Délibérations du comité sénatorial permanent
des
Affaires juridiques et constitutionnelles
Fascicule 61 - Témoignages
OTTAWA, le jeudi 11 mars 1999
Le comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles s'est réuni ce jour à 10 h 54 pour procéder à l'étude du projet de loi C-40, loi concernant l'extradition, modifiant la Loi sur la preuve au Canada, le Code criminel, la Loi sur l'immigration et la Loi sur l'entraide juridique en matière criminelle, et modifiant ou abrogeant d'autres lois en conséquence.
Le sénateur Lorna Milne (présidente) occupe le fauteuil.
[Traduction]
La présidente: Honorables sénateurs, il y a quorum et je déclare ouverte la séance du Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles.
Je souhaite la bienvenue à tous, y compris à nos téléspectateurs, dans la salle 257 de l'édifice de l'Est.
Nous avons la chance de nous tenir la réunion dans cette salle magnifique pour entendre les opinions des Canadiens sur le projet de loi présenté au comité. Cette salle a été préparée spécialement pour le sommet économique du G-7 qui a eu lieu ici en juillet 1981. Il a été décidé que cette salle serait préservée dans cet état pour rappeler cet événement historique qui est commémoré par le nom qui lui a été donné de salle du Sommet.
Nous allons poursuivre aujourd'hui notre étude du projet de loi C-40, qui concerne l'extradition. Ce projet de loi vise à créer un régime d'extradition global qui tienne compte des principes juridiques modernes et de l'évolution récente du droit international dans ce domaine. Il a été adopté par la Chambre des communes le 1er décembre 1998 et a reçu la première lecture du Sénat le lendemain. Le projet de loi a reçu la deuxième lecture du Sénat le 10 décembre 1998, ce qui veut dire que le Sénat a approuvé le principe dont s'inspire le projet de loi. Le projet de loi C-40 a ensuite été référé à notre comité pour qu'il procède à son étude détaillée.
Cette étude a commencé hier par la comparution des représentants du gouvernement. Nous allons entendre aujourd'hui des représentants d'Amnistie Internationale. Nous allons commencer par entendre leurs observations, à la suite de quoi nous passerons à une période de questions.
Le comité se réunira mercredi prochain pour entendre la professeure Anne La Forest, de l'Université du Nouveau-Brunswick et des membres de la Criminal Lawyers Association de l'Ontario. Suivra ensuite l'honorable Anne McLellan, ministre de la Justice et procureur général du Canada.
Lorsque le comité aura entendu ces témoins, il procédera à l'examen du projet de loi article par article, après quoi le comité décidera d'adopter le projet de loi dans sa version actuelle, de recommander des amendements ou de recommander que le projet de loi ne soit pas adopté. Le comité communiquera, par voie de rapport, sa décision au Sénat.
Nous allons entendre aujourd'hui Roger Clark, secrétaire général et David Matas, coordonnateur du réseau juridique, tous deux d'Amnistie Internationale.
Allez-y.
M. Roger Clark, secrétaire général, Amnistie Internationale: Je vous remercie, madame la présidente et honorables sénateurs, de nous donner l'occasion de revenir sur un sujet qui nous intéresse beaucoup. Je propose de faire un exposé d'une dizaine de minutes après quoi je passerai le microphone à mon collègue, David Matas, qui vous parlera de certains points précis du projet de loi.
J'ai remis à la greffière du comité un document d'Amnistie Internationale qui remonte à novembre 1997 et s'intitule «The International Criminal Court: Making the right choices -- Part III: Ensuring effective state cooperation». Il est impossible de traiter correctement ce sujet en 10 minutes, ni même en une heure, mais ce document expose les raisons pour lesquelles le projet de loi C-40 sous sa forme actuelle nous préoccupe.
La présidente: Je signale aux membres du comité que nous avons trois exemplaires de ce rapport que vous pouvez consulter.
M. Clark: J'ai rencontré des représentants des Affaires étrangères et de la Justice le 10 février pour parler du processus de ratification du Statut de la Cour criminelle internationale et pour parler des préoccupations que nous allons aborder avec vous aujourd'hui. Au cours des prochains mois, il sera procédé à un examen détaillé de toutes les lois pertinentes avant la ratification finale du Statut de Rome sur la Cour criminelle internationale, décision que le Canada doit prendre très rapidement et donner l'exemple sur le plan international, puisqu'il a déjà joué un rôle très actif dans la création de cette juridiction.
Nous pensons qu'il est encore possible d'améliorer le projet de loi C-40 en lui apportant certains amendements que nous vous proposons pour répondre à certaines de nos préoccupations.
Nous avons comparu devant le comité de la Chambre des communes en novembre dernier et nous avons soulevé à ce moment un certain nombre de ces questions.
Mes observations portent sur trois points. Le premier concerne certaines dispositions du Statut de Rome portant création de la Cour criminelle internationale, dans la mesure où certains éléments de ce statut touchent nos lois nationales.
Le premier point porte sur une question de définition et de distinction. Il s'agit de l'article 102 du Statut de Rome. Cette disposition définit, en les distinguant, les mots remise et extradition. Ce n'est pas une simple question de termes. Pour cette cour, cette distinction est extrêmement importante. Permettez-moi de vous rappeler que le Statut de Rome précise que la «remise» est le fait pour un État de livrer une personne à la cour. La remise s'effectue donc directement d'un État à la cour. L'extradition, par contre, est le fait pour un État de livrer une personne à un autre État en application d'un traité, d'une convention ou de la législation nationale.
On retrouve la même distinction dans le cas où un État reçoit des demandes concurrentes, auquel cas l'État requis doit choisir entre remettre la personne à la cour et l'extrader vers l'État requérant. C'est ce qu'énonce l'article 90 du Statut de Rome. Là encore, on établit une distinction très claire. Je pense que c'est là l'aspect essentiel des observations que nous allons présenter aujourd'hui.
David Matas faisait partie de la délégation canadienne qui s'est rendue à Rome et il sera donc en mesure de répondre aux questions que vous pourriez souhaiter lui poser à ce sujet. Les participants souhaitaient faire de la remise à la cour un mécanisme moins lourd que celui que prévoit le droit national. C'est là le principal élément auquel nous vous demandons de réfléchir. Comment pourrait-on aménager les règles applicables en matière d'extradition pour faciliter la remise à la Cour criminelle internationale?
Le deuxième point sur lequel portent nos observations est tiré de la création du tribunal international pour l'ex-Yougoslavie. Ce tribunal a fait date, car c'est lui qui a fixé les normes internationales applicables aux violations graves du droit international, aux crimes contre l'humanité, au génocide et aux crimes de guerre; nous voudrions parler des lignes directrices et des règles de procédure. Tout d'abord, le principe de la coopération entre État doit l'emporter sur tous les obstacles juridiques pouvant s'opposer à la remise et au transfert de l'accusé ou d'un témoin. En d'autres termes, l'idée derrière ce principe est qu'il s'agit de faciliter les choses et non de les entraver. La sixième ligne directrice est encore plus précise. Elle énonce que la juridiction compétente d'un État est tenue d'approuver le transfèrement d'un accusé à la garde du tribunal international, sans recourir à la procédure d'extradition.
Pour revenir au projet de loi C-40, nous dirons que ce projet, sous sa forme actuelle, n'établit pas la distinction claire qu'exigent, d'après nous, tant la pratique que les principes du droit international. C'est pourquoi nous demandons en premier lieu que l'on prenne les moyens nécessaires pour reconnaître, en utilisant d'autres termes et d'autres subdivisions, l'existence de ces deux processus.
Le deuxième point en est un de définition. Selon le projet de loi C-40, tout tribunal pénal international constitue un partenaire. Là encore, les mots sont importants. Un partenaire est un État ou une entité qui est soit partie à un accord d'extradition, soit signataire d'un accord spécifique avec le Canada ou dont le nom figure à l'annexe.
Ce dernier point touche les tribunaux internationaux formés pour l'ex-Yougoslavie et pour le Rwanda. La difficulté est de savoir quand et comment l'on pourrait ajouter officiellement dans cette annexe la Cour criminelle internationale. Mais est-ce bien la bonne façon de procéder? Serait-il possible de renforcer le projet de loi sans avoir à ajouter ce nom à l'annexe selon un mécanisme différent et dans un second temps?
Le Canada n'a encore conclu aucun accord avec les tribunaux internationaux et encore moins avec la Cour criminelle internationale. Le Canada assume toutefois dans ce domaine une responsabilité implicite, puisqu'il a participé à la création de ces tribunaux. Là encore, il conviendrait de respecter le principe consistant à faciliter la coopération et à éviter toute entrave. Les compétences respectives de ces tribunaux ne devraient pas poser de problème majeur.
L'absence de tels accords pourrait susciter des obstacles juridiques à la remise d'individus à la Cour criminelle internationale. Autrement dit, faute d'accord officiel, la légalité du processus pourrait être contestée. Nous pensons que le Statut de Rome, même si le Canada en est signataire et qu'il va éventuellement le ratifier, ne constitue pas un accord d'extradition.
Le troisième point est celui du pouvoir discrétionnaire du ministre. Selon l'article 47 du projet de loi, le ministre peut refuser d'ordonner l'extradition dans certains cas. Il a le pouvoir de refuser d'extrader. Là encore, il ne s'agit pas d'analyser en détail tous les cas dans lesquels le ministre peut exercer cette faculté mais nous pensons que le seul fait d'utiliser le mot «peut» risque d'ouvrir la porte à des contestations et finalement de nous amener à violer les obligations que nous impose le Statut de Rome.
Nous ne critiquons aucunement les dispositions du projet de loi lorsqu'elles visent l'extradition entre deux États. Qu'elles concernent les pouvoirs du ministre, les mécanismes d'appel et de révision judiciaire, toutes ces dispositions sont excellentes. Par contre, elles s'appliquent moins bien à la Cour criminelle internationale et ne respectent pas, d'après nous, l'esprit du Statut de Rome.
Enfin, il nous semble que l'on devrait également penser à l'exemple que donne le Canada. Autrement dit, le Canada a déployé beaucoup d'efforts pour amener la création de la Cour criminelle internationale et il doit maintenant examiner soigneusement les répercussions qui peuvent découler du Statut de Rome. Nous sommes non seulement tenus d'instaurer des rapports efficaces avec la cour mais aussi de démontrer, par les termes choisis, que nous respectons la mission de cette instance. Il faut donner à cette cour l'importance qui lui revient puisqu'elle représente un énorme progrès en matière de droit international.
Nous pensons qu'il conviendrait d'insérer dans le projet de loi C-40, un paragraphe qui établirait, à l'aide de termes appropriés, la distinction qu'il convient d'établir entre remise et extradition, une disposition prévoyant une procédure accélérée d'appel et de révision judiciaire, ainsi qu'une autre qui limiterait les motifs de refus.
