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Délibérations du comité sénatorial permanent des
Transports et des communications

Fascicule 28 - Témoignages


OTTAWA, le jeudi 6 mai 1999

Le comité sénatorial permanent des transports et des communications qui a été chargé d'examiner le projet de loi C-55, Loi concernant les Services publicitaires fournis par des éditeurs étrangers de périodiques, se réunit ce jour à 10 h 37.

Le sénateur Marie-P. Poulin (présidente) occupe le fauteuil.

[Traduction]

La présidente: Honorables sénateurs, je déclare la séance ouverte.

Notre premier témoin est Mme Jamie Cameron, professeure à Osgoode Hall.

Avant de donner la parole à Mme Cameron, nous allons entendre le sénateur Lynch-Staunton qui a, je crois, une question à poser au comité.

Le sénateur Lynch-Staunton: Premièrement, j'ai des exemplaires d'un rapport rédigé par la Massachusetts Medical Society pour le comité du patrimoine canadien de la Chambre des communes qui soulève certains points qui seront, je crois, d'un certain intérêt pour tous les membres du comité. J'aimerais avoir l'autorisation de distribuer ce rapport au moment opportun.

La présidente: Entendu.

Le sénateur Lynch-Staunton: Deuxièmement, George Russell, éditeur de Time Canada, a réfuté catégoriquement, lors de son témoignage, deux déclarations, la première de M. Wernick, sous-ministre adjoint et l'autre de M. Malden de Maclean Hunter. Nous avons convenu de communiquer avec eux pour leur permettre de répliquer. Cela a-t-il été fait et, dans l'affirmative, avons-nous reçu des réponses?

La présidente: Je sais que le greffier leur a fait parvenir la question et je vais le laisser répondre.

M. Michel Patrice, greffier du comité: J'ai écrit à M. Wernick et à M. Malden le lendemain de la réunion. Je leur ai transmis la lettre par télécopie avec une transcription de la réunion. Nous attendons leur réaction.

Le sénateur Lynch-Staunton: Merci, madame la présidente.

La présidente: Je demande maintenant à Mme Jamie Cameron de prendre la parole.

Mme Jamie Cameron, professeure à Osgoode Hall Law School: Je remercie la présidente et les membres du comité de m'avoir invitée à comparaître.

Hier, j'ai rédigé rapidement un mémoire que j'ai transmis par télécopie au greffier du comité. J'espère que les membres du comité l'ont reçu et l'ont trouvé utile.

Étant donné que je vous ai présenté un mémoire écrit, je vais essayer de limiter mes commentaires afin de conserver plus de temps pour les questions puisque c'est, je crois, pour cela que vous m'avez invitée.

Je vais brièvement présenter trois commentaires préliminaires. Premièrement comme les membres du comité le savent sans doute, j'agis de mon propre chef en cette matière. Je ne représente aucune organisation, aucune association, ni aucun groupe ayant un intérêt quelconque dans l'issue de ce projet de loi. Mon opinion est entièrement indépendante.

Deuxièmement -- je ne sais pas si je devrais le dire ou si j'ai besoin de le dire -- mais à mon sens, il faudrait tenir la discussion constitutionnelle à l'écart des déclarations passionnées qu'a suscitées le différend commercial. Ces déclarations intempestives peuvent trop facilement faire oublier le sérieux des questions constitutionnelles que soulève l'alinéa 2b).

Troisièmement, une nouvelle idée qui circule dans les milieux universitaires consiste à considérer la charte comme un outil de dialogue avec les assemblées législatives. C'est une idée qui envisage des échanges entre les tribunaux et les assemblées législatives afin de réduire la notion de confrontation inhérente à tout examen judiciaire. Cependant, il y a un autre aspect qui pourrait être utile au comité. La notion de dialogue entre les tribunaux et les assemblées législatives implique que les assemblées ont elles aussi des responsabilités constitutionnelles, y compris le devoir d'examiner attentivement les projets de loi afin de vérifier leur compatibilité avec la Constitution. Cela revient à dire qu'il est dans l'intérêt de tous de trouver des solutions et de ne pas abandonner aux tribunaux les questions concernant la constitutionnalité.

Pour ce qui est de la charte et de son incidence sur le projet de loi C-55, j'aime à la considérer comme une équation qui établit d'une part les droits et libertés garantis et d'autre part les limites démocratiques ou raisonnables de l'article 1. Quelle que soit l'affaire, il convient de trouver le point d'équilibre entre les droits et libertés d'une part et les limites démocratiques d'autre part.

Je vais présenter quelques brefs commentaires sur les deux éléments de l'équation afin que nous puissions ensuite en discuter.

Les droits constitutionnels, y compris la garantie d'expression de la presse prévue à l'alinéa 2b), constituent un membre de l'équation. Je vais d'abord examiner de quelle manière le projet de loi C-55 risque d'enfreindre l'alinéa 2b) de la charte. Il y a trois possibilités.

Tout d'abord, le projet de loi interdit aux éditeurs étrangers de faire paraître des publicités canadiennes ou d'offrir des services de publicité au Canada. L'interdiction est absolue ou totale dans le sens qu'elle ne prévoit aucune circonstance atténuante. On peut comparer cette interdiction à la suspension des sondages d'opinion pendant 72 heures qui avait été renversée par la Cour suprême du Canada dans l'arrêt Thompson Newspapers c. Procureur général du Canada. Dans ce cas précis, l'interdiction des sondages était considérée comme une interdiction totale, même si elle ne s'appliquait que pendant 72 heures. Vous pourrez constater que l'interdiction dont il est question ici est beaucoup plus absolue dans le sens qu'elle n'est ni atténuée ni suspendue dans aucune circonstance. C'est une interdiction générale et permanente.

Deuxièmement, l'interdiction qui s'adresse directement aux éditeurs étrangers s'impose indirectement aux annonceurs canadiens qui se voient refuser effectivement et complètement l'accès à la publicité dans des publications étrangères. Je répète que cette interdiction ne s'applique pas seulement dans certaines circonstances, mais en tout temps. Les annonceurs canadiens sont touchés par la même interdiction totale ou absolue que les éditeurs étrangers.

La troisième violation possible de l'alinéa 2b) de la charte se rapporte aux lecteurs canadiens qui se voient refuser l'accès à des publications étrangères contenant des publicités canadiennes. Au lieu d'avoir accès à des publications étrangères ayant un certain contenu canadien, les lecteurs canadiens n'auront pas d'autre choix que les publications étrangères sans aucun contenu canadien.

Ma conclusion est que ces violations de la liberté d'expression et de la liberté de presse garanties par l'alinéa 2b) ne sont pas anodines et sans conséquences. Elles s'appuient sur les pouvoirs de la loi qui essentiellement criminalisent la publicité dans les activités de publication. Pourquoi est-ce important? C'est important parce que la nature de la violation et sa gravité sont prises en compte de l'autre côté de l'équation lorsque les tribunaux se demandent s'il est raisonnable et justifié de limiter les droits constitutionnels pour atteindre un but législatif particulier. Je passe maintenant d'un côté de l'équation, celui qui concerne la protection des droits constitutionnels, à l'autre côté, afin de déterminer si la privation d'un droit peut être considérée comme raisonnable ou justifiable en vertu de l'article 1 de la charte.

Les tribunaux disposent d'un critère qu'ils appliquent en vertu de l'article 1. C'est un critère jurisprudentiel et très structuré. C'était à l'origine un critère strict de justification en jurisprudence qui contient désormais un certain nombre de variables qui, en référence à l'alinéa 2b) découlant de l'article 1, sont prises en compte dans l'approche contextuelle.

Deux éléments contextuels sont particulièrement importants en vertu de l'article 1, dans les cas concernant la liberté d'expression, à savoir la nature de la loi et la nature du droit qui a été spolié ou la nature de l'expression qui se trouve limitée ou réduite.

En ce qui a trait à la loi elle-même, la Cour suprême s'est montrée assez sceptique dans un certain nombre de causes relativement aux mesures imposant l'interdiction totale ou absolue d'une certaine expression. À la page 5 de mon court mémoire je donne une liste partielle des causes dans lesquelles la cour a invalidé la loi imposant une interdiction totale ou absolue à la liberté d'expression ou la liberté de presse. Cette liste est partielle, mais elle n'en est pas moins impressionnante.

Quant à la nature du droit d'expression, la cour a invalidé à trois reprises les interdictions générales d'une expression commerciale et une seule fois maintenu l'interdiction. J'ai mentionné ces causes au sommet de la page suivante.

Pour résumer ce point, je dirai qu'il est indéniable que la Constitution permet de réglementer l'expression commerciale, mais la cour a affirmé dans un certain nombre d'arrêts que, pour respecter l'article 1, un règlement doit respecter les différents volets du critère découlant de l'article 1.

Vous connaissez le critère qu'a proposé le professeur Monahan dans son témoignage. Ce critère a deux composantes principales. La première correspond à ce que l'on appelle généralement le critère Oakes. La première composante du critère exige que le gouvernement prouve à la cour que son objectif législatif est admissible. La première composante du critère examine l'admissibilité ou la légitimité du but ou objectif visé par la loi.

On peut considérer, pour simplifier, que la deuxième composante du critère exige que les moyens choisis par le Parlement pour atteindre son but, soient proportionnels. Il faut que les moyens retenus par le Parlement pour atteindre son but soient proportionnels ou adaptés au but visé, conçus avec soin pour atteindre le but visé.

Je vous prie de m'excuser pour tous ces détails techniques, mais le critère de proportionnalité comprend trois sous-éléments. Le premier est le critère de lien rationnel. Le deuxième est le critère de privation minimale. Le troisième est la norme de proportionnalité finale.

Il incombe au gouvernement de convaincre la cour qu'il respecte chaque aspect de ce critère, aussi bien la première composante du critère concernant l'objectivité que chacun des trois aspects de la proportionnalité relevant de la deuxième composante du critère.

Généralement, la première partie du critère découlant de l'article 1, soit la légitimité du but, ne pose pas problème sur le plan de la jurisprudence. À mon avis, il est fort improbable que la cour conteste le droit du Parlement de protéger ou de promouvoir la culture canadienne. Je ne pense pas que la première composante du critère constitue un grand obstacle à l'adoption du projet de loi C-55.

En revanche, je suis persuadée que le projet de loi C-55 est discutable ou risque d'être jugé inadmissible à la lumière des trois critères de proportionnalité.

Je ne vais pas m'y attarder maintenant puisque j'ai exposé tous les arguments dans mon mémoire. J'y reviendrai au moment de la période des questions si le sujet est soulevé. Cependant, je vais dire quelques mots sur chacun des critères et indiquer pourquoi je pense que le projet de loi C-55 serait contestable.

Le critère de lien rationnel exige que les moyens adoptés par le Parlement, c'est-à-dire par la loi elle-même, soient rationnellement liés ou raisonnablement associés aux buts visés par la loi. Par conséquent, si le but de la loi est de protéger la culture en procurant un avantage aux éditeurs canadiens, la question relevant du critère de lien rationnel consiste à savoir si les mesures adoptées en vertu du projet de loi C-55 permettent raisonnablement de s'attendre à ce que ce but soit atteint.

Je vais me contenter d'un seul commentaire. À mon avis, il n'est pas évident de voir dans des mesures qui sont tout à fait étrangères à la culture, un lien rationnel ou raisonnable avec la protection de la culture. En effet, la lecture du projet de loi ne révèle aucun lien explicite entre les mesures proposées et la promotion ou la protection de la culture.

Le projet de loi C-55 ne semble pas satisfaire aux critères de lien rationnel. Je n'ai absolument aucune idée de l'argumentation que pourrait avancer le gouvernement, mais je rappelle aux membres du comité qu'il incombe au gouvernement, en vertu de l'article 1, de prouver l'existence d'un lien rationnel.

Deuxièmement, il serait à mon avis difficile pour le gouvernement, si le projet de loi était adopté et contesté devant un tribunal, d'établir que le projet de loi C-55, tel qu'il se présente actuellement, satisfait aux exigences du critère de privation minimale. Ici encore, la question qui se pose est la suivante: était-il nécessaire pour le gouvernement d'adopter des mesures énoncées dans ce projet de loi pour atteindre son but? Doit-il adopter ces mesures précises afin d'atteindre les buts visés par la loi? Doit-il adopter ces mesures précises pour atteindre le but visé?

Pour répondre à cette question, les tribunaux devront se demander si la privation est abusive ou excessive, et si la privation est exagérée par rapport aux moyens qu'il faudrait mettre en oeuvre pour atteindre l'objectif. Quant au critère de privation minimale, il faudrait examiner la portée de l'interdiction découlant du projet de loi C-55. L'interdiction touche les éditeurs étrangers, les annonceurs canadiens et les lecteurs canadiens. Par ailleurs, il s'agit d'une interdiction absolue ou totale, plutôt que partielle, qui a recours aux procédures criminelles pour l'application de la loi.

Le troisième élément du critère de proportionnalité dont j'ai parlé est la proportionnalité finale qui soulève la question suivante: au bout du compte, les avantages obtenus grâce au projet de loi C-55 sont-ils plus nombreux que les conséquences négatives découlant de la violation d'un droit constitutionnel?

J'ai présenté dans mon mémoire des arguments à ce sujet, mais je ne vais pas prendre de votre temps pour les revoir maintenant. Je vais me contenter de deux remarques de conclusion. Je crois qu'il est juste de dire que plusieurs personnes ont été surprises lorsque la Cour suprême du Canada a invalidé la Loi réglementant les produits du tabac qui avait, je crois, été adoptée en 1988. Si j'en parle, c'est que dans l'arrêt RJR-MacDonald Inc. c. Procureur général du Canada, à laquelle j'ai fait allusion dans mon mémoire, la cour ne s'est pas opposée à ce que le Parlement réglemente la publicité du tabac. Elle a plutôt demandé que la réglementation soit conforme à la Constitution et que le Parlement s'y prenne d'une meilleure manière s'il souhaite réglementer la publicité du tabac et les autres aspects de la promotion du tabac.

À mon avis, l'importance de la culture n'est pas remise en question. Le débat concernant la constitutionnalité du projet de loi C-55 en vertu de l'alinéa 2b) de la charte ne porte pas à mon avis sur la culture, et je pense que tout le monde s'entend à ce sujet. Il porte sur l'importance de la Constitution. Comme je l'ai dit, je pense que le projet de loi C-55 serait contestable en vertu des trois aspects du critère de proportionnalité. Par conséquent, je ne serais absolument pas surprise qu'un tribunal reprenne le même argument que dans la cause concernant les produits du tabac, précisant que le Parlement a tout à fait le droit de vouloir protéger la culture, mais qu'il doit pour ce faire mettre en place des mesures qui respectent la Constitution.

Le sénateur Beaudoin: Le professeur Monahan dont nous avons entendu le témoignage plus tôt a présenté une autre conclusion. Je reconnais que la première question est de déterminer s'il y a violation de la liberté d'expression. C'est le cas si l'interdiction est totale, comme dans l'arrêt RJR-MacDonald dans lequel la Cour suprême a conclu qu'un règlement n'est pas conforme à la charte si on ne peut pas le justifier en vertu de l'article 1.

Dans ce cas, je pense qu'il s'agit d'une interdiction totale. Par conséquent, tout le débat tourne autour de l'article 1. La restriction de la liberté d'expression est-elle justifiée dans une société libre et démocratique? Ma première réaction, c'est qu'une telle interdiction est justifiée s'il s'agit de protéger l'identité de notre pays et notre culture. Cependant, vous affirmez qu'il ne s'agit pas de protéger l'identité et la culture. Mais alors, quel est l'objectif? Le commerce? L'expression commerciale? C'est peut-être le cas. Mais alors, vous pensez sérieusement que le projet de loi contrevient à l'article 1 de la charte.

Je voudrais savoir pourquoi vous concluez que l'identité du pays et la culture ne sont pas au centre même de ce problème.

Mme Cameron: C'est une très bonne question et je reconnais que l'esprit, l'origine et le motif de ce projet de loi sont exactement ce que vous avancez, à savoir assurer la promotion et la protection de l'identité de notre pays. Je ne conteste pas cela car, à mon avis, il n'y a pas vraiment de doute à ce sujet. Par contre, après avoir lu le projet de loi d'un bout à l'autre et examiné les mesures qui ont été adoptées par le Parlement, je ne suis pas certaine que c'est le résultat auquel aboutit le projet de loi C-55. Là encore, l'absence de lien ou de relation dans la loi même entre l'objectif de protection et de promotion de l'identité nationale et les mesures adoptées, est plutôt gênante. Il se pourrait très bien que ce ne soit qu'une question de libellé, mais le libellé est une question importante lorsque sa mauvaise qualité entraîne une violation inutile des droits constitutionnels.

Voilà ce qui m'inquiète. Comme je l'ai déjà dit, je ne connais personne qui serait contre la promotion et la protection de la culture canadienne. Ce qui m'inquiète, c'est que ce projet de loi contrevient à la Constitution, alors que ce n'est pas vraiment nécessaire. Il y a de nombreuses autres façons de protéger ou de promouvoir la culture canadienne sans enfreindre les droits constitutionnels comme le fait le projet de loi C-55.

Le sénateur Beaudoin: Par conséquent, s'il s'agit d'un projet de loi sur le commerce, nous avons donc le droit, en vertu de la répartition des pouvoirs, de légiférer dans ce domaine, puisque c'est un secteur international. Cependant, en cas d'interdiction totale de l'expression commerciale ou des opérations commerciales, les restrictions proposées par le projet de loi seraient plus difficiles à justifier en vertu de l'article 1. Voilà la thèse que vous avancez.

Mme Cameron: Oui. Je pense que j'ai déjà touché à ce point dans mon mémoire, mais je crois qu'il est utile de le souligner: les interdictions totales ou absolues des activités expressives sont beaucoup plus difficiles à défendre en vertu de l'article 1. Il est pratiquement impossible pour un gouvernement de prouver devant un tribunal qu'il est absolument nécessaire d'interdire une forme d'expression. Il est presque toujours possible de trouver des formules moins indésirables qui auraient un effet moins négatif sur les droits.

Le sénateur Callbeck: Vous mentionnez, dans votre mémoire, que vous avez écrit au National Post un article intitulé: «Split Runs: An attack on the Charter». J'ai lu cet article et j'aimerais vous demander quelques éclaircissements à ce sujet.

