rêver en couleurs et s'imaginer que l'ajout permettra d'effacer complètement les stigmates attachés à leur triste condition. Il ne réglera pas le problème que vous avez mentionné s'il y a une nouvelle grève des postes.
Le sénateur Cohen: Je vous donne l'exemple du CRTC. Cet organisme s'appuie sur la Loi sur les droits de la personne pour déterminer s'il y a discrimination en ondes. Puisque les pauvres ne sont pas inclus dans la liste, ils ne bénéficient d'aucune protection. J'ignore si vous avez déjà entendu une tribune téléphonique où on parle systématiquement des bénéficiaires de l'aide sociale comme de gens qui abusent du système. Si la condition sociale était ajoutée aux motifs de distinction illicite, les personnes victimes de discrimination à la radio ou à la télévision auraient un recours. Ils pourraient dire: «Hé, ils ne peuvent pas parler de moi comme cela à la radio.»
Le sénateur Gigantès: Les statistiques démontrent que les pauvres tiennent, de façon quasi obsessive, à payer leurs factures. Un propriétaire ne devrait pas supposer que, parce quelqu'un est bénéficiaire de l'aide sociale, il ne pourra pas payer son loyer. Il y a des riches qui ne paient pas leurs factures.
Le sénateur Pépin: Un de mes collègues m'a dit que vous aviez déclaré au Sénat que 20 p. 100 des Canadiens étaient pauvres. Il m'a demandé si vos données étaient exactes, car ce pourcentage lui semblait un peu trop élevé.
Le sénateur Cohen: Me demandez-vous si 20 p. 100 est un chiffre réel? Oui, c'est bien 20 p. 100.
Le sénateur Pépin: J'ai moi-même cité une donnée semblable et il a dit qu'elle était peut-être inexacte.
Le sénateur Cohen: À qui parliez-vous?
Le sénateur Pépin: À un de nos collègues.
Le sénateur Cohen: Tout dépend du seuil de pauvreté que l'on utilise. Il y a sept ou huit seuils différents au Canada. Nous utilisons le seuil de pauvreté de Statistique Canada.
Le sénateur Gigantès: Ce seuil varie aussi d'un pays à l'autre. Si on parle de pouvoir d'achat, les définitions de la pauvreté varient entre les différents pays d'Europe.
La présidente: Elles varient aussi entre les provinces du Canada.
Mme Petten: Nous savons que, au Canada, tous les bénéficiaires de l'aide sociale vivent sous le seuil de pauvreté, même le seuil le plus bas, comme celui de l'Institut Fraser. Tous les bénéficiaires de l'aide sociale vivent sous le seuil de pauvreté tel que défini par l'Institut Fraser.
Le sénateur Lewis: Votre objectif nous apparaît très louable. Cependant, je m'interroge encore au sujet de l'expression «condition sociale». Quelle est la définition de cette expression? Qu'englobe-t-elle? J'ai cru comprendre que l'on se reportait à la jurisprudence, mais dans ce cas, cette définition ne se rapporterait qu'à la situation particulière sur laquelle le tribunal s'est penché.
Mme Petten: Je ne crois pas que des causes sur ce sujet précis aient été portées devant les tribunaux. Je crois qu'il s'agit plutôt de décisions de la Commission des droits de la personne. Nous n'avons pas défini l'expression dans le projet de loi. C'était délibéré.
Le sénateur Lewis: Selon moi, c'est impossible à définir.
Mme Palumbo: Il y a une raison pour laquelle on ne veut pas donner une définition précise de l'expression. Si vous regardez dans la Charte, vous constaterez qu'aucun des motifs de discrimination n'y est défini. Dans la Loi canadienne sur les droits de la personne, il n'y a que deux motifs qui sont définis: la déficience et l'état de personne graciée. La plupart ne le sont pas. Dans les codes provinciaux des droits de la personne non plus la plupart des motifs de discrimination ne sont pas définis. Certains le sont, mais pas tous. Cela aussi est probablement délibéré.
Les législateurs ont voulu que les interprétations des lois sur les droits de la personne et de la Charte puissent être adaptées à l'époque où elles sont faites.
Le sénateur Lewis: Selon les caprices de l'époque.
Mme Palumbo: Les définitions et les significations changent avec le temps, au gré de l'évolution de la société. Cette souplesse est importante. C'est probablement pour cela que les motifs de distinction illicite ne sont pas définis dans les lois provinciales et fédérales. Cela a un avantage. Je comprends la préoccupation que vous-même et le sénateur Gigantès avez exprimée. Vous ne savez pas trop ce que l'expression signifie. Je le répète, en matière de lois sur les droits de la personne, il est parfois préférable de laisser les tribunaux trancher cas par cas.
Le sénateur Lewis: Cela laisse des gens dans l'incertitude, ce qui, à mon sens, donne l'effet contraire de l'effet recherché.
Mme Palumbo: Si vous êtes préoccupé par l'idée d'adopter une modification sans savoir ce que signifient exactement les termes «pauvreté» ou «condition sociale», sachez que le terme pauvreté n'a jamais été utilisé. Il est préférable d'utiliser une expression qui donne au moins une petite idée de ce qu'elle englobe.
Le sénateur Lewis: Je n'ai aucune idée de ce que cela signifie, et c'est là le problème.
