Délibérations du comité sénatorial permanent
des
Transports et des communications
Fascicule 26 - Témoignages
OTTAWA, le jeudi 29 avril 1999
Le comité sénatorial permanent des transports et des communications, à qui a été renvoyé le projet de loi C-55, Loi concernant les services publicitaires fournis par des éditeurs étrangers de périodiques, se réunit aujourd'hui à 12 h 13 pour examiner le projet de loi.
Le sénateur Marie-P. Poulin (présidente) occupe le fauteuil.
[Traduction]
La présidente: Chers collègues, soyez les bienvenus à la cinquième séance du comité permanent des transports et des communications. Nos témoins d'aujourd'hui sont la professeure Jamie Cameron de la Osgoode Hall Law School et un groupe de représentants de Time Canada Limited.
Je tiens à souhaiter la bienvenue à nos premiers témoins de Time Canada Ltd., soit M. George Russell, rédacteur en chef, qui est accompagné de M. Donald Brown, président, et de l'honorable Ronald Atkey. Je sais que vous souhaitez faire une déclaration préliminaire, après quoi nous passerons à la période des questions.
Je vous signale que puisque nous siégeons aujourd'hui à midi et que nous devons retourner au Sénat qui lui, siège à 14 heures, nous devons avoir terminé nos travaux à 13 h 45. Si vous êtes d'accord, nous pourrions nous assurer que vous disposez de 45 minutes, à la fois pour votre déclaration préliminaire et pour la période des questions.
M. George Russell, rédacteur en chef, Time Canada Ltd.: Honorables sénateurs, je vous remercie de votre accueil. Je m'appelle George Russell et je comparais au nom de Time Canada Ltd., dont le siège social est à Toronto. Je suis accompagné de M. Don Brown, président de Time Canada depuis quatre ans, et de l'honorable Ron Atkey, ancien député de la Chambre des communes et aujourd'hui associé principal au cabinet Osler, Hoskin et Harcourt.
Nous avons fait parvenir hier au greffier du comité notre mémoire détaillé contenant quelque 32 pages et trois annexes, dans les deux langues officielles, et je crois qu'il a été distribué aux membres du comité. J'ai des copies de ma déclaration orale que vous pouvez obtenir auprès du greffier.
Nous sommes heureux de comparaître devant le comité à titre de premier, et peut-être seul, éditeur de revues étranger, ainsi qu'à titre de membre du groupe qui s'oppose au projet de loi C-55. C'est nous également qui éditions le magazine Sports Illustrated Canada. Time Canada est un intervenant majeur du secteur canadien des revues depuis plus de 56 ans et, au cours de cette période, nous avons été témoins de diverses initiatives gouvernementales, dont des commissions royales d'enquête, des comités spéciaux du Sénat, des groupes de travail et des comités parlementaires. Jamais une mesure gouvernementale examinée ou recommandée par ces divers organismes n'aura eu de répercussions aussi importantes et négatives sur l'édition de revues étrangères que le projet de loi C-55. Jamais initiative n'a été aussi destructrice de certaines valeurs canadiennes importantes.
Avant de vous faire part de nos vives inquiétudes, permettez-moi de vous situer le problème dans son contexte en vous donnant un résumé tiré de l'information détaillée que contient notre mémoire. Time Canada publie une édition hebdomadaire canadienne du magazine Time depuis le 15 février 1943. Nous comptons actuellement 315 000 abonnés, presque tous au Canada. Nous vendons en outre 13 000 exemplaires de la revue dans les kiosques à journaux chaque semaine. Nous sommes le sixième magazine en importance au Canada si l'on calcule le total des abonnements et des ventes en kiosque. Time Canada emploie directement quelque 54 Canadiens qui sont affectés à la vente des services de publicité, aux abonnements, à la supervision de l'impression et à la coordination de la distribution par courrier et dans les kiosques à journaux. Notre président, M. Brown, est un citoyen américain qui habite Toronto. Il compte une vaste expérience au sein de notre entreprise, expérience qu'il a acquise dans des postes semblables à Hong Kong, au Japon et dans des centres régionaux des États-Unis.
Quant à moi, je suis un Canadien résidant à New York et je coordonne l'édition canadienne avec les autres membres de la direction de la rédaction de Time à New York et à l'étranger. Je suis né et j'ai grandi au Canada, et je suis diplômé de l'Université de Calgary. J'ai entrepris ma carrière professionnelle à Ottawa à titre de chef du bureau national de la Canadian University Press avant me joindre au personnel du quotidien The Globe and Mail. Pendant un certain temps au début des années 70, j'ai été membre de la tribune parlementaire à titre de journaliste du Globe and Mail. Je travaille pour la maison Time depuis 1974.
L'édition de Time Canada a toujours été un mélange hybride de reportages, de photos et d'articles canadiens préparés ici, jumelés à des éléments tirés d'un bassin rédactionnel provenant du monde entier et produits à New York et ailleurs. Le but est de produire une version de Time pour les Canadiens. La revue Time n'a jamais été présentée à ses lecteurs comme une revue canadienne, mais bien plutôt comme l'édition canadienne d'une revue basée aux États-Unis, dont les points de vue rédactionnels et les reportages proviennent du monde entier. Du même souffle, divers reportages de l'édition canadienne de Time ont paru dans d'autres éditions de la revue dans le monde entier.
Permettez-moi d'aborder la question des droits acquis de Time Canada en vertu du projet de loi C-55. Le gouvernement a présenté un amendement à l'article 21 au comité permanent du patrimoine canadien avant de renvoyer le projet de loi C-55 à la Chambre des communes à l'étape du rapport le 2 décembre 1998. Cet amendement, dont Time Canada se réjouit, précise ceci:
La présente loi n'a pas pour effet d'interdire à l'éditeur étranger qui fournissait légalement des services publicitaires destinés au marché canadien dans l'année précédant la date de dépôt de la présente loi devant la Chambre des communes de continuer à le faire dans le cadre de l'exploitation du même périodique.
Cette disposition d'antériorité aura peut-être pour effet de permettre à trois publications -- Time Canada, The New England Journal of Medicine et Elle Québec, publié sous licence par Elle France et Télémédia Inc. -- de poursuivre leurs activités durant la période de 12 mois s'étalant du 8 octobre 1997 au 7 octobre 1998, notamment d'accroître les ventes de publicité dans les périodiques à tirage dédoublé. Cependant, ce qu'on oublie souvent quand on examine la question des droits acquis des magazines comme Time Canada, c'est que d'autres dispositions discriminatoires, qui confèrent un avantage économique important aux revues canadiennes, vont continuer de s'appliquer. Depuis plus de 30 ans, l'article 19 de la Loi de l'impôt sur le revenu restreint la possibilité, pour les annonceurs, de déduire les dépenses engagées aux fins de publicité dans des périodiques non canadiens, sinon en ce qui a trait à la publicité directement ciblée vers le marché canadien.
Une importante disposition anti-échappatoire a été ajoutée à cet article en 1995 avec pour résultat qu'il continuera toujours d'être plus coûteux pour les entreprises canadiennes de passer leurs annonces dans des périodiques non canadiens comme Time Canada que dans des périodiques canadiens comme Maclean's. Toutes autres choses étant égales, le coût additionnel estimatif assumé par l'annonceur canadien pour faire de la publicité dans une publication étrangère serait de 45 p. 100. En soi, cette mesure devrait être suffisante pour uniformiser les règles du jeu entre les magazines canadiens et américains, qui jouissent de plus grandes économies d'échelle.
En outre, les magazines canadiens profitent d'une subvention postale depuis presque 100 ans. À cet égard, les sommes engagées par le gouvernement au cours de l'exercice se terminant le 31 mars 1999 dépassent les 47 millions de dollars. Il semble que le gouvernement pourrait dépenser le même montant, voire plus, au début du prochain millénaire. Le gouvernement n'a jamais divulgué totalement le montant qui s'appliquera au cours du prochain exercice. Sur le plan pratique, la subvention postale signifie qu'il en coûte à Time Canada plus de 30 cents pour poster chaque numéro à ses abonnés canadiens contre 8,2 cents, nets, pour Maclean's. Faut-il s'étonner que Time Canada doive demander 77 $ pour un abonnement d'un an comparativement à Maclean's qui, lui, demande 51 $?
Enfin, pour ceux qui disent craindre que des centaines de magazines américains soient prêts à établir une édition à tirage dédoublé au Canada si le projet de loi C-55 n'est pas approuvé, n'oubliez pas qu'en juillet 1993, le gouvernement a adopté de nouvelles lignes directrices en vertu de la Loi sur Investissement Canada, disposant que chaque nouveau magazine proposé devait constituer une entreprise distincte, assujettie à un examen et à un refus possible faute d'activités importantes bénéfiques pour le Canada.
