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Délibérations du comité sénatorial permanent des
Transports et des communications

Fascicule 25 - Témoignages


OTTAWA, le mardi 27 avril 1999

Le comité sénatorial permanent des transports et des communications, auquel a été renvoyé le projet de loi C-55, Loi concernant les services publicitaires fournis par des éditeurs étrangers de périodiques s'est réuni ce jour à 18 h 18 pour étudier le projet de loi.

Le sénateur Marie-P. Poulin (présidente) occupe le fauteuil.

[Traduction]

La présidente: Chers collègues, nous entamons la quatrième réunion du Comité sénatorial permanent des transports et des communications afin de poursuivre l'étude du projet de loi C-55. Notre témoin d'aujourd'hui est M. Patrick Monahan d'Osgoode Hall Law School.

Je vous en prie, allez-y, monsieur Monahan.

M. Patrick J. Monahan, Osgoode Hall Law School: Madame la présidente, c'est pour moi un grand plaisir d'avoir à nouveau l'occasion de rencontrer les sénateurs pour discuter de questions de politique publique.

J'ai présenté un mémoire qui est assez détaillé. Je vous prie de m'excuser de n'avoir pu le distribuer plus tôt, mais je ne l'ai terminé que ce matin. Je sais qu'il est très détaillé et c'est pourquoi je n'aborderai que les points principaux. Nous pourrons ensuite approfondir les sujets qui peuvent vous intéresser ou vous inquiéter au cours de la période des questions.

Comme je le dis à la page 1 de mon mémoire, la Canadian Magazine Publishers Association m'a demandé de lui donner des conseils juridiques sur le sujet de la liberté d'expression dans le projet de loi C-55. Je tenais à en faire part aux sénateurs.

Comme j'en ai l'habitude, j'ai travaillé de façon indépendante. En fait, je n'ai jamais parlé directement à aucun membre de la Canadian Magazine Publishers Association. Je leur ai simplement remis mon analyse de la question constitutionnelle. Je pense qu'il est important que les sénateurs soient au courant de ces rapports.

Je tiens à insister sur une question constitutionnelle particulière, celle qui consiste à savoir si le projet de loi C-55 restreint la liberté d'expression qui est garantie à l'alinéa 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés; et si c'est le cas, si cette restriction ou cette limite peut se justifier en vertu de l'article 1 de la charte.

Je n'aborderai aucune autre question constitutionnelle qui puisse se poser du fait de l'application des dispositions du projet de loi; je ne les ai d'ailleurs pas étudiées. Je n'ai pas d'opinion à formuler à leur égard puisque je n'ai pas eu l'occasion de les approfondir. De même, je n'aborderai aucune des questions commerciales qui ont fait l'objet de nombreuses discussions dans le cadre des témoignages de votre comité.

Pour les questions de liberté d'expression, comme vous le savez, puisque vous les connaissez fort bien, l'analyse de la charte se fait en deux étapes. La première étape consiste à voir s'il y a violation d'un droit garanti ou d'une liberté. Si la réponse est affirmative, on passe à la deuxième étape pour vérifier si cela est justifié en vertu de l'article 1.

À mon avis, il est vraisemblable que le projet de loi C-55 restreigne la liberté d'expression garantie à l'alinéa 2b) de la charte. Si j'en suis arrivé à cette conclusion, c'est parce que l'article 3 du projet de loi interdit aux annonceurs canadiens d'acheter des services publicitaires à l'éditeur étranger d'un périodique si cette publicité est destinée au marché canadien. On y dit aux annonceurs canadiens qu'ils n'ont pas le droit d'utiliser cette méthode publicitaire dans des périodiques étrangers. À mon avis, cela constitue une restriction de la liberté d'expression car nos tribunaux ont conclu que les discours commerciaux, y compris la publicité, constituent un droit acquis. En conséquence, cette restriction violerait le droit des annonceurs de communiquer avec les consommateurs.

À mon avis, le projet de loi C-55 pourrait également restreindre la liberté d'expression pour une deuxième raison. Il peut aussi restreindre le droit des consommateurs de recevoir de l'information des annonceurs. Si l'on pouvait prouver que les consommateurs se voyaient restreindre l'information qu'ils pouvaient recevoir, cela constituerait également une restriction de la liberté d'expression. Les tribunaux ont conclu que les individus ont le droit de recevoir de l'information et que cela constitue l'un des aspects du droit à la liberté d'expression.

Cette conclusion est moins évidente parce qu'il ne m'apparaît pas clairement, d'après la documentation que j'ai étudiée, que le projet de loi C-55 restreigne effectivement l'information fournie aux consommateurs au Canada. D'après le rapport du groupe de travail de 1994, nous avons certaines preuves qui tendent à montrer que le marché de la publicité est très solide au Canada. Une évaluation faite en 1992 montre que près de 8,3 milliards de dollars ont été dépensés par les annonceurs canadiens pour transmettre des messages aux consommateurs canadiens. La documentation que j'ai étudiée montre que si le projet de loi C-55 n'était pas adopté, il n'y aurait aucune croissance ni augmentation de la publicité totale destinée au marché canadien. En revanche, on verrait plutôt une réorientation de la publicité en faveur des magazines. Et c'est-à-dire que les revues deviendraient un véhicule quelque peu plus attrayant pour la publicité si les éditions à double tirage étaient disponibles. Mais il n'est pas évident que le message et le contenu des annonces publicitaires soient différents ni que les consommateurs reçoivent des informations qu'ils n'obtiennent pas actuellement. Étant donné ces prémisses, il est plus difficile de conclure que le projet de loi restreint le droit des consommateurs de recevoir de l'information. Le projet de loi restreint clairement le droit des annonceurs, et il me semble que de ce fait, il viole la liberté d'expression.