Ce ne sont pas vos termes exacts, mais vous avez dit que les mesures radicales que propose le projet de loi priveront les Canadiens de leur droit de lire certains magazines qui, de l'avis du gouvernement, menacent la culture canadienne. Or, rien dans ce projet de loi ne permet au gouvernement d'interdire la publication de magazines au Canada ni de juger qu'un magazine particulier constitue une menace à la culture canadienne.

J'aimerais vous demander de commenter cette déclaration.

Mme Cameron: Il faudrait replacer cet article en contexte. Il répondait à un objectif différent. Je l'ai écrit alors que le projet de loi était encore à l'étape de l'examen devant le comité de la Chambre des communes et que je voulais faire connaître mon point de vue.

Mon point de vue est toujours le même et je continue de croire que ce projet de loi est trop radical. Je pourrais passer en revue le projet de loi et relever tous les éléments qui, à mon avis, contribuent sans aucun doute à criminaliser le recours des éditeurs étrangers à des services publicitaires canadiens. Mais c'est peut-être la deuxième partie du texte qui vous préoccupe le plus.

Je n'ai pas l'article sous les yeux, mais vous voulez savoir si j'ai écrit que le gouvernement aurait le pouvoir de décider quels sont les magazines que les Canadiens pourraient lire et quels sont ceux qui présenteraient une menace pour l'identité canadienne. Je voulais faire remarquer qu'en éliminant le contenu publicitaire canadien de certaines publications étrangères, le projet de loi C-55 priverait le public canadien de toute une catégorie de publications sous prétexte qu'il est nécessaire de les faire disparaître pour protéger la culture canadienne. C'est cette hypothèse que je conteste. Malheureusement, j'étais limitée à 800 mots et je ne pouvais pas donner plus de détails à ce sujet.

Le sénateur Callbeck: Vous dites également dans cet article que les annonceurs canadiens n'auront plus le droit de publier leurs annonces ailleurs que dans un magazine canadien et qu'ils ne pourront plus décider de la nature de leurs publicités, ni où ni quand ils peuvent les publier.

Je ne comprends pas comment vous parvenez à une telle conclusion. Un annonceur canadien peut s'adresser à n'importe quel acheteur-média canadien et faire de la publicité dans les éditions américaines ou étrangères de n'importe quel magazine. Voilà à mon avis ce que propose le projet de loi. Qu'est-ce qui vous amène à une telle conclusion?

Mme Cameron: Pour répondre à cette question, il faut savoir ce que les annonceurs canadiens peuvent et ne peuvent pas faire. Ce qu'ils peuvent, sans l'ombre d'un doute, avec ou sans le projet de loi C-55, c'est faire de la publicité dans les publications canadiennes. Ce qu'ils peuvent, avec ou sans le projet de loi C-55, c'est faire de la publicité dans les publications étrangères destinées aux marchés étrangers, dans des pays étrangers. Ce que le projet de loi C-55 leur interdira s'il est adopté, c'est de faire paraître des publicités canadiennes dans des publications étrangères destinées au marché canadien. Parmi les trois options dont dispose l'industrie de l'édition, l'une a été supprimée. Voilà l'effet qu'aura sur les annonceurs canadiens l'interdiction pour les éditeurs étrangers d'avoir recours aux services publicitaires canadiens.

Le sénateur Lynch-Staunton: J'aimerais en venir à la partie du projet de loi concernant les enquêtes et l'application de la loi à l'extérieur du pays. Comme vous le savez, le paragraphe 15(1) se lit comme suit:

Dans toutes procédures intentées en application de l'article 3, l'éditeur étranger qui, à l'étranger, commet un acte qui, s'il était commis au Canada, constituerait une infraction à cet article est réputé l'avoir commis au Canada.

Les articles 4 et 5 autorisent le ministre à procéder à une enquête au sujet d'une présumée contravention quel que soit l'endroit où elle se produit, c'est-à-dire même à l'extérieur du Canada.

Pensez-vous qu'il soit utile de présenter ce type de loi et de demander au Parlement d'accepter l'application de la loi canadienne à des étrangers susceptibles de contrevenir à la loi canadienne à l'extérieur du Canada?

Mme Cameron: Je ne peux pas parler de la pertinence de ces mesures, étant donné que je ne sais pas si elles sont juridiquement pertinentes. Je n'ai pas des connaissances spéciales sur les questions de compétence territoriale. Cependant, on peut se demander non seulement si ces mesures sont juridiquement pertinentes, mais également si elles témoignent d'une politique publique saine et d'un bon choix politique.

Les mesures que vous avez signalées mettent en relief le caractère autoritaire du projet de loi C-55 qui cherche -- c'est mon point de vue, que d'autres personnes ne partagent pas nécessairement -- à faire oublier les infractions à la charte à l'intérieur du pays en attirant l'attention sur les éditeurs étrangers à l'extérieur du Canada.

J'ignore quel est le point de départ de cette loi. En revanche, je me demande souvent si ses auteurs ne s'en sont pas pris de manière si maladroite aux éditeurs étrangers afin de détourner l'attention des conséquences de l'alinéa 2b) de la charte pour les annonceurs canadiens et les lecteurs canadiens.

Le sénateur Lynch-Staunton: Vous venez peut-être de donner la réponse à ma deuxième question. Si le projet de loi avait été libellé de manière à interdire aux annonceurs canadiens de faire paraître des publicités dans un périodique appartenant à un éditeur étranger, l'alinéa 2b) se serait appliqué. Cependant, le libellé actuel place le fardeau sur la personne qui vend les services publicitaires. Étant donné que cette personne n'est pas au Canada, le recours à la charte perd de sa pertinence.

Je ne veux pas vous faire dire ce que vous n'avez pas dit, mais est-ce que cela résume votre point de vue?

Mme Cameron: Tout à fait. Si le projet de loi avait visé directement les annonceurs canadiens, il aurait été plus directement et de manière plus flagrante en infraction avec la charte. Cependant, je continue à penser que le projet de loi tel qu'il s'applique aux éditeurs étrangers et aux annonceurs canadiens contrevient à la charte. Pour les annonceurs canadiens, c'est comme si l'interdiction qu'impose le projet de loi s'appliquait directement à eux. L'effet aurait été le même si cette interdiction s'était appliquée directement à eux.

La loi peut contrevenir à la charte tout autant par ses effets que par l'objet ou le motif insidieux qui a présidé à sa naissance. Les effets sur les annonceurs canadiens sont tout aussi graves que si la loi s'était appliquée directement à eux.

Le sénateur Joyal: J'ai deux questions. Dans le cas du critère de proportionnalité que vous décrivez dans votre mémoire, par rapport auquel des trois éléments êtes-vous le moins d'accord avec M. Monahan?

Mme Cameron: Je pense que le projet de loi est vulnérable en vertu des trois composantes du critère de proportionnalité, mais je pense que c'est surtout le critère de privation minimale qui peut lui être le plus dommageable. En effet, le gouvernement devrait, pour montrer qu'il respecte ce critère, prouver qu'il est nécessaire de réduire ce droit comme le fait le projet de loi C-55 pour atteindre son but, et prouver qu'il ne disposait d'aucun autre moyen moins radical pour y parvenir.

C'est la partie la plus difficile à satisfaire du critère découlant de l'article 1, pas simplement dans ce cas, mais dans tous les cas qui relèvent de l'article 1. C'est pourquoi la cour hésite d'une cause à l'autre, dans l'interprétation qu'elle doit donner au critère de privation minimale. Je dois dire en toute justice que la Cour suprême a eu tendance à appliquer avec une certaine souplesse le critère de privation minimale et à accorder au Parlement le bénéfice du doute. Je crois cependant qu'elle agirait différemment cette fois, étant donné qu'elle serait probablement moins souple dans le cas où l'interdiction est totale ou absolue, comme si c'est ici le cas, à mon avis.

Le sénateur Joyal: Ne pensez-vous pas qu'il s'agit en fait d'une mesure antidumping, que le but directement visé est la vente d'espaces publicitaires au Canada par des magazines américains vendus sur le marché canadien? N'est-ce pas là l'effet du projet de loi indépendamment du contenu canadien, de l'identité ou de la culture canadienne? Le projet de loi n'a-t-il pas strictement cet effet? Vous avez dit vous-même que le projet de loi ne mentionne absolument pas la culture ni l'identité canadienne.

Mme Cameron: Je sais qu'on a parlé de la question du dumping dans les journaux et ailleurs. À dire la vérité, je n'ai pas suivi tous les débats et les discussions auxquels ont participé les éditeurs de magazines des deux côtés de la frontière. Par conséquent je ne peux vous dire si le projet de loi serait une mesure valable pour empêcher le dumping. Ce que je peux vous dire, c'est que le gouvernement devra invoquer une raison légitime en ce qui a trait au premier volet du critère et prouver par-dessus le marché que les mesures adoptées empiètent le moins possible dans les circonstances sur le droit prévu à l'article 1.

Même si l'on y voit une mesure antidumping valable, il faudrait néanmoins que le projet de loi respecte le critère de privation minimale. Je ne connais pas suffisamment bien cet argument pour me prononcer.

Le sénateur Joyal: Dans le cas de l'application du critère de lien rationnel tel que vous l'avez défini, je pense que les tribunaux n'ont jamais étudié ni reçu des textes de loi hors contexte. Vous savez fort bien que ce projet de loi arrive dans la foulée du rejet par l'OMC de certaines dispositions de projets de loi précédents sur la taxe d'accise. Le gouvernement a le privilège d'avoir recours à divers moyens supplémentaires pour favoriser le secteur canadien des magazines. Comme vous le savez, il existe déjà des mesures relatives aux allégements fiscaux, aux subventions postales et à l'origine du capital social. Le gouvernement estime que les magazines font face à une concurrence déloyale de la part des magazines étrangers qui vendent des espaces publicitaires à prix réduit. Je ne pense pas que les tribunaux, lorsqu'ils examinent un projet de loi, font table rase de tout le contexte environnant et se concentrent uniquement sur le projet de loi sans comprendre les liens rationnels. Autrement dit, pour établir les liens rationnels, il faut tenir compte de l'ensemble du milieu où la mesure en question sera appliquée et non pas se limiter strictement au libellé du projet de loi. Qu'en pensez-vous?

Mme Cameron: Vous avez absolument raison. Je ne m'objecte en particulier à rien de ce que vous avez dit. Il est certain qu'il y aurait de ma part, et également de la part du tribunal qui serait saisi d'une contestation du projet de loi en vertu de la Constitution, une certaine sympathie pour les circonstances fondamentales qui sont à l'origine du projet de loi. Je ne pense pas que le tribunal n'aurait pas connaissance de ces circonstances. Je ne pense pas que cela serait sans influence sur le tribunal. Par contre, j'estime que cela ne change rien au fait que le gouvernement doit respecter la Constitution, quelle que soit la justification des mesures qu'il se propose de prendre.

Permettez-moi d'ajouter pour terminer que les constitutionnalistes, les professeurs ou les universitaires sont constamment en désaccord. Les tribunaux sont en désaccord. Les membres des tribunaux ne partagent pas toujours les mêmes opinions. C'est bien connu. Le professeur Monahan et moi sommes des collègues. Souvent nous partageons le même point de vue et souvent nous sommes en désaccord sur de nombreuses questions. C'est la même chose dans un tribunal.

Il est difficile de savoir ce qui se passerait si le projet de loi était adopté tel qu'il se présente aujourd'hui et s'il était contesté en vertu de la Constitution devant un tribunal. Les preuves présentées compteraient pour beaucoup. Je ne sais pas comment se présente la preuve actuellement. L'analyse en vertu de l'article 1 repose nettement sur la preuve. Elle dépend beaucoup de la preuve et du contexte. C'est pourquoi les résultats sont difficiles à prédire. Je me contente d'essayer de souligner les points faibles du projet de loi C-55, sans tenir compte de la preuve.

Le sénateur Joyal: Si l'on prend l'exemple de la Loi réglementant les produits du tabac que vous avez mentionnée dans votre mémoire, on s'aperçoit que les fabricants de tabac avaient affirmé clairement, tout au long du débat parlementaire concernant le projet de loi, qu'ils contesteraient immédiatement la constitutionnalité du projet de loi. Vous vous souvenez sans doute très bien qu'ils ont mis leur menace à exécution. Le jour suivant, ils déposaient leur plainte devant les tribunaux.

N'êtes-vous pas surprise de constater que dans le cas du projet de loi qui nous préoccupe, les industries concernées en parlent, mais n'ont pas pris l'engagement ferme de contester immédiatement le projet de loi s'il est adopté? Autrement dit, la zone grise est beaucoup plus grande qu'elle ne l'était dans le cas du projet de loi concernant les produits du tabac et ne pensez-vous pas que cela nous permet de penser que le projet de loi est légal?

Mme Cameron: Je ne sais pas si j'accorderais beaucoup d'importance à cet indice. J'ai été étonnée lorsque la Cour suprême du Canada a annulé la Loi réglementant les produits du tabac. Je pense que bon nombre de juristes ont eu la même réaction que moi. La publicité du tabac paraissait être un aspect suffisamment important pour justifier un règlement du Parlement, même si le règlement ne satisfaisait pas parfaitement au critère de la proportionnalité. De la même manière, il est très difficile de prédire ici le résultat étant donné que nous ne savons pas si la loi sera contestée, ni sous quel motif. Nous ne savons pas quelles seront les preuves soumises. Tout ce que je sais actuellement c'est que la loi prévoit des moyens permettant de contester le projet de loi C-55 devant les tribunaux.

Le sénateur Kinsella: À la page 2 de vos notes, on trouve une observation très intéressante. Vous évoquez une notion débattue actuellement chez les universitaires, notion qui considère la charte comme un processus de dialogue entre les tribunaux et les assemblées législatives. Cette notion me paraît tout à fait intéressante et je suis ravi que les universitaires en discutent.

Récemment, la cour a tenté de trouver dans les lois une forme de recours. Cela préoccupe certains d'entre nous.

Le dialogue suppose une certaine forme d'écoute. Est-ce que les assemblées législatives écoutent ce que disent les tribunaux?

Mme Cameron: C'est en partie ce qui est à l'origine de cette théorie concernant la charte. L'Osgoode Hall Law Journal a publié, il y a deux étés, un article écrit conjointement par notre doyen Peter Hogg, et son assistant de recherche. Cet article s'intéressait aux décisions de la Cour suprême du Canada relativement à la charte, et aux réactions des assemblées législatives.

Le professeur Hogg concluait à l'existence d'un dialogue entre les tribunaux et les assemblées législatives. Une fois que les tribunaux ont précisé les lignes directrices constitutionnelles découlant de la charte, les assemblées législatives ont tendance à adapter leurs textes de loi de manière à respecter la charte.

Le sénateur Kinsella: Supposons que les législateurs que nous sommes écoutent ce que disent les tribunaux, en particulier lorsqu'ils nous demandent de mettre à notre ordre du jour un examen à la lumière de l'article 1. Est-ce que vous partagez le point de vue du professeur Monahan qui nous a dit, en réponse à une question que je lui avais posée qu'il s'avère, après examen attentif du projet de loi C-55, qu'il ne définit pas clairement son objectif?

Autrement dit, si l'on commence par examiner l'objectif, est-ce que vous seriez d'accord avec le professeur Monahan pour dire qu'il n'est pas clairement défini? Si vous partagez son point de vue, est-il possible d'améliorer le projet de loi en y ajoutant un article définissant son but?

Mme Cameron: J'aimerais éluder cette question, mais je vais y répondre quand même. Il est intéressant de noter que le projet de loi qui nous préoccupe n'a ni préambule, ni disposition de déclaration d'objet. Je suis désolée de parler encore de la Loi réglementant les produits du tabac, mais, si je me souviens bien, on trouvait dans cette loi une disposition de déclaration d'objet assez précise. Cette disposition permettait aux membres du tribunal d'appliquer à la loi, assez facilement et avec succès, le premier volet du critère se rapportant à l'article 1, étant donné que le gouvernement avait bien précisé le but visé par le texte de loi.

Je reconnais avec vous qu'il n'y a pas dans le projet de loi de disposition de déclaration d'objet. Pour quelle raison? Je n'en sais rien. Le projet de loi serait-il meilleur ou aurait-il de meilleures chances de résister à une contestation en vertu de la Constitution? C'est impossible d'y répondre dans l'abstrait ou en se basant sur des hypothèses.

Dans la mesure où la loi serait vulnérable en vertu du critère de proportionnalité en raison de son incapacité à établir un lien entre les mesures adoptées et l'objet du projet de loi, une déclaration faisant état de son objet serait peut-être utile.

Le sénateur Kinsella: Les sénateurs savent sans doute, puisqu'on en parle beaucoup ces jours-ci dans les journaux, que des négociations ont lieu actuellement entre des représentants du gouvernement du Canada et du gouvernement américain. Si des amendements sont apportés au projet de loi à la suite de ces discussions, devrions-nous insister en particulier sur le critère de privation minimale? Devrions-nous faire en sorte que l'interdiction ne soit pas tout à fait absolue?

Dans un autre ordre d'idée, je lis assez régulièrement Sports Illustrated. CCM est un fabricant d'équipement de hockey établi juste à l'est de Montréal. Est-ce que CCM pourrait continuer à faire de la publicité pour ses produits canadiens dans Sports Illustrated si le projet de loi est adopté?

Mme Cameron: Dans la mesure où Sports Illustrated est vendu aux États-Unis, je ne pense pas qu'il y aurait de problème.

Par contre, je ne sais pas comment la loi s'appliquerait dans le cas d'une publication américaine de Sports Illustrated -- c'est-à-dire d'une édition qui ne serait pas à tirage dédoublé, mais d'une édition américaine comportant des publicités canadiennes. Il faudrait que je lise le projet de loi de manière plus attentive pour savoir dans quelle mesure ces dispositions s'appliqueraient à ce cas particulier. Ce ne serait pas dans l'esprit du projet de loi, étant donné que ce ne serait pas une édition à tirage dédoublé. Ce serait l'édition américaine de Sports Illustrated contenant une publicité canadienne.

Je ne pense pas que la loi interdirait ce genre de choses, mais je ne peux pas l'affirmer avec certitude sans examiner le projet de loi de près.

Le sénateur Lynch-Staunton: Le projet de loi fait état de services publicitaires visant le marché canadien.

