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Délibérations du comité sénatorial permanent des
Affaires juridiques et constitutionnelles

Fascicule 25 - Témoignages


OTTAWA, le mercredi 13 mai 1998

Le comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles, à qui a été confiée l'étude du projet de loi S-11, Loi modifiant la Loi canadienne sur les droits de la personne afin d'ajouter la condition sociale comme motif de distinction illicite, se réunit aujourd'hui à 15 h 58 pour étudier ce projet de loi.

Le sénateur Lorna Milne (présidente) occupe le fauteuil.

[Traduction]

La présidente: Je constate que nous avons atteint le quorum et je déclare ouverte la présente séance du comité des affaires juridiques et constitutionnelles. Nous entendrons de nouveau cet après-midi Mme Martha Jackman, professeure à la faculté de droit de l'Université d'Ottawa. Madame Jackman, la parole est à vous.

Mme Martha Jackman, faculté de droit, Université d'Ottawa: Je vous remercie de m'avoir invitée à vous adresser de nouveau la parole aujourd'hui. C'est avec plaisir que j'accepte cette invitation que je considère comme un privilège. Je félicite le sénateur Cohen de cette importante initiative. Pour avoir lu sa déclaration préliminaire dans le compte rendu, je constate à quel point le comité prend ce projet de loi au sérieux et est déterminé à l'étudier attentivement. J'espère que vous pourrez l'appuyer.

J'aimerais reprendre brièvement quelques-uns des points que j'ai fait valoir en novembre dernier concernant la nécessité de réviser la Loi canadienne sur les droits de la personne pour y ajouter la condition sociale comme motif de distinction illicite. Je rappellerai ensuite quelques événements qui sont survenus depuis et qui soulignent qu'il est impérieux que le Sénat s'efforce de faire adopter ce projet de loi.

J'ai mentionné en novembre que la Loi canadienne sur les droits de la personne est la pierre angulaire de l'engagement qu'a pris le Canada de lutter contre les pratiques discriminatoires et de veiller à ce que le principe des droits à l'égalité soit respecté. J'ai également souligné l'importance du rôle que cette loi joue quand vient le temps d'interpréter les codes provinciaux des droits de la personne et la Charte canadienne des droits et libertés.

Nous avons alors également discuté du problème de la pauvreté et du fait que la loi fédérale sur les droits de la personne ne mentionne pas la pauvreté comme motif de distinction illicite, bien qu'il s'agisse à l'heure actuelle d'un des motifs les plus notoires de discrimination dans la société canadienne.

Je vous ai également parlé à cette occasion de l'important rôle que peut jouer le Sénat à l'égard de l'adoption de ce projet de loi, surtout que le Sénat est généralement perçu comme étant davantage que la Chambre des communes à l'abri des pressions politiques qu'exerce le pouvoir exécutif fédéral, qui n'est manifestement pas pressé de proposer une telle mesure. Je crois d'ailleurs que les groupes voués à la lutte contre la pauvreté fondent de grands espoirs sur le Sénat pour qu'il obtienne que le Parlement adopte enfin cette mesure législative.

Comme le sénateur Cohen le signalait, la condition sociale ou d'autres facteurs s'y apparentant sont déjà énoncés dans plusieurs codes provinciaux traitant des droits de la personne comme motifs de distinction illicite: on mentionne la condition sociale dans le cas de la Charte québécoise, l'origine sociale dans le code de Terre-Neuve, la source de revenu dans les codes du Manitoba, de la Nouvelle-Écosse et de l'Alberta, le fait de recevoir des prestations d'aide sociale en Saskatchewan, et le logement en Ontario. La commissaire de la Commission des droits de la personne du Yukon a récemment communiqué avec moi et m'a signalé qu'elle avait recommandé au ministre responsable de ces questions au Yukon d'inclure la condition sociale comme motif de distinction illicite dans la Yukon Human Rights Act. En fait, le Conseil territorial du Yukon est actuellement saisi d'un projet de loi d'initiative parlementaire portant précisément sur cette question.

Je vous ai également fourni en novembre des exemples de secteurs de compétence fédérale où les pauvres sont directement victimes de discrimination systémique au Canada. Puisque vous avez invité, sauf erreur, les représentants de l'Organisation nationale anti-pauvreté, l'ONAP, à comparaître devant votre comité, je vais laisser à ces gens et aux porte-parole d'autres groupes de lutte contre la pauvreté que vous voudrez peut-être entendre le soin de vous illustrer par d'autres exemples le genre de discrimination que subissent les pauvres. Comme mes connaissances et mon expérience portent surtout sur les questions légales et constitutionnelles, je vais plutôt passer quelques instants à vous entretenir de ces sujets.

Depuis que je suis venue vous parler en novembre du projet de loi S-5, il est survenu quelques événements qui illustrent combien il est urgent que le Sénat procède à l'adoption du projet de loi S-11. Comme nous l'appréhendions, la ministre de la Justice Anne McLellan n'a pas accepté de modifier le projet de loi S-5 pour y inclure, comme elle aurait dû le faire, la condition sociale comme motif de distinction illicite. Au cours du témoignage qu'a livré le sénateur Cohen à la dernière séance du comité, quelqu'un a demandé pourquoi le projet de loi S-5 n'avait pas été modifié? Essentiellement, on a prétendu que, vu que le projet de loi S-5 ne faisait pas expressément référence à la disposition portant sur les motifs de distinction illicite, toute tentative de notre comité ou du comité de la Chambre des communes de le modifier aurait été jugée irrecevable. Il aurait fallu que le gouvernement modifie lui-même le projet de loi. Or, la ministre de la Justice a préféré qu'il ne le fasse pas.

Encore une fois, la ministre de la Justice a parlé de la possibilité qu'un tel amendement soit étudié dans le cadre d'une future révision générale de la Loi sur les droits de la personne sans toutefois en préciser la date, mais, naturellement, aucune assurance n'a été donnée concernant la possibilité que cette révision s'effectue durant le présent mandat du gouvernement. Vu qu'un processus de modification de la loi est déjà enclenché, les groupes de défense des droits à l'égalité et les groupes de lutte contre la pauvreté n'escomptent pas trop que la ministre de la Justice dépose d'autres amendements à la loi avant les prochaines élections générales.

Depuis que nous nous sommes rencontrés en novembre, la commissaire fédérale des droits de la personne, Mme Falardeau-Ramsay, a fait maintes déclarations concernant l'importance de cette initiative. Elle en a fait état dans son rapport annuel au Parlement il y a quelques mois. Nul doute que quand elle comparaîtra devant votre comité, elle vous en dira elle-même davantage à ce sujet. Je le répète, du côté fédéral, l'experte en droits de la personne a carrément endossé cette initiative.

L'autre fait qui, je pense, intéressera votre comité, c'est que l'ONU procède actuellement à son troisième examen périodique de la façon dont le Canada respecte les engagements qu'il a pris dans le cadre du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels. Le gouvernement fédéral et les législatures provinciales ont fait rapport au comité des Nations Unies des mesures qu'ils ont prises ces dernières années pour donner suite à leurs engagements aux termes du pacte. Comme je vous l'ai mentionné en novembre, ce comité de l'ONU, au terme de son deuxième examen périodique, s'est montré très déçu du peu d'efforts concrets qu'a déployés le Canada pour s'attaquer à la pauvreté en tant que problème socio-économique, mais également de ce qu'il n'a pas réussi à mieux protéger les droits des pauvres, aussi bien dans la loi fédérale que dans les lois provinciales régissant les droits de la personne.

L'adoption de ce projet de loi permettrait au Canada de faire savoir au comité qu'il a tenu compte de ses critiques, qu'il les a prises au sérieux et qu'il tient à respecter les engagements qu'il a pris dans le cadre du pacte de l'ONU. C'est une mesure que le comité a recommandée lors de sa dernière audience, et qui, je le répète, aurait dû être adoptée il y a bien longtemps.

Un autre événement auquel beaucoup d'entre vous ont certes dû être sensibles, c'est le récent dépôt du rapport du Conseil national du bien-être à propos de l'évolution du phénomène de la pauvreté au Canada ces dernières années. Comme le conseil l'a souligné, la pauvreté ne diminue pas au Canada; elle augmente. La période de prospérité économique que nous sommes censés connaître actuellement n'améliore nullement la condition matérielle d'un grand nombre de Canadiens. Le fossé entre les riches et les pauvres continue de s'élargir dans notre pays, ce qui est proprement honteux. Le conseil a également souligné la vulnérabilité de plus en plus grande de certains sous-groupes parmi les pauvres, tout particulièrement des mères seul soutien de famille et de leurs enfants.