Mme Petten: Je vous répondrai que le gouvernement du Canada n'a pas encore décidé ce que signifiait le mot pauvreté. Je crois que notre débat démontre bien qu'il nous serait plus difficile de définir la pauvreté que la condition sociale. Fondamentalement, il y a six ou sept définitions différentes du mot pauvreté au Canada. Le gouvernement du Canada n'a jamais déclaré que le seuil de faible revenu, le SFR, était un moyen de définir la pauvreté et Statistique Canada affirme fréquemment que ce SFR ne doit pas être interprété comme étant le seuil de pauvreté comme tel.
Je me demande si on ne détournerait pas l'objet d'un procès en demandant au tribunal de définir le terme pauvreté utilisé dans une loi antidiscrimination.
Le sénateur Cogger: Pouvez-vous expliquer ce qu'est le SFR?
Mme Petten: Bien sûr. En se basant sur les gains et les revenus au Canada, Statistique Canada calcule un seuil de faible revenu. Ce seuil varie d'une région à l'autre et selon la taille de la famille. Les groupes de lutte contre la pauvreté estiment que toute personne vivant sous ce seuil est pauvre.
Le sénateur Lewis: Est-ce que la condition sociale engloberait l'état psychologique ou mental d'une personne? Et la maladie? Si une personne avait une maladie contagieuse ou si vous pensiez qu'elle en a une, pourriez-vous exercer une discrimination contre elle en invoquant sa condition sociale?
Mme Petten: La maladie mentale est déjà incluse.
Le sénateur Cohen: Et le sida?
Mme Palumbo: Le sida entre dans la catégorie couverte par la déficience.
Le sénateur Lewis: Finalement, lorsque le projet de loi S-5 a été étudié, on a demandé pourquoi cela n'avait pas été inclus dans le projet de loi initial. Avez-vous entendu des arguments contre l'inclusion de la condition sociale?
Le sénateur Cohen: Non. Nous n'avons pas encore entendu l'avis du ministère de la Justice. Quelques personnes nous ont demandé pourquoi nous n'avions pas utilisé le mot «pauvreté» à la place de «condition sociale».
Le sénateur Lewis: Et personne n'a dit que vous ne devriez pas le faire?
Le sénateur Cohen: Non. De plus, la Commission des droits de la personne appuie le projet de loi sans réserve et tous les groupes qui luttent pour l'égalité des droits sont favorables à l'inclusion de la «condition sociale».
Le sénateur Lewis: Je crois qu'il en a été question avant la dernière modification. Je me demande pourquoi ce motif n'a pas été inclus. Ce n'est pas une idée qui vient juste de faire son apparition.
Le sénateur Cohen: C'est exact. On essaie d'inclure ce motif depuis dix ans.
Le sénateur Lewis: Savez-vous pourquoi il n'a pas été inclus la dernière fois?
Le sénateur Cohen: Je l'ignore.
Mme Petten: Nous savons cependant que, pendant l'étude du projet de loi S-5, tous les groupes de lutte pour l'égalité appuyaient l'inclusion de la condition sociale dans le projet de loi. Celui-ci visait surtout les personnes handicapées, mais ces groupes ont tenté d'y inclure la condition sociale.
On m'a dit de façon informelle que l'idée avait fait son chemin jusqu'au ministère de la Justice, mais que celui-ci avait décidé de garder les deux questions séparées, sans toutefois exclure l'ajout de la condition sociale à un autre moment.
Le sénateur Lewis: Le moment est-il venu?
Mme Petten: Nous l'espérons.
Le sénateur Cohen: Nous avons lu que la ministre de la Justice prévoyait examiner la Loi sur les droits de la personne durant l'été et nous espérons qu'elle lui donnera du mordant. Un journaliste a demandé à la ministre si son examen inclurait le projet de loi S-11, et elle a répondu que oui. Il y a déjà quelques années que l'on a dit cela, mais peut-être la ministre McLellan verra-t-elle le projet de loi d'un bon oeil.
La présidente: Le comité peut, s'il le désire, poser la question au ministère.
Le sénateur Moore: Sénateur Cohen, comme d'autres ici, je cherche une définition de «condition sociale». Est-ce que l'expression renvoie essentiellement à une situation financière?
Mme Petten: La plupart du temps on parle de personnes pauvres, mais les raisons pour lesquelles elles sont pauvres peuvent varier. En travaillant avec les groupes anti-pauvreté, nous avons constaté que les personnes qui subissent différentes formes de discrimination vivent différemment la discrimination fondée sur leur pauvreté. Nous voulons que les tribunaux puissent entendre dire dans quelle situation vit la personne et comment la discrimination se répercute sur elle.
Je le répète, je crains que, en utilisant le mot pauvreté, on fasse dévier l'objet des litiges de telle sorte que les défendeurs auraient à prouver qu'ils sont pauvres. Comment pourraient-ils le faire? Il pourrait s'agir de quelqu'un qui gagne suffisamment d'argent, mais se retrouve tout de même dans une situation précaire en raison de frais médicaux très élevés.
Mme Palumbo: La Commission des droits de la personne du Québec a émis des lignes directrices sur le sens de l'expression «condition sociale» utilisée à l'article 10 de la charte québécoise. Selon ces lignes directrices, le revenu est nécessairement un facteur qui entre en ligne de compte. Le niveau d'instruction, l'occupation et l'origine sociale, ce qui inclut le revenu, le niveau d'instruction et l'occupation des parents et des ancêtres, sont d'autres facteurs. Ces lignes directrices pourraient servir de guide.