Mme Cameron: Voilà, vous avez la réponse.

Le sénateur Lynch-Staunton: Il faut prouver que la publicité est destinée au marché en général ou plus précisément au marché canadien.

La présidente: Merci, madame Cameron pour votre exposé et vos réponses.

Nos prochains témoins sont prêts. Vous pouvez commencer.

M. Ron Lund, président et chef de la direction de l'Association canadienne des annonceurs: Honorables sénateurs, la préparation de notre comparution aujourd'hui nous est apparue comme une tâche incroyablement difficile. Tout en nous préparant à notre présentation devant votre comité, nous avons essayé de comprendre ce qui se passe, puisque la presse fait état de nombreuses négociations. Il nous a paru étrange de venir témoigner au sujet d'un texte législatif qui est susceptible d'être modifié.

Je tiens à souligner que les commentaires que nous allons présenter aujourd'hui concernent le projet de loi tel qu'il se présente actuellement et que nous n'avons pas tenu compte de ce que nous avons pu lire dans la presse.

C'est pour nous un honneur et un privilège d'apparaître aujourd'hui devant votre comité au nom des annonceurs et des agences de publicité du Canada.

Le projet de loi C-55 touche tous les Canadiens. Les témoins devant vous aujourd'hui représentent trois organisations qui, prises ensemble, représentent les intérêts du secteur canadien de la publicité. Nous sommes également accompagnés de notre conseiller juridique.

Nous représentons l'Association canadienne des annonceurs. Je vais maintenant passer le micro à M. Harrison.

M. David Harrison, président et chef de la direction, Harrison Young Pesonen & Newell; président de l'Institut de la publicité canadienne; et directeur du Canadian Media Directors Council: Honorables sénateurs, je suis ici aujourd'hui à titre de président de l'Institut de la publicité canadienne, organisation de notre secteur qui représente les agences de publicité. Par ailleurs, je suis président de Harrison Young Pesonen & Newell, une société de gestion des médias dont les services avaient été retenus par Patrimoine canadien pour réaliser une importante étude sur toute la question de l'accès inconditionnel au marché canadien des magazines.

M. Dennis Stoakes, président de l'Association canadienne des annonceurs: Honorables sénateurs, j'ai toujours été et je demeure un défenseur passionné des périodiques canadiens. À leur demande, j'ai pris part à une longue campagne publicitaire pour le compte des magazines canadiens. En tant qu'organisation, nous continuons de faire beaucoup de publicité dans les médias imprimés.

Je me trouve malheureusement aujourd'hui en désaccord avec le secteur des médias que j'aime plus.

M. Lund: Permettez-moi de souligner l'expérience de Clifford Sosnow. M. Sosnow a accumulé cinq années d'expérience en droit commercial auprès du ministère des Affaires étrangères et du Commerce international. Il a pris part au règlement de cinq différends dans le cadre de l'OMC.

Jusqu'à présent, il est le seul avocat du secteur privé retenu par le gouvernement canadien pour le représenter en cas de différend dans le cadre de l'OMC. Il a récemment été invité à présenter une allocution sur l'OMC et sur les différends de l'OMC, à l'occasion d'un congrès de l'Organisation de coopération économique Asie-Pacifique. Les compétences qu'il apporte au présent dialogue sont importantes.

Pour commencer, j'aimerais souligner que les personnes qui m'accompagnent à cette table aujourd'hui ne sont pas les représentants les moindres de notre secteur. Entre l'organisation de M. Harrison et la mienne, nous réunissons environ 85 p. 100 des dépenses totales de publicité au Canada. Le secteur que nous représentons est comparable par sa taille à celui du secteur des assurances, et cetera.

Pour commencer, nous tenons à souligner que nous adhérons à l'objectif du gouvernement de renforcer la culture canadienne et, ce faisant, nous souhaitons consolider l'originalité de l'identité canadienne. Je tiens à préciser cela d'entrée de jeu. Or, nous estimons que le projet de loi C-55 n'a aucune incidence dans ce domaine.

Nous voulons que le secteur canadien des périodiques soit fort et dynamique parce qu'il y va de notre intérêt à tous. À ce titre, le secteur des magazines et le gouvernement canadien nous ont maintes fois répété que le projet de loi C-55 traite de la publicité. Cependant, quand les publicitaires canadiens ont demandé à participer à l'élaboration de propositions pour stimuler le secteur canadien des magazines, ce dernier et le gouvernement leur ont fermé la porte au nez. C'est en vain que nous avons réclamé à plusieurs reprises d'être représentés afin de pouvoir donner notre point de vue avant que le projet de loi soit soumis au Parlement. On nous a également refusé la permission de présenter diverses solutions à la ministre, mais nous avons fini par le faire par écrit.

Nous croyons comprendre que le gouvernement estime nécessaire d'intervenir sur le marché afin de protéger le secteur canadien des magazines parce que celui-ci relève de l'intérêt public et, à ce titre, mérite de bénéficier d'une aide extraordinaire. Nous sommes toutefois d'avis que les annonceurs canadiens n'ont pas à souffrir, que ce soit directement ou indirectement, de cette aide. Une législation conçue pour protéger le secteur canadien des magazines ne doit pas s'en prendre aux annonceurs qui, avec leurs investissements, font vivre les magazines.

De plus, une législation conçue pour atteindre ces objectifs ne devrait pas exposer les Canadiens au risque de préjudices économiques, et en particulier à ceux des mesures de rétorsion annoncées par les États-Unis. Tous les Canadiens en subiront les conséquences et les emplois dans des secteurs qui n'ont rien à voir avec le projet de loi C-55 seront fragilisés. Une loi inefficace et nuisible n'est pas rendue meilleure parce qu'elle est justifiée par de bonnes intentions. Le projet de loi C-55 est un texte législatif nuisible.

Nous continuons d'espérer qu'une solution négociée permettra de tenir compte des intérêts de toutes les parties concernées.

On véhicule beaucoup de mythes au sujet du projet de loi C-55. Ce sont des demi-vérités qui mènent à des conclusions erronées et, dans le cas de ce projet de loi, à des solutions contre-indiquées.

C'est ainsi que nous avons entendu la ministre et les représentants du secteur des magazines affirmer que 80 p. 100 des magazines vendus en kiosque sont américains. Or, il faut savoir que, quand on tient compte des abonnements, ce pourcentage est plus près de 50 p. 100. En outre, si l'on intègre à l'équation les magazines dont la distribution est sous contrôle canadien, les magazines canadiens occupent plutôt une tranche de 75 p. 100 et les magazines américains une tranche de 25 p. 100. En réalité, la plupart des magazines lus au Canada sont canadiens, car la majorité des Canadiens n'achètent pas leurs magazines à des kiosques. Il serait dans l'intérêt de tous d'utiliser des chiffres exacts pour justifier les solutions à des problèmes importants.

Nous allons vous parler de quelques-uns des mythes qui nous semblent liés au projet de loi C-55.

M. Harrison: Le premier mythe est que le projet de loi C-55 est destiné à permettre une couverture véritablement canadienne des événements. La ministre de Patrimoine canadien a résumé l'intention déclarée du gouvernement avec le dépôt du projet de loi C-55, en déclarant à la Chambre des communes, le 22 octobre 1998, que le Parlement du Canada a l'occasion et la responsabilité de faire de la place, au sein du secteur culturel mondial, pour la rédaction d'articles canadiens à large diffusion.

Ce qui nous frappe à l'examen du projet C-55, ce n'est pas ce qu'il dit mais ce qu'il omet de dire. Le projet de loi C-55 ne fait aucune allusion à la culture canadienne, à l'opinion canadienne, ni au contenu canadien. Il est parfaitement silencieux sur ces questions. Le projet de loi C-55 n'impose pas aux magazines de publier des articles canadiens et ne les encourage pas à le faire. Le projet C-55 ne pousse pas les magazines canadiens à employer des auteurs canadiens et ne les y incite pas non plus. Le projet de loi C-55 n'exige pas la publication de nouveaux magazines canadiens, et ne l'encourage pas non plus. Au contraire, le projet de loi C-55 traite uniquement de propriété canadienne, définie en fonction de critères arbitraires.

Ce que nous avons découvert en fait au cours de ce long processus d'examen, c'est que les éditeurs de magazines canadiens ne sont absolument pas tenus de publier des articles consacrés à des Canadiens, ni d'employer des auteurs canadiens. La seule obligation qui leur est faite est de respecter la définition de «Canadien» apparaissant dans le projet de loi C-55.

La culture canadienne ne profitera pas du projet de loi C-55. Celui-ci ne traite d'ailleurs pas de culture canadienne. Les bénéficiaires en seront les propriétaires actuels de périodiques qui répondent à la définition étroite et arbitraire de «Canadien» que fournit le projet de loi. Ceux-ci bénéficieront en effet du projet de loi, que leurs magazines publient ou non des articles canadiens.

Le deuxième mythe est que le projet de loi C-55 est destiné à empêcher les magazines à tirage dédoublé. Le gouvernement défend le projet de loi C-55 en laissant entendre qu'il est nécessaire d'uniformiser les règles du jeu afin que les périodiques canadiens puissent faire concurrence aux périodiques américains à tirage dédoublé et à faible coût. Le projet de loi C-55 n'aborde pas la question des périodiques à tirage dédoublé. Comme dans le cas de la culture, l'expression «à tirage dédoublé» n'apparaît nulle part dans le projet de loi. En réalité, cette expression n'apparaît dans aucune loi ni dans aucun règlement canadien. Rien dans la loi proposée ne vise les magazines à coût de rédaction minimal, ni les contenus rédactionnels d'origine minimes. Au lieu de cela, le projet de loi C-55 divise de façon arbitraire le monde des périodiques entre magazines étrangers et magazines canadiens.

C'est ainsi que, en vertu du projet de loi C-55, les magazines ayant un contenu éditorial totalement canadien et appartenant en totalité à des intérêts canadiens seront considérés comme des magazines étrangers si la maison d'édition est présidée par une personne qui n'est pas canadienne.

Toujours en vertu de ce projet de loi, des magazines au contenu éditorial canadien totalement original seront considérés comme des magazines étrangers si les Canadiens ne possèdent que 75 p. 100 des actions avec droit de vote de la maison d'édition. En vérité, avec le texte de ce projet de loi, aucun des éléments suivants n'aurait d'influence sur le fait qu'un magazine soit canadien ou non et sur le fait qu'il puisse vendre de l'espace publicitaire pour le marché canadien: à savoir, le fait que le magazine ait un contenu canadien quelconque ou contribue de n'importe quelle façon à la culture ou à l'identité canadienne; le nombre d'auteurs canadiens employés; la présence d'éditeurs canadiens.

La définition de «Canadien» donnée dans le projet de loi C-55 n'a que fort peu à voir avec cette définition dans l'esprit des Canadiens moyens. Le projet de loi C-55 définit en effet la nature canadienne d'un magazine à partir d'éléments sans aucun lien avec le caractère canadien de ses articles.

Ce projet de loi ne concerne pas les magazines à tirage dédoublé produits aux États-Unis et ayant un contenu éditorial minimal. Il est simplement destiné à restreindre la portée de la définition des magazines considérés comme canadiens et à limiter le nombre de magazines canadiens auxquels les annonceurs peuvent avoir recours pour vendre des produits et des services canadiens.

Mythe numéro trois: Le projet de loi stimulera la croissance de nouveaux magazines canadiens. En présentant le projet de loi C-55 à la Chambre des communes, la ministre a affirmé que cette loi garantira un avenir prospère aux magazines canadiens. Ce n'est pas le cas. En vérité, nous sommes préoccupés par la faible augmentation du nombre de titres de magazines canadiens, malgré la protection que le gouvernement canadien assure au secteur canadien des périodiques depuis plus de 30 ans. Un plus grand nombre de titres permettraient aux annonceurs canadiens de rejoindre plus facilement et avec plus de précision leurs groupes cibles. Les études réalisées par Patrimoine canadien vont aussi dans ce sens.

On a accordé beaucoup d'importance à l'étude prévoyant la réaction des publicitaires canadiens à l'arrivée de magazines étrangers, une étude réalisée par ma propre société HYPN pour le compte de Patrimoine canadien afin d'étudier les effets d'un accès sans entraves des magazines étrangers au marché canadien. Si notre étude met en évidence la nécessité d'assurer une certaine protection aux magazines canadiens, d'autres conclusions importantes, mais dont on a beaucoup moins parlé, traitent des préoccupations des annonceurs face au nombre insuffisant de magazines canadiens.

Permettez-moi de vous citer un passage de cette étude:

Nous sommes parvenus à la conclusion que la plupart des budgets de publicité qui, au Canada, va aux magazines, et qui est faible par rapport à ceux qu'on constate dans d'autres pays, est limitée sous les effets d'un certain nombre de facteurs. Certains de ceux-ci sont de nature systémique (habitudes de dépenses des gouvernements, restrictions concernant les produits, et priorité accordée à la vente au détail), mais la principale cause du sous-développement des magazines dans notre pays s'explique par le manque de titres disponibles ou, pour le formuler autrement, par le fait qu'il n'y a peu ou pas de magazines à couvrir certains domaines éditoriaux. Le secteur de la publicité ne recommandera pas à ses clients d'utiliser les magazines comme support publicitaire s'il n'y a pas assez de titres sur le marché pour mettre en oeuvre ses campagnes.

C'est ainsi que l'absence au Canada anglais de titres autres que les magazines traitant de sujets généraux ou destinés à la clientèle féminine, empêche de recourir aux magazines pour rejoindre divers groupes cibles. Dans ce type de cas, les magazines ne font pas réellement concurrence pour obtenir des budgets de publicité.

De nos jours, les publicitaires cherchent pour leurs produits et leurs services à cibler des auditoires définis de plus en plus précisément. Le projet de loi C-55 ne répond en rien à ce besoin. Il se contente en effet de protéger le statu quo. Il protège les éditeurs non seulement de la concurrence étrangère, mais aussi de toute concurrence canadienne éventuelle. Ce n'est pas ce qui va garantir un avenir prospère aux magazines canadiens. Dans la pratique, le projet de loi C-55 ferme la porte à toute façon nouvelle et créatrice d'élargir la gamme des magazines auxquels ont accès les annonceurs.

M. Stoakes: Mythe numéro quatre: Le projet de loi C-55 dirigera les recettes de publicité canadienne vers les magazines canadiens. En présentant le projet de loi C-55 devant la Chambre des communes, la ministre a précisé qu'il garantira que les budgets de publicité canadienne iront à des magazines canadiens. Il n'en sera rien. Il est important de comprendre que le projet de loi C-55 repose sur une prémisse erronée voulant que, si les annonceurs canadiens ne peuvent plus faire de publicité dans les magazines étrangers, ils la feront dans les magazines «approuvés par le projet de loi C-55». Ce n'est pas ainsi que fonctionne le monde des affaires.

Les annonceurs canadiens sont des gens d'affaires qui choisissent le véhicule publicitaire le plus efficace pour commercialiser les produits et les services canadiens. Par exemple, si le projet de loi C-55 est adopté dans sa forme actuelle, Canadian Tire ne pourra plus faire de publicité sur ses produits de quincaillerie dans Popular Mechanics. Face à cette interdiction, il n'insérera pas non plus la même publicité dans Toronto Life Fashion, si faible que soit le prix d'une telle publicité dans ce magazine.

Le projet de loi C-55 rend les périodiques moins attrayants comme véhicules publicitaires. Au cours des 30 dernières années, le Parlement a resserré progressivement la portée de la définition des magazines auxquels les annonceurs canadiens ont accès. La part des budgets de publicité allant à ces magazines, en proportion des budgets totaux de publicité, a chuté, au cours de cette même période, de 11 à 6 p. 100. Le projet de loi C-55 limite encore plus que jamais auparavant les choix des annonceurs. Il pourrait avoir pour effet de détourner les recettes de publicité des périodiques vers d'autres médias, comme les canaux de télévision spécialisés. Le projet de loi C-55 aura ainsi un effet nuisible sur l'ensemble du secteur canadien des périodiques.

Mythe numéro cinq: Le projet de loi C-55 ne nuira pas aux annonceurs canadiens. Nous nous trouvons dans une situation bien curieuse. Les éditeurs affirment qu'ils ne peuvent se passer des recettes provenant de la publicité et pourtant, ils se réunissent depuis deux ans sans nous consulter et ont fait du lobbyisme auprès du gouvernement pour limiter nos droits à nous, leurs propres clients.

C'est comme si, dans le domaine de la télévision, nous n'avions le droit de faire de la publicité que sur RDI ou TVA, mais ne pouvions pas en faire sur TV5.

Pour rejoindre efficacement les consommateurs, les annonceurs canadiens doivent avoir accès à la plus large gamme possible de magazines pour acheminer leurs messages de la façon la plus efficace. Les annonceurs canadiens ont le droit de rejoindre l'auditoire qu'ils ciblent. La recherche que nous avons faite sur ce sujet nous porte à croire que nous avons effectivement ce droit. Le professeur Patrick Monahan de la Osgoode Hall Law School, en a témoigné devant ce comité du Sénat. Le 27 avril, il vous disait:

À mon avis, il est probable que le projet de loi C-55 porte atteinte à la garantie de liberté d'expression [...] parce que la disposition 3 de ce projet de loi interdit aux annonceurs canadiens d'acheter de la publicité auprès de l'éditeur étranger d'un magazine [...] À mes yeux, cela constitue une entrave à la liberté d'expression parce que nos tribunaux ont affirmé que les formes d'expression commerciale, dont la publicité fait partie, sont protégées par notre droit. Cette limitation contreviendrait donc au droit des annonceurs à communiquer avec les consommateurs.

Les annonceurs veulent pouvoir faire de la publicité dans n'importe quel magazine, d'où qu'il vienne. Il semble cependant que ni les éditeurs, ni notre gouvernement ne nous reconnaissent ce droit.

C'est une réalité du monde des affaires que de nombreuses sociétés canadiennes ont choisi de vendre leurs produits uniquement sur le marché canadien. On peut penser par exemple à La Baie, à Eaton ou à Zellers. C'est aussi une réalité du monde des affaires que, au Canada, les entreprises canadiennes font concurrence aux meilleures grandes multinationales.

Nous estimons qu'une législation qui nuit aux possibilités des Canadiens de vendre leurs produits et leurs services au Canada aura des effets néfastes sur les entreprises canadiennes et sur les milliers de personnes qu'elles emploient. S'il devait être adopté, le projet de loi C-55 aurait ce type d'effet.