Sur le plan de l'interprétation de la loi constitutionnelle, la récente décision de la Cour suprême dans l'arrêt Vriend c. Alberta revêt une très grande importance. Comme vous le savez sûrement, dans l'arrêt Vriend, les requérants contestaient le fait que l'Alberta Individuals Right Protection Act n'incluait pas l'orientation sexuelle comme motif de distinction illicite. M. Vriend a porté sa cause jusqu'en Cour suprême. Essentiellement, le gouvernement de l'Alberta a soutenu, tout au long des procédures, que la Constitution ne l'obligeait pas à modifier sa loi pour protéger expressément les droits des gais et des lesbiennes. Il a allégué que les motifs de distinction illicite déjà énoncés dans sa loi protégeaient les droits des gais et des lesbiennes au même titre que ceux de tous les autres citoyens.

La Cour suprême du Canada n'a pas retenu cet argument. Elle a jugé que l'Alberta Individuals Right Protection Act était discriminatoire sous deux rapports. Premièrement, la Cour a estimé que cette loi traitait les gais et les lesbiennes, qui constituent manifestement un groupe défavorisé, injustement par rapport aux autres groupes protégés par la loi, comme les femmes, les minorités religieuses, et cetera. Deuxièmement, et surtout, la Cour a établi que l'omission d'inclure, dans l'Alberta Individuals Right Protection Act, l'orientation sexuelle comme motif de distinction illicite était discriminatoire à l'endroit des gais et des lesbiennes par rapport au reste de la collectivité. Alors que les hétérosexuels sont protégés contre les formes de discrimination qu'ils sont le plus susceptibles de subir, il n'en est rien dans le cas des gais et des lesbiennes. La cour est arrivée à la conclusion que le fait que la loi albertaine ne protégeait pas les gais et les lesbiennes contre le genre de discrimination à laquelle ils sont le plus vulnérables portait atteinte aux droits à l'égalité qui leur sont garantis par la Charte canadienne. Elle a décidé que la réparation consisterait à considérer qu'aux termes de la loi albertaine, l'orientation sexuelle fait implicitement partie des motifs de distinction illicite. Les juges de la Cour suprême du Canada ont rendu une décision unanime sur le fond, mais le juge Major a exprimé sa dissidence à propos de la réparation. Il aurait pour sa part préféré qu'on renvoie la question à la législature albertaine.

Les arguments invoqués par la cour dans l'arrêt Vriend sont indiscutablement et directement applicables à la situation dont nous discutons. À l'instar des autres groupes défavorisés, qui sont expressément décrits dans la Loi canadienne sur les droits de la personne, les pauvres sont particulièrement exposés à être victimes de discrimination, de stéréotypes négatifs, de marginalisation, ainsi que d'exclusion sociale, politique et économique. Alors qu'elle protège les Canadiens de la classe moyenne des formes de discrimination qu'ils sont le plus susceptibles de subir, la Loi canadienne sur les droits de la personne n'accorde pas la même protection aux pauvres. M'appuyant sur les arguments que les juges de la Cour suprême du Canada ont invoqués dans l'arrêt Vriend, j'affirme, avec encore plus de conviction qu'en novembre dernier, que le fait de ne pas mentionner les pauvres dans la Loi canadienne sur les droits de la personne et de ne pas les protéger contre la forme de discrimination à laquelle ils sont le plus vulnérables -- la discrimination fondée sur leur condition sociale -- contrevient indéniablement au paragraphe 15(1) de la Charte.

Comme je l'ai fait en novembre à propos du projet de loi S-5, j'exhorte de nouveau le Sénat à saisir l'opportunité de remédier à cette situation qui est inéquitable non seulement pour des motifs purement constitutionnels, mais aussi, sur un plan plus général, pour des motifs sociaux et étiques, de même que, j'en suis convaincue, démocratiques.

En terminant, je tiens à vous faire remarquer, comme je l'ai fait en novembre, qu'il s'agit là d'une mesure législative très importante attendue de longue date. Je vous félicite d'avoir décidé de prendre cette question au sérieux. Je vous exhorte donc à vous faire un devoir d'appuyer ce projet de loi. J'espère en outre que vous ferez pression sur vos collègues de la Chambre des communes pour que la Chambre l'adopte rapidement elle aussi. Si l'on ne peut nier que, pour les pauvres du Canada, l'adoption de ce projet de loi par la Chambre haute sera une victoire symbolique importante, il reste que la mesure n'aura pas force de loi tant que vos collègues de la Chambre des communes ne l'auront pas adoptée eux aussi.

Je tiens à vous remercier encore une fois de m'avoir invitée à témoigner devant vous aujourd'hui. Je suis maintenant disposée à entendre vos commentaires et à répondre à toute question que vous voudrez bien me poser concernant mes propos d'aujourd'hui ou sur tout autre sujet pertinent à l'examen de ce projet de loi.

Le sénateur Cohen: Merci de votre présence parmi nous aujourd'hui. Je vous remercie également d'avoir été l'un de mes mentors depuis que nous avons entrepris l'étude de ce projet de loi.

J'aimerais que vous clarifiiez la notion de «condition sociale». Plusieurs personnes autour de cette table ont de la difficulté à cerner le sens de cette expression. D'aucuns se demandent pourquoi, à propos de discrimination, nous n'emploierions pas le terme «pauvreté» plutôt que l'expression «condition sociale». J'aimerais que vous nous disiez ce que vous en pensez, quel terme, selon vous, conviendrait le mieux.

Mme Jackman: Ayant lu le compte rendu de votre dernière séance, j'ai remarqué que cette question préoccupait certains sénateurs. Je comprends ceux qui se demandent pourquoi, tant qu'à parler de pauvreté, nous n'inclurions pas dans la loi la pauvreté comme motif de distinction illicite.

Le milieu de la lutte contre la pauvreté s'est penché sur cette question et a convenu que l'expression à retenir pour désigner le type de discrimination dont les pauvres sont victimes est la «condition sociale». D'ailleurs, il est évident que la discrimination dont je veux vous entretenir aujourd'hui et dont je vous ai déjà parlé en novembre est celle dirigée contre les pauvres, contre les gens qui sont économiquement défavorisés.

Les pauvres estiment que la discrimination dont ils sont victimes n'est pas uniquement liée à leur condition matérielle. Le problème, c'est que la référence à la pauvreté plutôt qu'à la condition sociale comme motif de distinction illicite risquerait de centrer le débat autour de notions économiques: qui est pauvre? Qu'est-ce qu'un pauvre?

Il n'existe actuellement au Canada aucun consensus en matière de politiques sociales, même pas à propos de la notion de pauvreté. À Statistique Canada, on parle de seuil de faible revenu. Dans le langage utilisé communément dans le domaine des politiques sociales, on parle plutôt de seuil de pauvreté. De son côté, Statistique Canada ne considère toutefois pas ses seuils comme des seuils de pauvreté. On a proposé toutes sortes de critères pour établir le seuil de pauvreté selon qu'on était de gauche ou d'extrême-droite dans l'éventail des opinions politiques. C'est ainsi qu'on a eu droit à différentes définitions provenant du CCSD, du Dispensaire diététique de Montréal, de l'Institut Fraser, et cetera.

Les gens qui subissent ce genre de discrimination ne trouvent pas très heureux qu'on aborde la question sous cet angle. La pauvreté, au sens matériel du terme, est un important facteur de discrimination dont les plus démunis sont victimes. Il reste que de nombreux Canadiens n'admettent toujours pas que les prestataires d'aide sociale sont pauvres. Certains juges canadiens ont rendu des décisions où ils disaient estimer que les programmes d'aide sociale sont établis pour atténuer la pauvreté. Si vous êtes prestataire d'aide sociale, vous n'êtes pas défavorisé, vous êtes favorisé par l'État.

Je le redis, si on retient le terme «pauvreté» pour désigner le motif de distinction que nous voulons interdire, on n'englobe pas toutes les dimensions de la discrimination que les pauvres subissent. Cette discrimination se fonde non seulement sur leur condition économique, mais aussi sur tous les stéréotypes d'ordre social et politique dans lesquels on les classe du seul fait qu'ils sont pauvres.