Nous ne proposons pas pour le moment de formulation particulière. Je signale toutefois qu'Amnistie Internationale possède une expertise considérable dans ce domaine. Nous serions heureux de participer à des discussions sur la façon de formuler ces recommandations en termes législatifs dans le but d'atteindre cet objectif.
En conclusion, les péripéties de l'affaire Pinochet en Grande-Bretagne, même si elles ne concernent pas directement la Cour criminelle internationale, illustrent bien la complexité et les difficultés qui entourent les demandes de remise et d'extradition en droit international.
Nous pensons que la création de la Cour criminelle internationale a entraîné la création de nouveaux rapports entre les États et la CPI, rapports qui ne ressemblent pas aux rapports traditionnels. Il faut, d'après nous, élaborer de nouvelles notions, de nouvelles approches et un nouveau langage. Faute de faire cet effort, l'établissement de la CPI risque de passer pratiquement inaperçu. Nous aimerions que le Canada montre clairement que la Cour criminelle internationale et ses mécanismes représentent un élément crucial de la lutte contre l'impunité.
M. David Matas, coordonnateur du réseau juridique, Amnistie Internationale: Je vais revenir sur la distinction qui existe entre l'extradition et la remise et expliquer pourquoi cette distinction est importante pour Amnistie Internationale. Auparavant, j'aimerais parler de deux autres points du projet de loi C-40, qui préoccupent Amnistie Internationale.
Le premier concerne la peine capitale. Le paragraphe 44(2) énonce que le ministre peut refuser d'extrader s'il est convaincu que les actes à l'origine de la demande d'extradition sont sanctionnés par la peine capitale. Nous pensons que le Canada ne devrait jamais extrader une personne vers un pays où cette personne risque la peine capitale. Cela devrait être énoncé dans la loi.
C'est l'argument que nous invoquons dans une affaire qui va être entendue le 22 mars par la Cour suprême du Canada, et nous avons fondé cet argument sur la Charte, en disant que la Charte impose cette interprétation. Nos traités d'extradition renferment tous une clause permettant au Canada d'exiger, à titre de condition préalable à l'extradition, que la peine capitale ne soit ni demandée ni imposée. Ces clauses sont parfois invoquées et parfois elles ne le sont pas. Nous pensons que sur le plan juridique, la Charte des droits et libertés exige que ces clauses soient invoquées. Nous estimons également que ce mécanisme devrait être prévu par la loi de façon à ce qu'il soit obligatoire d'invoquer ces clauses dès que la peine capitale peut être demandée ou infligée.
Le deuxième point concerne la protection des réfugiés. Le projet de loi C-40 permet au ministre de soustraire une personne au mécanisme de détermination du statut de réfugié, s'il l'estime approprié. Le revendicateur d'un tel statut n'a pas droit à un examen indépendant de sa demande si le ministre estime qu'il doit être extradé. Nous nous opposons à cette disposition. La procédure d'examen des demandes de revendication de statut de réfugié a été créée pour offrir une protection à ces personnes. Ce mécanisme prévoit des exceptions qui tiennent compte du régime d'extradition, comme en témoignent les alinéas 1(f)b) et 1(f)c) de la Convention relative au statut des réfugiés. Ces exceptions sont incorporées dans la Loi sur l'immigration de sorte que la personne autorisée à revendiquer le statut de réfugié serait susceptible de se voir appliquer les exceptions au statut de réfugié dans l'instance d'extradition. L'avantage est que ce serait un organisme quasi judiciaire et indépendant qui se prononcerait et non un ministre.
Selon le projet de loi C-40, le ministre n'est pas tenu de statuer qu'il s'agit d'une exception prévue par la Convention relative au statut des réfugiés. Il suffit que le ministre soit convaincu que ces exceptions s'appliquent. C'est une question d'appréciation et non de détermination judiciaire et cela nous préoccupe.
Pour ce qui est de la reconnaissance du statut de réfugié, l'article 96, un des derniers du projet de loi, modifie l'article 69.1 de la Loi sur l'immigration. Avec le nouveau paragraphe 14, si l'intéressé est visé par l'arrêté pris aux termes de la Loi sur l'extradition, l'arrêté vaut décision, par la section du statut, que l'intéressé n'est pas un réfugié au sens de la convention. C'est peut-être un aspect accessoire mais il montre que les rédacteurs du projet de loi n'ont pas tenu compte des crimes de guerre parce que l'alinéa 1(f)b) vise «un crime grave de droit commun [commis] en dehors du pays d'accueil. C'est l'alinéa 1(f)k) qui traite des crimes de guerre et des crimes contre l'humanité. Ils n'ont pas pensé à cet aspect. C'est un élément qui intéresse l'extradition mais il devrait, d'après moi, être déterminé par un organisme judiciaire. Vous devriez également examiner l'alinéa 44(1)b) du projet de loi qui confie au ministre plutôt qu'à la section du statut le soin de prendre cette décision. L'alinéa 44(1)b) énonce:
Le ministre refuse l'extradition s'il est convaincu que:
b) soit la demande d'extradition...
Cette disposition a pour effet de soustraire la demande à la compétence de la section du statut de réfugié pour la soumettre au ministre. Le ministre n'est pas tenu de se prononcer lui-même sur la demande de statut de réfugié. Ce processus n'est pas celui qui est prévu par la Convention relative aux réfugiés et ne constitue pas un mécanisme juridique acceptable. Il me semble très étrange que les dispositions de cette nouvelle Loi sur l'extradition ne respectent pas la Convention relative au statut des réfugiés. Il semble que les rédacteurs n'aient pas hésité à violer certaines règles internationales pour en respecter d'autres. Il faut respecter toutes les règles du droit international.
Le point essentiel que nous essayons de présenter ici est qu'il faut faire une différence entre la remise et l'extradition. D'un certain point de vue, le projet de loi C-40 arrive à point nommé et selon un autre point de vue, c'est le contraire. Il arrive à point nommé parce qu'il nous offre la possibilité de mettre en application le traité de Rome.
Mais en fait ce projet a été rédigé et présenté au Parlement avant la conclusion du traité de Rome. Le gouvernement entend présenter plus tard un projet de loi qui viserait à donner effet aux obligations découlant de ce traité. Nous estimons toutefois que cette façon de procéder n'est pas la bonne. Le moment choisi pour le faire ne l'est pas non plus. Pourquoi ne pas faire les choses comme il faut maintenant, ce qui éviterait d'avoir à les changer plus tard. Ce n'est pas si compliqué que cela. Je dirais que même si le traité de Rome n'existait pas, ce projet de loi soulève des problèmes à cause des rapports qu'il aménage avec les tribunaux internationaux pour le Rwanda et pour l'ex-Yougoslavie. Comme vous pouvez le constater, dans ce projet de loi, ces tribunaux sont qualifiés d'entités figurant dans l'annexe à titre de partenaires d'extradition. Cette appellation ne convient pas à ces tribunaux parce qu'ils font une distinction entre l'extradition et la remise.
Ce serait donner un mauvais exemple que d'adopter le projet de loi C-40. Une des différences qui existent entre la remise et l'extradition est que, dans le cas de la remise à une cour internationale, c'est celle-ci qui, selon l'accord, doit se prononcer sur l'applicabilité des exceptions. Par contre, selon ce projet de loi, c'est toujours le ministre qui se prononce sur cette question. Au Canada, on peut espérer que le ministre se décidera de façon appropriée selon des normes judiciaires mais il s'agit d'un aspect qui pourrait être pris comme un exemple par tous les autres pays. Nous demandons à tous les pays qui vont ratifier ces accords de procéder de la même façon. Si nous disons à tous ces pays qu'il est normal que le gouvernement se prononce sur ces questions et que ce n'est pas aux cours internationales de le faire, nous ouvrons la porte à toutes sortes d'abus. Ce n'est pourtant pas ce que nous voulons faire.
Le moment est décisif, non seulement pour le Canada mais pour le monde entier. Le traité de Rome entrera en vigueur lorsque 60 États l'auront ratifié. Aujourd'hui, quelque 70 États, y compris le Canada, l'ont signé. Le premier État à le faire, le Sénégal, l'a ratifié et d'autres ratifications sont en cours. Tous ces pays vont adopter des lois entre le moment où ils ont signé et le moment où ils vont ratifier ce traité. Chaque pays examine ce que font les autres. Les quelque 70 pays qui se préparent à ratifier ce traité regardent ce que fait le Canada. Il est donc important de donner l'exemple et il serait dangereux de donner un mauvais exemple.
Le ministre a le pouvoir d'intervenir de différentes façons dans l'examen des demandes, ce qui est peut-être approprié pour l'extradition mais pas pour la remise. Par exemple, selon le projet de loi C-40, le ministre peut refuser d'ordonner l'extradition si le crime reproché a été commis dans un territoire qui ne relève pas du partenaire.
La Cour criminelle internationale n'exerce pas ses pouvoirs en fonction d'une compétence territoriale. Elle peut les exercer à la suite d'une demande présentée par le Conseil de sécurité des Nations Unies. Elle exerce ses pouvoirs en fonction de la nationalité de l'accusé. Le projet de loi autorise le ministre à refuser de livrer quelqu'un à un tribunal international, ce qui est en violation directe de la mission d'un tel tribunal.
Je pourrais vous donner un certain nombre d'autres exemples techniques qui se trouvent dans un document qui a été remis au comité.
Le principal problème que pose le projet de loi C-40 sous sa forme actuelle vient du fait qu'il retient le principe de la double incrimination. Pour extrader un individu et le remettre à une entité étrangère, l'acte allégué doit être incriminé au Canada tout comme à l'étranger. Cela est normal lorsqu'il s'agit d'extradition vers un État étranger mais cela ne convient pas lorsque la personne doit être remise à un tribunal international qui juge les crimes de guerre, les crimes contre l'humanité et les génocides.
Le principe de la double incrimination ne pose pas uniquement un problème théorique dans le sens qu'il pourrait donner de mauvais résultats ou que nous pourrions donner un mauvais exemple. Il pose un problème très concret. Si l'on adoptait aujourd'hui ce projet de loi, avec le principe de la double incrimination, il serait impossible d'extrader qui que ce soit et de livrer à un tribunal international une personne qui aurait commis des crimes de guerre ou des crimes contre l'humanité, à cause de la décision qu'a prononcée la Cour suprême du Canada dans l'affaire Finta. Cet arrêt établit une norme très stricte lorsqu'il s'agit de poursuivre les criminels de guerre ou les auteurs de crimes contre l'humanité. Elle introduit une norme différente pour l'élément moral et donne à la notion d'ordre d'un supérieur une définition qui n'est pas celle qu'appliquent les autres tribunaux internationaux. La Cour suprême donne à l'erreur de fait un sens différent de celui que lui donnent les tribunaux internationaux. Cet arrêt introduit le moyen de défense fondé sur «un préjugé racial fondé sur une croyance honnête» qui permet à l'accusé de démontrer qu'il n'avait pas l'intention requise dans le cas des crimes de guerre ou des crimes contre l'humanité. C'est ce qu'a décidé la cour dans l'affaire Finta. Cela veut dire que tous les criminels de guerre, ou presque, pourraient utiliser ce moyen de défense pour éviter d'être remis à un tribunal international.