Cela nous amène à la question de savoir si cette restriction ou cette violation peut être justifiée par l'article 1 de la charte. Pour cela, il nous faut étudier l'objectif du projet de loi. Les tribunaux ont statué que pour restreindre les droits prévus dans la charte, l'objectif visé devait être pressant et important. Si le projet de loi répond à ce critère, il faut ensuite procéder à une vérification de la proportionnalité, c'est-à-dire qu'il faut voir si les moyens utilisés pour atteindre l'objectif sont proportionnels à cet objectif.

C'est à la page 8 de mon mémoire que j'essaie de voir s'il s'agit d'un objectif pressant et important. Je constate que l'objectif, d'après les antécédents législatifs, y compris les décisions antérieures du panel et de l'instance d'appel de l'Organisation mondiale du commerce qui ont précédé le projet de loi C-55, est de toute évidence de faire en sorte que les périodiques canadiens aient accès à la publicité canadienne destinée au marché canadien.

La raison en est que l'on considère que les périodiques et les magazines jouent un rôle très important pour le développement culturel au Canada.

À l'article 6.2 de la page 8, par exemple, je cite le rapport de la commission O'Leary de 1961 dans lequel on laisse entendre que les magazines représentent le fil qui lie entre elles les fibres de notre tissu national. On y laisse également entendre qu'ils rendent possible un gouvernement démocratique et probable un meilleur gouvernement, en s'appuyant sur la théorie voulant que les magazines ne donnent pas uniquement des informations, mais en font une synthèse, une étude approfondie et une critique, et à cet égard, ils ajoutent une dimension importante au développement culturel au Canada.

Il me semble que l'objectif de ce texte législatif, qui est de préserver cette industrie et la base publicitaire qui la sous-tend, serait considéré par les tribunaux comme pressant et important. À l'article 6.5 de la page 9, j'ai énuméré à votre intention quelques autres objectifs que l'on a jugés ces dernières années suffisamment pressants et importants pour justifier qu'on restreigne la garantie de liberté d'expression. Il s'agit notamment de l'objectif qui consiste à protéger les électeurs des informations trompeuses contenues dans les sondages d'opinion et de celui qui consiste à réduire la consommation des produits du tabac.

À la lumière de ces décisions antérieures, il est très vraisemblable que les tribunaux disent que l'objectif qui consiste à accroître l'identité nationale et la souveraineté culturelle du Canada en favorisant la viabilité de l'industrie des magazines constitue un objectif pressant et important.

Cela nous amène à la vérification de la proportionnalité en vertu de l'article 1 qui comporte trois éléments. Premièrement, il faut montrer le lien rationnel qui existe entre le projet de loi et l'objectif. À cet égard, si vous restreignez des droits, vous devez montrer que cette limitation a l'effet prévu. Certains éléments de preuve tendent à montrer que le projet de loi C-55 offre en réalité un fondement viable à l'industrie canadienne des magazines. À cet égard, le projet de loi favoriserait logiquement l'objectif qui le sous-tend.

Je constate aussi que le projet de loi ne s'attache pas à proprement parler au contenu des publications. C'est ce que je développe à l'article 7.5 de la page 10 où je signale que le projet de loi cherche avant tout à voir si la publication est faite par un éditeur étranger et ne s'attache pas à son contenu.

Je suggère à la page 11, à l'article 7.8, que si le gouvernement pouvait donner des preuves qui tendent à montrer qu'il y a un lien entre les magazines de propriété canadienne et le contenu canadien, l'attitude adoptée dans le projet de loi C-55 serait une preuve suffisante pour répondre à la partie de la vérification de la proportionnalité qui concerne le lien rationnel.

La deuxième partie de cette vérification consiste à savoir si le texte législatif constitue une dérogation minimale aux droits. Pour cela, il faudrait entre autres se demander s'il existe d'autres mesures qui permettent d'atteindre ces objectifs sans porter autant atteinte aux droits garantis par la charte. Pour cela, les tribunaux tiendraient compte du fait que le projet de loi C-55 constitue une restriction relativement limitée de l'accès des Canadiens à la publicité et à l'information.

J'ai déjà indiqué qu'il était difficile de voir si les consommateurs sont privés, du fait de l'application du projet de loi C-55, d'une information quelconque qu'ils recevraient sans cela. Autrement dit, les tribunaux jugeraient ce texte législatif comme constituant une restriction des droits et non une interdiction totale de la liberté d'expression.

Dans les cas où ils ont jugé, considéré ou étudié des projets de loi qui constituaient une restriction partielle et non pas totale des droits, les tribunaux ont eu tendance à se montrer très respectueux de l'attitude adoptée par le Parlement.

Je parle aussi des autres solutions que l'on pourrait proposer en remplacement du projet de loi C-55. Par exemple, à la page 12, à l'article 8.7, j'envisage la possibilité d'avoir, au lieu d'une interdiction, un système de subventions et/ou de crédits d'impôt remboursables comme moyen d'aider l'industrie canadienne des périodiques. Ces autres solutions constitueraient une moins grande restriction des droits prévus dans la charte, mais on pourrait vraiment se poser la question de leur efficacité lorsqu'il s'agit d'atteindre les objectifs du projet de loi C-55. Les tribunaux hésiteraient beaucoup à revenir sur une décision du Parlement concernant l'importance d'avoir une interdiction plutôt que de recourir à des subventions ou à des crédits d'impôt. J'indique à la page 12 quelques incertitudes et quelques complications que susciterait un système de subventions de crédits d'impôt.

Enfin, cette analyse nous porte à dire, pour le dernier élément de la vérification d'Oakes, qu'il y a proportionnalité entre les effets délétères ou négatifs de cette mesure et ses effets positifs.

En conclusion, j'estime vraisemblable que toute restriction des droits -- et je pense qu'il y aurait restriction des droits prévus à l'alinéa 2b) -- pourrait être justifiée comme une limitation raisonnable des droits selon l'article 1 de la charte.