L'avantage de parler de condition sociale plutôt que de pauvreté, c'est que la notion de condition sociale englobe divers éléments comme la source de revenu, la dépendance de l'aide sociale, voire le statut de sans-emploi. Toutes ces conditions se trouvent souvent réunies, mais non invariablement.

Dans certaines circonstances, les travailleurs à faible revenu subissent le même genre de discrimination que les prestataires d'aide sociale. Dans d'autres circonstances, les prestataires d'aide sociale sont victimes d'un genre très particulier de discrimination découlant de la distinction entre les vrais pauvres et les prétendus faux pauvres.

Comme l'a mentionné le sénateur Cohen dans son témoignage lors de votre dernière séance, la Commission québécoise des droits de la personne a adopté une position judicieuse et heureuse à cet égard. La notion qu'elle a retenue a été largement reprise et reconnue par les experts et les milieux de défense des droits de la personne. C'est sur cette notion que la commission et les tribunaux pourront fonder leurs décisions quand ils auront à traiter ce genre de plainte. C'est un concept qui ne devrait pas créer de difficultés aux plaignants qui recourent à la procédure que prévoit la Loi sur les droits de la personne pour permettre aux gens de porter plainte lorsqu'ils prétendent être victimes de discrimination et aux personnes visées par la plainte de démontrer que leur attitude est justifiée.

Le sénateur Gigantès: Je comprends ce que vous venez de dire. Je suis tout à fait favorable à ce projet de loi. J'aimerais toutefois y retrouver quelque chose comme une note en bas de page qui reprendrait ce que vous venez de dire, qui, en d'autres termes, définirait ce que nous entendons par «condition sociale» dans ce projet de loi. Autrement, la notion de condition sociale pourrait tout aussi bien s'appliquer, par exemple, à la situation d'une personne dont le conjoint est décédé. Il y a chez les veufs des riches et des pauvres, des jeunes et des vieux. Je n'aime pas qu'on emploie des termes imprécis dans nos lois. Je ne veux pas dire qu'on ne peut pas employer cet euphémisme, puisque les groupes de lutte contre la pauvreté le préfèrent au terme «pauvreté». Il englobe davantage que la pauvreté. Nous pourrions certes trouver une façon de préciser clairement dans le projet de loi qu'aux fins recherchés, l'expression «condition sociale» veut dire ceci ou cela.

Mme Jackman: Dans vos séances précédentes, on a formulé deux suggestions concernant la façon d'atteindre cet objectif, qui consiste à tenter de guider la commission, les tribunaux et les plaignants éventuels dans leur interprétation de l'intention du législateur. La première suggestion consistait à définir la notion de condition sociale dans le projet de loi; la seconde consistait à inclure dans le projet de loi une sorte de préambule.

Je vous déconseille fortement de définir cette notion dans le projet de loi, parce qu'il serait anormal de procéder de la sorte. Il s'est, par exemple, écrit beaucoup de choses à propos du fait que la notion de race serait essentiellement artificielle. Nous avons la race, la religion et d'autres motifs dans les lois. Les tribunaux et les commissions ont passablement bien réussi à s'y retrouver.

L'avantage d'y aller d'un préambule n'est pas mince. Un tel préambule fournirait un outil supplémentaire à la Commission et au plaignant quand un plaignant s'adresserait au tribunal pour faire réviser une décision de la commission. On pourrait en plus invoquer la disposition pertinente de la loi, faire clairement état de la démarche qui a amené le législateur à prévoir cette disposition, car on pourrait se référer au préambule de la loi, qui expliquerait -- si le Sénat et la Chambre des communes adoptent le projet de loi -- quelle était l'intention du Parlement en adoptant cette mesure législative. J'appuie sans réserve l'idée d'un préambule; nous avons bien réfléchi à la question, et je serais même heureuse de collaborer à sa rédaction. J'ai également suggéré que mon collègue, M. Bruce Porter, du comité de la Charte et des questions de pauvreté, soit lui aussi de la partie. Il a plus d'expérience que moi dans la rédaction de ce genre de texte.

J'aimerais détourner le comité de l'idée de définir la notion de condition sociale dans le projet de loi, parce que, ce faisant, on figerait dans le temps la définition en question, ce qui irait à l'encontre de la façon dont a abordé jusqu'ici les mesures législatives touchant les droits de la personne.

Parmi nos outils de travail, il y a les conventions internationales qui ont été rédigées dans les années 60 et la Déclaration universelle des Nations Unies dans les années 40. On constate que le langage qu'on utilise dans ce genre de texte législatif évolue parallèlement à l'évolution de la société.

Le sénateur Gigantès: Vous avez fait référence aux tribunaux. Les tribunaux, dans les causes difficiles, cherchent à découvrir l'intention du législateur. Quelle était l'intention du Parlement? Un préambule comme celui que vous décrivez énoncerait cette intention, mais même là, il la fixerait dans le temps. Les collaborateurs du sénateur Cohen ont dit estimer préférable qu'on ne définisse pas cette notion, parce qu'on en limiterait alors la portée. Les lois doivent être formulées dans des termes précis. L'expression que vous proposez est un euphémisme pour décrire la pauvreté, mais elle englobe d'autres réalités. Il nous faut un tel préambule. Je suis ravie de vous entendre dire que vous êtes prête à nous aider à en rédiger un.

Mme Jackman: L'autre élément de l'historique législatif, qui revêtirait une grande importance et pourrait servir d'élément de preuve admissible dans n'importe quelle cause de ce genre, si le cas se présentait, ce sont les délibérations de votre comité. Elles font partie de l'historique législatif. Même dans les discussions de votre comité, les intentions du législateur, c'est-à-dire les vôtres, ressortent clairement.

Je vous le répète, j'appuie l'idée d'un préambule, parce qu'il aurait une valeur à la fois symbolique et juridique. Même si ce projet de loi n'allait pas plus loin que le Sénat, le seul fait pour le Sénat d'adopter un projet de loi dans lequel son intention de s'attaquer à cette forme notoire de discrimination serait si clairement exprimée représenterait une arme de plus aux mains de ceux qui mènent le combat sur les fronts politique et juridique pour enrayer ce type de discrimination.

Le sénateur Gigantès: La dernière fois que nous nous sommes rencontrés -- et vous dites que vous avez lu le compte rendu de nos délibérations -- , vous avez noté une évolution au cours de notre discussion. Certains membres du comité acceptaient au départ la notion de condition sociale. Plus tard, ils se sont mis à se dire qu'il ne serait peut-être pas mauvais de la définir plus précisément. Comme guide pour les tribunaux, le compte rendu de nos délibérations serait moins valable qu'un préambule, car ce que le comité avait à l'esprit n'était pas clair.

Mme Jackman: Des deux possibilités, je préfère de loin un préambule à une définition. Une définition ferait partie intégrante de la loi, tandis qu'un préambule serait un outil d'interprétation, tout comme d'ailleurs les délibérations du comité.

Le sénateur Gigantès: C'est ce que je privilégierais, moi aussi.

Le sénateur Kinsella: Madame Jackman, vous avez mentionné dans votre exposé que l'assemblée législative de l'un des territoires canadiens étudie actuellement un amendement visant à ajouter un nouveau motif de distinction illicite. Quel terme y utilise-t-on?

Mme Jackman: Il s'agit d'un projet de loi d'initiative parlementaire soumis à l'assemblée législative du Yukon. On y emploie l'expression «condition sociale».

Le sénateur Kinsella: Y définit-on cette notion?

Mme Jackman: Non. Le projet de loi en question est encore plus sommaire que celui-ci.

Le sénateur Kinsella: Pour poursuivre notre discussion sur l'à-propos de prévoir une définition ou non, combien de motifs de distinction illicite font actuellement l'objet d'une définition dans la Loi canadienne sur les droits de la personne?

Mme Jackman: Elle ne contient aucune définition.

Le sénateur Kinsella: On n'y trouve pas de définition des notions d'orientation sexuelle, ou de religion, ou de race?

Mme Jackman: Certains codes provinciaux, plutôt que de prévoir une disposition concernant la grossesse, contiennent une disposition qui stipule que la discrimination sur la base du sexe doit être interprétée de manière à comprendre la discrimination fondée sur la grossesse. Il s'agit vraiment là d'une définition, mais c'est la seule qui me vienne à l'esprit.