Le sénateur Moore: Cette dernière réponse embrouille davantage les choses dans mon esprit. La condition sociale inclurait-elle également le fait qu'une personne vive dans un logement subventionné?
Mme Palumbo: Bien sûr.
Mme Petten: Ce pourrait même être un quartier précis d'une ville. Si vous élaborez des hypothèses au sujet des gens en vous fondant sur le quartier où ils vivent, c'est de la discrimination et, à mon avis, cela serait visé par la «condition sociale».
Le sénateur Moore: Le sénateur Pépin a posé une question au sujet des 20 p. 100. Vingt pour cent de la population est pauvre. Quel seuil a servi à calculer ce pourcentage? Vous avez dit que les seuils pouvaient varier d'une région à une autre. Lorsque le revenu est utilisé comme critère, est-il appliqué uniquement à celui ou celle qui le gagne ou au ménage?
Mme Petten: Les deux. Il y a des seuils différents pour chaque cas. Un seuil est établi pour une famille de quatre personnes et un autre pour un ménage d'une seule personne.
Le sénateur Moore: Quel est, en ce moment, le seuil de pauvreté moyen à l'échelle nationale d'après Statistique Canada?
Mme Petten: On ne peut pas vraiment faire de moyenne nationale parce que la situation des gens varie d'une région à l'autre du Canada. Cinq cents dollars par mois ne me permettent pas de vivre de la même manière à Vancouver qu'au Nouveau-Brunswick. On ne peut pas vraiment fixer un montant d'argent pour l'ensemble du Canada. C'est pour cela que l'on fait des calculs régionalisés.
Le sénateur Moore: Quel est le chiffre pour la Nouvelle-Écosse, par exemple?
Mme Petten: Je l'ignore.
Le sénateur Moore: Est-ce que l'on ne peut pas additionner le seuil de chacune des dix provinces et de chacun des deux territoires et diviser par 12?
Mme Petten: Non, ce n'est pas possible.
Le sénateur Moore: Devez-vous être précis pour chacune des régions?
Mme Petten: À Yellowknife, par exemple, le coût de la vie est très élevé.
Le sénateur Moore: Je trouve l'objectif de la mesure proposée très louable, mais j'essaie encore de délimiter un peu le sens de «condition sociale». Je peux très bien imaginer comment cela pourrait donner lieu à la proverbiale chasse aux sorcières. C'est un concept qui, par certains aspects, peut permettre de ratisser très large.
Comment une personne accusée de discrimination pourrait-elle se défendre si elle n'avait pas l'intention d'être désagréable ou méchante ou d'exercer une discrimination?
Mme Petten: C'est un argument que les gens avançaient lorsqu'il était question de discrimination raciale il y a 50 ans: «Ce n'est pas ce que je voulais dire.»
Le sénateur Moore: J'ai été étonné qu'il n'y ait pas un article contenant des définitions pour nous dire vers quoi nous nous dirigeons et ce que cela signifie.
C'est ce qui me préoccupe.
Le sénateur Cohen: Devant les préoccupations senties et les questions posées au sujet de la définition de l'expression «condition sociale» et du terme «pauvreté», Martha Jackman serait probablement en mesure de donner quelques réponses.
Le sénateur Moore: Vous avez dû vous aussi vous poser les mêmes questions que nous.
Le sénateur Cohen: Je suis restée éveillée jusqu'à minuit hier soir pour lire et relire ce paragraphe parce qu'il peut prêter à confusion lorsque vous n'avez pas travaillé dans le domaine ou que vous n'êtes pas spécialiste de ces questions. Je vous comprends parfaitement bien.
Je tiens à dire au sénateur Cogger que l'ajout de l'expression «condition sociale» ne signifie pas que toutes les causes concernant la pauvreté seraient des causes gagnantes. Il faut prouver qu'il y a eu discrimination. Je sais que cela vous préoccupait.
Le sénateur Kinsella: Ma première question au témoin est la suivante: n'est-il pas vrai que le mal combattu par le projet de loi est, d'abord et avant tout, la discrimination contre des personnes blessées dans leur dignité humaine? Le mal combattu est l'obstacle à l'égalité posé sur leur chemin en raison de motifs comme la race, la religion, la couleur de la peau ou la condition sociale? Est-ce exact?
Le sénateur Cohen: Tout à fait.
Le sénateur Kinsella: Le projet de loi que nous étudions est donc un projet de loi antidiscrimination. Par conséquent, ne devons-nous pas examiner ce projet de loi précis? Ne devons-nous pas comprendre comment la loi antidiscrimination que nous appelons la Loi sur les droits de la personne -- ce qui, à mon avis, est une mauvaise appellation car il s'agit d'une loi antidiscriminatoire -- fonctionne? Nous devons donc voir où il est interdit d'exercer une discrimination, comme l'emploi et le logement, qui sont du domaine de compétence du gouvernement fédéral.
Le sénateur Moore: Incluriez-vous le niveau de revenu?
Le sénateur Kinsella: Non.
Le sénateur Moore: Non?