Le projet de loi C-55 nuit aux entreprises purement canadienne. C'est ainsi que des entreprises comme Eaton, La Baie, Canadian Tire, Zellers, et cetera n'auront pas le droit de faire de la publicité dans un magazine comme Sports Illustrated ou Vanity Fair. Par contre, leurs concurrents étrangers sur le marché canadien, comme Walmart, profiteront des avantages de la publicité indirecte dans des magazines étrangers, tout en ayant la possibilité de rejoindre les consommateurs canadiens avec des publications canadiennes. Ils ont donc bien un avantage manifeste par rapport aux entreprises purement canadiennes.

De plus, les lecteurs canadiens de ces magazines se verront interdire par le projet de loi C-55 d'y voir des produits et des services vendus par les entreprises purement canadiennes. Le projet de loi C-55 confère aux grandes sociétés étrangères, présentes sur plusieurs marchés étrangers, un avantage additionnel par rapport aux entreprises typiquement canadiennes.

Alors que les partisans du projet de loi C-55 veulent restreindre nos droits fondamentaux en ce qui concerne les magazines, vous pouvez être assurés que les annonceurs continueront à exercer pleinement leurs droits et leurs libertés, car nous serons les seuls à choisir où et comment nous utiliserons nos budgets de supports publicitaires.

M. Clifford Sosnow, Lang Michener, Association canadienne des annonceurs: Honorables sénateurs, j'ai l'intention de vous parler des répercussions commerciales du projet de loi.

En guise d'introduction à mes remarques, j'aimerais dire que nous ne sommes pas ici pour vérifier si notre droit commercial actuel convient à nos biens culturels. Divers rapports ont été produits et plusieurs comités se penchent sur la question au sein de l'OMC. Personne d'entre nous n'est contre l'idée de promouvoir la culture canadienne. Je crois sincèrement que c'est là une question importante et un but louable.

La question est la suivante: Quelle est la loi qui existe actuellement? On peut se demander également si les Canadiens, citoyens respectueux de la loi, agissent conformément au droit. À notre avis, on peut affirmer carrément, en s'appuyant sur le simple bon sens, que nous contrevenons au droit commercial. Je vais examiner cette question sous trois aspects.

La présidente: Monsieur Sosnow, je ne veux pas être impolie, mais je dois vous interrompre, puisque votre groupe était au courant qu'il disposerait d'une quinzaine de minutes pour les exposés avant de passer à la période de questions. Nous voulons avoir du temps pour vous poser des questions et nos prochains témoins sont prévus à 12 h 30. Je vous signale donc que nous n'avons pas beaucoup de temps.

M. Sosnow: Je serai très bref et je peux vous assurer que votre intervention n'a rien d'impoli.

Mon premier point est que le projet de loi a beau être présenté comme une loi sur les services publicitaires, il faut reconnaître qu'il concerne en fait les magazines; l'objectif du projet de loi est d'assurer la protection du secteur canadien des magazines et de les protéger contre les magazines étrangers à tirage dédoublé.

Les politiciens y voient un véhicule de protection des magazines. Les médias font de même. Pourquoi est-ce important? À cause du GATT. Le nouvel accord de l'Organisation mondiale du commerce contient une règle simple qui s'applique au Canada et qui interdit toute discrimination concernant des produits comme les magazines qui contiennent des publicités.

Il est clair que le projet de loi contrevient à cette règle. Il vise uniquement à protéger le marché canadien contre les magazines à tirage dédoublé. On ne peut croire sérieusement que le projet de loi porte sur la publicité et pas sur les magazines. Il porte manifestement sur les magazines. Il porte sur les produits et il relève totalement des règles interdisant la discrimination. Le Canada contrevient à ces règles antidiscriminatoires.

Mon point suivant fait également appel au bon sens. L'ancienne législation sur les publications à tirage dédoublé décourageait les éditeurs étrangers de vendre des espaces publicitaires à des annonceurs canadiens. Ceux qui le faisaient se voyaient en effet imposer une taxe de 80 p. 100. Les avocats du gouvernement ont affirmé au Sénat et à la Chambre des communes que cette loi portait sur les services de publicité. L'OMC a décidé que même si la loi en question visait les services de publicité, elle avait aussi des répercussions sur les magazines. Les magazines étrangers étaient désavantagés, car le Canada appliquait une règle discriminatoire. Nous avons maintenant devant nous un nouveau texte de loi qui, comparé à l'ancienne loi, est, à notre avis, encore plus punitif et restrictif, puisque auparavant les éditeurs pouvaient s'adresser aux annonceurs à condition de payer une taxe de 80 p. 100, tandis qu'actuellement, cette démarche est illégale et considérée comme un acte criminel.

Quelqu'un de sensé peut-il croire sérieusement que cette nouvelle loi encore plus restrictive que la précédente obtiendra l'approbation de l'OMC?

Mon dernier point est consacré aux mesures de rétorsion et à la question de savoir si le projet de loi bénéficiera de l'exemption culturelle. Cette exemption accordée en vertu de l'ALENA permet à certaines industries de ne pas être assujetties aux règles de l'ALENA mais à celles de l'ancien accord de libre-échange canado-américain qui, en passant, a adopté les règles du GATT sur les marchandises. L'exemption des industries culturelles s'applique aux secteurs d'activités suivants: livres, magazines, films, musique, radio, télévision, câblodistribution et télévision par satellite. Il faut classer le projet de loi dans la catégorie des magazines si l'on veut qu'il bénéficie de l'exemption culturelle.

Comme je l'ai déjà dit, les magazines sont assujettis aux dispositions sur les marchandises. Si l'exemption culturelle s'applique, ce sont les dispositions du GATT sur les marchandises qui entrent en jeu, et ces dispositions interdisent la discrimination. Comme nous l'avons déjà vu, le projet de loi est discriminatoire dans son application aux magazines.

Quelles sont les conséquences de tout cela? En vertu de l'ancien accord de libre-échange, les États-Unis avaient le droit de prendre des mesures de rétorsion contre le Canada si ce dernier ne respectait pas les règles de l'accord, y compris les règles du GATT qui ont été intégrées à l'accord de libre-échange. Puisque le projet de loi contrevient à ces règles, les États-Unis ont menacé de prendre des mesures de rétorsion.

Les éditeurs de magazines ont adopté une attitude assez floue quand il s'est agi de déterminer si le projet de loi pouvait bénéficier de l'exemption culturelle. Ils ont déclaré devant vous que le projet de loi était admissible à l'exemption culturelle. On peut le lire dans le mémoire de la Presse spécialisée du Canada. Pourtant, deux mois auparavant, ils vous avaient déclaré que le projet de loi concernait en fait les services publicitaires et qu'il ne bénéficiait donc pas de l'exemption des industries culturelles. Il faudrait se décider. Si le projet de loi porte sur les services publicitaires, il ne bénéficie pas de l'exemption des industries culturelles. Par contre, s'il bénéficie de cette exemption, comme le prétend la presse spécialisée et les éditeurs canadiens, il porte alors sur les marchandises et il contrevient de ce fait aux règles touchant les marchandises.

M. Lund: Si vous permettez, madame la présidente, je vais prendre une minute pour conclure et nous passerons ensuite aux questions.

Je vais passer à l'avant dernière page qui tente de définir ce que veulent les annonceurs. Je crois sincèrement qu'une question aussi importante et aussi complexe que la culture canadienne mérite qu'on y apporte des réponses réfléchies obtenues grâce à la participation de tous les intervenants. Il y a des façons de protéger la culture canadienne sans limiter les choix des annonceurs. Nous demandons au gouvernement de prendre son temps.

Le projet de loi C-55 fait penser à une solution préparée de toute urgence pour faire face à un problème, alors qu'il n'y a pas urgence. Nous ne sommes pas sur le point d'être envahis par des magazines étrangers. Nous vous invitons à demander à la ministre Copps, aux entreprises d'édition et à tous les défenseurs du projet de loi C-55 pourquoi l'ensemble des dispositions actuellement en vigueur -- l'article 19 de la Loi de l'impôt sur le revenu, les subventions révisées au service postal et le bras tout puissant d'Investissement Canada -- n'assurent pas la protection nécessaire pour favoriser le dynamisme du secteur canadien des entreprises.

Demandez-leur pourquoi nos droits d'annonceur doivent être brimés de façon aussi déraisonnable pour protéger leurs intérêts économiques; pourquoi des intervenants aussi importants que nous dans ce dossier continuent à être exclus de ce débat; et surtout, pourquoi nous ne pouvons pas concevoir au Canada une solution vraiment canadienne qui serait acceptable pour tous les intervenants et qui respecterait nos engagements dans le domaine du commerce international. Nous en sommes sûrement capables.

Nous serions ravis également de collaborer avec le gouvernement et le secteur des magazines pour aboutir à une solution à l'avantage de tous, qui fasse la promotion de la culture canadienne, du secteur canadien des périodiques, qui maximise les choix des annonceurs canadiens et qui se conforme aux règles internationales. Nous ne pouvons pas faire tout cela avec l'épée de Damoclès du projet de loi C-55 au-dessus de nos têtes.

Enfin, honorables sénateurs, nous vous demandons respectueusement de conclure que, dans l'ensemble, le projet de loi C-55 aura davantage d'effets nuisibles que d'effets favorables, et de recommander que la ministre envisage d'autres moyens que le projet de loi C-55 pour faire la promotion de l'industrie canadienne des périodiques.

Madame la présidente, je suis désolé d'avoir pris tant de temps, mais vous comprendrez que nous avions beaucoup de préoccupations graves à présenter.

La présidente: Merci. Nous avons une trentaine de minutes pour les questions.

Le sénateur Adams: Est-ce que le mémoire sera considéré comme témoignage, madame la présidente?

La présidente: Il sera annexé en tant que document.

Le sénateur Perrault: Madame la présidente, voilà un mémoire bien construit et intéressant. Le groupe de témoins a produit un document substantiel sur lequel devraient se pencher les membres du comité.

J'ai l'impression que nous assistons à une révolution totale dans le secteur du multimédia, dans les communications et partout. Ne pensez-vous pas que tout se fera désormais sur Internet? Il est maintenant possible de télécharger entièrement le magazine Maclean's chaque semaine. C'est la même chose pour Time, Newsweek et Sports Illustrated. Est-ce que cela ne modifie pas votre position par rapport à vos annonceurs? Compte tenu de la révolution qui est en train de se produire, est-ce que cela a encore de l'importance? Le village planétaire de Marshall McLuhan est devenu réalité.

M. Harrison: Vous avez totalement raison, sénateur. Nous vivons actuellement cette révolution. Un des points extrêmement importants à souligner, c'est que les bénéficiaires potentiels de cette révolution, les entreprises qui utilisent les véhicules d'Internet, ne sont assujettis à aucune restriction.

Le sénateur Perrault: C'est exact et c'est un point important.

M. Harrison: Pour venir en aide au secteur canadien des magazines, le gouvernement impose des mesures encore plus punitives. Il nous semble que le gouvernement se trompe de cible.

Le sénateur Perrault: Il est impossible ou pratiquement impossible d'imposer des mesures de contrôle à l'échelle mondiale. Des gens se sont penchés sur la question, mais il semble qu'Internet restera un marché ouvert.

M. Harrison: Je le crois aussi. On ne peut pas espérer sérieusement contrôler Internet. Le Canada a montré jusqu'à présent qu'il était capable de contrôler et soutenir son secteur culturel. Nous ne pouvons que nous féliciter de la façon dont nous sommes parvenus à conserver un secteur de la télédiffusion fort et important, grâce à différentes mesures, la substitution de programmes en étant la plus importante, qui nous permettent de faire concurrence aux Américains et d'utiliser leurs émissions à notre avantage. Je me demande pourquoi nous ne nous inspirons pas de ce modèle dans le cas des magazines.

M. Lund: Comme vient de me le rappeler un de mes collègues, c'est un des points qui nous préoccupent, étant donné que ce type de loi contribue à nous éloigner plutôt qu'à nous rapprocher des magazines. Ce n'est pas le moment opportun d'adopter le projet de loi C-55. Ce texte de loi est déjà chose du passé. Il fait appel à des restrictions et des structures qui sont dépassées depuis 30 ans. Nous devons nous tourner vers l'avenir.

Le sénateur Perrault: Voilà une préoccupation que je partage avec vous. Ce projet de loi me paraît obsédé par le passé plutôt que par l'avenir. Si l'on prend l'exemple des fabricants de patins CCM, il leur suffit par exemple de créer un site CCM sur Internet et de vendre leurs produits de cette manière, échappant ainsi à tout contrôle gouvernemental ou autre.

M. Harrison: Si le fabricant CCM peut prouver qu'il vend ses produits aux Américains, il peut faire de la publicité dans les magazines américains.

Le sénateur Lynch-Staunton: Allez-vous contester ce projet de loi s'il est adopté? Le ferez-vous pour des motifs constitutionnels?

M. Lund: Notre conseiller juridique m'a écrit une note -- sachant à quel point je peux être explosif -- pour m'indiquer que c'est une question hypothétique, mais mon président ici me dit que oui, «absolument».

Le sénateur Lynch-Staunton: J'aimerais quantifier certaines des choses que vous avez dites. Je n'ai pas vu de chiffres, mais nous pourrions peut-être en obtenir en vous posant des questions. Lorsque Sports Illustrated a réussi à publier une édition à tirage dédoublé, par des moyens électroniques, combien d'argent en publicité l'industrie canadienne des magazines a-t-elle perdu au profit de Sports Illustrated? Le savez-vous?

M. Lund: Non, nous n'en savons rien.

Le sénateur Lynch-Staunton: Il y en a qui disent que les magazines à tirage dédoublé ont réussi à aller chercher les recettes publicitaires dont bénéficiait l'industrie canadienne des périodiques. Qu'en pensez-vous?

M. Lund: En fait, l'étude de HYPN indique entre autres que le budget publicitaire total demeurerait vraisemblablement le même. Toutefois, si plus de magazines étaient offerts aux consommateurs, de l'argent serait réaffecté d'autres médias aux magazines. L'étude donne à entendre qu'il pourrait y avoir une augmentation de plus de 60 p. 100 dans l'industrie canadienne de l'édition de magazines. Il y est dit également qu'une bonne partie de cette augmentation irait aux éditions à tirage dédoublé, si nous n'avons pas de magazines qui pourraient leur faire concurrence, et que l'industrie canadienne de l'édition de magazines est actuellement gravement sous-développée.

M. Stoakes: Est-ce que je peux ajouter quelque chose? Sports Illustrated a livré aux publicitaires une clientèle masculine à laquelle ils avaient auparavant difficilement accès. Il n'y a pas de produits canadiens comparables. Nous-mêmes n'avons pas réaffecté à Sports Illustrated de l'argent investi dans d'autres médias. Nous avons augmenté nos budgets de publicité pour atteindre une clientèle que nous n'avions pas réussi à atteindre jusque-là. Je pense que dans le cas de Sports Illustrated, dont vous-même avez parlé, l'ensemble des recettes va augmenter à cause des CCM ou des Canadian Tire de ce monde qui ne feront pas de publicité dans Toronto Life ou Toronto Life Fashion tandis qu'ils en feront dans Sports Illustrated à cause de ses lecteurs.

Le sénateur Lynch-Staunton: Si un magazine Newsweek venait faire concurrence à Time Canada, à Maclean's et à d'autres magazines d'intérêt général, où irait-il chercher sa publicité canadienne? S'agirait-il d'argent neuf ou d'argent qui viendrait d'ailleurs?

M. Harrison: C'est une catégorie qui selon nous est bien desservie au Canada et je pense donc qu'il ferait davantage concurrence aux magazines existants. En fait, Newsweek est venu au Canada et en est reparti.

Le sénateur Lynch-Staunton: Ce secteur est donc couvert en général. Lequel ne l'est pas? Où pourrait-il y avoir des éditions à tirage dédoublé au Canada?

M. Harrison: Les magazines pour hommes représentent sûrement un tel secteur.

Le sénateur Lynch-Staunton: Vous voulez parler des magazines de sports et de ceux du genre de Playboy?

M. Stoakes: Popular Mechanics, Sports Illustrated, Field and Stream: le genre de magazine où il est question des activités que tous les Canadiens aiment: la pêche, la chasse et les sports.

Le sénateur Lynch-Staunton: J'essaie de voir de quoi nous parlons ici. Quelle est l'ampleur du problème des tirages dédoublés et des dépenses publicitaires? De quoi a-t-on peur? Je devrais peut-être poser la question aux représentants des magazines canadiens. Ils auront le temps d'y penser avant de se présenter à la table.

M. Stoakes: J'imagine, sénateur, qu'ils vont vous parler de dumping. À vrai dire, dans le passé, lorsque nous avons eu des publications à tirage dédoublé comme Sports Illustrated ou des droits acquis comme dans le cas de Time, nos coûts par millier pour ces magazines ont été beaucoup plus élevés que pour les produits canadiens. C'est pourquoi, à notre avis, on ne peut pas parler de dumping.

Le sénateur Lynch-Staunton: Je pense que les représentants de la revue Time ont eux aussi fait valoir cet argument.

M. Lund: Il faut tenir compte de la réalité et la réalité c'est que le seul magazine à l'heure actuelle qui soit une publication à tirage dédoublé est le Time, qui coexiste sans problème avec Maclean's même si leur clientèle est la même. Si Time disparaissait, IBM, General Motors et d'autres entreprises qui font de la publicité dans les deux magazines ne publieraient pas deux fois plus d'annonces dans Maclean's. Dans les catégories où il n'y a pas encore de véhicule pour atteindre le consommateur, les annonces viendraient s'ajouter à celles qui sont publiées ailleurs, mais c'est une question hypothétique.

Le sénateur Lynch-Staunton: Qui sont les plus grands annonceurs publicitaires canadiens pour les magazines? Si vous ne pouvez pas les nommer, de quelles industries proviennent-ils? De l'industrie automobile surtout, de l'industrie des boissons alcooliques ou du gouvernement?

M. Harrison: Eh bien, le gouvernement pourrait faire plus pour l'industrie canadienne des magazines.

Le sénateur Lynch-Staunton: Qui sont alors les grands annonceurs des périodiques canadiens?

