Délibérations du comité sénatorial permanent
des
Affaires juridiques et constitutionnelles
Fascicule 26 - Témoignages
OTTAWA, le mercredi 27 mai 1998
Le comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles se réunit aujourd'hui, à 15 h 38, dans le but d'examiner le projet de loi S-11, Loi modifiant la Loi canadienne sur les droits de la personne afin d'ajouter la condition sociale comme motif de distinction illicite.
Le sénateur Lorna Milne (présidente) occupe le fauteuil.
[Traduction]
La présidente: Honorables sénateurs, nous allons d'abord entendre Mme Michelle Falardeau-Ramsay et M. John Dwyer, de la Commission canadienne des droits de la personne.
Vous avez la parole.
Mme Michelle Falardeau-Ramsay, c.r., présidente, Commission canadienne des droits de la personne: Honorables sénateurs, comme vous le savez, c'est toujours un plaisir de comparaître devant votre comité. Je voudrais vous remercier de m'avoir donné cette occasion de présenter le point de vue de la Commission canadienne des droits de la personne sur le projet de loi S-11, qui vise à modifier la Loi canadienne sur les droits de la personne dans le but d'ajouter la condition sociale comme motif illicite de discrimination.
Permettez-moi de vous dire, dès le départ, que nous appuyons cette initiative et que nous félicitons le sénateur Cohen pour les efforts qu'elle a déployés en faveur de cette mesure législative. Je voudrais en même temps féliciter le Sénat pour l'excellent travail qu'il a fait au fil des ans dans le domaine de la pauvreté. Depuis le rapport de 1971 du comité sénatorial spécial sur la pauvreté jusqu'au rapport rédigé par le sénateur Cohen elle-même, «La pauvreté au Canada: le point critique», la Chambre haute a fait une contribution très précieuse à la sensibilisation du pays à la cause des Canadiens à faible revenu. Je crois savoir que le projet de loi à l'étude découle directement de ce dernier rapport, dont c'était l'une des quatre recommandations. Le rapport recommandait en effet, et je cite, «que le Parlement du Canada adopte un projet de loi modifiant la Loi canadienne sur les droits de la personne afin que le principe de l'égalité des chances pour tous soit élargi et reconnu sur le plan juridique et afin d'interdire les pratiques discriminatoires fondées sur la situation économique.»
C'est là un principe que notre Commission et moi-même préconisons depuis que j'ai été nommée présidente en janvier 1997. À notre avis, l'addition de la condition sociale dans la Loi canadienne sur les droits de la personne a une incidence à la fois pratique et symbolique.
Sur le plan pratique, cette initiative dit clairement aux employeurs et aux fournisseurs de services fédéraux qu'ils ne peuvent pas faire de discrimination contre une personne parce qu'elle est, par exemple, bénéficiaire de l'aide sociale. Ce n'est pas du tout un nouveau concept puisque les codes des droits de la personne de sept provinces du Canada assurent un certain degré de protection contre la discrimination fondée sur la situation sociale ou économique.
En fait, l'application de ce principe diffère d'une province à l'autre. Par exemple, le Code des droits de la personne de Terre-Neuve parle «d'origine sociale», tandis que la Charte québécoise des droits et libertés de la personne mentionne la «condition sociale». La Nouvelle-Écosse, le Manitoba et l'Alberta interdisent la discrimination fondée sur la «source de revenu» pour toutes les activités protégées par leurs lois sur les droits de la personne. En Saskatchewan et en Ontario, la loi interdit la discrimination basée sur «l'état d'assisté social». Toutefois, l'Ontario limite l'application de cette disposition au domaine du logement.
[Français]
Les commissions provinciales des droits de la personne nous informent qu'elles n'ont pas reçu un grand nombre de plaintes basées sur ce motif. Au Québec, par exemple, elles ne représentent que six p. 100 du nombre total de cas. En Saskatchewan, ce chiffre est de moins de 2 p. 100. Dans la plupart des cas, les plaintes présentées aux commissions provinciales portent sur le logement locatif, mais il y a également eu quelques plaintes contre des entreprises qui ont refusé d'accorder du crédit à des bénéficiaires de l'assistance sociale ou d'autres prestations gouvernementales.
Il nous est bien sûr difficile de déterminer quel genre de plaintes notre commission recevrait si la «condition sociale» était ajoutée à la loi fédérale. Je m'attendrais cependant à ce que la plupart porte sur des refus de service dans des domaines tels que les services bancaires, les transports et les télécommunications. Nous reconnaissons que l'Association des banquiers canadiens a fait un effort dans le domaine des services bancaires offerts aux personnes à faible revenu grâce à une politique annoncée il y a quelques mois, mais les groupes de lutte contre la pauvreté continuent à exprimer leur préoccupation. Ce mois-ci encore, les médias québécois ont parlé des difficultés que les bénéficiaires de la sécurité social ont à se faire servir aussi bien dans les banques à charte fédérale que dans les caisses populaires sous réglementation provinciale. Il pourrait également y avoir des plaintes reliées au dépôt exigé par les compagnies de téléphone. Cependant, si l'on en juge d'après l'expérience provinciale, je ne m'attends pas à ce que la commission soit inondée de plaintes dès que ce nouveau motif aura été ajouté dans la loi.
L'inscription de la «condition sociale» comme motif illicite de discrimination n'imposerait pas automatiquement aux entreprises de donner des services si elles ont de bonnes raisons de croire que le client est incapable de payer ou qu'il constitue clairement un risque financier. L'alinéa 15g) de la loi établit clairement qu'il n'est pas discriminatoire de priver une personne d'un service ou de la défavoriser lors de la fourniture de ce même service si l'on a un motif justifiable de le faire. À notre avis, cette disposition de la loi assure une protection suffisante aux fournisseurs de services dans de telles situations.
Cependant, indépendamment du nombre ou de la nature des plaintes que nous recevrions si la modification proposée dans le projet de loi S-11 était adoptée, l'inscription de la «condition sociale» dans la loi aurait une importante signification symbolique. Elle mettrait en évidence l'idée que les différences de situation économique sont autant une source d'inégalités dans notre société que la race, le sexe ou les handicaps. Cette notion est déjà inscrite dans des instruments internationaux tels que la Déclaration universelle des droits de l'homme et la Convention des Nations Unies relative aux droits économiques, sociaux et culturels, dont le Canada est signataire.
Dans son témoignage devant votre comité, le sénateur Cohen a dit que la pauvreté continue de représenter l'un des plus importants obstacles à l'égalité dans la société canadienne. Je suis pleinement d'accord avec elle. Elle a ajouté que les Canadiens pauvres sont tous les jours victimes de stigmates sociaux et de stéréotypes négatifs et qu'on leur fait subir un préjudice semblable à celui que subissent d'autres groupes marginaux soumis à une discrimination fondée sur les autres motifs énumérés dans la loi. C'est principalement pour cette raison que j'appuie la mesure législative à l'étude. Même s'il est vrai que les lois ne peuvent pas seules changer les attitudes, elles influent quand même sur la définition de ce qui constitue un comportement acceptable dans une société donnée. L'inscription de la «condition sociale» dans la Loi canadienne sur les droits de la personne indiquerait clairement aux Canadiens et Canadiennes que le préjugé contre les gens pauvres est aussi inacceptable dans notre société que celui contre les Noirs, les autochtones, les personnes handicapées ou les femmes.
Cela est d'autant plus important que la proportion de Canadiens pauvres semble être à la hausse. Vous connaissez sûrement le récent rapport du Conseil national du bien-être qui montre que les taux de pauvreté ont monté régulièrement depuis 1991. J'ai été particulièrement troublée de voir dans ce rapport qu'environ un million et demi ou presque 21 p. 100 des enfants du Canada vivent dans la pauvreté. Je sais que la réduction ou l'élimination de la pauvreté va bien au-delà du mandat de notre commission ou de celui de n'importe quel organisme de protection des droits de la personne, mais c'est un objectif auquel tous les Canadiens et Canadiennes devraient souscrire.
[Traduction]
Permettez-moi de conclure en disant que l'inscription de la «condition sociale» dans la Loi canadienne sur les droits de la personne ne représente qu'une petite partie d'un problème plus grand: comment faire le lien entre toute la question de la pauvreté et la jouissance effective des droits de la personne. Que le projet de loi S-11 soit adopté ou non, j'espère que l'examen de la Loi canadienne sur les droits de la personne promis par la ministre de la Justice permettra de découvrir des moyens de traiter des questions de droits économiques et sociaux dans le contexte des lois sur les droits de la personne.
Comme je l'ai dit dans l'introduction du rapport annuel de la Commission, la communauté internationale reconnaît depuis un certain temps que ces droits sont indivisibles et que les droits économiques et sociaux ne peuvent être séparés des droits politiques ou juridiques ou du droit à l'égalité. Il est maintenant temps que nous reconnaissions aussi, au Canada, que la pauvreté fait partie de la question des droits de la personne.
Le sénateur Kinsella: Vous avez dit que le gouvernement a indiqué qu'il procédera peut-être à un examen de la Loi sur les droits de la personne. Cet examen fait depuis longtemps l'objet de discussions au palier fédéral, de même qu'au palier provincial et territorial. À votre avis, ne serait-il pas préférable, sur le plan pratique, d'inclure ce motif de distinction illicite dès maintenant?
Mme Falardeau-Ramsay: Il est toujours préférable d'agir maintenant plutôt que d'attendre. Je suis d'accord pour qu'on l'ajoute dès maintenant. Comme vous l'avez mentionné, et comme nous le savons tous, j'ai comparu récemment devant votre comité pour discuter d'une modification que nous réclamons depuis bientôt 10 ans.
Je tiens par ailleurs à vous rappeler que cet examen, si jamais il a lieu, devra porter sur des questions autres que la «condition sociale». Il y a d'autres questions qui se rattachent aux droits économiques et sociaux et qui doivent être analysées dans le cadre de la loi.
Le sénateur Kinsella: Je suis d'avis, comme vous, qu'il serait préférable d'adopter cette modification et d'ajouter ce motif de distinction illicite à la liste dès cette année.
Mme Falardeau-Ramsay: Si je vous ai donné l'impression, en présentant mon exposé, que je ne voulais pas qu'on adopte cette modification dès maintenant, je tiens à préciser que ce n'est pas du tout le cas. Nous voulons qu'elle soit adoptée maintenant.
Le sénateur Kinsella: Mes collègues et moi sommes d'avis que la condition sociale devrait être ajoutée à la liste des motifs de distinction illicite. Nous ne devrions pas nous laisser décourager par ceux qui soutiennent que devons procéder à un examen complet de la Loi sur les droits de la personne avant de faire quoique ce soit.
J'aimerais m'écarter un peu du sujet, puisque nous avons abordé la question d'un examen. Je ne dis pas que c'est là le point de vue de la ministre de la Justice, mais ne croyez-vous pas que, si certains réclament un examen, c'est parce qu'ils veulent non pas modifier la loi afin de l'adapter aux exigences du nouveau millénaire, mais plutôt afin de réduire l'importance accordée aux droits de la personne?
Mme Falardeau-Ramsay: Si je jette un coup d'oeil sur les modifications qui ont été apportées et les pouvoirs qui ont été conférés à la Commission au cours des dernières années, je crois que, au contraire, cet exercice aura pour but de faire en sorte que tous les motifs possibles de distinction illicite soient visés par la nouvelle loi. De plus, j'espère que la Commission recevra de nouveaux outils pour l'aider à régler certains problèmes prévis, comme les cas de discrimination systémique.
Sénateur Kinsella, vous avez une longue expérience des questions relatives aux droits de la personne. Comme vous le savez, les droits de la personne évoluent au rythme des changements qui s'opèrent dans la société. Les violations des droits de la personne d'il y a 20 ans n'existent plus aujourd'hui. La situation a évolué.
Il y aura toujours des cas de discrimination. On se rend compte maintenant que la discrimination systémique est un fait. Nous n'avons pas nécessairement les outils requis pour s'y attaquer.
Le sénateur Kinsella: Nous nous sommes demandés, mes collègues et moi, s'il était nécessaire de définir la notion de «condition sociale». N'est-il pas vrai que seuls certains motifs de distinction illicite sont définis dans la loi? En tant que présidente de la Commission canadienne des droits de la personne, vous êtes responsable de l'administration de la loi. Est-il nécessaire, à votre avis, de définir le motif de distinction illicite qui sous-tend le projet de loi S-11?
Mme Falardeau-Ramsay: Personnellement, je crois qu'il est dangereux de définir un concept dans une loi parce qu'on risque de le rendre tellement rigide que sa portée s'en trouvera limitée. Comme je l'ai indiqué, le type de discrimination qui est rattaché à un concept évolue au fil des ans. Si le concept a un sens trop restreint, les tribunaux ne pourront l'utiliser pour résoudre un problème qui se rattache à ce concept. Ce qui veut dire qu'il faut modifier la loi. Or, nous savons tous que certaines modifications prennent beaucoup de temps avant d'être adoptées.
Il a fallu attendre une quinzaine d'années avant que la modification sur «l'orientation sexuelle» ne soit adoptée. Il vaut beaucoup mieux, pour la société en général, que les concepts ne soient pas définis et demeurent souples. Prenons l'exemple de la définition de conjoint que l'on retrouve dans certaines lois. Il faut les modifier afin de les rendre conformes à l'interprétation que la Cour suprême a donnée à la Charte.
Le sénateur Gigantès: Je vous remercie de vos réponses. C'est avec beaucoup d'hésitation, de respect et d'appréhension que je m'oppose au point de vue d'une éminente spécialiste en droit. Je n'aime pas l'idée d'inclure dans une loi un terme nouveau, un euphémisme. Au début de votre allocution, madame, vous avez parlé d'un rapport sur la pauvreté. Vous avez ensuite parlé de situation économique. Vous parlez maintenant de «condition sociale».
Quand nous avons commencé à tenir ces audiences, toutes les définitions utilisées pour décrire la «condition sociale» semblaient avoir comme point de départ la pauvreté. Si nous voulons ajouter des éléments à la définition de «pauvreté», pourquoi ne pas le dire tout simplement? Les avocats et les parlementaires ne veulent pas que les tribunaux édictent des lois. Or, c'est ce qu'ils vont faire si nous leur donnons des concepts qui sont vagues. Ils préfèrent la clarté. Si l'expression «condition sociale» n'est pas définie, même brièvement, les tribunaux vont rendre des décisions avec avis minoritaire parce que les juges n'interpréteront pas tous les mêmes choses de la même façon.
Je suis en faveur du projet de loi et du principe qui le sous-tend. Il est temps d'effectuer ce changement. Toutefois, j'aimerais que le libellé soit plus clair. Je n'aime pas les concepts vagues. C'est une mauvaise habitude qui a commencé avec Platon, qui a dit, «Quand je dis ceci, je ne veux pas vraiment dire ceci, mais quelque chose d'autre.» Nous voulons dire «pauvreté», mais sans mentionner le mot. Nous parlons plutôt de «condition sociale».
Est-ce que le fait que je sois veuf et que je vive à Hudson, où il y a huit veuves pour chaque veuf, puisse être assimilé à une condition sociale? Puis-je dire que je suis victime de discrimination? Pourquoi ne pas définir cette notion brièvement? On pourra ainsi satisfaire les juges et éviter les critiques de ceux qui nous reprocherons d'avoir produit une mauvaise loi. D'après moi, les lois qui ne sont pas claires sont mauvaises.
