Délibérations du comité sénatorial permanent
des
Affaires juridiques et constitutionnelles
Fascicule 24 - Témoignages
OTTAWA, le jeudi 30 avril 1998
Le comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles auquel a été renvoyé le projet de loi C-220, Loi modifiant le Code criminel et la Loi sur le droit d'auteur (fruits d'une oeuvre liée à la perpétration d'un acte criminel) se réunit aujourd'hui à 10 h 55 pour en examiner la teneur.
Le sénateur Lorna Milne (présidente) occupe le fauteuil.
[Traduction]
La présidente: Je ne sais pas ce qu'il en est pour les autres membres du comité, mais j'ai reçu beaucoup de courrier relativement à cette question. La presque totalité des gens qui m'écrivent appuient votre projet de loi. Les lettres proviennent de toutes les régions du pays et j'en ai probablement une centaine. À part des lettres signées par les deux conjoints, le seul autre groupe identifiable est la Catholic Women's League of Canada. J'ai cru qu'il fallait le consigner au compte rendu.
M. Wappel: J'ai bien sûr des copies de la plupart de ces lettres et j'ai aussi reçu des appels téléphoniques. Au fil des ans, l'appui n'a certes pas manqué en ce qui a trait à ce projet de loi. Comme vous le savez, des milliers de personnes ont signé des pétitions, qui ont été présentées au Parlement, et qui demandaient l'adoption de cette mesure législative.
Lors de ma comparution devant votre comité au mois de mars je suis dit prêt à vous aider de même que votre avocat-conseil à travailler à ce projet de loi. C'était mon intention, mais je veux que vous sachiez qu'il est un peu difficile pour moi d'aider ou de commenter si je ne reçois pas l'information.
À 18 h 25 hier, j'apprenais, par l'entremise de mon adjoint, que M. Mosley du ministère de la Justice a commenté, dans une lettre datée du 2 avril 1998, les amendements que j'ai proposés. Comme je n'ai appris qu'hier l'existence de cette lettre dont je n'ai toujours pas reçu copie, il m'est tout à fait impossible de vous dire quoi que ce soit au sujet de ce que M. Mosley avait à dire. Je m'excuse, mais c'est tout ce que je peux faire. Je voulais que vous sachiez que je ne fais pas fi des observations de M. Mosley. Je n'aurais été que trop heureux d'avoir l'occasion d'y jeter un coup d'oeil et de vous dire ce que j'en pensais.
La présidente: Je suis désolée, monsieur Wappel.
M. Wappel: Si un point devait être soulevé relativement à l'étude du projet de loi et que votre avocat-conseil ou le greffier veut bien communiquer avec moi à cet égard, je suis à votre disposition n'importe quand.
Je crois comprendre qu'il a été question de la Convention de Berne. Il est évident que les avis sont partagés. Le témoin qui a comparu ici hier représentait un organisme qui n'est pas un organisme à caractère juridique mais qui s'apparente plutôt à PEN International. Comme on pouvait s'y attendre, à l'instar de PEN International, cet organisme soutient que ce projet de loi contrevient à la Convention de Berne. Je vous ai fourni des preuves légales du contraire et j'ai fait appel aux services d'un avocat spécialiste du droit d'auteur qui est venu témoigner ici dans ce sens. Je réaffirme que mon projet de loi ne contrevient pas à la Convention de Berne.
S'il y contrevenait, toutefois, qui manifesterait son opposition? Quel pays désapprouverait si le Canada s'opposait à ce que les criminels tirent des gains des crimes pour lesquels ils ont été condamnés?
Le principe de cette mesure législative, qui vise à empêcher des criminels de tirer des gains des crimes pour lesquels ils ont été condamnés, peut-il se réaliser sans faire appel à la Loi sur le droit d'auteur?
C'est la raison pour laquelle, à mon avis, la Conférence sur l'uniformisation des lois du Canada avance pour ainsi dire à pas de tortue. Elle a du mal à reconnaître que nous vivons dans une fédération qui regroupe dix provinces et deux territoires. Une loi qui s'applique à un prisonnier incarcéré dans une prison en Ontario ne s'applique plus à lui s'il est transféré un jour au pénitencier de Prince Albert, parce qu'il ne se trouve plus alors en Ontario.
Même si les dix provinces et les deux territoires adoptaient une loi uniforme, cela n'empêcherait pas un criminel de se rendre, par exemple, à New York, à Londres ou à Berlin et d'y conclure une entente. Il n'aurait qu'à verser les gains tirés dans un compte d'une banque étrangère et utiliser par la suite cet argent comme bon lui semble.
La disposition relative aux droits d'auteurs contenue dans le projet de loi revêt donc une très grande importance. Si l'histoire s'inspire considérablement du crime pour lequel la personne a été condamnée, ce projet de loi l'empêchera de tirer des gains de l'oeuvre. Je dois insister sur le fait que l'histoire doit s'inspirer considérablement du crime pour lequel la personne a été condamnée.
J'aimerais signaler que mon amendement, qui exigerait de Sa Majesté qu'elle concède une licence à une personne qui veut publier une oeuvre, n'entraînerait pas l'expropriation de quelque oeuvre que ce soit. Plusieurs objections ont été soulevées à cet égard. J'ai l'impression que l'avocat de la Division du droit d'auteur du ministère de la Justice a mal interprété l'article 12 de la Loi sur le droit d'auteur. Le témoin a déclaré que, si une personne était embauchée pour produire une oeuvre, cette oeuvre appartiendrait alors à la Couronne. Ce n'est pas ce que dit l'article 12. Celui-ci dispose que si vous produisez une oeuvre par l'entremise de Sa Majesté, le droit d'auteur appartient à Sa Majesté. Il y a une énorme différence entre ces deux déclarations.
Nombreux sont ceux qui ont déclaré que le ministère de la Justice avait indiqué que ce projet de loi était inconstitutionnel. Dans mes remarques, j'ai essayé de faire valoir que cette décision revient à la Cour suprême du Canada. Je crois que les témoins de l'organisme Victimes de violence ainsi que du Centre canadien de ressources pour les victimes de crimes ont aussi abondé dans le même sens. Personne ne peut vraiment prévoir quelle sera la décision de la Cour suprême.
Je vous renvoie à un article du 18 avril 1998 tiré du Globe and Mail. La manchette, de toute évidence écrite par le rédacteur en chef, se lit comme suit: «Des experts judiciaires critiquent les décisions du plus haut tribunal en ce qui a trait à la Charte.» En plus petits caractères, sous cette dernière on lit: «Les décisions en matière de respect des droits sont qualifiées de contradictoires, confuses.» Il est intéressant de remarquer quelles sont les personnes citées dans cet article. Il s'agit entre autres de Robert Hubbard qui parle des décisions de la Cour suprême du Canada. Robert Hubbard est avocat au ministère de la Justice. Voici ce qu'il dit:
«Toutes les fois que je me rends à la Cour suprême du Canada, je n'ai aucune idée de ce qui se passera... La seule tendance que j'y ai vue, c'est qu'il n'y en a aucune.»
M. Hubbard a dit que, à la veille d'un appel, il est souvent incapable de déterminer pourquoi une affaire est même entendue -- encore moins de savoir ce que le tribunal va décider. Tirer alors à pile ou face, à son avis, n'est pas une si mauvaise façon de procéder car vous avez au moins 50 p. 100 des chances de gagner.
Nous avons là un avocat du ministère de la Justice qui parle des tendances des affaires relevant de la Charte qui sont entendues à la Cour suprême du Canada.
En terminant son discours devant des professeurs de droit, M. Hubbard a déclaré:
«Où allons-nous? Je ne le sais pas. Qu'a-t-on fait? Je n'en suis pas sûr.»
«Où sommes-nous à l'heure actuelle?» a lancé un avocat dans l'auditoire.
«Je ne sais pas» a répondu sèchement M. Hubbard.
Pourquoi cela serait-il pertinent dans ce cas? Un professeur de droit de Osgoode Hall, Patrick Monahan, a suivi de près les décisions de la Cour suprême et a produit des statistiques qui, selon moi, éclairent les tendances du tribunal de même que les différences marquées dans l'approche des juges en ce qui a trait au contentieux fondé sur la Charte.
L'une des tendances qu'a observées M. Monahan, ce qui est très intéressant, c'est que les plaideurs qui prétendent à une violation de l'une des garanties juridiques prévues dans la Charte, par exemple le droit à l'assistance d'un avocat ou à la liberté, sont de loin plus susceptibles de gagner leur cause que ceux dont la contestation repose sur les droits à l'égalité ou à une liberté fondamentale comme la liberté de parole ou d'expression.
Je ne prétends pas que c'est un fait certain mais que personne ne peut prévoir qu'elle sera la décision de la Cour suprême. Quiconque du ministère de la Justice se présente ici et affirme que la Cour suprême déclarera cette mesure législative inconstitutionnelle ne manque pas d'audace.