La présidente: On m'a dit que la Loi sur les droits de la personne contenait deux définitions, donc celle de la notion de condamnation criminelle.

Le sénateur Kinsella: On nous a fait part de quelques suggestions à propos de la façon dont nous pourrions traiter la question des définitions. Dans votre témoignage, vous recommandez qu'on ne définisse pas ce motif illicite particulier de distinction, pour éviter de figer cette notion. Pourrions-nous à cet égard invoquer comme argument l'application du principe de l'inclusion de motifs de même nature, qu'on utilise pour interpréter l'article 15 de la Charte? En se fondant sur les cas de jurisprudence en matière constitutionnelle où l'on a interprété la loi en invoquant le principe de l'inclusion des motifs de même nature, quelle ligne de conduite pourrait-on donner à un tribunal canadien qui entendrait une cause relative à ce qu'on considère communément comme un traitement inégal fondé sur la source de revenu, la condition sociale ou le statut social?

Mme Jackman: La principale différence qu'on peut noter entre la loi fédérale et la Charte, c'est que la Charte est rédigée de manière non limitative. Elle interdit la discrimination, y compris toute forme de discrimination fondée sur les motifs énumérés, et c'est ce qui a permis aux tribunaux de considérer comme analogues d'autres motifs que ceux qui étaient énumérés dans la Charte. C'est en s'appuyant sur la jurisprudence que les tribunaux ont établi des critères en cette matière: ils se sont inspirés des jugements rendus dans des causes antérieures de discrimination, de stéréotypes, d'exclusion, de marginalisation, et cetera.

Au niveau de la Cour suprême, il n'existe aucun cas de jurisprudence où l'on a invoqué la Charte dans des affaires de discrimination fondée sur la pauvreté ou la condition sociale. Il existe quelques cas de jurisprudence au niveau des tribunaux d'instances inférieures, mais très peu. La cause qui me vient spontanément à l'esprit a été entendue par la Cour supérieure du Québec. Il s'agissait de prestataires d'aide sociale québécois de moins de 30 ans qui contestaient une exigence de travail obligatoire imposée par le gouvernement de leur province qui réduisait leurs prestations de quelques centaines de dollars s'ils refusaient de participer à un programme provincial de travail obligatoire. Dans cette affaire, le juge Reeves a soutenu que les pauvres constituaient un groupe trop informe pour que la notion de pauvreté puisse valoir comme motif analogue de distinction illicite aux termes de la Charte. En fondant sa décision, le juge Reeves n'a pas retenu les arguments sur lesquels le tribunal s'était déjà appuyé pour établir que des groupes étaient analogues. Il s'agit d'une affaire qui remonte à relativement loin.

La Cour suprême peut maintenant se prononcer sur ce qui constitue un motif de discrimination analogue aux termes de la Charte en s'inspirant des indications passablement claires fournies à ce propos par la juge McLachlin. Les principes qu'elle a énoncés à cet égard pourraient aider la Commission et les tribunaux à interpréter la notion de «condition sociale» si cette notion devait être incluse dans la Loi canadienne. Naturellement, le principal critère sur lequel il faut se fonder pour considérer qu'un motif de distinction est illicite ou qu'un groupe donné est victime de discrimination est la preuve qu'il y a eu, par exemple, préjudice, marginalisation pour des idées politiques, et cetera.

Le sénateur Kinsella: N'est-il pas également juste d'affirmer que si, en essayant d'interpréter l'article 15 de la Charte, un tribunal voulait déterminer si une personne se plaignant d'avoir été lésée dans ses droits garantis par la Charte sur la base d'un motif qui n'y figure pas se fonde sur une loi d'une autre instance, loi dans laquelle la notion de condition sociale ou d'autres notions analogues sont expressément mentionnées, ce tribunal aura beaucoup plus de facilité à établir si la plainte porte sur un motif de même nature? Vous allez donc inclure cette notion et fort probablement considérer qu'elle est implicitement comprise dans les motifs de distinction illicite.

Mme Jackman: Voilà pourquoi, entre autres raisons, ce projet de loi est si important. Une fois qu'un certain nombre d'instances auront reconnu que la condition sociale est un motif de distinction illicite, on observera alors un effet boule de neige. Les tribunaux en seront influencés dans leur interprétation de la Charte. C'est essentiellement ce qui s'est produit dans l'arrêt Vriend. La loi albertaine ne mentionnait pas l'orientation sexuelle comme motif de distinction illicite. La poursuite invoquait la Charte. Le plaignant alléguait que la loi albertaine, du fait qu'elle n'incluait pas l'orientation sexuelle comme motif de discrimination, violait la disposition de la Charte canadienne relative aux droits à l'égalité. La Cour suprême a examiné les autres lois canadiennes, de même que les traités internationaux pertinents ratifiés par le Canada, pour en venir à la conclusion que le fait que le gouvernement albertain avait omis d'inclure ce motif constituait un acte discriminatoire. Ces différents textes législatifs ont réellement pour effet de s'appuyer réciproquement.

Il ressort du jugement qu'a rendu Mme la juge McLachlin dans l'arrêt Miron que la reconnaissance d'un motif illicite aux termes des lois provinciales et fédérales traitant des droits de la personne est en soi un critère permettant de considérer analogue un motif illicite de même nature non mentionné dans la Charte.

Le sénateur Beaudoin: Il n'existe pas de cas de jurisprudence où la Cour suprême se serait prononcée sur la signification de la notion de condition sociale. C'est ce que vous avez dit. Le jugement rendu dans l'affaire Gosselin au Québec ne s'appuie pas directement sur la Charte canadienne des droits et libertés, mais plutôt sur l'article 10 de la Charte québécoise des droits et libertés de la personne.

Mme Jackman: Il se fonde à la fois sur l'article 15 et sur l'article 10.

Le sénateur Beaudoin: L'expression qui est employée dans la loi québécoise n'est pas «condition sociale». On y utilise une expression équivalente, bien sûr.

[Français]

Mme Jackman: Dans la Charte québécoise, la garantie est contre la discrimination fondée sur la condition sociale.

Le sénateur Beaudoin: Les deux mots sont là?

Mme Jackman: Oui.

Le sénateur Beaudoin: Cela a donc été interprété par la Cour supérieure?

Mme Jackman: Oui, le juge Reeves a interprété la Charte québécoise ainsi que la Charte canadienne. On a plaidé les deux.

Le sénateur Beaudoin: C'est un cas de jurisprudence très clair.

Mme Jackman: Oui.

Le sénateur Beaudoin: Mais on n'a rien à la Cour d'appel ou à la Cour suprême?

Mme Jackman: Non.

Le sénateur Beaudoin: Il y a aussi les articles 45 et 49 de la Charte québécoise qui disent: Susceptible de lui assurer un niveau de vie décent.

[Traduction]

C'est assez proche de la notion de «condition sociale», mais pas tout à fait équivalent.

Mme Jackman: Non.

On observe l'existence de deux types de dispositions parallèles, à tout le moins dans les codes internationaux. Il y a les dispositions qui visent à contrer la discrimination et les dispositions de fond qui visent à garantir les droits à l'égalité, comme le droit au logement et à l'alimentation, ou les dispositions équivalentes du genre de celles qu'on retrouve dans la Charte québécoise, qui rendent d'ailleurs cette charte très progressiste à cet égard dans le contexte canadien.

Nous voulons parler ici de garanties classiques contre une forme particulière de discrimination, à savoir l'interdiction de réserver à une personne, en raison de son appartenance à une catégorie sociale donnée ou en se fondant sur une caractéristique tenant à sa condition sociale, un traitement différent de celui qu'on accorde aux autres.

Le sénateur Beaudoin: Ma deuxième question a trait à l'arrêt Vriend. Dans le présent projet de loi, nous proposons, bien entendu, d'inclure la notion de condition sociale. Cette notion a déjà été définie par quelques tribunaux de notre pays. Elle ne me pose pas problème.

À supposer que nous n'en fassions pas mention dans le présent projet de loi, se pourrait-il qu'un jour la Cour suprême en vienne à la conclusion, comme elle l'a fait dans l'arrêt Vriend, que la condition sociale lui apparaît constituer implicitement un motif de distinction illicite, même si ce motif n'est pas mentionné dans la loi? La Cour suprême verrait ainsi de la discrimination dans ces deux causes. Dans l'arrêt Vriend, le motif de discrimination était l'orientation sexuelle, et dans l'hypothèse que j'avance, il s'agirait, bien entendu, d'un autre motif. Iriez-vous jusqu'à affirmer cela?