Le Canada a cessé de poursuivre les criminels internationaux après l'arrêt Finta et a plutôt choisi de retirer la citoyenneté canadienne à ces personnes et de les déporter. C'est la leçon qu'a tirée le gouvernement canadien de l'arrêt Finta mais il semble que cette leçon ait été oubliée lorsqu'on a rédigé le projet de loi C-40. Les rédacteurs de ce texte n'ont pas pris les moyens qu'il fallait pour éviter que ce problème ne se repose.
Je sais bien que le gouvernement est en train de préparer des modifications au Code criminel qui ont pour but de renverser l'arrêt Finta. Je pense toutefois qu'il est tout à fait inutile de créer un tel problème, même s'il ne doit être que temporaire, en adoptant le projet de loi C-40 et en permettant que l'on invoque des moyens de défense fondés sur l'arrêt Finta dans les instances d'extradition en attendant que le Code criminel soit modifié.
Je vous ai donné un exposé rapide et concis de nos principales préoccupations. Nous serons heureux de répondre à vos questions.
Le sénateur Beaudoin: Vous souhaitez qu'un article traite de l'extradition et un autre de la remise. Si j'ai bien compris votre argument, c'est parce que le traité de Rome est relativement récent. J'en conclus que vous estimez que le projet de loi C-40 ne tient pas compte de cette situation. En d'autres termes, nous devons agir rapidement et essayer de rectifier le problème maintenant sans attendre que l'on adopte un autre projet de loi. Voilà un point de vue intéressant.
Vous êtes un ardent partisan, j'en suis convaincu, des cours internationales et des tribunaux criminels. Quels sont les aspects du projet de loi qui vous semblent ne pas respecter la distinction entre ces deux choses? Il est possible que l'on retrouve deux ou trois idées dans le même article. J'aimerais toutefois savoir quel genre exact d'amendement aimeriez-vous voir adopter? S'agit-il uniquement de prévoir deux définitions ou faudrait-il faire davantage?
M. Matas: Il y aurait deux définitions mais également deux régimes différents. Pour l'extradition, on pourrait retenir le régime décrit dans le projet de loi, en le modifiant pour ce qui est des réfugiés et de la peine capitale.
Le sénateur Beaudoin: Cela ne vous fait pas problème.
M. Matas: Le régime décrit dans le projet de loi nous convient parfaitement, sauf pour ce qui est des réfugiés et de la peine capitale.
À l'égard de la remise, nous aimerions que l'on crée un régime très différent, qui ne s'appuierait pas sur les mêmes critères. On ne retiendrait pas, par exemple, le principe de la double incrimination ni la règle de la spécialité.
Bien évidemment, il faudrait vérifier si la personne en question a déjà été condamnée. Ce serait toutefois au tribunal de se prononcer et non pas au ministre.
Il faudrait également prévoir un contrôle du régime mis en place. Notre régime d'extradition actuel, qui est, je crois, satisfaisant, ne prévoit pas qu'une autorité indépendante soit chargée de déterminer si le mécanisme mis en place au Canada est équitable. Nous supposons qu'il est équitable. Les tribunaux internationaux affirment qu'ils peuvent intervenir lorsque le mécanisme utilisé n'est pas équitable. Ce sont eux qui décident et il faudrait prévoir un tel contrôle. On applique à la remise un ensemble de critères qui n'est pas celui qui est utilisé pour l'extradition.
Le sénateur Beaudoin: Ces critères sont très différents, alors.
M. Matas: Oui, ils sont très différents.
Le sénateur Beaudoin: Hier, nous avons parlé pendant presqu'une demi-heure de la peine de mort. On a fait remarquer que nous ne savons jamais si les personnes que nous extradons dans les États-Unis sont exécutées ou non. Devrions-nous vraiment courir ce risque? Si la personne risque la peine capitale, devrions-nous refuser de l'extrader?
M. Matas: Ce n'est pas vraiment la situation. Selon le traité d'extradition que nous avons conclu avec les États-Unis, nous avons le droit de demander, à titre de condition préalable à l'extradition, que la peine capitale ne soit ni demandée ni imposée. C'est une clause que l'on retrouve dans le modèle de traité d'extradition qui est utilisé par la plupart des États.
Chaque fois que le Canada a formulé une telle demande aux États-Unis, le gouvernement américain lui a donné suite. Il accepte de ne pas demander la peine capitale pour pouvoir juger cette personne.
Le sénateur Beaudoin: Ce n'est donc pas un problème.
M. Matas: C'est mon point de vue. Jusqu'ici, cela n'a pas été un problème. Nous ne gardons pas la personne au Canada et celle-ci est jugée. Il suffit de présenter une demande en ce sens. Nous estimons que le projet de loi devrait obliger le gouvernement à formuler une telle demande chaque fois que le traité que nous avons conclu nous permet de le faire.
M. Clark: Le pouvoir accordé au ministre de demander que la peine capitale ne soit pas imposée ne semble plus justifié, compte tenu du fait que depuis décembre dernier, le Canada a supprimé la peine de mort. Le Canada est maintenant en mesure de se joindre aux États qui, comme l'Italie, refusent automatiquement l'extradition lorsqu'il est probable que la peine de mort sera imposée. Il ne s'agit plus désormais de demander des garanties.
Le sénateur Beaudoin: Comment peuvent-ils donner des garanties puisque le dernier mot appartient à la Cour suprême?
M. Matas: Le premier mot appartient au poursuivant. Si le poursuivant ne demande pas la peine de mort, elle ne sera pas imposée.
Le sénateur Bryden: Le traité de Rome a été signé par 70 pays.
M. Matas: Soixante-douze, je crois.
Le sénateur Bryden: Il n'entrera en vigueur que lorsqu'il aura été ratifié par 60 États.
A-t-il été signé il y a deux ans?
M. Matas: En juillet dernier, en fait.
M. Clark: Le 17 juillet 1998 pour être exact.
M. Matas: Il a recueilli 72 signatures très rapidement. Cet accord bénéficiait d'un large appui.
Le sénateur Bryden: Et depuis, il y en ait un qui l'a ratifié?
M. Clark: Le Sénégal l'a ratifié.
Le sénateur Bryden: Quand prévoit-on que le traité sera ratifié par 60 États?
M. Matas: Dites-moi à quelle date vous prévoyez que le Canada ratifiera le traité.
Le sénateur Bryden: Je pose cette question sérieusement. Cela va-t-il prendre deux, cinq ou dix ans?
M. Clark: Deux ans au minimum. Je ne vois pas comment nous pourrions y parvenir, même avec de la bonne volonté. On avait espéré que tout serait prêt pour le mois de décembre de l'an 2000, mais cela me paraît tout à fait irréaliste. Cela prendra peut-être cinq ans, et même davantage, selon les États. Notre voisin du sud en particulier s'oppose à plusieurs aspects du Statut de Rome. Le rôle qu'il va jouer soit en encourageant les États à ratifier ce statut ou en les en dissuadant sera crucial. Je prévois que ce processus va être assez long, peut-être qu'il va prendre cinq ans.
Le sénateur Andreychuk: Nous n'avons pas réussi à imposer un délai pour la ratification. Nous n'y parviendrons que s'il y a la volonté politique de le faire, à la différence de certains autres accords qui prévoient un délai à l'expiration duquel l'accord devient caduc.
Le sénateur Bryden: Vous pensez que, puisque le Canada a joué un rôle de leader dans ce domaine, il devrait prévoir que ce traité international entrera en vigueur d'ici 10 ans et qu'il devrait rédiger ce projet de loi de façon à ce qu'il respecte un traité qui entrera peut-être en vigueur à un moment donné.
Je crois que cela fait déjà très longtemps que l'on prépare ce projet de loi. Pensez-vous que le Canada, ou n'importe quel autre État, devrait renoncer à adopter des lois ou à les modifier chaque fois qu'il y a la possibilité qu'un accord international entre en vigueur?
M. Clark: Je retournerais cet argument et commencerais par vous dire que les principes dont il est question ici sont déjà bien établis. Le fait qu'il existe deux tribunaux internationaux montre que ces principes sont appliqués. On les retrouve dans le traité de Rome et ils ne vont pas disparaître. Si nous hésitons à aligner ce projet de loi, alors que nous avons l'occasion de le faire, sur les dispositions du Statut de Rome revient à dire que nous voulons marquer un temps d'arrêt et attendre que ce statut entre en vigueur.
Je retournerais cet argument et dirais que le Canada, s'il décide de choisir cette voie, qui n'est guère controversée, ferait preuve de leadership et montrerait qu'il a confiance dans l'évolution du droit international. C'est là un aspect essentiel.
Le sénateur Bryden: Cela semble soulever une certaine controverse aux États-Unis.
M. Matas: Nous ne serons pas obligés de modifier notre droit lorsque le statut prendra effet. Nous serons obligés de changer notre droit pour pouvoir ratifier le statut. Nous ne pouvons pas ratifier le statut tant que nous ne sommes pas en mesure de le respecter. Avec ce projet de loi, nous ne pouvons le faire. Il faudra adopter un autre projet de loi pour pouvoir ratifier le statut. Il serait souhaitable d'être en mesure de ratifier ce statut le plus rapidement possible et en attendant un autre projet de loi sur l'extradition, nous risquons de retarder cette étape de plusieurs années.
Nous ne proposons pas de retarder l'adoption du projet de loi C-40, ni de le mettre de côté. Nous proposons au Sénat de le modifier maintenant sans changer quoi que ce soit au processus législatif normal. Comme l'a mentionné mon collègue, cela est également nécessaire à cause des accords que nous avons conclus au sujet du Rwanda et de l'ex-Yougoslavie. Il ne s'agit pas uniquement des statuts qui pourraient être adoptés par la suite.
Il ne faut pas oublier qu'il y a 72 autres pays qui sont en train de modifier leur droit positif de façon à être en mesure de ratifier ce statut. Ces pays regardent ce que le Canada s'apprête à faire. Si nous donnons le mauvais exemple, il y a le risque que ces pays le suivent.
Le sénateur Bryden: Je suis sensible à l'importance de donner l'exemple et d'agir en tant que bon citoyen international. Si l'on met de côté le traité de Rome, affirmez-vous qu'avec ce projet de loi, il serait impossible d'extrader ou, pour utiliser votre terme, de remettre une personne à un des deux tribunaux qui existent à l'heure actuelle?
M. Matas: Il serait possible de présenter une demande d'extradition et de remise et nous pourrions entamer l'instance mais à cause du principe de la double incrimination et à cause de l'arrêt Finta, l'accusé pourrait utiliser des moyens de défense et mettre ainsi en échec le processus. Voilà le problème.