Mme Falardeau-Ramsay: Sauf votre respect, je ne suis pas d'accord avec vous.
Vous avez parlé d'euphémismes. Le problème que pose l'utilisation du terme «pauvreté» dans la loi -- et je parle ici en tant que praticienne -- c'est qu'il n'y a pratiquement aucune façon objective de définir la pauvreté. Certains vont utiliser le seuil de faible revenu, qui est le critère utilisé par Statistiques Canada. Certains vont dire que, non, ces gens-là ne sont pas vraiment pauvres. D'autres vont dire que cela dépend de la région où l'on vit. Certains vont qualifier de pauvres les gens qui vivent de l'aide sociale. D'autres vont dire que c'est faux, parce qu'il y a de nombreux cas d'abus dans ce domaine.
Il est important d'avoir un concept à la fois objectif et subjectif. Il est presque impossible d'avoir un concept qui ne comporte pas une certaine subjectivité, surtout dans ce domaine. Nous devons avoir un concept essentiellement objectif.
De plus, il faudrait que ce concept englobe les gens qui sont non seulement démunis, mais également les gens qui sont illettrés, par exemple. Il s'agit là d'une condition sociale. Il faudrait que ce concept couvre également les gens qui, par exemple, occupent un certain type d'emploi, comme les éboueurs ou les fossoyeurs. Cela fait également partie de la condition sociale. Ces gens sont parfois victimes de discrimination en raison du travail qu'ils font ou parce qu'ils ne peuvent ni lire ni écrire. Ce concept ne se limite pas à l'indigence. Il englobe la source de revenu, un critère facilement identifiable et très objectif. Je ne fais que vous donner des exemples.
C'est pourquoi il est difficile, à mon avis, de définir cette expression de façon détaillée. C'est pour cette raison qu'il n'y a aucun concept ou motif de distinction illicite qui soit défini dans la Loi canadienne sur les droits de la personne. La religion, par exemple, n'est pas définie. Nous savons qu'il y a des sectes qui ne sont pas vraiment des sectes religieuses, au sens que l'entendent les tribunaux. Il vaut mieux que ces concepts ne soient pas définis. Cela nous permet de leur donner un sens plus large.
Vous avez parlé des tribunaux qui édictent des lois. Si le Parlement établit des lois qui définissent les valeurs de notre société, il ne faut pas qu'elles soient trop précises, autrement, elles seront là pendant 25 ou 30 ans. Or, pendant ce temps-là, la société évolue. Vous devez donner aux tribunaux une certaine marge de manoeuvre pour qu'ils puissent interpréter les lois en fonction des changements que connaît la société. La Cour suprême a adopté une démarche axée sur l'objet recherché pour interpréter les recours fondés sur la Charte afin que celle-ci puisse suivre l'évolution de la société.
Je pense que le fait d'avoir des décisions avec avis minoritaire est une bonne chose. C'est ce qui fait évoluer la jurisprudence. Le juge en chef Bora Laskin avait l'habitude de rendre des jugements dissidents, et il est intéressant de voir que ses opinions dissidentes servent de fondement, très souvent, aux lois en vigueur. C'est de cette façon que l'on améliore les lois. Je crois que c'est une bonne chose d'avoir des juges dissidents. Cela montre qu'il y a différentes façons d'aborder un problème.
Le sénateur Gigantès: Vous proposez deux moyens de moderniser la loi. On peut laisser cette tâche soit aux juges, soit aux législateurs élus qui, dans un régime démocratique, sont ceux qui édictent les lois. Or, pourquoi devrions-nous présumer que nos législateurs élus, qui sont supervisés par des parlementaires non élus, ne moderniseront pas la loi?
Vous dites qu'il est difficile de définir cette notion et vous donnez des exemples: l'analphabétisme, la nature du travail, la source de revenu. Je ne crois pas que ces critères définissent la condition sociale. Je préférerais une expression, une définition plus claire. Je n'aime pas les mots vagues.
Mme Falardeau-Ramsay: Je comprends, sénateur Gigantès. Je suis tout à fait d'accord avec ce que vous dites pour ce qui est du rôle du Parlement. Toutefois, le problème, c'est que si nous avons été obligés d'attendre 15 ans avant que l'orientation sexuelle ne soit incluse dans la Loi sur les droits de la personne, serons-nous obligés d'attendre 25 ans pour rajouter à la loi un autre facteur de discrimination. Voilà le problème.
Le sénateur Gigantès: Quand on a demandé à Solon, le père de la démocratie, s'il avait rédigé les meilleures lois possible, il a répondu, «Non, j'ai rédigé les meilleures lois que les Athéniens étaient prêts à accepter.» Je m'en remets donc à lui.
Le sénateur Bryden: Il y a plusieurs points qui me préoccupent. Je pourrais me porter à la défense des pauvres et dire qu'on pourrait leur venir en aide en leur donnant plus d'argent. Or, quand on ne parvient pas à trouver d'argent, la société édicte des lois.
Ce qui me préoccupe, c'est que l'utilisation de l'expression «condition sociale», qui a un sens très vaste, risque d'être tellement subjective que le Parlement se trouverait à dire, en fait, qu'une personne ne peut faire l'objet de discrimination pour des motifs que le commissaire des droits de la personne, un juge ou un tribunal considère comme étant illicites.
Laissez-moi vous expliquer ce que je veux dire. Vous avez dit qu'il faut un concept à la fois objectif et subjectif. La disposition d'application de la loi précise que tous les individus, dans la mesure compatible avec leurs devoirs et obligations au sein de la société, ont droit à l'égalité des chances d'épanouissement, indépendamment des considérations fondées sur la race. À mon avis, le mot race est un terme objectif. On peut dire, selon toute vraisemblance, si une personne est de telle ou telle race.
Le sénateur Gigantès: Non.
Le sénateur Bryden: On peut l'établir en fonction de l'origine nationale ou ethnique. Je présume qu'on peut établir cela de façon objective.
On peut dire si une personne est de couleur. Il s'agit là d'un critère objectif.
On peut dire aussi si une personne appartient à une religion. Certains vont utiliser le mot secte, ainsi de suite, mais si la personne considère cela comme une religion, alors c'est une religion. Vous pouvez demander à une personne, «quelle est votre religion», et elle va vous répondre.
Vous pouvez déterminer si j'ai plus de 65 ans; vous pouvez déterminer l'âge, il suffit de savoir compter. C'est une détermination objective.
Vous pouvez déterminer mon sexe, probablement sur examen, en supposant qu'il n'ait pas été changé.
Un psychologue pourrait sans doute déterminer mon orientation sexuelle. C'est une détermination objective.
Vous pouvez déterminer ma situation matrimoniale en examinant les dossiers. Suis-je marié, célibataire ou divorcé?
Vous pouvez déterminer ma situation de famille. Suis-je célibataire? Ai-je des enfants? C'est une détermination objective.
Vous pouvez déterminer si je suis handicapé. Un médecin peut le déterminer et prouver devant un tribunal que la personne est, en fait, objectivement handicapée.
Vous pouvez déterminer si une personne a été déclarée coupable d'une infraction et a été graciée.
Dans la liste que j'ai parcourue, la seule détermination qui semblait soulever des préoccupations est celle de la race. Vous dites qu'elle n'est pas déterminée aussi objectivement. Dans la plupart des cas, une personne se déclare comme appartenant à une race particulière. Ces déterminations précèdent la détermination subjective qui permet de savoir si cette personne fait l'objet de distinction en raison de son emploi, de son logement ou de n'importe lequel de ces motifs objectifs. En ajoutant la condition sociale, vous devez porter des jugements objectifs et subjectifs pour déterminer le motif de la distinction.
Vous avez ajouté beaucoup de points à la liste du sénateur Gigantès. Il ne s'agit pas uniquement de savoir si la personne est assistée sociale ou si elle est pauvre. Vous dites que cela pourrait englober l'analphabétisme ou le genre de travail. Cela pourrait englober la source de revenu; il s'agirait alors de l'assisté social. Cela pourrait-il englober l'analphabétisme informatique? Cela englobe-t-il également la lecture ou l'écriture et l'alphabétisme informatique?
Je ne crois pas que vous ayez eu l'intention de dresser une liste exhaustive. Toutefois, cela représente une merveilleuse boîte de Pandore qui sera une véritable industrie pour les avocats spécialisés dans les droits de la personne.
Je suis avocat et j'ai déjà très bien gagné ma vie dans cette profession. Le problème qui se pose à moi, c'est que l'expression «condition sociale» est différente des autres expressions prévues. Elle est beaucoup plus vaste, beaucoup plus souple, pour reprendre votre terme. Elle donne lieu à une détermination beaucoup plus subjective de la part des commissaires et des tribunaux des droits de la personne.
Cette expression varie d'une compétence à l'autre. Terre-Neuve utilise l'expression «origine sociale»; une autre province parle de «source de revenu». On ne peut pas faire de distinction fondée sur ce motif. C'est précis.
Ce qui m'inquiète, c'est que le motif de distinction lui-même est un jugement de valeur et il ne permet pas d'établir si la distinction est fondée sur ce motif. Le fait qu'il s'agisse d'un motif de distinction fondé sur la condition sociale est un jugement de valeur subjectif qui, au bout du compte, fera l'objet d'examens répétés. Ce sera à la Cour suprême de décider s'il s'agit d'un bon jugement de valeur ou non.
Ma question est la suivante: cette expression vague ne va-t-elle pas entraîner un nombre incroyable de litiges, même si les personnes oeuvrant dans le domaine des droits de la personne pensent savoir ce qu'elle signifie, de façon générale? Cela ne va-t-il pas utiliser énormément de ressources, de fonds et d'expertises juridiques que l'on pourrait, à long terme, mieux utiliser pour régler le véritable problème qui se pose, soit celui de la pauvreté?
Mme Falardeau-Ramsay: Vous soulevez un point intéressant, mais il suffit d'examiner le contexte de la Charte québécoise des droits et libertés en ce qui a trait à la condition sociale pour s'apercevoir que le nombre d'affaires dont a été saisie la Commission du Québec -- six depuis sa création l'année dernière -- est assez limité si bien que je ne crois pas vraiment que l'on puisse parler d'une boîte de Pandore.
Même si je conviens qu'il peut y avoir subjectivité dans l'interprétation de l'expression «condition sociale», je crois que l'on peut déterminer objectivement si la personne, par exemple, est assistée sociale ou si elle est analphabète.
Vous avez parlé de la situation matrimoniale et de la situation de famille. Je suis sûre qu'il y a 20 ans, lorsque cela a été inclus dans la Loi sur les droits de la personne, on ne parlait que des personnes mariées ou non mariées. Aujourd'hui, il peut s'agir d'un couple marié, d'une relation de common law ou de même sexe. Qui sait ce que cela va représenter dans quelques années?
À mon avis, il ne s'agit pas nécessairement de questions purement objectives. Prenons la couleur, par exemple. Si vous êtes le seul Portugais dans une petite ville de la région du Lac-Saint-Jean, vous risquez d'être considéré comme une personne de couleur, car votre couleur est un peu plus foncée que celle des autres. Toutefois, si vous habitez à Toronto, vous ne serez pas considéré comme étant d'une autre couleur. Il est très difficile de dire que les motifs actuels de distinction ne laissent aucune place à l'interprétation. Je serais surprise que cela ouvre la porte à un flot de litiges. Comme je l'ai dit dans mon exposé, il y en a très peu dans les provinces où la condition sociale est un motif de distinction prévu. Toutefois, je crois qu'il s'agit d'une meilleure expression que celle de la pauvreté, car il est très difficile d'interpréter ce qu'est la pauvreté. Quand commence-t-on à être pauvre? Quand cesse-t-on d'être pauvre? Cela dépend-il du nombre d'enfants? Cela dépend-il de l'endroit où l'on vit? Cela dépend de beaucoup de choses. Cette définition se fonderait uniquement sur les facteurs économiques. La condition sociale permet d'englober certains facteurs comme l'analphabétisme et le genre de travail que vous faites.
Le sénateur Bryden: Presque tous les témoins que j'ai entendus ont indiqué que l'expression «condition sociale» englobe au moins la pauvreté. En utilisant l'expression «condition sociale», nous n'évitons pas le fait d'avoir à définir ce que représente la pauvreté, puisque la «pauvreté» est probablement englobée dans «condition sociale». Vous dites que beaucoup d'autres facteurs sont également englobés.
Je vais maintenant parler de l'époque où l'orientation sexuelle a été introduite dans la Loi fédérale sur les droits de la personne. Il suffit de revenir sur les débats du Sénat pour s'apercevoir que ceux qui sont aujourd'hui autour de cette table disaient: «Nous n'accordons aucun droit supplémentaire à qui que ce soit.» Des gens disaient: «Cela va entraîner d'énormes coûts pour les sociétés et les gouvernements qui vont maintenant devoir verser des indemnités qu'ils ne versaient qu'aux couples formés de personnes de sexe opposé, en vertu de la loi.» Pour tous ceux qui ont pris la parole -- je n'ai pas participé moi-même au débat, qui me dépassait -- c'était absolument le cas. Toutefois, ce dont nous parlons n'aurait absolument aucune répercussion financière, mais permettrait aux gens d'avoir une chance égale en matière d'emploi. Ils ne feraient pas l'objet de distinction sous prétexte qu'ils sont homosexuels. Ils seraient en mesure d'obtenir un logement et de fréquenter une école.
Dans la Loi sur la pension de la fonction publique, la Cour suprême a cassé la disposition prévoyant le versement des prestations au conjoint survivant, le terme «conjoint» étant défini comme personne de sexe opposé. Ceci est maintenant jugé comme allant à l'encontre de la Charte. La Nouvelle-Écosse vient juste d'accepter que cela signifie que les conjoints survivants de même sexe bénéficieront de tous les programmes d'assurance, d'invalidité, et cetera. On pense maintenant que toutes les autres provinces vont suivre son exemple, ainsi que le gouvernement fédéral, s'il ne l'a pas déjà fait. Ce sera en plus un précédent. Toutes les sociétés privées d'assurances et les régimes privés de retraite adopteront la même approche.
Tout cela est peut-être juste et équitable, mais lorsque le Parlement a été saisi de ces deux mots «orientation sexuelle», on a pensé que cela permettrait simplement d'uniformiser les règles du jeu, que cela n'entraînerait aucune répercussion financière. Il ne s'agissait pas de décider s'il fallait accorder ce droit, cet avantage financier, à ce groupe. Cela ne signifiait pas qu'il fallait en priver les enfants. C'était quelque chose de tout à fait inhabituel dont nous avons été saisis au moment où nous devions faire des choix financiers importants.
Ce qui m'inquiète, c'est qu'une expression aussi vaste que celle-ci puisse avoir les mêmes conséquences. Vous n'avez pas besoin de 700 litiges à ce sujet; il suffit en effet que la Cour suprême du Canada rende un jugement sur un seul litige pour que cela entraîne des répercussions sur toutes les entreprises, tous les gouvernements, tous les conseils d'administration d'hôpitaux, toutes les commissions scolaires du pays.
