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Délibérations du comité sénatorial permanent des
Transports et des communications

Fascicule 24 - Témoignages


OTTAWA, le jeudi 22 avril 1999

Le comité sénatorial permanent des transports et des communications, auquel a été renvoyé le projet de loi C-55 concernant les services publicitaires fournis par des éditeurs étrangers de périodiques, se réunit ce jour à 11 h 52 pour étudier le projet de loi.

Le sénateur Marie-P. Poulin (présidente) occupe le fauteuil.

[Traduction]

La présidente: Honorables sénateurs, la séance est ouverte.

Notre premier témoin est Dennis Browne, qui est directeur du Centre de droit et politique commerciale. Après l'exposé de M. Browne, nous aurons le témoignage de M. Gordon Ritchie, ancien négociateur de l'Accord de libre-échange Canada-États-Unis.

Bienvenue, monsieur Browne. La parole est à vous.

M. Dennis Browne: Honorables sénateurs, je vous remercie de l'occasion qui m'est donnée de comparaître devant vous et de vous exposer mes points de vue.

Le lien entre la culture et le commerce soulève des enjeux de plus en plus importants pour le Canada. À mon avis, le projet de loi C-55 doit être envisagé dans ce contexte plus large. Au départ, j'aimerais vous mentionner très clairement deux points.

Premièrement, je crois très sincèrement que le projet de loi C-55 est une démarche qui va dans la mauvaise direction et qu'il ne devrait pas être adopté. À mon point de vue, son approche ne sera pas utile pour les objectifs plus vastes de la politique culturelle du Canada, pas plus qu'il ne sera dans le meilleur intérêt à long terme des éditeurs de magazines eux-mêmes.

Deuxièmement, je serais extrêmement froissé si ma déclaration vous donnait l'impression que je n'appuie pas les objectifs culturels du Canada. Je crois sincèrement que les Canadiens doivent avoir des occasions de s'entendre parler eux-mêmes dans chaque segment du vaste secteur culturel, dont les magazines. Je suis d'avis que les politiques gouvernementales devraient favoriser l'expression culturelle. Je m'engage à appuyer cet objectif. À mon avis, le projet de loi C-55 est cependant un très bon exemple de la mauvaise démarche à suivre.

J'ai remis au greffier 30 copies d'un article intitulé «Our Flawed New Magazine Policy», qui a été publié dans le numéro de janvier/février de Policy Options. Il énonce mes points de vue et mes arguments beaucoup plus en détail que je pourrai le faire aujourd'hui.

Passons maintenant au projet de loi. Lors de son examen, j'aimerais l'aborder sous deux grandes rubriques. La première est son volet touchant le droit commercial. Le second est son inadéquation générale vis-à-vis de son but.

En ce qui concerne son volet touchant le droit commercial, les rédacteurs du projet de loi sont allés assez loin pour le rendre pleinement défendable en vertu du droit commercial international. En ce qui concerne l'OMC, ils estiment avoir rédigé le projet de loi d'une façon telle qu'il doit être envisagé exclusivement en vertu de l'Accord général sur le commerce des services (AGCS), plutôt qu'en vertu de l'Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT), et qu'il résistera à un tel examen.

En ce qui concerne l'ALENA, mes conversations avec les rédacteurs laissent croire qu'il existe une certaine confusion dans leur esprit quant à savoir si le projet de loi est compatible ou non avec nos obligations en vertu de l'ALENA. À mon avis, il n'est pas conforme. Cependant, ils sont persuadés que les États-Unis n'ont de toute façon aucun droit de représailles.

Envisageons tout d'abord l'OMC. Je pense que nos rédacteurs ont raison de penser que le projet de loi C-55 est incompatible avec les obligations du Canada en vertu de l'accord sur les services. En conséquence, si nous pouvions limiter toute contestation du projet de loi à son examen en vertu des obligations touchant les services seulement, dans ce cas il serait probablement intégralement défendable. Cependant, la jurisprudence de l'OMC n'est pas claire à propos de la relation entre l'accord sur les services, l'AGCS, et l'accord sur les biens, le GATT.

Dans notre cause initiale concernant les tirages dédoublés, le jury a constaté que les deux accords existent en parallèle avec des éléments qui se chevauchent. Ils ont également constaté que la mesure la plus importante qui était alors à l'étude, à savoir la taxe d'accise sur la publicité dans les tirages dédoublés, était peut-être en fin de compte destinée à la publicité mais qu'elle s'occupait des périodiques. En conséquence, les règles touchant les biens, c'est-à-dire le GATT, s'appliquaient et elle était contraire au GATT. Toutefois, leur conclusion n'était pas claire en ce qui concerne le rapport entre les deux accords.

Une cause ultérieure, le dossier des bananes, a cherché à clarifier la situation. Cette décision a établi plus clairement qu'un gouvernement ne peut pas se cacher derrière les dispositions d'un accord de l'OMC dans le but d'éliminer les avantages dont devraient bénéficier ses partenaires commerciaux en vertu d'un autre accord de l'OMC. Cette cause ouvre la voie à des arguments avancés par les États-Unis à l'effet que, même si le projet de loi C-55 aborde clairement les seuls services publicitaires, son effet consiste à modifier la nature des situations concurrentielles sur le marché canadien des périodiques et, par conséquent, les règles concernant les biens, c'est-à-dire le GATT, peuvent également s'appliquer. Il s'agit d'un argument qui est ouvert à la partie américaine. Je ne dis pas qu'il est correct, mais qu'il est ouvert.

Nous ne pouvons pas prévoir comment un jury aborderait de tels arguments. Cependant, en l'état actuel de la jurisprudence, les États-Unis pourraient raisonnablement amener une telle cause devant l'OMC et il nous incomberait de limiter son examen à l'accord sur les services.

Les rédacteurs du projet de loi C-55 reconnaîtront facilement, si vous le leur demandez directement, que si un jury devait appliquer les obligations découlant du GATT, les obligations sur le commerce des biens, au projet de loi C-55, il serait jugé incompatible avec nos obligations. C'est donc un risque pour nous.

Même si nous pourrions résister à une contestation devant l'OMC, le projet de loi C-55 est vulnérable face à une telle contestation. Personnellement, je pense qu'un jury aurait tendance à accepter l'interprétation des États-Unis. Je ne parierais pas mon salaire annuel sur nos chances de l'emporter dans une telle cause car le gouvernement canadien a nettement l'intention d'exclure les périodiques à tirage dédoublé du marché canadien.

Tournons-nous très brièvement vers l'ALENA. Il est assez clair que, en vertu de l'Accord de libre-échange bilatéral, le Canada n'a nullement l'obligation de permettre l'accès au marché aux annonceurs des périodiques américains, les vendeurs de services publicitaires. Nous n'avons nullement l'obligation de leur permettre de vendre des services publicitaires dans des périodiques canadiens en vertu de l'Accord de libre-échange bilatéral. Toutefois, il est également assez clair que, en vertu de l'ALENA, nous n'avons nullement le droit d'exclure les annonceurs américains du marché canadien des périodiques. Par conséquent, le projet de loi C-55 n'enfreint pas nos obligations en vertu de l'Accord de libre-échange bilatéral mais enfreint nos obligations en vertu de l'ALENA -- et j'expliquerai cette différence plus tard si quelqu'un est intéressé par un complément d'information.

Dans les deux cas, le Canada est évidemment autorisé à se fier sur l'exemption culturelle pour prendre les mesures contenues dans le projet de loi C-55, mais l'exemption culturelle permet également aux États-Unis d'user de rétorsion par des mesures ayant des incidences commerciales équivalentes, et c'est ce qu'ils menacent actuellement de faire, comme nous le savons tous. Toutefois, le Canada est d'avis que, dans ce cas particulier, les États-Unis n'ont pas le droit d'user de rétorsion. Cette divergence de vue découle du fait que l'exemption culturelle figure dans l'Accord de libre-échange bilatéral et est incorporée par voie de référence dans l'ALENA. Encore une fois, je pourrai vous expliquer cela plus en détail si vous le souhaitez mais, pour l'instant, permettez-moi de dire que l'interprétation que fait le Canada de l'exemption culturelle contenue dans l'ALENA lui permet de prendre des mesures concernant les industries culturelles mais restreint le droit de rétorsion des États-Unis à des mesures qui sont incompatibles avec l'accord bilatéral.

Le Canada est d'avis que la portée de l'exemption est plus large que la portée du droit de rétorsion. De l'autre côté, les États-Unis sont d'avis que l'exemption et le droit de rétorsion ont été transférés également et réciproquement à l'ALENA. Je cite ces termes «également et réciproquement» de la déclaration officielle d'interprétation de l'ALENA qui a été publiée par l'administration américaine lors de sa présentation devant le Congrès.

L'exemption culturelle et son droit de rétorsion n'ont jamais été utilisés. Ils n'ont jamais été interprétés, jamais été testés. Il est donc impossible de dire, s'ils étaient testés devant un jury, comment ce dernier interpréterait la question. Toutefois, que l'interprétation du Canada soit jugée en fin de compte correcte ou non, nous nous retrouvons encore en position de faiblesse parce que l'interprétation des États-Unis ne leur accorde pas une crédibilité suffisante pour aller de l'avant et user de rétorsion contre le projet de loi C-55 si nous l'appliquons, et pour faire des représailles à un niveau qu'ils détermineront eux-mêmes. Si le Canada n'est pas d'accord avec une telle mesure, comme c'est évidemment notre cas, alors nous avons le droit d'invoquer la méthode de règlement des différends de l'ALENA dans le but de faire mettre de côté la mesure prise par les États-Unis.

Si nous devions le faire, deux questions se poseraient. La première: les États-Unis ont-ils le droit de faire des représailles? La deuxième: s'ils en ont le droit, le niveau de représailles a-t-il été approprié?

Pour ces deux questions, étant donné que le Canada intente la poursuite, le fardeau de la preuve lui incomberait et le processus de règlement des différends en vertu de l'ALENA prend au moins neuf mois, souvent jusqu'à un an. Durant cette période, même si la procédure de règlement des différends était en cours, les représailles se dérouleraient et le Canada subirait les dommages commerciaux infligés. Si ces représailles sont bien ciblées, elles pourraient provoquer la faillite de certaines entreprises canadiennes qui dépendent du commerce avec les clients américains. Même si le Canada gagnait le processus de règlement des différends au bout d'un an, les entreprises en faillite ne se relèveraient pas; les dommages seraient permanents.

C'est l'ALENA.

J'aimerais maintenant aborder la deuxième rubrique, à savoir la question de l'inadéquation générale du projet de loi lui-même. En raison du temps limité, mon argumentation sera très brève. Elle est plus développée dans mon article.

J'aimerais en premier lieu aborder la question clé, à savoir: Le projet de loi C-55 favorise-t-il l'expression des valeurs canadiennes, ou est-il là simplement pour protéger les intérêts commerciaux établis au Canada? Lors du dépôt du projet de loi C-55, Sheila Copps et Sergio Marchi ont parlé avec éloquence de la nécessité pour les Canadiens de pouvoir raconter leurs propres anecdotes. Je suis passionnément d'accord avec ce point de vue. Il est extrêmement important que les Canadiens aient facilement accès aux interprétations canadiennes des idées, des intérêts et des événements nationaux et internationaux, et les périodiques sont des véhicules qui transmettent ce genre d'anecdotes. À mon avis, nous ne pouvons pas survivre en tant que nation si nous dépendons totalement d'étrangers pour interpréter le monde pour nous. C'est le fondement de l'argument.