Le sénateur Beaudoin: Monsieur Monahan, il est clair que la question principale est de savoir s'il est contre la liberté d'expression. En vertu de la répartition des pouvoirs, je ne vois aucun problème initial dû au fait que nous faisons du commerce international. Il empiète sur le commerce local, mais non pas au point de voir quelque chose dans ce projet de loi qui soit contre la répartition des pouvoirs.

Mes questions portent sur l'alinéa 2b) de la charte. La liberté d'expression a été très généreusement interprétée par la Cour suprême du Canada ces cinq dernières années.

Ma première réaction est que le projet de loi limite effectivement la liberté d'expression et vous dites la même chose. Je crois comprendre que, pour vous, le débat doit porter sur l'article 1. Cette restriction est-elle justifiable dans le cadre d'une société libre et démocratique? Vous dites que oui.

On peut faire une comparaison avec l'affaire RJR-MacDonald relative au tabac. Si je ne m'abuse, le projet de loi a été déclaré ultra vires, c'est-à-dire constituant un abus de pouvoir, par la Cour suprême parce qu'il représentait une interdiction totale. Si l'interdiction est totale, une telle restriction de la liberté d'expression ne peut être confirmée par le tribunal en vertu de l'article 1.

Si on lit rapidement le projet de loi, l'interdiction est grave et importante. L'objectif du projet de loi ne me pose pas de problème. Je n'ai pas d'objections au fait de préserver l'identité et la culture canadiennes, et cetera. Ce n'est pas ce qui constitue le problème pour moi. La seule partie pour laquelle j'ai peut-être quelques hésitations, c'est celle qui concerne l'interdiction proprement dite.

Vous dites donc qu'elle n'est pas totale, mais qu'elle s'applique à certains domaines. Pouvez-vous préciser?

M. Monahan: Je vous remercie de cette question, monsieur le sénateur. Il est très utile de s'attacher à l'affaire RJR-Macdonald pour expliquer pourquoi le projet de loi ne constitue pas, à mon avis, une interdiction totale. Le texte législatif proposé en l'occurrence dit qu'il est illégal de faire de la publicité pour un produit du tabac. Il n'aurait même pas été possible, comme l'a indiqué madame le juge McLachlin, de fournir une publicité qui soit uniquement de nature informative qui signalerait, par exemple, aux consommateurs que certains produits du tabac pourraient contenir moins de goudron et de nicotine que d'autres. Même cette information ne pouvait pas être donnée aux consommateurs. Ce n'est pas le cas ici.

Dans le cas qui nous occupe, on ne dit rien de l'annonceur qui souhaite faire une publicité pour son produit. On lui dit simplement qu'il peut faire librement la publicité de son produit, mais pas dans tel magazine ou dans tel type de magazines. Autrement dit, si nous faisons la comparaison avec la situation dans l'affaire RJR-Macdonald, c'est comme si on avait dit aux fabricants de tabac qu'ils ne pouvaient pas faire de publicité dans les journaux, mais dans les magazines, ou l'inverse. Ce ne serait pas une interdiction totale parce qu'elle aurait permis aux fabricants de cigarettes de faire de la publicité et d'atteindre les consommateurs. Ils n'étaient pas autorisés à le faire en l'occurrence, alors qu'ici, comme je l'ai dit, rien ne prouve que les annonceurs ne peuvent pas atteindre les consommateurs canadiens. Selon certaines indications, les annonceurs dépensent plus de 10 milliards de dollars par an pour atteindre les consommateurs.

Le sénateur Beaudoin: Mais il y a une interdiction quelque part.

M. Monahan: Il y a une limite. Si nous disons que toutes les limites constituent une interdiction totale, alors il n'y a aucune différence entre une interdiction totale et une limite, car chaque fois qu'on dit à quelqu'un qu'il ne peut pas faire de la publicité d'une façon particulière ou dans une publication particulière, on pourrait dire que cela constitue une interdiction totale. Mais ça ne peut pas être vrai car il n'y aurait alors aucune distinction entre une limite et une interdiction totale.

Dans notre cas, on n'interdit à aucun fabricant ni annonceur de communiquer avec les consommateurs, que ce soit par l'entremise des périodiques de propriété canadienne ou, bien sûr, par les autres moyens disponibles tels que la télévision, la radio, les journaux, la publicité extérieure, et cetera. Rien ne nous permet donc de prétendre qu'un fabricant ou un annonceur ne peut pas communiquer avec ses éventuels consommateurs.

Le sénateur Beaudoin: On peut avoir une interdiction totale dans un certain domaine, mais selon votre argument, si ce n'est pas une interdiction totale comme dans le cas du projet de loi sur le tabac, on ne peut conclure qu'il s'agit effectivement d'une interdiction totale.

M. Monahan: Permettez-moi de vous donner un autre exemple. Dans une autre affaire, le tribunal a récemment statué qu'il y avait une interdiction totale dans un projet de loi fédéral qui interdisait la publication des sondages d'opinion dans les 72 heures précédant une élection. C'était une interdiction totale parce qu'on ne pouvait pas du tout communiquer avec les Canadiens pendant ce laps de temps.

Dans une affaire antérieure, il s'agissait d'une limite à la publicité dentaire qui était d'ordre provincial cette fois. La province autorisait une association dentaire à dire que les dentistes ne pouvaient pas du tout faire de publicité auprès de leurs consommateurs -- il s'agit là encore d'une interdiction totale qui empêche quelqu'un de communiquer avec les éventuels consommateurs de ces services. Mais ce sont là, me semble-t-il, des affaires différentes de celle qui nous occupe car la limite s'applique à une méthode particulière de publicité. Je dirais plutôt qu'il s'agit d'une limite du temps, du lieu ou de la méthode de la publicité plutôt qu'une interdiction totale de toute publicité.

Le sénateur Beaudoin: Mais ça l'était tout de même dans le cas où le tribunal a déclaré que cela pouvait être justifié. Votre argument est donc que, puisqu'il ne s'agit pas d'une interdiction totale, la chose est justifiée dans un pays libre et démocratique comme le Canada parce qu'il nous faut sauvegarder notre identité, et cetera.