Mme Jackman: Je l'ai fait à maintes reprises.

Le sénateur Beaudoin: Je le vois du même oeil que vous.

Mme Jackman: J'ai avancé exactement la même hypothèse en novembre. Je vais vous remettre un article où je traite de ce sujet en profondeur. J'y soutiens que le défaut d'interdire la discrimination à l'endroit des pauvres contrevient à la Charte canadienne et que si la Cour suprême devait statuer sur cette question, elle considérerait que ce motif est implicitement contenu dans la loi. J'estime d'ailleurs que sur le plan doctrinal, cette position est conservatrice. C'est à peu près le seul motif de discrimination aussi notoire et aussi largement reconnu qui ne soit pas inclus dans la loi. Pourquoi ne l'y inclut-on pas? Parce que les gens de cette catégorie n'ont aucun pouvoir, parce qu'ils sont politiquement marginalisés. Comment Mme McLellan, notre ministre de la Justice, peut-elle prétendre qu'on s'attaquera à cette question plus tard? Cette catégorie de citoyens n'a aucun pouvoir.

Le sénateur Beaudoin: La logique de la jurisprudence penche fortement en votre faveur.

Mme Jackman: En novembre, j'ai soutenu que si l'omission de ce motif dans nos lois était contestée devant les tribunaux en vertu de la Charte, les plaignants auraient gain de cause. Le jugement qui a été rendu dans l'arrêt Vriend illustre ma thèse.

Le sénateur Beaudoin: Je partage votre opinion là-dessus, mais il est nettement préférable de mentionner ce motif dans la loi, comme le propose notre collègue.

Mme Jackman: L'article 52 de la Constitution canadienne établit que la Constitution est la loi suprême du Canada. Les organes du pouvoir exécutif et du pouvoir législatif ont le devoir de respecter la Charte. Nous ne devrions pas avoir à contester une telle question devant les tribunaux ni à tenir cet horrible faux débat sur les droits démocratiques, comme ce fut le cas en Alberta, à partir de la prétention que les tribunaux agissent à l'encontre des principes démocratiques lorsqu'ils dictent des règles de conduite aux gouvernements. Les gouvernements devraient d'eux-mêmes rectifier le tir quand un cas aussi notoire de violation de la Constitution est porté à leur attention.

Le sénateur Gigantès: Lorsque nous parlons de discrimination fondée sur l'orientation sexuelle, nous visons au fond l'homosexualité.

Le sénateur Beaudoin: Non, l'orientation sexuelle.

Le sénateur Gigantès: L'orientation sexuelle s'entend ici à vrai dire de tout comportement sexuel qui s'écarte de la norme. En principe, on ne doit pas poser d'actes discriminatoires envers ceux qui ont des relations sexuelles marginales. Je conviens avec vous que ce genre de discrimination n'est pas acceptable, mais la bestialité est aussi une forme d'orientation sexuelle.

Je ne veux pas m'attacher ici au fond, mais à la forme. Ce que je veux dire, c'est qu'il faudrait être précis. Je n'aime pas les termes qui portent à interprétation. Ainsi, le mot «notoire» me déplaît, car il peut s'appliquer à ce qui est extrêmement bon et à ce qui est extrêmement mauvais, de sorte que nous devrions éviter de l'employer.

L'expression «orientation sexuelle» n'étant pas précise, elle ne me plaît pas.

La présidente: Monsieur le sénateur Gigantès, il n'est pas question ici d'amendement à propos de cette expression. Cette question a déjà été tranchée. Nous discutons de la notion de condition sociale.

Mme Jackman: Je crois que l'expression «orientation sexuelle» est un bon exemple, car elle illustre qu'une notion qui peut paraître vague dans l'abstrait a un sens bien établi et bien défini en droit, à tel point qu'on imagine mal qu'on puisse l'interpréter autrement.

Nous avons là, je crois, un bel exemple de la manière dont certaines expressions qu'on retrouve dans les lois sur les droits de la personne en viennent à être interprétées d'une manière uniforme. C'est le cas des notions d'orientation sexuelle et de condition sociale.

Dans la culture et la tradition juridiques canadiennes, l'expression «condition sociale» a maintenant un sens bien établi, tout comme l'orientation sexuelle. Cette absence d'ambiguïté préviendra d'ailleurs toute une foule de contestations sur la base de motifs comme ceux que le sénateur Gigantès a donnés en exemple, car les situations auxquelles se réfèrent ces motifs ne comportent pas de connotation qui fasse songer à la condition de défavorisé.

Être veuf, c'est une forme de condition sociale, mais ce n'en est pas une qui donne tout de suite à penser que le sujet risque fort d'être défavorisé ou marginalisé.

La présidente: Je vous ferai remarquer qu'il est déjà question de l'état matrimonial dans le projet de loi.

[Français]

Le sénateur Joyal: Vous avez fait référence dans votre présentation d'ouverture au Pacte international des droits de la personne. Est-ce que dans les instruments internationaux auxquels le Canada est partie, le concept de condition sociale comme motif de discrimination est mentionné formellement?

Mme Jackman: Non.

Le sénateur Joyal: Dans aucun?

Mme Jackman: Pas à ma connaissance. Je ne suis pas experte en droit international mais, selon moi, comme motif prohibé de discrimination, la condition sociale n'est pas comprise. Comme je l'ai mentionné, ce que l'on a, par exemple, dans les conventions internationales, ce sont des garanties d'égalité systémique comme l'accès à la sécurité sociale ou aux services de la santé. Cela reflète probablement la mentalité à l'époque où ces traités ont été adoptés, c'est-à-dire les années 1940 pour la Déclaration universelle et les années 1960 pour les conventions ou les pactes.

Le sénateur Joyal: Au niveau des pays européens, est-ce que la Charte européenne des droits de la personne mentionne de façon formelle la condition sociale comme motif de non-discrimination?

Mme Jackman: Oui. J'avoue cependant mon ignorance quant à la législation européenne. Je n'ai lu vos procès-verbaux que ce matin, mais je m'engage à vérifier cela afin de pouvoir faire parvenir cette information aux sénateurs. Je sais que dans votre réunion antérieure on a posé cette question, mais je m'engage à vous fournir une réponse écrite sous peu sur la convention européenne ou sur d'autres pactes régionaux, s'il en existe d'autres. Je soupçonne qu'il existe peut-être des Constitutions pour l'Afrique du Sud et l'Inde ou possiblement des pactes régionaux pour l'Amérique du Sud, par exemple.

[Traduction]

La présidente: Je m'excuse de vous interrompre, mais l'article 2 de la Déclaration universelle des droits de l'homme des Nations Unies dit:

Chacun peut se prévaloir de tous les droits et de toutes les libertés proclamés dans la présente Déclaration, sans distinction aucune, notamment de race, de couleur, de sexe, de langue, de religion, d'opinion politique ou de toute autre opinion, d'origine nationale ou sociale, de fortune, de naissance ou de toute autre situation.

On y mentionne l'origine sociale et la fortune.

Le sénateur Joyal: Si j'ai soulevé cette question, c'est que la notion de condition sociale, comme Mme Jackman l'a très clairement expliqué, n'était pas un motif de distinction illicite reconnu par la société à l'époque de l'adoption de la Déclaration universelle des droits de l'homme par les Nations Unies en 1948. Évidemment, comme vous l'avez si bien fait remarquer, de nombreux instruments régionaux et internationaux sont venus s'ajouter au fil des ans à la Déclaration des Nations Unies. Cette déclaration établissait un cadre général, mais quand on examine tous ces instruments régionaux complémentaires, on constate qu'ils contiennent de nombreuses notions qui ne figuraient pas dans la Déclaration des Nations Unies. Le sénateur Beaudoin, qui a passé une partie de sa vie à se pencher sur ces questions, sait que nous nous efforçons toujours de vérifier si les sujets que nous examinons peuvent cadrer dans l'une ou l'autre des rubriques de la Déclaration des Nations Unies. Il ne fait aucun doute que, comme vous l'avez mentionné, on a vu des conventions internationales plus récentes, qui remontent à la fin des années 60 et au début des années 70, faire l'objet de débats et de modifications pour y intégrer la notion de «condition sociale» dans le même esprit que nous le faisons aujourd'hui. Je veux parler de dispositions qui font expressément référence aux moyens financiers d'une personne et à son niveau de vie.