Si des mesures sont nécessaires pour favoriser une telle expression, alors elles doivent être prises par le gouvernement, mais nous devons nous assurer que c'est ce que nous faisons. À première vue, à la lecture du projet de loi C-55, vous constaterez qu'il n'a aucun rapport avec le contenu canadien. Il n'en fait mention nulle part. Il a un rapport avec la propriété canadienne et la protection des intérêts des entreprises canadiennes. Son seul objectif consiste à mettre de côté une somme d'argent, estimée entre 400 et 600 millions de dollars par an, exclusivement pour les éditeurs canadiens de périodiques. L'hypothèse sous-jacente au projet de loi est que seuls les éditeurs canadiens publieront un contenu canadien. En conséquence, les rédacteurs prétendent que le projet de loi concerne le contenu car, en protégeant les éditeurs canadiens, nous garantissons la disponibilité du contenu canadien. La définition d'un «éditeur canadien» est cependant très draconienne. Comment s'assurer qu'un éditeur de périodiques détenant une participation canadienne de 75,1 p. 100 publiera un contenu canadien et qu'un éditeur de périodiques détenant seulement 74,9 p. 100 ne le fera pas? C'est l'hypothèse contenue dans le projet de loi C-55 et, en vertu de ce projet de loi, le premier peut avoir accès à la publicité canadienne mais pas le deuxième.

Maclean Hunter et Télémédia sont deux sociétés publiques, dont les actions se négocient librement sur les marchés boursiers. Aucune loi n'empêche des investisseurs institutionnels étrangers de se rendre compte qu'il existe une industrie très protégée dont la rentabilité est pratiquement garantie par le projet de loi C-55, et qu'ils devraient peut-être acheter quelques actions. Ils pourraient acheter par inadvertance 25 p. 100 des actions en circulation, pas en un seul bloc mais en plusieurs fois. Dans ce cas, tous les périodiques qu'ils publient deviendraient non canadiens et ils seraient tous dans l'interdiction de véhiculer de la publicité canadienne. Est-ce le résultat recherché par le gouvernement? Je n'en sais rien.

Maintenant, nous pouvons passer à l'objectif plus large dans le secteur culturel, au-delà des préoccupations des périodiques. Ici, notre objectif de politique -- celui qui m'intéresse, du moins -- est de faire reconnaître la spécificité de la culture par le droit commercial international afin que les gouvernements soient libres de prendre des mesures pour favoriser les créateurs culturels et pour garantir la disponibilité de l'expression culturelle nationale à leurs citoyens. C'est un objectif qui vaut la peine d'être poursuivi et qui, à mon avis, devrait être nettement prioritaire dans le programme commercial international du Canada.

La difficulté à laquelle est confronté le Canada à la poursuite de cet objectif est le point de vue contraire, celui exprimé par nos opposants, à l'effet que nous avons tendance à utiliser des arguments très grandiloquents sur les nécessités culturelles et les principes culturels, simplement en couverture pour des mesures qui fausseront le marché pour conférer des avantages et une rentabilité aux intérêts commerciaux canadiens établis. Le projet de loi C-55, qui met exclusivement l'accent sur une définition très draconienne du contenu canadien, fait directement le jeu de ceux qui s'opposeraient à l'obtention, par nos soins, de règles commerciales internationales plus vastes et plus favorables qui traitent le commerce des produits culturels.

Si le projet de loi C-55 était fondé sur le contenu plutôt que sur la propriété, il appuierait nos objectifs plus larges.

Je mentionne l'hypothèse. Si l'hypothèse est que seuls les périodiques canadiens publieront un contenu canadien, alors toute mesure fondée sur le contenu, que nous instaurons, bénéficiera seulement aux périodiques canadiens -- si cette hypothèse est exacte. Si l'hypothèse n'est pas exacte, alors elle ne devrait pas constituer l'assise de la politique canadienne car elle ne fera que nous induire en erreur à long terme.

L'accent que nous mettons donc sur les mesures que nous prenons dans le secteur culturel devrait nettement favoriser le contenu plutôt que de protéger les propriétaires. La difficulté qui surgit immédiatement est la suivante: qu'est-ce que le contenu canadien? Qu'est-ce que la culture canadienne? Qu'est-ce que nous voulons favoriser et protéger? Nous n'avons aucune définition. Je n'ai jamais vu de définition du «contenu canadien». Si nous voulons avoir une démarche cohérente au niveau de la politique, alors nous devons répondre en premier à cette question.

Des difficultés surgissent pour aborder cette question, avec les préoccupations concernant la liberté d'expression, si notre définition de la culture canadienne est trop restrictive. Dans le débat en cours, certaines personnes ont, à mon avis, engendré des difficultés en insistant sur le fait que le contenu canadien des périodiques devrait consister en des anecdotes rédigées par des Canadiens sur des Canadiens pour des Canadiens. C'est beaucoup trop sévère. À mon avis, une interprétation canadienne des événements du Kosovo est tout autant une expression des valeurs culturelles canadiennes qu'une interprétation canadienne des événements en Colombie-Britannique. Je ne suggère nullement là une ressemblance entre les deux endroits.

En conséquence, une définition beaucoup plus simple sera plus pertinente. J'estime que nous pourrions dire avec assurance, dans le cas des périodiques, que toute anecdote rédigée par un citoyen canadien vivant au Canada est une expression des valeurs canadiennes parce que nous savons assurément que c'est une expression au moins des valeurs d'un citoyen canadien.

Si nous adoptions une telle définition et mettions ensuite en place des stimulants qui garantissent l'inclusion de telles anecdotes dans des périodiques distribués au Canada, nous pourrions atteindre les objectifs énoncés par les ministres Copps et Marchi au moment du dépôt du projet de loi C-55. Nous nous assurerions que les Canadiens aient accès à des anecdotes canadiennes. Nous pourrions peut-être même accroître les possibilités, pour des écrivains canadiens, de raconter et de vendre leurs écrits.

Ce que j'ai à l'esprit -- et il y a peut-être d'autres options -- c'est une sorte d'incitatif fiscal à échelle mobile qui récompenserait les annonceurs qui placeraient leurs annonces dans des périodiques renfermant, par exemple, 40 à 80 p. 100 de contenu canadien, indépendamment des propriétaires ou de la nationalité du magazine. Cela n'enfreindrait alors pas le principe fondamental du droit commercial international stipulant que vous ne pouvez pas pratiquer une discrimination entre un produit étranger et un produit national sur votre marché. L'objectif de mettre des anecdotes canadiennes à la disposition des Canadiens serait atteint. Si seuls des périodiques canadiens pouvaient satisfaire ces exigences de contenu, alors tous les avantages iraient aux périodiques canadiens.

Cela m'amène à la question suivante: pourquoi le projet de loi C-55 n'est-il pas dans l'intérêt à long terme des éditeurs canadiens de périodiques? Très franchement, parce qu'il ne fait rien sinon geler le statu quo. Chaque fois que vous mettez en place des règlements qui sont régressifs plutôt que progressistes, vous ne rendez service ni au Canada ni aux Canadiens.

Depuis quand n'avons-nous pas vu un nouveau magazine général au Canada? Le marché canadien est-il suffisamment grand pour supporter de nouveaux périodiques généraux capables de faire concurrence au Canada aux périodiques étrangers lustrés qui sont déjà largement disponibles sur notre marché? Le projet de loi C-55 favorisera-t-il la création de nouvelles approches de la publication des périodiques au Canada et la mise au point de nouveaux véhicules pour raconter des anecdotes canadiennes? À mon avis, la réponse est négative, je ne pense pas qu'il le fera.

Selon toute vraisemblance, l'innovation sur le marché canadien des périodiques, et dans les nouvelles technologies qui émergeront et changeront la nature du marché des périodiques, exigera une forme quelconque de partenariat international, soit par des injections de capitaux pour les éditeurs canadiens, soit par des coentreprises. Le projet de loi C-55 devrait s'assurer que cela n'arrivera jamais. J'illustrerai ce point avec un exemple très bref.

À l'heure actuelle, les Canadiens achètent des milliers, peut-être même des millions, de revues qui présentent des célébrités américaines. Ils ne savent pratiquement rien des célébrités canadiennes telles qu'elles sont. Cela aurait-il du sens pour un éditeur canadien de participer à une coentreprise avec un éditeur d'un magazine américain lustré qui attirerait au départ des lecteurs canadiens en présentant les célébrités américaines qui les intéressent tant mais qui présenterait également des Canadiens et ferait naître un intérêt canadien pour notre propre excellence? Je pense que cela aurait du sens, si on pouvait le faire. Cela contribuerait assurément à une meilleure appréciation et à un plus large développement de la création culturelle canadienne. Toutefois, en vertu du projet de loi C-55, cela n'arrivera pas. La question que je vous pose est la suivante: est-ce une bonne démarche de politique? Je pense que la réponse est évidente, mais c'est une question que je vous pose.

Passons maintenant à la question des prix abusifs des annonces vendues dans des tirages dédoublés. Cela semble constituer le noeud du problème global. L'argument veut qu'en permettant les tirages dédoublés sur le marché canadien, on permettra aux éditeurs américains de vendre moins cher que les services publicitaires canadiens et, en fin de compte, d'acculer les périodiques canadiens à la faillite. Dans de telles circonstances, certains éditeurs de périodiques à tirage dédoublé pourraient très bien avoir recours aux prix abusifs.

Certains sidérurgistes étrangers ont également recours à des prix déloyaux pour vendre leur produit sur le marché canadien. Ils font du dumping au Canada. Notre réaction sur le marché de l'acier est de poursuivre les responsables du dumping, d'augmenter leurs prix et de ne pas permettre les prix inéquitables. Nous ne disons pas: «Nous savons que quelques sidérurgistes étrangers imposeront des prix inéquitables sur le marché canadien. Par conséquent, nous interdirons l'importation de tout l'acier étranger au Canada.» C'est l'approche que nous adoptons dans le projet de loi C-55.

Dans ce projet de loi, nous disons: «Il existe une très forte possibilité que certains éditeurs étrangers sous-évalueront leurs services publicitaires au Canada et suivront des pratiques de prix inéquitables au Canada. En conséquence, étant donné que certains d'entre eux le feront, nous n'en laisserons pénétrer aucun au Canada.»

Pour moi, ce n'est pas une façon très brillante de procéder. Il me semble que nous devrions examiner nos lois de la concurrence et du commerce, dans le but d'arriver avec des mécanismes plus efficaces pour aborder les pratiques de fixation de prix inéquitables sur le marché des services, pour permettre des échanges commerciaux.

Enfin, il y a une question d'extraterritorialité. D'après la structure du projet de loi, l'acte illégal en vertu du projet de loi ne se déroulera pas au Canada. Le projet de loi ne dit pas que c'est illégal pour des Canadiens de faire des annonces dans des magazines à tirage dédoublé. Il dit que c'est illégal pour des éditeurs étrangers d'offrir à des Canadiens des services publicitaires destinés au marché canadien. C'est donc l'éditeur étranger qui enfreint la loi. Selon toute vraisemblance, l'éditeur étranger se trouvera à New York où il acceptera la commande, offrira le service et recevra le paiement. Par conséquent, la transaction se déroulera complètement à l'étranger. Le projet de loi a une clause fantastique. Il prévoit que toute mesure prise en contravention de ce projet de loi, qui se déroulera à l'étranger, sera réputée avoir eu lieu au Canada. C'est très astucieux.