Presque tout le monde convient que la condition sociale englobe la pauvreté, mais il ne faut pas oublier que notre système juridique est fondé sur la présomption d'innocence. Que ce soit en vertu de la common law ou de la tradition, si vous êtes accusé d'un crime grave, vous avez droit à la meilleure défense disponible.
Par exemple, deux personnes s'adressent à une grande société d'avocats. L'une d'elles est accusée de meurtre et retient les services de l'associé principal; elle est acquittée. L'autre, moins fortunée, retient les services de l'avocat débutant. Peut-on dire qu'elle fait l'objet de discrimination?
Mme Falardeau-Ramsay: Non. Je ne crois pas que nous parlions ici du droit à un avocat. Autant que je sache, rien ne prévoit que vous avez droit au meilleur avocat. Vous avez simplement droit à un avocat.
Je ne vois quel motif pourrait être invoqué. La faculté de payer ce que l'avocat principal demande serait un motif justifiable. Je ne vois pas dans cet exemple le lien avec les droits de la personne.
Le sénateur Bryden: En quoi cela diffère-t-il du cas d'une banque qui dit que pour avoir un compte, il faut avoir 500 $. Je ne dis pas qu'il faut avoir 500 $ pour ouvrir un compte. On peut en effet s'adresser à une autre banque qui ne demande que 10 $, voire même aucun dépôt minimum. Le riche peut aller à la banque qu'il choisit, car il a les 500 $. C'est une question d'argent. Toutefois, le pauvre n'a pas ces 500 $. Cette banque ne dit pas que vous ne pouvez pas avoir de compte; il est simplement sous-entendu que vous devez aller ailleurs.
Mme Falardeau-Ramsay: C'est la même chose que si j'avais 500 $ et que je m'adressais à une société d'avocats. On me dirait: «Notre tarif horaire est de 100 $.» Même si j'ai les 100 $, je ne peux pas avoir recours à vos services, car je suis pauvre ou assisté social.
S'il s'agit d'un service universel offert au public, comme c'est le cas des services bancaires, aucune banque ne devrait pouvoir dire: «Je vais demander 500 $ à une personne et 10 $ à l'autre.» Ce devrait être la même chose pour tout le monde. Tout le monde devrait avoir accès à ce service.
En ce qui concerne les banques plus particulièrement, les plaintes que nous recevons se rapportent aux cas où la banque refuse d'ouvrir un compte si vous n'avez pas trois pièces d'identité. La plupart des assistés sociaux, des personnes qui ont des chèques de bien-être ou autres chèques du genre, n'ont que deux pièces d'identité. Elles ont leur carte d'assurance sociale et leur carte de santé, mais n'ont pas de carte de crédit, de passeport ou de permis de conduire. Elles ne peuvent donc pas ouvrir de compte.
C'est là le problème. Cela veut dire qu'elles doivent s'adresser à des services d'encaissement auxquels elles doivent verser 20 ou 30 p. 100 de leur chèque.
J'ai vu pire encore. J'ai vu des banques demander 25 $ à des autochtones pour encaisser un chèque du gouvernement, alors qu'elles ne demandent rien aux fonctionnaires. Il s'agit toutefois dans les deux cas de chèques du gouvernement. C'est le genre de discrimination que cela vise à prévenir. Il ne s'agit pas en effet d'empêcher qui que ce soit de décider de la banque qu'il veut fréquenter. Même si je voulais ouvrir un compte dans une banque d'affaires, on me le refuserait, puisque cette banque ne traite qu'avec les gens d'affaires, et non les particuliers. C'est la même chose.
Ce qui importe, c'est que les services généralement offerts au public devraient l'être sans discrimination contre les défavorisés de la société.
Le sénateur Bryden: Prenons l'exemple d'une banque, non pas une banque d'affaires, mais une banque qui accepte des dépôts, comme par exemple la Banque de Montréal; sa politique générale exige un dépôt minimum de 500 $; la Banque de Nouvelle-Écosse n'exige pas de dépôt minimum. Si la Banque de Montréal adopte cette politique pour tous ses services, c'est non discriminatoire?
Mme Falardeau-Ramsay: Absolument, ce n'est pas un problème.
La présidente: Sénateur, je ferais remarquer que ces motifs de distinction dont vous faites mention ne sont pas tous purement objectifs. Lorsque vous parlez d'un pays d'immigrants, comme le Canada, au bout d'une ou deux générations, les races se mélangent et il y a toutes sortes de couleurs de peau; par conséquent, selon moi, toute distinction fondée sur ces motifs est subjective, plutôt qu'objective.
[Français]
Le sénateur Joyal: Relativement à la révision de la Charte canadienne des droits et des libertés, est-ce que vous avez fait un rapport global au ministère de la Justice sur l'ensemble des amendements que vous souhaiteriez voir adopter par le Parlement?
Mme Falardeau-Ramsay: Pas encore parce que l'on nous a avisé que nous serions invités à un comité du ministère de la Justice pour réviser en profondeur la loi. La commission y travaille évidemment depuis un certain nombre d'années. Nous espérons que le ministère de la Justice va tenir aussi des consultations auprès des groupes concernés par l'application de notre loi. Mais nous avons nous une très bonne idée de ce que nous aimerions voir comme révision en profondeur de la loi. Cependant, je ne pense pas que nous avons le monopole des bonnes idées et je pense qu'il est important que des segments représentatifs de la population soient aussi consultés à ce sujet.
Le sénateur Joyal: Si ce projet de loi n'était pas déposé déjà au Sénat, est-ce que vous pourriez nous informer que le motif de nos discussions ferait partie des recommandations que vous seriez en mesure de faire au ministère de la Justice si vous étiez placée devant cette échéance immédiate?
Mme Falardeau-Ramsay: En n'ayant pas un motif de discrimination semblable qui fasse partie de la loi, nous allons à l'encontre de nos obligations internationales. D'ailleurs, si je me souviens bien, lors de la deuxième révision de la convention des droits économiques, sociaux et culturels, le comité des Nations Unies a un peu «tapé» sur les doigts du Canada parce que celui-ci n'avait pas intégré les dispositions de cette convention dans ses lois intérieures.
Dans cette convention, il est dit que les pays signataires s'engagent à prendre des mesures législatives pour les mettre en application. Si vous regardez justement ces divers instruments, vous voyez que la «condition sociale» et tout ce qui est inclus sous cette dénomination fait partie de ces documents. Ce serait, il me semble, très important que le Canada, qui se targue d'être un pays à l'avant-garde des droits de la personne dans le monde, légifère d'une manière appropriée face aux obligations qu'il a contractées sur la scène internationale.
Le sénateur Joyal: Vous avez abordé la deuxième série de questions que je voulais vous poser. Vous venez d'affirmer que le Canada a fait l'objet de commentaires de la part des organismes responsables des Nations Unies quant à son respect des obligations qu'il doit assumer lorsqu'il a signé la convention internationale sur les droits économiques, sociaux et culturels. Est-ce que les termes qui sont utilisés dans la convention -- cela semble être comme vous le constatez une préoccupation de la part de certains de mes collègues -- sont identiques à ceux de «condition sociale», lorsqu'on veut décrire spécifiquement ou cerner plus précisément ce motif de non discrimination? Est-ce qu'il y a une définition ou un concept plus précis ou plus large selon le cas pour décrire le champ d'activités que l'on voudrait voir sanctionner?
Plusieurs de mes collègue sont préoccupés de s'assurer que nous avons un concept qui n'est pas une sorte de concept élastique qui pourrait finalement être interprété de toutes les manières. J'ai ma propre opinion là-dessus à ce moment-ci, mais je pense qu'il serait utile de connaître quel terme ils utilisent pour décrire ce motif et quels conventions et instruments internationaux se rattachent au domaine plus précis auquel nous voulons nous attaquer. Est-ce que vous pouvez nous informer là-dessus?
Mme Falardeau-Ramsay: Oui avec grand plaisir; malheureusement, je n'ai que le texte anglais devant moi. Mais je peux vous fournir éventuellement le texte français parce que je l'ai aussi. Je ne voudrais pas traduire et peut-être faire des erreurs dans ma traduction.
Entre autres, vous avez dans la Déclaration universelle des droits de l'homme à l'article 22, et je cite:
[Traduction]
Toute personne, en tant que membre de la société [...]
[Français]
D'après moi, c'est beaucoup plus large que «condition sociale».
[Traduction]
[...] a droit à la sécurité sociale; elle est fondée à obtenir la satisfaction des droits économiques, sociaux et culturels indispensables à sa dignité et au libre développement de sa personnalité, grâce à l'effort national et à la coopération internationale, compte tenu de l'organisation et des ressources de chaque pays.
[Français]
D'après moi, ce sont si on veut des termes vagues, mais qui couvrent sûrement la «condition sociale», ce sont ces termes.
À l'article 25, on dit:
[Traduction]
Toute personne a droit à un niveau de vie suffisant pour assurer sa santé, son bien-être, et ceux de sa famille, notamment pour l'alimentation, l'habillement, le logement, les soins médicaux ainsi que pour les services sociaux nécessaires; elle a droit à la sécurité en cas de chômage, de maladie, d'invalidité, de veuvage, de vieillesse ou dans les autres cas de perte de ses moyens de subsistance par suite de circonstances indépendantes de sa volonté.
[Français]
Cela aussi cela me semble assez large. On dit:
[Traduction]
La maternité et l'enfance ont droit à une aide et à une assistance spéciales. Tous les enfants, qu'ils soient nés dans le mariage ou hors mariage, jouissent de la même protection sociale.
[Français]
Dans la convention sur les droits économiques, sociaux et culturels, à l'article 2, on spécifie que les partis s'engagent à adopter des mesures législatives qui vont couvrir ces différents sujets. À l'article 2 de cette même convention, on dit:
[Traduction]
Les États parties à la présente Convention s'engagent à garantir qu'il ne sera fait aucune distinction fondée sur des raisons de race, de couleur, de sexe, de langue, de religion, d'opinion politique ou autre, d'origine nationale ou sociale, de richesse, de naissance ou de situation.
[Français]
Cela aussi me semble plus large que les mots «condition sociale». L'article 11 mentionne:
[Traduction]
Les États parties à la présente Convention reconnaissent le droit de tous à avoir accès, en suffisance, aux vivres, à l'eau, au logement, aux vêtements et à l'amélioration constante du niveau de vie.
[Français]
Cela aussi me semble assez large. Ensuite, dans la convention pour la protection des droits de la personne et des libertés fondamentales qui fait partie de la convention européenne des droits de la personne, on dit à l'article 14:
[Traduction]
La jouissance des droits et libertés stipulée dans la présente Convention est accordée sans distinction fondée sur des raisons de sexe, de race, de couleur, de langue, de religion, d'opinion politique ou autre, d'origine nationale ou sociale, d'association à une minorité nationale, de richesse, de naissance ou de situation.
[Français]
Je peux continuer, j'ai d'autres d'autres articles de la Charte européenne. J'ai aussi la Déclaration de Vienne sur les conditions sociales. Dans tous ces documents, il me semble que les motifs de discrimination touchés sont beaucoup plus larges que «condition sociale». Quand on parle de «other status» et tout autre statut, cela me semble excessivement flexible comme terminologie.
Le sénateur Joyal: Lorsque vous avez fait référence au commentaire de l'organisme des Nations Unies chargé de l'évaluation de la façon dont les pays signataires ou les pays membres s'acquittent de leurs responsabilités eu égard aux droits de la personne, est-ce que vous pourriez nous fournir la partie de leur évaluation par rapport au Canada qui, d'après vous, s'adresse plus particulièrement à la question dont on est saisie aujourd'hui?
Mme Falardeau-Ramsay: Je vais vous la lire en anglais, mais on peut vous fournir une traduction. Cela dit:
[Traduction]
Compte tenu de l'obligation découlant de l'article 2 de la Convention visant l'affectation du maximum des ressources disponibles à la réalisation progressive des droits prévus par le traité et compte tenu de la situation enviable du Canada à propos de telles ressources, le comité s'inquiète de la persistance de la pauvreté au Canada. Il semble qu'aucun progrès mesurable n'ait permis de soulager la pauvreté au cours de la dernière décennie ni d'atténuer la gravité de la pauvreté parmi plusieurs groupes particulièrement vulnérables.
[Français]
On dit aussi que le Canada aurait dû par législation s'occuper de ces problèmes qui sont des obligations que notre pays a contracté en signant ces divers instruments internationaux.
[Traduction]
La présidente: J'ai le texte ici, si vous voulez l'entendre, sénateur. Sous la rubrique Suggestions et Recommandations, on peut lire:
Le comité recommande d'inclure dans la Loi sur les droits de la personne une mention plus explicite des droits sociaux, économiques et culturels.
Le sénateur Gigantès: Explicite. Mme Falardeau-Ramsay a dit que c'était excessif.
Mme Falardeau-Ramsay: Je crois que vous avez mal compris ce que je voulais dire. J'ai dit que selon moi, c'était plus vaste et plus flexible que l'expression «condition sociale».
Le sénateur Gigantès: Ce terme a un sens précis, mais vous l'avez utilisé de manière relâchée. Le mot «excessif» veut dire «trop». Vous avez utilisé ce terme.
Mme Falardeau-Ramsay: Je ne veux pas me lancer dans un débat sur la sémantique. Ce n'est pas l'endroit indiqué pour ce faire. Nous pourrions, si vous le souhaitez, en discuter plus tard en prenant un café.
Le sénateur Gigantès: Il ne s'agit pas de problèmes philosophiques, uniquement de problèmes de langage. Cette réunion en est un bon exemple.
Le sénateur Joyal: Je tiens à vous remercier, madame la présidente, d'avoir cité cette déclaration. Il est très important d'en tenir compte lorsque nous déciderons de la suite à donner à la proposition du sénateur Cohen et du contexte dans lequel ce projet de loi est présenté et cadre avec nos institutions.
[Français]
Le sénateur Beaudoin: J'aimerais revenir sur la question de la «condition sociale». Tout est là. L'amendement du sénateur Cohen recommande d'inscrire les mots «condition sociale» à différents endroits de la loi.
Vous dites que vous êtes d'accord avec cela, si j'ai bien compris. Le débat est toujours le même: les gens disent que le Parlement devrait être très précis et qu'on laisse trop de latitude aux juges.
Il y a une philosophie que j'ai adoptée en droit public; si on est très précis, on va passer notre temps à modifier les lois comme on le fait pour les lois fiscales. Je n'ai pas d'objection à ce que l'on modifie les lois fiscales chaque année. Cela ne me fait rien. Je ne veux pas qu'on modifie les textes de base à chaque année parce que, à ce moment, quelque chose cloche.
Si je suis bien votre raisonnement, vous dites que l'on peut laisser aux tribunaux l'interprétation des mots «condition sociale» et qu'ils vont tenir compte de l'évolution normale des choses. Les tribunaux interprètent la Constitution. C'est le rôle des tribunaux. Qu'on aime cela ou non, c'est notre système, et je l'aime bien ce système.
Si je comprends bien, l'avantage que vous y voyez est le suivant: en employant une expression globale à la «condition sociale», le Canada donne effet aux obligations internationales que nous avons contractées volontairement et qu'il est de notre devoir d'avoir.