M. Monahan: Je dis qu'il s'agit d'une restriction de la liberté d'expression relativement limitée et que les tribunaux s'en remettront à la décision du Parlement à moins qu'il n'y ait une autre solution nettement supérieure. Je dis aussi qu'il y a des avantages évidents qui en découlent, notamment une industrie canadienne des magazines viable, et les tribunaux diront également que cela renforce la valeur de la liberté d'expression dans la mesure où l'on favorise le développement personnel de l'individu et de la collectivité ainsi que l'autonomie gouvernementale. À ce titre, le projet de loi C-55 est compatible avec les valeurs sous-jacentes qui justifient la garantie de la liberté d'expression pour commencer.

Le sénateur Spivak: Monsieur Monahan, vous parlez de toute évidence du droit des consommateurs canadiens de recevoir de l'information. Ce droit est-il total? Par exemple, ne pourrait-on pas dire, dans l'affaire RJR-Macdonald, qu'à cause du danger qu'elle présentait pour les consommateurs, on n'avait pas vraiment le droit de recevoir cette information? Ce droit est-il toujours total, non restreint ou non modifié?

M. Monahan: Non, il n'est pas total, mais dans l'affaire RJR-Macdonald, et dans d'autres affaires, les tribunaux ont certainement dit que les consommateurs avaient le droit de recevoir de l'information à moins qu'il n'y ait une raison pour justifier, conformément aux critères qu'ils ont mis au point, qu'on limite ce droit. Autrement dit, si le gouvernement souhaite empêcher les Canadiens de recevoir de l'information, il doit le justifier en vertu de la charte. Je ne pense pas que l'on prive ici les Canadiens de quelque information que ce soit; c'est là mon argument. Ce n'est pas évident pour moi dans une cause comme l'affaire RJR-Macdonald.

Le sénateur Spivak: Je comprends votre argument. Je me demande si ce droit est toujours non entravé. Supposons qu'il s'agisse du droit de fabriquer des bombes chez soi ou quelque chose du même genre. Peut-on prétendre qu'il ne peut pas y avoir d'interdiction totale sur ce genre d'information?

M. Monahan: Non, pas du tout. Les tribunaux ont en fait laissé entendre que l'on pouvait limiter l'information fournie. Ce n'est certainement pas un droit non entravé. En l'occurrence, on pourrait dire qu'il est justifié de déclarer qu'on ne peut pas publier des plans pour construire des engins nucléaires ou autres.

Le sénateur Spivak: Il y a donc une certaine gradation des droits. Autrement dit, le droit à l'identité canadienne n'est pas le même que le droit de faire quelque chose de dangereux, auquel cas on pourrait limiter le droit des consommateurs d'accéder à cette information.

M. Monahan: Si on considère l'objectif qui consiste à favoriser l'identité canadienne et la souveraineté culturelle, il n'y a pas seulement le projet de loi C-55, mais tout un ensemble d'autres lois fédérales qui ont le même objet. Je crois que les tribunaux accepteront généralement de limiter le marché libre, qui pourrait en fait permettre la domination américaine de notre marché culturel, pour protéger en définitive notre sentiment collectif d'identité et notre capacité de communiquer entre nous.

Le sénateur Rompkey: C'est un peu en dehors du sujet de votre mémoire, mais j'aimerais que vous me donniez quelques autres exemples à l'échelle internationale. Savez-vous si d'autres pays ont adopté une législation semblable? Pouvez-vous penser à un autre pays qui soit dans la même situation que le Canada et qui ait adopté une législation semblable face à ce problème?

M. Monahan: Je ne connais pas d'autres situations comparables, sénateur.

Le sénateur Rompkey: En ce qui concerne les autres solutions, vous avez fait allusion aux allégements fiscaux. D'après le témoignage d'autres personnes, ce pourrait être une autre solution raisonnable et même en fait un meilleur moyen de régler ce problème que la voie législative.

Mais ce projet de loi est sans incidence sur le revenu alors que la question qui nous vient à l'esprit est de savoir à quel point le peuple canadien serait prêt à accorder des allégements fiscaux aux magazines canadiens? S'il n'a pas envie d'accorder des allégements fiscaux aux équipes de hockey canadiennes, il est peu vraisemblable qu'il ait envie de les accorder aux magazines. Voulez-vous nous dire ce que vous en pensez? À votre avis, le projet de loi est-il préférable à une solution monétaire?

M. Monahan: J'avoue que je ne sais si le projet de loi est, dans l'absolu, une meilleure solution que les allégements fiscaux. Je peux vous dire qu'il est très peu vraisemblable que les tribunaux souhaitent faire prévaloir leur opinion sur la question contre celle du Parlement.

Je vous dirai ce que j'en pense car j'en parle à la page 12 de mon mémoire. Si on regarde ce qui s'est passé avec les crédits d'impôt remboursables dans d'autres domaines, on constate que si le crédit est fixé assez haut, disons par exemple à 100 p. 100 de votre investissement dans un domaine donné, il peut constituer un crédit pour le paiement de l'impôt. Cela a été le cas dans certaines situations.

Je dirai pour commencer que cela coûte très cher au Trésor et vous dites que c'est quelque chose que le peuple canadien ne tient peut-être pas à approuver. Deuxièmement, cela constitue une véritable manne pour certains investisseurs. C'est une chose très difficile à cibler. Si vous souhaitez soutenir l'industrie, il faut sans doute le faire de façon tout à fait libre. Il faut donc permettre aux particuliers de recevoir autant d'allégements fiscaux ou de crédits d'investissement qu'ils souhaitent obtenir.