M. Harrison: Les sociétés automobiles, les fabricants d'alcool, la haute technologie.

Le sénateur Lynch-Staunton: S'agit-il surtout d'entreprises étrangères?

M. Harrison: La plus grande partie de la publicité provient d'entreprises étrangères, peu importe le média.

Le sénateur Rompkey: Je veux faire part à nos témoins du témoignage de deux autres témoins et avoir leur réaction. Certains des points qui ont été soulevés sont les mêmes que ceux dont le sénateur Lynch-Staunton vient de parler.

Le premier concerne le choix du véhicule. Le problème, c'est que ce n'est pas le véhicule qui convient à ce que le gouvernement veut faire ni à ce que les éditeurs ou les rédacteurs veulent. Nous avons entendu le témoignage de Gordon Ritchie, le représentant de Simon Reisman lors des négociations avec les États-Unis. Il a repris les propos de Winston Churchill qui disait au sujet de la démocratie que la loi n'est peut-être pas parfaite, qu'elle peut même paraître odieuse, mais qu'il ne connaît aucun autre moyen d'atteindre l'objectif.

C'est le premier point sur lequel j'aimerais avoir vos commentaires. Ce n'est peut-être pas un véhicule parfait, mais personne n'en a trouvé de meilleur pour faire ce que nous voulons faire.

Le deuxième point, c'est que nous avons entendu le témoignage d'une coalition d'artistes, d'écrivains et de créateurs des quatre coins du pays, y compris des photographes, dirigée par June Callwood, une éminente Canadienne qui est en faveur de la loi parce qu'elle protège l'industrie des magazines. Ces gens croient que si l'industrie des magazines n'était pas là et que l'argent pour la publicité au Canada pouvait aller aux magazines faisant l'objet de dumping, nous n'aurions pas de magazines canadiens. Il n'existerait pas de tribune pour ces écrivains et artistes canadiens qui veulent exprimer leur point de vue qui, selon eux, fait partie intégrante du contenu de la culture canadienne.

J'aimerais avoir votre réaction aux deux témoignages -- premièrement, celui de Gordon Ritchie selon qui il n'y a pas de meilleure solution que celle que nous avons devant nous et, deuxièmement, celui de June Callwood selon qui les écrivains, les artistes et les créateurs du Canada ont besoin de ce véhicule qui n'existerait pas sans budget publicitaire de sorte qu'ils n'auraient plus de tribune où s'exprimer.

M. Lund: Je vais essayer de répondre brièvement à ces questions. Tout d'abord, je dirais en réponse à M. Ritchie que c'est la seule façon de s'y prendre. Cela pose un problème pour nous depuis juin, c'est-à-dire depuis le moment où nous avons rencontré des représentants de Patrimoine canadien pour la première fois. Nous essayons de comprendre quel est l'objectif. Si les gens nous disent que l'objectif est de protéger la culture canadienne, je leur répondrai ceci: si c'est là l'objectif, nous avons clairement montré, comme d'autres, que ce projet de loi n'a absolument rien à voir avec la culture canadienne. On s'en aperçoit à sa lecture.

Si l'objectif est bien ici de protéger la culture canadienne, alors examinons les solutions qui nous permettraient de le faire. Nous avons pu constater dans d'autres industries -- films, télévision, Radio-Canada, industrie du livre -- que les subventions directes favorisent plutôt bien la culture canadienne.

Nous avons laissé entendre à l'industrie qu'elle devrait elle aussi envisager d'aller chercher des subventions. Bien entendu, elle dit que non parce qu'elle est en affaires et que si quelqu'un s'apercevait que des subventions figurent à son bilan, elle pourrait perdre des investissements. Si l'objectif est la culture canadienne, nous disons alors qu'il y a dumping. S'il y a dumping, nous savons tous qu'il y a des lois antidumping auxquelles on peut recourir. S'il n'y a pas de loi applicable, alors pensons à une structure de prix que nous pourrons utiliser lorsque nous négocierons ou discuterons avec les Américains. Nous pouvons essayer d'obtenir d'eux qu'ils ne réduisent pas considérablement leurs prix, après quoi nous disparaîtrons.

C'est très hypothétique de dire que les tarifs vont soudain baisser et que nous allons nous précipiter sur une autre publication. Premièrement, dans la pratique, ce n'est pas ce qui arrive et on n'a qu'à penser à Time et à Maclean's. Deuxièmement, si l'hypothèse est que le magazine le moins cher ira chercher toute la publicité, il y a en réalité des moyens qu'on peut prendre. Il y a des magazines, et je peux vous donner des exemples, dans le cas desquels il pourrait en coûter deux à trois fois plus cher pour atteindre une clientèle, mais nous y faisons quand même de la publicité parce qu'ils nous permettent de joindre le public cible. Les pochettes d'allumette sont le véhicule publicitaire le moins cher parce qu'on peut en inonder le marché.

Il faut comprendre quel est l'objectif avant d'agir. Si c'est la culture, trouvons des moyens de la promouvoir. Il y a d'autres véhicules pour promouvoir la culture. Ne le faisons pas au détriment des annonceurs publicitaires. Si c'est une question d'intérêt public, servons-nous des deniers publics, pas de notre argent.

M. Harrison: Si vous me le permettez, monsieur le sénateur, je vais répondre à votre première question, au sujet du témoignage de M. Ritchie. «Que voulons-nous?» Nous voulons savoir pourquoi nous avons même besoin de cette loi. Si le projet de loi C-55 n'était jamais adopté, s'il n'y avait pas d'autre loi pour le remplacer, nous continuerions quand même à évoluer dans un environnement où il y a la Loi de l'impôt sur le revenu qui restreint nos déductions au titre des dépenses d'entreprise pour la publicité en fonction de la propriété canadienne. Il y aurait quand même les tarifs postaux préférentiels révisés auxquels les éditeurs de magazines continueraient à avoir droit et il y aurait quand même Investissement Canada qui essaierait de voir quels sont les avantages pour toute nouvelle entreprise qui souhaite faire des affaires ici. Il n'est peut-être même pas nécessaire pour nous d'avoir un projet de loi C-55.

Le sénateur Callbeck: J'aimerais que vous me parliez du coût de la publicité. En l'absence du projet de loi C-55, si des magazines à tirage dédoublé faisaient leur apparition ici, quelle incidence auraient-ils sur les coûts de la publicité au Canada?

M. Harrison: En fait, nous n'en savons rien. C'est la meilleure réponse que je puisse vous donner. Cela nous ramène à la déduction permise comme dépense d'entreprise en vertu de la Loi de l'impôt sur le revenu. L'article 19 de la loi renferme une définition qui oblige un magazine à avoir un certain contenu canadien pour que nous puissions y faire de la publicité et déduire cette dépense au complet. Même s'il y avait un marché libre pour les magazines au Canada, il reste que les éditeurs étrangers ne pourraient pas déduire leurs dépenses.

M. Stoakes: J'ajouterais aussi que lorsque des annonceurs songent à faire de la publicité dans un magazine, ils n'achètent jamais d'espace dans le magazine le moins cher. Ce qui nous intéresse surtout, c'est le lectorat. Les entreprises sont prêtes à payer de 7 $ à 9 $ le mille pour faire de la publicité dans les magazines à grand tirage. Nous sommes aussi prêts à payer de 40 $ à 80 $ pour un créneau ou un magazine spécialisé qui nous permettra d'aller chercher les lecteurs auquel un produit s'adresse, et ces deux types de magazines se portent très bien au Canada aujourd'hui.

Le sénateur Callbeck: Monsieur Stokes, vous avez parlé tout à l'heure de Sports Illustrated Canada. Je vous ai entendu dire que les coûts étaient plus bas. Vouliez-vous parler des coûts de production ou des coûts de publicité?

M. Stoakes: Lorsque j'ai fait allusion au commentaire du sénateur Lynch-Staunton au sujet de Sports Illustrated, je pense avoir mentionné que notre budget de publicité avait augmenté parce que nous avions soudain accès à des lecteurs que les magazines canadiens existants ne desservaient pas efficacement -- et qu'ils ne desservent toujours pas efficacement. Notre budget réel a augmenté.

J'ai dit que nous n'étions pas la seule entreprise dans ce cas-là; plusieurs autres fabricants dont les produits s'adressaient essentiellement aux hommes ont profité de Sports Illustrated quand, en réalité, ils n'auraient pas fait de publicité dans les magazines canadiens existants comme Maclean's, Homemakers ou Canadian Living, par exemple, parce qu'ils ne visaient pas le bon lectorat.

Le sénateur Callbeck: Vous n'avez donc pas dit que les frais de publicité étaient...?

M. Stoakes: Non, mais je peux vous dire que les frais de publicité étaient comparables pour nous au coût par millier d'autres véhicules auxquels nous avions accès et que nous utilisons. Nous achetons un grand nombre de magazines différents, selon la cible visée. Nous essayons aussi de toucher les consommateurs masculins de manières différentes, parce que l'industrie des magazines telle qu'elle existe au Canada aujourd'hui ne nous donne pas vraiment accès à ce public.

Le sénateur Callbeck: Vous dites que les frais de publicité sont comparables, mais les documents que j'ai ici indiquent que dans le premier numéro de Sports Illustrated Canada, publié en 1993, les tarifs publicitaires étaient de 6 250 $ pour une annonce en couleur d'une page comparativement à 25 400 $ pour la même publicité dans Maclean's.

M. Harrison: Il faudrait que vous compariez le tirage de ces deux magazines et que vous teniez compte aussi du fait que ces frais n'étaient pas déductibles du revenu imposable.

Le sénateur Callbeck: Si le projet de loi C-55 n'est pas adopté, en quoi cela touchera-t-il les éditeurs canadiens?

M. Harrison: Ce sera aux éditeurs canadiens de décider. À notre avis, cela ne favorisera pas l'ajout de fonds publicitaires aux magazines. En fait, nous pensons que ce sera plutôt le contraire.

Le sénateur Callbeck: Monsieur Harrison, vous avez fait une étude pour Patrimoine Canada. Je crois savoir que l'une des conclusions de cette étude était que si les annonceurs américains avaient accès au marché canadien des services de publicité, ils iraient chercher une partie importante du gâteau au Canada et acculeraient à la faillite de nombreux éditeurs canadiens.

M. Harrison: Nous sommes arrivés à de nombreuses conclusions. Cette conclusion est valable dans la mesure où il n'y aurait pas d'entraves à la concurrence. Nous n'avons jamais préconisé un marché libre. Une telle chose aurait été vraie s'il n'y avait pas eu de restrictions, mais nous avons certaines restrictions.

Cela dit, nous pensons qu'il y en aurait pour tout le monde, parce que le nombre de titres augmenterait, tout comme le nombre des groupes cibles à qui la publicité dans les magazines s'adresserait.

Le sénateur Callbeck: Cette conclusion aurait donc été valable s'il n'y avait pas eu de restrictions?

M. Harrison: C'est exact.

Le sénateur Tkachuk: Permettez-moi de dire pour commencer que la meilleure façon, selon moi, de détruire la culture est de la protéger. J'ai bien des réserves et bien des doutes au sujet du projet de loi C-55 à cause de son caractère politique.

Je vais vous poser quelques-unes des questions que j'ai posées à d'autres témoins à propos de l'achat de publicité et des abonnements. Je me suis laissé dire que les abonnements n'ont pas grand-chose à voir avec la façon dont les annonceurs décident comment ils vont annoncer. Leur décision a davantage à voir avec les lecteurs. Je n'a pas très bien compris ce que ce témoin a voulu dire. Pourriez-vous me l'expliquer et peut-être même commenter?

M. Stoakes: Il y a 15 ou 20 ans, la monnaie, si vous me permettez l'expression, en fonction de laquelle un annonceur choisissait un magazine était le tirage. Autrement dit, combien d'exemplaires de ce magazine y avait-il en circulation? Au cours des 25 dernières années, il y a eu création d'un autre véhicule, une organisation tripartite appelée le Print Measurement Bureau qui s'occupe des magazines et qui est composée d'éditeurs, d'agences de publicité et d'annonceurs.

La plupart des magazines qui ont la moindre importance sont membres du Print Measurement Bureau qui mesure le lectorat. Il dit à l'annonceur de l'agence de publicité ce qui est arrivé au magazine lorsqu'un consommateur l'a acheté ou lorsqu'il a été livré chez un consommateur. A-t-il vu la publicité? Bref, l'abonné ou le lecteur a-t-il ouvert le magazine? C'est ce qu'on appelle le lectorat, l'ensemble des lecteurs qui ont vu l'annonce.

Le sénateur Tkachuk: Installez-vous des caméras chez eux?

M. Stoakes: Non, mais nous avons plusieurs milliers de Canadiens patients qui parcourent toutes les listes. La monnaie a changé au fil des ans. Aujourd'hui, peu importe pour l'annonceur comment le magazine s'est rendu jusqu'au consommateur. L'important pour lui est de savoir s'il a eu l'occasion de voir sa publicité. La seule mesure que nous avions à ce moment-là était la suivante: le magazine était-il lu? Par conséquent, le lectorat est la monnaie à acheter. Peu importe le plan d'achat choisi, le publicitaire va mesurer ce que le PMB lui offre par rapport à l'effectif-lecteurs qu'il cherche à toucher.

Le sénateur Tkachuk: Lorsque la ministre a comparu devant nous, elle nous a dit que 80 p. 100 des publications vendues en kiosque venaient de l'étranger. Lorsque nous avons questionné ces mêmes témoins après son départ, il a été question des autres magazines vendus dans l'industrie. Autrement dit, de ceux qui ne donnent pas une idée du lectorat. Le lectorat correspond au tirage et aux magazines gratuits comme Western Living, pour lesquels il n'y a pas d'abonnement. Quels sont les chiffres?

M. Harrison: Dans le mémoire que nous vous avons présenté ce matin, nous faisons allusion à cette question. Quand on ajoute les abonnements à ce pourcentage de 80 p. 100 des magazines vendus en kiosque, nous arrivons vite à 50-50. Si on ajoute ensuite tous les magazines dont le tirage est réglementé, on pourrait bien en arriver à la conclusion que 75 p. 100 du tirage au Canada est canadien et 25 p. 100, étranger.

M. Stoakes: J'ajouterais qu'il est important de comprendre que les éditeurs canadiens ont historiquement cherché à bâtir leur clientèle au lieu d'essayer de vendre leurs produits en kiosque. En fait, ils ont cédé la place dans les kiosques aux publications américaines et plutôt essayé de mettre directement leurs produits entre les mains du consommateur canadien. C'est de là que viennent les magazines gratuits et à tirage réglementé qui ne coûtent rien aux Canadiens. Ils sont financés entièrement par les budgets de publicité.

Le sénateur Tkachuk: En réponse à une question du sénateur Lynch-Staunton, vous avez dit que des magazines comme Field and Stream et Sports Illustrated seraient peut-être ceux qui tireraient parti de ce marché libre. Y a-t-il plus de danger -- et je trouve que c'est toujours une question de synergie -- que Sports Illustrated enlève des revenus à des magazines établis comme Maclean's ou ferait-il plutôt concurrence au Réseau des sports?

M. Harrison: Comme M. Stoakes vient de vous le dire, lorsqu'il a eu la chance, comme annonceur, de faire de la publicité dans Sports Illustrated, il a augmenté son budget pour pouvoir en profiter. Personne n'y a perdu au change. Nous pensons qu'il est assez clair que l'argent continuera à diminuer pour l'industrie des magazines et ira ailleurs à moins que de nouvelles publications à l'intention de nouveaux groupes cibles ne fassent leur apparition. Ces dernières années, l'argent est allé aux canaux de télévision spécialisés. Les magazines devront retrouver une partie de cet argent pour que leurs affaires marchent bien. Le gâteau n'est pas plus gros qu'il l'était; il est tout simplement partagé autrement.

Le sénateur Tkachuk: La télévision et la câblodistribution ont connu un essor énorme à la suite de l'apparition de tous ces canaux spécialisés, dont ceux sur la pêche et les sports. C'est incroyable. Selon moi, ils ne sont pas si bons que ça, mais il reste qu'ils existent. Est-ce que l'industrie des magazines a fait du lobbying sous prétexte qu'ils la détruiraient parce qu'ils lui font directement concurrence?

M. Harrison: Je ne sais pas si l'industrie des magazines fait du lobbying contre d'autres médias. Il faudrait poser la question à ses représentants. Ils seront ici dans quelques minutes.

Le sénateur Tkachuk: Je la leur poserai. J'ai une autre question. Est-ce que Rogers Cable est maintenant propriétaire de Maclean's et de tous ses magazines ainsi que de tous les magazines de l'industrie de la câblodistribution?

M. Sosnow: C'est exact. À vrai dire, nous savons que peu importe à Rogers que les magazines disparaissent parce que la clientèle se tournera alors vers ses canaux spécialisés. Ça ne fonctionne pas pour tout le monde, cependant, et nous sommes donc très préoccupés par le sort de l'industrie des magazines dans la société d'aujourd'hui.

Les entreprises du genre de Rogers, les duopoles ou presque les monopoles du câble, sont celles qui reçoivent la plus grande partie de l'argent consacré à la publicité. Environ 50 p. 100 de cet argent va à deux entreprises, Rogers et Télémédia. L'étude à laquelle M. Harrison faisait allusion a fait ressortir que les petites publications qui ont une clientèle très ciblée ne seront pas touchées par les éditions à tirage dédoublé. Elles sont trop spécialisées.

La semaine dernière, Marketing Magazine, un des magazines de Maclean Hunter a publié une lettre à la rédaction d'une éditrice de l'ouest, de l'Alberta, je pense, qui disait en être arrivée à la conclusion, après avoir mûrement réfléchi au projet de loi C-55, qu'elle était contre. Elle a examiné l'argument au sujet de l'établissement des prix et a dit que c'était une chose qui lui était assez familière comme responsable d'une édition régionale, parce que lorsque les magazines nationaux ont fait leur apparition, ils étaient beaucoup moins chers que son édition, mais elle a pu tenir bon en offrant à ses lecteurs les articles qu'ils voulaient lire.

Je ne pense pas avoir répondu à votre question avec tous mes détours, mais la réponse est oui, il s'agit bien de Rogers.

Le sénateur Tkachuk: Il se pourrait donc que ce projet de loi serve non pas à sauver l'industrie des magazines, mais à faire en sorte que l'argent aille à un endroit précis, c'est-à-dire chez Maclean Hunter peu importe qu'il soit consacré à la télévision ou à ses autres avoirs.