Je n'ai pas d'objection aux mots «condition sociale». Je n'ai pas d'objection à ce que les tribunaux soient invités au fil des procès à dire ce que «condition sociale» veut dire en 1998, en l'an 2000 ou en l'an 2002. On me dira que le Parlement peut faire la même chose. Le Parlement parfois manque de courage dans ce domaine et les tribunaux sur ce plan sont très utiles.
On manque de courage mais pas toujours. Des fois, on ne légifère pas aussi souvent qu'on devrait le faire dans tel et tel secteur.
Si vous me confirmez que cela fait partie de nos obligations internationales, je suis d'accord. Le Canada a signé plusieurs instruments internationaux après la déclaration de 1948. Ils sont autrement plus vagues et globaux que les mots «condition sociale». Mais je me dis qu'essayer d'être trop précis peut avoir un effet nocif. Évidemment c'est le débat éternel. Je tiens souvent ce débat avec mon collègue le sénateur Gigantès qui dit que le Parlement doit être plus précis et que les juges doivent avoir moins de pouvoir pour interpréter.
Je me dis que dans des termes de base, il est bon que les tribunaux aient beaucoup de pouvoir pour interpréter la charte. Est-ce votre raisonnement à la base?
Mme Falardeau-Ramsay: Je n'aurais pas su mieux le dire, sénateur Beaudoin. C'est exactement la base du raisonnement. D'ailleurs, je pense que le juge Sopinka à un moment donné disait que la seule protection des gens faibles et désavantagés, ce sont les cours de justice. Les cours n'ont pas d'éléments politiques à considérer. J'aimerais peut-être même retrouver la citation exacte pour la faire parvenir au comité. Cette citation démontre très bien le rôle que les cours jouent dans la protection des groupes qui sont défavorisés et désavantagés dans notre société.
Le sénateur Beaudoin: Par contre, vous avez aussi l'affirmation de l'ancien juge en chef Brian Dixon qui disait qu'il est vrai que les cours de justice doivent protéger les droits d'individus en interprétant les chartes des droits. Le juge Dixon a déjà dit -- cela fera plaisir à mon collègue le sénateur Gigantès -- que le Parlement aussi doit protéger les droits de la personne.
Le seul débat qui reste d'après moi, c'est le langage. Est-ce que cela prend des terme très précis, mais il est dangereux d'être trop précis, ou si cela prend des terme globaux.
Le sénateur Gigantès: C'est très dangereux aussi!
Le sénateur Beaudoin: Oui, mais moins. Je ne veux pas commencer un débat. Vous êtes de cette philosophie si je comprends bien.
Mme Falardeau-Ramsay: Tout à fait, comme je le disais, je ne sais pas si vous étiez ici, mais les modifications sont un outil très important que le Parlement a de mettre des lois à jour. Mais comme on le sait, par exemple, on a attendu pendant 15 ans certaines modifications. À ce moment, si les termes avaient été peut-être un peu plus larges, on aurait pu prévenir 15 ans de discrimination à l'égard de certains groupes de personnes.
Le sénateur Beaudoin: D'ailleurs qui a décidé le plus bel exemple dans l'histoire du Canada quand on a décidé que les femmes pouvaient être nommées au Sénat? Ce n'est pas le Parlement, ce n'est pas le constituant, c'est le conseil privé qui est une cour de justice. Donc il est vrai que les cours de justice peuvent être utiles.
[Traduction]
La présidente: Selon votre vaste expérience, croyez-vous que les circonstances qui donnent lieu à des plaintes de discrimination pour ce motif particulier relèvent davantage de la compétence provinciale ou fédérale?
Mme Falardeau-Ramsay: Elles relèvent de toute évidence de la compétence provinciale parce qu'il s'agit de question de services, de restaurants et ce genre de choses. Je pense toutefois qu'il y a place dans le champ de compétence fédérale pour un tel motif de discrimination.
Le Canada devrait montrer la voie dans ces domaines. Le Canada a une très bonne réputation en matière de droits de la personne. Nous devrions respecter notre parole et nous conformer à nos obligations internationales. Nous devrions montrer la voie en inscrivant dans notre loi sur les droits de la personne des motifs de distinction illicite comme la condition sociale.
La présidente: Je tiens à vous remercier d'avoir comparu devant le comité aujourd'hui.
Nous accueillons maintenant les représentants du ministère de la Justice.
Si vous voulez bien commencer.
[Français]
Mme Elizabeth Sanderson, avocate générale principale, section des politiques de droit public, secteur des politiques, ministère de la Justice: Je vous remercie de votre invitation à comparaître aujourd'hui pour parler au nom du ministère de la Justice du projet de loi S-11.
[Traduction]
Le message que j'aimerais transmettre de la part de la ministre de la Justice est que, bien que le gouvernement appuie les bonnes intentions qui sous-tendent le projet de loi S-11, nous estimons qu'il faudrait en remettre l'adoption jusqu'à ce que l'on l'étudie de façon plus approfondie dans le cadre de l'examen général de la Loi canadienne sur les droits de la personne.
C'est effectivement la position présentée par la ministre lors de l'adoption du projet de loi S-15, de sa comparution ici et des audiences du comité devant la Chambre des communes.
J'expliquerai brièvement les raisons à l'appui de cette position. Cette question comporte deux aspects. Tout d'abord, pourquoi le ministère appuie-t-il le principe qui sous-tend le projet de loi? Deuxièmement, pourquoi le ministère croit-il que la modification devrait être étudiée dans le cadre de l'examen général de la Loi canadienne sur les droits de la personne (LCDP)?
Examinons le principe qui sous-tend le projet de loi. Une préoccupation fondamentale est que nul ne doit faire l'objet de stéréotypes injustes à cause de circonstances indépendantes de leur volonté, qu'il s'agisse de la race, du sexe, des autres motifs prévus par la LCDP, ou de la pauvreté. Comme tous les autres Canadiens, nous souscrivons à ce principe.
Nous reconnaissons aussi qu'historiquement, le système judiciaire et bien d'autres institutions de la société ont fonctionné d'une façon préjudiciable envers ceux qui se trouvent au bas de l'échelle sociale. Nous aimerions que l'on mette fin à de tels stéréotypes. Nous voulons donc déterminer, à l'aide d'études et de discussions, si ce projet de loi représente le meilleur moyen d'y parvenir ou s'il ne risque pas d'avoir d'autres conséquences imprévues.
La pauvreté recoupe bien d'autres motifs de distinction illicite. Nous connaissons tous trop bien l'expression «féminisation de la pauvreté». Un grand nombre de ceux qui comptent sur l'aide sociale se heurtent à des obstacles qui les empêchent d'entrer sur le marché du travail à cause de leur handicap, de leur jeunesse, de leur race, de leur couleur, de leur origine nationale ou ethnique. En vertu de la jurisprudence actuelle sur les droits de la personne, ce lien pourrait être reconnu à l'aide de notions telles que celle de discrimination par suite d'un effet préjudiciable.
Le projet de loi irait plus loin. Il protégerait les personnes victimes de discrimination à cause de leur condition sociale, qu'elle soit liée ou non à un autre motif de distinction illicite. Il faut se poser la question suivante: qui au juste ce projet de loi protégerait-il?
Deuxièmement, pourquoi l'ajout de la condition sociale devrait-il être étudié dans le cadre de l'examen général de la LCDP? Un certain nombre de raisons justifient une étude plus approfondie. En général, une loi doit être adoptée une fois que les intéressés ont été consultés. C'est un aspect essentiel de notre système d'élaboration de politiques et du processus démocratique de notre pays. De plus, cela nous permet d'approfondir les préoccupations des intéressés et d'essayer d'y donner suite. Je tiens à ajouter que nous avons entendu certaines de ces préoccupations avant de venir ici.
Lorsqu'il s'agit uniquement d'une modification législative de forme ou de procédure, on ne fait que rendre sous forme écrite ce qui a déjà été reconnu par les tribunaux ou accepté dans d'autres sphères de compétence. Par conséquent, la consultation n'est pas nécessaire. Il nous semble que ce n'est certainement pas le cas ici en ce qui concerne la jurisprudence de la Charte ou les lois provinciales.
Qu'y a-t-il de nouveau à propos de ceux qui sont visés par ce projet de loi? En vertu de la jurisprudence établie en fonction de la Charte, la Cour suprême ne s'est pas penchée sur cette question, mais plusieurs tribunaux provinciaux ont appliqué sa jurisprudence pour statuer que l'aide sociale n'est pas un motif analogue en vertu de l'article 15. En particulier, ils ont indiqué que les articles 7 et 15 ne sont pas des garanties contre toute forme de désavantage économique et social, quelle qu'en soit la cause. Les tribunaux ont cherché à déterminer s'il existe des liens avec des caractéristiques personnelles inaltérables, ou modifiables au prix d'énormes sacrifices personnels. Par conséquent, ils ont statué que des groupes disparates et hétérogènes, comme les bénéficiaires d'aide sociale, ne sont pas protégés à moins d'être visés par d'autres motifs dont l'existence a été établie, comme dans le cas des mères célibataires, des personnes âgées ou handicapées.
Un grand nombre de lois provinciales sur les droits de la personne prévoit une protection pour un motif similaire. Cependant, seul le Québec utilise l'expression «condition sociale». Six autres provinces utilisent des expressions plus précises axées davantage sur les bénéficiaires d'aide sociale. Terre-Neuve, par exemple, utilise l'expression «origine sociale», qui est plus statique et fondée sur la classe sociale.
La jurisprudence du Québec reconnaît une différence fondamentale entre le motif de la «condition sociale», l'ancien motif de «l'origine sociale» et les autres motifs de distinction illicite. Contrairement aux autres motifs, la condition sociale est de par sa nature, temporaire. Nous nous trouverions donc à introduire une nouvelle notion dans la LCDP. On ne sait pas au juste qui serait visé par cette condition temporaire. La jurisprudence du Québec souligne que le plaignant doit appartenir à un groupe social identifiable, qui a fait l'objet d'un traitement défavorable de longue date fondé sur des stéréotypes et des préjugés.
Il est loin d'être clair qu'une telle interprétation permet d'inclure les petits salariés temporairement au chômage. C'est pourtant l'intention des promoteurs du projet de loi. Est-ce le meilleur moyen d'atteindre cet objectif et comment définirait-on les petits salariés ou les inclurait-on pour qu'ils soient protégés?
Qu'y a-t-il de nouveau à propos des pratiques visées? Les plaintes provinciales portaient habituellement sur le logement locatif, qui ne relève pas vraiment de la compétence fédérale. En fait, dans deux provinces, soit l'Ontario et la Colombie-Britannique, la protection se limite à ce domaine.
Je crois comprendre que le sénateur Cohen et le professeur Jackman ont insisté sur la nécessité de prévoir une protection contre des hypothèses stéréotypées dans le cadre de la prestation de services de crédit par des organisations non gouvernementales. Il s'agit souvent de services bancaires ou de domaines où des frais de service sont perçus après coup, par exemple, dans le cas du téléphone ou du câble.
Nous souscrivons entièrement aux principes selon lesquels personne ne doit se voir refuser des services à cause de perceptions stéréotypées. Cependant, la société a évolué au-delà du stade où de tels refus flagrants sont chose courante, et la Loi sur les droits de la personne traduit le caractère subtil et très souvent involontaire de la discrimination.
Par conséquent, en vertu de la théorie de la discrimination par suite d'un effet préjudiciable, serait-il discriminatoire d'exiger un dépôt à l'avance ou d'imposer des vérifications de crédit? Les bénéficiaires d'aide sociale et les petits salariés seraient-ils protégés mais d'autres personnes essuieraient-elles un refus parce qu'elles ont de mauvaises cotes de crédit ou des garanties insuffisantes?
Le domaine des transports offre un autre exemple de la discrimination par suite d'un effet préjudiciable. A l'heure actuelle, on offre souvent des tarifs réduits pour les aînés, et les personnes handicapées qui ont besoin d'aide bénéficient généralement d'un escompte. Cette modification exigerait-elle un escompte pour difficultés excessives à l'intention des bénéficiaires d'aide sociale qui n'ont pas les moyens de payer le tarif régulier d'autobus?
Le dernier aspect que j'aimerais aborder aujourd'hui est celui de la législation sociale qui, de par sa nature même, établit des distinctions en fonction du revenu ou de l'emploi. Par exemple, est-ce qu'on attaquerait la Loi de l'impôt sur le revenu parce que le seuil d'admissibilité est trop bas? Par exemple, des bénéficiaires d'aide sociale pourraient en bénéficier mais pas ceux dont le niveau de revenu est plus élevé même s'il demeure inférieur à la moyenne.
De même, la Loi sur l'assurance-emploi ou le Régime de pensions du Canada seraient-ils contestés parce que l'admissibilité est déterminée en fonction de périodes précises d'emploi? Ce sont des exemples de questions juridiques complexes qui exigent une étude plus approfondie.
De plus, cela soulève des questions sociales et politiques à propos de l'utilisation de la Loi sur les droits de la personne comme forme de protection du revenu. Bien qu'un tel objectif puisse sembler le prolongement logique de la protection des droits de la personne, nous estimons qu'il s'agit d'un changement tellement important à la nature même de la Loi sur les droits de la personne qu'il devrait faire partie d'un examen exhaustif de la LCDP plutôt que d'une modification de ce genre à une loi existante. Cet examen doit débuter cet automne une fois que nous aurons terminé les étapes nécessaires à la mise en oeuvre du projet de loi S-5.
En conclusion, comme les plaintes provinciales portaient surtout sur le refus de louer des logements à des bénéficiaires d'aide sociale, la détermination des pratiques qui seraient visées au niveau fédéral est loin d'être chose faite. Les répercussions de cette modification, surtout conjuguées au caractère vague de l'expression «condition sociale», sont loin d'être claires.
Bien entendu, nous ne nous attendons pas à pouvoir prévoir et définir avec précision toutes les situations susceptibles de surgir. De par sa nature même, la législation sur les droits de la personne est plus générique et fait l'objet d'une large interprétation de la part des tribunaux, que justifie son statut quasi constitutionnel. Cependant, nous estimons que des consultations s'imposent pour déterminer les objectifs visés par cette modification, leur lien avec notre Loi sur les droits de la personne et le meilleur moyen d'atteindre ces objectifs.
Nous devons savoir ce qu'en pensent les principaux intéressés, certaines des organisations mêmes qui comparaissent devant vous aujourd'hui comme l'Organisation nationale anti-pauvreté et l'Association des banquiers canadiens, ainsi que les ministères fédéraux, d'autres représentants de l'industrie privée et des groupes qui luttent pour l'égalité, surtout ceux qui luttent contre la pauvreté.
En raison de l'importance probable de cette modification et de l'examen qui est prévu, nous estimons que des consultations sur cette question devraient faire partie de cet examen exhaustif.
Je tiens à vous remercier de nous avoir invités à comparaître devant vous aujourd'hui. Je me ferai un plaisir de répondre à vos questions.
Le sénateur Cohen: Je vous remercie de votre présentation. Je n'ai pas fait d'études de droit et je ne suis pas non plus une spécialiste de la condition sociale. Cependant, j'ai travaillé avec les principaux intéressés, ceux que vous devez consulter davantage. Je les ai écoutés pendant deux ans et demi. C'est ce qui m'a incité à présenter ce projet de loi.