Nous croyons que, dans l'ensemble, le projet de loi C-55 aura l'effet d'une douche froide sur la liberté de la presse au Canada et que les membres du comité devraient l'examiner attentivement et soigneusement avant de l'adopter. Le gouvernement et la ministre ont dit à qui voulait l'entendre que le projet de loi C-55 vise à favoriser le contenu canadien et à venir en aide à la culture canadienne. Alléguant que les revenus de publicité sont l'épine dorsale des magazines canadiens, ils prétendent que le projet de loi C-55 donnera aux Canadiens et Canadiennes «la chance d'entendre nos propres récits, de voir nos propres créateurs, d'admirer nos propres talents et d'entendre nos propres voix à la maison comme à l'étranger». Voilà des objectifs bien louables que nous ne réfutons pas, mais nous avons déjà remarqué que dans au moins un cas précis, celui des sports, aucun éditeur de magazine -- à part nous-mêmes qui éditions Sports Illustrated Canada de 1993 à 1995 -- n'a senti le besoin de raconter ces récits, même aujourd'hui, ce qui laisse peu croire en la nécessité d'une protection accrue.
Ce dont il est véritablement question ici, ce sont les moyens précis du gouvernement pour atteindre ses fins, non pas les fins en elles-mêmes. À cet égard, il faut examiner attentivement certains des effets secondaires de cette façon draconienne d'aborder le problème.
Soucieux d'éviter les subventions ou des taxes précises dans ce projet de loi dont l'objectif est la protection de la culture, le gouvernement a peut-être conçu un instrument qui cause beaucoup plus de dommages aux valeurs et au tissu social du Canada. L'une de ces valeurs, croyons-nous, est la liberté de la presse. J'exhorte les sénateurs à tenir compte de l'effet de douche froide que pourrait avoir le projet de loi sur la liberté de la presse et que pourraient entraîner les dispositions que nous citons dans notre mémoire au sujet du projet de loi C-55, notamment la question d'acquiescement, dans le cas de publication de magazines à tirage dédoublé, à une infraction en vertu de l'article 11; les vastes pouvoirs d'enquête utilisés contre les publications dont on présumerait qu'elles ne respectent pas les articles 4 à 6; la possibilité d'intimidation de la part du ministre en vertu des articles 7 et 8 et la notion d'application extraterritoriale des lois canadiennes en vertu de l'article 15.
L'effet cumulatif de ces pouvoirs d'enquête, ministériels, judiciaires et de dépôt de preuves qui, supposément, visent à protéger la culture et le contenu canadiens est, de façon inhérente, préjudiciable à la notion d'une presse libre et ouverte au Canada, peu importe la façon dont on la définit. Il ne fait aucun doute que le Patrimoine canadien, notamment, prétendra que ce qui est en cause ici, ce n'est pas la presse, mais une série de pratiques commerciales, et que la loi vise à contrôler ces pratiques.
Nous tenons à souligner que dans la plupart des régimes qui exercent un contrôle systématique de la presse, ce contrôle est précisément exercé par le biais de pratiques commerciales, soit le meilleur moyen d'éviter l'opprobre de la communauté internationale eu égard à la violation des obligations que confère la Charte des Nations Unies. Nous avons remarqué que ces pressions ailleurs peuvent se traduire, notamment, par des taxes sélectives, le contrôle des approvisionnements en papier journal et des licences d'importation, par des contrôles de distribution et de la publicité gouvernementale, et j'en passe. Certes, le gouvernement du Canada ne veut pas se joindre à un groupe de pays aux pratiques honteuses, où la liberté de la presse est à peine une option. Néanmoins, il convient de souligner que les pays qui exercent des pressions sur des publications indépendantes qu'ils n'aiment pas en adoptant des lois interdisant la publicité dans la publication contrevenante pourront utiliser les actions du Canada comme précédent pour atteindre leurs tout autres visées. Autrement dit, ce que nous voulons souligner, c'est qu'avec l'adoption de cette mesure draconienne et envahissante, c'est la liberté de la presse qui en souffre dans son ensemble.
Aujourd'hui, l'objectif d'une telle loi, ce sont les magazines. Demain, ce pourraient être les journaux. La criminalisation de la publicité est au mieux une entreprise hasardeuse et peu respectueuse de la tradition canadienne de liberté de la presse.
À notre avis, le projet de loi C-55 viole gravement la liberté de la presse. Il vient dire aux éditeurs de magazines quel genre de publicité ils peuvent ou non autoriser. Les annonceurs canadiens se voient carrément refuser le droit de faire de la publicité dans certains magazines lus par des Canadiens. Ce n'est pas un argument valable que de prétendre que les restrictions sur la publicité n'empiètent pas sur les libertés protégées parce que le contenu du commentaire rédactionnel n'est pas touché. Sur le plan pratique, la publicité et le contenu rédactionnel font partie d'un tout inséparable, comme l'a signalé le tribunal d'appel de l'Organisation mondiale du commerce dans la décision qu'il a rendue en 1997 sur les magazines canadiens.
Je n'ai pas l'intention de faire une analyse détaillée des arguments de la Charte ni de chercher à savoir si l'on pourrait empêcher cette violation de la liberté de la presse grâce à l'article 1 de la Charte des droits et libertés. C'est là le domaine de prédilection des grands prêtres de la profession juridique. Vous avez entendu le professeur Monahan mardi soir, qui vous a offert une analyse juridique détaillée au nom de son client, la Canadian Magazine Publishers' Association. Vous entendrez plus tard aujourd'hui sa collègue, la professeure Jamie Cameron, qui aura peut-être une opinion différente, et vous allez peut-être poser des questions à notre conseiller juridique, M. Atkey, qui a une certaine expérience dans le domaine, tant à titre de professeur de droit que de juriste.
Permettez-moi de résumer certaines choses que le gouvernement et l'industrie canadienne du magazine ne vous ont pas dites, mais qui sont essentielles pour examiner de façon exhaustive et équitable le projet de loi C-55.
Premièrement, le projet de loi C-55 ne porte pas sur la question de la culture ou du contenu canadiens, mais sur la propriété canadienne. La ministre Copps vous a dit en avril que le contenu canadien est le coeur et l'âme de la culture et que le projet de loi C-55 porte précisément sur cette question de contenu. Quant aux représentants de l'industrie canadienne, ils vous ont dit le 20 avril que les Canadiens et les Canadiennes devaient accepter le projet de loi C-55 parce que l'on croit à l'importance du contenu des magazines pour préserver l'identité et la culture canadiennes.
Il n'y a absolument rien dans le projet de loi C-55 qui concerne le contenu canadien de la culture canadienne. Le projet de loi porte strictement sur les services de publicité destinés au marché canadien et offre une protection absolue aux éditeurs canadiens sans toucher, de quelque façon que ce soit, ce qu'ils peuvent faire ou pas pour contribuer à la culture ou au contenu canadiens. Le directeur du Centre de politique commerciale et de droit de l'Université Carleton, Dennis Browne, a fait un éloquent exposé sur cette question il y a une semaine lors de sa comparution devant votre comité.
Deuxièmement, il existe des magazines à tirage dédoublé partout dans le monde. La publicité locale dans les magazines à tirage dédoublé paraît régulièrement dans plus de 100 pays, dont la France, l'Allemagne, l'Australie, le Pakistan, l'Inde, l'Afrique du Sud, le Brésil et le Mexique, ainsi qu'à Hong Kong. Le 13 avril, le sous-ministre adjoint, M. Wernick, vous a dit que le tirage dédoublé ne peut avoir des avantages économiques qu'en Amérique du Nord, où on fait le recyclage d'articles dont le contenu provient des États-Unis ou d'autres pays et que l'on jumelle à des annonces publicitaires qui ciblent le marché canadien. Les représentants de l'industrie canadienne vous ont dit le 20 avril que la situation du Canada est unique et qu'aucun autre pays au monde ne fait face à la même concurrence que le Canada dans le secteur de la production de magazines.
Chez nous, à la société Time Incorporated, nous savons que cela n'est pas vrai. Nous pouvons donner des exemples d'arrangements qui permettent le tirage dédoublé dans de nombreux pays. Le magazine Time à lui seul a un tirage hebdomadaire, à l'échelle mondiale, de près de 6 millions d'exemplaires dans près de 200 pays différents. La possibilité de vendre de la publicité sans restrictions existe dans pratiquement ces quelque 200 pays où nous distribuons le magazine. Aucun pays du monde libre, à notre connaissance, n'a tenté d'imposer ce genre de restrictions protectionnistes à la publicité comme le fait le projet de loi C-55.
Troisièmement, ni Time Canada ni Sports Illustrated Canada ne se livrent une concurrence inéquitable pour obtenir les recettes tirées des services de publicité au Canada. Toute allégation de dumping ou de baisse des revenus de publicité est non fondée et contraire aux faits. Les allégations du président de La Presse spécialisée du Canada, M. Malden, selon qui Sports Illustrated Canada fait du dumping en demandant des taux équivalant à seulement 30 p. 100 des taux exigés par Sports Illustrated aux États-Unis, sont tout simplement fausses et contraires à la réalité. En tant que concurrents responsables sur le marché canadien, nous sommes outrés de voir que ce cadre supérieur de Maclean Hunter Publishing donne à votre comité des preuves erronées et injustes, qui ne reposent sur aucune recherche adéquate, pour justifier le projet de loi C-55.
Les 19 et 23 octobre 1995, par l'entremise de nos conseillers juridiques, nous avons fourni au comité permanent des finances de la Chambre des communes des détails sur nos droits de publicité pour Sports Illustrated Canada comparativement à d'autres magazines canadiens. Ces preuves ont été mises à la disposition du comité sénatorial permanent des banques et du commerce le mois suivant; M. Malden, ses collègues et les conseillers de Maclean Hunter Publishing en ont certainement pris connaissance. Nous les avons jointes à l'annexe C de notre mémoire et vous invitons instamment à les lire, de même que les pages 17 et 18 du mémoire.
