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Délibérations du comité sénatorial permanent des
Affaires juridiques et constitutionnelles

Fascicule 27 - Témoignages


OTTAWA, le jeudi 4 juin 1998

Le comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles se réunit aujourd'hui, à 10 h 52, en vue d'examiner le projet de loi S-11, Loi modifiant la Loi canadienne sur les droits de la personne afin d'ajouter la condition sociale comme motif de distinction illicite.

Le sénateur Pierre Claude Nolin (président suppléant ) occupe le fauteuil.

[Traduction]

Le président suppléant: Honorables sénateurs, nous avons le quorum. Ce matin, nous allons procéder à l'examen article par article du projet de loi S-11, qui vise à modifier la Loi canadienne sur les droits de la personne afin d'ajouter la condition sociale comme motif de distinction illicite.

Avant d'aller plus loin, je tiens à dire au comité que si nous recevons, aujourd'hui ou peut-être demain, un ordre de renvoi portant sur deux amendements à la Loi électorale, le comité siégera sans doute lundi prochain, parce que les représentants d'Élections Canada peuvent nous rencontrer ce jour-là.

Par ailleurs, notre collègue, le sénateur Jessiman, prend sa retraite demain. Il est de mon devoir de le remercier, en votre nom, pour son aide, son appui et tout ce qu'il a apporté au comité.

Au nom de nos collègues, je vous remercie.

Des voix: Bravo!

Le président suppléant: Pour ce qui est du projet de loi S-11, je recommande que le comité n'adopte pas l'article 3, parce que le projet de loi S-5, qui a été adopté par la Chambre des communes, est actuellement en vigueur. L'article 3 du projet de loi S-11 est donc superflu. À moins que vous ne vouliez obliger le comité à adopter l'article 3, je recommande qu'il soit laissé de côté.

Le sénateur Kinsella: Je propose que l'article 1 soit adopté.

Le président suppléant: Êtes-vous d'accord?

Des voix: Oui.

Le président suppléant: Adopté. Est-ce que l'article 2 est adopté?

Le sénateur Kinsella: J'en fais la proposition.

Des voix: Oui.

Le président suppléant: Adopté. Est-ce que l'article 3 est adopté?

Le sénateur Kinsella: Je propose que l'article 3 soit supprimé.

Le président suppléant: Êtes-vous d'accord?

Des voix: Oui.

Le président suppléant: D'accord. L'article est supprimé.

Le sénateur Lewis: Le sénateur Gigantès propose l'ajout d'un nouvel article 3 au projet de loi S-11.

Le président suppléant: Nous allons attendre que tous les membres aient reçu une copie de l'amendement.

Le sénateur Lewis: Je propose:

Que le projet de loi S-11 soit modifié par adjonction, après la ligne 28, page 1, de ce qui suit:

3. L'article 25 de la même loi est modifié par adjonction, selon l'ordre alphabétique, de ce qui suit:

«condition sociale» Sont assimilées à la condition sociale, les caractéristiques relatives aux désavantages sociaux ou économiques.

Le président suppléant: L'amendement a été déposé. La discussion est ouverte.

Le sénateur Beaudoin: J'espère que nous allons nous entendre pour dire que nous devrions laisser l'expression «condition sociale» telle quelle, parce qu'elle existe déjà dans les lois du Québec et qu'elle ne pose aucune difficulté. Le problème avec la définition, qu'elle soit courte ou qu'elle comprenne cinq ou six lignes, c'est que lorsque vous définissez un concept en droit, vous en limitez toujours la portée. L'inconvénient, bien entendu, c'est que les juges, avec ces deux mots, ont beaucoup de latitude.

Même si nous ajoutons l'amendement que vous proposez au nom du sénateur Gigantès, ce sont les tribunaux qui auront le dernier mot. Nous ne pouvons pas, d'une façon ou d'une autre, nous soustraire à leur interprétation.

Prenons l'exemple des droits de propriété qui sont visés par la Charte des droits et libertés. Certains vont dire qu'il faut vingt lignes pour définir cette notion. Enfin, la plupart des rédacteurs de chartes vont opter pour l'expression «droits de la personne» et s'en tenir à cela. Nous parlons de «droits de la propriété», point à la ligne. À mon avis, nous ne devrions pas définir la «condition sociale» en raison des précédents qui existent. Les tribunaux, les cours de justice vont définir cette notion, de sorte que la définition peut évoluer. En ce qui me concerne, je préférerais qu'on laisse le projet de loi du sénateur Cohen intact.