Je n'ai que quelques questions parce que je veux étudier vos recommandations de plus près. Si vous êtes d'accord en principe, et il y a tant de doutes à propos de tous les domaines que vous avez mentionnés, pourquoi le Canada a-t-il signé ces ententes internationales et se fait-il maintenant taper sur les doigts parce qu'il ne les a pas respectées? En tant que non-spécialiste, cela me laisse perplexe, après ce que la présidente des droits de la personne vient de nous lire.
Vous prétendez que l'on fait rarement de la discrimination à l'endroit des pauvres en ce qui concerne les services de base. A-t-on fait de la recherche à ce sujet? Posez-vous la question parce que vous connaissez les faits? Nous avons fait des recherches et nous savons que ce genre de choses se produit.
Mme Sanderson: Je faisais allusion à la jurisprudence, que nous avons étudiée ces dernières semaines en prévision de cette réunion. Je tiens à être claire: nos travaux au cours de l'année dernière n'ont pas été axés sur le domaine de la condition sociale. C'est l'un des domaines que nous avons l'intention d'approfondir dans le cadre de l'examen général. Notre travail ces derniers temps a consisté à nous assurer que le projet de loi S-5 devienne une réalité.
L'argument que je présente aujourd'hui concerne surtout la jurisprudence provinciale. Nous voulons nous éloigner des plaintes individuelles spécifiques pour privilégier une méthode plus systémique d'aborder ces problèmes. Il faut que les particuliers déposent leurs plaintes. Je ne crois pas avoir dit qu'ils n'ont pas à se battre pour obtenir des services. Au contraire, je crois avoir dit que nous appuyons entièrement l'intention qui sous-tend le projet de loi. Je me demande simplement s'il s'agit du moyen le plus efficace d'atteindre les objectifs que vous visez.
En ce qui concerne l'aspect international, je crois comprendre que le Canada appuie la Convention internationale des Nations Unies relative aux droits économiques, sociaux et culturels, dont il est d'ailleurs signataire. Il s'agit de déterminer comment assurer l'application de ces droits au Canada. Nous avons déjà pris de nombreuses mesures au Canada en ce sens, en ce qui concerne notamment le Régime de pensions du Canada et l'assurance-emploi.
Nous respectons nos obligations. Il nous faut déterminer jusqu'où aller et à quel rythme. Je crois que ce que j'ai dit aujourd'hui va dans ce sens. Votre orientation est bonne. Il reste à déterminer s'il s'agit de la bonne façon de procéder.
Le sénateur Cohen: Le Régime de pensions du Canada et les autres régimes dont vous avez parlé sont excellents pour un certain segment de la population. Cependant, pour ceux qui vivent de l'aide sociale et dans la pauvreté, ce sont simplement des programmes qu'ils connaissent par les journaux. Nous avons utilisé l'expression «condition sociale» et non «état d'assisté social», précisément pour inclure les petits salariés.
Nous voulons que les gens qui vivent dans la pauvreté développent l'estime de soi grâce à un traitement équitable. Je dois dire que l'Association des banquiers canadiens a entendu ce message et commence à y réagir.
Bien que nous ne mettions peut-être pas d'argent dans leurs poches, comme mon collègue l'a dit, la seule façon de remédier à la pauvreté, c'est à coup de dollars. Cependant, avant de leur donner des dollars, il faut leur donner les moyens de se sentir un peu plus fiers.
Ce projet de loi ne vise pas à prévoir toutes les situations. Nous voulons simplement leur donner la garantie que si quelque chose se passe dans l'industrie bancaire ou le secteur du logement, ils auront un filet de protection. C'est l'intention du projet de loi; protéger ces personnes et leur donner un sentiment d'estime de soi.
Mme Sanderson: Je ne voulais pas vous donner l'impression que la ministre de la Justice ou le ministère de la Justice désapprouve cette intention. Au contraire, elle a exprimé son appui à cet égard. Je sais qu'elle appuie ce que j'ai dit aujourd'hui.
J'avais espéré vous indiquer toute une série de domaines qui exigent une étude plus approfondie, afin d'éviter toute conséquence imprévue susceptible de nuire à la situation générale. Ce sont les exemples que j'ai donnés; par exemple, examiner l'impact sur le RPC ou sur la Loi sur l'assurance-emploi. C'était simplement des exemples du type de questions qui à mon avis méritent d'être étudiées pour nous assurer que nous atteignions les objectifs que vous visez.
Le sénateur Cohen: Je crois que les principaux intéressés craignent que vous soyez trop précis. Lorsqu'on est trop précis, la raison d'être du projet de loi disparaît. De cette façon, les tribunaux auraient une plus grande marge de manoeuvre. C'est là ma préoccupation. Je respecte tout à fait votre présentation. Je l'accepte avec déception.
Quelle importance aurait l'adoption du projet de loi par la Chambre Haute?
Mme Sanderson: Tout projet de loi qui franchit cette étape au Parlement a assurément une influence sur notre travail. Cela signifie l'expression d'un appui de la part d'une instance très importante. Le gouvernement devrait en tenir compte lorsqu'il examine diverses options. De toute évidence, cela aurait une influence.
Nous en tiendrions compte de même que des commentaires que nous recevons des groupes qui luttent pour l'égalité, ainsi que de l'Association des banquiers canadiens et d'autres groupes. Cependant, le gouvernement doit décider de l'option finale à adopter. Je tiens à vous assurer que si le Sénat adoptait ce projet de loi, cela aurait certainement une influence.
Le sénateur Cohen: J'espère que vous resterez pour entendre les témoins de l'Organisation nationale anti-pauvreté car ils représentent de nombreux intéressés.
Le sénateur Joyal: Je crois que vous étiez là lorsque nous avons entendu les témoignages de la présidente de la Commission des droits de la personne. Elle a dit qu'elle aurait recommandé que la Loi sur les droits de la personne soit modifiée pour qu'on y ajoute le motif de la «condition sociale».
Elle semble être tout à fait convaincue à titre d'intervenante dans le domaine des droits de la personne que c'est le libellé qu'elle voudrait voir dans la mesure législative.
Mme Sanderson: Lorsque nous avons rédigé le projet de loi S-5 ou son précurseur, nous nous sommes penchés sur la condition sociale. Le projet de loi a soulevé à l'époque une tempête de protestations chez diverses parties. Les groupes de défense de l'égalité des chances nous encourageaient à l'ajouter à la liste des motifs alors que nous entendions un tout autre son de cloche de la part d'autres intervenants.
Pour ne pas retarder l'application d'aspects importants du projet de loi S-5, nous avons proposé -- et je ne sais pas si tout le monde était d'accord -- d'examiner plus à fond le concept de la condition sociale, examen qui sera amorcé à l'automne.
À cet égard, vous avez entendu l'engagement de la ministre. Nous avons fermement l'intention de donner suite à cet engagement et d'entreprendre à l'automne une vaste consultation de manière à entendre toutes les personnes compétentes et à examiner certains des points que j'ai soulevés.
Ai-je répondu à votre question, sénateur?
Le sénateur Joyal: Je comprends qu'il y a des choses que vous ne pouvez pas nous dire aujourd'hui.
Le sénateur Beaudoin: Vous semblez entre autres vous opposer au projet de loi parce que vous vous livrez à un exercice qui serait beaucoup plus exhaustif, si je ne m'abuse. En d'autres mots, pourquoi accepter un amendement si, dans quelques mois, il se peut que nous ayons un projet de loi omnibus qui réglera beaucoup d'autres questions. Le problème, et les exemples ne manquent pas, c'est que si nous cherchons à mettre au point un projet de loi omnibus parfait et plus exhaustif, les chances sont que nous n'y parviendrons jamais. Si nous sommes convaincus aujourd'hui que la condition sociale veut dire quelque chose et qu'il vaut la peine de l'ajouter à la liste des motifs dans la Charte, comme l'a dit le commissaire, pourquoi devrions-nous attendre? Rien n'est parfait. Nous le faisons souvent avec les lois. Nous pouvons même le faire avec la constitution. Parfois ça va, parfois ça ne va pas. Si le projet de loi est valable et si vous êtes d'accord avec les mots «condition sociale», pourquoi ne pas l'adopter? Dois-je comprendre que vous émettez des réserves sur le sens de ces deux mots?
Mme Sanderson: Je crois que la question n'est pas tant de savoir ce qui est bon ou mauvais. Je ne crois pas que nous avons suffisamment consulté les gens pour nous assurer que nous avons emprunté la bonne voie.
Le gouvernement n'a pas réfléchi à cette question. Nous ne lui avons pas offert un éventail d'options. On nous a dit aujourd'hui qu'il y a d'autres options, un concept plus restreint comme la pauvreté ou plus large comme la condition sociale. Le gouvernement n'a pas examiné ces options et je ne crois pas que la population a été suffisamment consultée au sujet de ses préférences pour permettre au gouvernement de prendre une décision informée lorsqu'il étudiera cette question. C'est le problème que nous avons.
Je ne crois pas m'être prononcé sur la validité de l'expression «condition sociale» ou d'avoir dit que d'autres expressions seraient préférables.
Le sénateur Beaudoin: La question n'a pas été étudiée à fond. Nous ne sommes pas en mesure de dire «oui» ou «non» parce que le débat ne fait que commencer. Est-ce bien le cas?
Mme Sanderson: Le gouvernement ne nous a pas encore donné les éléments qu'il faut pour prendre une décision éclairée à l'égard de l'éventail d'options qui s'offrent.
Le président: Quand pensez-vous vous livrer à ce genre d'exercice? Quel est l'échéancier? Quel est votre calendrier?
Mme Sanderson: Il s'agit de la vaste étude dont j'ai parlé et que nous avons l'intention d'entreprendre à l'automne. Nous essayons d'utiliser les ressources judicieusement. Nous essayons d'en finir avec la mise en oeuvre du projet de loi S-5 et d'enclencher notre processus de consultation.
Je dis l'automne, mais ce pourrait être à la fin de l'été ou au début de l'automne. C'est toutefois notre intention. Dès que nous aurons mené à bien le projet de loi S, nous passerons à l'examen plus général de la Loi canadienne sur les droits de la personne.
La présidente: Si vous craignez que tout ceci fasse l'objet d'une approche fragmentée, l'approche adoptée envers ce projet de loi n'est pas moins fragmentée que celle adoptée dans le cas du projet de loi S-5.
Mme Sanderson: Le projet de loi S-5 traitait de toute une série de questions en suspens. Nous avions réuni les aspects relevant de la Loi canadienne sur les droits de la personne et ceux relevant du Code criminel, afin de regrouper diverses dispositions concernant les personnes handicapées. Cela nous semblait un ensemble de dispositions approprié à soumettre au Parlement. Ensuite, nous nous occuperons de toutes les autres questions qui restent afin de moderniser la Loi canadienne sur les droits de la personne pour qu'elle soit un instrument efficace au cours du siècle prochain.
Le sénateur Beaudoin: Si nous avons de la difficulté avec deux mots, imaginez la difficulté que nous aurons avec une centaine de mots. Nous nous trouvons constamment devant ce dilemme lorsque nous faisons des lois. Si nous avons une bonne idée et que le texte de loi est bon, nous devrions l'adopter. C'est une chose de dire que nous devrions faire un examen exhaustif des droits de la personne -- bonne chance! Je doute que cela se fasse avant Noël.
Si nous n'arrivons pas à nous entendre sur deux mots, et que vous apportez 20 amendements d'ici six mois, ce sera tout un débat. Non pas que cela me déplaise. Je suis comme un poisson dans l'eau ici. Cependant, le fait est que ce comité est ici pour dire «oui» ou «non» au projet de loi, ou pour l'amender, l'adopter ou ne pas l'adopter.
Vous dites que nous ne sommes pas prêts à nous prononcer sur la condition sociale. Je respecte cette opinion, bien entendu.
Mme Sanderson: Comme je l'ai dit, la position de la ministre de la Justice et du ministère de la Justice est essentiellement que nous comprenons et appuyons votre objectif de protéger ceux qui se trouvent au bas de l'échelle sociale: ceux qui sont pauvres. Cependant, comment pouvons-nous nous assurer d'avoir le libellé qui convient pour englober cet aspect dans son ensemble? Avons-nous l'information nécessaire pour proposer au gouvernement les diverses options qui existent, telles que la condition sociale et l'état d'assisté social? Il existe divers termes. Définissons-nous le terme ou non? Nous avons entendu ce débat. Il existe diverses choses dont nous devrions tenir compte. Devrons-nous limiter cette protection à certains domaines, comme l'a fait une province en limitant sa protection uniquement à la prestation de services? Nous devrions obtenir l'information voulue, puis proposer des options au gouvernement et à la ministre pour leur permettre de formuler les recommandations appropriées dans un projet de loi complet.
Le sénateur Cohen: Pour ceux qui travaillent dans ce domaine et qui ont appuyé cette initiative, et pour les centaines de personnes qui nous ont écrit, je ne suis pas étonnée que cette étude se fasse. Ils disent qu'il y a plus de 10 ans qu'ils attendent une étude.
Je demanderais au ministère de faire une annonce publique quelconque afin que ceux qui s'occupent de promouvoir la chose sachent que vous ferez ce que vous dites, et bientôt.
Mme Sanderson: Je vous entends, et nous transmettrons le message à la ministre. Nous avons pleinement l'intention de respecter cet engagement. C'est ce que je crois comprendre. Je m'assurerai qu'elle reçoit le message.
Le sénateur Moore: Madame Sanderson, vous avez indiqué que vous procéderiez à un examen cet été ou cet automne. Est-ce le moment où il débutera ou le moment où il sera terminé?
Mme Sanderson: C'est le moment où il débutera.
Le sénateur Moore: C'est ce que je craignais. Est-ce que cela sera fait à l'interne dans votre ministère ou par un comité? Quel est le but visé? Avez-vous prévu une structure quelconque quant à la façon dont l'examen se déroulera?
Mme Sanderson: Non. Nous avons présenté diverses options que nous envisageons, y compris: une approche strictement interne; ou le recours à certaines personnes respectées du domaine des droits de la personne qui pourraient se charger des consultations pour nous. Il pourrait s'agir de la diffusion habituelle d'un document de travail où on demande aux intéressés de nous fournir leurs commentaires d'ici une certaine date. Il existe diverses options, mais nous n'avons pas encore eu l'occasion de les présenter à la ministre pour déterminer ses préférences parce que, comme je l'ai dit, l'accent a été mis sur le projet de loi S-5.
Le sénateur Moore: Par conséquent, vous n'avez pas prévu de date d'achèvement.
Mme Sanderson: C'est exact.
Le sénateur Moore: Nous avons entendu d'autres témoins parler des mesures ou de l'absence de mesures de la part du Canada concernant ses engagements dans le cadre des conventions des Nations Unies et ainsi de suite. Le ministère croit-il que les motifs de distinction illicite prévus à l'heure actuelle par la LCPD satisfont aux engagements internationaux en matière de droits de la personne pris par le Canada dans le cadre des conventions internationales?