Souhaitons-nous vraiment élargir la portée de la loi canadienne au-delà de nos frontières dans ce genre de cause? Pouvons-nous imaginer que le gouvernement américain manquerait d'intercéder si le gouvernement canadien saisissait les actifs d'une entreprise américaine pour avoir exécuté ses activités intégralement aux États-Unis en respectant la loi américaine? Je ne peux absolument pas m'imaginer une telle situation.

Risquerons-nous de gagner plus que nous perdrons par cette application extraterritoriale du projet de loi C-55? Nous pourrions perdre par l'application extraterritoriale de lois américaines se rapportant, par exemple, aux règles antitrust, aux transactions commerciales avec l'ennemi, à l'extradition et aux transactions avec Cuba. Elles ont toutes posé des problèmes très réels pour le Canada. Si nous étendons la portée du projet de loi et saisissons les actifs des éditeurs américains pour avoir agi légalement aux États-Unis, pourrons-nous alors prétendre auprès des Américains qu'ils n'ont pas le droit de capturer des Canadiens que nous ne souhaitons pas les voir extrader, ou restreindre nos activités en vertu de leur législation concernant les transactions commerciales avec l'ennemi, ou de punir des Canadiens en vertu de leurs lois antitrust lorsque nous pensons qu'ils ne le devraient pas? J'en doute énormément.

Voilà mes principaux points. C'est avec plaisir que je répondrai à toutes vos questions.

Le sénateur Lynch-Staunton: Merci pour un exposé très provocateur. Vous êtes ici à titre individuel?

M. Browne: Oui.

Le sénateur Lynch-Staunton: Ce sont vos propres points de vue?

M. Browne: C'est exact. Je ne représente ni l'université, ni personne d'autre.

Le sénateur Lynch-Staunton: Vous n'avez pas communiqué vos points de vue à quiconque ayant un intérêt dans ce projet de loi?

M. Browne: Non.

Le sénateur Lynch-Staunton: Je voulais simplement clarifier ce point au cas où il y aurait des questions. Tout d'abord, j'aimerais contester une chose que vous avez dite, à savoir que les Canadiens ne connaissent pas de célébrités. Vous devez exclure le Québec. Il existe une industrie de l'édition très florissante au Québec et je ne connais pas une Québécoise ou un Québécois qui n'est pas au courant des vedettes dans les domaines du divertissement, des affaires et de la politique. C'est un secteur très florissant qui pourrait être copié ailleurs, mais qui ne l'est malheureusement pas.

Je voudrais parler brièvement du contenu canadien. Vous dites qu'il n'y a aucune définition du contenu canadien et pourtant il y a des discussions ou des négociations en cours à Washington durant lesquelles ce sujet a été soulevé. Êtes-vous au courant de ce qui s'est passé là-bas et de ce que pourrait être leur définition du contenu canadien?

M. Browne: J'ai lu dans la presse technique ce qui se passe aux États-Unis. Oui, j'en déduis qu'ils ont suggéré être disposés à accepter une règle fondée sur le contenu. Ils souhaiteraient que le seuil soit nettement inférieur à ce que nous aimerions évidemment. Je ne sais pas comment ils définissent le contenu canadien. Je serais inquiet s'ils définissaient le contenu canadien comme étant des articles rédigés par des Canadiens habitant à New York ou à Los Angeles ou ailleurs, car j'estime que nous devrions nous assurer que le contenu canadien se rapporte à des anecdotes rédigées par des Canadiens résidant au Canada.

Lorsque je dis qu'il n'y a aucune définition du contenu, ce que j'aurais dû dire c'est qu'il n'y a aucune définition de la culture, de la culture canadienne. Il y a des définitions dans les lois se rapportant aux films, à la télévision et à la musique, et elles définissent le contenu canadien pour savoir qui écrit, qui produit, qui chante, qui joue, qui fait la mise en scène, ces genres de choses, mais il n'y a pas de définition directe de l'expression culturelle canadienne. Elle est toujours formulée en fonction des acteurs, qui s'occupent, généralement parlant, de la production et de la distribution. Le créateur joue plutôt un rôle effacé. Je ne sais pas quelle est la définition là-bas.

La dernière chose que j'ai lue, c'est que les pourparlers se sont éloignés de la règle fondée sur le contenu. Je suis désolé d'entendre cela parce que j'estime que les choses allaient dans la bonne direction.

En ce qui concerne le Québec, j'abonde tout à fait dans votre sens. J'aurais dû faire précéder mon exposé d'une déclaration disant que j'aborde uniquement les magazines de langue anglaise et je pense que le problème avec les États-Unis est toujours celui du marché de la culture anglophone plutôt que du marché de la culture francophone.

Le sénateur Lynch-Staunton: C'est davantage une réflexion qu'une question, mais j'ai été abasourdi d'entendre l'autre jour qu'un éditeur canadien, identifié comme tel et bénéficiant en conséquence de la Loi de l'impôt sur le revenu -- de l'article 19, je pense -- n'a pas à publier un contenu canadien, tel que je le décrirais, ce qui signifie avoir un reportage canadien.

M. Browne: C'est exact. La même chose s'applique avec ce projet de loi.

Le sénateur Lynch-Staunton: Il n'a donc en réalité aucun rapport avec la culture ou l'encouragement d'auteurs canadiens.

M. Browne: Absolument.

Le sénateur Lynch-Staunton: Il est discriminatoire, par le fait qu'il exclut au lieu d'inclure, c'est donc un projet de loi négatif.

M. Browne: Oui.

Le sénateur Callbeck: En poursuivant avec cette définition du contenu canadien, vous parlez d'articles rédigés par des Canadiens résidant au Canada. Cela ne disqualifierait-il pas de nombreuses personnes? Par exemple, je lis que vous avez été consul général à Los Angeles, alors auriez-vous été disqualifié lorsque vous habitiez là-bas?

M. Browne: Je suppose que, légalement, ma résidence faisait partie du Canada. Paul Anka habite aux États-Unis, à Los Angeles, depuis environ 30 ans, où il écrit des chansons. Diriez-vous, étant donné que c'est un Canadien expatrié, ayant encore de la famille et des liens ici, que ses chansons expriment la culture canadienne? Diriez-vous que, lorsqu'il écrit une chanson pour la faire interpréter par Frank Sinatra, disant «I Did It My Way», c'est une expression de la culture canadienne? Je ne le pense pas. J'estime que c'est une expression de la culture d'un Canadien expatrié, qui peut être basée sur les valeurs de son enfance mais qui est influencée par son milieu.

Le sénateur Callbeck: Mais alors, il y aurait une différence? Vous dites qu'il habite là-bas depuis 30 ans.

M. Browne: À peu près.

Le sénateur Callbeck: J'aimerais poursuivre sur un autre sujet. La Revue parlementaire canadienne a publié un article que vous avez rédigé au sujet du projet de loi C-55, dans lequel vous dites que ce dernier est bien conçu, si bien qu'il est évident qu'il s'adresse à la vente de services publicitaires plutôt qu'à la vente de périodiques. Vous poursuivez en disant qu'en conséquence, le jury de l'OMC devrait être obligé d'appliquer les règles du commerce des services et que, étant donné que le Canada n'a assumé aucune obligation de l'AGCS concernant le commerce international des services publicitaires, la mesure résistera vraisemblablement à une contestation devant l'OMC.

Vous dites que le projet de loi C-55 devrait résister à une contestation devant l'OMC. Dans son témoignage, la ministre Copps a dit que l'ambassadeur canadien à Washington avait déclaré aux Américains que nous n'avons pas de problème à accepter le projet de loi C-55 comme une décision rendue par l'OMC. Les Américains ont résisté. Pensez-vous qu'ils ont résisté parce qu'ils pensent qu'ils perdront?

M. Browne: Non. Je pourrais clarifier quelque chose. Vous remarquerez que, dans mon témoignage d'aujourd'hui, j'ai déclaré qu'il ne résisterait vraisemblablement pas à la contestation. C'est parce que, depuis que j'ai rédigé cet article antérieur, le jugement concernant les bananes a été rendu, et j'estime qu'il a modifié la loi quelque peu. Il a clarifié la loi, si bien que, selon toute vraisemblance, le projet de loi serait pris en considération en vertu du GATT ainsi qu'en vertu de l'AGCS. S'il est examiné en vertu du GATT, il sera jugé incompatible avec nos obligations. Quant aux deux accords, nous serions compatibles avec l'un mais incompatibles avec l'autre.

Pourquoi les Américains ne contestent-ils pas? Je pense que c'est parce que le processus de règlement des différends en vertu de l'OMC est encore plus long qu'en vertu de l'ALENA. Il n'y a aucun moyen d'obtenir un avis consultatif de l'OMC. Il n'existe aucune disposition dans les procédures de l'OMC pour que cela arrive. La seule façon de le faire est d'intenter une poursuite et de suivre tout le processus. Cela prend environ 12 à 15 mois, et ensuite la partie perdante dispose de 15 mois supplémentaires avant de mettre en vigueur le jugement. Il faut donc plus de deux ans avant d'obtenir un résultat. Ils ne veulent pas attendre aussi longtemps. Ils veulent un résultat immédiat.

En outre, ils ne veulent pas établir le précédent encourageant les pays à faire ce que nous avons fait, c'est-à-dire à avoir un régime en place qui exclut les magazines à tirage dédoublé, à constater que le régime est assez incompatible avec nos obligations commerciales, et ensuite à nous voir le bricoler légèrement en disant: «Nous continuerons d'exclure les revues mais nous allons le faire sur une base différente. Si vous intentez une poursuite contre nous et si nous perdons, alors, dans deux ou trois ans, nous le remanierons un peu plus et nous aurons à nouveau deux années et demie de paix». Voilà où se situe le problème avec les États-Unis

Le sénateur Callbeck: Autrement dit, le temps écoulé avant d'obtenir un résultat.

M. Browne: Je le crois et c'est un principe. Les Américains éprouvent actuellement des difficultés considérables avec les Européens pour les obliger à appliquer des jugements rendus contre eux. Nous avons utilisé quelques astuces légalistes très intelligentes pour nous assurer d'avoir appliqué techniquement le jugement rendu contre nous, mais nous avons immédiatement mis en place une nouvelle mesure qui maintiendrait le statu quo. Tout cela est très désagréable pour les Américains et je ne pense pas qu'ils aiment cela. Ils peuvent obtenir des mesures immédiates. Ils peuvent nous infliger des dommages en vertu de l'ALENA, et c'est un meilleur moyen pour eux.

Le sénateur Kinsella: Dans votre article, vous faites allusion à la question de la liberté d'expression. Vous avez déclaré que, en vertu de la Charte des droits et libertés, le projet de loi serait annulé par la Cour suprême.

M. Browne: Ce serait possible.

Le sénateur Kinsella: Je pense qu'il le sera car je ne crois pas qu'il soit prêt de respecter le critère Oakes, qui permettrait à une loi d'être épargnée par l'article 1. Vous avez déclaré que, à première vue, le projet de loi C-55 n'a aucun rapport avec le contenu canadien mais a un rapport avec la propriété canadienne. Pouvez-vous me donner des précisions là-dessus?