Il a aussi été un peu question de la loi Son of Sam. Cette loi, de la façon dont elle a été libellée à l'origine, avait une portée tellement vaste que personne dans cette salle, y compris moi-même, ne l'aurait avalisée. Si j'ai bien compris, elle englobait même des choses pour lesquelles les gens n'avaient pas été reconnus coupables, ce qui est ridicule. C'est la raison pour laquelle la Cour suprême des États-Unis l'a rejetée. Il est évident qu'elle n'a pas eu beaucoup de mal à lui trouver une trop vaste portée.
Elle n'a pas rejeté le principe de la loi Son of Sam, mais sa trop vaste portée. L'Assemblée devait agir rapidement étant donné que Berkowitz, Son of Sam, s'apprêtait à publier son oeuvre. Il fallait donc concocter une mesure législative et la faire adopter dans les plus brefs délais pour freiner le processus.
Certains des témoins ont parlé de Guy Paul Morin et du livre qui a été écrit. Je crois qu'il s'intitulait Redrum the Innocent. Le lendemain de ma dernière comparution devant ce comité, le Toronto Star a publié un très long article assorti d'une photo de moi-même et d'une autre de M. Morin. Selon la manchette, M. Morin croyait qu'il serait toujours en prison si ce projet de loi était en vigueur.
En se fondant sur l'avis qu'il avait reçu de la Writers' Union of Canada au sujet de mon projet de loi, M. Morin expliquait son point de vue. Quelqu'un s'inquiétait du fait qu'on avait dit que M. Morin avait collaboré avec l'auteur. Kirk Makin, l'auteur du livre, m'a téléphoné le même jour -- il était très furieux à propos de l'article -- pour me dire qu'il n'avait pas écrit ce livre en collaboration avec Guy Paul Morin. Le lendemain, un erratum très succinct était publié à la page 2. On y lisait que M. Morin n'avait pas, en réalité, collaboré avec M. Makin.
Comme M. Morin n'a pas collaboré avec M. Makin, mon projet de loi n'aurait eu absolument aucun impact sur ce livre. Tout le fondement de l'article était fautif, néanmoins l'erratum était minuscule par rapport à la taille de l'article.
J'ai demandé à M. Makin d'écrire aux membres de ce comité pour leur indiquer qu'il n'avait pas collaboré avec M. Morin et qu'il avait écrit le livre de son propre gré. Je ne sais pas s'il l'a fait, mais je veux vous mettre au courant de la conversation que j'ai eue avec lui de même que de la parution d'un erratum dans le Toronto Star, le lendemain.
Je rappelle aux membres de ce comité que tous les points que j'ai fait ressortir figurent dans les témoignages que j'ai livrés en octobre et en mars. Je vous ai remis des copies de ces discours et je ne peux qu'espérer que vous les examinerez et que vous en tiendrez largement compte lorsque vous étudierez ce projet de loi.
La présidente: Si une partie de cette information ne vous est pas parvenue, c'est que la série de lettres que nous avons reçues, dont une datée du 2 avril, n'a pas été distribuée aux membres du comité avant mardi de cette semaine en raison de problèmes de traduction. Le greffier doit distribuer à tous les membres du comité ces documents avant de les diffuser à l'extérieur.
Le sénateur Gigantès: Vous semblez dire que, parce que nous ne savons pas ce que pourrait être la décision de la Cour suprême en ce qui a trait à votre projet de loi, nous ne sommes pas tenus de déterminer s'il est imparfait ou inconstitutionnel.
M. Wappel: Ce n'est pas du tout ce que je prétends. Cependant, vous devez tenir compte de tous les facteurs dans le cadre de vos délibérations -- y compris toutes les tendances, ou l'absence de ces dernières, à la Cour suprême du Canada.
Le sénateur Gigantès: Selon cet avocat du ministère de la Justice dont les propos sont souvent cités, c'est comme tirer à pile ou face.
Notre tâche est néanmoins différente. Nous devons présenter au Sénat un rapport. Nous n'avons pas d'autre choix. Nous pourrions lui dire ou d'approuver le projet de loi ou d'approuver le projet de loi dans sa forme modifiée sou encore de ne pas étudier le projet de loi. Peu importe la décision, nous exprimerions alors une opinion ou émettrions un jugement, à savoir si nous croyons qu'il s'agit d'une bonne mesure législative qui résistera à l'examen par les tribunaux.
M. Wappel: Je suis d'accord avec vous.
Le sénateur Gigantès: Nous n'avons aucun contrôle sur ce que fera la Cour suprême. Nous ne pouvons-nous cacher derrière une tendance cette dernière. Vous devez nous convaincre -- ne vous occupez pas de la Cour suprême.
M. Wappel: Si vous rejetez le projet de loi, la Cour suprême n'aura jamais la chance de se prononcer. Un tel geste empêcherait la Cour suprême de même examiner la question.
Le sénateur Gigantès: Voulez-vous dire par là que, même si ce comité pense que cette mesure législative est mauvaise ou inconstitutionnelle, il devrait malgré tout recommander son adoption? Devons-nous envoyer devant les tribunaux et, finalement devant la Cour suprême, ce que nous considérons comme de mauvaises lois?
M. Wappel: Je répète ce que j'ai dit lors de ma comparution en mars. S'il y a deux arguments raisonnables, l'un en faveur et l'autre contre la constitutionnalité du projet de loi, comme cette question a été adoptée à l'autre endroit, je vous exhorte à accepter l'argument en faveur de la constitutionnalité.
Le sénateur Gigantès: Le Sénat a rejeté de nombreuses autres mesures législatives qui avaient été adoptées à l'autre endroit. À bien de ces occasions, j'ai cru que le Sénat avait agi raisonnablement.
M. Wappel: Comme je l'ai signalé, seulement trois projets de loi du gouvernement ont été rejetés au Sénat et je les ai nommés lors de ma dernière comparution.
Le sénateur Gigantès: Nous les avons bel et bien rejetés.
M. Wappel: Seulement trois et cela s'est passé sur une très longue période.
Le sénateur Gigantès: Je laisserai la question de la constitutionnalité à mes collègues qui sont avocats. Je suis sûr qu'ils argumenteront avec vous.
Quant à moi, je ne crois pas qu'il soit de mon devoir en tant que membre de ce comité de décider d'adopter la mesure législative et de voir ensuite ce qu'en dira la Cour suprême. Ma tâche consiste à répondre à l'une des trois questions suivantes: recommandons-nous que la mesure législative soit adoptée dans sa forme actuelle? Recommandons-nous qu'on y apporte des amendements? En fin recommandons-nous que le Sénat n'examine pas cette mesure législative? C'est tout ce que nous pouvons faire. C'est ce à quoi se limite notre pouvoir. Nous devons prendre notre décision en ce qui a trait à la valeur du projet de loi. Nous n'avons pas à nous demander ce qu'en pensera la Cour suprême.
M. Wappel: Je suis d'accord avec vous. Ce que la Cour suprême peut faire ou ne pas faire est une question non pertinente. Toutes les fois que j'ai comparu ici je me suis toutefois laissé dire que la Cour suprême rejettera cette mesure législative. Je ne suis pas d'accord sur ce point.
Le sénateur Beaudoin: Nous avons soigneusement étudié la question de la liberté d'expression la dernière fois que vous êtes venus ici. Depuis lors, vous avez apporté des amendements à votre projet de loi. Les experts qui ont comparu ensuite devant nous les ont examinés et n'ont pas changé d'opinion pour la plupart. Nous devons assurément en tenir compte à mon avis.
Dans certains cas nous pouvons dire avec certitude que la Cour suprême jugera une mesure inconstitutionnelle même si je conviens qu'il peut être difficile de prévoir exactement ce que sera sa décision dans certains cas. Depuis 1938, toutefois, la Cour suprême s'est toujours montrée très libérale en ce qui a trait à la liberté d'expression. Les juristes qui ont étudié la question en sont venus à la même conclusion. Il n'y a bien sûr aucune certitude. Certaines affaires sont décidées par une faible majorité même si, dans le domaine de la liberté d'expression, la tendance est toujours la même. Elle est examinée et appliquée de façon libérale parce que c'est sur elle que repose notre régime démocratique.
Après avoir examiné vos amendements, ceux qui ont comparu devant nous hier en arrivent à la même conclusion. Nous avons entendu d'émouvantes déclarations de la part de deux témoins à qui nous avons demandé de quelle façon le projet de loi C-220 viendrait en aide aux victimes. Ils nous ont répondu qu'ils ne s'intéressaient pas à l'argent, ce que je respecte. Même si le projet de loi était approuvé ainsi amendé, comment aiderait-il les victimes?
Olson, Bernardo et les autres ne toucheront pas de redevances, mais ils peuvent toujours produire des vidéos, faire des déclarations ou s'exprimer sur Internet. Vous me direz peut-être que c'est mieux que rien, il n'en reste pas moins que cela soulève quelques problèmes.