Mme Sanderson: C'est une question intéressante, et il y a diverses façons de l'aborder, sur le plan philosophique. Je ne peux pas vous donner l'opinion du ministère de la Justice car nous n'en avons pas. Avant de venir ici, je n'ai pas demandé qu'on me fournisse une opinion qui me permettrait de répondre à cette question. Je répéterai de façon générale ce que j'ai dit plus tôt. Le Canada a divers moyens à sa disposition pour respecter ses obligations internationales. L'un est la Charte même. Un autre est la législation sociale que nous avons adoptée. Un autre est la LCPD.
Je ne peux pas vous préciser si un élément quelconque des conventions internationales est couvert par une disposition particulière. Cependant, le gouvernement canadien a pour principe général, lorsqu'il ratifie une convention, d'en respecter les obligations. Il s'agit ensuite de déterminer si nous pouvons aller plus loin pour ce qui est de les respecter.
Le sénateur Moore: Notre comité a appris que le comité des Nations Unies sur les droits économiques, sociaux et culturels a adopté des conclusions au sujet du deuxième rapport périodique du Canada sur les articles 10 à 15 de la Convention internationale relative aux droits économiques, sociaux et culturels. Ne considérez-vous pas que le projet de loi S-11 représente un moyen de se conformer à cette convention et à ce que l'on attend du Canada?
Mme Sanderson: Ce que j'ai voulu faire remarquer -- et je me fais la porte-parole de la ministre -- c'est que nous voulons examiner correctement le projet S-11 pour adopter le moyen dont vous parlez, sénateur. Existe-t-il d'autres moyens, ou est-ce le meilleur moyen? Le gouvernement doit pouvoir prendre le temps d'obtenir les données nécessaires et de décider parmi une gamme d'options.
Le sénateur DeWare: Vous êtes en train de nous dire que le ministère n'est pas prêt à aller de l'avant, ni même à étudier le projet de loi parce que vous allez examiner la LCPD cet automne.
Nous sommes en train de parler des droits de la personne. Il y a des années que nous sommes au courant de la situation. Ce n'est pas un petit projet que vous êtes en train d'entreprendre. Pour obtenir les données nécessaires et préparer une toute nouvelle loi, il faudra beaucoup de temps, peut-être deux ans. Je crois que vous serez d'accord avec moi là-dessus. Vous êtes pratiquement en train de dire, «S'il vous plaît, n'adoptez pas ce projet de loi parce que nous ne voulons pas nous en occuper. Nous voulons agir comme nous l'entendons. Nous voulons refaire la loi à zéro.»
Peut-être devriez-vous accepter ce texte de loi et tâcher d'y donner suite si le Sénat décide qu'il est valable. Il ne fait aucun doute que le public le considère valable car nous avons reçu des commentaires et des lettres d'un peu partout, pas seulement maintenant mais lors des délibérations du sénateur Cohen dans le cadre de son étude sur la pauvreté. C'est à partir de là que s'est enclenché tout le processus. Le public considère que cette loi est nécessaire.
Il m'a aussi déçue de penser que vous êtes en train de nous dire, «Nous ne voulons pas nous en occuper. Mettons-y un terme maintenant et n'en parlons plus.»
Mme Sanderson: Je ne veux pas vous donner l'impression que nous nous retrouverons avec quelque chose de bâclé. Ce pourrait être le cas, mais j'en doute. Lorsque vous dites deux ans, cela n'est pas impossible pour un projet d'une telle ampleur et d'une telle importance. Je ne sais pas. Nous n'avons pas encore de plan définitif. Il s'agira ensuite de déterminer la mesure législative qui doit avoir priorité.
Le sénateur DeWare: Ce n'est peut-être pas celle-là.
Mme Sanderson: Je ne veux pas vous donner l'impression qu'on m'a assuré que cela se fera rapidement ou lentement. Nous nous sommes engagés à nous en occuper.
Le sénateur DeWare: À un certain moment.
Mme Sanderson: Nous nous sommes engagés à nous en occuper dès que nous aurons terminé la mise en oeuvre du projet de loi S-5.
Le sénateur Moore: Je vous ai entendu dire, madame Sanderson, que le ministère fera probablement un examen et sollicitera l'opinion de divers spécialistes du pays. Je ne veux pas préjuger de la suite que le comité donnera à ce projet de loi. Cependant, des témoins assez importants ont comparu devant nous. Je ne sais pas qui d'autre vous voudrez consulter avant de procéder à votre examen pour obtenir une meilleure information. Nous avons obtenu des témoignages d'un échantillon représentatif de la société. L'initiative locale lancée par le sénateur Cohen a abouti à la présentation de ce projet de loi au Sénat et a incité certaines personnes qui s'y connaissent dans ce domaine à présenter des mémoires. Je ne sais pas si vous pouvez obtenir de meilleures interventions que celles-là.
J'ai certaines réserves, comme le sénateur DeWare. Je me demande si nous devons attendre deux ans pour mener à bien cette initiative. Le sénateur Beaudoin parle de réaliser un projet de loi parfait. Nous savons que le monde n'est pas parfait mais parfois nous devons faire de notre mieux et encore plus, si nécessaire. Nous devons commencer quelque part.
Mme Sanderson: Je tiens à vous rassurer; nous sommes tout à fait au courant du débat qui se déroule ici.
Nous recevons tous les témoignages que vous recevez. Ils font donc aussi partie intégrante de notre étude.
La présidente: Je suis heureuse de l'apprendre.
Le sénateur Cohen: Je tiens à préciser que si nous adoptons le projet au Sénat et qu'il est ensuite transmis à la Chambre des communes, le débat pourrait avoir lieu à la Chambre des communes. Plusieurs députés libéraux ont exprimé un très vif intérêt envers ce projet de loi. Au lieu d'attendre deux ans que le ministère de la Justice l'étudie, l'adoption du projet de loi pourrait être une mesure très progressiste, si mes collègues sont disposés à l'envisager.
Le sénateur Bryden: Dans votre bref mémoire, vous avez exprimé, de façon beaucoup plus claire et succincte, des préoccupations que j'ai tâché d'exprimer au sujet de l'expression «condition sociale». Je ne crois pas qu'on ait approfondi toutes les incidences de l'interprétation de l'expression «condition sociale»: quels en seront les coûts à long terme et qui sera touché. Vous avez utilisé une expression que je trouve utile et qui le sera peut-être aux autres membres du comité. Vous avez dit que l'expression «condition sociale» est fluide. Aujourd'hui, une personne peut être au chômage et pauvre. L'année prochaine, elle pourrait avoir un emploi et un mode de vie assez satisfaisant. Cela se trouve-t-il alors à modifier les droits?
Je tiens à préciser qu'au moins un membre de ce comité ne considère pas qu'il vaut mieux avoir une loi quelconque -- même si elle n'est ni très précise, ni très bonne -- que de prendre le temps d'obtenir la meilleure loi possible, si vous parlez effectivement d'un délai raisonnable. Je pense que c'est en gros ce que le témoin a dit.
Je tiens aussi à dire que j'appuie entièrement le formidable travail accompli par le sénateur Cohen dans le domaine de la pauvreté. Il serait bon d'avoir une mesure concrète qui prouve que ce travail était valable. Je ne crois pas, et le sénateur Cohen non plus sans doute, que l'ajout de l'expression «condition sociale» à la LCPD soit une formule magique pour les pauvres du pays. En fait, je crains que les gens s'y raccrochent, avec l'impression que cela améliorera leur condition sociale. Je ne crois pas que ce soit le cas.
Ce qui me frappe à propos de la partie la plus importante de la convention internationale, c'est qu'elle énumère les droits de tous les peuples du monde. Ils ont droit aux nécessités de la vie. En fait, c'est ce que nous devrions dire: Il existe des normes minimales dans la société. Le Canada s'y est pris de nombreuses façons et pas uniquement en modifiant la LCPD. Le Canada possède en fait un filet de sécurité sociale, un programme d'assurance-maladie, un programme de pensions, un programme de sécurité de la vieillesse, des programmes d'aide sociale et ainsi de suite, qui font l'envie de pratiquement tous les autres pays au monde. C'est une façon de nous conformer à ces conventions.
Nous devons aussi prendre d'autres mesures. L'une consiste à nous assurer d'éliminer toute discrimination envers certains groupes. Je considère qu'il serait préférable de prendre le temps supplémentaire nécessaire pour obtenir une loi dont, pour l'instant, nous ne sommes pas sûrs qu'elle vise tous les sujets que nous voulons qu'elle vise, ou qu'elle vise toute une série de domaines que nous ne voulons pas ou que nous n'avons pas prévu qu'elle vise.
Ce n'était pas une question, mais si vous souhaitez faire des commentaires, n'hésitez pas.
Le sénateur Cohen: Je tiens à préciser que je ne m'attendais pas à ce que ce soit une formule magique, sénateur Bryden, mais ce serait un début.
Quant à savoir si cette loi aidera les gens défavorisés par leur condition sociale, vous et moi ne pourrons jamais répondre à cette question parce que nous n'avons pas vécu cette réalité. Ceux qui vivent cette réalité disent, «Oui, cela sera utile». Cela dit, si j'avais l'assurance que l'étude aura lieu, je dirais peut-être, «Allons-y».
Le sénateur Bryden: Je tiens à préciser que j'appuie entièrement que le Sénat prenne la défense des pauvres, des enfants et de ceux qui n'ont personne pour les représenter. Vu notre crédibilité et la démarche que nous adoptons, nous sommes vraiment en mesure de défendre leurs intérêts.
Le sénateur DeWare: Après deux ans, ce nouveau projet de loi risque de ne même pas inclure la condition sociale.
Le sénateur Lewis: Si ce projet de loi était adopté par le Sénat, il serait effectivement transmis à la Chambre des communes mais ne serait pas étudié avant l'automne. Nous en avons grandement débattu ici et je suis sûr qu'ils en feront autant à l'autre endroit. Nous visons peut-être la fin de cette année, s'il est adopté par l'autre endroit, ou même l'hiver 1998.
La présidente: Cela donnerait au ministère plus de temps pour l'étudier.
Nous accueillons maintenant les représentants de l'Organisation nationale anti-pauvreté. Si vous voulez bien commencer.
M. Mike Farrell, directeur exécutif par intérim, Organisation nationale anti-pauvreté: Honorables sénateurs, l'Organisation nationale anti-pauvreté existe depuis environ 25 ans. Nous sommes une organisation nationale qui représente les intérêts des gens à faible revenu partout au Canada. Nous comptons environ 500 groupes membres ainsi que des membres individuels. Collectivement, nous représentons des milliers de pauvres partout au Canada.
Pour faire partie de notre conseil d'administration, il faut soit être pauvre, soit avoir connu la pauvreté à un certain moment de sa vie. Nous avons la chance d'avoir ici avec nous l'un des membres de notre conseil d'administration, de Calgary, M. Fred Robertson.
M. Fred Robertson, membre du conseil d'administration, Organisation nationale anti-pauvreté: Honorables sénateurs, je fais partie du comité Street Speaks de Calgary. Street Speaks, comme notre nom l'indique, est un comité fondé par des sans-abri, pour les sans-abri et dont le rôle est de défendre les intérêts des sans-abri ou d'anciens sans-abri de Calgary. Nous tâchons de servir de porte-parole aux citoyens sans-abri de notre ville et, surtout, de leur permettre de parler de leur expérience et de les encourager à le faire.
C'est pourquoi, le lundi de cette semaine, j'ai rencontré les représentants de la Chambre de commerce de Calgary. Nous avons mis au point une vidéo de sept minutes qui présente des sans-abri qui parlent de leur expérience. J'ai entendu beaucoup de choses au sujet de la condition sociale ici. J'ai entendu dire que les pauvres font presqu'intrinsèquement partie de ce groupe. J'ai moi-même été dans cette situation, donc je sais de quoi je parle. Nous sommes les plus défavorisés des défavorisés, sur le plan économique, dans ce pays.
Beaucoup de ceux que vous allez voir ne reçoivent même pas d'aide sociale et n'y ont pas droit dans ma province du fait qu'ils n'ont pas de lieu de résidence. Sans plus tarder, je vais vous les faire entendre.
(Bande vidéo)
Je vous remercie d'avoir visionné cette bande.
La modification proposée à la LCDP afin d'ajouter la «condition sociale» comme motif de distinction illicite est importante. Elle est importante pour mon organisme, pour ceux que nous représentons ainsi que pour tous les Canadiens.
Compte tenu de la compréhension que j'ai de la pauvreté et de l'objet de la proposition, je suis heureux de l'appuyer telle quelle. La pauvreté est à la fois économique et sociale et le système des prix est ce qui donne lieu en fait à la discrimination contre les pauvres en ce qui concerne l'accès à pratiquement tout: le temps, la santé, le travail, l'éducation, l'espoir, la dignité et même l'honneur semblent être achetables.
Toutefois, la question qui nous intéresse ici n'est pas celle de la pauvreté elle-même, mais plutôt, celle de la discrimination gratuite contre les pauvres. Le logement et le crédit sont deux domaines où elle se fait sentir. Un pauvre peut être un locataire ou un risque de crédit bien meilleur qu'une personne à revenu plus élevé, mais les propriétaires et les prêteurs ont la liberté de ne pas tenir compte du caractère de la personne et de lui refuser leurs services, avec subtilité ou brutalité, pour des raisons de revenu insuffisant. Pour ceux qui font l'objet d'un tel traitement, il s'agit bel et bien d'un affront éhonté à la dignité humaine.
Par exemple, les pauvres qui sont simplement déclarés excédentaires en matière de production et qui sont obligés de demander l'aide publique sont régulièrement qualifiés de parasites et d'oisifs, de personnes qui s'attendent à ce que les gouvernements s'occupent d'elles. Ce n'est pas ainsi que sont qualifiés ceux qui prennent l'argent du Trésor sous forme d'intérêt, de salaire et de profit. Beaucoup trop de Canadiens passent leur temps à dénigrer l'aide sociale. Aimeriez-vous que votre soeur épouse un assisté social?
On peut dire que rien ne peut être fait à ce sujet, qu'il s'agit simplement de la réalité politique. C'est peut être le cas. L'aide sociale peut être réduite, le salaire minimum aboli et les pauvres rendus encore plus pauvres, ce qui normalement enrichit les riches -- à court terme, tout du moins. On peut diminuer les impôts et satisfaire la «majorité» des Canadiens. C'est ce qui semble être la rectitude politique d'aujourd'hui.
Nous avons recours à des solutions à court terme pour ce que nous croyons être un problème à court terme -- ou du moins essayons-nous de le croire. Même un étudiant inscrit à un cours d'histoire mineur -- ici ou dans un autre pays -- peut nous convaincre de l'erreur d'une telle certitude. Les pauvres de notre pays représentent maintenant 15 p. 100 de notre population et ce pourcentage augmente toutes les décennies.
Lorsque, dans leur sagesse, les pauvres décideront de devenir des électeurs actifs, non seulement la condition sociale deviendra-t-elle un motif de distinction illicite, mais l'éradication de la pauvreté elle-même deviendra la priorité numéro un de chaque gouvernement. La pauvreté est blessante et la discrimination contre les pauvres, insultante. J'aimerais conclure cet exposé en citant James Baldwin, grand activiste anti-pauvreté:
Un jour, peut-être, d'ici bien des générations, nous arriverons à comprendre que les êtres humains sont plus importants que l'immobilier et cette compréhension deviendra le principe souverain de nos vies. Car je ne doute pas un seul instant -- et je mourrai dans cette certitude -- que nous pouvons bâtir Jérusalem, si nous le voulons bien.