M. Lund: Si vous me tordez le bras, je vais dire comme vous.

Le sénateur Joyal: J'ai deux petites questions. La définition que vous donnez du mot «canadien» au paragraphe 16 de votre mémoire est-elle votre propre définition du contenu canadien s'il était nécessaire de revoir les dispositions de la loi à ce sujet?

M. Lund: Il nous semble logique que ces questions entrent dans toute définition de ce qui est canadien.

Le sénateur Joyal: C'est donc le point principal pour vous? Y en a-t-il un autre sur lequel vous aimeriez attirer notre attention?

M. Harrison: Nous pourrions vous donner une réponse plus détaillée. J'aimerais bien y penser. Nous faisions simplement allusion au fait qu'il n'y a pas de définition du terme «canadien», à part la propriété. Cela nous a énormément surpris, tout comme d'autres.

La présidente: Vous pourrez déposer votre document auprès de notre greffier, monsieur Harrison.

Le sénateur Joyal: Ma deuxième question fait appel à votre connaissance du marché de la publicité. Serait-il possible de nous donner une liste comparative des prix des dix plus grands magazines américains et des dix plus grands magazines canadiens pour ce qui est des dépenses de publicité en tenant compte de la circulation et de la déduction d'impôt que vous avez mentionnée?

M. Harrison: Je ne pense pas, parce qu'il n'y a pas de cartes de tarif au Canada pour les publications américaines.

Le sénateur Joyal: Je veux parler des publications américaines qui sont vendues au Canada. Vous devriez connaître leurs tarifs. Si vous vendez de la publicité au magazine Time, à Sports Illustrated ou à n'importe quel autre magazine, vous devez connaître les tarifs.

M. Harrison: Il leur est interdit de vendre de la publicité au Canada de sorte que les renseignements que nous pourrions vous donner ont trait à la courte vie de Sports Illustrated. Time jouit de droits acquis.

Nous pourrions examiner la question pour voir si nous pouvons y répondre. Je ne peux rien vous garantir.

Le sénateur Joyal: Faites de votre mieux. Si vous pouviez me donner une réponse dans les prochains jours, je vous en serais reconnaissant.

M. Lund: Sénateur, je crois qu'il faut que vous sachiez qu'il nous faudrait probablement prendre le tarif publicitaire américain et le recalculer à la hausse en dollars canadiens parce que vous allez maintenant vendre en dollars canadiens, ce qui fera vraiment augmenter les tarifs qui seront probablement assez élevés. C'est en fait l'argument qui entoure toute la notion du dumping; si la publication américaine devenait une édition à tirage dédoublé et qu'il fallait y publier des annonces canadiennes, ce serait coûteux pour les annonceurs parce qu'il leur faudrait non seulement trouver de l'argent pour ces éditions à tirage dédoublé, mais aussi rapatrier ces dollars publicitaires en argent américain. C'est la raison pour laquelle il n'y a pas 50 ou 60 magazines qui attendent de franchir la frontière.

M. Stoakes: Madame la présidente, pour récapituler, je dirais que c'est très simple. Nous ne sommes pas ici pour détruire l'industrie canadienne de l'édition. À dire vrai, il est dans notre intérêt qu'elle soit florissante. Nous voulons travailler avec le gouvernement et les éditeurs canadiens à la recherche de solutions à ce problème. Nous sommes en faveur de magazines canadiens. Nous ne voulons tout simplement pas en faire les frais.

La présidente: Je demanderais maintenant à notre prochain groupe de bien vouloir s'approcher.

[Français]

Nous accueillons aujourd'hui des représentants de l'Association des éditeurs de magazines canadiens présidée par M. François de Gaspé Beaubien.

[Traduction]

M. François de Gaspé Beaubien, président, comité des affaires politiques, Association des éditeurs de magazines canadiens: Honorables sénateurs, après mon exposé, MM. Bernier et Tunley vous parleront brièvement du commerce et de la Charte, respectivement, après quoi nous serons heureux de répondre à vos questions.

[Français]

La CMPA est un organisme national qui représente les petites, moyennes et grandes entreprises d'édition canadiennes. Tous les membres de la CMPA croient fermement que le projet de loi C-55 est d'une importance capitale. Je suis au courant des interventions de M. Terry Malden faites au nom de la presse spécialisée du Canada. Il n'est pas nécessaire que je revienne sur son analyse détaillée de l'aspect économique de l'édition de magazines et des réductions injustifiées de tarif publicitaire dont jouissent les éditeurs américains dans notre marché. J'aimerais plutôt replacer cette question dans son contexte en analysant quelques-uns des points que nous jugeons les plus importants.

[Traduction]

Avant cela, laissez-moi faire quelques remarques en réponse à certains des témoignages que vous avez entendus au cours des deux dernières semaines et des rapports selon lesquels un accord est sur le point d'être signé avec les Américains. Tout d'abord, Time Canada et d'autres témoins ont essayé de minimiser la gravité du problème, en suggérant que les risques liés au projet de loi ne sont pas réels et qu'aucune mesure n'est nécessaire, si ce n'est l'octroi de quelques subventions. De telles affirmations vont à l'encontre des expériences du passé et de l'attitude actuelle des États-Unis.

Nous ne devons pas perdre de vue l'historique de cette affaire. Les gouvernements canadiens successifs, et les commissions d'enquête parlementaires, les groupes de travail et les analystes économiques indépendants qui les ont conseillés, ont convenu d'une seule voix que la menace de concurrence déloyale de la part des annonceurs américains dans notre marché mettrait en péril l'avenir de l'édition de magazines au Canada.

Les gouvernements canadiens se sont-ils trompés pendant plus de 30 ans? Devons-nous croire tout d'un coup Time Warner, qui essaie de nous dire que les éditeurs américains ne sont pas vraiment intéressés par notre marché de services publicitaires et que peu d'entre eux essaieront de pénétrer le marché?

[Français]

Si c'est vrai, pourquoi le gouvernement américain, poussé par Time Warner elle-même, a-t-il tant tenu à démanteler la politique canadienne dans le secteur des magazines? Si le marché des services publicitaires présente si peu d'intérêt et si d'imposantes multinationales américaines, comme Time Warner, ont tant de difficultés à être concurrentielles dans ce domaine, comme Time Canada a voulu vous le faire croire, pourquoi le gouvernement américain menace-t-il de déclencher une guerre commerciale en adoptant des mesures de rétorsion, pour dire le moins illégales, contre des exportations canadiennes qui se chiffrent à des milliards de dollars?

[Traduction]

Nous, les éditeurs canadiens, vous demandons instamment de ne pas croire les fausses allégations et déclarations de ceux qui s'opposent au projet de loi C-55. Ne vous méprenez pas. Le Canada ne s'est pas enfermé dans l'erreur depuis plus de trois décennies. Si le projet de loi C-55 n'est pas adopté, la viabilité des éditeurs de magazines et la disponibilité d'un contenu canadien conséquent dans le secteur des magazines seront sérieusement menacées.

L'opposition au projet de loi C-55 de la part des États-Unis et de leurs agents au Canada ne se situe pas seulement dans le secteur des magazines. Elle fait partie d'une attaque plus globale contre des politiques culturelles qui nous permettent de conserver une identité distincte et indépendante dans un contexte de mondialisation croissante et d'intégration économique avec les États-Unis.

Dans l'intérêt de tous les Canadiens, nous devons nous opposer à la campagne américaine contre la politique culturelle canadienne. Cela m'amène à faire un commentaire final sur de récents propos indiquant qu'un accord avait été ou était sur le point d'être signé avec les États-Unis. En fait, aucun accord n'a été signé. Selon l'information de presse, des solutions ont été évoquées en haut lieu. Le gouvernement canadien a clairement indiqué que toute solution devrait soutenir les objectifs politiques du projet de loi C-55 et que, pour ce faire, cette solution devrait s'appuyer sur une exigence implicite: si les éditeurs américains ont accès à notre marché de services publicitaires, ils devront intégrer majoritairement un contenu canadien dans les éditions canadiennes à publicité partagée de leurs magazines. D'après ce que nous savons, le gouvernement attend une réponse finale des États-Unis sur cette question centrale.

En ce qui concerne les éditeurs canadiens, nous avons toujours dit que si une solution de remplacement efficace au projet de loi C-55 était trouvée, nous serions prêts à l'envisager. En attendant, les éditeurs canadiens et les autres secteurs culturels ne peuvent accepter aucune autre entente. En effet, toute entente qui ne serait pas basée sur le respect explicite d'un critère de contenu canadien constituerait une capitulation en bonne et due forme de la part du Canada. Nous sommes convaincus que ce n'est pas ce que le gouvernement a l'intention de faire.

[Français]

On pourrait peut-être commencer par une question de base que certains sénateurs ont soulevée. Le projet de loi C-55 représente-t-il une question culturelle ou sert-il surtout les intérêts commerciaux des éditeurs canadiens? Je pense qu'il y a un peu des deux et que les dimensions commerciales et culturelles de l'affaire sont indissociables. Elles constituent la cause et son effet. La cause du problème qui nous préoccupe est la menace de pratiques commerciales déloyales et l'effet correspond à la perte de notre souveraineté culturelle si aucune solution n'est trouvée. Permettez-moi de résumer les principaux éléments de cette question.

[Traduction]

Premièrement, les magazines constituent un important moyen de communication, qui permet aux Canadiens de transmettre de l'information, des histoires et des images de la société dans laquelle nous vivons.

Deuxièmement, la seule façon viable de préserver ce réseau de communication canadien est de s'assurer que les éditeurs canadiens aient une chance de survivre dans notre propre marché afin que nous puissions continuer de faire ce que nous avons toujours fait: raconter des histoires canadiennes aux lecteurs canadiens.

Troisièmement, la meilleure façon de permettre aux éditeurs canadiens de survivre est d'empêcher que les éditeurs américains exercent une concurrence déloyale dans notre marché de services publicitaires.

Quatrièmement, le projet de loi C-55 répond aux objectifs de politiques commerciales et culturelles auxquelles les gouvernements canadiens adhèrent depuis plus de 30 ans dans un sens qui n'impose aucune nouvelle restriction aux annonceurs canadiens, qui ne sous-entend aucune application extraterritoriale de la loi canadienne et qui est tout à fait conforme aux accords commerciaux que nous avons signés et à la Charte.

Je crois que le premier point, au sujet de l'importance des magazines comme moyens de communication au Canada, est reconnu et accepté par tous. Je passerai donc rapidement au deuxième point.

[Français]

La seule façon viable de préserver ce réseau de communication canadien est de s'assurer que les éditeurs canadiens aient une chance de survivre dans leur propre marché afin que nous puissions continuer de faire ce que nous avons toujours fait, raconter des histoires canadiennes au lecteur canadien. Les opposants au projet de loi C-55 ont affirmé qu'il n'existait aucune disposition dans le projet de loi obligeant les éditeurs à créer un contenu éditorial canadien ou à engager des écrivains canadiens. Ils ont déclaré que le projet de loi C-55 était donc inutile. Il est certain que le projet de loi ne prévoit aucune exigence en matière de contenu canadien. Pourquoi? Parce que les exigences de contenu ne sont pas nécessaires pour garantir que les éditeurs canadiens créent un contenu éditorial canadien. Nous le faisons déjà. La demande est forte de la part du public canadien et les éditeurs canadiens sont les mieux placés pour répondre à cette demande. C'est ce qui fait notre force dans le marché. Les éditeurs étrangers ne proposent pas de contenu canadien et ne le feront jamais. Les critères d'appartenance sont donc un élément central de l'objectif de politique culturelle.

[Traduction]

Soit dit en passant, les gens sont convaincus que le tirage dédoublé crée un plus grand contenu canadien. Laissez-moi vous donner un exemple concret. Sports Illustrated est arrivé chez nous en 1993 et a cessé d'être publié en 1995. Dans sept des neuf derniers numéros à tirage dédoublé de Sports Illustrated, qui avait promis d'être un grand magazine de sports canadien, il n'y avait aucun contenu canadien. Les profits n'incitent pas les éditeurs américains à en créer un. Le contenu canadien de Time Canada se limite à une ou deux pages par numéro.

La meilleure façon de permettre aux éditeurs canadiens de survivre est d'empêcher que les éditeurs américains exercent une concurrence déloyale dans notre marché de services publicitaires.

Nous, éditeurs, sommes présents dans deux marchés distincts. Nous proposons des magazines aux consommateurs et des services publicitaires aux annonceurs. Bien que nous soyons mieux connus pour nos magazines, c'est du marché des services publicitaires que dépend notre viabilité, comme nos collègues viennent de le dire. Les éditeurs canadiens dépendent des revenus publicitaires dans une proportion de 65 p. 100 en moyenne et même de 100 p. 100 dans certains cas. Si nous ne pouvons pas nous maintenir dans le marché des services publicitaires, nous serons éliminés de la course et ne pourrons plus proposer aux lecteurs canadiens un contenu typiquement canadien et ce, malgré une forte demande pour ce type de contenu.

Les gens peuvent se poser la question suivante: «Pourquoi ne pas offrir un meilleur magazine?» C'est en fait ce que nous faisons. Nous évoluons dans le marché le plus concurrentiel au monde. Comme on vous l'a dit, 80 p. 100 de tous les magazines vendus en kiosque viennent de l'étranger -- surtout des États-Unis. À peu près la moitié de tous les magazines -- et cette information provient de Statistique Canada -- vendus au Canada sont étrangers, surtout américains. Nous devons leur faire concurrence chaque jour. C'est le lecteur qui décide. Ce n'est pas une question de lectorat; c'est une question de publicité. Le seul fait que le lecteur veuille un magazine ne veut pas dire que nous pouvons le lui offrir. Si nous n'avons pas de revenus publicitaires, nous ne pouvons pas publier ce magazine, même si le lecteur est prêt à l'acheter.

Soyons très clairs. Si les éditeurs américains parvenaient à pénétrer notre marché de services publicitaires, ils imposeraient une concurrence déloyale, le dumping, contre laquelle les éditeurs canadiens ne pourraient lutter. En effet, les éditeurs américains n'auraient aucuns frais. Ils offriraient des services publicitaires basés sur un contenu éditorial recyclé de leurs éditions américaines, déjà acheté et payé par le marché américain. Leurs principaux frais étant déjà couverts, les éditeurs américains seraient à même de réaliser des marges bénéficiaires allant jusqu'à 80 p. 100 en cassant les tarifs publicitaires pour conquérir des parts de marché. Le type de magazines avec partage publicitaire qu'ils proposeraient alors ne remplacerait pas le contenu canadien, dont la disparition suivrait celle des éditeurs canadiens.

[Français]

L'exemple de Time Canada et le simple bon sens nous disent que cela se passerait ainsi. Malgré l'impression que les représentants de Time Canada ont essayé de donner la semaine dernière, la réalité veut que, de façon constante, moins de 10 p. 100 du contenu éditorial de Time Canada soit consacré au Canada ou présente des points de vue canadiens.

Il y a une raison fort simple pour cela. Si Time Warner produit une édition canadienne, c'est pour pouvoir profiter des bénéfices supplémentaires que lui procure notre marché de services publicitaires. Ces bénéfices supplémentaires se fondent sur le recyclage du contenu éditorial de l'édition américaine et sur le fait que la plupart des autres frais engagés par Time Warner pour être présent dans le marché canadien sont déjà couverts. Nous parlons bien entendu des frais généraux de l'entreprise, des frais d'impression et de distribution. Le contenu éditorial de Time Canada correspond à environ 90 p. 100 du contenu de l'édition américaine.

[Traduction]

En dépit de cet avantage considérable dans le marché des services publicitaires, Time Canada a déclaré, dans la soumission écrite qu'elle a présentée au comité, que ses tarifs publicitaires étaient supérieurs de 11 p. 100 à ceux des principaux magazines canadiens tels que Maclean's. Cela est-il possible? Non.

Il y a deux éléments à prendre en ligne de compte dans les savants calculs de Time Canada. Tout d'abord, les chiffres présentés par Time Canada se rapportent à des tarifs qui s'appuient sur la diffusion de son magazine mais, comme notre ami M. Stoakes l'expliquait, ce ne sont pas les tarifs qui sont réellement appliqués dans le marché. En fait, les tarifs sont négociés avec les annonceurs selon le nombre de lecteurs, critère beaucoup plus important que celui de la diffusion. Les tarifs publiés, fixés selon le nombre de lecteurs, révèlent que les tarifs publicitaires de Time Canada sont inférieurs de 31 p. 100 à ceux de Maclean's.

Ensuite, Time Canada ne sera peut-être pas obligée de réduire davantage ses tarifs, car l'éditeur n'a aucun concurrent actuellement dans le marché canadien. Sachez que ses marges bénéficiaires sont encore suffisantes pour lui permettre de baisser ses tarifs advenant l'entrée des éditeurs américains dans le marché des services publicitaires, à la recherche de parts de marché et faisant chuter les tarifs publicitaires du même coup.

Time Canada répond qu'elle doit toujours compenser le fait qu'elle ne peut pas se prévaloir de l'article 19 de la Loi de l'impôt sur le revenu et qu'elle n'est pas admissible aux tarifs postaux préférentiels canadiens. L'éditeur affirme que ces deux mesures sont suffisantes pour restaurer l'équité dans le marché des services publicitaires. Ces propos n'ont aucune crédibilité. Avec des marges bénéficiaires de plus de 80 p. 100 dans le marché des services publicitaires, Time Canada peut proposer de meilleurs tarifs aux éditeurs canadiens malgré l'article 19 et les subventions pour les tarifs postaux. Si elle ne peut pas le faire, c'est que l'entreprise est l'une des plus inefficaces du Canada.

Le projet de loi C-55 répond aux objectifs de politiques commerciales et culturelles auxquelles les gouvernements canadiens adhèrent depuis plus de 30 ans dans un sens qui n'impose aucune nouvelle restriction aux annonceurs canadiens, qui ne sous-entend aucune application extraterritoriale de la loi canadienne et qui est tout à fait conforme aux accords commerciaux que nous avons signés et à la Charte des droits et libertés.

J'aimerais maintenant discuter de certains des points soulevés par les annonceurs canadiens.

Cela fait plus de 30 ans que la possibilité de passer directement des annonces destinées au marché canadien dans des publications étrangères ne s'est pas présentée. L'argument selon lequel on y perdra n'a aucune valeur.