Le sénateur Kinsella: Dans les domaines qui relèvent de la responsabilité du gouvernement fédéral, il est illégal d'exercer de la discrimination fondée sur la race, la religion et, avec le projet de loi, il y aurait la condition sociale également.
Le sénateur Moore: Le projet de loi n'inclurait-il pas le niveau de revenu?
Le sénateur Kinsella: Le motif de distinction illicite, ou motif de discrimination prohibé, proposé ici est la condition sociale. La condition sociale, dans son sens courant, englobe la source de revenu, le niveau d'instruction et les choses de même nature.
Cependant, si un employeur réglementé par le gouvernement fédéral exerçait une discrimination contre une personne ou refusait d'embaucher cette personne en raison de sa condition sociale, ce serait illégal, ce refus constituerait un acte discriminatoire.
Si le directeur du personnel d'une société d'État tenait pour acquis qu'une personne a un piètre bagage culturel en raison de sa situation économique et s'il se trompait et que cette personne était millionnaire, cette personne aurait été victime de discrimination fondée sur sa condition sociale et elle pourrait porter plainte. Prenons le cas d'un directeur du personnel qui dit: «Je ne veux pas de cette personne parce qu'elle est chinoise». Supposons que cette personne n'est pas chinoise, mais d'origine vietnamienne ou japonaise et qu'elle porte plainte pour discrimination fondée sur la race, le directeur du personnel pourrait toujours affirmer que, dans son esprit, la race du candidat n'était pas vraiment le motif de discrimination. Cependant, le facteur déterminant dans une telle plainte ne serait pas la définition stricte du motif invoqué pour exercer une discrimination, c'est le geste discriminatoire lui-même.
L'autre chose que je voulais souligner, c'est que, pour tous les motifs de distinction illicite, ou dans tous les domaines qui s'y rattachent, comme le logement ou les voyages en train, qui sont réglementés par le gouvernement fédéral, s'il existe une raison légitime de refuser le service à une personne, n'est-ce pas là une raison acceptée et, par conséquent, ne s'agit-il pas de discrimination? Dans la loi elle-même, n'y a-t-il pas une disposition prévoyant de telles restrictions légitimes?
Le sénateur Cohen: Oui, tout à fait.
Le sénateur Gigantès: Comment?
Le sénateur Kinsella: Si, par exemple, la société ferroviaire Canadien Pacifique avait un sauna pour femmes et décidait que, pour des raisons de convenances, tout le personnel de ce sauna devait être de sexe féminin, le sexe constituerait un critère d'emploi légitime.
Le sénateur Lewis illustre très bien l'allongement graduel de la liste des motifs de distinction illicite. Vous en ajoutez un nouveau.
Le sénateur Cohen: C'est exact.
Le sénateur Kinsella: Vous estimez que ce motif devrait être ajouté maintenant pour les raisons que vous avez énumérées dans votre intervention à l'étape de la deuxième lecture et pour d'autres raisons. Vous alléguez qu'il existe de graves cas de discrimination fondés sur la condition sociale et vous voulez en faire un motif de distinction illicite.
Le sénateur Cohen: C'est tout à fait cela.
Le sénateur Kinsella: Dans les années 60, lorsque nous avons commencé à promulguer des lois antidiscriminatoires au Canada, seuls la race et la religion étaient visés. Le sexe n'a été ajouté qu'au début des années 70.
Je terminerai là-dessus, madame la présidente. Mes collègues ont très bien expliqué pourquoi nous ajoutions des motifs de distinction illicite à la liste et quels étaient les rapports entre ces motifs et les moeurs publics. Je demande ceci: n'est-il pas vrai que, en adoptant une loi, l'État peut faire changer certaines attitudes du public? Si l'on pense aux attitudes qui prévalaient dans les années 50 et à toute la triste jurisprudence établie par nos tribunaux dans le cas du racisme, on voit bien qu'il a fallu des lois contre la discrimination raciale pour changer certaines attitudes de la population et faire émerger le sentiment antiraciste, qui est une grande valeur canadienne.
Le sénateur Cohen: Oui, les lois changent les choses.
Le sénateur Joyal: Le sénateur Kinsella a bien mis en lumière une notion fondamentale dans le domaine des droits de la personne, celle de l'émergence de ces droits. La perception que nous avons des droits de la personne en 1998 n'est pas la même qu'en 1948, lorsque la première charte des Nations Unies a été adoptée. Si nous examinons les lois adoptées par les différentes provinces du Canada et la première Déclaration canadienne des droits, présentée par M. Diefenbaker, et notre Charte des droits actuelle, nous constatons que de nombreux motifs de distinction illicite ont été ajoutés à la liste, le plus récent étant l'orientation sexuelle, ajoutée lors de la dernière législature.
La notion de l'émergence des droits est fondamentale pour la compréhension des droits de la personne. En 2005, les droits de la personne pourraient très bien être différents de ce qu'ils sont aujourd'hui. Des motifs de distinction qui, aujourd'hui, nous semblent acceptables, ou n'ont pas encore été déclarés inacceptables, pourraient très bien être ajoutés à la liste. C'est une notion importante qu'il nous faut garder à l'esprit lorsque nous évaluons un motif de distinction afin de déterminer si, du point de vue des droits de la personne, il doit être déclaré illicite.