Le droit d'auteur, et sa suppression, est exclusivement de compétence fédérale, mais certains avocats soutiendront qu'il fait partie des droits civils et de propriété. La liberté d'expression est évidemment en cause ici. Ce projet de loi se justifie-t-il dans une société libre et démocratique? Je n'en suis pas convaincu. Tout le débat sur la Charte est résumé dans ces arguments.
Je trouverais formidable qu'on vienne en aide aux victimes, mais ce n'est pas ce que propose le projet de loi. Il y a aussi la question de savoir si c'est de compétence fédérale ou provinciale. Même en supposant que nous avons le pouvoir de présenter ce projet de loi, l'objectif visé n'est pas atteint. On veut faire une loi pour deux ou trois personnes et on viole une liberté fondamentale.
Hier, les avocats à qui j'ai demandé si le projet de loi contrevenait à la Convention de Berne m'ont répondu que oui. Vous prétendez le contraire. Nous sommes tous les deux avocats, et nous devons peut-être admettre que nous divergeons d'opinion là-dessus.
Que faire alors? En cas de doute, ou si j'ai la conviction qu'il y a violation de la Charte, je vais avoir beaucoup de mal à accepter le projet de loi, et laisser de ce fait la Cour suprême trancher. En tant que législateurs, nous devons appliquer la loi telle qu'elle nous apparaît. Si, en tant que membres d'une assemblée législative, nous avons la conviction que le projet de loi ne respecte pas le partage des pouvoirs ou la liberté d'expression, j'estime que nous devons le rejeter.
Je ne sais pas ce que mes collègues du Sénat décideront. Nous allons bien sûr débattre de la question. Cependant, il est difficile de leur conseiller d'approuver un projet de loi si nous sommes convaincus qu'il viole la liberté d'expression.
M. Wappel: J'ai présenté un amendement qui prévoit que Sa Majesté doit concéder une licence de publication. On ne supprime pas la liberté d'expression. Si on a l'assurance que le criminel ne touchera pas d'argent, Sa Majesté doit concéder la licence.
Le sénateur Beaudoin: Selon vous, la liberté d'expression est respectée parce que le droit d'auteur est dévolu à Sa Majesté du chef du Canada, qui doit concéder une licence?
M. Wappel: Exactement.
Le sénateur Beaudoin: Évidemment le criminel a écrit le livre.
M. Wappel: Oui, alors où le prive-t-on de sa liberté d'expression? Le criminel a écrit son livre et trouvé un éditeur, Sa Majesté a accordé un permis de publication et le livre est publié. Le projet de loi vise à empêcher le criminel de toucher des redevances sur son ouvrage. Où y a-t-il violation de la liberté d'expression?
Le sénateur Beaudoin: Il est clair que le criminel ne touche pas d'argent, mais à qui appartient le droit d'auteur?
M. Wappel: Quel est le rapport avec la liberté d'expression?
Le sénateur Beaudoin: La liberté d'expression est inhérente au droit d'auteur.
M. Wappel: Non. Si le criminel veut produire une vidéo ou écrire un livre, il peut s'exprimer.
Le sénateur Beaudoin: Votre projet de loi ne l'empêche pas.
M. Wappel: Tout à fait. Voilà pourquoi le projet de loi ne viole pas la liberté d'expression.
Le sénateur Beaudoin: Non, je veux dire que votre projet de loi n'empêche pas la production d'une vidéo.
M. Wappel: Il n'empêche aucune production. Il empêche seulement le criminel de toucher les profits de son oeuvre.
Le sénateur Beaudoin: Comme les criminels ne pourront toucher de redevances sur leur oeuvre, espère-t-on les dissuader d'écrire?
M. Wappel: Au contraire. Je dirais que les gens n'écrivent pas pour l'argent. Ils écrivent pour diverses raisons, notamment pour se déculpabiliser ou pour témoigner de leur expérience. Ils ne décident pas d'écrire sur le meurtre qu'ils ont commis pour faire un million de dollars. Toutefois, si c'était leur objectif, il ne faudrait pas les laisser faire.
Le sénateur Beaudoin: Si je comprends bien la teneur du projet de loi, vous voulez faire savoir aux criminels qu'ils ne toucheront pas d'argent s'ils publient des livres.
M. Wappel: Oui.
Le sénateur Beaudoin: Vous élaborez un mécanisme par lequel le droit d'auteur est dévolu à Sa Majesté.
M. Wappel: Oui.
Le sénateur Beaudoin: Sa Majesté peut évidemment en faire ce qu'elle veut.
M. Wappel: À une exception près, puisqu'elle doit concéder une licence de publication si elle a la certitude que le criminel ne touchera pas les profits de son oeuvre.
Le sénateur Beaudoin: Elle devra concéder la licence si le criminel n'enfreint pas le Code criminel, par exemple.
M. Wappel: Non, elle devra concéder une licence de publication pour tout ouvrage écrit par un criminel à la condition qu'on la convainque, par déclaration sous serment, que le criminel ne touchera pas l'argent lié à cette oeuvre.
La présidente: Pour que les choses soient bien claires, je vais lire l'amendement de M. Wappel à ce sujet.
Sa Majesté concède une licence sans exiger de droit à toute personne qui veut publier une oeuvre sur laquelle Sa Majesté détient le droit d'auteur en vertu [...]
Du projet de loi.
M. Wappel: C'est une disposition impérative.
La présidente: Le projet de loi ne laisse pas de choix.
M. Wappel: Dans ce que j'ai présenté, on ne peut prétendre que la liberté d'expression est supprimée.
Le sénateur Beaudoin: Pourquoi l'auteur doit-il obtenir une licence? Cette obligation n'est-elle pas contraire à la liberté d'expression?
M. Wappel: Non. La liberté d'expression est le pouvoir de s'exprimer. L'auteur a le droit de rédiger un manuscrit et, conformément à l'amendement que j'ai présenté, il pourra le soumettre à un éditeur. Si l'éditeur veut publier l'ouvrage, Sa Majesté devra concéder une licence, à la condition qu'on la convainque que le criminel n'en tirera aucun profit.
Le sénateur Beaudoin: Vous dites que Sa Majesté doit le faire, mais qu'arrive-t-il si elle ne le fait pas?
M. Wappel: Elle peut refuser de concéder une licence seulement si elle n'est pas certaine que le criminel ne touchera pas d'argent. Si l'éditeur ou le criminel n'accepte pas ce refus, il suffira d'en saisir un tribunal pour prouver que le criminel ne touchera pas d'argent. Si c'est prouvé, Sa Majesté concédera la licence.
Dans la première version du projet de loi, on a critiqué la suppression apparente de la liberté d'expression. L'amendement proposé ne permet pas de prétendre que la liberté de parole ou d'expression sera supprimée.
Sénateur, vous dites qu'il n'est pas possible de priver quiconque de son droit d'auteur, mais ça l'est, puisque l'article 12 de la loi prévoit que le droit d'auteur appartient à Sa Majesté dans certaines circonstances; c'est la loi qui le dit. Nous pouvons la modifier pour retirer le droit d'auteur dans d'autres circonstances. C'est aux législateurs d'en décider.
Vous me demandez ce que va faire l'adoption du projet de loi. Je vous demande ce qui va arriver si le projet de loi est rejeté. Que prévoit la loi du Canada?
Selon la loi du Canada, un tueur en série peut écrire un livre dans lequel il explique en détail toutes les circonstances de ses meurtres; il peut trouver un éditeur au Canada ou à l'étranger; il peut produire et vendre une cassette vidéo et il peut faire des profits en décrivant les actes haineux pour lesquels il a été condamné. Voilà ce que la loi permet aujourd'hui. Rien n'empêche un criminel de faire de l'argent en relatant les actes pour lesquels il a été reconnu coupable.
Actuellement, on peut poursuivre un criminel pour l'argent que lui a procuré un livre, mais ce n'est pas la solution. Si un criminel arrive à trouver un éditeur, il peut faire de l'argent simplement en racontant les crimes pour lesquels il a été condamné. C'est ce que permet la loi, et ça pourra toujours se faire au Canada si ce projet de loi est rejeté.
Quelle est notre intention? Je dirais que notre intention est d'empêcher qu'un criminel puisse tirer profit de ses crimes, c'est tout.
Le sénateur Beaudoin: Il y a deux possibilités. Il est possible qu'une personne jugée et condamnée à une peine d'emprisonnement pour meurtre, donc privée de sa liberté selon la loi de notre pays, décide, une fois en prison, d'écrire pour expliquer les irrégularités du procès soutenant qu'elle n'est pas coupable pour certaines raisons, ce qui peut être vrai. Des erreurs judiciaires se sont produites car, hélas, nous ne vivons pas dans un monde parfait. Or, cette personne serait visée par votre projet de loi.