M. Browne: Votre première question portait sur la liberté d'expression. Il incombe à l'annonceur de soulever la question. Si elle était soulevée, les Canadiens se verraient refuser une tribune qui circule librement dans notre société pour exprimer leurs points de vue, tandis que les Américains pourraient utiliser cette tribune pour exprimer le point de vue qu'il vaut mieux acheter américain que canadien.

La loi est telle qu'une poursuite pourrait être intentée. Je n'essaie jamais de prédire absolument le résultat de poursuites, mais une poursuite pourrait être intentée et la Cour Suprême pourrait très bien rendre un jugement favorable aux annonceurs et dire, oui, les Canadiens ont le droit d'utiliser la tribune des magazines américains qui circulent sur le marché canadien.

La seconde question consiste à savoir si le projet de loi a un rapport absolu avec la propriété et n'a aucun rapport avec le contenu. Nous avons déjà abordé un peu ce sujet. Je n'ai pas le projet de loi devant moi, mais l'article 3 contient tout cela. Il dit simplement qu'il est illégal ou interdit à un éditeur étranger de magazines de fournir à des Canadiens des services publicitaires destinés au marché canadien. Ensuite, on définit un éditeur étranger, un Canadien, et cetera. C'est tout ce que l'on aborde.

J'ai un condominium en Californie et bon nombre de mes amis ont des condominiums en Floride. Deux d'entre nous pourraient s'allier et publier un magazine canadien qui ne fait rien d'autre que reproduire et diffuser des nouvelles locales provenant des collectivités dans lesquelles sont situés nos condominiums. Nous voulons savoir ce qui se passe dans ces collectivités, si nous sommes encore en sécurité, et cetera. Ce magazine serait destiné aux retraités migrateurs au Canada, pour les informer de ce qui se passe près de leurs résidences à l'étranger, sans faire mention d'aucune chose de nature canadienne ni avoir un rapport quelconque avec le Canada. Cependant, en vertu du projet de loi C-55, nous serions des éditeurs canadiens d'un magazine, pleinement autorisés à utiliser des annonces canadiennes.

Le sénateur Kinsella: Sur ce dernier point, l'article 3 du projet de loi ne respecterait jamais le critère de la dérogation minimale, qui est le critère qu'il faut satisfaire pour que le projet de loi soit conservé, s'il peut l'être, en vertu de l'article 1.

M. Browne: Je ne suis pas en désaccord avec vous. Vous avez possiblement raison. Je ne suis pas un expert en droit constitutionnel.

Le sénateur Kinsella: Avez-vous examiné ce projet de loi dans l'optique d'y apporter des modifications? Pensez-vous que le projet de loi pourrait prévenir, sous une forme quelconque, les problèmes que vous avez mentionnés en vertu des règles internationales? Je serais également intéressé à ce qu'il réponde à nos normes canadiennes. Pensez-vous que le projet de loi peut être arrangé?

M. Browne: Il pourrait être arrangé en le reformulant considérablement; toutefois, l'exercice serait si vaste que vous devriez même en changer le titre. Si l'on supprimait le critère de la propriété, si l'on supprimait la mention des éditeurs étrangers et canadiens, et s'il abordait simplement la question des magazines canadiens, il pourrait survivre, mais il faudrait vraisemblablement en faire un projet de loi fiscal.

Le sénateur Kinsella: À votre avis, qu'est-ce qui n'a pas fonctionné dans le ministère? Qu'est-ce qui n'a pas fonctionné au ministère du Patrimoine canadien pour qu'ils arrivent avec ce modèle, cette approche?

M. Browne: Je pense que le ministère du Patrimoine canadien a tenu des consultations sérieuses avec les éditeurs de magazines pour rédiger le projet de loi. Les éditeurs de périodiques sont comme les autres entreprises par le fait que, lorsqu'ils bénéficient d'une situation préférentielle, ils aimeraient la garder. En conséquence, l'objectif du projet de loi est devenu le maintien des recettes publicitaires exclusivement pour les Canadiens en écartant les tirages dédoublés du marché des périodiques. C'est le principal objectif.

Les fonctionnaires auraient dû d'asseoir et adopter un point de vue plus large, et se demander comment nous pourrions favoriser les récits canadiens au Canada. Je suis d'accord avec leur hypothèse que, selon toute vraisemblance, très peu de périodiques étrangers auront un contenu canadien de 40 p. 100 en vertu de n'importe quelle définition. Ils auraient pu aborder la situation avec ce genre d'approche. Ils auraient pu l'inscrire dans un contexte différent et arriver avec quelque chose qui serait défendable à l'échelle internationale et qui satisferait les besoins des Canadiens et de la loi canadienne.

Le sénateur Rompkey: Comme le sénateur Lynch-Staunton, je voulais rappeler à notre témoin qu'il y a des régions du Canada où nous avons des célébrités. Le nom de Mary Walsh est peut-être reconnu maintenant au Québec, mais elle est assurément connue depuis longtemps dans les ménages de Terre-Neuve et du Labrador. C'est principalement grâce à des magazines qui diffusaient des récits sur elle et on lui a accordé une certaine importance à la télévision de Radio-Canada.

Quant à savoir si Paul Anka est encore canadien, c'est une question très difficile à définir. Nous avons un proverbe à Terre-Neuve: vous pouvez éloigner le garçon de la baie mais vous ne pouvez jamais éloigner la baie du garçon. J'estime que la même chose vaut dans une certaine mesure pour Paul Anka, car il est certain que la culture dépasse votre lieu de résidence. Les valeurs d'une personne ne se manifestent pas simplement durant les dernières étapes de sa vie. Les éléments qui influencent les points de vue et les valeurs d'une personne remontent bien plus loin dans sa jeunesse.

Je suis encore disposé à accepter le fait que Paul Anka est canadien, tout comme Dan Akroyd et, au fait, Wayne Gretzky, un autre Canadien célèbre qui a vécu à l'étranger pendant plusieurs années, qui a contribué à la culture américaine mais qui est encore très canadien et qui l'admet.

Quelle est votre définition d'un Canadien? C'est très difficile à cerner.

J'aimerais vous interroger sur votre incitatif fiscal. La position du gouvernement est sans incidence sur les recettes. Il me semble que la vôtre ne l'est pas. Voulez-vous dire aux Canadiens où vous trouverez l'argent car vous suggérez un encouragement fiscal sur une échelle mobile. Les fonds publics destinés aux périodiques peuvent se trouver à un endroit parmi deux -- en imposant des taxes ou en supprimant des programmes. Imposeriez-vous des taxes pour obtenir l'argent ou élimineriez-vous des programmes et, si oui, lesquels?

M. Browne: Ayant été fonctionnaire à une époque de fortes restrictions dans les dépenses, je sais précisément à quoi vous faites référence. Nous étions souvent confrontés à des problèmes de ce genre. J'ai la ferme conviction que le gouvernement devrait trouver des moyens de favoriser l'expression culturelle canadienne. À mon avis, cela mérite une subvention.

Dans le cas présent, nous parlons de sommes relativement modestes. La ministre du Patrimoine estime la chose à environ 600 millions de dollars par an. Les annonceurs me disent qu'en fait c'est seulement environ 430 millions de dollars par an. Ce n'est pas une somme énorme. Le gouvernement prévoit un surplus de 8 à 10 milliards de dollars. Je ne pense pas que nous devrions couper des programmes pour accorder ce montant aux périodiques.

Je sais que le coût est un véritable problème; je ne veux pas être irrévérencieux. C'est une décision de valeur que nous devons prendre. Vaut-elle la peine qu'on l'appuie et, si oui, sommes-nous disposés à payer pour?

Comme le disait le général McKenzie, si nous devons aller à la guerre, nous devons nous préparer à mourir.

Le sénateur Rompkey: Mais nous n'avons pas à nous préparer à imposer des taxes ou à couper des programmes. Comme je l'ai déjà dit, cette mesure particulière est sans incidence sur les recettes. Elle n'impose pas de taxes et ne sabre pas dans des programmes.

M. Browne: Elle est également indéfendable et mal orientée.

Le sénateur Rompkey: Je me demande si c'est le cas. Vous avez parlé de dumping. Le tirage dédoublé n'est-il pas une forme de dumping? L'objet de nos débats ici aujourd'hui est assurément du dumping effectué par des entreprises américaines à propos de leur produit au Canada. Ce projet de loi n'est-il pas une mesure antidumping?

M. Browne: Ce n'est pas exact techniquement. Pour le moment, les mesures antidumping ne s'étendent pas aux services. Dans mon article plus élaboré, je suggère que nous pourrions peut-être envisager de l'appliquer aux services, bien que mes collègues au ministère des Affaires étrangères seront atterrés par une telle proposition.

Si c'est ce que vous vous efforcez de faire, alors la démarche correcte consiste, comme je l'ai dit, à mettre en place des lois sur la concurrence qui puniront les personnes pratiquant vraiment des prix abusifs et qui permettront aux personnes disposées à livrer une concurrence équitable pour la publicité canadienne de le faire. Nous disons que puisque 1 ou 10 p. 100, quel que soit le chiffre, feront une concurrence déloyale, 100 p. 100 seront exclus. C'est le problème que je perçois.

Si je pouvais revenir à la question de la définition de la culture canadienne, Rohinton Mistry vit au Canada, écrit des ouvrages excellents et remporte des prix internationaux. Michael Ondaatje, auteur de l'ouvrage intitulé: The English Patient, habite au Canada et est citoyen canadien. Nous les englobons comme créateurs de l'expression culturelle canadienne. En vertu de votre définition, ne sont-ils pas des Indiens? N'expriment-ils pas la culture indienne?

C'est là que les ennuis commencent. Nous ne pouvons pas dire que chaque Canadien qui quitte le Canada et vit quelque part ailleurs exprime encore la culture canadienne, mais chaque étranger qui vient au Canada et habite ici exprime la culture canadienne, pas sa culture antérieure.

Le sénateur Rompkey: Je considérerais qu'ils donnent un point de vue canadien. Ils sont ici maintenant et vivent dans notre pays. Toutefois, c'est très difficile à définir. Si nous devions commencer à définir qui est et qui n'est pas canadien et ce qu'est et ce que n'est pas la culture canadienne, et essayer de mettre tout cela sous forme d'un projet de loi en remplacement de ce que nous avons devant nous, ce serait un exercice très délicat. En fait, je pense que c'est votre principal point. Nous pouvons tous avoir une définition de qui est et qui n'est pas canadien et de ce qu'est et de ce que n'est pas la culture canadienne, toutefois vous devez admettre que c'est très difficile à définir.

M. Browne: Je l'admets et je sais que les politiciens rechignent à franchir cette étape.

Le sénateur Adams: Pour continuer dans la même veine que le sénateur Rompkey, je suis d'une culture différente de la vôtre et cependant je suis encore canadien. J'éprouve des difficultés avec la façon dont vous reconnaissez la culture canadienne. La plupart des gens d'ici, ou du Canada Atlantique, vous pouvez les appeler des immigrants. Mon peuple vit ici depuis 5 000 ans.

Vous avez parlé des retraités migrateurs. La plupart des oiseaux des neiges migrent vers l'Arctique. Il en va de même des oies blanches. Tous les oiseaux migrent vers l'Arctique en été et repartent en automne. Cela fait partie de notre culture.