Quatrièmement, les magazines américains qui ont maintenant un tirage important au Canada ne sont pas susceptibles de créer des éditions à tirage dédoublé au Canada si le projet de loi C-55 n'est pas adopté, la raison étant que la perte de tirage au Canada pourrait avoir des répercussions négatives sur les taux de publicité aux États-Unis et que ces magazines ne tireraient qu'un faible gain financier de la publicité paraissant dans les tirages dédoublés.
Le représentant de l'industrie canadienne, M. Malden, vous a dit le 20 avril que les magazines américains qui ont un tirage au Canada n'incluent pas l'audience canadienne dans la mesure de leur audience. Techniquement, c'est vrai, mais les éditeurs américains établissent leurs taux de publicité en fonction du tirage et non de l'audience. Le tirage canadien est effectivement inclus dans les données de tirage américaines pour les magazines qui n'ont pas de tirage dédoublé.
Pour créer un magazine canadien à tirage dédoublé, l'éditeur doit séparer le tirage canadien du tirage américain afin d'établir ses taux de publicité. En toute probabilité, cela fera baisser les taux de publicité aux États-Unis. Pour créer un magazine à tirage dédoublé, il doit faire courir un risque à cette structure d'établissement des prix aux États-Unis. Il est fort peu probable que les gains tirés des recettes de publicité d'un magazine à tirage dédoublé rendent cette opération rentable. Si l'on tient compte de la différence du taux de change, de la répercussion importante de l'article 19 de la Loi de l'impôt sur le revenu et des coûts supplémentaires pour l'impression et le personnel de la société impliquée dans l'établissement d'une édition canadienne distincte, l'édition à tirage dédoublé devrait générer 50 p. 100 plus d'argent pour chaque dollar perdu aux États-Unis seulement pour faire ses frais. On est loin du genre de scénario qui amènerait la création en masse de magazines à tirage dédoublé au sud de la frontière, comme le laisse entendre la Canadian Magazine Publishers' Association.
Cinquièmement, pour évaluer le marché canadien des services de publicité dans les magazines et la portée de la propriété étrangère, vous devez tenir compte des magazines à tirage contrôlé ou à libre tirage. Des 11 premiers magazines canadiens dont le tirage est de plus d'un demi-million -- et vous trouverez ces données à l'annexe A de notre mémoire -- cinq sont distribués gratuitement au consommateur. Selon notre estimation la plus exacte, plus de 50 p. 100 de tous les magazines que lisent les Canadiens sont à tirage contrôlé. Ils renferment des millions de dollars de publicité orientée vers le marché canadien. La plupart sont contrôlés par des Canadiens ou appartiennent à des Canadiens. En ajoutant les abonnements, nous estimons que la grande majorité des magazines que lisent les Canadiens chez eux sont des magazines que des Canadiens possèdent et contrôlent. Pourquoi alors ni le gouvernement ni l'industrie canadienne n'incluent-ils pas la publicité dans les magazines à tirage contrôlé dans leur analyse quand ils font la promotion du projet de loi C-55? Se pourrait-il que le problème qu'ils tentent de régler en adoptant une solution axée sur la propriété semblerait un peu moins grave que celui que l'on vous décrit?
Sixièmement, l'approche protectionniste du projet de loi C-55 pourrait être réglée par la technologie, notamment par l'Internet, où ni la publicité ni le contenu ne peuvent être réglementés par des critères nationaux. Le projet de loi C-55 ne porte que sur les périodiques imprimés, ce qui n'inclut pas les magazines distribués électroniquement. Les sénateurs ont soulevé le problème auprès des représentants de La Presse spécialisée du Canada le 20 avril. M. Malden, un cadre de Maclean Hunter, a exprimé un certain scepticisme à l'égard de l'Internet. Il a dit qu'il n'entrevoyait aucun modèle permettant d'implanter avec succès l'édition par Internet, et qu'il ne croyait pas que c'était un problème aujourd'hui.
Curieusement, l'entreprise de M. Malden offre maintenant tout son magazine Maclean's en ligne. Ses abonnés peuvent maintenant avoir accès à tous les articles du numéro en cours du magazine le dimanche soir précédant le jour où le magazine imprimé sera mis en kiosque. Tout ce que vous devez faire, c'est de taper le numéro de compte figurant sur l'étiquette d'envoi du magazine et vous pouvez voir tous les articles du Maclean's une journée complète ou deux avant de le recevoir chez vous. Time Canada étudie actuellement cette initiative commerciale très sérieusement. S'il ne s'agit pas là d'un modèle de succès commercial, alors pourquoi la maison Maclean's s'efforce-t-elle avec tant d'énergie de l'introduire sur le marché?
Pour les points suivants de notre mémoire, je cède la parole à M. Atkey, spécialiste dans le domaine, qui en discutera avec vous.
L'honorable Ronald G. Atkey, Osler, Hoskin et Harcourt, conseiller juridique de Time Canada: Comme d'autres l'ont dit avant moi, la validité constitutionnelle du projet de loi C-55 est sérieusement remise en question -- tant en vertu de la Charte des droits et libertés que conformément à la répartition des pouvoirs en vertu de la Loi constitutionnelle de 1867. Nous estimons que le Parlement doit examiner la question pendant qu'il est encore saisi du projet de loi et qu'elle ne doit tout simplement pas être laissée à l'interprétation des tribunaux après les faits.
Le 13 avril, la ministre Copps vous a dit que la ministre de la Justice avait indiqué que le projet de loi C-55 est tout à fait conforme à la Charte. Elle a dit que les publicitaires canadiens continueront de jouir des mêmes possibilités qu'ils ont toujours eues, notamment leur droit de faire de la publicité dans les éditions américaines de magazines. Elle a refusé de donner l'opinion du ministère de la Justice devant votre comité.
Le 20 avril, les représentants de l'industrie canadienne ont appuyé cette position et fait remarquer que la Charte permet au gouvernement d'appliquer des restrictions si l'objectif est dans l'intérêt du pays et si la restriction est le moyen le plus raisonnable d'atteindre cet objectif. Le conseiller juridique de la CMPA, le professeur Monahan, a étayé cette position de son analyse détaillée présentée le mardi 27 avril.
À mon avis, cette position rate la cible à deux endroits. Premièrement, le projet de loi C-55 empêche effectivement les annonceurs de faire de la publicité dans les magazines canadiens lorsqu'ils veulent joindre des audiences de consommateurs canadiens. Proposer qu'ils peuvent faire de la publicité dans les éditions américaines de magazines n'apporte aucune réponse pratique à la question, compte tenu des aspects économiques en cause. En outre, le projet de loi C-55 restreint la possibilité des publicitaires canadiens de joindre les consommateurs canadiens, laissant ainsi une large place aux multinationales qui peuvent se permettre d'acheter de la publicité aux États-Unis, laquelle s'introduit ensuite au Canada par la porte d'à côté. Ainsi, les consommateurs canadiens se voient privés du droit de recevoir l'information des publicitaires.
Ensuite, en voulant donner une interprétation simplifiée de la clause limitative, soit l'article 1 de la Charte, tant le ministre que les représentants de l'industrie et les conseillers juridiques ont fait peu de cas du critère de proportionnalité imposé par les tribunaux et la Cour suprême du Canada, à savoir que pour être raisonnable, toute restriction doit être la mesure la moins envahissante possible pour atteindre l'objectif de la loi, qui est de s'assurer que les magazines canadiens ont suffisamment de revenus publicitaires pour produire un contenu rédactionnel canadien. Je parle ici du critère du moindre mal. Comme en témoignent clairement les débats à la Chambre des communes sur le projet de loi C-55, il y a un moyen beaucoup moins envahissant d'atteindre l'objectif de la loi, qui serait l'attribution d'une subvention fédérale simple et directe aux magazines canadiens sous forme de subvention postale accrue. Cette subvention est offerte au Canada depuis presque 100 ans et, si elle était bien structurée, elle pourrait être conforme aux obligations commerciales du Canada à l'échelle internationale. À ce jour, le gouvernement n'a pas encore envisagé cette mesure.
Huitièmement, certains se demandent sérieusement si le projet de loi C-55 est tout à fait conforme aux obligations du Canada dans le cadre de l'OMC et de l'Accord de libre-échange nord-américain. La loi antérieure du Canada, qui impose une taxe d'accise de 80 p. 100 sur la publicité faite dans les magazines à tirage dédoublé, a été jugée non conforme aux règles de l'OMC. Quel réconfort le Canada peut-il trouver dans l'assurance qu'une interdiction totale des magazines à tirage dédoublé serait beaucoup plus efficace, compte tenu des conséquences que suppose le fait d'avoir à nouveau tort?