C'est essentiellement ce qui nous vient à l'esprit quand on discute de ce type de discrimination. Ceux d'entre nous qui ont regardé la télévision hier soir ont appris qu'une banque avait exigé d'une personne qu'elle verse un montant additionnel de 25 $ pour s'ouvrir un compte, du seul fait qu'elle était prestataire de l'aide sociale. Une telle exigence pourrait être interprétée comme un motif de distinction illicite fondé sur la condition sociale si cette notion figurait dans la loi, car quiconque n'est pas prestataire de l'aide sociale peut s'ouvrir un compte à cette banque en ne versant que 5 $.

C'est de la discrimination. En toute justice, la banque en question a annoncé le lendemain qu'elle cesserait cette pratique. Ce virement de cap illustre très bien, à mon avis, que cette banque commettait un acte discriminatoire fondé sur la condition sociale. C'est essentiellement parce que la personne avait reçu une aide gouvernementale dans diverses circonstances qu'elle était ainsi victime de discrimination. On exige davantage des assistés sociaux que de n'importe quelle autre personne.

Je constate, madame Jackman, que, tout comme le sénateur Beaudoin, vous vous intéressez sans cesse de près à ce domaine. Or, il serait important, je crois, que nous prenions connaissance des diverses conventions régionales qui portent sur les droits de la personne pour pouvoir nous inspirer de ce qui se fait ailleurs sur ce chapitre, pour savoir, par exemple, si des tribunaux européens ont déjà interprété dans les décisions qu'ils ont rendues jusqu'ici la notion qui nous intéresse. Par conséquent, si vous pouviez faire quelque recherche en ce sens, vous rendriez un service fort apprécié aux membres de notre comité.

La présidente: Pour le bénéfice du compte rendu, je vous mentionne que j'ai ici deux exemples de ce type de conventions régionales. Je n'ai toutefois aucun renseignement concernant des jugements qui auraient été rendus aux termes de ces conventions. Le Conseil de l'Europe, dans sa Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés -- qui a été adoptée en 1950 et à laquelle on a ajouté le protocole numéro 8 en 1985 --, reprend à peu près dans les mêmes termes les principes qu'on retrouve dans la Déclaration des Nations Unies.

La Commission interaméricaine des droits de l'homme, créée par l'Organisation des États américains en 1996, utilise un langage un peu différent, mais elle emploie les expressions origine nationale ou sociale, situation économique, naissance ou autre condition sociale.

Le sénateur Joyal: Pourrions-nous invoquer ce genre de disposition pour combattre la discrimination fondée sur la condition sociale dans le cas d'une personne qui appartiendrait au peuple métis, par exemple? Pour bien des raisons, des gens veulent que des catégories de personnes soient visées par des exclusions ou des conditions spéciales.

Il y a parfois des choses qui me rendent perplexe, par exemple que le sénateur Gigantès dise que, pour qu'on ne se méprenne pas sur nos intentions, nous ne devrions employer dans nos lois que des termes dont la signification est claire, que tous interpréteront normalement de la même manière. Pour d'autres motifs, je préfère personnellement qu'on s'en tienne à des notions souples qui, au fil des ans, peuvent être interprétées différemment, en fonction de l'évolution de ce que la société considère comme motifs de distinction illicite. Il existe deux écoles de pensée à ce propos. Je ne dirais pas que je favorise l'utilisation de définitions restrictives. Au contraire, je penche plutôt en faveur de l'emploi de notions souples, qui permettent aux tribunaux d'ajuster leur interprétation de ces notions en fonction de ce que la population ou la société à une époque donnée reconnaît comme situation non discriminatoire ou comme attitude à bannir.

J'ai le sentiment, madame la présidente, du moins après avoir entendu vos propos, qu'il serait utile que Mme Jackman fasse des recherches pour trouver comment les tribunaux européens interprètent cette notion.

La présidente: Madame Jackman, je vous saurais gré de donner suite à la suggestion du sénateur Joyal et de nous faire part du résultat de vos recherches, si jamais vous trouvez quelque précédent intéressant.

Mme Jackman: Je vais discuter de la question avec quelques-uns de mes collègues qui se spécialisent en droit international.

La présidente: Si vous nous faites parvenir de la documentation, nous nous empresserons d'en faire la distribution.

Le sénateur Bryden: Il y a un certain nombre de choses qui m'inquiètent. Plus la terminologie sera vague, plus nous nous exposerons à ce que ce soit les tribunaux et non le Parlement qui légifèrent. Je viens de l'ancienne école où l'on disait qu'il appartenait aux Parlements de faire les lois, et aux tribunaux de les interpréter. Depuis l'adoption de la Charte des droits et libertés, je crois que c'est un peu l'inverse qui se produit en réalité.

Que peut désigner au juste la notion vague de «condition sociale», que de nombreuses personnes semblent maintenant très bien comprendre? Je suppose que ce concept pourrait englober des choses qu'on aurait du mal à imaginer.

Par exemple, une famille qui se verrait refuser la possibilité de louer un appartement sous prétexte que certains de ses membres sont des drogués, même s'ils sont relativement à l'aise et qu'ils ont une belle voiture, pourrait-elle invoquer devant le tribunal la condition sociale comme motif de discrimination?

Mme Jackman: C'est une excellente question. Historiquement, la toxicomanie, dans un litige relatif aux droits de la personne, serait incluse dans la notion de déficience. C'est d'ailleurs ainsi qu'on a traité les différents cas de maladie dans le passé. Quelqu'un pourrait-il toutefois juger qu'il aurait avantage à invoquer plutôt comme motif de discrimination la condition sociale? Tout dépendrait des circonstances. Un couple de cocaïnomanes de la classe moyenne qui se verrait refuser la location d'un appartement aurait difficilement gain de cause en invoquant ce motif, parce que ce sur quoi on s'appuie généralement pour juger du bien-fondé d'une telle allégation de discrimination, c'est l'existence ou non depuis longtemps et de manière continue d'une situation de défavorisé et de vulnérabilité aux stéréotypes et à la marginalisation.

Si vous me demandiez si le fait pour une municipalité d'adopter un règlement interdisant les fumeries de crack sur son territoire constituerait un acte discriminatoire fondé sur la condition sociale, je vous dirais que tout autant la Charte canadienne que les codes provinciaux et fédéraux permettent à quiconque se voit accusé d'avoir commis un acte discriminatoire de faire la preuve qu'il était justifié d'agir comme il l'a fait.

Le sénateur Bryden: Si, par exemple, une municipalité refusait qu'une de ses propriétés soit utilisée comme maison de transition sous prétexte qu'elle serait habitée par des ex-détenus qui ont purgé leur peine et qui souhaitent se réinsérer dans la société, son refus serait-il considéré comme un motif de distinction illicite fondé sur la condition sociale?

Mme Jackman: Absolument.

Le sénateur Bryden: Même si ces gens étaient tous à l'aise financièrement?

Mme Jackman: Oui. On pourrait même dire qu'il serait considéré discriminatoire, même si la notion de «condition sociale» n'était pas incluse dans la loi, car le projet de loi S-5 contient une disposition qui énumère déjà de nombreux motifs de distinction illicite. Nous avons eu une cause semblable à Winnipeg. Dans l'affaire City of Winnipeg c. The Winnipeg Alcoholism Foundation, la Cour d'appel du Manitoba a rendu une décision reconnaissant qu'un règlement municipal qui interdit l'implantation de foyers de groupe dans un quartier de classe moyenne contrevient à l'article 15 de la Charte, étant donné qu'il établit une distinction illicite fondée non seulement principalement sur la déficience, mais également sur l'âge.

Le sénateur Bryden: Des personnes appartenant à une catégorie identifiable de citoyens pourraient-ils intenter un recours collectif en invoquant une loi sur les droits de la personne?

Mme Jackman: Tout dépendrait de la province où l'affaire serait survenue et de l'existence ou non d'une loi sur le recours collectif dans cette province. J'ignore s'il y a déjà eu des recours collectifs concernant un litige relatif aux droits de la personne.