Il est aussi possible que le détenu regrette son geste et veuille écrire un livre pour éviter que les jeunes commettent le même genre d'erreur que lui. Empêcheriez-vous la rédaction d'un ouvrage de cette nature?
M. Wappel: Absolument pas. J'empêcherais le versement des redevances. Même s'il regrette son geste, le criminel ne devrait pas pouvoir toucher de l'argent pour avoir raconté son crime. Le projet de loi n'empêche personne d'écrire.
Le sénateur Beaudoin: Si vous n'êtes pas coupable et que vous n'avez pas le droit de toucher d'argent, est-ce juste?
M. Wappel: Si vous n'êtes pas coupable, vous n'êtes pas visé par cette loi. Elle ne s'applique qu'aux personnes reconnues coupables.
Le sénateur Beaudoin: Je vous ai parlé, dans mon exemple, d'un homme condamné par erreur. C'est malheureusement des choses qui arrivent.
M. Wappel: C'est déjà arrivé.
Le sénateur Beaudoin: Cet homme choisit d'écrire son histoire pour prouver son innocence et il réussit à le prouver. Il est toutefois visé par votre projet de loi.
M. Wappel: S'il a été condamné, le projet de loi s'applique à lui. S'il réussit à prouver qu'il est innocent, le projet de loi ne s'applique plus. Il peut alors exiger de celui qui a publié ses écrits le remboursement de l'argent qui lui est dû.
Le sénateur Beaudoin: J'ai toujours un problème avec la liberté d'expression. Je sais que, dans certains cas, le crime peut être monstrueux. Je le sais et je sympathise énormément avec ceux qui ont comparu hier. C'est pourquoi, comme je l'ai dit, je serais tout à fait favorable à une loi qui viendrait en aide aux victimes, mais M. Rosenfeldt nous a dit que son organisme n'avait pas besoin d'argent et n'en voulait pas non plus, ce que je respecte.
M. Wappel: Il vous a aussi dit qu'il ne voulait pas que les criminels touchent de l'argent pour avoir raconté les crimes pour lesquels ils ont été condamnés.
Le sénateur Beaudoin: C'est juste.
M. Wappel: Il y a toujours deux côtés à une médaille.
Le sénateur Beaudoin: C'est plutôt deux médailles différentes.
Vos intentions sont sûrement très louables. Vous voulez arriver à vos fins et aider. Toutefois, en tant que juriste, je dois me demander si le projet de loi respecte la Charte des droits. Je peux me tromper mais, à première vue, il me semble qu'il n'est pas justifié, dans une société libre et démocratique, de restreindre ainsi la liberté d'expression.
M. Wappel: Où y a-t-il suppression de la liberté d'expression? Comment le projet de loi supprime-t-il la liberté d'expression?
Le sénateur Beaudoin: Vous allez directement à l'encontre du principe du droit d'auteur.
M. Wappel: Comment cela empêche-t-il l'expression?
Le sénateur Beaudoin: Pourquoi voulez-vous permettre la rédaction d'un livre, mais empêcher le versement des profits?
M. Wappel: Dans l'intérêt public, notre société estime qu'un criminel ne doit pas tirer profit du crime pour lequel il a été condamné, y compris par la rédaction d'un livre sur ce sujet.
Le sénateur Beaudoin: Écrire est-il un crime?
M. Wappel: Tout dépend. Écrire de la pornographie juvénile est interdit.
Le sénateur Beaudoin: C'est une activité prévue dans le Code criminel.
M. Wappel: On peut le prévoir dans le Code criminel. Votre argument est insidieux. Vous dites qu'on ne peut pas le faire parce que ce n'est pas prévu dans le Code criminel.
Le sénateur Beaudoin: Je comprends vos intentions qui sont fort louables. Toutefois, le mécanisme auquel vous avez recours ne respecte pas notre système de droit.
M. Wappel: Nous avons des opinions divergentes sur cette question.
Le sénateur Gigantès: Hier, M. Rosenfeldt, dont le fils a été tué par Clifford Olson, nous a dit qu'il ne s'intéressait pas à l'argent. Il tient à ce que des criminels comme Clifford Olson ne puissent pas publier. C'est ce qu'il nous a dit.
M. Wappel: C'est exact. C'est ce qu'il a dit.
Le sénateur Gigantès: Il nous a dit qu'il voulait que M. Olson soit privé de parler et de publier pour que son cauchemar continue de le hanter.
Le projet de loi sert seulement à assurer encore davantage qu'un livre sera publié. Vous donnez à l'éditeur deux fois la somme que lui procurerait normalement le tirage de 15 000 livres. Normalement, dans ce cas, 40 p. 100 va au grossiste, 40 p. 100 au libraire et le reste est divisé également entre l'auteur et l'éditeur. Selon votre projet de loi, l'éditeur toucherait 20 p. 100, au lieu de 10 p. 100. C'est plus lucratif pour lui, et M. Rosenfeldt pourrait être hanté par un livre décrivant la torture qu'a subie son fils. Il nous a dit qu'il ne voulait pas que des ouvrages de ce genre soient publiés ou distribués et qu'il ne voulait pas que Clifford Olson puisse parler de ce qu'il a fait à son fils. Votre projet de loi ne respecte pas ce voeu.
Pour ne pas qu'on puisse dire que la liberté d'expression est limitée, vous allez trop loin dans l'autre sens. Vous allez en fait encourager la publication d'ouvrages écrits par de dangereux criminels en obligeant Sa Majesté à concéder une licence.
M. Wappel: C'est absolument faux.
Le sénateur Gigantès: Ces criminels dangereux peuvent dire tout ce qu'ils veulent et décrire leurs crimes. Selon votre proposition, il est même plus lucratif pour un éditeur de publier ce genre de livre parce que l'éditeur n'aura pas à verser de redevances à l'auteur. M. Rosenfeldt est susceptible de voir la torture subie par son fils reproduite en milliers d'exemplaires.
M. Wappel: Vous avez complètement tort, sénateur. Sans ce projet de loi, le criminel peut publier en toute liberté et encaisser des profits.
La présidente: Des exceptions sont prévues en vertu de lois sur l'obscénité.
M. Wappel: Oui, et de celles sur les crimes haineux.
La présidente: Est jugée obscène toute publication dont la caractéristique principale est l'exploitation indue du sexe, du sexe et du crime, de l'horreur, de la cruauté ou de la violence.
M. Wappel: Ce qui prouve qu'il y a des limites à notre liberté d'expression dans ce pays.
Le sénateur Gigantès a dit qu'il n'y ait rien pour les victimes. Hier après-midi, M. Rosenfeldt a déclaré devant votre comité, et je cite:
Les victimes ne veulent rien. La dernière chose que nous voulons c'est l'argent qu'a touché un criminel. Je peux vous en assurer.
Puis, M. Sullivan a ajouté et je cite:
Les familles ne veulent pas d'argent. Elles veulent faire en sorte qu'Olson ne tire pas profit de ses crimes.
Pourquoi ne citez-vous pas ces propos, sénateur?
Le sénateur Gigantès: Mes collègues vont m'appuyer quand je dis que M. Rosenfeldt a déclaré devant nous qu'il ne voulait pas que Clifford Olson puisse écrire, parler ou dire quoi que ce soit sur le meurtre de son fils. Vous êtes d'accord avec lui, mais votre projet de loi encourage des gens comme Olson à prendre des initiatives de ce genre.
M. Wappel: Il estime peut-être que des gens comme lui ne devraient pas pouvoir écrire à ce sujet, mais nous devons tenir compte de la Charte et d'un équilibre entre les intérêts de tous. Il y a une différence entre interdire à quelqu'un d'écrire et lui permettre d'écrire, mais l'empêcher d'en tirer profit. Il y a une énorme différence entre les deux.
Le sénateur Gigantès: Vous doublez les profits de l'éditeur et vous rendez la publication du récit d'Olson plus lucrative.
Le sénateur Grafstein: Nous devrions remercier M. Wappel de nous présenter ce problème. Il nous oblige à nous pencher sur le sens de la Charte et à discuter de l'intérêt national et de l'intérêt privé. Ce projet de loi soulève une série de questions complexes.
Un léger paradoxe ressort de votre proposition dans le sens où elle force Sa Majesté à concéder une licence libre de redevances à une personne reconnue coupable d'un crime. C'est assez curieux d'obliger Sa Majesté à concéder une licence à un criminel. La loi a parfois de ces aberrations mais, dans ce cas-ci, cela va plus loin. Le projet de loi ne jette-t-il pas le discrédit sur Sa Majesté? C'est seulement un commentaire de ma part.
Ce qui m'intéresse c'est de savoir comment réparer ce préjudice. Comment corriger cette atteinte aux droits des victimes? Vous proposez une solution. Personne ne remet en question le fait qu'il y a atteinte aux droits des victimes et que l'atteinte à la vie privée des parents et des proches des victimes se répète.