Le 13 avril, la ministre vous a dit que le projet de loi C-55 est tout à fait conforme mais, là encore, n'a présenté aucune opinion. Plus tard, au cours de la période des questions, elle a reconnu que des doutes subsistaient. Le 20 avril, les représentants de l'industrie canadienne ont fait écho aux propos de la ministre, indiquant qu'à leur avis, le projet de loi est assujetti aux règles de l'AGCS concernant les services et n'est pas touché par les accords du GATT qui portent sur les biens. Jeudi dernier, Dennis Browne est venu semer le doute sur cette conclusion, laissant entendre que le Canada risque de voir les accords du GATT s'appliquer également. Ce que la ministre et les représentants de l'industrie canadienne ont négligé de vous dire, c'est que le tribunal d'appel de l'OMC, dans sa décision de 1997 sur la taxe d'accise de 80 p. 100 sur les magazines, a jugé que dans les faits, le contenu publicitaire et le contenu rédactionnel font partie d'un tout inséparable. Il a dit ceci:
[...] un périodique est un bien composé de deux éléments: le contenu rédactionnel et le contenu publicitaire. Ces deux éléments peuvent être perçus comme constituant un service, mais ils se fusionnent pour former un produit concret, le périodique même.
Il n'est pas si certain qu'un autre tribunal de l'OMC ne considérerait pas que le projet de loi C-55 tombe sous l'application et du GATT et de l'AGCS puisque le terme «périodique» est défini dans le projet de loi et que l'objectif principal de la loi est manifestement «les services de publicité dans un périodique», c'est-à-dire une combinaison de biens et de services.
Neuvièmement, si le projet de loi C-55 est adopté dans sa forme actuelle, les États-Unis ont le droit d'adopter des mesures de rétorsion en vertu de l'article 2106 de l'ALENA qui, à son tour, inclut l'article 2005 de l'Accord de libre-échange Canada-États-Unis. Les États-Unis ont le droit «d'adopter des mesures ayant un effet commercial équivalent en réponse à des actions [du Canada] qui seraient contraires à l'ALE ou à l'ALENA [au chapitre de l'exemption de l'industrie culturelle]».
Il ne s'agirait pas d'une mesure commerciale illégale ou d'intimidation de la part des États-Unis, mais d'un droit conféré aux États-Unis par un traité bilatéral. Le processus de l'OMC ne l'interdit aucunement.
Tant la ministre que les représentants de l'industrie canadienne ont soutenu que les États-Unis n'ont pas le droit d'adopter de mesures de rétorsion en vertu de l'ALENA. Ils en arrivent à cette conclusion après une interprétation déséquilibrée de la teneur de l'article 2106 de l'ALENA qui reprend l'exemption de l'industrie culturelle et les droits de rétorsion prévus par l'Accord de libre-échange Canada-États-Unis, entré en vigueur le 1er janvier 1989. Bien simplement, ils veulent vous faire accepter une interprétation selon laquelle le Canada peut adopter une mesure discriminatoire pour protéger ses industries culturelles mais accorde aux États-Unis le droit de rétorsion seulement dans le cas de mesures qui ne sont pas conformes à l'ALE et non à l'ALENA.
Comme M. Browne l'a bien expliqué la semaine dernière, cette interprétation donne à l'exemption une portée beaucoup plus grande que le droit de rétorsion. C'est à se demander encore si les responsables canadiens du commerce et les spécialistes de l'industrie canadienne s'en remettent toujours à cette interprétation, laquelle comporte des lacunes sur le plan technique et n'est tout simplement pas crédible d'un point de vue logique. Les rédacteurs de l'ALENA n'ont jamais voulu faire en sorte que le Canada échappe au droit de rétorsion des États-Unis lorsqu'il adopte des mesures discriminatoires à l'égard d'un service offert par les États-Unis ou d'un propriétaire de bien intellectuel américain et ce, en se fondant sur des motifs culturels.
En outre, même si le droit de rétorsion des États-Unis est en quelque sorte, techniquement parlant, restreint aux violations par le Canada des obligations que lui confère l'ALE, on peut donc toujours soutenir de façon irréfutable que le projet de loi C-55 viole le chapitre 14 de l'ALE qui s'applique aux «services visés», ceux-ci comprenant certains services de publicité comme les agences de publicité, qui figurent à la classification type des industries no 7741, et les représentants des médias, qui eux figurent à la classification type des industries no 7742.
Tous les témoins, y compris la ministre, qui vous ont parlé de problèmes relatifs à l'ALENA et du droit des États-Unis d'adopter des mesures de rétorsion, vous ont bien dit que celles-ci doivent être des «mesures ayant un effet commercial équivalent» face à des mesures discriminatoires qui violent l'ALE ou l'ALENA, mais pour l'exemption de l'industrie culturelle. Il existe une certaine confusion quant à l'ampleur des mesures de rétorsion proposées, surtout de la part des journalistes qui ont tendance à inclure la valeur de toute l'industrie dans la catégorie que l'on estime pouvoir faire l'objet de telles mesures. Là-dessus, nous sommes d'accord avec la ministre et les représentants de l'industrie canadienne que des mesures de rétorsion de l'ordre de milliards de dollars ne sont pas justifiables ici, compte tenu de la taille de l'industrie visée.
La presse ne fait pas la différence entre la valeur totale des industries pouvant être ciblées et l'impact véritable des mesures spécifiques de rétorsion, qui doivent avoir «un effet commercial équivalent». Néanmoins, cet effet commercial se chiffrerait probablement dans les centaines de millions de dollars.
M. Russell: En résumé, Time Canada Limited croit que le projet de loi C-55 est inutile pour les raisons suivantes. Premièrement, il s'agit d'une mesure brutale qui protège la propriété canadienne sans offrir d'avantages évidents pour la culture canadienne. Deuxièmement, il établit un malheureux précédent qui aura un effet de douche froide sur la liberté de la presse, et qui pourrait être anticonstitutionnel. Troisièmement, les magazines canadiens sont suffisamment bien protégés par l'article 19 de la Loi de l'impôt sur le revenu, la subvention postale et les lignes directrices établies en vertu de la Loi sur Investissement Canada. Quatrièmement, on ne dispose d'aucune preuve évidente qu'un grand nombre de magazines étrangers entreront au Canada pour livrer une concurrence injuste aux magazines canadiens si le projet de loi C-55 n'est pas adopté. Cinquièmement, les magazines à tirage contrôlé constituent une part importante du marché canadien des services de publicité dans les magazines, et le projet de loi C-55 aura très peu de répercussions puisque la plupart appartiennent à des intérêts canadiens.
Le projet de loi C-55 sera bientôt dépassé par la technologie, surtout quand on pense que les magazines peuvent être accessibles sur l'Internet.
Enfin, on doit se demander sérieusement si le projet de loi C-55 est tout à fait conforme aux obligations commerciales du Canada à l'échelle internationale et si son adoption par le Sénat précipitera l'adoption, par les États-Unis, de mesures de rétorsion en vertu de l'ALENA.
Je vous remercie de votre attention. Nous attendons vos questions.
Le sénateur Lynch-Staunton: J'ai deux questions à poser; l'une vise à obtenir un éclaircissement, l'autre une opinion. Je pense qu'il serait important de joindre les deux personnes dont le témoignage a été sérieusement contesté par M. Russell. Il a dit que le témoignage de M. Wernick était erroné, et que M. Malden avait donné des preuves erronées et injustes. En toute équité pour eux et pour le comité, ils devraient pouvoir prendre connaissance du témoignage d'aujourd'hui et nous donner leur réaction. Il s'agit d'une allégation assez sérieuse que je ne conteste ni n'appuie. J'aimerais entendre leur réaction.
La présidente: Nous allons laisser à notre greffier le soin de s'occuper de cela et il pourra nous faire rapport à la prochaine réunion.
Le sénateur Lynch-Staunton: Merci, madame la présidente.
Je croyais que les subventions postales avaient été éliminées par suite de l'accord de l'OMC. Ai-je tort?
M. Atkey: La subvention postale n'a pas été éliminée, mais restructurée à la fin d'octobre pour la rendre conforme à la décision de l'OMC qui a dit qu'elle doit être versée directement à l'industrie. Au début de novembre, on a commencé à déposer directement la subvention postale accordée au magazine Maclean's dans le compte de ce dernier à Postes Canada. Il s'agit de la même somme d'argent, fondée sur les mêmes critères et provenant de la même source. Par conséquent, la subvention postale est toujours accordée. Pour l'exercice terminé le 31 mars, elle s'élevait à environ 47,5 millions de dollars. Je crois que la somme est à tout le moins la même, voire elle a peut-être augmenté.
Le sénateur Lynch-Staunton: Est-ce conforme à la décision de l'OMC?
M. Atkey: Oui. L'OMC a dit que la subvention postale comportait deux problèmes. Premièrement, en ce qui concerne les taux liés à la palettisation et d'autres problèmes techniques, elle était discriminatoire. Cette discrimination a maintenant disparu. Deuxièmement, le gouvernement a maintenant établi un système grâce auquel il donne l'argent directement aux éditeurs plutôt que de le verser dans le cadre d'un programme gouvernemental.
Le sénateur Lynch-Staunton: Je ne crois pas que nous, membres du comité, ayons examiné l'article 15 aussi attentivement que nous aurions dû le faire, et j'espère que nous le ferons. Voici ce qu'il stipule:
Dans toutes procédures intentées en application de l'article 3, l'éditeur étranger qui, à l'étranger, commet un acte qui, s'il était commis au Canada, constituerait une infraction à cet article, est réputé l'avoir commis au Canada.