Vous avez parlé des Indiens. Si je disais que votre culture est canadienne, si vous veniez dans l'Arctique, pourriez-vous survivre dans un igloo? J'éprouve un peu de difficulté à comprendre Sheila Copps. Lorsqu'elle a comparu devant notre comité, elle a mentionné qu'elle préservait la culture canadienne pour sa fille. Nous avons la même chose. Nous avons toutefois une culture différente. Le Canada ne reconnaît que deux langues et la mienne n'est pas reconnue.

M. Browne: Je devrais préciser que lorsque j'ai utilisé le terme «Indien», je ne parlais pas des Indiens d'Amérique du Nord, mais de deux personnes qui ont grandi en Inde, qui sont ensuite venues au Canada à l'âge adulte mais qui expriment maintenant, à notre avis, la culture canadienne. Je pense qu'il est tout aussi approprié de dire qu'un Canadien qui va aux États-Unis et y vit pendant 30 ans exprime alors la culture américaine plutôt que la culture canadienne. C'est le point que je tenais à souligner.

Je suis un immigrant de la première génération. J'ai passé toute ma vie au Canada, à l'exception d'environ 18 années de ma vie adulte que j'ai passées à l'étranger à représenter le Canada. J'estime que je suis encore très canadien et que les valeurs que j'exprime représentent des valeurs canadiennes.

La présidente: Comme prochain témoin, j'inviterais M. Gordon Ritchie.

Bienvenue, monsieur Ritchie, au comité permanent des transports et des communications. Comme vous le savez, nous examinons le projet de loi C-55, Loi concernant les services publicitaires fournis par des éditeurs étrangers de périodiques. Nous vous remercions de comparaître devant nous à titre d'ancien négociateur de l'Accord de libre-échange. Nous croyons que vous avez un exposé à nous faire avant de passer aux questions.

M. Gordon Ritchie: Si vous le souhaitez, madame la présidente, je pourrais faire quelques commentaires liminaires. On m'a demandé de parler des questions commerciales entourant le projet de loi.

La présidente: Nous l'apprécierions.

M. Ritchie: Pour commencer, vous devriez savoir que j'ai servi comme administrateur de Télémédia Inc. pendant une dizaine d'années alors que c'était une entreprise publique. Au fait, ce n'est plus une société publique, comme l'a mentionné M. Browne, et j'ai bien peur que ce ne sera pas le seul point factuel sur lequel je serai en désaccord avec mon ami M. Browne.

J'ai siégé comme administrateur et je les ai conseillés sur un certain nombre de questions, y compris les questions commerciales, même si je n'ai, à l'heure actuelle, aucun lien avec quiconque est impliqué dans un aspect quelconque de ce projet de loi. Il va sans dire que mes points de vue sont personnels et que je ne parle au nom de personne.

Cette expérience avec Télémédia ne fait assurément pas de moi un expert de l'industrie des périodiques. Toutefois, je suis assez familier avec les transactions faites avec les Américains sur ces sujets. J'ai pensé pouvoir être utile en essayant d'identifier rapidement cinq des questions clés que je poserais si j'étais à votre place. Dans certains cas, je serai en mesure de vous venir en aide au niveau des réponses et dans d'autres cas je ne le pourrai pas.

Ces questions sont les suivantes: Premièrement, pourquoi ne pas simplement laisser les marchés libres décider? Deuxièmement, si le gouvernement doit intervenir, le projet de loi C-55 fera-t-il l'affaire? Troisièmement, est-il compatible avec nos obligations internationales? Quatrièmement, si les Américains n'aiment pas ce que nous faisons, ont-ils le droit de faire des représailles? Cinquièmement, comment nous sortir de ce bourbier?

À propos de la première question, comme beaucoup d'entre vous le savent, je pense qu'en règle générale les marchés libres produisent le résultat optimum. Toutefois, comme toute règle, il y a des exceptions. À mon avis, les industries culturelles constituent nettement une telle exception, pour des raisons qui vous sont familières, notamment les caractéristiques de l'industrie, le fait qu'elle vend vraiment de la publicité, pas seulement des publications, que les frais de rédaction se retrouvent au départ, peu importe que vous vendiez un exemplaire ou 100 000 ou 1 million, et que les coûts de production sont en réalité assez marginaux.

Comme résultat des facteurs économiques, si nous étions un marché libre, je pense que tout le monde admet que le marché canadien serait inondé de revues destinées au marché américain plus vaste pour ce qui est de leur contenu. Cela engloberait des revues américaines non modifiées et des revues que nous appelons des tirages dédoublés.

Ces revues se vendraient, ainsi que leurs annonces, à un coût marginal -- pratique commerciale rationnelle à avoir -- ce qui, dans n'importe quelle industrie productrice de biens, serait connu sous le nom de dumping. Avec tout le respect qui est dû à votre témoin précédent, je pense que le sénateur Rompkey avait parfaitement raison, c'est du dumping. Dans n'importe quel jargon économique, c'est du dumping. Dans le domaine juridique, ce n'est pas du dumping parce que nous ne nous sommes pas persuadés de pouvoir appliquer ces règles au secteur des services, raison pour laquelle nous avons utilisé des mécanismes comme le projet de loi C-55 pour essayer de combler le fossé. Nous ne parlons pas ici de ce que l'on appellerait des échanges équitables; nous parlons nettement de dumping.

Si je devais conseiller les éditeurs canadiens sur la façon de réagir, comme je l'ai fait dans le passé, je me fierais à leur force dans la situation. Il est clair que certains d'entre eux disparaîtraient. D'autres devraient fusionner ou devraient se vendre à des homologues américains si c'est autorisé, ce qui ne serait pas le cas actuellement. Pour les plus forts, la réponse rationnelle consisterait à dépouiller le contenu canadien afin de viser le marché américain, de préférence un marché à créneaux.

Pourquoi dépouiller le contenu canadien? Parce qu'il ne se vend pas aux États-Unis. Nous pouvons amorcer une nouvelle discussion sur ce sujet, mais l'analyse de mise en marché est très claire, à savoir que si vous avez une saveur canadienne, si vous parlez de Toronto au lieu de Chicago, ne vous attendez pas à vendre votre publication aux États-Unis. Le résultat de cette réalité est un contenu canadien considérablement réduit.

Vous devez juger si cela est important. D'après votre témoin précédent, je pense que c'est important. J'estime que nous avons déjà suffisamment peu de voies de communication entre nous.

Le projet de loi C-55 fera-t-il l'affaire? Je ne suis pas catégorique à ce sujet. Cette question en renferme deux.

Premièrement, maintiendra-t-il en vie les éditeurs de revues canadiennes? Je crois qu'ils vous disent que oui, et je m'en remets à eux parce qu'ils investiront leur argent dans ce jugement. Ils estiment que le projet de loi C-55, de concert avec d'autres mesures dont des dégrèvements fiscaux et des subventions dont ils bénéficient actuellement, suffiront pour assurer leur survie. Au fait, certains prétendront que des subventions suffiraient. Cela ne réussit tout simplement pas à faire comprendre la nature de l'industrie. Aucune subvention ne rendrait une revue viable si vous en supprimiez le contenu publicitaire.

Le deuxième point sous-jacent à cette question consiste à savoir si cela permettra d'atteindre le niveau de contenu canadien que nous recherchons et c'est un problème très délicat. Je ne le minimise pas le moins du monde. C'est extrêmement difficile à définir. Nous répugnons à le définir en ayant une sorte de comité de censure pour déterminer ce qui est acceptablement canadien et ce qui ne l'est pas, pour prendre une décision qualitative arbitraire hautement subjective. C'est la raison pour laquelle nous utilisons des substituts, qui sont inadéquats et inefficaces mais constituent les meilleurs éléments dont nous disposons en attendant de trouver autre chose. Un substitut est la propriété. Un autre substitut est la méthodes des points que nous utilisons en radiotélédiffusion. Il existe d'autres suggestions comme celle de M. Browne, que je trouverais personnellement offensante. Je la trouverais contestable si le travail d'une personne qui est à l'étranger, ou celui des immigrants reçus, qui ont contribué à quelques-uns des meilleurs ouvrages de notre littérature la plus récente, n'était pas admissible comme contenu canadien. Je ne pense pas que ce soit le projectile magique.

Vous êtes confrontés au problème de devoir faire confiance au départ, dans le cadre de ce projet de loi, au fait que la propriété canadienne produira un contenu canadien et cela est généralement vrai. Toutefois, à bien des égards, les deux ne font pas la paire.

Il y a là une importante question de politique gouvernementale, pas seulement dans les magazines mais, comme vous le savez pertinemment bien, madame la présidente, dans toutes les autres industries culturelles.

La troisième question consiste à savoir si ce projet de loi enfreint nos obligations internationales. Tout d'abord, qu'en est-il de la décision de l'OMC? Le Canada est une importante nation commerciale et a, de toute évidence, un intérêt crucial dans le succès de l'OMC. Nous avons joué un rôle prépondérant dans l'élaboration de ces règles. Si nous insistons maintenant pour que les autres respectent ces règles, nous devons les respecter nous-mêmes. Il n'y a aucun doute là-dessus, mais soyons clairs sur ce que sont les règles et les décisions de l'OMC.

Cette décision concernant les publications à tirage dédoublé a été largement mal comprise et, en fait, activement dénaturée. Elle n'a pas empêché le Canada de protéger nos industries culturelles. De fait, elle reconnaît explicitement notre droit de le faire. Elle a contesté les taxes d'accise spécifiques et tout instrument inapproprié. Elle n'a pas empêché le Canada d'adopter d'autres mesures. En fait, je trouve cela logique, franchement étonnant et naïf. Le résultat de ce genre de décision de l'OMC consiste à dire: «Très bien, votre objectif est légitime, mais l'instrument n'est pas correct. Trouvez un instrument qui accomplira le travail.» C'est exactement la voie sur laquelle vous vous êtes engagés actuellement -- en vue de déterminer si le projet de loi C-55 fera le travail et sera conforme aux règles de l'OMC.

Suggérer que, d'une façon quelconque, le Canada retarde le processus ou fait traîner les choses en longueur, ou que c'est une réponse inappropriée, tout cela n'est que balivernes.

Sans mâcher nos mots, on peut dire que toute comparaison entre cette situation et le dossier de la banane est naïve et simplement erronée. C'est un ensemble très différent de problèmes où les Américains ont des motifs légitimes de croire que l'on a joué au plus fin des deux côtés.

Si les Américains estiment que cette mesure est contraire à l'OMC, ils ont tout le loisir et le droit de faire valoir leur cause.

Vous avez eu une analyse de la situation. M. Browne nous a donné la sienne. Je ne suis pas d'accord. Je pense que l'on peut défendre une très bonne cause pour le projet de loi C-55. La dernière fois que j'ai vérifié, dans mon langage de négociateur, les Américains ne payaient pas pour avoir accès à notre marché des services publicitaires en vertu de l'OMC ou de l'ALENA. Si vous ne payez pas pour, vous ne pouvez pas réclamer que c'est votre droit. La meilleure des preuves est en fait la répugnance très évidente des Américains à se soumettre à un appel auprès de l'OMC sur la question.

Ont-ils le droit de faire des représailles? Soyons très clairs. L'OMC n'a pas autorisé les Américains à prendre des mesures unilatérales contre le Canada. À moins et en attendant que la question soit portée devant l'OMC, à moins et en attendant que ces mesures soient jugées non conformes et à moins et en attendant que l'OMC autorise des mesures de rétorsion d'une valeur proportionnelle, les Américains n'ont aucun droit de rétorsion. Même si toutes ces conditions étaient remplies, je peux vous assurer que les mesures de rétorsion n'auraient pas l'ampleur mentionnée dans les discussions, ces quatre milliards appliqués au bois d'oeuvre, à l'acier et aux matières plastiques et à je ne sais quoi d'autre. C'est tout simplement un non-sens. Les Américains n'ont aucun droit de riposter de quelque façon que ce soit en vertu de l'OMC.