Cela étant dit, j'aimerais demander si notre témoin a étudié les textes internationaux sur les droits de la personne que le Canada a signés afin de savoir si la condition sociale y figure parmi les motifs de distinction illicite.
Le sénateur Cohen: Je ne les ai pas étudiés. Cependant, je prévois le faire. Votre intervention éloquente sur les droits émergents m'a donné le goût d'approfondir la question. Je ne suis pas spécialiste des droits de la personne, mais il semble que je veuille tout à coup le devenir.
Le sénateur Joyal: Vous pourriez peut-être examiner la Charte européenne des droits de la personne. C'est un autre élément très important de l'évolution des droits de la personne. Le fait que de nouveaux motifs de discrimination ont été ajoutés dans le projet de loi va certes contribuer à promouvoir la perception des citoyens sur la non-acceptabilité d'une attitude ou d'une perception.
La question est toujours de savoir qui, de la poule ou de l'oeuf, est venu en premier. La perception générale est que, dans le monde entier, les parlements ne font rien pour interdire un nouveau motif de discrimination à moins qu'il y ait un certain consensus dans la population que celui-ci n'est pas acceptable. Cela ne veut pas dire qu'une majorité des deux tiers est en faveur, mais qu'il existe au moins un certain consensus parmi les Églises, parmi les groupes qui travaillent expressément à améliorer la situation, parmi la clientèle, si vous voulez, qui semble s'entendre pour dire que cela justifie une intervention.
J'estime que nous devrions le préciser, car il y a une perception au Canada -- et je sais que cela tient beaucoup à coeur au sénateur Beaudoin -- que, comme la Charte canadienne des droits fait partie de notre Constitution, les tribunaux légifèrent indépendamment du Parlement. Vous savez, le genre de débat qui a cours au Canada, surtout depuis 1982, à savoir que la Cour suprême et les cours d'appel provinciales interprètent la Charte. J'estime qu'il faut préciser cela jusqu'à un certain point, car divers aspects des définitions changent au fil des années. La Charte ne prévoit jamais toutes les interprétations ni toutes les répercussions de ce qui est acceptable par rapport à un motif de discrimination.
Vous avez parfaitement raison de dire que la «condition sociale» constitue une définition très floue. Comme l'a dit le sénateur Kinsella, il faut examiner tout un éventail de critères pour déterminer si une personne est considérée comme pauvre et devrait être victime de discrimination en se voyant refuser un emploi ou une fonction ou l'accès à un service. C'est aussi simple que cela. Lorsqu'on veut définir la condition sociale, on ne devrait pas s'attendre à une interprétation exhaustive de la condition sociale.
Je tiens à citer officiellement le texte qu'on nous a remis et qui explique comment les diverses chartes provinciales définissent ou non l'expression «condition sociale». «L'expression «condition sociale» n'est pas définie dans la Charte québécoise des droits et des libertés. Dans la jurisprudence, le tribunal a souligné que l'expression a des aspects objectifs et subjectifs. L'aspect objectif correspond à la place qu'occupe une personne dans la société, une place souvent déterminée par l'instruction, l'occupation, le revenu, les antécédents familiaux, et cetera, tandis que le subjectif porte sur les perceptions que les autres ont de ces éléments objectifs.»
Il y a toujours deux côtés à une médaille, et c'est particulièrement vrai dans le cas des droits de la personne. Ce qui est bon pour une personne ne l'est pas forcément pour une autre. Ce qui est acceptable pour l'une, peut sembler parfaitement inacceptable à l'autre. Cela dépend de l'éducation familiale, de l'éducation religieuse, du milieu social et ainsi de suite. Des attitudes qui sont acceptables dans tel cas ne sont pas considérées comme acceptables dans tel autre.
Notre rôle consiste à fixer des limites et à déterminer s'il faut intervenir et interdire tel genre de discrimination. Comme notre pays se diversifie, il nous faudra nous occuper de bien des choses dans les années à venir, car la population change. La population se diversifie. D'autres motifs seront examinés plus loin afin de refléter le genre de changements qui surviendront.
Je regrette de vous présenter plus d'affirmations que je ne vous pose de questions, mais cela fait partie du débat libre et ouvert qui a cours ici.
Le sénateur Cohen: Je pourrai peut-être terminer mon plaidoyer lorsque vous aurez fini.
Le sénateur Joyal: L'autre motif, qui est très subtil et difficile à saisir, est la discrimination systémique à l'égard des pauvres. Nous savons que cette discrimination existe. Je peux citer un exemple, madame la présidente. Il se trouve que je connais quelqu'un qui a été promu directeur de banque dans la Petite-Bourgogne, qui est le quartier le plus pauvre de Montréal. Comme c'est un ami et que j'avais une relation personnelle avec lui, j'ai transféré mon compte de la succursale où il avait l'habitude de travailler à sa banque. Bien sûr, lorsque j'allais à sa banque à la fin du mois, je pouvais voir une foule de pauvres gens qui venaient encaisser leur chèque du gouvernement fédéral, leur chèque de la Sécurité de la vieillesse ou leur chèque de la Société de Saint-Vincent de Paul. Autrement dit, cette succursale n'avait pour clients que des pauvres. Après un certain temps, mon ami m'a dit que la succursale allait fermer ses portes parce que la banque en était arrivée à la conclusion qu'elle dépensait trop d'argent au comptoir à expliquer aux gens comment remplir un formulaire et comment répondre à un tas de questions, car ceux-ci avaient toutes sortes de problèmes juridiques et toutes sortes de documents officiels à remplir pour obtenir un numéro d'assurance sociale ou renouveler une carte d'assurance-maladie ou quelque autre chose du genre. Comme c'était trop coûteux et qu'elle ne réalisait pas de profits, la banque a décidé de fermer la succursale.