C'est assez clair. Est-ce là une nouvelle disposition ou en retrouve-t-on de semblables dans d'autres lois canadiennes?
M. Russell: D'après ce que je sais, et je ne suis pas un spécialiste du droit, on retrouve rarement une telle disposition dans les lois. Généralement, elle est considérée comme étant déplorable.
Le sénateur Lynch-Staunton: Nous nous sommes plaints lorsque les États-Unis ont adopté la loi Helms-Burton.
M. Russell: Dans les éditoriaux, nous nous sommes plaints tant au Canada qu'aux États-Unis de la loi Helms-Burton. Nous estimons que l'application extraterritoriale d'une loi est dangereuse, surtout en matière de droit commercial.
M. Atkey: Il y a toute une gamme de dispositions importantes sur les crimes contre l'humanité, la conspiration en vertu de la Loi sur la concurrence, par exemple, une conspiration pour établir les prix où, pour attraper les prétendus conspirateurs, on doit disposer d'un mécanisme extraterritorial. Le critère général régissant l'adoption de dispositions de cette nature est le crime grave.
Le sénateur Lynch-Staunton: La violation de cette mesure législative, si elle est adoptée, est considérée comme un crime.
M. Atkey: Absolument, et c'est pourquoi nous avons dit qu'il est tout à fait inhabituel pour le Canada d'adopter une disposition comme celle-là.
Le sénateur Lynch-Staunton: Je n'ai pas d'autres questions parce que je suis d'accord avec M. Russell sur tout ce qu'il a dit, il s'est d'ailleurs très bien exprimé.
Le sénateur Joyal: Dans votre exposé, monsieur Russell, vous parlez des taux de publicité dans le magazine Time. Pourriez-vous nous donner le pourcentage de contenu canadien dans l'édition canadienne de Time? Si c'est possible, pourriez-vous nous donner les chiffres des cinq ou dix dernières années? Comment définissez-vous le contenu canadien?
M. Russell: Le pourcentage de contenu canadien dans Time a probablement varié au cours des années de 5 à 20 p. 100.
Premièrement, sénateur, je tiens à préciser que l'une des raisons pour lesquelles le contenu canadien est relativement peu élevé, alors qu'il l'était plus auparavant, est que, en 1976, le gouvernement du Canada a adopté des lois repoussant nos activités rédactionnelles à l'extérieur du Canada, lois que nous avons respectées. Je m'en souviens très bien parce que je venais d'entrer au bureau de Montréal à ce moment-là. Nous ne sommes aucunement considérés comme un magazine canadien en vertu de la loi fiscale canadienne, et nous sommes traités en conséquence.
En ce qui concerne le contenu canadien, c'est une chose avec laquelle je me débats toutes les semaines en tant que rédacteur en chef. Les définitions proposées me causent beaucoup de problèmes. Je publie un magazine qui s'appelle Time pour les Canadiens. Je ne publie pas un magazine qui s'appelle «magazine Maclean's pour les Canadiens» ou Reader's Digest, ou autre chose. Le Time est un magazine de nouvelles mondiales. Nous en faisons une édition pour le Canada en enlevant le contenu américain, par exemple, qui nous semble être une perte de temps pour les lecteurs canadiens et que nous remplaçons par autre chose. Nous incluons un contenu étranger, surtout des nouvelles étrangères qui ne paraissent pas dans l'édition américaine du magazine, mais qui ne sont pas produites au Canada, parce que nous croyons que les lecteurs canadiens s'intéressent davantage aux affaires étrangères que les lecteurs américains. Nous retenons les services de Canadiens à l'étranger afin qu'ils rédigent des articles sur les questions étrangères qui, à notre avis, concernent davantage les Canadiens que les Américains. Je m'adresse également à des Américains, à des Australiens et à quiconque dispose, à mon avis, d'une information appropriée sur une question qui, je crois, suscitera l'intérêt des Canadiens.
D'après les définitions de contenu canadien qui s'appliquent actuellement au Canada, tout article au sujet du Canada qui paraît dans Time Canada, et qui apparaît en même temps dans une autre édition du magazine Time ailleurs au monde, n'est pas réputé présenter de contenu canadien. Par exemple, j'ai envoyé notre correspondant en chef pour couvrir le Nunavut, qui est un événement très important non seulement pour le Canada mais pour le monde. Ce reportage a paru dans nos éditions d'Europe et d'Amérique latine. Il aurait été automatiquement disqualifié comme portant un contenu canadien si nous avions demandé qu'il soit considéré comme tel.
La définition que nous examinons aujourd'hui est très amorphe. En tant que rédacteur en chef, ma responsabilité consiste à publier mon magazine pour les lecteurs canadiens et c'est ce que j'essaie de faire.
Le sénateur Joyal: Ma deuxième question porte sur une de vos affirmations, à savoir que le projet de loi C-55 pourrait contrevenir à la Charte au sujet de la répartition des pouvoirs. Mais jamais vous n'avez précisé de quoi il s'agissait. Nous avons entendu d'autres témoins, et le sénateur Beaudoin, mon collègue de l'autre côté, semble dire que la répartition des pouvoirs ne cause pas de problèmes. Pouvez-vous nous dire où vous vous situez à cet égard?
M. Atkey: L'objectif du projet de loi est la réglementation des services de publicité dans les magazines et les périodiques. Le projet de loi C-55 propose une solution propre à la radiodiffusion et l'applique aux médias écrits. Il existe de nombreuses lois, appuyées par la jurisprudence, qui indiquent que la réglementation de la publicité est une question de compétence provinciale et non fédérale. Il s'agit d'une question relevant du droit des biens et du droit civil dans la province. Tout comme la loi sur la diffamation ou d'autres formes de réglementation des médias écrits, cela relève de la compétence des provinces et non du gouvernement fédéral.
Je ne sais pas exactement sous quelle rubrique de compétence fédérale on pourrait appuyer cela. Le sénateur Beaudoin, et je regrette qu'il ne soit pas ici, dirait que c'est plutôt l'aspect commerce international du projet de loi qui est en cause. Je ne suis pas certain que le projet de loi comporte un volet commerce international sauf pour les conséquences inattendues qu'il pourrait avoir. Les éditeurs étrangers disent qu'il porte sur les services de publicité au Canada. Je ne sais pas si, au niveau fédéral, il y a une rubrique de compétence bien précise à cet effet.
Je vous renvoie au texte du doyen Peter Hogg de la Osgoode Hall Law School. Je cite son texte constitutionnel, qui se retrouve dans le mémoire, où il précise ceci:
la publicité est de compétence provinciale parce que cela fait partie de la réglementation des activités commerciales et de la protection des consommateurs qui relève du pouvoir provincial.
Le sénateur Joyal: Si je saisis bien vos convictions relatives à la liberté de la presse, est-ce que Time Canada a l'intention de contester la constitutionnalité du projet de loi devant les tribunaux dès qu'il sera adopté? Êtes-vous en train de nous prévenir, tout comme l'a fait la société de tabac lorsque le Parlement du Canada a adopté la loi sur le tabac, que vous contesterez la loi devant les tribunaux? Êtes-vous en train de nous dire aujourd'hui que Time Canada est si convaincu de la violation de la liberté de la presse que vous êtes prêts à contester le projet de loi devant les tribunaux dès le lendemain de son adoption?
M. Atkey: Je conseillerais à mon client de ne jamais spéculer sur des situations hypothétiques. Nous sommes tout à fait convaincus que le Parlement du Canada, qui inclut le Sénat, aura la sagesse nécessaire pour faire ce qui est bien et veiller à ce que le projet de loi ne soit pas adopté.
Le sénateur Joyal: Monsieur Russell, vous avez cité à plusieurs reprises certains témoins qui ont contesté la légalité du projet de loi en vertu d'accords commerciaux internationaux. Vous n'avez pas réfuté l'interprétation de M. Gordon Ritchie, qui jouit d'une certaine autorité en ce qui concerne la réglementation et les lois commerciales entre les États-Unis et le Canada. Pourriez-vous nous dire ce que vous en pensez?
M. Atkey: J'ai lu très attentivement la transcription du témoignage de M. Browne et de M. Ritchie. Ce sont des gens raisonnables et des spécialistes commerciaux crédibles. Ils ont accepté de ne pas être d'accord. Sur cette question, il y a des motifs raisonnables de désaccord entre des gens bien intentionnés. Tout ce que nous vous disons, c'est que le risque d'erreur est très grand et que les conséquences sont importantes. Permettez-moi de dire, sénateur Joyal, que j'étais dans cette salle il y a environ trois ans en train d'écouter les représentants du gouvernement du Canada parler de la validité, en vertu des lois commerciales internationales, du projet de loi sur la taxe d'accise commerciale de 80 p. 100. Nous avons contesté la viabilité légale de cette mesure législative en vertu du droit commercial international. Le gouvernement disait que nous avions tort et qu'il avait raison; et la suite a fait l'histoire, comme vous le savez.
Le sénateur Joyal: N'importe quel gouvernement peut être fermement convaincu qu'il a tort ou qu'il a raison. Le gouvernement américain estimait avoir raison pour ce qui est de la bière et du bois mou, mais l'OMC a dit ne pas partager notre opinion. Le simple fait qu'un gouvernement décide de prendre une certaine orientation et qu'un tribunal prouve qu'il a tort n'indique pas que tout ce qu'il fera sera erroné. Si nous appliquions ce critère, il n'y aurait pas beaucoup de gouvernements qui légiféreraient d'un côté ou de l'autre de la frontière.