Qu'en est-il de l'ALENA? J'ai franchement été stupéfait par l'exposé de M. Browne. J'ai peur qu'il ne comprenne pas bien l'exemption culturelle, avec laquelle je suis un peu familier puisque j'ai négocié la chose. Soyons clairs. M. Browne a raison de dire que nous n'avons accepté absolument aucune obligation en ce qui concerne les services publicitaires. Tout ce que nous avons fait à propos des services publicitaires n'enfreindrait pas l'ALENA. L'exemption culturelle précise très clairement, aussi clairement que les mots que nous avons pu trouver pour le dire, que le Canada peut prendre toutes les mesures de son choix en ce qui concerne les industries culturelles, et que si ces mesures enfreignaient autrement l'ALENA, comme ce n'est clairement pas le cas, alors et seulement alors les Américains auraient le droit de demander l'autorisation de riposter avec une valeur commerciale équivalente.

Si vous acceptez la prémisse de M. Browne que les Américains n'ont pas le droit d'avoir accès à notre marché des services publicitaires, vous devez alors accepter également qu'ils n'ont pas le droit de riposter.

Au fait, je dois dire que je suis frappé par le fait qu'il est très canadien d'adopter le point de vue selon lequel, si les Américains n'aiment pas ce que nous faisons, ils sont libres de nous attaquer, et que, s'ils nous attaquent, notre réaction devrait consister à les traîner en cour. Si je devais conseiller le gouvernement, le jour où les Américains implanteraient des mesures passant pour de la rétorsion, je riposterais avec une valeur équivalente sur des industries particulièrement sensibles pour eux. Je serais pleinement dans mon droit de le faire, ou tout au moins je serais tout autant un hors-la-loi que les Américains.

Je me sens un peu gêné de devoir vous dire que les menaces des Américains sont illégitimes. Elles équivalent à la menace d'une mesure unilatérale contre leur principal et leur meilleur partenaire parce que nous ne céderons pas et ne ferons pas le mort en insistant pour suivre les règles de l'OMC.

Cela ne signifie pas que je ne prends pas ces menaces au sérieux. À mon avis, l'administration Clinton a un programme beaucoup plus étoffé, qui consiste en partie à montrer au Congrès, dans ce domaine et dans d'autres, qu'elle défend solidement les intérêts américains dans le monde. C'est une sorte d'avertissement, lancé aux autres partenaires commerciaux et aux autres industries, que les Américains sont prêts à jouer dur. Cette mesure est destinée à influencer le programme pour la prochaine ronde de négociations en vertu de l'OMC, durant laquelle ils savent que le Canada et d'autres pays chercheront, comme l'a mentionné M. Browne, à faire reconnaître le statut particulier des industries culturelles, et ils cherchent dès maintenant à anticiper cette situation en portant eux-mêmes un coup.

Je dois dire également que, d'après leurs antécédents et leur expérience, ils peuvent très bien croire que le Canada cédera sous la pression si elle est appliquée convenablement. À mon avis, c'est la raison pour laquelle ils jouent ce jeu de diviser pour mieux régner, et cela a fonctionné comme sur des roulettes. Lorsque les sidérurgistes canadiens viennent vous dire: «S'il vous plaît, vous devez satisfaire les Américains sur cette question afin que nous n'en subissions pas les contrecoups», leur stratégie fonctionne exactement comme ils l'espéraient.

Ceux d'entre vous qui ont lu mon livre sauront que je ne suis pas surpris par ces tactiques. Je ne les blâme pas. Ils travaillent dans leur intérêt personnel. Jusqu'à présent, tant qu'il ne s'agit que de menaces et pas d'actes, ils respectent les règles et je ne les blâme pas.

Je ne prends pas ces menaces à la légère. À mon avis, elles sont prématurées, fortement exagérées et sans fondement. Toutefois, des choses étranges sont arrivées à Washington avec l'administration Clinton. Cette situation pourrait très bien, en fait, se compliquer.

La dernière question consiste à savoir comment se sortir de ce bourbier. Je n'ai pas de solutions magiques, mais je vous suggère que, dans de tels cas, nous constatons généralement que, lorsqu'il y a un désaccord fondamental sur les objectifs de la politique, nous parvenons néanmoins à nous entendre en travaillant sur les moyens utilisés.

J'estime que le Canada devrait tenir bon avec l'objectif fondamental de la politique pour s'assurer que les Canadiens aient un accès substantiel aux magazines qui signifient quelque chose pour eux. Les fins de passage et les tirages dédoublés n'ont pas besoin de s'appliquer; ils ne répondent pas à cette exigence.

Je pense que c'est l'objectif fondamental sur lequel le Canada doit être inflexible. Si les Américains adoptent une position inflexible exigeant qu'on leur donne accès à 100 p. 100 de ce marché, alors nous assisterons à une guerre commerciale. Toutefois, je ne crois pas qu'ils soient aussi stupides. En conséquence, s'ils ne sont pas prêts à faire preuve de raison, je crois que le Canada doit être très flexible à propos des moyens utilisés pour atteindre son objectif.

Le projet de loi C-55 pourrait faire l'affaire. C'est la proposition qui est devant vous en attendant mieux. Ce qui me préoccupe, c'est qu'il faut deux parties pour négocier. À l'heure actuelle, je crois comprendre que les Américains ne sont pas prêts à faire des propositions constructives de leur côté et, en conséquence, je comprends la frustration des fonctionnaires et des ministres canadiens.

À long terme, j'estime que la seule solution consiste à reconnaître dans les règles de l'OMC, comme nous le faisons dans les règles de l'ALENA et comme nous l'avons fait à l'origine dans l'ALE, que les industries culturelles sont différentes et régies par des règles différentes. Cependant, je dois dire que la probabilité que les Américains acceptent une telle proposition n'est pas très élevée.

Par conséquent, tant à court terme sur ce différend particulier qu'à long terme pour la façon dont les industries culturelles seront traitées à l'avenir, j'ai bien peur que des moments difficiles nous attendent. Il sera primordial de garder la tête froide tout en étant sans pitié à propos de nos buts.

Le sénateur Lynch-Staunton: J'ai seulement une question. C'est la même que j'ai déjà posée et M. Browne a donné une réponse assez précise. Je vais vous lire ce qu'il nous a dit. Il a déclaré qu'à première vue le projet de loi C-55 n'a aucun rapport avec le contenu canadien mais a un rapport avec la propriété canadienne et les intérêts des entreprises. Êtes-vous d'accord avec cette déclaration? Vous avez effleuré le sujet dans votre exposé liminaire.

Si c'est une déclaration raisonnablement précise, nous devons nous éloigner de cette identité canadienne, de cette culture canadienne, de ce contenu canadien, et nous attaquer aux faits incontestables, à savoir que nous parlons d'une question commerciale. Le reste est vraiment superflu et ne fait que détourner du véritable problème en l'entourant d'un brin d'émotivité.

M. Ritchie: C'est un problème extrêmement délicat. Il ne se limite pas à ce domaine. Nous avons utilisé des substituts. En ce qui concerne la solution de remplacement de M. Browne, dès que vous l'avez examinée, elle s'est également désagrégée.

Par conséquent, dans un certain sens, la réponse serait, comme l'a dit Churchill au sujet de la démocratie, que c'est un système mal foutu, mais qu'il est meilleur que les solutions de rechange dont nous disposons actuellement. Vous devez vous convaincre que c'est le cas. Il y a peut-être d'autres solutions de rechange qui sont meilleures, mais je ne les ai pas encore vues.

Au cours de ma carrière professionnelle, chaque fois que j'ai été confronté à ce problème, j'ai toujours regardé derrière le drapeau pour détecter l'intérêt commercial caché. Lorsque les intérêts commerciaux utilisaient le drapeau uniquement comme tremplin pour faire avancer leurs propres intérêts, je me suis efforcé de les éliminer et de les chasser du temple.

Dans le cas précis, vous devez juger si cela est vrai. Je peux vous dire que si je devais conseiller une société comme Rogers ou Télémédia, je ne leur dirais pas que ce serait la fin du monde pour leurs entreprises. Je leur dirais qu'elles ont des stratégies commerciales à appliquer qui pourraient bien rendre leurs entreprises rentables et vendables. Malheureusement, ces stratégies impliqueraient de dépouiller les revues du contenu canadien.

Par conséquent, une bonne décision commerciale pourrait ne pas être dans l'intérêt national. Dans le but de promouvoir un intérêt national, vous devrez peut-être prendre des mesures qui les inciteraient à maintenir un niveau de contenu canadien dans les magazines pour continuer à servir un marché canadien. C'est l'intention de ce projet de loi.

Cependant, vous pouvez choisir de refuser catégoriquement de permettre aux intérêts commerciaux de se cacher derrière le drapeau en comparaissant devant vous. Je ne pense pas que ce soit le cas maintenant, mais j'ai travaillé pour Télémédia pendant 10 ans et cela pourrait très bien influencer mon point de vue sur ce dossier particulier.

Le sénateur Spivak: Vous avez déclaré qu'on ne sait pas très clairement si le projet de loi C-55 est la meilleure option. Nous avons entendu dire que les pourparlers, aux États-Unis, concernent le montant du contenu canadien. M. Browne a précisé qu'ils se sont éloignés de cela.

Pensez-vous que ce soit une solution de rechange? En fin de compte, nous pourrions être confrontés à un compromis découlant des négociations, ou s'il y a des modifications à ce projet de loi. À quelle solution de rechange pensez-vous? Quel est votre point de vue?

M. Ritchie: Je leur souhaite bonne chance.

Le sénateur Spivak: Pensez-vous que ce serait aussi bon que cela?

M. Ritchie: Je dois vous dire candidement que j'ai passé 30 ans à défendre le droit du Canada de maintenir des politiques de promotion et de protection de la culture. Je n'ai aimé aucune de ces politiques. Toutefois, je les ai préférées aux solutions de rechange.

C'est malheureusement là que je me fais remarquer. J'ai essayé dans le passé. Je suis retourné au ministère du Patrimoine ou à ses prédécesseurs lorsque je travaillais au gouvernement pour dire: «Regardez, ce que vous faites est une mesure protectionniste. Ne pouvez-vous pas trouver un meilleur moyen de le faire, pour vous assurer qu'il y aura un contenu canadien sur nos ondes et dans nos magazines?»

Ils ont essayé et je n'ai jamais vraiment aimé l'une de ces réponses. La seule chose qui fait bien paraître cette solution, c'est la solution de rechange. C'est ce que vous devez juger. C'est l'éternel problème. La prise des décisions politiques n'est pas une utopie; c'est une question de choix entre les meilleures solutions de rechange ou les moindres maux.

Le sénateur Spivak: J'ai posé cette question à d'autres personnes qui ont comparu devant nous. Vous avez déclaré très clairement que si les Américains devaient riposter, s'ils devaient mettre leurs menaces à exécution, ils agiraient illégalement. Est-ce exact?

M. Ritchie: Absolument.

Le sénateur Spivak: La démarche à suivre, s'ils voulaient riposter, consisterait à se présenter tout d'abord devant l'OMC pour obtenir la permission, n'est-ce pas? Je ne suis pas certaine de bien comprendre les modalités.