Il me semble très difficile de concevoir un système de crédits d'impôt qui permette d'atteindre les mêmes objectifs que le projet de loi C-55 tente de viser. Ce ne serait pas impossible à faire, mais ce serait très coûteux et ça pourrait avoir pour effet d'infléchir les décisions des investisseurs d'une façon que le gouvernement pourrait juger inappropriée.

Je suis venu vous donner une interprétation constitutionnelle. Je suis à peu près sûr que les tribunaux ne vont pas vouloir intervenir dans ce genre de débat. Ils ne vont pas dire: «Vous devriez avoir recours aux crédits d'impôt ou aux subventions plutôt qu'à une interdiction.» Je ne pense pas que les tribunaux estiment être compétents pour juger en l'occurrence. Je ne suis pas non plus compétent sur ce sujet; je suis simplement venu vous dire ce que les tribunaux vont faire à mon avis.

Le sénateur Kinsella: Monsieur Monahan, votre analyse est très utile. Je suis presque d'accord avec vous lorsque vous dites qu'il n'y a peut-être pas de problème à l'égard de la charte en l'occurrence et je serais donc prêt à passer à l'étude article par article très rapidement, madame la présidente.

Cela dit, j'aimerais savoir où vous trouvez dans le projet de loi l'objectif pressant et important qui doit être clairement identifié dans l'analyse Oakes?

M. Monahan: Aucun article dans le texte du projet de loi ne donne son objet. Il n'est pas rare actuellement d'avoir un tel article, mais de nombreuses lois ne l'ont pas. Il est clair que de nombreuses lois qui ont été adoptées il y a quelques années et qui restent en vigueur n'ont pas cet article.

En l'absence d'un tel article, les tribunaux étudieront la chronologie législative du projet de loi et en déduiront son objet. Le projet de loi doit avoir un objet. Il peut être pressant et important ou non, mais tout projet de loi a certainement un objet.

Le premier principe de l'interprétation des textes législatifs est qu'il faut analyser l'objet du projet de loi et cela veut dire le tort que le projet de loi prévoit de redresser.

Il est évident, d'après l'historique du projet de loi C-55 et les événements qui l'ont précédé, à savoir les décisions de l'Organisation mondiale du commerce annulant des mesures antérieures, que son objet est de conserver le marché de la publicité pour les périodiques canadiens afin qu'ils restent économiquement viables. Je ne pense pas que les tribunaux aient beaucoup de problèmes à affirmer que c'est là son objet. Je crois aussi que les tribunaux n'auraient pas beaucoup de problèmes à conclure qu'il s'agit d'un objet pressant et important.

S'il reste un point d'interrogation, il concerne la question du lien rationnel. Y a-t-il un lien rationnel entre l'objet et/ou la dérogation minimale. Y a-t-il dérogation minimale aux droits. Je crois qu'il y a là un lien rationnel et une dérogation minimale, c'est sans doute là-dessus que porterait le débat.

Le sénateur Kinsella: Lorsque vous essayez d'évaluer s'il y a dérogation minimale en lisant le jugement de l'affaire RJR-MacDonald, et que vous regardez l'opinion de la majorité du tribunal, pensez-vous que cela constitue la bonne décision? Bien sûr, par définition, les tribunaux prennent des décisions. Mais on pourrait présenter des arguments contraires.

Vous estimez que si le tribunal fait cette évaluation, il vous semble, selon la prépondérance des probabilités, qu'il va donner son accord à l'article 1 proposé?

M. Monahan: Oui. Monsieur le sénateur, je ne veux pas répéter la discussion que j'ai eue plus tôt avec le sénateur Beaudoin. Mais il y a une différence nette entre l'affaire qui nous occupe, le texte de loi proposé, et l'affaire RJR-MacDonald dont a été saisie la Cour suprême.

En l'occurrence, le tribunal s'est attaché au fait qu'il y avait d'autres solutions qui auraient pu être retenues -- par exemple, une interdiction limitée permettant de fournir aux consommateurs une publicité informative. En fait, il y a eu au moins une étude du gouvernement sur l'efficacité relative d'une interdiction plus limitée qui aurait permis la publicité informative. Le gouvernement a refusé de déposer cette étude auprès de la Cour suprême.

En conséquence, le tribunal a dit qu'il y avait une autre solution qui semblait atteindre l'objectif. Il ne connaissait aucune des raisons qui avait fait que le gouvernement n'avait pas choisi cette solution, et il n'a pas eu d'autre choix que de dire que le texte de loi était trop général et l'a déclaré inacceptable.

S'il y a d'autres solutions, il y a de toute évidence des problèmes et des décisions difficiles à prendre avant de pouvoir dire que l'une d'elles est préférable à ce que l'on a dans le projet de loi. C'est pourquoi je considère qu'il s'agit ici d'une affaire tout à fait différente de celle-là.

Le sénateur Kinsella: Monsieur Monahan, y a-t-il dans la jurisprudence relative à la charte des débats sur la question du droit à la liberté d'expression et des moyens que l'on peut utiliser pour exercer ce droit?

M. Monahan: Il y en a en effet. Dans l'affaire Ford qui concerne la langue utilisée dans les écriteaux au Québec, la Cour suprême a dit que la garantie de liberté d'expression ne garantissait pas seulement ce qui était dit, mais s'appliquait également dans une certaine mesure à la façon dont on le disait. Pouvoir dire quelque chose en anglais était une partie importante de la liberté d'expression dans cette affaire. C'est une thèse qui remporte des suffrages.

Mais je ne suis pas sûr qu'il y ait un rapport linéaire entre l'affaire Ford et ce que nous avons ici. Il y a en gros très peu de différence entre une publicité placée dans un périodique canadien et la même publicité ou à peu près dans un périodique américain. Il n'est pas évident qu'il y ait des différences entre ces deux annonces publicitaires de la même façon que dans l'affaire Ford, où le médium -- la langue -- fait la différence. C'était important en l'occurrence.

Je crois que ce serait un argument en faveur de l'opinion qui veut qu'il y ait une limite à la liberté d'expression. J'ai déjà conclu que les tribunaux statueraient de cette façon.