M. Russell: Je suis d'accord avec vous. Notre opposition au projet de loi ne repose pas simplement sur la question de savoir de quel côté penchera l'OMC. Nous pensons qu'il s'agit d'une mauvaise loi pour diverses raisons.
Le sénateur Joyal: Pourquoi, à votre avis, le gouvernement américain n'a-t-il pas accepté la proposition de la ministre du Patrimoine canadien de demander une interprétation aux tribunaux? S'il avait accepté, nous attendrions l'interprétation pour que les choses soient plus faciles pour vous comme pour nous.
M. Russell: Je ne peux pas me mettre dans la tête du gouvernement américain. Je peux vous relater ce qui s'est dit dans la presse américaine. Le gouvernement américain est très préoccupé par le fait que des gens soumettent à nouveau à l'OMC des questions qui ont déjà fait l'objet de litiges en changeant simplement la forme dans laquelle l'injonction d'interdiction est formulée, et cette préoccupation ne vise pas que le Canada.
Le sénateur Joyal: J'aimerais revenir à la question de l'extraterritorialité, à l'article 15. Quelle était la position de Time États-Unis lorsque la loi Helms-Burton a été présentée au Congrès américain? Je pose ici la question à Time Inc., et non à Time Canada.
M. Russell: Time Incorporated n'a pas présenté de mémoire officiel au gouvernement américain. À la rédaction du magazine Time, nous avons soutenu qu'à notre avis, c'était une mesure législative horrible et nous continuons toujours de penser ainsi.
Le sénateur Joyal: À votre avis, tous les aspects d'une loi qui visent les activités d'une entreprise en territoire canadien, même si le siège social de l'entreprise est situé dans un autre pays au monde, est une chose qui devrait être traitée totalement à part.
M. Russell: Vous posez là une question un peu tendancieuse. Il y a beaucoup d'accords et de traités entre des pays que je ne connais pas. Je m'en voudrais de faire des spéculations sur une question aussi générale.
La présidente: Comme vous le savez, chers collègues, nous siégeons depuis 45 minutes. Tous les collègues demandent que nous poursuivions le travail avec nos témoins en raison de l'importance de leur témoignage.
Des voix: D'accord.
Le sénateur Kinsella: Je reviens, avec mes collègues, d'une séance commune de la Chambre des communes et du Sénat où nous avons entendu un excellent discours fait au Parlement par le président de la République tchèque, Vaclav Havel. J'ai de la difficulté à concilier sa vision du monde du XXIe siècle et ce genre de mesure législative nationaliste, tournée vers l'intérieur. Cependant, j'y réfléchirai davantage.
Permettez-moi de poser une question pratique. CCM est un important fabricant canadien d'équipement de hockey. Si le projet de loi est adopté, pouvez-vous me donner des exemples où CCM aurait le droit de faire de la publicité et où il n'aurait pas le droit de faire de la publicité sur son équipement de hockey canadien?
M. Russell: CCM n'aurait pas le droit d'annoncer dans Sports Illustrated Canada. La société pourrait, si elle le voulait, acheter une annonce dans Sports Illustrated, mais ça lui coûterait plus cher.
M. Donald F. Brown, président, Time Canada Ltd.: Si le projet de loi est adopté, rien n'aura changé. Les médias qui lui sont accessibles continueront de l'être. CCM pourrait annoncer dans The Hockey News et Canadian Geographic, si elle estimait qu'il s'agit d'un milieu favorable et qu'elle aura suffisamment d'audience. Il n'y a véritablement rien d'autre.
Le sénateur Kinsella: J'ai trouvé votre exposé intéressant, de même que l'importance que vous avez accordée au fait de savoir si cette mesure législative, une fois approuvée et si elle était contestée en vertu de la Charte des droits et libertés, pourrait être sauvée grâce à l'article 1 de la Charte. À la page 10 de votre mémoire, vous avez dit:
La ministre Copps vous a dit...
-- à nous, en l'occurrence --
... le 13 avril que la «ministre de la Justice a indiqué ce que le projet de loi C-55 est tout à fait conforme à la Charte».
Bien sûr, ce n'est pas la première fois qu'un ministre de la Justice nous dit qu'une mesure législative, y compris le projet de loi sur le tabac, est conforme à la Charte et qu'ensuite, la Cour suprême vienne dire le contraire. En soi, l'argument doit être atténué, qu'il s'agisse d'un argument provenant de l'autorité en place ou non.
Nous avons entendu le témoignage du professeur Monahan. Je lui ai dit que si le projet de loi devait être sauvé grâce à l'article 1 de la Charte, le critère objectif de l'affaire Oakes doit être respecté. Où dans le projet de loi en énonce-t-on l'objectif?
M. Atkey: Sénateur, de toute évidence, l'objectif n'est pas là. Si j'avais été avocat employé comme rédacteur au ministère de la Justice et que mes maîtres politiques m'avaient demandé de créer un véhicule permettant d'atteindre l'objectif qu'ils souhaitent atteindre, j'aurais ajouté une clause sur les objectifs. Nous avons de merveilleux exemples de clauses d'interprétation dans la loi canadienne qui ont été très utiles aux tribunaux. Je pense à la Loi sur la radiodiffusion, par exemple, qui a été contestée à maintes et maintes reprises devant les tribunaux, et les tribunaux s'en remettent constamment aux objectifs de radiodiffusion pour le Canada. Il n'y a rien de semblable dans ce projet de loi. Il n'y a rien au sujet de la culture ou du contenu. Tout le projet de loi porte sur la propriété. Le projet de loi comporte des lacunes, et je crois que la Cour suprême sera très gênée, si on lui confie la responsabilité de fournir une interprétation en vertu de l'article 1 de la Charte, lorsqu'elle examinera l'objectif du projet de loi. Le gouvernement aura la lourde responsabilité de prouver l'objectif que vise réellement cette mesure législative.
Le sénateur Kinsella: Les adaptations nécessaires étant faites, ne s'ensuit-il pas que si l'objectif n'est pas explicite, il sera plutôt difficile de déterminer le lien logique entre cette mesure et l'infraction qui est commise?
M. Atkey: Cela sera difficile.
Je suis content d'avoir lu la transcription de la discussion que vous avez eue avec le professeur Monahan mardi soir. Vous avez discuté pleinement de questions qui ne sont pas souvent abordées au Parlement, ce qui est sain.
Là où je suis en désaccord avec son analyse, c'est dans son interprétation du moindre mal comme faisant partie de la question de la proportionnalité. Cette mesure est très rigoureuse et constitue peut-être l'obstacle le plus important à la fois pour l'industrie et pour l'objectif. Même s'il a raison de parler de l'influence des effets considérables et négatifs selon la définition de Oakes, je conteste sa conclusion en ce qui concerne la question du moindre mal. Il y a des façons beaucoup moins contraignantes d'atteindre l'objectif que le gouvernement s'est fixé que de s'en tenir à une affaire criminelle, comme on vous le soumet aujourd'hui.
Le sénateur Kinsella: Nous nous inquiétons un peu de voir que cette mesure législative risque d'être reléguée au second plan par les négociations qui se déroulent actuellement. On nous a dit que des négociations sont en cours aujourd'hui ou qu'il y en aura demain dans le cadre d'une série de négociations au niveau des fonctionnaires. Le ministre du Commerce international, M. Marchi, a déclaré à la télévision en compagnie du ministre du Commerce des États-Unis que le projet de loi franchirait une autre étape aujourd'hui ou demain. À votre avis, que peut-il résulter de ces négociations et quel doit être leur objectif? Croyez-vous que le résultat de ces négociations fera avancer le projet de loi au Sénat?
M. Atkey: Il est très difficile pour Time Canada Ltd. de se prononcer sur la question. Ces négociations sont la responsabilité des gouvernements respectifs. Elles se déroulent en toute confidentialité.
Il y a eu beaucoup de spéculations dans la presse. Je ne sais pas dans quelle mesure les reportages sont fondés. Tout ce que je sais, c'est que le projet de loi C-55 que vous étudiez aujourd'hui constitue une mesure législative importante, parrainée par la ministre du Patrimoine canadien. Ni en public, ni à la télévision, n'ai-je entendu la ministre dire autre chose que le projet de loi sera adopté dans sa forme actuelle.
La présidente: Monsieur Atkey, je n'aurais pas pu dire mieux.
Le sénateur Rompkey: Ma question concerne les subventions. La subvention postale existe, elle est bel et bien maintenue. D'après ce que j'ai cru comprendre, les députés des circonscriptions rurales insistent beaucoup pour qu'on continue de la verser. La crainte, c'est que Postes Canada l'augmente. La raison pour laquelle ces députés exercent des pressions, c'est que les hebdomadaires régionaux ne survivraient pas sans elle. Dans ma propre région, nous n'aurions pas de journaux du Labrador si ce n'était de la subvention postale, tout comme les Inuits de l'Arctique ne pourraient se procurer des aliments à coût raisonnable sans subvention postale. Ces subventions existent parce que notre pays est vaste, que beaucoup de gens vivent dans des régions éloignées et rurales et qu'ils ont besoin de ce genre de soutien du gouvernement fédéral.