M. Ritchie: S'ils veulent agir dans les règles, alors dès que ce projet de loi sera adopté, si c'est le cas, ils devront amener la cause devant l'OMC et l'OMC décidera s'il est conforme ou non et mentionnera si on peut l'aménager.

Si on ne peut pas l'aménager, alors le Canada devra supprimer la mesure non réglementaire ou faire face à la possibilité que l'OMC autorise les États-Unis à user de rétorsion pour une valeur commerciale équivalente.

Dans cette circonstance, la rétorsion est tout à fait inappropriée. Les Américains ne peuvent faire des représailles contre rien. Ils pourraient prendre des mesures unilatérales et illégales. Toutefois, vous disposez alors de ce que je considère comme la suggestion ridicule, à savoir que si les Américains ont agi illégalement et unilatéralement, nous devrions les traîner devant l'OMC. À mon avis, cette situation est en dehors des règles et nous n'avons pas le choix que de répondre également en dehors des règles.

Le sénateur Spivak: Vous avez déclaré que les Américains ne sont pas assez stupides pour vouloir 100 p. 100 de ce marché. Je ne sais pas si je suis d'accord avec votre déclaration. Que pensez-vous du dossier Time Warner? L'argument veut que ce n'est pas l'industrie de l'édition, mais la compagnie Time Warner qui veut 100 p. 100 du marché, pas seulement au Canada mais ailleurs.

M. Ritchie: Vous devrez demander à Time Warner quels sont ses objectifs. Vous serez peut-être surpris par leur manque d'enthousiasme pour tout ce feu de joie. Je pense que la question a été alimentée par un programme plus vaste. Le monsieur dont vous avez parlé fait peut-être partie de ce programme plus vaste.

Je vis d'espoir. Si les Américains estiment qu'ils ont droit à 100 p. 100 de nos industries culturelles, alors je pense qu'il faudra leur répondre de façon directe sans mâcher nos mots.

Le sénateur Moore: Monsieur Ritchie, on nous a dit que la valeur annuelle totale des ventes publicitaires dans les revues au Canada se situe entre 400 et 600 millions de dollars. Cette fourchette est-elle proche de ce que vous savez d'après votre expérience avec Télémédia, et cetera?

M. Ritchie: Oui.

Le sénateur Moore: En outre, le marché des tirages dédoublés représente environ 150 millions de dollars de ce montant. Ce chiffre est-il élevé ou bas?

M. Ritchie: Je lis les mêmes chiffres que vous. Pour obtenir des témoignages directs à ce sujet, vous devriez convoquer un témoin expert dans l'industrie des périodiques.

Le sénateur Moore: Pensez-vous que les Américains considèrent qu'un marché de 150 millions de dollars soit substantiel, ou bien s'agit-il d'un dossier sur lequel ils travaillent actuellement en vue de négociations futures, par exemple des prochaines négociations dans le cadre de l'OMC, pour essayer d'amener ce sujet de la culture à l'ordre du jour alors qu'il pourrait être exclu à l'heure actuelle?

M. Ritchie: Je pense que c'est presque entièrement un cheval de Troie. Il y a un programme assez différent qui est en jeu.

L'intérêt économique direct en jeu est dérisoire. Si vous vous souvenez, les dirigeants de Sports Illustrated ont déclenché le mécanisme avec une demi-douzaine de numéros sur lesquels je les soupçonne d'avoir perdu de l'argent, et ils n'avaient aucune envie de continuer. Pour eux, la valeur commerciale de ces revues est dérisoire, raison pour laquelle cela devient plutôt amusant de parler de 4 milliards de dollars de mesures de rétorsion. L'effet proportionnel serait tout aussi insignifiant.

Le sénateur Oliver: Tout d'abord, je tiens à féliciter M. Ritchie pour ses excellents commentaires intéressants et stimulants sur cet important projet de loi.

Votre exposé reposait sur cinq questions. J'aimerais aborder votre deuxième question. Je m'attends à quelque chose de plus concret et de plus spécifique.

Cette question était la suivante: le projet de loi C-55 fera-t-il l'affaire? Vous avez dit que ce n'est pas clair. Les éditeurs de périodiques pensent qu'il fera l'affaire, mais que fera-t-il vraiment pour le contenu canadien? En rapport avec la dernière question que vous posez, à savoir le contenu canadien, avez-vous des conseils précis à donner à notre comité sur des amendements, des modifications au texte ou d'autres ajustements que l'on pourrait faire pour renforcer les dispositions du projet de loi C-55 concernant le contenu canadien là où elles sont actuellement déficientes?

M. Ritchie: Non. La proposition sous-jacente à ce projet de loi est une proposition embarrassante, mais je n'ai pas de meilleure option à offrir. Cette proposition veut que si vous vous tournez vers les éditeurs canadiens de magazines et si vous examinez le contenu de leur produit, une personne objective constatera qu'il y a beaucoup plus de contenu canadien dans ces magazines, quelle que soit la définition que vous en donnerez, que dans les publications d'autres pays. En protégeant et en favorisant ces éditeurs, vous encouragerez un niveau de contenu canadien plus élevé qu'autrement. C'est la proposition fondamentale étayant ce projet de loi.

L'autre option consisterait à essayer de définir directement le «contenu canadien». Comme je l'ai mentionné, j'éprouve beaucoup de difficulté avec la méthode des points utilisée en radiotélédiffusion par laquelle Bryan Adams n'est pas considéré comme un Canadien. J'éprouve beaucoup de difficulté avec la suggestion de M. Browne que Mavis Gallant et Paul Anka ne sont pas des Canadiens. J'ai beaucoup de difficulté avec une sorte de comité de censure mis sur pied pour déterminer quand une publication est canadienne et quand elle ne l'est pas.

Je n'ai rien à vous offrir en termes de définition directe du «contenu canadien». Je vous ai dit au début que je vous mentionnerais les questions sur lesquelles je pourrais vous aider et celles sur lesquelles je ne le pourrais pas. Je trouve cela très inconfortable, mais je n'ai pas d'autre solution que je considère plus contraignante.

Le sénateur Oliver: Pour ce qui est des autres façons d'aborder le problème, vous nous avez donné vos points de vue sur la suggestion de M. Browne touchant les «subventions», et cetera. L'une des choses que la ministre Copps a mentionné avoir été examinées et rejetées par son ministère, lorsqu'elle a témoigné devant nous -- toutefois, elle n'a pas donné de détails là-dessus -- était une sorte de système d'octroi de licences. Avez-vous des commentaires à ce sujet?

M. Ritchie: Cela pose un certain nombre de problèmes. Tout d'abord, en tant que libre-échangiste, je déteste les subventions. Ceci est particulièrement vrai lorsque vous avez des activités exportatrices. Le secteur canadien des magazines n'est pas une activité d'exportation. En autant que vous subventionnez uniquement pour la consommation intérieure, cela n'enfreint pas les règles internationales ou mes principes.

La difficulté est quelque peu différente. La première difficulté, et peut-être la plus grave, c'est que si vous enlevez les annonces d'un magazine, vous lui ôtez le coeur et l'esprit. Les journaux constitueraient un exemple classique. Vous vendriez moins de journaux si vous enleviez les annonces tout en conservant le contenu rédactionnel que si vous faisiez le contraire. Si vous deviez enlever les annonces d'un certain nombre de magazines au Canada, vous n'auriez plus de magazines qui rejoindraient une base d'abonnés. Vous pourriez peut-être conserver la solvabilité financière de l'éditeur, mais si vous faites cela, pourquoi ne pas donner l'argent aux éditeurs et leur dire de ne pas produire les magazines? Cela leur ferait économiser tous les coûts. Si votre objectif est de rejoindre le plus vaste auditoire et s'ils devaient, comme ils le prétendent, perdre vraisemblablement leur contenu publicitaire, cela ne leur permettrait pas d'atteindre un auditoire plus vaste.

D'autres problèmes se posent également. Il y a la question du coût et du financement. Les montants pourraient être considérables. Il y a aussi la question de savoir qui décide et ce qui se passe lorsque le gouvernement décide qui en bénéficie ou non. Il y a de nombreux problèmes administratifs délicats.

Je dois également mentionner que l'industrie bénéficie d'une aide financière et de dégrèvements fiscaux. Par exemple, la déductibilité de la publicité est un allégement fiscal important. Elle perçoit également des subventions réduites sous la forme d'une subvention postale. Ce n'est pas une situation optionnelle. Si je comprends bien l'industrie, ces autres mesures, même renforcées et enrichies, ne suffiraient pas par elles-mêmes pour atteindre vos objectifs.

Le sénateur Oliver: Enfin, voudriez-vous faire des commentaires sur les questions soulevées par le sénateur Perrault et par d'autres lors de rencontres précédentes à propos des implications de tout ce concept sur le réseau Internet? C'est-à-dire, si vous pouvez aller sur Internet et lire le contenu d'un magazine américain sans avoir à vous préoccuper de la publicité, quelle incidence cela aura-t-il à la longue et que devrions-nous, le cas échéant, faire à ce sujet dès maintenant?

M. Ritchie: Je pense que c'est le sujet d'une autre série d'audiences.

Le sénateur Oliver: Le CRTC a déjà tenu des audiences à ce sujet.

M. Ritchie: Oui, et il s'est battu pour en arriver à de véritables conclusions.

L'Internet transforme le présent, mais nous n'avons pas de tableau clair de l'avenir.

Il y a une dizaine d'années, j'avais de sérieux doutes quant à savoir si les publications écrites occuperaient une place importante même aujourd'hui. Toutefois, elles se sont révélées extrêmement malléables. En fait, selon certains indices, leur part de l'auditoire s'est en réalité accrue.

L'Internet pourrait aboutir à une toute autre étape et il pourrait y avoir une transformation radicale. Lorsque de nouvelles technologies entrent en jeu, leur incidence est habituellement supérieure à nos anticipations, mais survient beaucoup plus tard. Il se pourrait que la prévision, comme dans le cas de tous les économistes, en soit une sur laquelle vous ne devriez pas me tenir responsable de l'échéancier, mais c'est ce qui va se passer.

Le sénateur Callbeck: Il y a aux États-Unis une revue appelée Folio, qui est le magazine pour la gestion des magazines. En novembre dernier, il y avait un article intitulé: «Canada Again Seeks Limits on U.S. Magazines». Il mentionnait que les éditeurs américains ne sont pas vraiment contrariés par le projet de loi C-55.

Il citait M. Crosland, directeur de AdMedia Partners, banque d'investissement dans l'industrie des médias ayant son siège social à New York. Cet homme prétend que le bureau du commerce américain ne peut même pas faire venir des éditeurs à Washington pour témoigner sur le projet de loi C-55. Il me semble que tout le monde dans l'industrie des magazines est prêt à accepter ce projet de loi. J'aimerais avoir vos commentaires là-dessus.

M. Ritchie: Je ne suis pas certain que tout le monde ne soit pas préoccupé, mais ce n'est assurément pas une bataille que l'industrie américaine des périodiques souhaitait mener activement. En fait, pour vous dire la vérité, sénateur, je crois que, tant du côté canadien que du côté américain, nous aurions tous préféré que l'incident de Sports Illustrated n'ait jamais eu lieu et que le gouvernement n'ait pas répondu de la façon mitigée qu'il a utilisée sans aucune rétroactivité.