Le sénateur Bryden: Si cet événement se produisait par les temps qui courent, je crois qu'il se trouverait bien quelqu'un pour intenter un recours collectif en vertu de la législation sur la protection des droits de la personne pour faire déclarer discriminatoire l'incarcération des Japonais durant la Seconde Guerre mondiale. Si on poursuit ce raisonnement jusqu'au bout, n'est-ce pas que les pauvres de notre pays pourraient intenter un recours collectif contre le reste de la société parce qu'on persiste à les traiter d'une manière discriminatoire?

Mme Jackman: En principe, oui, mais, en pratique, il faut s'en remettre à ce que dit la loi. La Loi canadienne sur les droits de la personne, la Charte, de même que les codes provinciaux stipulent tous que c'est aux victimes elles-mêmes qu'il incombe d'intenter des poursuites relatives à des actes discriminatoires perpétrés par une personne ou par l'État. Aux termes de nos lois, il serait par exemple très difficile, voire impossible, de prétendre que telle politique budgétaire constitue un cas de discrimination systémique.

Le sénateur Bryden: Peut-être que c'est le genre d'amendement que nous devrions proposer.

Mme Jackman: Il serait beaucoup plus radical que celui-ci.

Le sénateur Bryden: Quand la société n'est pas capable de s'attaquer aux vrais problèmes, elle se donne bonne conscience en adoptant ou en modifiant des lois et des règlements. Nous avons toujours eu des pauvres, et nous aurions dû régler ce problème bien avant aujourd'hui. Mais comme nous n'avons pas les ressources financières voulues, nous allons nous contenter d'adopter cet amendement.

Un des dangers dans tout cela, c'est que des gens essaient de faire inclure toutes sortes de notions nouvelles dans des lois comme celle-ci. Par exemple, presque toutes les mesures législatives se rapportant aux droits de la personne comportent maintenant des dispositions à propos de l'orientation sexuelle. On assiste actuellement en Californie à l'apparition d'un mouvement constitué de gens qui voudraient faire inclure la notion d'identité sexuelle dans la loi pour enrayer la discrimination dont sont victimes les transsexuels et les travestis. Il semble y avoir une multitude de choses contre lesquelles ces gens veulent se protéger.

Mme Jackman: C'est là que nous divergeons peut-être d'opinion vous et moi. J'observe notre contexte social et politique et je me demande de quelles formes de discrimination les gens sont le plus fréquemment victimes, puis j'essaie de voir s'il existe dans nos lois fédérales et provinciales, de même que dans nos garanties constitutionnelles, des dispositions pour les prévenir. Le droit à ses opinions politiques -- que d'aucuns voudraient supprimer au nouveau directeur général de l'hôpital d'Ottawa -- n'est protégé que dans quelques provinces. À part cette notion, celle de condition sociale ou de pauvreté est à peu près la seule qui soit largement reconnue, mais non encore incluse dans nos lois. Je ne crois pas que l'inclusion d'une telle notion risquerait de déclencher une avalanche de litiges. Je ne vois pas qu'il y ait une pléthore de groupes qui n'attendent que cela pour porter leur cause devant les tribunaux. Il y a cependant une catégorie de citoyens qui attend vraiment depuis longtemps d'être protégée. Peut-être ma vision est-elle subjective, mais il ne me semble pas y avoir bien des catégories de gens qui soient manifestement victimes de discrimination et qui ne bénéficient pas encore de ce genre de protection.

Le sénateur Bryden: Vous avez peut-être tout à fait raison.

Il y a deux aspects de cette question qui me préoccupent. Premièrement, qui serait protégé par l'inclusion de cette notion? Nous ne le saurons qu'une fois que des gens astucieux auront pris soin de le faire établir par les tribunaux et que des juges bien malins auront trouvé le moyen d'élargir la portée de la notion en question. Mon deuxième sujet d'inquiétude est d'ordre plus philosophique et concerne le fait que notre société cherche tout au plus à se donner bonne conscience. Il faut y mettre de l'argent pour aider les pauvres, pas seulement des lois.

Mme Jackman: Nous pouvons toujours débattre de la question de savoir si les droits sont utiles à quelque chose. En tant que spécialiste en droit constitutionnel, je crois que les droits ont une certaine importance.

Pour ce qui est de la possibilité que les gens se ruent d'assaut sur les tribunaux, je vous ferai remarquer qu'alors que la protection contre la discrimination fondée sur la condition sociale figure dans la Charte québécoise depuis au moins une décennie, je n'ai trouvé que trois ou quatre causes de discrimination fondée sur ce motif.

Le sénateur Kinsella: Le sénateur Joyal a soulevé des questions importantes. Pour avoir pris connaissance de textes législatifs européens pertinents, je constate que l'article 14 de la Convention européenne des droits de l'homme, à la façon des deux pactes des Nations Unies, énumère une série non exhaustive de motifs de distinction illicite, tout comme le fait l'article 15 de la Charte.

La Charte sociale européenne est toutefois explicite sur la garantie des droits à l'égalité et sur l'interdiction de tout acte discriminatoire fondé sur la pauvreté.

Le sénateur Joyal: C'est l'idée que j'en ai gardée depuis que j'ai lu cette charte il y a un certain temps. J'étais sûr que la notion de pauvreté y était mentionnée.

Le sénateur Kinsella: Je regrette que le sénateur Bryden soit parti. Du temps où j'étais commissaire aux droits de la personne au Nouveau-Brunswick, nous avons été saisis de quelques cas de discrimination fondée sur l'identité sexuelle, que nous avons tranchés en invoquant l'interdiction de tout acte discriminatoire sur la base du sexe.

Le sénateur Gigantès: Comment les mots «travestis» et «identité sexuelle» peuvent-ils aller ensemble? J'aimerais qu'on me l'explique.

Le sénateur Kinsella: Le sénateur Bryden nous a fourni une explication.

Le sénateur Gigantès: Il s'est contenté d'y faire allusion. Il a parlé de travestis, de transsexuels et d'identité sexuelle.

La présidente: Je sais que ce genre de sujet vous intéresse au plus haut point, mais il est en dehors de celui dont nous traitons dans le moment concernant ce projet de loi. Je crois que le sénateur Beaudoin aimerait poser une question susceptible de faire avancer la discussion.

[Français]

Le sénateur Beaudoin: Vous avez fait référence au fait que depuis 1948, nous avons eu beaucoup d'instruments internationaux. Ils sont beaucoup plus précis maintenant dans les instruments internationaux que dans la grande Charte de 1948, qui est la première en date. C'est pour cela qu'on devrait adopter la thèse voulant que l'on ne définisse pas de façon très précise tout ce qui arrive, parce qu'on va passer notre temps à amender les lois. Je ne sais pas ce que vous pensez de cela, mais pour moi, une Constitution et une Charte des droits doivent être faites dans des termes assez généraux, sinon on serait obligé de modifier les lois toutes les semaines comme on le fait pour l'impôt sur le revenu. Personne ne lit la Loi de l'impôt sur le revenu pour s'amuser alors que beaucoup lisent la Constitution américaine ou d'autres parce qu'elles sont bien faites généralement. Je suis de la deuxième école où il faut donner beaucoup de pouvoir aux juges, sinon on va passer notre temps à légiférer et à modifier la législation.

Mme Jackman: C'est l'avantage du modèle de la Charte canadienne. La formulation que l'on retrouve à l'article 15 est très bonne parce qu'on donne des exemples. Cela facilite l'interprétation parce qu'on y trouve un fil conducteur. C'est l'objectif visé. Par exemple, en Ontario on a récemment plaidé pour que les «farmworkers» ne soient plus exclus de la législation en matière de protection des travailleurs.

[Traduction]

Je vois mal comment nous pourrions inclure nos travailleurs agricoles dans notre liste, mais c'est là l'avantage de s'en tenir à une liste générale non exhaustive. On offre ainsi la possibilité à des gens qui sont dans une position désavantageuse sur un plan bien précis, comme les travailleurs agricoles en ce qui concerne la législation sur les normes du travail et les conventions collectives, d'au moins essayer de faire valoir leurs droits.