Le sénateur Kinsella: Ils devraient traiter avant tout de la limite mise à l'endroit où ce droit est exercé.

M. Monahan: C'est exact.

Le sénateur Callbeck: Monsieur Monahan, ma question concerne la culture canadienne. Dans vos remarques liminaires, vous avez dit que les magazines jouent un rôle important pour le développement culture. En fait, vous dites que les magazines représentent le fil qui lie entre elles les fibres du notre tissu national et qu'ils constituent un élément important du développement culturel au Canada. Je suis d'accord avec ces remarques.

Sans le projet de loi C-55, les éditeurs américains pourraient venir au Canada avec leurs éditions à double tirage, ce qui pousserait les éditeurs canadiens à la faillite. Nous n'aurions alors pas accès à des magazines canadiens qui contiennent des articles sur ce qui préoccupe et intéresse les Canadiens.

Les détracteurs du projet de loi C-55 disent que cette question n'a rien à voir avec la culture, que le projet de loi soit adopté ou non. D'après vos remarques, il me semble que vous n'êtes pas d'accord avec ces critiques.

M. Monahan: Il y a divers aspects au projet de loi, mais il est évident que l'un des principaux est l'importance culturelle des magazines. Si nous examinons le rapport du groupe de travail de 1994 qui portait sur l'industrie des magazines, nous constatons que l'importance des magazines pour le développement culturel au Canada est largement développée.

Il y a aussi un aspect économique à la question parce qu'on parle d'une industrie qui constitue une base pour les services publicitaires destinés à ce marché. Je suis cependant d'accord avec vous pour dire que dans un but constitutionnel, du moins, les tribunaux estimeront que le projet de loi joue un rôle culturel important au Canada.

Le sénateur Lynch-Staunton: Je suis de ceux qui ne sont pas encore convaincus du fait que le projet de loi favorisera l'identité et la culture canadiennes.

Je ne veux pas extraire une déclaration d'un contexte qui peut la justifier différemment de mon interprétation, mais vous dites à l'article 7.5 de votre mémoire que:

[...] la publicité dans les périodiques produits par des éditeurs canadiens est autorisée même si la publication ne contient rien qui soit spécifique au Canada.

Je crois que cela confirme ce que d'autres témoins nous ont dit, à savoir que le contenu canadien, tel qu'il est défini, peut ne rien avoir de canadien en définitive. Il pourrait venir d'ici, avoir été écrit ici par un étranger sur un sujet étranger et simplement à cause de son origine et du domicile du rédacteur, on estime que c'est un contenu canadien. Cela m'a quelque peu surpris. Je croyais que «contenu canadien» signifiait, pour le lecteur, que l'article avait un rapport avec le Canada, mais il s'avère que ce n'est pas le cas. Je ne vois pas en quoi ce projet de loi changerait cette situation.

M. Dennis Browne, qui est venu témoigner la semaine dernière, a affirmé carrément que cela n'avait rien à voir avec la culture, mais que c'était uniquement pour protéger l'industrie canadienne des magazines et lui donner le monopole intégral de l'argent consacré à la publicité dans les revues canadiennes. Est-ce en résumé ce que le projet de loi va faire s'il est adopté? Son but n'est pas tant de favoriser la culture et l'identité canadiennes, ni le contenu canadien tel que je le conçois, mais plutôt de préserver l'industrie canadienne des magazines si on la conçoit comme les montants disponibles pour la publicité dans les revues.

M. Monahan: Monsieur le sénateur, vous avez touché là un point très important parce qu'il inquiéterait les tribunaux -- le fait que le projet de loi ne soit pas lié aux sujets traités dans les magazines, mais plutôt à la nationalité de l'éditeur.

Je crois que le gouvernement aurait pu concevoir cette mesure en prenant comme fondement le contenu des revues. Cela aurait été possible. Mais on peut prétendre que cette mesure constitue une plus grande atteinte aux droits prévus dans la charte, puisqu'elle exigerait une évaluation par un tribunal ou un fonctionnaire, de la publication afin de voir si elle peut être considérée comme ayant un «contenu canadien».

Sénateur, cette approche, qui est neutre en ce qui concerne le contenu, ne prévoit pas d'évaluation du contenu du magazine par un fonctionnaire ou un tribunal permettant de voir si le contenu est suffisamment canadien ou non. À cet égard, elle est sans doute plus facile à justifier par rapport à la charte, sous réserve d'une mise en garde. Les tribunaux s'attendraient à ce que le gouvernement prouve qu'il y a un lien entre la nationalité de l'éditeur et le contenu de la publication. Ils voudraient que le gouvernement montre que les revues canadiennes ont effectivement un important contenu canadien. Si le gouvernement ne pouvait pas le prouver devant les tribunaux, il aurait beaucoup de mal à montrer qu'il y a un lien rationnel entre l'objectif, qui est je crois d'ordre culturel, et le projet de loi.

Je n'ai rien obtenu ni vu qui prouve cela, mais je pense que le gouvernement devrait rassembler tous ces éléments de preuve pour les présenter au tribunal.

C'est ainsi que cela devrait se vérifier dans les faits, sénateur. Lorsqu'on regarde les périodiques canadiens, on constate qu'ils ont un important contenu canadien. Cela ne veut pas dire qu'ils ne contiennent que des articles sur le Canada ou qui sont écrits par des Canadiens. Sur le plan pratique, si vous voulez lire des choses sur le Canada dans les périodiques, vous achetez des revues canadiennes parce que c'est là que vous allez les trouver.

Je suis d'accord avec vous, sénateur. Si vous ne pouviez pas établir ce lien, cela serait un problème. Mais je pense que le gouvernement va pouvoir, si la question est soumise aux tribunaux, donner les preuves nécessaires pour montrer qu'il y a ce lien entre les éditeurs canadiens de périodiques et le contenu canadien important.