On pourrait proposer un projet de loi prévoyant qu'une injonction puisse être prise contre un criminel qui répéterait le délit. C'est seulement une proposition de ma part. Vous nous avez forcés à examiner la question. Comment corriger l'énorme problème que soulève ce que vous proposez?
Nous devons réagir à ce projet de loi. J'admets qu'il me donne beaucoup de fil à retordre. Déterminer si la liberté d'expression littéraire est comparable au crime est subjectif. Qui porte ce jugement subjectif? Le tribunal se prononce-t-il après avoir lu l'ouvrage ou regardé la cassette?
Permettez-moi de vous énumérer toute une série de cas qui tiennent du paradoxe. Chacune des personnes que je vais citer a commis un crime grave: Garcia Lorca, poète, Antonio Gramsci, écrivain, Nelson Mandela, Gandhi, Nehru, Shcharansky, les poètes Ossip Mandelstam, Anna Akhmatova et Joseph Brodsky, le poète grec Constantin Cavafy, Claude Ryan, député à l'assemblée législative, et Alfred Dreyfus.
Ils ont tous été condamnés pour avoir commis un crime grave contre l'État. Ils ont tous été incarcérés et ils ont tous écrit sur leur crime. En fait, Nehru a déclaré que la prison lui en avait appris davantage que la vie en liberté, notamment sur la non-violence.
Comment régler ce problème? Votre projet de loi se serait appliqué à tous ces ouvrages. En écrivant J'accuse, Émile Zola a changé la perception des droits et libertés et des droits humains en Europe. Il a été accusé d'un crime grave contre l'État, celui de trahison, pour lequel il a été condamné. Le poète Constantin Cavafy, je crois -- et le sénateur Gigantès peut me corriger si je me trompe -- est homosexuel, et tous ses poèmes, qui sont tous très beaux, sont l'expression explicite de son homosexualité.
Nous convenons que vous soulevez un grave problème. Faire déterminer par un magistrat ou un juge si un poème ou une oeuvre artistique est la répétition d'un crime ne règle pas ce que nous considérons tous comme un énorme problème. Comment régler cette question?
Pour certains, l'obscénité devrait tout simplement être interdite. Pour d'autres, elle est nécessaire à l'évolution de l'esprit humain. Ce sont les deux côtés d'une même médaille. Ce qui est obscène pour certains est une oeuvre d'art pour d'autres. Ce problème s'est présenté pas loin d'ici, au Musée des beaux-arts du Canada. Qui détermine ce qui est de l'art et ce qui est obscène?
La solution ne devrait peut-être pas faire intervenir le droit criminel ou Sa Majesté. Les droits devraient peut-être être conférés aux victimes qui pourraient chercher à les faire valoir pour obtenir réparation ou une injonction. Ainsi, on ne porterait pas atteinte aux principes dont nous discutions.
À mon avis, il existe une autre solution. Vous avez mentionné la nature de la Charte des droits pour laquelle nous nous sommes battus. Vous comprendrez que nous sommes inquiets. Comment peut-on accepter un recul sur ce plan?
Les opinions que nous avons entendues sont très nettes. Pour ceux d'entre nous qui sommes des avocats, les opinions sont claires, et ce fait nous trouble encore plus parce que nous souhaitons vraiment vous aider à résoudre le profond malaise social que vous avez souligné.
M. Wappel: Vous avez demandé s'il fallait que le tribunal lise le roman ou qu'il regarde la cassette. Je vous réponds que oui. C'est exactement ce qu'il fait quand il décide si du matériel est obscène au sens du Code criminel. C'est ce qui lui permet de se prononcer.
Vous avez mentionné les normes de la société. On en tient certes compte, et le tribunal du droit d'auteur examinerait l'oeuvre. Pour ce qui est de la prépondérance des probabilités, le tribunal déciderait si l'oeuvre est essentiellement fondée sur un crime pour lequel la personne a été condamnée.
Les audiences sont publiques, de sorte que tous peuvent y assister. Si le tribunal juge que l'oeuvre repose essentiellement sur la perpétration d'un crime, la loi à l'étude s'appliquerait. Par contre, si elle ne repose pas essentiellement sur la perpétration d'un crime, la loi ne s'appliquerait pas.
Je vous réponds donc par l'affirmative. Le tribunal lirait le livre. Le tout se déroulerait en audiences publiques, non pas derrière des portes closes.
Vous avez mentionné plusieurs auteurs. Que je sache, un seul d'entre eux était un Canadien. Le projet de loi à l'étude ne s'applique qu'aux personnes jugées coupables d'un acte criminel au Canada.
Le projet de loi à l'étude n'est pas une mesure de défense des droits des victimes -- je ne l'ai jamais prétendu. Il porte sur les droits de la société.
Le sénateur Grafstein: J'aurais dû citer le nom de Riel. Dans quelques semaines, nous commémorerons son héroïsme. N'oubliez pas cependant qu'il a été jugé et incarcéré et qu'il a écrit à ce sujet.
M. Wappel: Le recul change la perspective. Dans cinquante ans, qui nous dit que des historiens révisionnistes ne réhabiliteront pas des personnes jugées coupables d'actes criminels! Je ne peux pas m'inquiéter de choses comme celles-là. Il faut que je me m'en tienne au présent.
Le projet de loi à l'étude porte sur les droits de la société. Si nous admettons au départ le principe qu'il ne faut pas qu'un criminel profite du récit des crimes pour lesquels il a été condamné, eh bien, c'est ce dont il est question dans le projet de loi à l'étude. Vous avez dit qu'on jugerait la loi comme étant ridicule. Selon moi, c'est nous que l'on jugera ridicules si nous permettons à un criminel de profiter du récit de son crime.
Vous avez reçu des lettres au sujet du projet de loi, ce qui est normal. On ne souhaite pas que des personnes jugées coupables d'actes criminels puissent faire de l'argent en faisant le récit de leurs crimes. Si vous n'acceptez pas ce principe au départ, alors nous ne pouvons rien faire. Par contre, si vous l'admettez, nous pouvons faire quelque chose.
À un certain moment, j'étais convaincu que le projet de loi à l'étude mourrait de sa belle mort en raison de l'argument invoqué, soit la liberté d'expression. Par conséquent, j'ai essayé de trouver un moyen de régler ce problème.
J'ai l'impression -- c'est peut-être moi qui suis paranoïaque -- qu'on est constamment en train de chercher la petite bête noire dans le projet de loi, plutôt que de voir ses bons côtés. Tout dépend de la façon dont on le voit. Nous ne voulons pas que des criminels puissent profiter de leurs crimes en en faisant le récit. C'est aussi simple que cela. On ne cherche pas à les empêcher d'en faire le récit. Nous sommes conscients de la réalité et de la Charte.
Il se peut que les victimes veuillent empêcher le criminel de faire le récit de ses crimes et d'être interviewé à une émission radiophonique, mais, à cause de la Charte, ce n'est pas réaliste. La common law est déjà réaliste. Il interdit au criminel de profiter, par exemple, de l'assurance-vie de la personne qu'il a tuée.
Vous avez demandé pourquoi on ne laissait pas simplement les victimes poursuivre le criminel. Sénateur, vous n'étiez pas ici quand M. Rosenfeldt a témoigné pour la première fois. Il nous a dit que sa poursuite contre Olson avait englouti toutes les économies de sa famille. Pourquoi victimiser à nouveau la victime en l'obligeant à intenter une poursuite et à y engloutir ses économies pour poursuivre des criminels qui pourraient fort bien avoir dépensé tout l'argent avant même que le tribunal ne se prononce?
Le sénateur Grafstein: Je suggérerais deux choses. Tout d'abord, il faudrait conférer aux victimes, y compris à celles qui sont mortes, des droits civils et des droits patrimoniaux, parce qu'il s'agit-là d'un problème épineux. Ensuite, on pourrait prévoir dans le droit criminel un droit qui permettrait aux victimes d'obtenir une injonction du tribunal.
M. Wappel: Il faudrait que les victimes paient pour l'obtenir.
Le sénateur Grafstein: Non. Ce serait aux frais de l'État.
M. Wappel: C'est une autre approche que l'on pourrait jumeler au projet de loi à l'étude. Va-t-il à l'encontre de la liberté d'expression?
Le sénateur Grafstein: Le récit du crime serait classé matériel obscène, ce qui représente une exemption acceptable. La liberté totale d'expression n'existe pas. L'exemple classique donné par Oliver Wendell Holmes le montre bien: on n'est pas libre de crier au feu dans une salle sombre, quand il n'y a pas de feu. Il y a des limites, et le caractère obscène en est un. Nos lois sont plus restrictives que celles des États-Unis en ce qui concerne la liberté d'expression.