Le sénateur Bryden: Une de nos premières obligations est de respecter notre propre Constitution et notre propre Charte des droits et libertés à l'égard des citoyens et des personnes qui se trouvent au Canada. Il me semble que les moyens de défense que l'on peut invoquer ici sont ceux que prévoient la Charte ou la jurisprudence de notre Cour suprême, non pas celle d'une cour internationale, mais celle de notre Cour suprême.
Tant que la décision de la Cour suprême n'aura pas été modifiée par une loi adoptée par le Parlement, ce qui risque, je crois savoir, d'être le cas, nous allons continuer à favoriser, s'il s'agit bien de cela, les personnes qui sont le plus souvent des citoyens canadiens en leur accordant toutes les garanties prévues par la Charte des droits et libertés et les tribunaux, est-ce bien cela?
M. Matas: Il n'y a pas de conflit, d'après moi, entre les normes internationales en matière de droits de la personne et la Charte canadienne des droits et libertés. Il s'agit en fait pour l'essentiel des mêmes normes. Le Canada utilise la jurisprudence internationale pour interpréter la Charte. L'arrêt Finta ne concernait pas la Charte, mais le Code criminel. Bien évidemment, s'il s'était agi de l'application de la Charte, le Parlement n'aurait pas pu la modifier, parce que la Charte s'impose au Parlement.
Le sénateur Bryden: Je ne suis d'accord avec vous. La Charte l'emporte sur le Parlement, mais cela ne veut pas dire que le Parlement ne peut rien faire. Nous pouvons prendre des mesures qui respectent la Charte.
M. Matas: Nous ne respectons pas les droits de la personne en empêchant que les auteurs de massacres commis à l'étranger soient traduits devant des tribunaux internationaux. C'est une violation des droits de la personne et des normes garanties par la Charte.
Le sénateur Bryden: D'après nos lois, si j'ai bien compris, ces personnes ne sont les auteurs de massacres que lorsque leur culpabilité a été établie.
M. Matas: Lorsque vous créez un régime international, c'est le tribunal international qui instruit le procès. Pour le Rwanda et la Yougoslavie, nous avons signé des traités qui nous obligent à remettre les accusés à ces tribunaux si nous recevons une demande en ce sens. Il serait directement contraire au traité de refuser de livrer une personne qui pourrait être déclarée coupable à la suite d'un procès équitable tenu par ce tribunal mais qui, à cause des particularismes de notre droit pénal, pourrait être acquittée si elle était jugée ici.
Le sénateur Bryden: Je crains que confier à un tribunal international le soin de gouverner de nombreux aspects de notre vie n'ouvre la porte à des abus. En tant que citoyen canadien, j'aime à croire que je peux exercer tous les droits qui me sont accordés par la Charte et par notre système judiciaire. Avant d'être remis à ce genre de tribunal pour être jugé, j'aimerais avoir la possibilité d'affirmer que je ne suis pas la personne que ce tribunal recherche. Certains pensent peut-être que c'est moi, ils possèdent peut-être des photographies. C'est le vieux bref d'habeas corpus. J'ai le droit d'invoquer les moyens de défense prévus par la Charte ou par notre système juridique.
M. Matas: Nous ne suggérons pas de modifier la Charte. La Charte demeurerait inchangée et l'on pourrait invoquer tous les moyens de défense qu'elle prévoit. La cour internationale ne régit pas de nombreux domaines de notre vie.
Le sénateur Bryden: N'avez-vous pas affirmé que le paragraphe 44(1) énonçait ceci:
Le ministre refuse l'extradition s'il est convaincu que:
b) soit la demande d'extradition est présentée dans le but de poursuivre ou de punir l'intéressé pour des motifs fondés sur la race, la nationalité ou l'origine ethnique, la religion, les convictions politiques...
Ce sont les termes mêmes de la Charte. Affirmez-vous que le ministre ne devrait pas posséder ce pouvoir?
M. Matas: Nous affirmons que ce pouvoir devrait exister, mais que ce devrait être une obligation et non une faculté. Ce pouvoir devrait appartenir à la Section du statut de réfugié de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié.
Le sénateur Bryden: Vous dites qu'il devrait être obligatoire.
M. Matas: Oui, conformément à la convention sur les réfugiés.
La présidente: Aux termes du paragraphe 44(1), il s'agit d'une obligation; aux termes du paragraphe 44(2), il s'agit d'une faculté.
M. Matas: Ce n'est pas obligatoire parce que la disposition énonce «Le ministre refuse l'extradition s'il est convaincu que...» Ce dont parle le paragraphe 44(1), c'est du fait que le ministre doit être convaincu; cette disposition n'exige pas que l'on respecte les dispositions matérielles.
Selon la Loi sur l'immigration, lorsqu'une personne se voit reconnaître le statut de réfugié, elle ne peut être renvoyée dans son pays, cela est définitif. Il ne s'agit pas de savoir si le ministre ou la section du statut est convaincu. Cela devient une décision juridique. Le critère est purement juridique.
Le sénateur Beaudoin: Il n'y a pas de discrétion dans ce cas.
M. Matas: Il n'y a pas de discrétion mais avec ce projet de loi, il y en a.
Le sénateur Bryden: Plutôt que de chambouler l'article 44, l'amendement pourrait énoncer ceci: «Le ministre refuse l'extradition dans les cas a) et b)».
M. Matas: Le problème est le paragraphe 96.(14) qui vient modifier l'article 69.1 de la loi en lui ajoutant le paragraphe (14). Cette disposition a pour effet de soustraire cette question de la section du statut de réfugié et l'article 44 a celui de la confier au ministre. Nous disons ceci: «Laissons le ministre à l'écart de tout ceci et laissons cette décision à l'autorité compétente initialement.»
Le sénateur Pearson: Je poursuis le sujet abordé par le sénateur Bryden dans sa question. Nous faisons face à un certain nombre de problème. Le sénateur Andreychuk et vous-même sont les seules personnes dans cette salle qui aient une connaissance approfondie du Statut de Rome. Nous ne savons pas très bien quels sont les aspects de ce traité qui pourraient soulever des problèmes. Nous examinons un projet de loi en fonction d'un document que nous n'avons jamais étudié. Cela m'inquiète quelque peu, parce que la dernière fois que j'ai examiné la Loi sur les jeunes contrevenants, j'ai découvert des choses qui ne me paraissaient pas tout à fait acceptables. Je ne sais pas comment ces aspects ont été réglés mais d'après certaines dispositions, un jeune de 17 ans qui était le chef d'un groupe qui avait tué d'autres jeunes pourrait être tenu d'assumer la même responsabilité qu'un jeune de 18 ou 19 ans. C'est ce que j'ai compris la dernière fois que j'ai examiné cette question. Si c'est bien le cas, cela serait contraire à notre propre système de justice pour les jeunes. Cet aspect a peut-être déjà été réglé. Néanmoins, nous n'avons pas eu la possibilité d'étudier cette question et je ne vois pas comment nous pourrions accepter toutes ces modifications.
La deuxième question portait sur la ratification des traités. J'ai participé de très près à la ratification de la Convention des Nations Unies relative aux droits de l'enfant, et je sais que le Canada ne ratifie jamais immédiatement les traités qu'il signe, en particulier, ceux qui touchent le droit pénal, parce qu'il faut consulter les provinces. Nous ne sommes pas en mesure de donner l'exemple et nous devons expliquer pourquoi. Nous ne pouvons rien faire sans les provinces.
Le sénateur Andreychuk: J'aimerais obtenir une précision. Si j'ai bien compris le traité de Rome, celui-ci fixe les principes et les paramètres de la cour, mais nous abordons maintenant la deuxième étape, au cours de laquelle ce sont les structures et l'administration de la cour qui vont être mises en place.
Je ne comprends pas très bien lorsque vous dites que nous devrions conserver le même esprit. Il serait difficile de parler du fonctionnement de la cour parce que nous ne savons pas encore quelle forme elle aura. Je vais faire partie d'un comité qui présentera des recommandations au sujet de l'administration, du fonctionnement des tribunaux. Les deux tribunaux fonctionnent déjà, mais pas la cour internationale.
M. Matas: Je reconnais que si l'on modifiait ce projet de loi dans le sens que nous proposons, il ne serait pas possible d'ajouter immédiatement dans l'annexe le nom de cette cour à titre d'entité parce qu'elle n'existe pas encore. L'on pourrait mettre sur pied un régime qui s'appliquerait aux deux tribunaux qui existent à l'heure actuelle et ajouter ensuite le traité de Rome, une fois entré en vigueur.
Mais ces deux autres tribunaux existent déjà. Ce n'est pas une simple possibilité, ni une hypothèse. Nous allons violer ces deux traités, que nous avons non seulement signés mais ratifiés, si nous adoptons ce projet de loi. Si pour une raison ou une autre, la cour criminelle telle que constituée ne convient pas aux gens qui sont assis autour de cette table ou à l'ensemble du Canada, rien ne les obligera à ajouter à cette annexe le nom de ce tribunal. Il n'y a aucune raison qui nous oblige à mettre sur pied un régime juridique qui nous place dans une situation difficile parce qu'il est mal adapté aux règles internationales et qu'il n'en tient pas compte.
M. Clark: Le Statut de Rome soulève certains problèmes, qu'Amnistie Internationale a d'ailleurs signalés le jour où il a été adopté. Cependant, il y a une entente sur un ensemble de principes et de normes d'un bon niveau, et cela ne changera pas. Nous proposons que le Canada adopte une position qui lui permettra de mettre en oeuvre et de respecter ces mêmes normes.
Bien sûr, il y aura d'autres problèmes. Le problème de la ratification, auquel le sénateur Pearson a fait allusion, nous le connaissons bien, nous l'avons vécu pour la Convention contre la torture pour la même raison. Il a fallu deux ans pour convaincre les provinces. La Convention relative aux droits de l'enfant a été une exception, parce qu'habituellement les choses avancent plus lentement.
Le sénateur Pearson: Elle n'a pas été ratifiée avant la fin de l'année 1991, deux ans après sa présentation initiale.
La présidente: Si je peux répondre à la question de le sénateur Pearson, je signalerais que le projet de loi permet au ministre de le compléter. Lorsque le Canada aura ratifié le traité de Rome, le ministre pourra ajouter cela au projet de loi sans avoir à en saisir de nouveau le Parlement. Votre critique essentielle est qu'il devrait y avoir deux régimes et non pas un seul.
Le sénateur Grafstein: Il existe une différence assez sensible entre ce que vous proposez et ce que nous ont dit les représentants du gouvernement hier. Je vais essayer de résumer leur position et vous demander votre avis sur un régime à deux vitesses, parce que c'est bien cela que vous proposez.
Un tel système paraît tentant, et je pourrais être facilement convaincu de son intérêt, mais je reviendrais sur cet aspect dans un moment. Avant de le faire, j'aimerais savoir quelle est votre position au sujet du Statut de Rome.