Vous vous opposez à la subvention postale, d'après ce que je comprends, mais par contre, vous êtes en faveur d'une subvention pour les magazines canadiens. D'après ce que je comprends du texte, vous proposeriez une subvention comme solution de rechange. Corrigez-moi si j'ai tort.
M. Russell: Je ne dirais pas que nous sommes contre la subvention postale. Celle-ci, dans sa forme actuelle, a été contestée par le gouvernement américain devant l'Organisation mondiale du commerce. Le gouvernement canadien a apporté le correctif nécessaire. À vrai dire, nous sommes frappés par la contradiction qui ressort du témoignage de l'industrie canadienne du magazine qui, d'une part, rejette la notion de subvention parce que cela paraît mal, alors que d'autre part, elle en accepte une aujourd'hui. Elle accepte une subvention de 47 millions de dollars, ce qui est un apport appréciable dans l'industrie du magazine. Nous n'avons jamais rien dit à ce sujet. Le problème que nous avons, c'est de comprendre comment l'industrie peut être à la fois pour et contre les subventions.
Le sénateur Rompkey: Est-il vrai qu'au lieu de l'adoption du projet de loi, vous proposez plutôt le versement d'une subvention aux magazines canadiens?
M. Atkey: Certains ont dit que le projet de loi C-55 est nécessaire pour uniformiser les règles du jeu en raison des économies d'échelle dont profitent les magazines américains. À notre avis, les règles sont déjà uniformisées grâce à l'effet combiné de l'article 19 de la Loi de l'impôt sur le revenu et de la subvention postale. Cela constitue actuellement une assez bonne protection pour l'industrie canadienne du magazine. Même si le projet de loi C-55 n'est pas adopté, elle continuera toujours de jouir de cette protection. Jusqu'où doit-on aller pour offrir à l'industrie canadienne du magazine la protection dont elle a vraiment besoin?
Si la Charte ou l'Organisation mondiale du commerce vous préoccupe, pourquoi ne pas adopter une mesure simple comme maintenir ou accroître la subvention postale? Et je ne parle pas au nom de Time Canada Ltd. quand je dis cela, je parle plutôt en mon nom personnel en tant que constitutionnaliste. Que l'on augmente simplement la subvention postale. Elle existe depuis 100 ans. Elle est appliquée équitablement, elle est également liée aux conditions du marché. Cette mesure aurait pu être présentée par la ministre du Patrimoine canadien il y a deux ans et nous ne serions pas ici aujourd'hui. Cependant, pour les motifs mis de l'avant par l'industrie canadienne, on n'en veut pas -- pourtant, on l'accepte quand même.
M. Russell: J'aimerais ajouter un élément en ce qui concerne les règles du jeu équitables pour tout le monde, question qui, à mon avis, n'a pas été suffisamment discutée. J'étais à Montréal en 1976 lorsqu'on discutait du projet de loi C-58, qui est aujourd'hui l'article 19 de la Loi de l'impôt sur le revenu. À ce moment-là, les éditeurs de Maclean's ont exigé que Time Canada ferme sa section de rédaction, sinon ils menaçaient de ne pas publier un magazine hebdomadaire.
Le projet de loi C-58 a été adopté. Nous avons fermé nos bureaux. Time Canada n'a pas cessé d'exister en tant qu'entité économique, ce qui était peut-être l'intention des éditeurs de Maclean's à ce moment-là. Cependant, depuis 23 ans, le magazine Maclean's et le magazine Time continuent de coexister au Canada, avec le niveau de protection actuellement accordé. Je veux dire que les règles du jeu semblent avoir été aplanies pour le seul magazine au Canada qui fait face à la concurrence du tirage dédoublé. Je trouve toujours étonnant que l'on n'en parle pas plus que cela.
Le sénateur Rompkey: Est-il juste de dire que la solution de rechange à la mesure actuelle est une solution d'ordre financier? À votre avis, le gouvernement disposerait d'autres méthodes pour régler le problème, et il s'agirait d'une solution financière.
M. Russell: Oui, si on constatait qu'il y a vraiment préjudice.
Le sénateur Rompkey: M. Ritchie nous a dit que cette mesure est horrible, que c'est une façon odieuse de faire des affaires. Cependant, il l'a comparée à la définition qu'a donnée Winston Churchill de la démocratie, qui était un système terrible, sauf pour tout le reste. Ayant déjà été négociateur pour le Canada, M. Ritchie a dit qu'il ne connaît aucune autre solution de rechange, que c'est la seule solution dont dispose le gouvernement du Canada pour protéger les magazines canadiens.
M. Atkey: M. Ritchie a également abordé la question et il a dit qu'il détestait les subventions s'il s'agissait de subventions à l'exportation. Il est question d'une subvention à l'exportation pour les avions, qui sera certainement soumise à l'OMC, et qui intéresse directement le Canada.
Une subvention aux magazines sous forme de subvention postale n'est pas du tout une subvention à l'exportation parce que l'on n'exporte pas de magazines canadiens. Il s'agit d'une subvention nationale, tout à fait légale en regard de la Charte et de l'ALENA ou aux yeux de l'OMC.
S'agissant de la culture, demandez-vous combien le gouvernement et les contribuables canadiens injectent dans l'industrie du cinéma et de la télévision. Ce n'est pas 100 millions, mais près de 200 millions de dollars de subventions directes. Cela paraît justifiable, et nous sommes en train de nous doter d'une industrie du cinéma et de la télévision dont nous pouvons être fiers. Si nous sommes fiers de nos magazines, et que nous voulons les appuyer, pourquoi alors ne pas adopter la même méthode? La subvention est aujourd'hui de 47 millions de dollars, soit la moitié de ce que la subvention serait pour l'industrie du cinéma et de la télévision. C'est peut-être tout ce dont l'industrie a réellement besoin. Nous pourrions soutenir que les règles du jeu sont déjà les mêmes maintenant grâce à l'article 19 de la Loi de l'impôt sur le revenu et de la petite subvention postale. Cependant, si le gouvernement veut accroître la subvention pour des raisons politiques ou à cause de préjudices réellement démontrés, ce qui n'est pas le cas à notre avis, eh bien alors c'est ainsi qu'il devrait procéder.
M. Russell: J'aimerais à nouveau revenir à la preuve empirique par opposition aux définitions de la démocratie qui, à mon avis, ne s'appliquent pas très bien à la politique d'exportation. La preuve que nous avons en main, c'est que Maclean's et Time Canada existent tous deux au Canada depuis 23 ans. Durant cette période, le magazine Maclean's n'a jamais exigé le projet de loi C-55.
Le sénateur Rompkey: Vous avez dit dans votre témoignage que les magazines à tirage dédoublé existent dans le monde entier, et vous avez donné certains exemples. N'est-il pas vrai que le Canada est dans une position particulière, en ce sens qu'il n'y a aucun autre pays au monde qui soit situé sur le continent nord-américain et voisin du pays le plus puissant au monde, lequel exporte sa culture non seulement au Canada mais dans le monde entier? Pouvez-vous établir une comparaison raisonnable, à partir d'un des pays dont vous parlez à la page 7 de vos commentaires?
M. Russell: En fait, oui. Cependant, la première chose que je dirai, c'est que le Canada est dans une position particulière en Amérique du Nord de la façon dont vous l'avez décrit précisément et de la même manière que je suis dans une position particulière en vivant à l'adresse que j'occupe à Brooklyn. Le véritable problème est de savoir si les torts que vise à corriger cette mesure législative existent vraiment. Nous publions en Australie et en Nouvelle-Zélande. Nous publions une édition à tirage dédoublé en anglais, qui couvre une bonne partie de l'Europe à laquelle la publicité est destinée. En Australie, où l'industrie du magazine est relativement petite et où de nombreux magazines sont importés, nous sommes les bienvenus. On encourage notre présence. Fait intéressant à signaler, à partir de l'Australie, nous publions une édition du Time pour le Pacifique Sud, édition qui est également vendue en Nouvelle-Zélande, petit pays qui s'irrite beaucoup plus que nous ne le savons de la domination de l'Australie. Nous sommes les bienvenus là-bas et nous n'avons pas de problèmes.
Mais pour réfléchir à cette question, j'ai souvent utilisé moi-même le cas de l'Autriche, qui est dans une position presque identique à celle du Canada, sauf que les États-Unis sont depuis plusieurs années beaucoup plus amicaux à son endroit. Il n'y a aucune loi qui régisse le cas de l'Autriche et qui puisse ressembler de près ou de loin à celle-ci.
Le sénateur Spivak: J'aimerais vous entendre nous expliquer en quoi les subventions postales sont moins envahissantes, tant sur le plan logique que constitutionnel, mais pas aujourd'hui. J'aimerais également savoir si le tribunal d'appel de l'OMC, dans sa décision de 1997, a utilisé les termes «tout inséparable» parce que l'hydrogène et l'oxygène sont deux éléments très différents de l'eau. Par conséquent, vous pouvez faire une distinction entre les services et les biens.