M. Wappel: Aux États-Unis, toutefois, 42 États de même que le district de Columbia ont des lois qui leur permettent de saisir l'argent tiré d'un crime. Ces lois sont analogues au projet de loi que j'ai déposé, sauf qu'elles n'incluent pas le droit d'auteur. Souvent, elles ont aussi des points en commun avec les lois de l'Ontario.
Vous avez mentionné le cas des États-Unis. Je ne le mentionne jamais à moins qu'une autre personne ne soulève le point. Vous dites que les lois des États-Unis sont moins restrictives. Je vous ferai remarquer que 42 États ont une loi qui leur permet de saisir les profits d'oeuvres rédigées, produites ou créées par des criminels en rapport avec des crimes pour lesquels ils ont été condamnés.
Nous n'avons pas de pareille loi au Canada. Ici, le criminel peut écrire n'importe quoi. Ce n'est pas le cas dans 42 des 50 États américains, pas plus que ce n'est le cas dans le district de Columbia. Je soutiendrais au contraire que le Canada accorde plus de liberté, pour le meilleur ou pour le pire.
Le sénateur Moore: Éloignons-nous de l'exemple des crimes haineux. Qu'arriverait-il si une personne condamnée pour fraude informatique rédigeait un livre expliquant comment elle s'y est prise, ce qui permettrait aux entreprises de prendre des mesures pour se protéger? Si la vente du livre ne rapporte rien à l'auteur, les entreprises n'auront pas accès à cette information. Qu'avez-vous à dire au sujet d'une pareille situation?
M. Wappel: Vous supposez au départ, sénateur Moore, que l'on n'écrit jamais s'il n'y a pas moyen d'en tirer profit. Je n'accepte pas cette hypothèse. La personne pourrait fort bien être pénitente.
Le sénateur Moore: Je ne suppose pas cela du tout. Je ne fais pas d'hypothèse.
M. Wappel: Vous avez laissé entendre que, si l'auteur est incapable d'en tirer de l'argent, il ne rédigera pas le livre. Je conteste cette hypothèse. L'acte de «création» n'a rien à voir avec l'argent. On crée parce qu'on veut créer. Très peu d'auteurs sont publiés, comme vous le dira n'importe quel éditeur. Beaucoup de gens écrivent de la poésie, des livres et des manuscrits. Beaucoup de gens produisent aussi des cassettes vidéos d'amateur. Leurs oeuvres sont rarement publiées. Ils le font parce qu'ils veulent le faire.
Le sénateur Gigantès: Je n'écris pas si l'on ne me verse pas une avance.
Le sénateur Grafstein: Le Canada a la plus forte proportion de poètes publiés par tête d'habitant au monde, mais ces poètes sont les moins lus. Nous publions effectivement beaucoup de poésie, mais les gens ne lisent pas les recueils.
M. Wappel: Je reviens à votre exemple du livre au sujet de la fraude informatique. En vertu du projet de loi à l'étude, la personne pourrait produire le livre. La seule chose qui lui serait interdite serait de tirer profit de sa vente. Toutefois, rien ne l'empêcherait de l'écrire.
Vous avez mentionné les crimes graves. Je vous réponds qu'il est question d'actes criminels. La société voit la fraude comme une infraction grave, puisqu'elle condamne la personne jugée coupable de cet acte à la prison. Toute sentence de plus de deux ans doit être purgée dans une prison fédérale. La société considère comme étant grave tout crime qui mérite une pareille peine.
Le sénateur Gigantès: Monsieur Wappel, l'idée qu'un homme comme Clifford Olson puisse faire de l'argent en faisant le récit de ses crimes est repoussante. Sur ce plan, vous avec tout notre appui. Hier, M. Rosenfeldt nous a dit qu'il ne voulait plus en entendre parler ni lire quoi que ce soit à son sujet, et ses déclarations nous déchiraient le coeur.
Le sénateur Pépin: Il nous a dit qu'il ne voulait pas que sa fille voit cela à la télévision.
Le sénateur Gigantès: Ce sont des objectifs avec lesquels nous sommes d'accord. Vous empêcherez Olson ou un autre monstre du genre de faire de l'argent, mais vous ne l'arrêterez pas d'écrire.
M. Wappel: C'est juste.
Le sénateur Gigantès: À mon avis, vous multiplieriez peut-être ses chances de publication, puisque vous doublez le profit de la maison d'édition. En effet, l'éditeur n'est pas obligé de verser 10 p. 100 à l'auteur -- il peut le garder.
Je suis moi-même un auteur. Le coût d'édition d'un livre n'a donc pas de secrets pour moi. Si un éditeur publie un livre sans être obligé de verser de redevances à l'auteur, après avoir payé le grossiste et le détaillant, il lui restera deux fois plus d'argent que s'il avait payé la redevance. C'est ainsi que fonctionne l'économie de l'édition, et je la connais bien. Je suis en train de rédiger mon treizième livre. Je n'écris jamais si je n'ai pas touché une avance.
Je vous dis que le deuxième objectif n'est pas atteint.
M. Wappel: Il est impossible de satisfaire au deuxième objectif au Canada. On ne peut pas empêcher quelqu'un de s'exprimer. Le sénateur Beaudoin vient de passer 15 minutes à me le dire, et je suis d'accord avec lui.
Le sénateur Gigantès: Le sénateur Beaudoin avait auparavant fait ressortir que cette question est de compétence provinciale. Les droits patrimoniaux sont un champ de compétence provincial.
M. Wappel: Monsieur Robertson, le fonctionnaire de la section du copyright du ministère de la Justice, vous a donné la preuve irréfutable que la loi à l'étude porte sur le droit d'auteur et qu'elle relève donc de la compétence fédérale.
Le sénateur Beaudoin: Comme vous l'avez souligné, monsieur Wappel, certains avocats vous diront que le droit d'auteur prévu à l'article 91 a un champ d'application suffisamment étendu pour inclure tout ce que vous souhaitez y inclure. D'autres cependant diront que l'on viole les droits de propriété et les droits civils parce que l'on exproprie l'argent que rapporte le droit d'auteur. On peut en débattre.
M. Wappel: Quand le ministère de la Justice produit un argument qui va à l'encontre de mon projet de loi, vous y êtes favorable. Par contre, s'il produit un argument favorable à mon projet de loi, vous être contre. Ce n'est pas juste, et je trouve cela déconcertant.
Le sénateur Beaudoin: J'ai écouté attentivement ce qu'ont dit M. Mosley et l'expert du droit d'auteur. Je demeure convaincu que votre projet de loi viole la Convention de Berne. J'ai peut-être tort, mais c'est ma conviction.
Quand vous dites que l'État «doit» donner l'autorisation, c'est que vous avez restreint la liberté d'expression. Pourquoi prévoyons-nous un pareil mécanisme?
Les victimes d'actes criminels ont dit que l'argent ne les intéresse pas; ce qu'elles veulent, c'est empêcher le monstre d'écrire. Vous leur répondez toutefois que ce n'est pas ce que vise le projet de loi. Le projet de loi a pour objet de permettre au criminel de rédiger son livre, mais de l'empêcher d'en profiter.
Le sénateur Moore: On peut écrire et se faire publier.
Le sénateur Beaudoin: Vous avez parlé de l'assurance-vie. Cela ne me pose pas de problème. Supposons qu'un détenu hérite de 1 million de dollars, cependant. Pourrions-nous l'empêcher de toucher cet héritage? Le droit successoral et civil relève de la compétence provinciale. Une personne est punie pour avoir commis un crime et perd sa liberté. C'est ainsi que fonctionne notre système. Vous allez au-delà, toutefois, si vous dites que cette personne ne peut pas faire de l'argent. Si elle recevait de l'argent de ses parents, l'empêcherez-vous de l'obtenir?
M. Wappel: Je vais vous lire un extrait du témoignage de M. Rosenfeldt. Il a dit:
Nous voulons que les travaux du comité aboutissent à quelque chose de concret. Si d'autres modifications doivent être apportées au projet de loi, eh bien, soit. Mais nous voulons quelque chose qui va empêcher les criminels de tirer profit du meurtre de nos proches.
Nous ne pouvons pas empêcher les criminels d'écrire. Si Olson veut que ses mémoires figurent sur l'Internet, nous ne pouvons rien faire pour empêcher que cela se produise. Toutefois, je sais que les Canadiens et la Chambre des communes veulent intervenir. Je sais aussi qu'il y a de nombreux sénateurs qui pensent que Clifford Olson et d'autres comme lui ne devraient pas tirer profit de leurs crimes. C'est aussi simple que cela. Ce projet de loi, d'après ce qui m'a été dit, va empêcher un criminel de tirer profit de ses crimes. Voilà ce qu'a dit M. Rosenfeldt et voilà ce qu'il veut.