Le sénateur Kinsella: Honorables sénateurs, vous vous souvenez du témoignage qu'a donné Mme Falardeau-Ramsay, la présidente de la Commission canadienne des droits de la personne. Nous lui avons posé des questions sur ce point précis. J'estimais qu'il était important d'avoir son témoignage, puisque c'est elle qui est chargée d'administrer, au jour le jour, la Loi sur les droits de la personne.

Elle a dit que la plupart des motifs de distinction illicite prévus à la Loi canadienne sur les droits de la personne ne sont pas définis. Elle a laissé entendre que les arguments et les préoccupations qui ont été soulevés parce que le concept de condition sociale n'était pas défini étaient identiques à ceux qui avaient été invoqués quand les autres motifs de distinction illicite, qui figurent maintenant dans la loi, ont été soumis à l'examen du Parlement. Ce concept, sur le plan pratique, n'a jamais posé de problème à la Commission des droits de la personne.

Par exemple, nous avons dû, récemment, nous pencher sur la question de l'ajout de l'orientation sexuelle à la Loi sur les droits de la personne. Encore une fois, nous nous sommes demandé s'il fallait définir ou non ce concept. Le Parlement a jugé bon de ne pas le définir, puisque la race et les autres motifs de distinction illicite ne le sont pas.

Le témoignage de Mme Falardeau-Ramsay, qui se fonde sur son expérience de l'administration de la loi, a beaucoup de poids à mes yeux. Il vaut mieux, à mon avis, adopter le projet de loi sans amendement.

Le sénateur Jessiman: J'aimerais, monsieur le président, poser quelques questions au sénateur Beaudoin.

Sénateur Beaudoin, vous dites qu'il existe un précédent au Québec?

Le sénateur Beaudoin: Oui.

Le sénateur Jessiman: Est-ce qu'il en existe d'autres ailleurs au pays?

Le sénateur Beaudoin: C'est une bonne question. Je suis d'accord avec le sénateur Kinsella. Quand Mme Falardeau-Ramsay a comparu devant le comité -- et corrigez si je me trompe -- elle a dit que ce concept n'était pas défini au Canada. Cette notion n'est certainement pas définie dans les lois du Québec.

Le sénateur Moore: Elle n'est pas définie dans la loi. Elle est définie dans la jurisprudence.

Le sénateur Jessiman: Je veux savoir ce que dit la jurisprudence. Comment définit-on ce concept? On devrait le laisser tel quel, parce que si on le définit, on en limite la portée. Je veux savoir ce que disent les tribunaux. Est-ce qu'ils ont limité la portée de ce concept?

Le sénateur Beaudoin: Le seul document que nous avions à ce moment-là ne comprenait aucune analyse de la jurisprudence. Le juge, dans cette affaire, a dit qu'il faut s'en tenir à la loi, que le concept n'est pas défini, mais qu'il ne soulève aucun problème. C'est tout ce qu'elle a dit. Je n'ai pas de renseignements plus précis.

Mme Mary Hurley, attachée de recherche, Bibliothèque du Parlement: La jurisprudence s'est développée au Québec au fil des ans. L'ajout de la condition sociale à la Charte du Québec, la Charte des droits et libertés de la personne, remonte à 1977. La jurisprudence s'est développée au fil des ans et, en fait, les tribunaux et les cours du Québec ont établi une définition.

Je peux vous donner un exemple qui reflète assez bien la jurisprudence. Il s'agit d'un arrêt de 1993, qui est souvent cité, et qui s'intitule la Commission des droits de la personne du Québec et Johanne Drouin c. Léonard Whittom et Jean Lavallée. On le trouve dans le Canadian Human Rights Reporter. Il n'y a pas beaucoup de décisions qui ont été traduites, mais celle-ci l'a été.

Il s'agit d'une décision rendue par le juge Rivest du Tribunal des droits de la personne du Québec. Elle décrit la condition sociale comme suit:

La condition sociale a d'abord été définie par le juge Thomas Tôth dans une décision rendue il y a maintenant plus de 15 ans.

[...] Le savant procureur de la requérante a soutenu: [...] dans le langage populaire, «condition sociale» réfère au rang, à la place, à la position qu'occupe un individu dans notre société [...] de par sa naissance, de par son revenu, de par son niveau d'éducation, de par son occupation; soit l'ensemble des circonstances et des événements qui font qu'une personne ou qu'un groupe occupe telle situation, telle position dans la société. Le Tribunal est d'accord avec cette proposition.