Pour moi, c'est de la discrimination systémique. C'est de la discrimination systémique de la part des six principales banques du Canada. Elles réalisent des milliards de dollars de profits, mais elles vont fermer leur succursale dans ce quartier parce que les caissiers y passent trop de temps à répondre aux trop nombreuses demandes de renseignements de gens qui ne savent peut-être même pas signer leur nom.
J'estime que c'est là l'attitude générale de la société à l'égard des pauvres et qu'il faut y remédier lorsqu'on parle de condition sociale. Il ne s'agit pas de bien se conduire individuellement, mais en tant que société à l'égard des pauvres.
C'est très important. C'est même plus important parfois que d'être correct et franc avec une personne pauvre. Une société doit savoir se conduire correctement. Une société se doit de bien traiter les personnes âgées, les personnes handicapées et toutes les minorités.
Il n'est pas seulement question des relations entre individus. Il est question de l'attitude de la société à l'égard de ses pauvres. Ces changements sont fondamentaux. Ils remettent essentiellement en question notre attitude générale non seulement en tant qu'individus mais en tant que système, la façon dont nous structurons notre société entre les plus faibles et ceux qui n'ont aucun besoin d'une protection additionnelle. C'est en substance ce que ce projet de loi signifie pour moi.
J'insiste pour qu'on tienne compte des répercussions juridiques parce que le gouvernement fédéral a un rôle à jouer à cet égard. Ce document énumère les provinces où la discrimination fondée sur la condition sociale est interdite et les provinces où elle ne l'est pas. Nous devons en tenir compte en tant que gouvernement fédéral. Nous avons un rôle à jouer à ce moment-ci au Canada. Nous devons agir. Nous devons faire savoir aux Canadiens que la discrimination fondée sur la condition sociale est interdite. C'est aussi une question importante que nous devrons nous poser lorsque nous nous prononcerons sur ce projet de loi.
Le sénateur Gigantès: Pourriez-vous essayer de définir la «condition sociale»? C'est un terme que les sénateurs Lewis, Moore et moi-même trouvons imprécis. Vous pourriez nous citer des choses qui sont acceptées dans cette définition d'une nouvelle raison justifiant une loi antidiscrimination?
Le sénateur Cohen: Voici ce qu'on peut lire au no 5:
L'expression «condition sociale» n'est pas définie dans la Charte québécoise des droits et des libertés. Dans la jurisprudence, le tribunal a souligné que l'expression a des aspects objectifs et subjectifs. L'aspect objectif correspond à la place qu'occupe une personne dans la société, une place souvent déterminée par l'instruction, l'occupation, le revenu, les antécédents familiaux, et cetera, tandis que le subjectif porte sur les perceptions que les autres ont de ces éléments objectifs.
C'est la meilleure définition qu'on puisse donner pour le moment.
Le sénateur Gigantès: Je crois que vous pourriez être un peu plus précise. Ne pourriez-vous pas essayer? Vous êtes trois femmes très brillantes. Rédigez-nous aux fins du projet de loi un petit paragraphe qui ne parlera pas comme celui-ci d'aspects objectifs et subjectifs, mais qui définira la «condition sociale».
Le sénateur Cohen: Le professeur Jackson sera peut-être en mesure de faire exactement cela pour vous.
Le sénateur Gigantès: Je voudrais que ce soit dans le projet de loi.
Mme Palumbo: Si les sénateurs veulent une définition de la «condition sociale», nous pourrons évidemment leur en donner une. Rien ne vous empêche de le faire. Vous pouvez décider de le faire. Je suppose que c'est peut-être un peu trop tôt à ce moment-ci. Vous voudrez peut-être entendre d'autres témoins à cet égard.
Le sénateur Gigantès: Nous allons entendre d'autres témoins, mais ce que je dis, c'est que nous sommes au moins trois à trouver que l'expression est mal définie. Nous approuvons le projet de loi; il sera adopté. Soyez sans inquiétude, nous voterons en faveur du projet de loi. Je ne suis pas un juriste, mais, franchement, je crois que ce manque de précision dans la définition de l'expression ne donnera pas une bonne loi.
Le sénateur Cohen: C'est une bonne idée. Nous allons en discuter. Je vous remercie de votre suggestion.
La présidente: Les témoins pour ce projet de loi vont comparaître devant nous et peut-être que Mme Jackman reviendra; vous devriez entendre tous les exposés, puis nous proposer une définition.
Le sénateur Cogger: Sénateur Cohen, il me semble que l'expression «condition sociale» renvoie essentiellement au revenu et à la source de celui-ci. Si vous examinez les définitions que nous avons ici, vous verrez que toutes les provinces qui ont quelque chose à cet égard ne parlent pas du niveau, mais bien de la source de revenu. Avec la source, il est évidemment facile de cerner le niveau présumé de revenu. Il faut appeler un chat un chat. Si l'on renvoie à l'aide sociale, la plupart des gens savent à peu près de quel montant il s'agit.