Le projet de loi C-55 ne fait qu'entériner une politique qui existe depuis longtemps et maintient l'environnement dans lequel les annonceurs canadiens évoluent depuis ces 30 dernières années. Il n'impose aucune nouvelle limite aux annonceurs canadiens. Les annonceurs et Time Canada ont affirmé que le secteur des magazines canadiens n'obtient pas la part de la publicité canadienne qui lui revient étant donné l'absence de magazines canadiens dans certains segments du marché. Ils suggèrent que si des éditions avec publicité partagée de magazines américains étaient en vente, on pourrait remédier à cette situation.

[Français]

Il est vrai que le secteur des magazines canadiens détient une plus petite partie des services publicitaires comparativement à celui des autres pays. Mais voici les véritables raisons de cette situation. La première raison est liée au déversement publicitaire qui submerge le Canada, imputable aux magazines étrangers, américains surtout, en vente au Canada. Si vous êtes un annonceur important, bien placé sur le marché canadien, et que vous payez déjà l'accès à ce marché en diffusant des publicités dans des magazines américains vendus au Canada, il est peu probable que vous renouvellerez cet effort dans les magazines canadiens. Vous consacrez peut-être une partie de votre budget publicitaire aux magazines canadiens, mais dans une proportion moindre. La seconde raison réside dans la difficulté des éditeurs canadiens à conquérir les segments de marché désignés par les annonceurs étant donné que les magazines importés exercent déjà leur domination. Les coûts et les risques liés au lancement d'un nouveau magazine deviennent prohibitifs lorsque le marché est déjà dominé par les magazines étrangers.

Qu'arriverait-il si les éditions de magazines américains avec publicité partagée, déjà en vente sur le marché, se retrouvaient dans les créneaux sous-représentés du marché? Une partie du budget supplémentaire publicitaire canadien revendrait effectivement aux éditeurs de magazines. Toutefois, elle serait destinée principalement aux éditeurs américains et le Canada n'en retirera aucun avantage net.

[Traduction]

Par ailleurs, l'accès au marché des services publicitaires est un phénomène à double tranchant. Permettre aux éditeurs américains d'accéder aux segments de marché sous-représentés reviendrait à leur donner accès à l'ensemble du marché, du fait de nos accords commerciaux. Comme nous l'avons constaté, cela éliminerait les éditeurs du Canada de la course.

J'aurais deux remarques à faire à ce sujet. Premièrement, j'invite les sénateurs à lire l'étude de HYPN dont David Harrison a cité des extraits. Vous constaterez que l'une des conclusions de cette étude est qu'en réalité la plus grande partie des revenus publicitaires iraient aux éditions à publicité partagée. C'est logique. Si on offre un escompte énorme et que le lectorat est le même -- et je vous demande de vous rappeler que 50 p. 100 des magazines vendus ici sont étrangers -- alors vous, l'annonceur, avez l'obligation fiduciaire d'aller chercher le prix d'aubaine. Il a utilisé le mot «dévastateur». La part du lion des revenus de la publicité irait aux éditions à publicité partagée moins coûteuses; c'est une question de bon sens quand on regarde le dumping.

Ma deuxième remarque est en fait une question: quelles sont les plus grosses industries? L'industrie cosmétique, par exemple, en est une. Que pensez-vous que les Américains feraient si leurs magazines étaient vendus ici, ou que pensez-vous qu'ils font dans le cas des magazines qui sont vendus ici étant donné le genre de tarifs qu'ils peuvent offrir? L'effet serait dévastateur pour tous les magazines canadiens étant donné que les revenus de la publicité iraient aux produits américains très bon marché.

Je vais demander au professeur Bernier et à M. Tunley de passer en revue certaines des principales questions juridiques pour vous. J'aimerais juste ajouter quelques remarques pour replacer la question commerciale dans son contexte.

Premièrement, contrairement à ce que les Américains veulent vous faire croire, le projet de loi C-55 n'est pas seulement du protectionnisme. Le marché canadien des magazines restera totalement libre. J'en ai déjà parlé. Nous avons l'un des marchés des magazines les plus ouverts au monde. Les États-Unis dominent notre marché beaucoup plus que celui que n'importe quel autre au monde. Nous, Canadiens, voulons avoir le choix. Nous voulons pouvoir choisir entre un produit américain et un produit canadien. Nous voulons les deux.

Cependant, le fait est qu'ils dominent nos kiosques. Ils en possèdent 80 p. 100. Nous devons donc vendre par abonnement pour compenser. Comprenez bien, les sénateurs, qu'ils achètent ces kiosques.

Comme éditeur, je vends plus de copies en kiosque que n'importe quel autre éditeur canadien et je dois me battre pour demeurer présent dans les kiosques. Les éditeurs américains achètent cet espace avec leurs dollars américains et c'est la raison pour laquelle nous devons vendre des abonnements pour aller chercher des lecteurs. Nous avons quand même du succès puisque nous détenons 50 p. 100 du marché, ce qui est énorme quand on sait qu'il y a dans notre marché plus de 5 000 titres américains. Nous leur faisons concurrence ouvertement pour le lecteur. Cela n'a rien à voir avec le lectorat. L'essentiel est de créer un contenu canadien. Nous le faisons, pas eux. Cela a tout à voir avec des tarifs publicitaires bon marché.

Deuxièmement, la question du marché des services publicitaires est liée à la concurrence déloyale, qui s'apparente au dumping, de la part des éditeurs américains. Le libre-échange ne signifie pas que les pays doivent accepter des pratiques commerciales déloyales, et on ne peut pas parler de protectionnisme lorsqu'un pays prend des mesures pour prévenir la concurrence déloyale. Les accords commerciaux internationaux sur les biens ont prévu des mesures pour contrer les pratiques commerciales déloyales tel que le dumping. M. Lund l'a d'ailleurs indiqué.

Toutefois, nos accords ne prévoient pas encore de mesures à appliquer dans le domaine des services. Je trouve illogique la suggestion de M. Lund d'attendre que ces accords soient modifiés étant donné le peu de temps dont nous disposons.

[Français]

De plus, dans le cadre des négociations qui ont entouré l'Accord général sur les commerces des services, le GATS, de l'OMC, le Canada n'a pas offert aux États-Unis de s'implanter dans le marché des services publicitaires, et les États-Unis n'ont ni obtenu ni payé le droit de s'emparer de ce marché. Le Canada n'a pas abordé la question du marché des services publicitaires dans le but précis de préserver les importantes politiques culturelles canadiennes qui ont été adoptées dans les secteurs des magazines et de la radiodiffusion. Les États-Unis et les autres partenaires commerciaux du Canada l'ont parfaitement compris au cours des négociations, et le calendrier d'engagements du Canada dans le cadre du GATS montre clairement que le pays ne s'est engagé à rien dans ce domaine.

Par ailleurs, il ne serait pas dans l'intérêt du Canada de faire des concessions unilatérales en libéralisant le marché des services publicitaires. En vertu du GATS et de l'ALENA, le Canada a le droit de réglementer l'accès au marché des services publicitaires. Il n'a ni à s'excuser ni à se justifier.

[Traduction]

Enfin, tous les pays, y compris les États-Unis, fixent certaines limites à la libéralisation du commerce afin de préserver les politiques de chaque pays dans des domaines vitaux. Aucun pays ne sacrifie l'intérêt national sur l'autel du libre-échange.

Au Canada, la sauvegarde d'une politique culturelle qui défend une identité indépendante a été longtemps considérée comme vitale. Personne n'a remis cela en question au cours du débat sur le projet de loi C-55.

Aujourd'hui, une seule question doit être posée: qu'est-ce qui est dans l'intérêt du Canada? Les éditeurs canadiens affirment que donner accès à un marché pour lequel les États-Unis n'ont pas obtenu le droit d'accès en vertu de nos accords commerciaux afin que les éditeurs américains puissent gagner des bénéfices supplémentaires par le biais d'une concurrence déloyale, menaçant la viabilité des éditeurs canadiens et la disponibilité d'un contenu canadien significatif dans le secteur des magazines, n'est d'aucune façon dans l'intérêt canadien. Si le projet de loi C-55 n'est pas adopté, cela signifie que l'on abdique les droits du Canada en vertu de nos accords internationaux et de notre droit à la souveraineté culturelle.

M. Ivan Bernier, professeur de droit, université Laval, Association des éditeurs de magazines canadiens: Je vais utiliser les quelques minutes qui me sont allouées pour réfuter l'argument selon lequel le projet de loi C-55 serait incompatible avec nos obligations en vertu du GATT.

Je pense que cet argument est fondé sur l'affaire qui a été entendue devant l'OMC et dans le cas de laquelle une taxe d'accise et d'autres mesures étaient envisagées. Il est important de se rappeler que, dans cette affaire, la commission d'appel a tranché en gardant présent à l'esprit le fait que la taxe d'accise est une mesure qui concerne essentiellement les biens. Ainsi, elle a jugé qu'elle contrevenait à l'article 3 du GATT.

Dans le cas qui nous intéresse, nous avons une mesure, le projet de loi C-55, qui est essentiellement liée au commerce des services. Il n'y est nulle part question du commerce de marchandises. Ce projet de loi ne traite que des services, des fournisseurs de services, et cetera. Rien dans ce projet de loi n'intéresse le commerce des marchandises.

La situation, si elle était de nouveau portée à l'attention de l'OMC, serait assez différente. Il est évident que le tribunal devrait conclure que ce projet de loi est lié au commerce des services. Or, parce qu'il n'a contracté aucun engagement en matière de services de publicité, le Canada ne pourrait pas être reconnu coupable de manquement à ses obligations.

Le vrai problème consiste à savoir s'il pourrait y avoir examen en vertu du GATT. La question de la contradiction des accords commerciaux a été examinée assez en détail dans l'affaire des bananes qui nous donne une idée de la manière d'aborder ces problèmes. Une approche à trois volets est proposée et je vais l'examiner avec vous pour vous donner un aperçu des conclusions auxquelles on en est arrivé.

La première chose que nous devons examiner, c'est si le projet de loi peut être considéré comme une question relevant exclusivement du GATT. À mon avis, cela est tout à fait exclu étant donné le contenu du projet de loi C-55. C'est trop évident. Toutes les choses dont on a déclaré qu'elles étaient des indicateurs de mesures liées au commerce des marchandises en ce qui concerne les périodiques sont absentes du projet de loi C-55. En fait, toutes les choses qu'il faudrait faire pour être confronté essentiellement à des mesures liées au commerce des services y sont. La première mesure n'est de toute évidence pas liée exclusivement au commerce des marchandises.

La deuxième chose que nous devons nous demander, c'est s'il s'agit d'une question ayant trait exclusivement au commerce des services. C'est une question intéressante. Dans l'affaire des bananes, le problème a été examiné et la commission d'appel a proposé l'approche suivante. La question est de savoir si l'AGCS et le GATT de 1994 sont des accords qui s'excluent mutuellement. L'AGCS n'était pas censé porter sur les mêmes questions que le GATT de 1994. Il devait traiter de questions qui n'étaient pas couvertes par le GATT de 1994 -- c'est-à-dire le commerce des services. Le commerce des services ne fait pas partie du GATT de 1994. L'AGCS s'applique à la fourniture de services. Si vous regardez le projet de loi C-55, vous verrez que c'est exactement la même chose. Il est interdit de fournir des services provenant d'éditeurs étrangers. En un sens, on pourrait arguer que le projet de loi C-55 est une question reliée exclusivement à l'AGCS et non au GATT. Je pense que d'autres affaires viendraient aussi étayer ce point de vue.

La troisième question qu'il faut se poser, c'est si le projet de loi doit être examiné à la lumière de l'AGCS et du GATT. Pour y répondre, il faut voir ce que cela veut dire. Si nous considérons que le projet de loi C-55 est une question qui relève du GATT, alors nous devons examiner sa véracité en vertu de l'article 3 qui porte sur les obligations du GATT en matière de traitement national. Il nous faudrait faire la distinction entre les marchés parce que l'interdiction du commerce national suppose qu'il y a concurrence dans le même marché.

Selon moi, dans le cas des périodiques, la concurrence ne s'exerce pas dans le même marché. Il y a concurrence dans le marché des biens, c'est-à-dire celui des périodiques comme tel, et concurrence dans le marché de la publicité. Ce sont deux marchés bien distincts. Des acteurs différents y évoluent et ils ont des structures d'approvisionnement différentes. Ce que nous avons entendu jusqu'à maintenant confirme, selon moi, la différence qui existe entre les marchés. La discussion qui entoure la publicité n'a rien à voir avec le prix du périodique lui-même ou avec les lecteurs eux-mêmes. Elle a tout à voir avec les annonceurs, les fournisseurs de services, et cetera.

À mon avis, pour prouver que l'article 3 du GATT pourrait s'appliquer, il faudrait montrer qu'il y a un seul marché et qu'il y a sur ce marché une concurrence déloyale à cause du projet de loi C-55. Je pense que c'est impossible à prouver.

Même s'il était possible d'examiner le projet de loi C-55 à la lumière de l'article 3, il faudrait quand même tenir compte du fait que la concurrence dans le marché canadien est en elle-même assujettie aux règles du Canada relatives à «l'accès au marché». Les règles concernant «l'accès au marché» sont importantes parce qu'elles sont différentes des obligations en matière de traitement national. Elles se rapportent essentiellement à la possibilité de pénétrer un marché. Les considérations liées au traitement national s'appliquent une fois qu'on a accédé à un marché.

Dans ce cas-ci, la pénétration du marché canadien de la publicité par des éditeurs de périodiques étrangers irait à l'encontre de l'interdiction relative à l'accès au marché. Ils pourront faire de la publicité étrangère, de la publicité non canadienne, mais ils ne pourront pas faire de publicité canadienne. Je pense que c'est une considération importante.

Même si on concluait qu'il y a contradiction en vertu du GATT, cette contradiction serait telle qu'il serait impossible de maintenir les obligations relatives au GATT et les obligations relatives à l'AGCS. Il faudra trouver une solution, vraisemblablement en examinant la spécificité du GATT et son origine plus récente. Au bout du compte, je pense que nous reviendrons à la confrontation commerciale et que ce sont les règles applicables aux services qui s'appliqueront plutôt que les règles applicables au commerce.

M. John Thomson, éditeur, Canadian Geographic Magazine, Association des éditeurs de magazines canadiens: Honorables sénateurs, je vais vous parler de la Charte. Je vous ai distribué un bref aperçu de l'analyse juridique. Je ne la passerai pas en revue, car vous verrez qu'elle est essentiellement la même que celle du professeur Monahan. Je ne peux rien faire de mieux que de convenir de ce qu'il a dit dans son analyse juridique.

La perspective que je peux ajouter à ce débat est celle d'un avocat plaidant chargé de temps à autre de soumettre ces affaires à l'examen des tribunaux. Dans cette perspective, j'exhorterai les sénateurs à tenir compte du fait qu'à chaque étape de l'analyse juridique que vous avez entendue il y a des preuves présentées aux tribunaux qui appuient d'une manière écrasante la conclusion au sujet du projet de loi C-55 et sa conformité aux valeurs de la Charte. Permettez-moi de traiter brièvement de ce point.

En ce qui concerne l'objectif, les sénateurs se sont dits préoccupés par le fait que le projet de loi ne traite pas directement de questions de culture. De toute évidence, les preuves qui seront mises à la disposition des tribunaux montrent que ce n'est pas uniquement un projet de loi qui protège l'industrie des magazines pour son propre bien.

Premièrement, de nombreux rapports de commissions royales et de groupes de travail présentés au Parlement et ailleurs attestent de l'importance culturelle des magazines comme véhicules de l'expression au Canada, et d'une expression uniquement canadienne.

Deuxièmement, il est prouvé dans ces rapports et ailleurs que 92 p. 100 du contenu des magazines canadiens est produit par des Canadiens.

Troisièmement, ces rapports montrent que 60 p. 100 des articles de ces magazines traitent, d'une manière ou d'une autre, de questions, de perspectives et d'événements canadiens. Les tribunaux ont donc déjà en main la preuve que les magazines canadiens offrent un contenu canadien -- et ils font du bon travail -- et que le projet de loi C-55, en protégeant l'industrie, atteint un objectif culturel vital.

Si je passe au deuxième volet de l'analyse, le rapport rationnel, vous pouvez voir que nous avons des études économiques de l'industrie des magazines qui montrent non seulement que c'est une question de viabilité financière pour l'industrie, une question de survie, mais aussi que le recours à la publicité maintient une discipline de marché et une discipline du lectorat de sorte que les mécanismes qui assurent l'existence de perspectives canadiennes ne sont pas le fait d'une intervention du gouvernement et de subventions accordées par des bureaucrates; ils sont plutôt contrôlés par les forces du marché et du lectorat, satisfaisant ainsi aux demandes des Canadiens.

Si vous prenez le troisième volet, l'atteinte minimale, vous serez obligés de constater que les solutions de rechange proposées par le projet de loi C-55 ne sont tout simplement pas efficaces. Cette constatation englobe l'étude Harrison au sujet des mesures existantes qui s'offrent, mis à part le projet de loi C-55. Elle englobe les analyses des subventions fiscales et d'autres options.

Lorsqu'on en arrive à l'analyse de la proportionnalité, il y a des preuves qui peuvent être et qui seront présentées aux tribunaux, sans aucun doute, pour montrer que les conséquences et les effets délétères d'une absence de protection au-delà des mesures existantes seraient désastreux. La conclusion de l'étude Harrison est que les magazines canadiens disparaîtront. C'est un effet irréversible. Lorsque ces magazines auront disparu, tout montre qu'il sera difficile de remettre en place ces véhicules de l'expression canadienne.

Je suis d'accord avec le professeur Cameron pour dire qu'en fin de compte ce sont là les preuves que les tribunaux examineront. À toutes les étapes de l'analyse, ces preuves appuient d'une manière écrasante les vues mises de l'avant par le professeur Monahan et j'en fais ici l'éloge.

Le sénateur Lynch-Staunton: Monsieur Tunley, j'ai trouvé intéressante votre analyse selon laquelle les tribunaux, s'ils étaient appelés à se prononcer sur la constitutionnalité de ce projet de loi, une fois approuvé, tiendraient certainement compte de tout ce qui l'a entouré et précédé. Je me demande pourquoi le projet de loi ne fait pas allusion à l'identité canadienne, à la culture canadienne ou à la survie de l'industrie canadienne des magazines. Le sommaire manque plutôt de saveur. Le voici:

Le texte établit un cadre réglementaire pour le marché des services publicitaires au Canada.