Affirmez-vous que nous ne respectons pas les traités internationaux existants?
M. Clark: C'est exact.
Le sénateur Grafstein: Pour ce qui est du traité de Rome, vous soutenez que la question de la conformité aux traités en vigueur va très probablement se poser quand nous serons prêts à ratifier le traité de Rome. Cela veut dire que nous ne sommes pas en train de nous prononcer sur la ratification de ce traité.
Ce projet est en fait conforme au droit en vigueur et vous tenez pour acquis que l'on va appliquer les mêmes normes à un régime à deux vitesses, si je peux m'exprimer ainsi, lorsqu'il sera mis sur pied. Les témoins nous ont déclaré hier qu'ils avaient l'intention, une fois le traité ratifié, de revoir ce projet de loi, notamment. Affirmez-vous qu'en fait ces deux positions ne sont pas incompatibles?
M. Matas: C'est surtout sur la façon de procéder.
Le sénateur Grafstein: Revenons à ce système à deux vitesses. Comme je l'ai dit, je le trouve intéressant mais il y a encore dans mon esprit des questions qui ne sont pas résolues.
Prenons l'exemple de Pinochet. La personne qui relève d'une cour criminelle internationale doit être traitée plus rapidement que si elle relève du tribunal d'un autre État. La raison en est que les crimes internationaux par opposition aux crimes nationaux sont plus graves sur le plan moral et qu'ils préoccupent davantage la communauté internationale.
M. Matas: Et nous faisons également davantage confiance à ces tribunaux, parce que nous avons été un des instigateurs des traités portant création, de ces tribunaux internationaux. C'est l'État étranger qui crée ses propres juridictions. C'est pourquoi nous avons des protections au Canada. Mais pour tous ces traités internationaux, nous avons présenté notre position et nous avons obtenu à peu près ce que nous voulions parce que nous les avons signés et dans le cas de ces deux traités internationaux, nous les avons ratifiés. Ce n'est pas une entité qui a été créée par d'autres. C'est en partie la nôtre.
Le sénateur Grafstein: Permettez-moi d'essayer de valider cette théorie. Nous avons une procédure accélérée pour les crimes d'envergure internationale, par opposition aux crimes nationaux. Prenons l'affaire Pinochet. Les affaires délicates sont parfois à l'origine de bonnes règles de droit et parfois de mauvaises. Dans le cas de Pinochet, il s'agit d'une extradition, non pas en vue de le remettre à une cour internationale mais en fait à un autre État. Ne vous paraît-il pas délicat de préconiser un mécanisme à deux vitesses pour les tribunaux internationaux alors que les crimes contre l'humanité sont sanctionnés par les lois internes de nombreux États et peuvent donner lieu à des poursuites au Canada, aux États-Unis et au Royaume-Uni? Si ces pays le décidaient, ils pourraient exercer leur pouvoir dans ce domaine, si j'ai bien compris, et en fait poursuivre Pinochet pour autant que ses crimes constituent des crimes contre l'humanité. Je ne vais pas examiner les diverses définitions de cette notion.
Supposons que nous ayons une procédure accélérée au Canada. Disons, par exemple, que Pinochet se trouve au Canada. Ce serait le mécanisme plus lent qui s'appliquerait à lui parce que même si l'on prétend qu'il a commis des crimes internationaux, il ne va pas être remis à un tribunal international. Ne pensez-vous pas que le fait de traiter différemment la même personne accusée d'un même crime en raison de l'instance qui sera appelée à la juger ne risque pas de jeter le discrédit sur notre système judiciaire?
M. Matas: Je crois qu'il faut tenir compte des différences qui existent entre ces instances. Un tribunal international est tout à fait différent d'un tribunal national, ce n'est pas tout simplement une autre instance. Il jouit d'un statut plus élevé et applique des normes acceptées par tous. Ce n'est pas comme si nous voulions couper les coins ronds. Nous disons simplement que c'est le tribunal qui tranchera ces questions. Cela ne veut pas dire que ces questions ne seront pas examinées. Nous disons simplement: «Nous vous confions le soin de les trancher». Il faut alors se demander si cela est bon sur le plan des principes. Je prétends que oui parce que nous voulons renforcer le statut des tribunaux internationaux. Nous voulons encourager la création de ces tribunaux et leur utilisation. La raison derrière tout cela est que les crimes internationaux concernent l'ensemble de l'humanité.
Le problème que pose l'extradition de Pinochet vers l'Espagne ou la Hollande, qui a également présenté une demande d'extradition, est que ces demandes sont fondées sur les crimes qu'il a commis contre les ressortissants de ces pays. Ce que Pinochet, ou n'importe quel Pinochet, a commis, ce n'est pas un simple crime contre l'Espagne ou la Hollande; c'est un crime contre l'ensemble de l'humanité et cela est affirmé plus clairement et de façon plus dramatique au monde entier lorsque l'on remet cette personne à un tribunal international. Nous accordons un statut plus élevé à un tribunal international qu'à un tribunal national.
Le sénateur Grafstein: Les tribunaux internationaux n'ont pas été saisis de l'affaire Pinochet, n'est-ce pas?
M. Matas: Non, vous parlez d'une situation hypothétique. La raison pour laquelle cela n'a pas été fait, c'est que l'affaire ne concerne pas ni le Rwanda ni l'ex-Yougoslavie et que ce sont les deux seuls tribunaux internationaux qui existent à l'heure actuelle. Lorsque la Cour criminelle internationale siégera, elle jugera uniquement les crimes qui seront commis à l'avenir et non pas les crimes commis antérieurement. Elle pourrait juger un nouveau Pinochet mais elle ne pourra jamais juger M. Augusto Pinochet.
M. Clark: La Cour criminelle internationale jugera uniquement les cas d'une certaine importance. Elle ne sera jamais amenée à juger un grand nombre d'affaires. Votre question touche la volonté des États de poursuivre les individus qui se trouvent sur leur territoire. Les États ont été quelque peu réticents à le faire mais il existe également certains indices qui montrent que l'on va dans cette direction. Le point sur lequel M. Matas voulait insister est que c'est une façon de reconnaître la gravité de certains cas.
Un des avantages qu'offre le Statut de Rome, et c'est même une de ses raisons d'être, c'est qu'il va amener les États à utiliser leurs propres lois pour assumer leurs responsabilités à l'égard du droit international. À long terme, c'est peut-être cet aspect et non la création de la cour qui aura l'effet le plus marqué.
Le sénateur Grafstein: J'aimerais revenir sur d'autres aspects.
Vous avez mentionné à nouveau la question de l'appel. Vous nous avez cité le paragraphe 44(2) qui énonce:
Il peut refuser d'extrader s'il est convaincu que les actes à l'origine de la demande d'extradition soient sanctionnés par la peine capitale en vertu du droit applicable par le partenaire.
Vous dites qu'au lieu d'accorder dans ce cas un pouvoir discrétionnaire, une simple faculté, cette disposition devrait en faire une obligation.
M. Matas: Oui.
Le sénateur Grafstein: Je trouve cela fort intéressant mais j'aimerais approfondir davantage cette théorie.
En vertu de cette disposition, le ministre doit prendre une décision très difficile parce que, comme les autres sénateurs l'ont dit, il est parfois difficile de savoir si la personne extradée bien qu'en principe passible de la peine de mort, va être acquittée ou condamnée pour un crime qui n'entraîne pas l'imposition de la peine capitale. Par exemple, dans certains pays, il y a encore la peine de mort pour les crimes très graves comme la trahison, notamment. Là encore, les crimes moins graves ne sont pas punissables de cette peine et dans d'autres pays, la peine de mort n'existe pas. La situation varie énormément d'un pays à l'autre.
Comment le ministre va-t-il pouvoir examiner le cas qui lui est soumis si nous lui retirons toute latitude dans ce domaine? Cela a l'air intéressant et cela me plaît mais à la réflexion, je me demande si, en rendant cette décision obligatoire, nous ne risquons pas de donner absolument carte blanche au ministre. Pourquoi? Parce que le ministre ne serait plus tenu d'exercer un pouvoir discrétionnaire, d'examiner les faits ou de prendre une décision. Nous lui demandons en fait d'agir de façon incontrôlée au lieu de rendre des comptes à notre système politique interne.
Voyez-vous le dilemme? Là encore, cela est intéressant mais en y réfléchissant bien, cela pourrait avoir l'effet contraire, sur le plan des principes généraux, il pourrait arriver qu'une personne ne soit pas jugée dans le pays où elle devrait l'être parce qu'il existe la possibilité, non pas une probabilité marquée mais une possibilité, qu'on lui inflige la peine de mort.
M. Matas: La peine de mort n'est infligée que lorsque la poursuite le demande. Nos traités d'extradition précisent que nous pouvons demander aux États requérants de ne pas demander la peine de mort.
La présidente: Dans certains cas, dans certains pays, la peine de mort est obligatoire, n'est-ce pas?
M. Matas: Cela dépend du type d'accusation.
Le sénateur Grafstein: Nous parlons de situations qui varient d'un État à l'autre. Nous essayons d'appliquer un principe général aux États où la peine de mort est obligatoire pour des crimes graves et qui prévoient d'autres peines pour les crimes moins graves. Aux États-Unis, les situations sont très diverses. Vous dites en fait que, lorsqu'on demande l'extradition d'un individu accusé de meurtre, le pouvoir du ministre ne devrait pas être de nature discrétionnaire et il devrait en fait refuser d'ordonner l'extradition de cette personne.
M. Matas: Dans les cas où la peine de mort est obligatoire.
Le sénateur Grafstein: Dans les cas où la peine de mort est obligatoire dans cet État, est-ce bien cela?
M. Matas: Oui.
Le sénateur Grafstein: Je trouve cette solution un peu plus acceptable, il ne s'agit pas de retirer au ministre tout pouvoir d'appréciation lorsque la peine de mort risque d'être infligée.
M. Matas: J'irais plus loin. Cela ne vaut pas uniquement pour les cas où la peine de mort est obligatoire. Lorsque la peine de mort est une possibilité, le ministre devrait obliger le poursuivant ou l'État requérant à s'abstenir de demander la peine de mort. Dans le cas d'un refus, l'extradition pourrait être elle aussi refusée.
J'aimerais revenir à cette idée de donner carte blanche au ministre. Lorsque l'infraction est punissable obligatoirement par la peine de mort, il est évident que l'État peut réduire l'accusation pour qu'elle n'entraîne pas la peine de mort, après quoi l'extradition pourrait procéder.
Le sénateur Grafstein: Vous avez parlé du paragraphe 44(1) qui énonce en partie:
Le ministre refuse l'extradition s'il est convaincu [...]
L'alinéa b) reprend en fait les principes énoncés dans la Charte, n'est-ce pas?