Le sénateur Lynch-Staunton: Le projet de loi ne mentionne absolument pas la culture. Le mot n'apparaît même pas au sommaire qui figure au dos de la page de couverture et il n'apparaît certainement pas dans le texte. Comment peut-on établir ce lien?

M. Monahan: On pourrait établir ce lien en analysant les périodiques canadiens qui sont actuellement publiés pour voir jusqu'à quel point ils ont un contenu qui concerne le Canada ou une optique canadienne sur les affaires internationales. Je ne pense pas que l'on puisse dire que cela ne devrait concerner que des événements qui se passent au Canada. Cela pourrait être le point de vue canadien sur les événements qui se sont produits au Colorado la semaine dernière. C'est cela que l'on recherche en partie ici et pas seulement la discussion américaine de ces événements, mais une discussion canadienne. Quelle est leur signification pour les Canadiens? C'est simplement un exemple de ce que l'on pourrait avoir dans nos revues canadiennes et qu'on pourrait ne pas trouver dans les publications américaines.

Le fait que le terme «culture» n'apparaisse pas dans le projet de loi ne m'inquiète pas, ni même que le texte soit sans effet sur le contenu et n'exige pas une analyse officielle, une lecture des revues pour voir si le contenu canadien est suffisant. Cela a posé des problèmes dans certains autres domaines de la réglementation où des décisions de ce genre doivent être prises et elles sont souvent critiquées. Il peut en résulter des anomalies car certains enregistrements ou d'autres types de produits culturels sont considérés comme non canadiens ou canadiens, selon le cas. Ces décisions sont critiquées de temps à autre. C'est ce que l'on évite ici à l'article 3, en ne visant pas le contenu.

Le sénateur Lynch-Staunton: Seriez-vous d'accord pour dire que ce projet de loi, s'il est adopté, ne va pas favoriser le contenu canadien tel que vous et moi semblons l'entendre?

M. Monahan: Non, je ne vois pas pourquoi vous dites cela. S'il va favoriser l'industrie canadienne de l'édition des magazines, et si cette industrie va publier, à la façon dont elle le fait je crois, des documents soit sur le Canada soit qui donnent une optique canadienne sur ces autres événements mondiaux, elle est favorable au sentiment d'identité culturelle, au sentiment que l'on communique entre Canadiens.

Je ne vois pas ce que l'on pourrait demander de plus du point de vue juridique ou constitutionnel. Je crois que l'on pourrait essayer de discuter de la culture et de ce qu'elle veut dire sur le plan philosophique. Le public lit-il les revues? Influe-t-il sur elles? En tant que juriste, je ne pense pas que les tribunaux souhaitent se pencher sur ces questions, bien franchement.

Le sénateur Lynch-Staunton: Une publication étrangère telle qu'elle est définie dans le projet de loi peut avoir un plus grand contenu canadien, au sens où vous et moi l'entendons, qu'une publication nationale. Le projet de loi ne changerait pas cela.

M. Monahan: C'est exact, et vous ne pourriez pas faire de la publicité dans les publications étrangères.

Le sénateur Lynch-Staunton: C'est l'aspect curieux de toute cette opération.

M. Monahan: En réalité, sénateur, nous devons nous demander jusqu'à quel point cela est réalisable sur le plan pratique. Si nous remplaçons les périodiques canadiens qui existent par des périodiques étrangers qui ont des éditions canadiennes, même si théoriquement ils ont un important contenu canadien, cela risque fort peu de se produire en réalité car cela n'est tout simplement pas justifié sur le plan économique. Pourquoi va-t-on dépenser de l'argent pour ce contenu canadien alors que la revue va être achetée de toute façon? C'est ce que l'on a constaté jusqu'ici avec les éditions à double tirage au Canada.

Sur le plan pratique, on ne va pas investir énormément dans le contenu canadien dans ces périodiques étrangers. Théoriquement, oui, même si on veut mettre toute son énergie à produire ces publications canadiennes, on ne peut tout de même pas y mettre de la publicité. Il me semble que, sur le plan pratique, ce n'est guère une possibilité. Dans ce cas, les tribunaux ne jugeraient pas cette approche, qui consiste à essayer de savoir s'il s'agit d'un annonceur canadien ou d'un éditeur canadien plutôt que d'un éditeur étranger, comme irrationnelle.

Le sénateur Lynch-Staunton: Si la propriété canadienne de Maclean's, ou son propriétaire, Rogers, descendait en dessous de 75 p. 100, selon l'article qui concerne la propriété, Maclean's serait considéré comme une publication étrangère.

M. Monahan: C'est exact. Ce serait également le cas en vertu de la Loi de l'impôt sur le revenu. L'article 19 de cette loi contient exactement la même définition.

Le sénateur Lynch-Staunton: On s'écarte ici un peu de notre principale question qui est la constitutionnalité, mais ne pensez-vous pas que 75 p. 100 soit une définition un peu sévère de la propriété étrangère par rapport à la propriété canadienne?

M. Monahan: C'est la définition qui figure dans la Loi de l'impôt sur le revenu. Je ne sais pas quel devrait être ce niveau.

Le sénateur Lynch-Staunton: Je n'arrive pas à admettre qu'il y a un lien entre ce projet de loi et la protection et la promotion de ce que nous appelons la culture canadienne, malgré nos définitions différentes. Nous avons tous nos propres définitions, mais nous visons le même objectif. Dans quelle mesure cela va-t-il être favorable à ce but? Je n'en suis pas encore convaincu. Nous protégeons un secteur très important avec ce projet de loi, mais combien d'autres industries doivent être protégées au nom de la culture canadienne? Il doit y en avoir beaucoup.