Dans la jurisprudence du tribunal, comme l'explique votre recherchiste, la notion de condition sociale englobe la plupart de ces éléments; mais, encore là, d'autres éléments sont mentionnés dans la Loi sur les droits de la personne elle-même. Les antécédents familiaux sont mentionnés mais, dans l'autre cas, on a l'état civil et l'état matrimonial. N'est-ce pas plus ou moins la même chose? Est-ce qu'on est en train d'établir une définition tellement vaste que cela risque de compliquer indûment les choses, alors qu'on renvoie en fait au revenu?
Le sénateur Cohen: Vingt-cinq pour cent des travailleurs canadiens sont pauvres. On ne considère pas seulement les assistés sociaux. On considère aussi les travailleurs pauvres. Je ne crois pas que nous soyons en train d'établir une définition trop vaste.
Le sénateur Cogger: Je ne propose pas qu'on tienne compte de la source de revenu, comme le font les provinces. Toutefois, si l'objectif est d'empêcher la discrimination fondée sur le revenu, alors disons-le. Ne recourons pas à une expression vague comme «condition sociale» qui veut englober d'autres choses, dont certaines sont déjà visées par la Loi sur les droits de la personne. Cela ne fera que compliquer les choses pour toute victime de discrimination qui voudra faire valoir sa cause.
Le sénateur Cohen: Nous prenons bonne note de votre opinion. Elle est manifestement partagée par d'autres personnes autour de la table. Nous allons nous-mêmes la réexaminer. J'espère que vos autres témoins en parleront.
Comme l'a dit le sénateur Joyal, de nouveaux droits surgissent sans cesse. Ils changent tous les 10 ou 15 ans. À l'heure actuelle, 1,5 million d'enfants vivent dans la pauvreté. C'est d'eux dont nous nous inquiétons. Je comprends où vous voulez en venir. Je l'accepte. J'ai posé la même question que j'avais déjà posée, mais nous allons certes en discuter.
Le sénateur Kinsella: J'invoque le Règlement. Vous ai-je entendu dire que le comité a l'intention de convoquer des hauts fonctionnaires du ministère de la Justice et de la Commission des droits de la personne?
La présidente: J'ai dit que le comité directeur devra y songer.
Le sénateur Beaudoin: Plus j'y pense, plus je crois que les notes explicatives doivent être plus étoffées. Nous n'avons vraiment pas grand-chose. Cela ne fait pas partie du projet de loi, mais je suis persuadé que Mme Palumbo ou Mme Jackman saura rédiger un ou deux paragraphes pour expliquer sa raison d'être.
L'expression «condition sociale» ne me pose aucun problème. Je crois que le tribunal sera en mesure de la définir convenablement. Toutefois, les personnes qui lisent le projet de loi pour la première fois au Sénat et à la Chambre des communes auront avantage à disposer d'un ou deux paragraphes d'explications.
Le sénateur Cohen: Je suis d'accord.
Le sénateur Beaudoin: Le sénateur Joyal a eu une bonne idée au sujet des conventions. Je crois que les instruments internationaux traitent de cela, mais il faudra vérifier avant d'affirmer quoi que ce soit.
Si cela figure dans les conventions internationales ou européennes, il devrait en être question dans la note explicative. Le projet de loi, qui est déjà très bon, n'en sera que meilleur.
Le sénateur Cohen: Merci. Hier, au Sénat, le leader adjoint du gouvernement a attiré notre attention sur le fait que nous concluons de nombreuses conventions avec les Nations Unies et que nous devons bien vérifier si nous respectons ce que nous avons signé.
Cela devrait figurer au compte rendu, puisque nous discutons de toute cette affaire.
Le sénateur Beaudoin: Nous avons beaucoup à apprendre dans le domaine des droits de la personne. Nous avons connu diverses chartes des droits, soit des première, deuxième et troisième générations, au plan tant international que continental. C'est intéressant.
Le sénateur Cohen: Cela fait deux ou trois semaines que je me couche passé minuit. Il semble que mes projets de lecture sont déjà tout tracés pour l'été.
Le sénateur Gigantès: Ne faisons pas de ceci une véritable Iliade de ce qui a été dit sur les droits de la personne au cours de l'histoire. Il faudrait citer Isaïe et Jérémie, deux importants philosophes en la matière. Donnez-nous une définition aussi concise que possible de ce que vous entendez par «condition sociale» -- une définition à laquelle un avocat et un juge pourraient se raccrocher. Voilà ce que nous sommes en train de faire. Nous rédigeons un projet de loi, pas l'histoire de la discrimination à travers les âges.
Le sénateur Cohen: Compte tenu de ce que vous avez entendu aujourd'hui, qu'est-ce que vous considéreriez comme une définition concise de la «condition sociale»?
Le sénateur Gigantès: Vous avez travaillé dans ce domaine. Vous avez réfléchi à la question. Vous êtes encadrée par deux excellentes personnes. Le trio que vous formez ensemble peut accomplir un meilleur travail que je ne saurais le faire. Je vous demande de l'accomplir au lieu de me demander de l'accomplir pour vous parce que je ne suis pas un spécialiste du domaine. Je conviens parfaitement avec vous qu'une telle discrimination existe. Tout ce que je vous demande, c'est de faire qu'il soit facile de défendre une cause à cet égard devant les tribunaux.