M. Matas: Oui.
Le sénateur Grafstein: Il y a là deux aspects qui me dérangent et j'aimerais que vous m'en parliez. Il s'agit de savoir le ministre a le pouvoir de bloquer le processus accéléré que vous proposez, lorsqu'il s'agit d'opinions politiques. En d'autres termes, le ministre est tenu de refuser de rendre une ordonnance d'extradition s'il est convaincu que la demande d'extradition résulte de poursuites fondées sur des convictions politiques.
Cela ne vous paraît-il pas trop large et cette disposition ne donne-t-elle pas au ministre des pouvoirs très vastes? Comment pensez-vous que ces pouvoirs seraient exercés? C'est une notion qui intéresse la Charte. Par exemple, prenez le cas de Pinochet. Supposons pour le moment qu'il va être jugé par une cour internationale et non un tribunal national, et qu'il ne sera pas envoyé dans un autre État. Il va dire: «C'était mon opinion politique. J'ai pris ces mesures pour défendre la sécurité de l'État, pour protéger la souveraineté de l'État contre les attaques de personnes qui voulaient le détruire. Voilà quelle est mon opinion politique sur ce sujet.»
M. Matas: Il faut alors se demander comment il faut trancher cette question.
Le sénateur Grafstein: Nous donnons au ministre le pouvoir de refuser ce genre de demande. Je ne critique pas les dispositions qui concernent les convictions politiques mais je souhaite également qu'il soit clairement indiqué que le ministre possède un pouvoir discrétionnaire dans ce cas.
M. Matas: L'on peut penser que ce pouvoir sera délégué et qu'il sera exercé par un fonctionnaire. Il ne s'agit pas d'un procès. Il n'y aura peut-être même pas d'entrevue. Ils vont peut-être vous demander d'envoyer des documents, quelqu'un examinera le dossier et prendre la décision. Il y aura une réponse, oui ou non, réponse qui ne sera peut-être même pas motivée. Selon le projet de loi, l'intéressé n'a pas droit aux conseils d'un avocat ni à la communication de la preuve. Rien n'est prévu. C'est un peu comme le permis de conduire.
Nous disons qu'il faudrait judiciariser cette procédure, comme c'est le cas actuellement pour la reconnaissance du statut de réfugié. À l'heure actuelle, lorsque l'on revendique le statut de réfugié, il y a toutes sortes de protections ainsi que des exceptions pour les crimes de guerre, les crimes contre l'humanité et les crimes graves de droit commun. Il existe toute une jurisprudence sur la notion de crime grave de droit commun.
Dans le cas de Pinochet, les tribunaux se sont posé la question suivante: l'aspect politique l'emporte-t-il sur l'aspect criminel? Ou plutôt, s'agit-il d'un acte criminel ou de l'expression d'une opinion politique? Lorsqu'il y a eu beaucoup de morts, les tribunaux ont habituellement affirmé qu'il s'agissait d'un acte criminel; l'expression d'une opinion politique cède le pas à l'aspect criminel. En soustrayant cette question de la compétence des tribunaux et en la confiant à l'appréciation du ministre, les parties ne peuvent présenter leurs arguments et cela empêche d'élaborer progressivement une jurisprudence. Je suis d'accord avec ces exceptions, mais elles devraient faire l'objet d'un débat judiciaire en fonction de principes juridiques.
Le sénateur Grafstein: Je reviens à la remarque du sénateur Bryden. C'était une question à laquelle le gouvernement a répondu hier. Sur la question d'un mécanisme à deux vitesses, le gouvernement a déclaré qu'au Canada, nous avions déployé beaucoup d'efforts pour faire reconnaître le principe de l'égalité devant la loi. C'est le principe en jeu ici et nous l'acceptons. Vous proposez que le droit permette de traiter différemment différentes personnes.
Nous avons entendu les arguments en faveur d'un système à deux vitesses mais comment rendre un tel système juste et équitable? Cette idée est très intéressante et j'ai beaucoup aimé cette proposition qui a été présentée hier. Je me demande toutefois aujourd'hui si nous pouvons reconnaître publiquement que les citoyens canadiens peuvent être extradés en fonction de deux séries de règles juridiques. La seule différence entre les deux est la gravité du crime, un aspect tout à fait valide, et le fait que la personne serait livrée à un tribunal international et non pas à un État souverain. Je sais que nous pouvons élaborer un système qui respecterait la Charte. Je reconnais qu'il est tout à fait possible de prévoir certaines différences dans un projet de loi. Je reconnais également que cela peut se faire de façon équitable. La question que je me pose est la suivante: comment justifier cette différence devant la population? Les membres du Sénat ont toujours affirmé l'importance du principe de l'égalité devant la loi. C'est là un des piliers de notre société. Comment pouvons-nous régler cet aspect?
M. Matas: Tout d'abord, je dirais qu'il ne s'agit pas nécessairement de deux personnes différentes, mais de la même personne qui pourrait être visée par deux mécanismes différents. Deuxièmement, l'égalité s'oppose à la discrimination et non pas à l'établissement de différences. Le droit reconnaît toutes sortes de différences. Sur le plan juridique, vous êtes dans une position différente de la mienne parce que vous êtes sénateur et que je ne le suis pas. Je ne vais pas dire que cela est contraire au principe de l'égalité devant la loi. L'essentiel est que le fait que vous soyez sénateur et moi pas n'entraîne aucune discrimination à mon égard. Les tribunaux ont réglé ce genre de problème.
Nous parlons ici de différences sur le plan de la procédure et non pas sur le fond. Les tribunaux diffèrent d'une province à l'autre, et ils n'ont pas tous la même compétence.
Le sénateur Grafstein: Comparez-vous cela à la différence qui existe entre une infraction sommaire et un acte criminel?
M. Matas: C'est une autre façon de voir la chose. La procédure par voie de mise en accusation est plus complexe que la procédure sommaire et l'accusé ne peut se plaindre de faire l'objet de mesures discriminatoires parce que l'infraction qu'il a commise est moins grave. Vous ne pouvez dire que les personnes qui seront livrées à un tribunal international font partie d'un groupe défavorisé, parce que c'est de cela dont parle les dispositions de la Charte en matière d'égalité, et qu'ils font l'objet de mesures discriminatoires. C'est le contraire. L'on peut dire aujourd'hui que ce sont les personnes qui ont commis les pires crimes contre l'humanité qui s'en sont tirées le plus facilement. De nos jours, il est plus facile de traduire devant les tribunaux un cambrioleur en fuite que l'auteur d'un massacre. Nous essayons de redresser la situation en créant un tribunal international qui pourra entendre les affaires que les tribunaux nationaux se refusent à juger.
Le sénateur Joyal: J'aimerais revenir à l'affirmation selon laquelle en adoptant ce projet de loi, nous ne respectons pas le statut des tribunaux internationaux pour le Rwanda et l'ex-Yougoslavie. Il y a lieu d'examiner les éléments de cette affirmation. Je ne voudrais pas que les gens pensent que le Sénat peut adopter un projet de loi qui est contraire aux textes établissant les deux tribunaux qui ont été en fait créés à l'initiative du Canada. Pourriez-vous préciser cette affirmation?
Comme la présidente l'a déclaré aujourd'hui et hier au début de nos travaux, notre rôle est de veiller à ce que les lois adoptées au Canada soient conformes à la Constitution et à la Charte des droits. J'estime qu'il nous faut préciser cette affirmation pour ne pas tromper les gens au sujet des répercussions de ce projet de loi.
M. Matas: J'ai fourni certaines références précises dans l'étude que j'ai remise au comité. Permettez-moi de vous lire un paragraphe:
Les règles de procédure et de preuve du tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie énonce que les obligations en matière de coopération entre États prévues par le statut du tribunal l'emportent sur tout obstacle juridique à la remise ou au transfert de l'accusé ou d'un témoin au tribunal qui pourrait découler du droit national ou des traités d'extradition de l'État concerné. Le greffier du tribunal pour l'ex-Yougoslavie a élaboré un projet de lignes directrices applicables à la mise en oeuvre de projets de loi nationaux. Une de ces lignes directrices prévoit que le tribunal compétent d'un État approuve la remise d'un accusé arrêté à la garde du tribunal international, sans recourir à la procédure d'extradition.
Les règles du tribunal pour l'ex-Yougoslavie et les lignes directrices du registraire disent exactement ce que je dis. Je ne vois pas comment l'on pourrait être plus précis ou plus clair que cela.
Le sénateur Joyal: Je veux comprendre cela. Les deux tribunaux internationaux dont vous venez de parler se trouvent occuper la même position qu'un État qui demande l'extradition, parce qu'ils sont mentionnés dans le projet de loi.
M. Matas: Tout à fait.
Le sénateur Joyal: J'ai posé une question hier au représentant du ministère de la Justice au sujet de la double incrimination. On nous a dit que le projet de loi définissait, au paragraphe 3(2), de façon très large les crimes découlant des actes de l'intéressé. Cela permet au tribunal de traiter beaucoup plus rapidement qu'auparavant les demandes émanant du ministre canadien. En d'autres termes, le projet de loi introduit une certaine souplesse dans ce mécanisme. Cela constitue une différence importante par rapport au régime antérieur et va améliorer grandement l'efficacité du nouveau régime. Comment peut-on affirmer que ce projet de loi viole expressément les documents portant création de ces deux tribunaux?
M. Matas: Comme je vous l'ai lu tout à l'heure, on dit ceci: «sans recourir à la procédure d'extradition». Il s'agit là d'une procédure d'extradition, et il y a donc un conflit direct. En outre, le statut affirme que le tribunal doit l'emporter sur les obstacles juridiques que peut poser le droit national. Notre droit national ne parle absolument pas de la prépondérance de la décision d'un tribunal. D'après ce projet de loi, ce sont nos tribunaux qui ont le dernier mot, et non pas les tribunaux internationaux, voilà donc une autre source de conflit direct.
Le sénateur Bryden: Les deux tribunaux internationaux en existence actuellement exercent une compétence territoriale.
M. Matas: C'est exact. Le tribunal pour l'ex-Yougoslavie s'occupe en effet de l'ancienne Yougoslavie, et le tribunal pour le Rwanda du Rwanda.
Le sénateur Bryden: Pourrait-il arriver que l'un de ces tribunaux exerce ces pouvoirs à l'égard du Canada?
M. Matas: Bien entendu. Nous parlons de fugitifs, non pas de personnes qui ont commis des crimes sur notre sol.
Le sénateur Joyal: Supposons qu'un officier yougoslave se trouve ici, un officier de l'ex-armée yougoslave et que le tribunal international pour la Yougoslavie nous demande de lui livrer cette personne. Vous dites que selon les lignes directrices publiées par le greffier du tribunal, il faudrait transférer immédiatement cette personne au tribunal et que selon ce projet de loi, il faudrait utiliser pour le faire la procédure d'extradition. Est-ce bien cela ou suis-je allé un peu trop loin?