Le juge Rivest ajoute:

Tout récemment, le concept de condition sociale a été étudié et défini en ces termes par le Tribunal des droits de la personne:

[...] la situation qu'une personne occupe au sein d'une communauté notamment de par ses origines, ses niveaux d'instruction, d'occupation et de revenu, et de par les perceptions et représentations qui, au sein de cette communauté, se rattachent à ces diverses données objectives.

Cet extrait est tiré de l'arrêt Whittom.

Le sénateur Jessiman: Est-ce que cette cause a été entendue par une cour supérieure?

Le sénateur Beaudoin: Non, elle a été entendue par un tribunal provincial spécialisé dans les droits de la personne.

Le sénateur Moore: Monsieur le président, le mot clé dans les deux amendements proposés est «désavantage». J'aimerais savoir ce qu'en pensent les autres sénateurs. Vous ne seriez pas visé par cette loi s'il n'existait pas un désavantage apparent.

Le président suppléant: Je veux m'assurer que nous sommes en train d'examiner le même document. Nous en avons deux devant nous, mais il n'y en a qu'un seul qui contient l'amendement dont il est question ici, soit l'amendement le plus court.

Le sénateur Moore: Concernant cet amendement, il me semble que si vous n'aviez pas l'impression de subir un désavantage, vous ne vous retrouveriez pas devant un tribunal, n'est-ce pas? Cet amendement est inutile.

Le sénateur Beaudoin: Il est redondant.

Le sénateur Lewis: C'est moi qui ai présenté ce bref amendement, mais le sénateur Gigantès, lui, en a proposé un autre. La deuxième version est plus longue et la définition, plus complète. Elle pourrait compliquer les choses. Si la première définition n'est pas acceptable, il est inutile, à mon avis, de proposer la deuxième parce qu'elle est plus complète.

Le sénateur Moore: Il me semble que la définition contenue dans l'arrêt, et lue par l'attachée de recherche, englobe tout ce que dit cette définition plus longue. Il existe un arrêt qui nous sert de fondement pour définir ce concept et les critères qui s'y rattachent.

Mme Hurley: Cet arrêt date de 1993. Il y en a d'autres plus récents.

Le sénateur Beaudoin: Je tiens à préciser que le concept est défini soit dans la loi, soit dans la jurisprudence. Nous avons un arrêt qui propose de nombreuses options. La deuxième définition qui est proposée est restrictive. Nous revenons toujours à la même question. Vaut-il mieux laisser aux tribunaux le soin de définir ce concept au fur et à mesure de l'évolution de la société, ou est-il préférable de le définir tout de suite dans le texte de loi?

Le président suppléant: C'est le comité qui décidera.

Le sénateur Lewis: Vous avez dit que la deuxième définition serait plus restrictive.

Le sénateur Beaudoin: Absolument.

Le sénateur Joyal: Dans l'arrêt qui a été lu par l'attachée de recherche, le juge cite la définition donnée par le juge Tôth. Dans quelle affaire le juge Tôth a-t-il rendu cette décision? Cela nous permettra d'établir quel tribunal a tranché l'affaire. Je ne veux pas me limiter au jugement rendu par la Commission des droits de la personne du Québec.

Mme Hurley: Le jugement, dont je viens de lire un extrait, a été confirmé par la Cour d'appel du Québec en 1997. Pour ce qui est de la décision du juge Tôth, elle a été rendue dans le cadre de l'affaire Commission des droits de la personne c. Centre hospitalier St-Vincent de Paul de Sherbrooke, entendue par la Cour supérieure, en 1978.

Le président suppléant: La Cour d'appel a également confirmé la décision rendue dans l'affaire Whittom, qui faisait mention du jugement de la Cour supérieure, lequel englobait la définition donnée par le juge Tôth.

Le sénateur Lewis: Je viens de recevoir un troisième amendement qui dit que la condition sociale, à l'égard d'une personne, s'entend de son occupation, de son niveau de revenu, du fait qu'elle reçoit du bien-être social, de son niveau d'instruction, de son origine sociale ou de toute autre caractéristique relative à un désavantage social ou économique.

Le président suppléant: La juge Rivest a mentionné ces facteurs dans sa décision.

Le sénateur Beaudoin: Nous pouvons dire que ce concept, puisqu'il figure dans une décision qui a été confirmée, est défini dans la loi.

Le sénateur Lewis: Cet amendement n'est donc pas nécessaire.