Le sénateur Cohen: Nous allons le faire.
La présidente: Sénateur Cohen, vous vous rendez compte, je crois, que ce projet de loi bénéficie ici d'un appui important. Toutefois, les questions qui ont été soulevées ne l'ont pas été seulement ici, mais aussi au Sénat par d'autres sénateurs. Je crois qu'il faut en tenir compte.
Nous avons cité cette feuille que vous avez distribuée et qui s'intitule: «La pauvreté et les lois provinciales sur les droits de la personne». Comme les documents qui sont distribués ne font pas partie du compte rendu écrit de la présente séance, vous pourriez peut-être nous dire quelles sont les provinces dont la loi stipule cela et comment la chose est formulée.
Le sénateur Cohen: Certainement. Malheureusement, la liste commence par le Nouveau-Brunswick, dont la loi ne stipule rien. Je m'excuse pour ma province.
La Nouvelle-Écosse ne définit pas l'expression «source de revenu». Le Human Rights Act stipule que la «source de revenu» est un motif de discrimination interdit dans toutes les activités protégées par la loi, mais elle ne définit pas l'expression «source de revenu».
Comme la loi du Nouveau-Brunswick, le Human Rights Code de l'Île-du-Prince-Édouard ne stipule pas que la «condition sociale, les origines sociales, la source de revenu» ou la «réception d'aide sociale» sont des motifs de discrimination interdits.
Le Human Rights Code de Terre-Neuve stipule que l'«origine sociale» est un motif de discrimination interdit dans toutes les activités. L'expression «origine sociale» n'est pas définie dans le Human Rights Code de Terre-Neuve et n'a pas été examinée dans la jurisprudence. Les experts la définissent plus étroitement que «condition sociale».
Au Québec, la Charte des droits et des libertés stipule que la «condition sociale» est un motif de discrimination interdit. Comme on l'a déjà lu, l'expression «condition sociale» n'est pas définie dans la Charte québécoise des droits et des libertés. Dans la jurisprudence, le tribunal a souligné que l'expression a des aspects objectifs et subjectifs. L'aspect objectif correspond à la place qu'occupe une personne dans la société, une place souvent déterminée par l'instruction, l'occupation, le revenu, les antécédents familiaux, et cetera, tandis que le subjectif porte sur les perceptions que les autres ont de ces éléments objectifs.
Le Code des droits de la personne de l'Ontario pose que la «réception d'aide sociale» est un motif de discrimination interdit relativement à l'occupation d'un logement. Le Code des droits de la personne de l'Ontario ne définit pas «réception d'aide sociale». La jurisprudence inclut l'aide sociale et les allocations aux mères.
La présidente: Est-ce seulement pour le logement en Ontario?
Le sénateur Cohen: C'est exact.
Le Code des droits de la personne du Manitoba pose que la «source de revenu» est un motif de discrimination interdit dans toutes les activités visées par la loi. Le Code des droits de la personne du Manitoba ne définit pas «source de revenu», mais la jurisprudence a fait ressortir des cas de discrimination fondée sur la réception d'aide sociale comme étant illégaux.
Le Human Rights Code de la Saskatchewan interdit la discrimination fondée sur la réception d'aide sociale dans toutes les activités visées par le code. Le Saskatchewan Human Rights Code définit l'expression «réception d'aide sociale» comme la réception d'une aide définie dans le Saskatchewan Assistance Act ou d'«une prestation définie dans le Saskatchewan Income Plan Act».
En Alberta, le Human Rights, Citizenship and Multiculturalism Act stipule que la «source de revenu» est un motif de discrimination interdit dans toutes les activités visées par la loi. Dans le Human Rights, Citizenship and Multiculturalism Act de l'Alberta, «source de revenu» signifie «source de revenu légitime».
Comme le Nouveau-Brunswick et l'Île-du-Prince-Édouard, la Colombie-Britannique n'a pas de code des droits de la personne.
Le Human Rights Act du Yukon ne stipule pas que la «condition sociale, les origines sociales, la source de revenu» sont des motifs de discrimination interdits. C'est cependant une notion que le territoire étudie actuellement.
Le Fair Practices Act des Territoires du Nord-Ouest ne stipule pas que la «condition sociale, les origines sociales, la source de revenu» ou la «réception d'aide sociale» sont des motifs de discrimination interdits.
La présidente: Merci. J'ai aussi un problème de rédaction à vous soumettre. Lorsque vous examinerez les définitions, peut-être pourrez-vous considérer aussi celle-ci.
Quand nous avons étudié le projet de loi S-5, l'automne dernier, nous avons modifié le paragraphe 16(1) pour y inclure l'«orientation sexuelle».
M. Palumbo: Je suis au courant. Ce projet de loi est à l'étude au comité de la justice de la Chambre des communes et n'a pas encore été adopté.
La présidente: C'est exact. S'il est adopté là-bas avant que nous n'en arrivions à une conclusion sur le présent projet de loi, il vous faudra peut-être ajouter un autre amendement.
M. Palumbo: Oui, il nous faudra peut-être supprimer l'article 3. Nous en sommes parfaitement conscients.
La présidente: Merci pour votre exposé.
La séance est levée.