M. Matas: Le mot «immédiatement» est peut-être un peu trop fort. Je reconnais qu'un mécanisme de remise n'est pas une simple courroie de transmission. Un tel régime doit comporter des garanties et la plus évidente se rapportant à l'identité de la personne recherchée. La personne visée est-elle bien celle dont le tribunal demande la remise? C'est ce qu'il faut déterminer. Il faut donc prévoir un certain mécanisme, mais qui peut rester simple. Une partie des exceptions applicables en matière d'extradition ne s'appliquerait pas dans ce cas, mais d'autres s'appliqueraient. Le gouvernement canadien prendrait la décision initiale, mais le dernier mot reviendrait au tribunal et non pas aux tribunaux canadiens.
Le sénateur Joyal: Limitons-nous pour le moment à ces deux tribunaux parce que ce sont ceux qui fonctionnent actuellement et nous devons limiter notre discussion à l'impact immédiat de ce projet de loi.
Vous dites que nous ne respectons pas ces lignes directrices parce que la demande visant une telle personne serait traitée conformément à notre procédure d'extradition, qui est plus lente et comporte plus de garanties pour la personne qui doit être remise au tribunal. Est-ce bien là votre argument? Cette personne pourrait, par exemple, revendiquer le statut de réfugié.
M. Matas: Le paragraphe 44(2) n'est peut-être pas le meilleur exemple. Je dirais qu'il existe davantage de possibilités que les Canadiens se refusent à livrer la personne au tribunal en se fondant, par exemple, sur le principe de la double incrimination, sur la règle de la spécialité, ou sur les règles applicables en matière de compétence. Il existe de nombreux arguments qui pourraient être présentés au cours d'une instance d'extradition canadienne qui, s'ils étaient retenus, nous amèneraient à violer ce traité.
Le sénateur Joyal: Lorsque vous avez comparu devant le comité de la Chambre des communes, avez-vous fait cette observation?
M. Matas: Pour ce qui est du comité de la justice de la Chambre des communes, il y a le fait que le président de ce comité est décédé peu après notre comparution. Nous nous sommes trouvés dans une situation tout à fait regrettable.
Le sénateur Grafstein: Parlez-nous en. Que s'est-il passé?
Le sénateur Joyal: Je suis désolé de revenir là-dessus. J'aimerais savoir si vous avez abordé cette importante question avec les représentants de l'autre endroit au moment où le projet de loi a été présenté et examiné pour la première fois?
M. Matas: Oui, je l'ai fait. J'ai ensuite parlé en privé avec la ministre. Elle m'a déclaré que ses fonctionnaires étaient satisfaits du projet de loi tel qu'il était.
Si j'ai bien compris, c'est pour l'essentiel ce que le sénateur Grafstein a mentionné. Le gouvernement souhaite examiner séparément, et plus tard, les questions que soulèvent ces tribunaux internationaux; il n'entend pas les régler au moyen de ce projet de loi.
Le gouvernement ne rejette pas nécessairement nos remarques mais il propose un échéancier différent du nôtre.
Notre différend, si j'ai bien compris, quoiqu'il ne m'appartienne pas de parler en son nom, porte davantage sur des questions d'échéancier et de processus que de fond. Notre position est qu'il faut agir maintenant au lieu d'attendre.
Le sénateur Joyal: Je ne voudrais pas avoir l'air de trop insister mais avez-vous abordé ces questions avec les députés de l'autre endroit?
M. Matas: J'aime à croire que j'ai expliqué notre position et qu'elle a été comprise. Ce serait plutôt à eux de répondre à cette question.
Le sénateur Joyal: Il y a une différence, monsieur Matas. Je vous connais depuis des années.
M. Matas: Des dizaines d'années.
Le sénateur Joyal: Vous avez participé à de nombreuses discussions au sujet de la Charte et nous vous en sommes très reconnaissants. Il est possible que certains aspects de ce projet de loi ne respectent pas des documents que le Canada a déjà ratifiés ou des obligations qu'il est tenu de respecter. Cela est très différent des obligations que nous pourrions assumer à l'avenir. Le sénateur Bryden a fort bien signalé cette différence.
Nous ne parlons pas d'un tribunal hypothétique. Nous parlons des deux tribunaux qui sont expressément mentionnés dans l'annexe du projet de loi.
Il est important de comprendre cet argument parce que ce projet de loi peut devenir loi. Il liera alors toutes les personnes qui comparaissent devant ces tribunaux. Sommes-nous en violation de nos obligations internationales?
M. Matas: C'est notre position.
Je ne dis pas cela pour vous flatter mais j'estime que le débat que nous avons aujourd'hui est plus approfondi, plus analytique et plus détaillé que celui que nous avons eu devant la Chambre des communes. C'est pourquoi l'on dit que le Sénat est une Chambre de réflexion.
La présidente: Nous allons peut-être vous demander de répéter cela publiquement.
Le sénateur Grafstein: Il l'a déjà déclaré sur la CPAC et j'espère que les Canadiens regardent cette chaîne.
M. Clark: Nous nous trouvons en ce moment dans une situation particulière parce qu'en fait le projet de loi n'est pas encore adopté. S'il l'était, Amnistie Internationale essaierait d'y apporter les correctifs que nous vous demandons d'adopter. Il ne s'agit pas tellement de savoir si nous ne respectons pas nos obligations. Nous estimons que la lettre de la loi, telle qu'elle se lit actuellement, va nous empêcher d'assumer véritablement toutes nos obligations. C'est pourquoi il devient important de penser à l'exemple que nous offrons.
Il est possible qu'en théorie, nous puissions être obligés de livrer un colonel yougoslave à ce tribunal international. Il serait peut-être possible de le faire, mais nous n'affirmons pas que cela se produirait. Nous disons que les normes et la procédure applicables ne sont pas celles auxquelles les rédacteurs du Statut de Rome songeaient lorsqu'ils ont créé ceci.
Le sénateur Joyal: Limitons-nous aux deux tribunaux qui sont définis dans le projet de loi, pour les fins de cet argument. Dans la mesure où ces tribunaux figurent dans le projet de loi, nous devrions essayer de respecter les lignes directrices que ces tribunaux ont adoptées. Voilà comment je vois les choses.
M. Clark: Si ce projet de loi n'existait pas, les lois actuelles ne nous permettraient pas de remettre qui que ce soit à l'un de ces deux tribunaux. Nous allons effectivement dans la bonne direction. Nous disons simplement que la direction choisie n'est pas tout à fait la bonne.
Le sénateur Joyal: Monsieur Matas, vous avez beaucoup écrit sur ce sujet, que vous étudiez depuis des années. Pensez-vous que ce projet de loi représente une amélioration notable par rapport à la situation actuelle? Au début du document que vous avez distribué ce matin, vous affirmez qu'un seul criminel de guerre a été extradé par le Canada. Albert Rauca a été extradé vers l'Allemagne de l'Ouest en 1982. L'adoption de ce projet de loi aura-t-elle pour effet de faciliter la remise des criminels de guerre aux tribunaux internationaux?
M. Matas: Je vais répéter ce que M. Clark vient de dire. Jusqu'ici, il n'y avait pas de régime prévoyant la remise de certaines personnes aux tribunaux internationaux. Ce projet de loi a au moins pour avantage d'offrir cette possibilité. C'est peut-être un mécanisme complexe mais cette possibilité juridique existe désormais, alors qu'elle n'existait pas auparavant.
Nous ne proposons aucunement de retarder l'examen de ce projet de loi. Bien au contraire, Amnistie Internationale demande que l'on adopte un projet de loi de ce genre depuis des années. Nous demandons l'adoption d'un projet de loi de ce genre depuis que ces tribunaux ont été créés. Nous sommes heureux de voir ce projet, mais nous aimerions l'améliorer.
La présidente: Vous nous demandez d'instaurer un régime à deux volets. Le premier serait l'extradition et le second comporterait un mécanisme beaucoup plus souple.
Combien d'affaires soumises à ces deux tribunaux ont donné lieu à un jugement?
M. Matas: Aucune de ces affaires n'émane du Canada. Comme vous le savez, c'est un juge canadien, Louise Arbour, qui joue le rôle de procureur devant ces deux tribunaux.
Le tribunal pour le Rwanda a démarré ses activités très lentement et il a reçu un certain nombre de plaidoyers de culpabilité et d'acceptation de sentences. Il n'y a eu qu'un seul procès. Je crois que le tribunal pour l'ex-Yougoslavie a entendu une douzaine de procès. Je ne connais pas le nombre exact.
La présidente: Tant que nous ne saurons pas exactement sur quoi déboucheront les affaires dont sont saisis ces tribunaux, n'est-il pas préférable de protéger les citoyens canadiens grâce à la protection accrue qu'offre la procédure d'extradition?
M. Matas: Il ne s'agit pas nécessairement de Canadiens. L'on peut penser que la plupart de ces personnes ne seraient pas des citoyens canadiens.
La présidente: Il s'agit de les extrader du Canada et donc de protéger les droits des personnes qui se trouvent dans notre pays.
M. Matas: Ce projet de loi sur l'extradition s'applique à toutes les personnes qui se trouvent au Canada, y compris celles qui sont arrivées ici illégalement avec de faux papiers et qui n'ont aucun statut, ni aucun lien avec le Canada. C'est bien souvent le cas lorsqu'il s'agit de meurtriers internationaux en fuite. Ils entrent au Canada avec des faux papiers et n'ont aucun statut ici. La seule chose qui leur permet de rester au Canada, ce sont les recours judiciaires. Pourquoi vouloir prolonger ces recours?
Je ne dirais pas que le critère est moins strict. Je dirais en fait que ce critère est aussi strict dans les deux cas. La seule différence réside dans l'organe chargé de l'appliquer. La règle de la spécialité et toutes les questions de compétence pourraient être posés mais ce serait le tribunal seul qui les trancherait, et non le Canada.
La présidente: Nous savons toutefois par expérience que si ces personnes étaient jugées au Canada, nous pourrions faire confiance à notre système judiciaire. Je dis que nous devrions attendre de voir le genre de décision que vont prononcer ces tribunaux et que nous ne devrions peut-être pas leur faire encore confiance.
M. Matas: D'une façon générale, je comprends cette position. Logiquement, cette position devrait se traduire par un refus de signer, ou par un refus de ratifier un traité signé. Il ne faut pas signer et ratifier un traité pour ensuite le violer. Ce n'est pas la bonne façon d'indiquer que l'on attend de voir la façon dont évoluent les choses. Une fois que nous avons signé et ratifié un traité, cela revient à dire que nous faisons confiance à ces tribunaux. C'est peut-être une erreur, mais c'est la position que nous avons adoptée sur la scène internationale. Je ne souhaite pas nous voir violer nos obligations juridiques parce que nous voulons réfléchir davantage à ces questions.
La présidente: Nous nous trouvons dans un véritable dilemme par rapport à ces tribunaux internationaux.
M. Clark: Je ne crois pas que nous nous trouvions dans un dilemme. Votre question porte directement sur la place que le Canada entend occuper pour ce qui est de l'application du droit international.