Le sénateur Moore: Monsieur le président, que l'on adopte le premier, le deuxième ou le troisième amendement, comme le sénateur Beaudoin l'a mentionné, c'est le juge qui écoute les faits qui lui sont exposés qui rendra une décision fondée sur ces faits. C'est encore lui qui déterminera si les faits exposés peuvent ou non être considérés comme une composante de la condition sociale et donner droit, à son avis, à des dommages-intérêts. C'est le juge qui tranchera. Je ne vois pas comment nous pouvons faire mieux que ce qui est proposé dans le projet de loi actuel.

Le président suppléant: Y a-t-il consensus? Voulez-vous que l'on inscrive au compte rendu que l'amendement est rejeté?

Des voix: Oui.

Le président suppléant: L'amendent proposé par le sénateur Lewis, au nom du sénateur Gigantès, est rejeté.

Le sénateur Grafstein: Monsieur le président, la condition sociale peut vouloir dire qu'une personne est riche ou pauvre, privilégiée ou défavorisée.

Le sénateur Beaudoin: C'est pour cette raison que je ne veux pas que le concept soit défini. Nous sommes tous de condition sociale différente, sauf que certains groupes sont rarement défavorisés.

Le sénateur Grafstein: Nous ne pouvons donc pas exercer une discrimination contre le multimillionnaire Conrad Black en raison de sa fortune. Nous ne pourrons jamais le faire. Je ne plaisante pas. Ce terme est neutre et ne définit pas un désavantage. Il définit une condition, un statut. C'est un terme neutre.

Le président suppléant: Les tribunaux définissent ce concept de façon très large. Ce n'est pas la condition sociale qui est en cause, mais la façon dont les gens vous traitent à cause de votre condition sociale. C'est ce qui intéresse les tribunaux. C'est pourquoi je dis qu'il y a consensus à ce sujet.

Le sénateur Beaudoin: Comme l'a mentionné le sénateur Moore, si vous vous adressez aux tribunaux, c'est que vous voulez obtenir quelque chose. Vous avez l'impression de subir un désavantage et vous vous adressez aux tribunaux. Le sénateur Grafstein a raison. C'est un terme neutre.

Le sénateur Bryden: Je suis d'accord avec ce que vous dites. J'appuie le projet de loi. Toutefois, comme certains d'entre vous le savent, je ne partage pas l'avis du sénateur Beaudoin pour ce qui est de la question de savoir qui devrait édicter les lois et qui devrait les interpréter et les appliquer dans un régime démocratique.

Si nous allons jusqu'au bout de notre raisonnement, alors nous n'avons pas besoin de ces définitions. Nous dirions tout simplement que si votre condition sociale vous fait subir un désavantage, alors le tribunal décidera si vous avez raison ou non.

Je ne veux pas m'éterniser là-dessus, mais on peut tout simplement conclure que si une personne s'adresse à vous et que vous jugez qu'elle a été lésée en vertu de tel ou tel précédent, vous pouvez lui accorder des dommages-intérêts.

Les parlements doivent circonscrire le degré de latitude qu'ont les tribunaux quand vient le temps de créer de nouvelles lois. Cela dit, je suis d'accord avec ce qui a été dit et j'appuie le projet de loi.

Le président suppléant: Le titre du projet de loi est-il adopté?

Des voix: Oui.

Le président suppléant: Adopté. Est-ce que le projet de loi modifié est adopté?

Le sénateur Lewis: Les fonctionnaires du ministère de la Justice ont demandé que le comité attende le dépôt de l'étude finale avant d'adopter le projet de loi.

Le sénateur Cohen: Je m'en souviens. Je leur ai ensuite demandé si l'adoption du projet de loi donnerait plus de poids à la résolution qui avait été proposée plus tôt relativement à l'examen de la loi. Elle a dit que toutes les mesures proposées par le Sénat sont plus efficaces. Ce commentaire m'est resté à l'esprit pendant toute la réunion.

Le sénateur Lewis: Je tenais à le mentionner.

Le président suppléant: Le projet de loi modifié est-il adopté?

Des voix: Oui.

Le président suppléant: Adopté. Dois-je faire rapport du projet de loi modifié au Sénat?

Des voix: Oui.

Le sénateur Cohen: Je tiens à remercier le comité parce que je crois que nous avons, en adoptant ce projet de loi, rempli notre rôle, en tant que sénateurs, rôle qui consiste à examiner la législation, à mener des enquêtes sur des questions d'intérêt national et à défendre les intérêts des minorités. Il s'agit là d'un rôle très important. Honorables sénateurs, je tiens à ce que vous vous rappeliez que, même si nous ne pouvons pas changer la direction du vent, nous pouvons ajuster nos voiles. C'est ce que nous avons fait aujourd'hui.

La séance est levée.


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