La présidente: Cette bande vidéo est très convaincante et je crois que nous en avons tous été très touchés.
Le sénateur Beaudoin: Avez-vous examiné le projet de loi dont nous sommes saisis? Qu'en pensez-vous?
M. Robertson: C'est un bon projet de loi qui aidera certainement les choses. Comme je l'ai dit au sénateur Cohen, il ne fera pas de mal et peut aider. Je ne vois pas comment il pourrait être négatif. A mon avis, il va permettre de poser les jalons d'un meilleur avenir.
Le sénateur Bryden: J'habite dans la campagne, au Nouveau-Brunswick. Vous nous avez montré la situation dans les villes. Je suis sûr que vous savez fort bien que la pauvreté existe dans les zones rurales, mais qu'elle n'y est pas aussi visible vu l'éloignement.
Ceci étant dit, d'après un parlementaire de Toronto, 150 000 personnes de la ville de Toronto vivent à peu près de la même façon que les personnes décrites dans la vidéo. C'est, d'après lui, une véritable ville dans la ville et il pense aussi que c'est la même chose à Vancouver, à Montréal et dans d'autres endroits. Qu'en pensez-vous?
M. Robertson: Certains parlent de 25 000 personnes. Il a toujours été difficile de définir ce que sont les sans-abri. La définition des Nations Unies est si vaste qu'elle englobe quasiment tout le monde. Selon des définitions plus littérales, vous devez être sans abri pendant 30 jours. Certaines des personnes de la vidéo sont sans abri depuis 13 ans. C'est au moins le cas de l'une d'elles.
Le comité spécial sur les sans-abri de Calgary est finalement arrivé à un plan d'action au bout de deux ans et demi de travail et nous espérons qu'il sera mis en vigueur.
Pendant ces deux ans et demi, nos centres pour itinérants ont été occupés à 200 p. 100 de leur capacité. En d'autres termes, nous entassons les gens sans nous soucier des règlements relatifs aux incendies et autres. Néanmoins, ils ne sont plus dans la rue et ne meurent pas de froid.
Même avec ce taux d'occupation de 200 p. 100, nous refusons chaque soir quelque 40 ou 50 personnes. Personne ne semble savoir où elles vont. Vous pouvez comprendre qu'à Calgary, comme dans la plupart des autres villes canadiennes, la température tombe à moins 30 et moins 40 degrés la nuit. Il y a des gens qui meurent de froid en hiver dans les rues des villes canadiennes. Il s'agit de ressortissants de votre pays, monsieur le sénateur.
Le sénateur Bryden: Vous avez été actif dans ce domaine. Vous semble-t-il que le nombre des sans-abri ait considérablement augmenté ces cinq à dix dernières années?
M. Robertson: Absolument. Par exemple, 400 personnes étaient inscrites sur la liste d'attente des logements sociaux. Aujourd'hui, il y en a jusqu'à 2 000, à Calgary.
J'ai parlé des centres pour itinérants. Cette situation s'est développée probablement ces trois ou quatre dernières années. Alors que le comité spécial sur les sans-abri de Calgary a siégé pendant deux ans pour mettre au point ce plan d'action, la situation s'est aggravée, le taux d'occupation des centres pour itinérants étant de 200 p. 100. Je pense que c'est la même chose dans toutes les autres villes du Canada.
Le sénateur DeWare: À Ottawa, je rentre chez moi à pied, vers 22 heures. Au coin de la rue Sparks se trouve une caisse automatique de la Banque Toronto-Dominion, qui est chauffée. Deux ou trois nuits de suite, j'ai vu un sans-abri dormir sur le rebord de la fenêtre.
Je sais qu'il y a des gens qui hésitent à utiliser cette caisse automatique lorsque ce sans-abri se trouve à cet endroit-là. Comme vous le dites, c'est probablement le seul endroit où ce sans-abri peut trouver un peu de chaleur, alors que la température ambiante est de moins 35.
Je sais que les sans-abri peuvent aller dans des soupes populaires, des centres pour itinérants et d'autres lieux. Ce n'est pas la réponse. Comment réintégrer progressivement ces gens dans la société, l'un après l'autre? Comment le faire?
Parlons tout d'abord de l'aide sociale. Si l'on n'a pas d'adresse, on ne peut pas bénéficier de l'aide sociale. L'Armée du Salut ou un centre pour itinérants ne pourrait-il pas inscrire ces gens pour qu'ils puissent commencer à sortir d'une telle situation? Ce serait un début. S'ils pouvaient commencer à recevoir un chèque du bien-être, ils gagneraient un peu d'estime et cela les aiderait lentement à réintégrer la société. Cela est-il possible?
M. Robertson: C'est ce qui arrive au centre de l'Armée du Salut pour hommes célibataires. Au troisième étage, il y a des chambres pour huit hommes.
Le sénateur DeWare: Y a-t-il des lits pliants, des couvertures et des oreillers?
M. Robertson: Oui. Vous partagez la chambre avec sept autres personnes. Pour cela, le chèque du bien-être versé à un homme célibataire apte au travail est de 162 $ par mois en Alberta. Ce chèque est tout simplement envoyé à l'Armée du Salut. J'ai déjà profité de ce service; le problème, c'est que ce n'est pas non plus la solution, sénateur.
Un logement adéquat, accessible, abordable et autonome pour les personnes à faible revenu est la réponse au problème. Nous en avons perdu la notion dans notre pays depuis quinze ans. Une législation comme celle-ci peut nous aider à récupérer les logements à prix modique. La Société canadienne d'hypothèques et de logement construisait ces logements à un moment donné, mais à cause de problèmes, elle n'en construit plus aujourd'hui. Il n'y a pas de logements à prix modique dans ma ville, et j'imagine que s'il en existe, c'est dans très peu d'autres villes.
Je suis l'une des 2 000 personnes qui, à Calgary, a eu la chance d'avoir droit à un logement subventionné, parce que je suis une personne du troisième âge ou en passe de le devenir. Je paye 30 p. 100 de ce que je gagne par mois pour ce logement qui est un studio situé dans un ensemble résidentiel agréable. Je suis relativement heureux. Toutefois, de 2 000 à 3 000 personnes environ sont sans abri en ce moment et n'ont pas ce privilège.
Le logement à prix modique est la solution. Les promoteurs disent que c'est au gouvernement de les construire. Le gouvernement dit que c'est aux promoteurs de s'en charger. Les gouvernements locaux disent que c'est au gouvernement provincial de les construire. Le gouvernement provincial dit que c'est au gouvernement fédéral de s'en charger. Le gouvernement fédéral dit que c'est aux promoteurs de s'en charger. C'est un véritable cercle vicieux. En attendant, des ressortissants de notre pays meurent de froid dans les rues de nos villes et probablement aussi dans les fermes.
Le sénateur DeWare: Depuis deux ou trois ans, nous avons un programme d'infrastructure de création d'emplois dans notre pays. Certains des programmes d'infrastructure offerts dans les petites collectivités ont permis la construction de gymnases, de patinoires, de centres communautaires, et cetera.
Peut-être devrions-nous décider d'utiliser le programme d'infrastructure pour construire des logements à prix modique. Peut-être que les promoteurs, le gouvernement fédéral et les gouvernements provinciaux pourraient travailler ensemble.
Beaucoup de mesures prises dans notre pays ne sont pas bonnes et beaucoup le sont. Peut-être qu'avec l'influence d'un organisme comme le vôtre, nous pourrions faire comprendre aux ressortissants de notre pays que c'est l'approche à adopter. Nous devrions nous soucier des enfants. Comment vont-ils à l'école? Comment mangent-ils? Comment font-ils des études s'ils n'ont pas d'adresse?
Ce n'est pas le travail de ce comité. Comme vous dites, peut-être que ce projet de loi déclenche toute une série de questions.
M. Robertson: Une des femmes de la vidéo a deux enfants. Les services sociaux les ont retirés de sa charge uniquement parce qu'elle n'a pas de logement. Elle travaille cinq jours par semaine et a un revenu. Elle ne peut pas trouver de logement abordable. Le travailleur social amène les enfants deux ou trois après-midi par semaine dans un centre communautaire pour sans-abri. Elle a alors le privilège de jouer avec ses propres enfants deux ou trois heures. Puis, ils repartent et elle retourne dans le centre pour itinérants pour la nuit. Les enfants logent dans un genre de centre pour itinérants également. Tout cela à cause du fossé entre les riches et les pauvres de notre pays qui se creuse de plus en plus.
La présidente: Monsieur Robertson, d'après l'information que nous avons reçue de l'Association des banquiers canadiens, je vois que votre organisme a travaillé avec cette association pour l'aider à concevoir de nouvelles directives nationales sur l'accès aux services bancaires. Quelle a été votre participation à cet égard? Avez-vous vu des résultats?
M. Farrell: Je vais vous dire ce que j'en sais. J'y participe depuis un an environ, mais je crois que du travail avait été fait auparavant. Un groupe du Québec, Option consommateurs, y a participé plus étroitement, mais l'ONAP y a également participé; nous avons participé à la production d'une vidéo de formation qui, je crois, servira à la formation psychosociale des employés des banques, de manière qu'ils soient plus sensibilisés aux questions relatives à la pauvreté et à la discrimination dont souffrent les pauvres.
Plus récemment, les banques se sont engagées à améliorer les services qu'elles offrent aux personnes à faible revenu. Elles sont en train d'essayer ce que l'on appelle les «clients mystères». Avec l'aide d'un cabinet privé de consultants, elles envoient des gens qui se font passer pour des personnes à faible revenu dans diverses succursales bancaires du pays pour voir s'ils ont accès aux services. Je crois que c'est en train d'arriver. Peut-être ne devrais-je pas le dire, c'est peut-être un secret.
J'ai des sentiments contradictoires à ce sujet. J'en ai fait part à l'Association des banquiers canadiens. Mon propre conseil d'administration a manifesté quelques appréhensions au sujet du rôle qu'il joue avec l'Association des banquiers canadiens. Les membres du conseil se demandent en effet si l'ONAP ne permettra pas aux banquiers, dans leurs relations publiques, de prétendre qu'ils ont participé au projet et qu'ils ont donc reçu notre bénédiction.
D'un autre côté, je sais que l'organisme Options consommateurs a fait ses propres tests. Les résultats indiquent que 80 à 90 p. 100 des personnes à faible revenu se voient refuser les services, qu'il s'agisse de l'ouverture d'un compte ou de l'encaissement d'un chèque. Ces tests ont été faits au cours des cinq dernières années, de manière sporadique et essentiellement au Québec. Les banques font des essais semblables.
La présidente: Vous dites que de 80 à 90 p. 100 se voient encore refuser l'accès. Vous ne voyez pas beaucoup d'amélioration par suite de ce processus?
M. Farrell: Nous n'avons pas les résultats des tests des banques. Le dernier, effectué par l'organisme Options consommateurs, date de 1996, je crois. Depuis que la banque a annoncé qu'elle acceptait deux pièces d'identité, je ne sais pas si d'autres essais ont été faits par l'organisme Options consommateurs.
Un autre groupe, la Canadian Community Reinvestment Coalition, s'intéresse de près à la question des banques. Cet organisme a fait une sorte de test dans cinq ou dix succursales de la région d'Ottawa, y compris dans quelques banques de la rue Sparks. Je crois qu'il s'agit de la Banque TD et de la Banque Royale. Il y a eu des problèmes dans chacune des succursales visitées.
La présidente: Croyez-vous que le fait d'ajouter la «condition sociale» dans la Loi sur les droits de la personne faciliterait les choses?
M. Farrell: J'y ai réfléchi et j'ai écouté attentivement les propos de la commissaire de la Commission canadienne des droits de la personne et des fonctionnaires du ministère de la Justice. Bien sûr, le ministère de la Justice se préoccupe de la terminologie et souhaite se pencher sur la LCDP dans son entier. Je le comprends.
En même temps, la bande vidéo que Fred vous a apportée est à l'image de ce qui se passe au Canada aujourd'hui. En me promenant dans les rues d'Ottawa, une ville qui était un paradis bourgeois, je vois des jeunes de 13 et 14 ans qui vivent dans la rue. L'autre jour, à la sortie du bureau, j'ai vu une famille dormir dans une voiture stationnée près de la mienne. Une fenêtre, cassée, était recouverte d'un drap. Les parents et deux enfants dormaient dans cette voiture.
La situation est extrêmement grave. C'est une situation de crise. Je ne comprends pas pourquoi il faudrait attendre d'avoir une bonne loi. Cette loi n'est peut-être pas la meilleure, mais elle représente un pas dans la bonne direction et aura un impact positif. Nous devrions aller de l'avant sans attendre l'examen du ministère de la Justice, examen promis depuis plusieurs années et qui ne n'a pas encore été fait.
Je ne dis pas que le ministère de la Justice ne va pas s'y mettre; ce sera peut-être au cours de l'été ou de l'automne ou pas avant cinq ans. C'est une bonne loi qu'il suffit d'adopter et de mettre en oeuvre.
Le sénateur DeWare: Les projets de loi sont modifiables. Nous pouvons toujours les améliorer plus tard.
M. Robertson: Je connais bon nombre des personnes dans cette vidéo, parce que j'ai moi-même participé à sa réalisation et qu'il m'est arrivé de temps à autre, au cours des 14 ou 15 dernières années, de me retrouver sans abri, à Calgary. J'ai l'intention de retourner voir ces gens et de leur dire qu'ils ont comparu devant un comité du Sénat. L'objet du projet de loi, dans une certaine mesure, est de donner aux pauvres une certaine dignité, de leur donner l'impression qu'ils font partie de la société et que les gens s'intéressent à leur sort.
Quand je vais raconter cela aux gens qui paraissent dans la vidéo, ils vont d'abord me dire, «Nous ne te croyons pas.» Mais ils vont finir par me croire parce qu'ils me font confiance, comme je leur fais confiance. Ce fait à lui seul les aidera. Le fait qu'ils aient réalisé une vidéo et que, par son biais, ils aient pu attirer l'attention du Sénat les encouragera. Ce sont toutes des choses que permet le projet de loi. Il donnera quelque chose aux pauvres.
La présidente: J'espère que, un jour, le gouvernement répondra vraiment aux besoins des pauvres, que nous n'aurons pas simplement l'impression qu'il le fait. Merci d'avoir comparu devant nous.
Nous allons maintenant entendre les représentants de l'Association des banquiers canadiens.
M. Alan Young, vice-président, Politiques, Association des banquiers canadiens: Honorables sénateurs, nous sommes heureux de comparaître devant le comité aujourd'hui pour lui présenter nos observations sur le projet de loi. Les banques s'inquiètent depuis un certain temps déjà de la perception qu'a le grand public du secteur bancaire, à savoir que les banques exercent sciemment de la discrimination à l'endroit des personnes à faible revenu. Nous avons tenté de corriger certaines fausses perceptions en écrivant à la présidente du comité, plus tôt ce mois-ci, pour lui fournir de l'information sur des initiatives importantes prises par le secteur bancaire afin d'offrir aux Canadiens à faible revenu des solutions de rechange en ce qui concerne l'accès aux services bancaires, tels que l'ouverture de comptes et l'encaissement de chèques. J'aimerais vous entretenir pendant quelques minutes ce soir de ces initiatives. Nous croyons qu'il est important que tous les Canadiens soient traités avec dignité et respect et qu'aucune discrimination ne s'exerce à l'endroit des personnes à faible revenu.