Le sénateur Beaudoin: Pour en revenir à l'arrêt Vriend, je crois que la Cour suprême a rendu dans cette cause une décision judicieuse. Naturellement, cet arrêt va directement à l'encontre de la première théorie qu'a énoncée le sénateur Bryden. Le sénateur Bryden semble convaincu qu'il faut formuler les lois en termes très clairs et très précis, et, à moins que je ne me trompe, il n'est pas favorable à ce qu'on confère aux juges autant de pouvoir. L'arrêt Vriend établit clairement non seulement qu'il appartient aux tribunaux d'interpréter les lois, mais qu'ils peuvent, en se fondant sur la théorie de l'inclusion implicite, statuer que tel ou tel mot devrait figurer dans la loi. Autrement dit, si le sénateur Cohen réussit à faire adopter son projet de loi, la loi sera explicite à cet égard. Mais si la mesure législative qu'elle propose n'est pas adoptée, il appartiendra à la Cour suprême d'interpréter la loi en se fondant sur le principe de l'inclusion implicite. La deuxième école de pensée confère beaucoup de pouvoir aux tribunaux et aux cours de justice. Quant à moi, je n'y vois pas vraiment de problème.

Mme Jackman: Je pense que là où le sénateur Bryden et moi-même allons nous trouver en désaccord, c'est à propos de l'idée qu'il serait antidémocratique que les tribunaux se chargent de remédier à une défaillance de notre régime démocratique. C'est précisément ce qu'ils font. L'arrêt Vriend l'illustre on ne peut mieux. Comment peut-on affirmer qu'en intervenant pour signaler que le pouvoir législatif ne tient absolument pas compte des besoins et des opinions d'une catégorie de sans-voix, la cour ne respecte pas les principes démocratiques fondamentaux? C'est justement pour cette raison que les droits individuels sont garantis. Pourquoi les pouvoirs exécutif et législatif n'ont-ils pas assumé leurs responsabilités à cet égard? Parce que, sur le plan politique, il n'est pas compromettant pour eux de s'en abstenir. La cour agit-elle de manière antidémocratique en ordonnant au pouvoir législatif de faire son devoir? À mon sens, non. Cette manière d'agir est tout à fait conforme au principe voulant que chacun ait le droit de contribuer au bon fonctionnement des institutions fondamentales de sa société, mais je préférerais que le pouvoir législatif agisse de sa propre initiative sans attendre que la cour lui ordonne de le faire.

Le sénateur Kinsella: Cette question comporte une autre dimension. N'est-il pas également vrai que tout au cours des nombreuses années qui se sont écoulées depuis que notre pays s'est doté d'une loi interdisant la discrimination, il a été reconnu quasi proverbialement que nos tribunaux se sont permis d'interpréter libéralement, généreusement et dans son sens large la législation relative aux droits de la personne? C'est précisément pour cette raison que nous sommes amenés à formuler ce type de loi dans des termes généraux et libéraux, conformément au principe de l'interprétation judiciaire.

Mme Jackman: Oui, vous avez raison. Encore là, on peut faire une analogie avec la Loi de l'impôt sur le revenu. Les tribunaux ont adopté le même principe à l'égard de cette loi, à savoir que la victime, le contribuable, a droit à une interprétation généreuse de la loi.

Le sénateur Joyal: Je crois que le sénateur Kinsella a raison en principe, et je me demande si le fait d'ajouter au projet de loi un préambule ou une note explicative disant que nous incluons deux ou trois éléments précis ne constituerait pas un compromis acceptable. Nous indiquerions en quelque sorte par là que la liste des motifs énumérés n'est pas exhaustive. Il y aurait alors place à interprétation par analogie. En fait, ce qu'un Parlement veut quand il légifère, c'est avoir une assez bonne idée de la façon dont la loi pourra être appliquée dans l'immédiat. On ne doit rien figer dans le temps, de manière à pouvoir interpréter la loi en fonction de l'évolution de la société. En agissant ainsi, nous aurions l'assurance que les principes énoncés non seulement sont adaptés aux circonstances actuelles, mais demeurent valables pour les années à venir. J'ai l'impression qu'il nous serait possible d'en arriver à un tel compromis; nous aurions alors la satisfaction d'avoir fait le bon choix.

Le sénateur Kinsella: Nous nous entendons tous sur ce principe, je pense.

Le sénateur Gigantès: Pour en revenir à la question de ce que font les tribunaux, voyons ce qu'il en est du cas de l'ivresse comme circonstance atténuante. La Cour suprême a acquitté un individu sous prétexte qu'il était ivre au moment où il a agressé sexuellement et pratiquement battu à mort une infirme en chaise roulante. Le ministère de la Justice a refusé de s'écarter du critère sacré de l'intention criminelle. Le Sénat a forcé l'adoption d'un projet de loi visant à interdire cette défense. C'est moi qui ai rédigé et parrainé ce projet de loi. Mon argument de fond était qu'on ne peut invoquer en défense l'absence d'intention criminelle dans une cause d'homicide commis au volant d'une automobile. Maintenant, quand quelqu'un dit qu'il ne peut être tenu responsable d'avoir causé la mort de quelqu'un en conduisant son automobile en état d'ébriété, il ne peut plus utiliser cet argument dans un plaidoyer de non-culpabilité.

Nous parlons ici d'instruments. Pourquoi l'ivresse serait-elle une défense valable pour celui qui commet une agression à l'aide d'un bâton de baseball et non pour celui qui heurte une personne avec son automobile? Dans cet arrêt, le juge Sopinka a supplié le Parlement de légiférer. Comme le ministère de la Justice et la Chambre des communes n'avaient pas pris soin de le faire, nous avons dû leur imposer, pour ainsi dire, notre projet de loi. Les tribunaux sont ambivalents sur ce genre de question. Parfois, ils se montrent généreux et ouverts à juste titre, et parfois, cette générosité et cette ouverture les amènent à acquitter une brute ivre, sous prétexte qu'ils ont le devoir de défendre les droits de tous, y compris des brutes ivres et des batteurs de femmes.

Le sénateur Cohen: Mme Jackman a mentionné que si la Loi sur les droits de la personne ne mentionne pas la condition sociale ou la pauvreté comme motif de distinction illicite, tout étonnant que cela puisse paraître, alors que ce motif est si généralement reconnu partout ailleurs comme motif de discrimination, c'est que cette catégorie de gens n'a pas de pouvoir. Les politiciens se désintéressent facilement de ceux qui n'ont pas de pouvoir.

Le sénateur Bryden a prétendu que ce que les pauvres veulent, en réalité, c'est de l'argent. J'en conviens, mais si nous ne pouvons leur donner de l'argent, nous pouvons au moins leur donner de l'espoir et de la dignité. Ils doivent pouvoir vivre dans un monde qui les traite comme nous voudrions tous être traités. Par conséquent, si nous ne pouvons pas les aider financièrement, disons-leur au moins que nous nous engageons à leur donner l'espoir et la dignité.

Le sénateur Gigantès: Si vous me permettez de faire l'apologie du sénateur Bryden, je vous rappelle qu'il n'a pas dit que les pauvres voulaient de l'argent. Il a dit qu'il fallait avoir de l'argent pour pouvoir les aider.

Le sénateur Cohen: D'accord.

Le sénateur Gigantès: Si nous nous montrions suffisamment généreux envers les pauvres, notre société éminemment riche trouverait bien l'argent pour les aider. Au lieu de cela, tout ce que nous faisons, c'est de leur accorder le droit de porter leur cause devant les tribunaux.

Le sénateur Cohen: Si vous vous mettiez dans leur peau et si vous viviez ce qu'ils vivent, vous diriez: «Heureusement qu'on m'accorde ce droit».

Le sénateur Gigantès: D'accord, mais je vous ferai remarquer que le sénateur Bryden allait plus loin que vous et soutenait qu'on devrait également faire davantage pour les tirer de la pauvreté.

Le sénateur Cohen: Pas de problème.

La présidente: Madame Jackman, comme nous sommes tous d'accord, je crois que le moment est venu de vous remercier d'avoir accepté de vous entretenir avec nous encore une fois aujourd'hui.

Durant la première semaine qui suivra notre retour du congé, ni le sénateur Nolin ni moi-même ne serons présents. Je souhaiterais que quelqu'un propose une motion autorisant le sénateur Lewis à présider nos travaux durant la semaine du 25 au 29 mai 1998.

Le sénateur Gigantès: Le sénateur Lewis est-il d'accord?

La présidente: Oui. Avant son départ, nous nous sommes assurés qu'il l'était.

Le sénateur Joyal: J'en fais la proposition.

Le sénateur Beaudoin: Je l'appuie.

La présidente: La motion est adoptée à l'unanimité. Cela met fin à nos travaux pour aujourd'hui.

La séance est levée.


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