Je ne me préoccupe pas de questions provinciales. La question de savoir si quelqu'un peut toucher une assurance-vie est une question de droit civil, parce qu'il s'agit d'un contrat civil. Le common law n'autorise pas une personne à profiter du crime au civil. Le fils qui tue son père ne peut pas hériter de ses biens. L'époux qui tue sa conjointe ne peut pas toucher l'assurance-vie, sans quoi ce serait un moyen facile de faire un million de dollars.
Le sénateur Beaudoin: Le droit criminel et le droit civil sont deux choses distinctes. Si quelqu'un hérite par testament, le fait qu'il se trouve en prison est sans rapport. Il touchera l'argent.
M. Wappel: Cela a un rapport uniquement si l'argent est le résultat de la commission d'un crime. Si le fils est en prison pour avoir tué son père, il ne peut pas hériter des biens de celui-ci même s'ils lui ont été légués par testament. Le common law l'interdit. Si, par contre, il se trouve en prison pour avoir tué son père et que sa tante lui laisse en héritage un million de dollars, il y a droit.
Le sénateur Beaudoin: Je parle de punition. La peine est prévue au Code criminel. Si vous êtes l'auteur d'un crime, un meurtrier, vous êtes condamné et envoyé en prison. Le Code criminel ne va pas plus loin. Si vous avez tué quelqu'un, vous n'hériterez pas de cette personne. Si, cependant, vous héritez subitement de la fortune de quelqu'un contre qui vous n'avez pas commis de crime, vous touchez cet héritage. On ne peut rien faire.
M. Wappel: Absolument rien.
Le sénateur Beaudoin: Toutefois, vous faites quelque chose dans le projet de loi. Le profit que vous interdisez à l'auteur d'un livre est lié au crime pour lequel il a déjà été puni.
M. Wappel: C'est juste, parce qu'il n'aurait jamais pu écrire le livre s'il n'avait pas commis le crime.
Le sénateur Beaudoin: La personne a déjà été punie pour cet acte.
M. Wappel: Il arrive que la personne doive purger sa peine en prison et qu'on révoque aussi, par exemple, son permis de conduire pour la vie ou qu'on lui interdise d'avoir des armes à feu ou des explosifs en sa possession.
Le sénateur Beaudoin: Cela fait partie de la peine, toutefois.
M. Wappel: Cela aussi fera partie de la peine. Lorsque la peine sera prononcée, cette restriction sera incluse. Je l'ai conçue ainsi. Nul n'est censé ignorer la loi.
Le sénateur Beaudoin: Au moment de la détermination de la peine, le juge condamnera la personne à l'emprisonnement et déclarera que même si elle peut écrire un livre, elle ne pourra pas tirer profit de l'écriture de ce livre.
M. Wappel: La personne ne peut pas écrire à propos du crime. Cela fait partie de la peine infligée pour ce crime.
Le sénateur Beaudoin: C'est une sanction supplémentaire.
M. Wappel: Nous pouvons le faire à l'aide du Code criminel, et il n'y a rien de mal à cela. La société décide de la peine à infliger pour un crime.
Le sénateur Beaudoin: Oui.
[Français]
Le sénateur Pépin: Je suis un peu confuse par l'explication que vous donnez et de l'ensemble du projet de loi. Je croyais qu'un des aspects était de protéger les victimes. Je reviens à une des déclarations de monsieur Rosenfeldt.
[Traduction]
Lorsqu'il a parlé de Clifford Olson, M. Rosenfeldt a déclaré:
Je ne veux pas qu'il décrive le regard des victimes en train de souffrir et de mourir sous ses coups. C'est là où se situe le problème. C'est l'exploitation des victimes.
M. Rosenfeldt avait l'impression -- peut-être a-t-il mal compris -- que votre projet de loi protégeait aussi les victimes. Or, l'explication que vous nous donnez aujourd'hui est différente. Vous nous dites que tant qu'Olson n'écrit pas pour de l'argent, il peut écrire n'importe quelle obscénité. Personne ne l'en empêchera.
M. Wappel: C'est le cas à l'heure actuelle -- il peut le faire à l'heure actuelle. Dans le témoignage que je vous ai lu, M. Rosenfeldt a reconnu qu'en vertu de la Charte nous ne pouvons pas empêcher des criminels de s'exprimer par écrit. Il comprend, les victimes comprennent, mais le profit est quelque chose d'encore plus obscène. Imaginez l'obscénité de voir quelqu'un tuer votre enfant et voir ensuite ce tueur faire de l'argent en écrivant un livre sur son crime.
[Français]
Le sénateur Pépin: Il a bien spécifié qu'il ne voulait pas que ces criminels écrivent ou produisent des vidéos pour reproduire le crime qu'ils avaient commis.
[Traduction]
Le sénateur Joyal: Hier, des témoins nous ont parlé de la loi ontarienne qui traite des droits des victimes et des produits de la criminalité. Comme votre projet de loi sera-t-il différent de la loi ontarienne?
M. Wappel: Sénateur, la loi de l'Ontario s'applique uniquement à l'Ontario. Comme je l'ai dit, si quelqu'un est emprisonné en Ontario, alors la loi s'applique. Si cette personne est ensuite transférée ou qu'elle déménage après avoir purgé sa peine, la loi de l'Ontario ne s'appliquerait plus. Elle ne s'appliquerait certainement pas si cette personne déménageait à l'étranger. Elle ne s'applique qu'en Ontario.
Le sénateur Joyal: Avec une loi nationale, vous espériez établir ce qu'une loi provinciale ne peut pas accomplir.
M. Wappel: Exact.
Le sénateur Joyal: Existe-t-il une différence importante entre le système instauré en Ontario et celui que vous proposez dans votre projet de loi?
M. Wappel: Je ne suis pas sûr de bien comprendre votre question.
Le sénateur Joyal: Comme vous le savez, le système ontarien donne à un curateur la responsabilité de conserver les produits de la vente et limite le nombre d'années pendant lesquelles les produits peuvent être détenus en faveur des victimes. La loi ontarienne prévoit tout un système de distribution des sommes en question. Comment ce système se compare-t-il à celui que propose votre projet de loi tel qu'il a été amendé? Pourquoi avez-vous agi ainsi et pourquoi ont-ils agi différemment en Ontario?
M. Wappel: Il s'agit d'un projet de loi d'initiative parlementaire et je suis très limité dans ma capacité de rédiger une loi qui dit au gouvernement comment dépenser de l'argent. C'est une chose que je dois éviter, ce que j'ai fait. C'est pourquoi je n'ai pas établi de système aussi élaboré que celui prévu par la loi ontarienne. Cependant, j'aimerais beaucoup qu'il le soit.
J'espère que lorsque ce projet de loi sera adopté, le gouvernement en reconnaîtra l'adoption. Le gouvernement participera alors au développement de la loi, par exemple en constituant un fonds spécial où l'argent sera versé. Espérons qu'il n'y aura pas d'argent. Cependant, s'il y en a, il pourrait servir par exemple à répondre aux préoccupations des victimes et à prendre des mesures comme la prévention.
Lorsque j'étais porte-parole de l'Opposition officielle pour les questions concernant le solliciteur général, Doug Young, qui occupait ce poste à l'époque, avait présenté des amendements à la partie traitant des produits de la criminalité. Ces produits de la criminalité devaient être versés au Trésor. À l'époque, j'avais tenté, ainsi que d'autres, de déterminer où devrait être versé cet argent. Il avait été entre autres proposé qu'il soit versé à un fonds pour chaque corps policier qui avait saisi les produits en question. C'est-à-dire qu'un corps policier pourrait consacrer beaucoup d'argent à enquêter sur une affaire de stupéfiants, puis saisir un million de dollars dans une valise. Dans ce cas, le corps policier devrait se servir de l'argent pour faire d'autres enquêtes sur des affaires de stupéfiants au lieu de verser cet argent au Trésor.
À l'époque, le solliciteur général et le gouvernement avaient déclaré qu'ils ne voulaient pas être limités quant à la façon d'utiliser cet argent. Une fois qu'il serait versé au Trésor, il serait retourné au solliciteur général qui déciderait de le réacheminer aux corps policiers appropriés s'il le souhaitait.
Je n'approuve pas cette méthode et j'aurais préféré préciser dans le projet de loi comment cet argent pourrait être utilisé. Si je l'avais fait toutefois, ce projet de loi n'aurait pas été examiné par notre comité puisqu'il n'aurait pas été approuvé par le comité des affaires émanant des députés.
Si, en vertu de ce projet de loi, l'argent est confisqué par la Couronne, je conviens qu'il faudrait constituer un fonds quelconque. L'argent versé à ce fonds servirait aux victimes au lieu d'être simplement versé au Trésor.
Le sénateur Joyal: Parmi les représentants du ministère de la Justice qui ont comparu ici hier, certains ont mis en doute la constitutionnalité de la loi ontarienne. La Conférence d'uniformisation des lois en a discuté et a conclu qu'il fallait étudier cette question de façon plus approfondie. Les commissaires considéraient que la loi ontarienne, telle qu'elle est libellée, ne résisterait pas à une contestation judiciaire. L'opinion répandue est qu'il s'agit d'une atteinte à la liberté d'expression.