M. Monahan: Je ne suis pas ici pour vous convaincre du bien-fondé du projet de loi. Je suis ici en tant que juriste constitutionnel pour vous dire si ce projet de loi pourrait être jugé anticonstitutionnel. Il existe des opinions politiques sur le bien-fondé des textes législatifs. Les tribunaux ne sont pas là pour prendre des décisions sur le bien-fondé des textes législatifs. Ils sont là pour s'occuper de constitutionnalité. Vous avez peut-être un avis sur le bien-fondé du projet de loi. Je ne pense pas que les tribunaux concluent dire que ce projet de loi est anticonstitutionnel.

Le sénateur Joyal: Vous dites que si le projet de loi indiquait un pourcentage important pour le contenu canadien -- disons qu'il s'agisse de 75 p. 100 pour établir un parallèle avec la Loi de l'impôt sur le revenu -- il constituerait une plus grande violation de la charte. Pourriez-vous revenir là-dessus? Si nous imposons comme condition à une publication étrangère qui souhaite avoir accès à l'industrie des services publicitaires du Canada qu'elle ait un certain contenu canadien, nous empiéterions bien davantage sur les droits de cette entreprise étrangère à votre avis. Est-ce ce raisonnement que vous tenez?

M. Monahan: Je ne veux pas dire qu'il serait impossible d'imposer une restriction sur le contenu qui puisse être maintenue en regard de la charte. Ce n'est pas ce que je veux dire, mais je dis qu'il serait plus difficile de concevoir ce genre de mesure.

Quelle est votre définition du contenu canadien? Qui va prendre cette décision? Quelqu'un devra prendre le temps de regarder la revue pour décider si elle a un contenu canadien suffisant. Quelqu'un doit exercer son pouvoir de décision. Ce pourrait être plus difficile à justifier parce qu'on examine à ce moment-là ce qui a été écrit. On pourrait être poussé à écrire et à publier une revue d'une certaine façon pour respecter cette limite qui s'applique au contenu. Cela représenterait peut-être une plus grande violation de la liberté d'expression que ce que nous avons ici.

Je ne veux pas dire par là que ce n'est pas possible de le faire, mais ce serait plus difficile de concevoir une mesure qui n'exige pas de certains fonctionnaires qu'ils exercent leur pouvoir de décision. Cela pourrait avoir un effet négatif sur les décisions des éditeurs quant à ce qu'ils devraient publier ou non. Ce projet de loi ne dit à personne qu'on ne peut rien publier. Chacun est libre de publier ce qu'il veut. On dit simplement qu'on ne peut pas vendre des services publicitaires dans certains types de périodiques à des annonceurs canadiens, mais personne ne va vous dire ce que vous devez publier. Personne ne va empêcher quiconque de distribuer des magazines dans notre pays.

Le sénateur Joyal: Pour vous, la disposition relative au contenu équivaut-elle à une censure?

M. Monahan: Non. Je ne pense pas que ce soit une censure, mais elle exige certainement que quelqu'un examine ce que quelqu'un d'autre a écrit, le lise pour voir si cela est conforme à la définition du contenu canadien. L'exercice de ce pouvoir de décision pose des problèmes supplémentaires qui dépassent ce que nous avons ici.

Je crois que cette mesure est moins restrictive que ne le serait celle dont nous parlons.

Le sénateur Joyal: Elle est moins restrictive d'une certaine façon parce que le seul critère est la nationalité de l'éditeur, et c'est jusqu'à un certain point, un critère objectif.

M. Monahan: C'est exact et les vérifications sont objectives. Soixante-quinze pour cent du capital-actions, les trois quarts du conseil d'administration, et cetera, ce sont tous des critères objectifs et les éditeurs peuvent savoir à l'avance ce qu'ils doivent faire pour répondre à ces exigences afin de concevoir leur entreprise en conséquence.

Le sénateur Joyal: Connaissez-vous des exemples de décisions prises en appliquant l'évaluation discrétionnaire du contenu?

M. Monahan: Il y a des restrictions concernant le contenu dans d'autres lois fédérales qui concernent les industries de la culture, et on n'a pas réussi à avoir gain de cause en les contestant. Elles existent depuis de nombreuses années. En fait, dans certaines autres lois, telles que la Loi sur la radiodiffusion ou la Loi sur les télécommunications, certaines dispositions sont plus restrictives que ce que nous avons ici dans le projet de loi C-55. Mais ces restrictions ont été autorisées par les tribunaux.

Le sénateur Joyal: Avez-vous des exemples particuliers à porter à notre attention?

M. Monahan: Je regrette, je n'en ai pas qui me viennent à l'esprit pour que vous puissiez vous y référer sur ces questions particulières.

Le sénateur Fitzpatrick: J'espère que nous sommes en majorité d'accord avec l'objectif principal du projet de loi. Vous l'avez de toute évidence étudié très attentivement. Ce que je veux, c'est que nous fassions les choses bien. Vous avez dit que le projet de loi était assez bien rédigé pour résister à une contestation d'atteinte à la liberté d'expression. Voyez-vous des défauts au projet de loi ou y a-t-il d'autres aspects que nous devrions prendre en compte?

M. Monahan: Je ne sais pas si je puis dire que le projet de loi n'a pas de défaut. Je ne sais pas s'il en a. Je peux vous dire que j'estime peu vraisemblable que les tribunaux souhaitent s'y attaquer. Contrairement aux critiques que l'on entend parfois, les tribunaux ne pensent pas en fait devoir changer les décisions que vous avez prises autour de cette table concernant les projets de loi. Ce qu'ils recherchent, c'est la violation des droits, et je n'en vois pas dans ce projet de loi. Vous essayez maintenant de me pousser à discuter des défauts du projet de loi. C'est un peu comme le sénateur Lynch-Staunton qui essayait de me faire parler du bien-fondé du projet de loi, ce qui dépasse malheureusement mon mandat.

Le sénateur Lynch-Staunton: Peut-être reviendrez-vous avec un nouveau mandat.

La présidente: Merci, monsieur Monahan. Nous vous sommes reconnaissants de votre exposé et de vos réponses.

La séance est levée.


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