Le Canada a adhéré au processus qui a permis de créer ces tribunaux internationaux et d'adopter le Statut de Rome; c'est un processus très lent qu'il convient maintenant de renforcer. Il est évident qu'il y aura des problèmes et des difficultés. Nous en découvrons déjà quelques-uns. Rien n'indique cependant que les raisons à l'origine de la création de ces entités ont maintenant disparu. L'argument mis de l'avant par les États-Unis selon lequel la Cour criminelle internationale représente un risque pour les citoyens américains qui ont commis des crimes de guerre à l'étranger est manifestement contraire aux fondements du droit international qui exige que les nations respectent la suprématie de ces tribunaux internationaux. Si l'on n'accepte pas ce principe, cela revient à ne rien faire et dire que cela ne fonctionne pas.
La présidente: Ce serait l'anarchie sur le plan international.
Le sénateur Beaudoin: Pour ce qui est de l'échéancier, vous dites qu'il ne faudrait pas retarder l'adoption du projet de loi, mais vous proposez qu'on lui apporte au moins une ou deux modifications. J'aimerais savoir si cela suffirait d'après vous, parce que j'ai trouvé votre contribution fort utile? Vous dites qu'il faudrait modifier ce projet de loi pour respecter la différence qui existe entre la remise et l'extradition. Quelles sont vos autres recommandations?
M. Matas: En fin de compte, nous proposons trois amendements; le premier touche les notions de remise et d'extradition, le deuxième la peine de mort et le troisième les réfugiés. Voilà nos trois recommandations.
Si je peux revenir sur la question d'un dilemme, il y a un dilemme lorsqu'un pays accepte une obligation qu'il ne peut respecter. Il s'agit ici d'une obligation que nous pouvons respecter. C'est simplement à nous de décider de le faire. Je ne vois pas qu'il y ait là un dilemme.
Le sénateur Joyal: Pour revenir au traité de Rome, je dois dire que je ne comprends pas très bien l'impression que nous voulons créer. Je ne voudrais pas que les Canadiens qui vont lire le procès-verbal ou ceux qui suivent nos travaux ce matin aient l'impression que le Canada a pris l'initiative de demander la création d'une cour internationale comme celle que crée le traité de Rome, mais qu'il n'a pas eu le temps d'examiner ce qu'il faudrait changer dans son droit interne. Ce tribunal nous a paru être une bonne idée et nous nous sommes dit qu'un de ces jours, nous allions réfléchir à l'effet que cette initiative pourrait avoir sur notre droit interne. Je ne pense pas que nous faisions les choses de cette façon.
Je pense que lorsque le ministère des Affaires étrangères, en collaboration avec le ministère de la Justice, prend l'initiative, sur le plan international, de proposer un changement aussi radical, qui implique de renoncer à une partie de notre souveraineté, sur le plan du droit pénal, pour la confier à une cour internationale, quelqu'un a certainement dû examiner les répercussions que cela pourrait avoir sur notre droit interne.
Le représentant du ministère des Affaires étrangères n'est pas ici aujourd'hui; nous l'avons entendu hier. J'aimerais tout de même savoir quelles sont les études que le ministère de la Justice, en collaboration avec le ministère des Affaires étrangères, a effectuées avant de lancer cette initiative parce qu'un étudiant en droit saurait qu'un tel document aurait des répercussions sur le droit interne. Ces ministères ont certainement effectué une étude de l'impact de ce traité, des modifications à apporter à notre législation pénale pour qu'elle soit au moins conforme aux idées que nous proposons aux autres pays. Voilà le genre de questions qui prend de l'importance dès que l'on envisage la ratification.
Ne pensez-vous pas qu'il doit exister un rapport à ce sujet quelque part?
La présidente: C'est peut-être une question qu'il conviendrait de poser à la ministre lorsqu'elle comparaîtra devant nous avec ses fonctionnaires. Il ne me paraît pas équitable de poser cette question à ces messieurs.
Le sénateur Joyal: C'est tout à fait vrai, mais comme je l'ai dit, je ne voudrais pas que nos téléspectateurs aient l'impression que nous faisons certaines choses à l'étranger sans évaluer l'impact qu'elles auront sur le plan interne au Canada. Cela me paraît important, il faut qu'il y ait une certaine logique dans le système, pour ce qui est de la cour internationale, en particulier au moment où le Canada propose à tous les autres pays de renoncer à une partie de leur souveraineté dans le domaine de la justice pénale pour faciliter la répression de certaines catégories de crimes.
M. Clark: Ces dernières années, ce que je sais des conventions et des déclarations relatives au droit international m'indique qu'il n'y a pas eu de réflexion approfondie sur les répercussions internes. Les difficultés qu'a signalées le sénateur Pearson à l'égard d'autres textes internationaux le confirment. C'est toujours la mise en oeuvre qui fait problème.
Le sénateur Pearson: Nous allons dans la bonne direction, nous fixons les paramètres de base et comme avec la Convention de La Haye sur l'adoption internationale nous finissons par apporter les modifications nécessaires. Nous ne l'avons pas fait avant parce que nous ne savions pas qu'il faudrait le faire.
M. Clark: C'est exact. Cependant, M. Matas l'a mentionné, cette refonte de la procédure d'extradition était déjà bien en route avant que le Statut de Rome ait été adopté.
Nous sommes surpris de constater que les rédacteurs du projet de loi C-40 n'ont pas jugé bon d'inclure les éléments que nous recommandons. Je ne pense pas que ce soit parce qu'il existe un désaccord fondamental sur ce point; cela est impossible parce que les personnes qui ont été à Rome comprenaient fort bien l'importance de cette distinction. Nous essayons à l'heure actuelle d'harmoniser ce projet pour qu'il soit plus clair et pour qu'il donne aux autres pays le message approprié.
Le sénateur Bryden: Vous avez mentionné un certain nombre de choses. Vous voulez modifier trois points sans toutefois retarder l'adoption du projet de loi.
Nous sommes une Chambre de réflexion. Nous essayons également d'être une Chambre axée sur le concret. Nous pourrions effectivement proposer un amendement qui pourrait être accepté par le Sénat. Dans ce cas, le projet de loi serait renvoyé à la Chambre des communes qui devrait alors examiner ces amendements. Le fait est qu'à ce moment-là, cela ne nous concerne plus.
La présidente: Des problèmes constitutionnels peuvent surgir.
Le sénateur Bryden: C'est exact. Certains aspects sur lesquels vous avez attiré notre attention risquent de susciter un débat important à la Chambre des communes, débat qui n'a peut-être pas été tenu au moment de la présentation du projet de loi, ce qui pourrait prolonger d'autant l'examen de ces amendements, avant qu'ils soient adoptés ou rejetés et qu'on nous renvoie à nouveau le projet de loi. Cela peut prendre tellement de temps que le processus risque d'être interrompu. Il arrive que les Parlements soient prorogés et que l'on déclare des élections.
Voilà où je veux en venir: en essayant de concilier notre réflexion concrète et votre position, nous risquons de retarder l'adoption de ce projet de loi d'un, voire de deux ans, il faudra peut-être le représenter à un nouveau Parlement. Êtes-vous encore prêt à demander que nous adoptions ce projet de loi après lui avoir apporté ces trois amendements ou préparez-vous, si nous estimons que le projet de loi constitue un progrès suffisant, et je crois que c'est ce que vous avez dit, vous en contenter pour ne pas risquer de tout perdre?
M. Matas: Il faut que vous compreniez ce que nous faisons ici. Les gens qui travaillent pour Amnistie Internationale aiment à penser qu'ils sont des gens pratiques mais nous sommes en fait essentiellement des idéalistes.
Le sénateur Bryden: Il n'y a pas de mal. Le monde a besoin d'idéalistes.
M. Matas: Cela veut dire que nous voulons tout. Nous voulons tous ces amendements et nous les voulons immédiatement.
Les membres du Parlement sont obligés de faire des compromis pour obtenir des résultats. Nous sommes ici pour vous présenter une proposition et nous ne sommes pas obligés de faire un compromis pour y parvenir. Notre proposition consiste à modifier le projet de loi comme nous le souhaitons et de le voir adopter immédiatement ou très prochainement. Nous nous en remettons aux membres du Parlement qui sont sensibles à nos arguments pour qu'ils essaient d'obtenir ce résultat. Nous vous exhortons à essayer d'y parvenir.
Le sénateur Bryden: Vous n'êtes pas seulement idéaliste, mais vous êtes également dénué de tout sens pratique.
Le sénateur Grafstein: Le sénateur Bryden a soulevé une question importante. Du même coup, il faut également regarder l'autre côté de la médaille; si le gouvernement souhaite vraiment voir adopter ce projet de loi pour des motifs d'intérêt général, il va prolonger les audiences publiques et faire de la place dans son programme pour qu'on puisse en poursuivre l'étude, en tenant pour acquis qu'il acceptera notre proposition. Il peut la rejeter et nous aurons alors à décider une nouvelle fois si nous estimons que ce sont nos amendements ou la position du gouvernement qui servent le mieux l'intérêt général.
Je n'ai aucune raison de m'opposer à ce que l'on renvoie ce projet de loi modifié au gouvernement, si c'est ce que le comité souhaite. Nous avons entendu des témoins très convaincants. Du même coup, nous n'avons pas entendu les représentants du gouvernement ni d'autres témoins. C'est ce que nous devons faire avant de nous prononcer. Si nous en arrivons finalement à la conclusion que ces amendements sont justifiés pour des raisons d'intérêt général, ce sera alors au gouvernement de décider d'en tenir compte lorsqu'il établira son ordre du jour politique, ce qui l'obligera peut-être à travailler davantage, comme le font la plupart des sénateurs, pour obtenir quelque chose qui soit dans l'intérêt public. Je comprends ce que dit le sénateur Bryden, mais cela fait bientôt 14 ans que le gouvernement dit ce genre de chose et cet argument me paraît moins convaincant cette semaine qu'il ne m'aurait paru la semaine dernière.
Le sénateur Bryden: Vous avez eu une semaine difficile.
Le sénateur Grafstein: Je crois qu'il est bon pour la population que l'on puisse débattre en public de ces questions. C'est une façon de montrer à la population qu'elle est mieux servie lorsqu'on procède de façon méthodique et prudente que lorsqu'on vise la célérité. J'ai fait la même remarque hier au Sénat au sujet d'un projet de loi que nous avions adopté trop rapidement.
La présidente: Votre position sur ce point est bien connue.
Honorables sénateurs, nous allons nous réunir de nouveau mercredi prochain à l'ajournement du Sénat. Nous allons entendre la professeure Anne La Forest.
Il est également possible que nous entendions un autre témoin, la Criminal Lawyers Association de l'Ontario, avant d'accueillir la ministre de la Justice, Anne McLellan, et ses fonctionnaires.
La séance est levée.