Ma principale question porte sur les mesures de rétorsion. M. Ritchie nous a dit qu'il s'agissait là d'un écran de fumée parce que, premièrement, les États-Unis devraient aller à l'OMC pour exercer des mesures de rétorsion; ils ne pourraient pas utiliser de mesures de représailles. Deuxièmement, vous semblez remettre en question l'objectif du Canada de préserver son autonomie culturelle lorsque vous dites que les rédacteurs de l'ALENA n'avaient jamais voulu faire en sorte que le Canada échappe d'une façon ou d'une autre au droit de rétorsion des États-Unis s'il adoptait une mesure discriminatoire à l'égard d'un service ou d'un propriétaire de bien intellectuel américain pour des motifs culturels. Vous regardez les choses par le mauvais bout de la lorgnette, parce que par sa décision, l'OMC a manifestement reconnu que le Canada avait le droit d'agir comme il a agi. Il me semble que même plusieurs centaines de millions de dollars -- ce serait tout ce que ça coûterait -- n'est pas un prix élevé à payer pour assurer la souveraineté culturelle d'un pays comme le Canada. Pourrais-je obtenir vos commentaires, s'il vous plaît?
M. Atkey: La subvention postale est plus équitable que les sanctions pénales prévues dans le projet de loi C-55.
Le sénateur Spivak: Elle est moins envahissante.
M. Atkey: De par sa nature même, une sanction pénale, impliquant des pouvoirs d'enquête, des enquêtes ministérielles et un volet d'extraterritorialité, est extrêmement envahissante comparativement à une subvention postale versée sous forme d'octroi déposé directement dans un compte à Postes Canada.
En ce qui concerne l'OMC et le droit de rétorsion, c'est là une question sur laquelle les experts conviennent de ne pas être d'accord. Je crois que M. Ritchie a tort et que le professeur Browne a raison. Dans ce cas, à cette étape-ci du projet de loi, c'est vous qui êtes les juges. Je vous présente une position. Cependant, je vous invite à lire attentivement le texte et de l'ALENA et de l'ALE. À mon avis, le libellé de l'ALENA à certains égards l'emporte sur l'OMC et non le contraire. Nous avons un accord bilatéral important avec notre plus grand partenaire commercial. Le libellé de l'ALE et de l'ALENA et le lien entre les deux accords sont extrêmement importants.
Le sénateur Callbeck: Ma première question porte sur une partie de votre mémoire à la page 9 où vous parlez des magazines à tirage libre ou à tirage contrôlé. Vous dites que cinq des 11 plus grands magazines au Canada sont à tirage libre.
Qu'en est-il aux États-Unis des magazines à tirage libre? Monsieur Russell, je crois comprendre que vous avez déjà dit qu'il s'agit là un facteur qui contribue à affaiblir considérablement notre industrie du magazine.
La seconde question porte sur les droits de publicité. Vous dites que vous avez donné des détails dans votre mémoire. Je n'ai pas eu le temps de l'analyser car je l'ai reçu il y a une demi-heure seulement. Cependant, on me dit que vous avez déjà signalé que les droits de publicité pour Time Canada sont plus élevés que ceux demandés à nos principaux magazines comme Maclean's. J'ai de la difficulté à comprendre cela parce que je serais portée à croire que les coûts de production d'une édition canadienne seraient certainement beaucoup plus bas.
M. Russell: Si vous permettez, je répondrai d'abord à la seconde question et je demanderai ensuite à M. Brown de prendre la parole. Nous ne sommes pas les seuls à dire que nos taux de publicité sont plus élevés que ceux de Maclean's: les représentants de Maclean's eux-mêmes l'ont dit à la Chambre des communes. La raison est assez bien décrite dans certains éléments de notre mémoire, dans lesquels nous faisons référence à l'article 19 de la Loi de l'impôt sur le revenu, article qui a été spécifiquement conçu pour relever nos coûts. Nous estimons cette augmentation à environ 45 p. 100, toutes choses étant égales par ailleurs. L'objectif principal de l'article 19 de la Loi de l'impôt sur le revenu est de régler cette question, et c'est ce qu'il a fait.
M. Brown: À vrai dire, nos taux au Canada sont de 11 p. 100 plus élevés que ceux de Maclean's. Ils sont établis pour que nous fassions un profit, et ce profit est érodé par l'article 19 et par les frais postaux de 30 cents comparativement à 8,2 cents que l'on demande à notre concurrent. Nous manquons de publicité, les gens nous évitent à cause de l'article 19. Ce sont là les trois éléments qui entrent en jeu.
En ce qui concerne votre question sur les magazines à tirage contrôlé, pour avoir travaillé au Time pendant 33 ans dans différentes régions du monde, je peux vous dire que le Canada est très particulier du fait qu'on y trouve beaucoup de magazines à tirage contrôlé. On accorde tellement d'importance à cette question au Canada. J'ai travaillé en Asie, en Europe, en Amérique latine et aux États-Unis. Il est unique de trouver des magazines comme Canadian Business, Saturday Night, Financial Post, qui sont donnés gratuitement aux abonnés des journaux. Tous ces magazines sont ce que nous appellerions des magazines à tirage contrôlé.
Le sénateur Callbeck: Est-ce que vous estimez que cela affaiblit l'industrie canadienne du magazine?
M. Russell: Oui, de deux façons. Premièrement, à cause de la préférence qu'accorde le publicitaire à ces magazines. Deuxièmement, point qui n'a pas été signalé ici, c'est que ces magazines jouissent de l'équivalent d'une vaste économie d'échelle par rapport à un magazine qui doit établir son tirage de façon normale. La sollicitation des abonnements, pour un magazine ordinaire, coûte plus cher.
Personnellement, sur le plan historique, je crois qu'il y a faiblesse de certains éléments dans une catégorie de magazines canadiens, particulièrement les hebdomadaires, en quoi le Canada se singularise et s'affaiblit. Il vaudrait peut-être la peine d'examiner attentivement la question des magazines à tirage contrôlé et celle de la concurrence inéquitable qu'ils font aux magazines ordinaires.
La président: Merci, messieurs les témoins.
J'invite maintenant notre prochain témoin, la professeure Jamie Cameron de la Osgoode Hall Law School. Merci de venir comparaître devant notre comité pour nous donner votre opinion sur le projet de loi C-55, Loi concernant les services publicitaires fournis par des éditeurs étrangers de périodiques. Nous avons à peu près jusqu'à 13 h 50 parce que nous devons nous rendre au Sénat. Nous vous remercions de votre compréhension.
Mme Jamie Cameron, professeure, Osgoode Hall Law School: Comme toujours, je remercie les membres du comité de m'inviter à comparaître aujourd'hui. Compte tenu des contraintes de temps, je vais sauter la plupart de mes commentaires et essentiellement répondre aux questions.
D'abord, je tiens à préciser aux membres du comité qu'aucune des parties intéressées dans cette affaire n'a retenu mes services. Je suis tout à fait indépendante. Mes opinions sont purement théoriques et c'est en partie pourquoi je n'ai pas de mémoire à vous présenter aujourd'hui; peut-être m'en serez-vous reconnaissants.
Le sénateur Forrestall: J'aimerais faire un rappel au Règlement. Compte tenu de la nature et de l'importance des observations que j'attendais du professeur, le comité pourrait peut-être considérer les avoir entendues et en joindre le texte en annexe au hansard d'aujourd'hui.
La présidente: Si tout le monde est d'accord, nous les joindrons en annexe.
Des voix: D'accord.
Mme Cameron: Je n'ai pas préparé d'exposé officiel, mais ce que je pourrais faire, si le comité le désire, c'est de transcrire mes notes et de vous en extraire un bref exposé écrit. Ce document ne sera pas prêt avant le milieu ou la fin de la semaine prochaine.
La présidente: Nous l'apprécierions.
Le sénateur Spivak: Madame la présidente, serait-il trop difficile de demander au témoin de revenir? Nous avons vraiment très peu de temps à consacrer à cet important témoin.
La présidente: Je laisse la professeure Cameron décider. Préféreriez-vous disposer de 20 minutes aujourd'hui ou revenir?
Mme Cameron: Par devoir constitutionnel, je préférerais revenir et vous donner un témoignage adéquat. Cela serait peut-être préférable de tous les points de vue, mais si le comité souhaite poursuivre aujourd'hui, je serai heureuse de le faire.
La présidente: Tout le monde est d'accord autour de la table pour vous inviter à revenir. Nous vous suggérons de fixer le moment qui vous convient avec notre greffier.
Le sénateur Joyal: La professeure Cameron a publié un article le 30 novembre 1998. Est-ce que cet article contient un résumé honnête du point de vue que vous souhaitez nous transmettre?
Mme Cameron: Oui, mais ce n'est pas un résumé. Dans mon exposé écrit au comité, je serai plus théorique et moins politique. J'aborderai certaines questions touchant l'article 1 de la Charte ainsi que la proportionnalité. Si le comité souhaite que j'aborde une question en particulier, je le ferai.
La présidente: Y a-t-il des orientations précises à donner?
Le sénateur Kinsella: Le critère de l'article 1 m'intéresse particulièrement. Si on ne l'a pas déjà fait, nous devrions publier l'exposé de M. Monahan afin de nous concentrer sur les questions en jeu.
Le sénateur Spivak: J'aimerais discuter de la possibilité d'intrusion découlant du critère du moindre mal.
La présidente: Merci chers collègues, merci madame Cameron.
La séance est levée.