À mon avis, c'est une bataille qu'aucun de nous ne souhaite livrer. Dans de telles circonstances, une inquiétude naît dans une industrie, ensuite elle passe à d'autres choses. On ne sait trop comment, à Washington elle trouve des échos, s'amplifie et gagne d'autres alliés légitimes et illégitimes et elle vit sa propre vie. Je crois que c'est ce qui s'est passé ici.

La difficulté, c'est qu'il est délicat pour les Américains de se dérober après le genre de discours dans lequel ils se sont engagés. Vous avez également une certaine sensibilité véritable dans la dynamique de Washington. Un représentant spécial du commerce est un personnage très spécial. Je ne parle pas de l'ambassadeur Barshevsky, qui est un de mes amis et avec lequel j'ai collaboré dans le passé. Ce poste est surtout une création du Congrès, pas strictement de l'administration. Il est sensible à diverses pressions des représentants du Congrès et leur échange abusif de faveurs entre en jeu avec une vengeance. Cela pourrait être un facteur ayant contribué à toutes les menaces qui ont entouré cette situation.

Je tiens à vous rappeler une chose, sénateur. Malgré tout le bavardage, qui s'est déroulé en majorité à huis clos mais a fait l'objet de fuites, les Américains n'ont pas encore agi d'une manière défavorable, illégitime ou illégale.

Le sénateur Forrestall: Je n'ai jamais entendu cette expression «échange abusif de faveurs» appliquée avant à cette industrie. Est-ce que je vous ai mal compris?

M. Ritchie: Monsieur, je l'appliquais à votre industrie, pas au secteur des périodiques.

Le sénateur Forrestall: Cela clarifie la situation.

Le sénateur Callbeck: Je voudrais revenir à une question dont nous avons parlé auparavant. On avait mentionné ici que les recettes publicitaires que les annonceurs canadiens perdraient si le projet de loi C-55 n'était pas adopté se situeraient entre 150 et 200 millions de dollars. On nous a dit cela l'autre soir. Le sénateur Moore y a fait allusion il y a une minute. Les États-Unis menacent d'adopter des mesures de rétorsion de plusieurs milliards de dollars. Comment peuvent-ils faire cela?

M. Ritchie: Il n'y a rien, sénateur, qui les empêche de proférer des menaces. Vous vous souviendrez peut-être qu'il y a quelque temps il y a eu une panique à propos de la chaîne Country Music Television. Il s'agissait d'une très petite station spécialisée, qui a été évincée par un organisme de réglementation indépendant, le CRTC. M. Kantor, le prédécesseur de l'ambassadeur Barshevsky, a publié une liste de rétorsion de plus d'un milliard de dollars en réponse à l'affaire de cette petite entreprise commerciale. Évidemment, il n'a pas mis ses menaces à exécution.

Encore une fois, je ferais une distinction entre les annonces de représailles de 4 milliards de dollars pour consommation intérieure à Washington et les actes réels des Américains. S'ils devaient vraiment agir sur quelque chose -- sur un dixième des menaces -- cela équivaudrait à une déclaration unilatérale de guerre commerciale.

Ce serait vraiment une question très grave. Par expérience -- je sais que c'est une expérience qui est totalement étrangère à ce lieu -- mais aux États-Unis, à l'occasion, la rhétorique politique dépasse le jugement. Quand viendra le jugement final, j'anticipe que l'administration américaine agira d'une manière responsable et cela ne ressemblera absolument pas à ce qui a été suggéré dans la presse. Les menaces sont peu coûteuses, sénateur, mais les actes sont très coûteux.

Le sénateur Roberge: Monsieur Ritchie, vous avez répondu clairement à deux de mes questions. La semaine dernière, lorsque la ministre était là avec des fonctionnaires, je leur ai demandé s'il semblerait inhabituel de constater une infraction à une loi si elle est commise à l'extérieur plutôt qu'à l'intérieur du Canada. Le projet de loi a un libellé inhabituel. Ils disent que ce n'est pas le cas, et c'est assez courant. J'ai fait quelques vérifications à ce sujet et le seul domaine que j'ai trouvé se rapportait aux crimes contre l'humanité. Quel est votre avis sur le bien-fondé d'utiliser une telle phraséologie en rapport avec une entreprise commerciale.

M. Ritchie: Je ne prétends pas être un expert en droit international, ni en droit constitutionnel sur cette question. En tant qu'homme d'affaires, ce n'est pas très clair pour moi qu'il y a là un quelconque élément extraterritorial. Si je comprends bien, la décision serait prise par une entreprise canadienne résidant au Canada pour acheter des services publicitaires. Cette décision semblerait être une décision qui, pourrait-on prétendre en vertu du droit contractuel normal, pourrait être considérée comme relevant de la compétence canadienne autant que la compétence de New York.

Je le répète, c'est peut-être un sujet sur lequel vous pourriez demander des témoignages directs d'une personne experte dans le domaine des méandres de la jurisprudence internationale. C'est souvent le cas, comme vous le savez dans ces transactions, de pouvoir s'occuper du problème aux deux extrémités de la transaction. Ce n'est pas considéré comme de l'extraterritorialité; c'est une question de position.

Le sénateur Kinsella: Je voudrais revenir à la première question de ma collègue, le sénateur Callbeck, concernant le génie qui est sorti de la bouteille avant 1997. Pensez-vous qu'il serait possible ou faisable d'explorer, lors de ces séances de négociations qui se déroulent au niveau des fonctionnaires, et je l'espère également au niveau des ministres, avec les Américains, la possibilité de revenir en arrière et d'étudier quelques droits acquis. Êtes-vous d'avis qu'il aurait mieux valu garder le génie dans la bouteille, et maintenant qu'il est sorti, est-il possible de le remettre dans la bouteille?

M. Ritchie: Non. Lorsque Sports Illustrated a franchi la frontière, cela a nettement créé un problème. Le gouvernement a mis sur pied un groupe de travail, qui lui a conseillé de se tourner vers la taxe d'accise. Si je me souviens bien, on lui a également conseillé d'accorder des droits acquis aux entreprises qui fonctionnaient de cette façon. À mon avis, et c'est une sorte de prévision rétroactive, cela aurait grandement atténué les pressions -- et la légitimité des pressions -- à Washington pour amener le Canada devant l'OMC. Je pense que ce fut une erreur de jugement de la part des autorités canadiennes, qui a modifié considérablement la dynamique à Washington et a donné des atouts aux faucons américains. Comme nous en avons déjà parlé, cela a amplifié le problème et attiré d'autres alliés.

Oui, ce fut une erreur. Pouvons-nous revenir en arrière? Non. L'OMC a décidé que cette mesure n'était pas conforme. Je dois vous dire que cela ne m'a pas surpris. Dans les deux pays, il y a des mesures qui, si on les contestait, ne survivraient pas à une contestation devant l'OMC, mais il y a une sorte d'accord sur l'honneur de ne pas jouer les trouble-fête. Nous avons jouté les trouble-fête et nous en payons le prix maintenant.

[Français]

Le sénateur Robichaud: Vous avez dit à plusieurs reprises que les Américains n'ont aucune base sur laquelle ils pourraient se tenir lorsqu'ils nous menacent de représailles. Ces menaces ont eu un certain effet au Canada. Les gens de l'industrie de l'acier et d'autres personnes ont réagi.

D'après certains témoignages très révélateurs cela pourraient signifier aux Américains que nous sommes peut-être en train de réfléchir et que nous ne sommes pas aussi certains de notre position. Ou peut-être sommes-nous en train de nous faire intimider par leurs menaces car lorsqu'il s'agit de culture, ils veulent aussi intimider les autres pays qui sont en négociations.

Ne serait-il pas dans notre intérêt d'agir rapidement pour signifier que nous sommes sérieux? Il y a des choses négociables et d'autres qui ne le sont pas. Cette position renforcerait la position de nos négociateurs à la prochaine ronde.

M. Ritchie: Je partage totalement votre point de vue. Ce n'est pas exceptionnel et le même modèle se répète sans cesse. Il faut reconnaître que Washington ne fait pas de bruit. Ces gens auraient pu dire que le Canada était un bon partenaire et un bon ami, mais ils se taisent.

Ils laissent leurs négociateurs et leurs ambassadeurs faire des menaces et faire front commun contre le Canada dans les négociations commerciales. De notre côté, nous nous laissons diviser pour mieux être conquis et les Américains le savent très bien.

Ils jouent sur les ruptures et les prétendus schismes. Cela se fait au Conseil des ministres, dans des associations industrielles, et même entre des provinces. Ils ont aussi une garantie d'être écoutés et amplifiés par nos médias. Lorsqu'ils cherchent à intimider et à diviser les Canadiens, ils ont tous les moyens à leur disposition. Ce n'est pas symétrique du tout, mais c'est une réalité avec laquelle nous avons dû vivre.

Dès le départ, le gouvernement aurait dû prendre position et dire qu'il n'y avaits absolument pas de compromis sur le principe. Nous allons maintenir la possibilité que des Canadiens s'expriment à travers nos propres médias et dire qu'à ce sujet, nous ne voulons pas de négociations: «Si vous voulez une guerre commerciale, soyez les bienvenus.»

Quant aux modalités, nous sommes des Canadiens et nous sommes raisonnables, mais négocier sur les principes? Absolument pas. Malheureusement, le système est biaisé en faveur des Américains, qui parlent d'une seule voix par rapport aux Canadiens, qui sont plus diversifiés.

[Traduction]

Le sénateur Rompkey: J'aimerais poser une question que j'ai posée l'autre jour. Elle concerne les comparaisons internationales, qui sont toujours utiles en parlant de la politique canadienne.

Sommes-nous les seuls au monde dans la situation où nous nous trouvons aujourd'hui? J'ai posé cette question aux éditeurs l'autre jour et ils ont dit que oui. Y a-t-il un autre pays au monde qui se retrouve dans la situation du Canada, ou est-ce simplement une conséquence de dormir à côté de l'éléphant?

M. Ritchie: Il existe d'autres situations assez semblables. Même au Canada, il faut faire la distinction entre le Canada anglais et le Canada français. Le Canada français est beaucoup moins menacé. Pour donner suite à certaines discussions antérieures, il existe encore une menace, comme dans le cas des films. Les films américains occupent une place importante sur les écrans de télévision, même au Québec, comme vous le savez, mais le risque est moindre. Le Canada anglais est exposé de façon assez unique, à la fois à cause de la proximité et de la force de ce géant américain proche de nous, mais il y a des moments où les Belges francophones se sentent également assez vulnérables. Il y a des moments où un certain nombre d'autres pays en Europe se sentent exposés. Les Français y trouvent certains parallèles. Nous ne sommes pas les seuls, mais nous représentons indubitablement le cas le plus extrême.

Nous sommes également remarquables par le fait que nous sommes très ouverts. En dépit de toutes ces discussions, je ne pense pas que vous éprouvez de la difficulté à prendre un magazine américain dans un kiosque à journaux. Nous sommes remarquables par le fait que nous chérissons tant notre esprit d'ouverture et notre diversité que nous avons été disposés à réagir de façon beaucoup moins défensive et moins protectionniste que d'autres pays l'ont fait dans des situations beaucoup moins graves, et certains diraient beaucoup moins que nous aurions dû le faire.

La présidente: Merci, monsieur Ritchie. Nous apprécions votre exposé et vos réponses à nos questions.

La séance est levée.


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