Comme le sénateur Beaudoin l'a souligné, il arrive que quelqu'un relate son crime pour se repentir. Certains se repentent. Notre système de réadaptation est fondé sur la capacité d'une personne de réfléchir au crime qu'elle a commis et de réintégrer le cours normal de la vie. Parfois, relater le crime fait partie de ce processus.
Il y a par contre des cas où quelqu'un exploite indûment le récit de son crime pour inciter d'autres gens à commettre le même crime. Autrement dit, l'intention de l'auteur est de décrire le crime parfait et la façon de le commettre. Dans ce contexte, cette personne pourrait tomber sous le coup d'autres dispositions du Code criminel.
Autour de cette table et parmi les témoins que nous avons entendus, une opinion domine. Il existe une différence entre celui qui relate son crime en manifestant du repentir et celui qui relate son crime pour l'exploiter indûment à des fins lucratives, ou pour inciter d'autres à commettre les mêmes actes de cruauté.
Il ne fait aucun doute que beaucoup de gens partagent votre objectif, mais il existe une zone grise entre ce que vous essayez d'accomplir et le droit à la liberté d'expression. Parfois cette ligne est très mince.
La Conférence d'uniformisation des lois s'occupe de cette question. Elle essaie de trouver une solution pour permettre au projet de loi de survivre à une contestation judiciaire. Il est possible que votre projet de loi comporte une lacune, tout comme la loi ontarienne. Il faudra peut-être les améliorer pour qu'elles résistent à une contestation judiciaire.
Comme nous l'avons dit ici hier, nous ne voulons pas simplement écrire et réécrire la loi. Vu la gravité de la question, lorsque le Parlement sera appel à se prononcer à ce sujet, il voudra avoir une loi véritable et sûre qui ne sera pas annulée par le tribunal la première fois qu'elle sera contestée. La loi ontarienne est malheureusement trop récente et n'a donc pas encore été mise à l'essai. Elle n'a été promulguée que le 11 juin 1996 et n'a jamais été mise en oeuvre.
Voilà où nous en sommes. Nous tâchons de tenir compte de vos commentaires ainsi que de ceux des autres témoins et des conseils des «experts» sur ce projet de loi.
Nous devons décider de notre position en sachant que la Conférence d'uniformisation des lois s'occupe de cette question, telle qu'elle a été soulevée par la loi ontarienne, et tâche de l'améliorer de manière à ce qu'elle résiste à une contestation judiciaire. Selon le consensus du comité, voilà où nous en sommes maintenant. Nous aimerions adopter ce projet de loi mais nous n'avons qu'une garantie minime qu'il survivrait à une contestation judiciaire. De plus, nous devons établir une distinction entre celui qui produit une oeuvre où il se repent et celui qui produit une oeuvre pour exploiter son crime à des fins lucratives et inciter d'autres personnes à des agissements semblables.
M. Wappel: Rien dans ce projet de loi n'empêche qui que ce soit de raconter son histoire. Laissons cela de côté. La personne peut raconter son histoire; elle ne peut simplement pas en tirer profit.
Je veux vous lire un extrait de ma présentation de mars. Elle traite de ce que je considère être le caractère ironique de l'objection de M. Mosley à ce projet de loi.
M. Mosley a ensuite déclaré au comité --
-- il s'agit du comité de la justice de la Chambre des communes --
[...] que la Conférence sur l'harmonisation des lois [...] étudiait la question faisant l'objet de mon projet de loi, à savoir le produit de la criminalité, et la façon d'empêcher les criminels de profiter de la commercialisation de leurs crimes [...] Il a déclaré qu'une loi modèle serait présentée à la conférence de cette année à Whitehorse au Yukon.
La conférence a eu lieu en août 1997.
Il a ajouté:
La demande des sous-ministres a été approuvée par les ministres responsables de la Justice à leur réunion annuelle de Fredericton, au Nouveau-Brunswick, à la fin de février.
Je mentionne cet élément uniquement pour souligner que ce projet bénéficie de l'appui général de toutes les provinces du Canada. Quel est ce projet? Eh bien, M. Mosley dit à la page 6:26 [...] de son témoignage devant vous, là où il dit que le projet de loi [...] prévoit que le produit de la publication des récits soit dévolu à la province.
Il s'agit du texte de loi uniforme. Il est le président. Il s'en occupe.
Il détermine ensuite de vous montrer ce qui se passera, notamment que le produit sera conservé par la province en fiducie pour les victimes de l'infraction, qui peuvent alors demander une indemnisation à un organe administratif à même ces montants.
Il travaille à un projet de loi qui sera adopté par toutes les provinces, qui permettra de confisquer les produits de la publication de récits de crimes. Parallèlement, il vient ici et déclare que mon projet de loi est anticonstitutionnel. Il est en train de faire exactement la même chose au niveau provincial. Quelle ironie!
Le sénateur Moore: Monsieur Wappel, vous avez proposé dans votre amendement:
Sa Majesté concède une licence sans exiger de droit à toute personne qui veut publier une oeuvre sur laquelle Sa Majesté détient le droit d'auteur en vertu du paragraphe (1) à la condition que l'éditeur et l'auteur la convainquent, par déclaration sous serment ou par déclaration solennelle, qu'aucun avantage, en argent ou en valeur, n'adviendra, ni directement, ni indirectement, à la personne déclarée coupable de l'acte criminel.
Vous dites Sa Majesté «concède». Je me demande pourquoi vous n'avez pas dit plutôt «peut concéder». Quel serait le processus? S'il y avait un manuscrit, il devrait être soumis à Sa Majesté. Sa Majesté pourrait le considérer tellement atroce qu'elle refuserait d'en autoriser la publication; ou Sa Majesté pourrait dire à quelqu'un comme Donald Marshall que ce récit pourrait l'aider à recouvrer la liberté et prouver son innocence, et que sa publication sera autorisée.
Vous dites que Sa Majesté concède une licence. Pourquoi dites-vous cela?
M. Wappel: Si j'avais dit «peut concéder,» les sénateurs m'auraient reproché d'utiliser des moyens factices. Cela resterait de la censure de la part de la Couronne parce que la Couronne pourrait décider en fonction de ses propres critères quand autoriser ou refuser la publication de l'oeuvre.
Je voulais réfuter l'objection selon laquelle la Couronne pourrait décider, en fonction de ses propres critères, d'autoriser ou non la publication. De l'avis des témoins, ces critères ne seraient pas nécessairement bons. En rendant l'octroi d'une licence obligatoire, on retire ce pouvoir discrétionnaire à la Couronne et on répond à cette critique, du moins c'est ce que je croyais.
Le sénateur Lewis: Monsieur Wappel, ce projet de loi a été adopté à l'autre endroit sur une question de procédure. Il arrive ici et on y propose un amendement. Je ne me rappelle pas des circonstances réelles, mais ai-je raison de croire que nous sommes saisis d'un amendement?
Le sénateur Beaudoin: Il n'a pas été proposé officiellement.
Le sénateur Lewis: Nous pouvons nous en occuper.
Le comité a plusieurs choix. Si nous faisons rapport au Sénat et que nous recommandons l'adoption du projet de loi tel qu'il a été amendé, et que le Sénat l'adopte, le projet de loi retournera-t-il alors à la Chambre des communes?
M. Wappel: Oui.
Le sénateur Joyal: Le projet de loi recommence-t-il à zéro?
M. Wappel: Je ne suis pas un spécialiste de la procédure parlementaire. Le projet de loi a été adopté par l'autre endroit toutefois et, selon votre scénario, aurait été adopté, avec amendements, par le Sénat. Par conséquent, il ne retournerait pas à la case zéro. L'autre endroit serait essentiellement appelé à en débattre puis à voter sur le projet de loi. Il pourrait accepter les amendements du Sénat, les rejeter ou proposer d'autres amendements, puis nous le renverrait.
Le sénateur Beaudoin: Vous vous prononcerez sur les amendements apportés à la Chambre des communes?
Le sénateur Lewis: Si la Chambre des communes l'adopte à nouveau tel qu'il est amendé, cela s'arrêtera là.
M. Wappel: Sous réserve de recevoir la sanction royale, il deviendra loi.
Le sénateur Lewis: À moins que d'autres amendements y soient apportés dans l'autre endroit, il ne nous sera pas renvoyé. Je voulais simplement m'en assurer.
M. Wappel: Je crois que c'est la procédure.
Le sénateur Lewis: Je vous remercie beaucoup, monsieur Wappel.
M. Wappel: Je vous remercie, chers collègues. Je sais que vous avez beaucoup réfléchi sur cette question et je vous en suis reconnaissant.
La séance est levée.