Nous avons eu, depuis, l'occasion d'entreprendre certaines recherches préliminaires et de recueillir des renseignements sur cette question en vue d'établir une politique sectorielle. Nos travaux se poursuivent. Toutefois, nous tenons aujourd'hui à partager avec vous les résultats de notre analyse qui, nous l'espérons, vous aideront, ainsi que les membres du comité, dans votre examen du projet de loi.
Dans la lettre du 12 mai que nous avons fait parvenir à la présidente du comité, nous avons inclus de la documentation dans laquelle sont décrits les moyens mis en place par les banques pour améliorer l'accès aux services bancaires. Ces initiatives comprennent des programmes de formation et d'éducation plus nombreux et mieux ciblés à l'intention des employés de banque, des programmes de communication et de collaboration avec les associations communautaires locales, programmes qui visent à trouver des compromis acceptables relativement à l'ouverture de comptes et à l'encaissement de chèques du gouvernement, et des outils s'adressant aux clients à faible revenu, telle la brochure dont nous vous avons remis, aujourd'hui, le plus récent exemplaire, étant donné qu'elle n'a pas encore été officiellement rendue publique par l'ABC. Toutefois, comme nous devions comparaître devant vous aujourd'hui, nous voulions faire en sorte que vous l'ayez en main.
Cette brochure, qui est rédigée en termes très simples, vise à fournir des renseignements de base sur les services offerts par la banque, le choix d'un compte et l'utilisation d'un guichet automatique. Elle vise à aider les personnes à se familiariser avec les banques et le système bancaire. J'encourage les sénateurs à la lire.
Qu'avons-nous dit que nous allions faire? Quels engagements avons-nous pris?
Le 14 février 1997, les banques canadiennes ont pris publiquement l'engagement d'améliorer l'accès des personnes à faible revenu aux services bancaires. Nous avons effectué des changements. Désormais, les banques n'exigeront que deux pièces d'identité valides pour ouvrir un compte ou encaisser un chèque gouvernemental. Dans le passé, il en fallait au moins trois. Par ailleurs, il ne sera plus nécessaire de présenter une pièce d'identité avec photo ou encore d'avoir un emploi et de faire un dépôt minimum pour ouvrir un compte.
Les banques ont entrepris de nombreuses initiatives visant à sensibiliser davantage leurs employés aux nouvelles politiques. Les banques comptent plus de 221 000 employés répartis dans 8 000 succursales d'un océan à l'autre. Comment les sensibilisons-nous aux nouveaux engagements de l'industrie?
Comme l'a indiqué Mike Farrell, nous avons réalisé une bande vidéo de formation intitulée «Des initiatives qui font la différence». Nous avons fourni une bande à la présidente du comité. S'il y a des sénateurs qui souhaitent en avoir une, nous nous ferons un plaisir de la leur fournir.
Cette bande vidéo a été distribuée à toutes les succursales bancaires du pays au début du mois d'avril 1998. Elle souligne la nécessité de l'accès aux services bancaires de base, les nouvelles politiques et le rôle du personnel des services à la clientèle dans l'amélioration de l'accès aux services bancaires de base par les clients à faible revenu. Comme l'a mentionné Mike Farrell, cette banque vidéo a été produite en consultation avec Option consommateurs et l'Organisation nationale anti-pauvreté. Des représentants de ces deux organismes sont interviewés sur la bande vidéo.
Nous avons également produit une brochure intitulée «La banque, vous connaissez», assortie d'un module de formation que peuvent utiliser les banquiers et les associations communautaires pour initier les personnes à faible revenu aux services bancaires de base, les aider à comprendre le fonctionnement de certains services, et réduire le coût de leurs services bancaires. Le module de formation et la brochure ont été conçus en consultation avec des groupes d'intérêt.
Les banques travaillent actuellement avec plusieurs ministères afin de concevoir un encart à joindre aux chèques gouvernementaux qui sont envoyés tous les mois aux prestataires d'aide sociale. Cet encart renseignerait les clients sur les politiques relatives à l'encaissement d'un chèque et à l'ouverture d'un compte. Il servirait également de pièce justificative. Le prestataire pourrait, en cas de difficulté, montrer cet encart à un commis de banque et lui dire, «Cet encart accompagnait mon chèque gouvernemental et il porte le logo de votre banque.» Il servirait à reconfirmer les engagements pris par la banque.
Comme l'a indiqué Mike Farrell, l'Association a commandé une recherche indépendante afin d'évaluer dans quelle mesure les banques respectent leurs engagements. C'est très bien de dire que nous allons améliorer l'accès aux services bancaires, mais il est important d'établir dans quelle mesure nous le faisons. Est-ce que les 221 000 employés dans les 8 000 succursales se conforment aux engagements pris par l'industrie?
Des clients fictifs se présenteront dès cette semaine dans les succursales bancaires du pays pour vérifier si les banques ont réussi à mettre en application les politiques du 14 février. La recherche sera menée par la firme de renom AC Nielsen. Elle a été conçue en consultation avec Option consommateurs, l'ONAP, le Groupe de travail des Églises sur la responsabilité des sociétés et le ministère des Finances. Les résultats devraient être disponibles au mois de juillet. Ils seront alors rendus publics.
Nous avons entrepris d'autres initiatives que nous décrivons dans notre mémoire.
Il importe de souligner que le projet de loi S-11 est directement lié aux travaux du groupe de travail sur l'avenir du secteur des services bancaires canadiens, connu sous le nom de groupe de travail MacKay. Ce groupe a été mis sur pied par le ministre des Finances, Paul Martin, en décembre 1996, dans le but d'examiner en profondeur le rôle que sera appelé à jouer le secteur des services financiers en l'an 2000. Le groupe de travail est chargé d'étudier un large éventail de questions, dont la contribution du secteur aux meilleurs intérêts des entreprises et des consommateurs canadiens, et l'accès aux services bancaires pour les clients à faible revenu.
Voilà l'une des plus vastes études du secteur des services financiers que le gouvernement fédéral ait jamais entreprises. Le groupe de travail prévoit remettre son rapport en septembre de cette année.
Le ministre des Finances s'est déjà engagé à tenir des audiences parlementaires qui porteront sur les recommandations du groupe de travail MacKay. Les sénateurs auront ainsi l'occasion de traiter directement, dans le cadre de ce processus, de toute la question du rôle des banques canadiennes dans la fourniture de services bancaires aux Canadiens à faible revenu.
J'aimerais maintenant passer au projet de loi et partager avec vous une partie des résultats de notre recherche sur l'importante question de l'ajout de l'expression «condition sociale» comme motif de distinction illicite en vertu de la LCDP.
Nous abordons l'expression recommandée en tenant compte des trois questions suivantes: Que signifie «condition sociale»? La condition sociale constitue-t-elle un droit de la personne? La protection de la LCDP devrait-elle s'étendre à la condition sociale? Nous nous pencherons sur ces questions une à la fois.
Que signifie «condition sociale»? De nature très générique, l'expression «condition sociale» manque essentiellement de définition précise. De plus, cette expression n'a pas de signification généralement reconnue et comprise qui appartient à l'usage sociétal en général.
La condition sociale peut faire référence à un état de pauvreté, comme cela semble être l'intention des personnes en faveur de la modification. Toutefois, elle pourrait aussi faire référence à toute une gamme de conditions telles que celle d'être riche, d'appartenir à la classe moyenne, d'être étudiant, d'habiter dans une région rurale ou un complexe immobilier urbain, d'avoir ou un emploi, et cetera.
Cette expression peut également tenir compte de la race, de l'origine nationale ou ethnique, de la couleur, de la religion, du sexe, de la situation de famille, de l'orientation sexuelle et de l'état de personne graciée, autant de motifs déjà couverts par la LCDP.
L'expression «condition sociale» manque de précision à un point tel qu'elle s'applique à chacun des membres de la société et ce, à de multiples niveaux. Elle ne semble pas viser un groupe en particulier, mais tous et chacun.
Le Québec a ajouté à la loi cette expression comme motif de distinction illicite. On a relevé au Québec certains cas de jurisprudence, où on a analysé la signification de «condition sociale», y compris l'utilisation d'éléments à la fois objectifs et subjectifs. J'aimerais vous parler d'un cas en particulier, bien qu'il en existe d'autres.
La difficulté de définir l'expression «condition sociale» a été débattue dans la cause Fournier c. Poisson, en 1980. Le juge Bilodeau a indiqué que la condition sociale peut englober bon nombre des motifs cernés: la race, le sexe, la religion, l'orientation sexuelle, ainsi de suite, et chacun de ces motifs pourrait être considéré comme faisant partie du concept de la condition sociale.
Toutefois, selon le juge, la difficulté se pose sur le plan de l'adoption de normes judiciaires qui, sans tout inclure, donnent toutefois un aperçu réaliste de la situation. Il est nécessaire d'établir la relation de cause à effet dans chaque cas. À titre d'exemple, le juge a souligné que, si une banque refuse de consentir un prêt, il est possible d'affirmer qu'il s'agit de distinction fondée sur la pauvreté ou la richesse, alors que le véritable motif tient peut-être au fait que la personne ne pourrait rembourser le prêt.
L'analyse menée au Québec souligne le fait que l'expression «condition sociale» repose en partie sur des facteurs faisant déjà l'objet d'une protection et sur des facteurs variables qui diffèrent d'un cas à l'autre.
L'ambiguïté de l'expression suscite de graves inquiétudes. Si la «condition sociale» est ajoutée comme motif de distinction illicite, elle devient une exigence obligatoire, dont la violation peut avoir de graves ramifications juridiques. En l'absence d'une définition précise, la loi sera difficile à observer et à interpréter.
La «condition sociale» constitue-t-elle un droit de la personne? Les personnes auxquelles s'appliquent les motifs de distinction illicite que prévoit la loi ont un droit intrinsèque à la protection des droits de la personne. Ces motifs ont un point en commun: chacun d'eux reflète en général une caractéristique plus ou moins immuable d'une personne donnée, c'est-à-dire une caractéristique que cette personne ne peut modifier de son propre gré, sauf à un prix généralement inacceptable.
La jurisprudence relative à l'article 15 de la Charte des droits et libertés analyse ce qui devrait relever intrinsèquement de la protection des droits de la personne.
L'article 15 de la Charte exige un traitement égal et non discriminatoire en vertu de la loi et énumère certains motifs précis. Toutefois, la liste des motifs énumérés à l'article 15 n'est pas exhaustive et les tribunaux canadiens ont reconnu que d'autres catégories peuvent relever de la protection prévue à l'article 15.
La question a été soulevée pour la première fois devant la Cour suprême du Canada dans la cause Andrews c. Law Society of British Columbia, en 1989. La Cour a alors décrété que la citoyenneté est un motif analogue aux catégories énoncées à l'article 15 et que, par conséquent, elle ouvre droit à la protection prévue à l'article 15. La Cour a également indiqué que l'immuabilité de la citoyenneté d'une personne constitue l'une des principales similitudes de cette catégorie avec les motifs énumérés à l'article 15, justifiant l'élargissement de la protection.
Le juge La Forest a déclaré:
La citoyenneté d'une personne est une caractéristique sur laquelle une personne n'a pas de contrôle et, en ce sens, est immuable. La citoyenneté est, du moins temporairement, une caractéristique de l'identité individuelle qui n'est pas modifiable de façon consciente et, dans certains cas, ne peut être modifiée, sauf à un prix inacceptable.
Par conséquent, le comité doit se pencher sur l'importante question de déterminer si la condition sociale d'une personne, à quelque moment que ce soit, constitue une caractéristique intrinsèque de cette personne et, par conséquent, immuable.
La protection de la LCDP devrait-elle s'étendre à la «condition sociale»? L'Association des banquiers canadiens reconnaît qu'en dépit du fait que la condition sociale soit intrinsèquement ou non reconnue comme un droit de la personne, un gouvernement peut, par le biais de la loi, créer de nouvelles catégories en matière de droits de la personne. Comme nous l'avons souligné, la catégorie «condition sociale» est si vaste qu'elle n'englobe aucun groupe précis de personnes défavorisées. Au contraire, tous et chacun peuvent se considérer défavorisés d'une manière ou d'une autre.
Le Québec possède une loi offrant une protection relativement à la condition sociale. Les autres provinces qui ont tenté d'élargir la protection des droits de la personne aux personnes défavorisées par la pauvreté ont eu recours à des moyens beaucoup plus spécifiques.
Plusieurs provinces ont ajouté la «source de revenu» comme motif de distinction illicite. La Saskatchewan, elle, a été plus précise en interdisant en général la discrimination fondée sur le fait qu'une personne reçoive des prestations d'aide sociale. L'Ontario a interdit la discrimination fondée sur la réception de prestations d'aide sociale uniquement en ce qui a trait au traitement égal en matière de logement.
Trois provinces, ainsi que les Territoires, n'ont encore prévu aucune catégorie reliée à la condition sociale, à la source de revenu ou à la réception de prestations d'aide sociale comme motif de distinction illicite dans leurs lois.
L'Association présume que les personnes souhaitant ce changement ne sont pas préoccupées par l'élargissement de la protection prévue par la LCDP afin qu'elle s'applique aux riches, à la classe moyenne ou aux personnes qui demeurent en région rurale par opposition à celles des villes, mais s'inquiètent plutôt d'un groupe précis -- les personnes défavorisées par la pauvreté.
À notre avis, la catégorie «condition sociale» est beaucoup trop vaste si c'est ce groupe que l'on tente de protéger.
Nous vous sommes reconnaissants de nous avoir donné l'occasion de vous entretenir de l'engagement que les banques du Canada ont pris pour améliorer l'accès aux services bancaires par les Canadiens à faible revenu. Nous accordons beaucoup de sérieux à notre engagement à desservir les Canadiens à faible revenu. Nous sommes heureux également d'avoir pu partager avec vous les résultats d'une partie de la recherche que nous avons menée au chapitre de la condition sociale. Nous reconnaissons toutefois que nous avons encore beaucoup de recherche à faire sur cette question.
Bien que nous ayons soulevé certaines préoccupations à l'égard du manque de précision de l'expression «condition sociale», il ne faut pas nécessairement en conclure que le secteur bancaire s'oppose à la prise de mesures dans ce domaine. Nous sommes à examiner plusieurs autres expressions que l'on pourrait utiliser pour fournir une protection appropriée au groupe précis que vise cette initiative. Ces options comprennent le terme «pauvreté», «source de revenu», «bénéficiaire de l'aide sociale» et aussi «condition sociale». Ce sont toutes des options que nous envisageons.
Le Groupe de travail sur l'avenir du secteur des services financiers formulera des recommandations sur les services financiers à offrir aux Canadiens défavorisés. Vous voudrez peut-être tenir compte de ces recommandations et de la réaction du Parlement à ces recommandations dans le cadre de votre examen du projet de loi.
Nous vous remercions de nous avoir invités aujourd'hui et nous espérons que nos observations vous ont