Il n'y a pas de préambule. Il n'y a rien qui fasse un lien entre tout ce dont nous avons parlé et tout ce qui vous préoccupe vous, particulièrement, au sujet du projet de loi. Nous devrions poser la question à ceux qui l'ont rédigé. Je crois que les préambules n'ont pas force de loi, mais ils expliquent au moins l'objet de la loi. Pourquoi le projet de loi n'en contient-il pas un?

M. Thomson: Du point de vue des tribunaux, ils ont du bon et du mauvais. C'est une autre disposition du projet de loi pour interpréter le choix des termes. Lorsqu'on utilise une disposition pour définir l'objet, il n'y a pas de place pour l'erreur.

Dans un cas comme celui-ci, où les preuves, l'historique et les circonstances du projet de loi sont très bien compris et très clairs, on risque de limiter la portée des arguments et les preuves qui existent à l'égard de questions essentielles en ayant une disposition trop étroite au sujet de l'objet. Je dirais que de telles dispositions ne font pas toujours le bonheur des avocats plaidants lorsqu'il y a contestation devant les tribunaux.

Le sénateur Lynch-Staunton: Monsieur Beaubien, j'aurais une ou deux questions à vous poser au sujet du contenu canadien dont il est maintenant question, d'après votre exposé, dans les discussions entre les négociateurs américains et canadiens. Dois-je comprendre d'après ce que vous avez dit et ce que j'ai lu que s'il y avait entente sur le contenu canadien de la part des éditeurs américains, vous seriez prêts à accepter ce projet de loi?

M. de Gaspé Beaubien: Nous avons toujours cru, monsieur le sénateur, que le projet de loi C-55 était la meilleure mesure. Je n'ai pas encore vu de proposition par écrit selon laquelle chaque sujet aurait été abordé par les deux pays.

D'un point de vue commercial, nous serions d'accord pour qu'à tout le moins la plus grande partie du contenu des éditions à tirage dédoublé soit canadien parce que, pour le moment, si un éditeur américain pénétrait notre marché, étant donné les magazines qui sont déjà vendus ici, et si seuls des services de publicité canadiens étaient vendus, il n'aurait pas de structure de coûts. Personne au monde ne peut souvenir la concurrence d'un compétiteur qui n'a pas de coûts. Si les Américains créaient un Sports Illustrated typiquement canadien, comme ils avaient promis de le faire la dernière fois, mais en vain, ils embaucheraient des rédacteurs, des journalistes et des photographes canadiens. Ils auraient alors une structure de coûts. Cela voudrait dire pour nous, gens d'affaires, qu'ils ne pourraient plus avoir d'escomptes pour les tarifs publicitaires de 80 p. 100 et pratiquer des prix abusifs.

Le sénateur Lynch-Staunton: Je vais vous interrompre, parce que je ne veux pas entrer dans les détails. Je veux simplement connaître vos vues sur l'obligation faite aux éditeurs étrangers par le projet de loi de respecter des exigences relatives au contenu canadien. Quel serait le minimum selon vous?

M. de Gaspé Beaubien: Nous avons dit que 60 p. 100 nous conviendrait.

Le sénateur Lynch-Staunton: Les annonceurs ont inclus dans leur mémoire d'aujourd'hui une lettre que la ministre du Patrimoine canadien a envoyée à M. Ronald Lund le 21 avril 1999, il y a à peine deux semaines. Mme Copps dit dans cette lettre:

Vous --

-- c'est-à-dire les annonceurs --

-- proposez également un quota quant au contenu canadien minimal pour tous les magazines, étrangers et nationaux, en circulation au Canada. Une telle mesure restreindrait indûment le choix du consommateur -- les Canadiens veulent continuer d'avoir accès à un large éventail de magazines. Notre politique culturelle a pour objet non pas de faire en sorte que tous les magazines étrangers ressemblent aux magazines canadiens, mais bien de préserver un espace pour les idées canadiennes, aux côtés des idées étrangères.

Dans cette lettre, elle se montre de toute évidence contre un contenu canadien.

M. de Gaspé Beaubien: Pour le moment, nous aimerions que soit maintenue la politique qui est en vigueur depuis plus de 30 ans.

Si cette politique devait être modifiée, ce qui n'est de toute évidence pas notre prérogative, et si vous laissez les éditions à tirage dédoublé pénétrer le marché, vous aurez deux choix. Soit que vous les laissiez entrer au Canada, auquel cas vous n'aurez plus de magazines canadiens parce que leurs prix seront inférieurs aux nôtres, et c'est très clair, soit que vous vous assuriez au moins qu'ils ont une structure de coûts et qu'ils offrent un contenu canadien. C'est là notre point de vue comme gens d'affaires.

Le sénateur Lynch-Staunton: De l'avis de la ministre, s'il y avait un quota en ce qui concerne le contenu canadien pour tous les magazines, les magazines étrangers ressembleraient aux magazines canadiens, ce qui ne semble pas très utile pour l'industrie canadienne des magazines.

M. Thomson, éditeur, Canadian Geographic Magazine: C'est pourquoi nous préférons le projet deloi C-55.

Le sénateur Lynch-Staunton: Oui, mais, d'après le mémoire de M. Beaubien et ce que nous lisons dans les journaux, ils négocient actuellement une solution en utilisant le contenu canadien pour éviter les mesures de rétorsion.

M. de Gaspé Beaubien: Nous ne pouvons vous répondre que de notre point de vue, ce qui m'amène à vous dire deux choses. Premièrement, nous préférons le projet de loi C-55.

Le sénateur Lynch-Staunton: Si je vous interromps, monsieur, ce n'est pas parce que je suis impoli, mais bien parce que nous avons peu de temps. Êtes-vous d'accord pour dire qu'un quota relatif au contenu canadien nuirait aux magazines canadiens en faisant en sorte que tous les magazines étrangers ressemblent aux magazines canadiens?

M. de Gaspé Beaubien: Si un éditeur américain avait un contenu à 60 p. 100 canadien, je serais heureux de la concurrence.

Le sénateur Lynch-Staunton: Qu'entendez-vous par contenu canadien? De quoi parlons-nous ici?

M. de Gaspé Beaubien: Monsieur, je ne suis pas un artisan de la politique. J'attends de voir la proposition.

Le sénateur Lynch-Staunton: Vous parlez du contenu canadien dans votre mémoire.

M. de Gaspé Beaubien: Oui. Apparemment, il y a des discussions en cours, comme nous le savons tous. La ministre Copps a dit à la Chambre des communes, si je me souviens bien, que si les Américains étaient d'accord pour que le contenu soit majoritairement canadien, la discussion serait possible. Nous attendons de voir cette proposition. J'ai l'impression que les Américains n'ont pas du tout bougé à ce sujet parce que les éditeurs américains n'ont pas intérêt pour des raisons de profits à créer des versions canadiennes -- à preuve, Sports Illustrated.

Le sénateur Lynch-Staunton: Quelle obligation ont les magazines canadiens d'embaucher des rédacteurs et des photographes canadiens et de raconter des histoires canadiennes? Quelle obligation avez-vous?

M. de Gaspé Beaubien: L'obligation du marché. Je vais vous donner un exemple. Woman's Day est un magazine américain. En 1972, 500 000 exemplaires en ont été vendus au Canada. Nous avons lancé un petit magazine appelé Canadian Living. Aujourd'hui, nous en vendons 600 000 copies alors que Woman's Day se vend à 80 000 exemplaires au Canada. En offrant aux Canadiens un bon contenu canadien provenant de Canadiens, dans une perspective canadienne, nous arrivons à surpasser les Américains. Le problème, c'est qu'il y a énormément de magazines américains sur notre marché. Si Time Warner allait voir les annonceurs et leur offrait un escompte de 60 p. 100, nous ne pourrions pas soutenir la concurrence. Nous ferions faillite. Nous n'avons pas le mandat de créer un contenu canadien. Nous le faisons parce qu'il y a là un avantage concurrentiel à le faire pour nous.

Le sénateur Lynch-Staunton: Vous définissez le contenu canadien strictement par rapport au marché, pas comme une responsabilité à l'égard de la culture canadienne.

M. de Gaspé Beaubien: Je pense que c'est à vous de décider. Nous vous faisons part de nos vues sous deux angles, celui des gens d'affaires et celui des citoyens. Comme gens d'affaires, notre avantage concurrentiel consiste exactement à offrir des perspectives canadiennes. C'est ce qui fait que nous pouvons vendre nos magazines. Du point de vue des citoyens, à vrai dire, si vous voulez lire des histoires racontées dans une perspective américaine seulement, c'est ce que vous obtiendriez.

M. Rick Salutin, rédacteur pigiste, chroniqueur des médias pour le Globe and Mail: En tant que rédacteur qui collabore depuis 30 ans à différents magazines, grands et petits, je peux dire qu'on écrit sur ce qu'on connaît. Et on écrit pour les gens qu'on connaît. Ce que l'industrie du magazine a de remarquable, contrairement à tous les autres secteurs culturels, c'est qu'elle s'est taillé une place enviable et qu'elle assure une fonction vitale pour le pays, sans aucune réglementation sur le contenu canadien et sans véritables subventions. D'une manière ou d'une autre, le système fonctionne. Alors, pourquoi le démanteler? Il est ridicule de croire que la solution réside dans l'octroi de subventions et que l'industrie cinématographique est un exemple parfait. Le cinéma canadien est subventionné, et pourtant il y a beaucoup d'oeuvres de cinéastes canadiens, beaucoup de films canadiens, que les Canadiens ne voient jamais pour toutes sortes de raisons.

Nous avons ici un système qui fonctionne selon les lois du marché. Il soutient les rédacteurs et les magazines, pas seulement les grands, mais aussi les petits. Il y a d'ailleurs une excellente interaction entre les grands magazines et les plus petits. Il n'est pas nécessaire d'intervenir lourdement, avec une réglementation sur le contenu canadien ou une foule de subventions, puisque le système fonctionne.

Le sénateur Lynch-Staunton: Je n'irai pas plus loin. C'est un argument valable, et je l'accepte. Je trouve seulement que nous parlons beaucoup de contenu canadien, mais sans savoir exactement ce que ça veut dire. L'expression n'a pas le même sens pour tout le monde. J'ai toujours pensé qu'il fallait, pour profiter des dispositions de l'article 19, avoir un minimum de contenu canadien original dans les magazines canadiens. Il semble que ce ne soit pas ça du tout. Tant que le magazine est préparé et imprimé au Canada, ces dispositions s'appliquent même dans le cas d'un texte écrit par un Américain sur un sujet d'intérêt européen.

M. de Gaspé Beaubien: Quelle est la réalité du marché d'aujourd'hui, monsieur? La réalité, c'est que nous offrons des points de vue canadiens. Vous n'avez qu'à comparer le Maclean's à l'édition canadienne du Time. Quand Time Canada publie un article sur les banques, on n'y trouve pas un mot sur les banques canadiennes. Tandis que, quand le Maclean's fait la même chose, il y est question des fusions en long et en large. Quand le Time parle des banques dans son édition canadienne, il s'agit des 20 grandes banques américaines. Pourquoi? Parce que ça coûte moins cher de recycler le contenu rédactionnel américain. Et il n'y a aucune incitation à faire autre chose. La réalité du marché, monsieur, c'est que nous produisons du contenu canadien parce que ça nous procure un avantage sur la concurrence. Je pensais que la discussion d'aujourd'hui portait sur le projet de loi C-55, et non sur la question du contenu, qui n'a jamais été examinée jusqu'ici, ni par votre comité, ni par notre organisation.

Le sénateur Lynch-Staunton: Vous avez soulevé la question dans votre mémoire; je ne fais que le commenter.

M. de Gaspé Beaubien: En effet, parce que nous voulions vous informer que, si on nous proposait quelque chose au sujet d'un contenu majoritairement canadien, nous serions d'accord.

Le sénateur Lynch-Staunton: Si nous devons nous pencher la semaine prochaine sur une modification touchant le contenu canadien, votre opinion sur cette question pèsera très certainement sur notre décision.

Le sénateur Fitzpatrick: Certains témoins nous ont dit que le projet de loi C-55 n'était pas nécessairement le meilleur outil pour protéger le patrimoine culturel canadien, ou le contenu canadien, et que des subventions seraient peut-être plus efficaces. J'ai entendu les commentaires de M. Salutin sur les subventions. Laissons de côté la politique et ses effets sur les subventions; ce que j'aimerais savoir, monsieur Beaubien, c'est ce que vous pensez des subventions, en tant qu'homme d'affaires, et de l'influence qu'elles pourraient avoir d'après vous sur votre entreprise et sur votre chiffre d'affaires futur.

M. de Gaspé Beaubien: Premièrement, l'administration d'un programme de ce genre serait un véritable cauchemar du point de vue logistique. Si les éditeurs américains étaient capables de produire des magazines à tirage partagé, on assisterait à une migration des recettes publicitaires. Comment compenser pour ce phénomène? Est-ce que ça représenterait 200 millions de dollars? Est-ce que ça toucherait la moitié du marché? Comme vous le savez, notre marché a une valeur de 600 millions de dollars canadiens, et les Américains en occupent 50 p. 100, ce qui fait qu'ils prendraient la moitié de cette somme. Qui recevrait cet argent? Comment serait-il administré?

Deuxièmement, je trouve curieux que nous discutions de la possibilité que Time Warner et d'autres grandes multinationales puissent réaliser des profits supplémentaires aux dépens des contribuables, parce qu'elles bénéficieraient elles aussi d'un programme comme celui-là. Par exemple, pour remettre les choses en perspective, le magazine People, qui n'est qu'un des poulains de l'écurie du Time aux États-Unis, réalise des profits de 350 millions de dollars américains chaque année, tandis que l'ensemble de l'industrie canadienne du magazine en réalise 70 millions -- canadiens. C'est l'histoire de David contre Goliath.

Troisièmement, si vous étiez propriétaire et investisseur, pourquoi investiriez-vous dans une entreprise entièrement subventionnée? Les gens parlent de la subvention postale, qui a changé assez souvent. Après tout, les gouvernements changent, et les subventions aussi. Voulez-vous vraiment que le gouvernement canadien subventionne l'industrie canadienne du magazine? Que feraient les investisseurs? Je ne suis pas certain qu'ils investiraient dans des magazines canadiens. Ce serait trop risqué.

M. Thomson: J'ajouterais que, dans le secteur des magazines, nous avons une solution simple et élégante qui devrait servir de modèle aux autres secteurs culturels. Nous n'avons pas de subventions, et pas de fardeau administratif. Nous avons une solution très simple, selon laquelle les recettes publicitaires canadiennes servent à la création de contenu canadien. Pour notre propre magazine, le ratio atteint presque 100 p. 100. Nos recettes nettes provenant de la publicité équivalent presque exactement à notre budget de rédaction. Ça fonctionne très bien.

Nous finirions par payer deux fois. Les recettes publicitaires canadiennes seraient exportées vers les États-Unis. Elles procureraient des gains additionnels à des entreprises déjà très rentables, et rentables sur le marché canadien. Par conséquent, ces sommes sortiraient du Canada, et il faudrait ensuite que le Canada verse des sommes supplémentaires sous forme de subventions pour encourager la création de contenu canadien. C'est une solution tout simplement impossible.

M. de Gaspé Beaubien: Nos magazines seraient plus minces à cause de la disparition de la publicité. Vous nous subventionneriez, mais les magazines seraient de moins en moins épais. Comme vous le savez, le contenu rédactionnel est le principal élément qui incite les gens à se réabonner, mais l'épaisseur du magazine y est aussi pour quelque chose. Si une publication se fait de plus en plus mince, ça peut faire dégringoler les renouvellements d'abonnements.

M. Thomson: L'idée qu'on pourrait trouver des centaines de millions de dollars pour créer du contenu canadien dans les magazines en pigeant dans les poches du contribuable est tout simplement ridicule.

Le sénateur Fitzpatrick: Je pense que nous en sommes arrivés à l'aspect politique de la question, je ne sais trop comment, mais j'en déduis, d'après vos commentaires, que vous n'êtes pas d'avis que votre entreprise pourrait connaître la même croissance sous un régime de subventions que sous le régime du projet de loi C-55.

M. de Gaspé Beaubien: En effet, monsieur.

Le sénateur Tkachuk: Je tiens à préciser que je crois beaucoup à l'industrie canadienne de l'édition. Et je fais pleinement confiance aux Canadiens. J'ai de plus en plus de mal à comprendre la raison d'être du projet de loi.

Vous nous présentez la situation d'un point de vue commercial, en disant que ce projet de loi est nécessaire pour que vos entreprises puissent survivre. La ministre, elle, nous dit que nous en avons besoin pour que les Canadiens puissent lire des reportages canadiens. Elle conçoit le projet de loi comme une mesure culturelle plutôt que commerciale.

Je vais vous poser une question que je lui ai déjà posée. Prenons le cas du Sports Illustrated ou d'un magazine d'informatique, dont nous n'avons pas d'exemple au Canada. Comment l'arrivée de ces magazines sur notre marché influerait-elle sur notre culture?

M. de Gaspé Beaubien: Premièrement, sénateur, ces magazines sont déjà ici. Le Sports Illustrated est déjà vendu au Canada, comme vous le savez. Tous les magazines américains ont accès à notre marché.

Le sénateur Tkachuk: Je sais.

M. de Gaspé Beaubien: Vous vous inquiétez peut-être des effets de la publication de publicités canadiennes dans un magazine américain. Le Sports Illustrated a déjà été distribué ici en tirage partagé; il s'agit d'un exemple réel, et non hypothétique.

Comme je vous l'ai déjà dit, les sept derniers numéros, sur neuf, n'avaient aucun contenu canadien. C'est clair. Les éditeurs américains n'ont aucun intérêt, sur le plan des bénéfices à réaliser, à créer du contenu canadien.

Deuxièmement, vous m'avez demandé pourquoi nous présentons la question d'un point de vue commercial, alors que la ministre Copps se place dans une perspective culturelle. C'est que, dans ce domaine, les deux sont liés. Nous, les éditeurs canadiens, nous créons des reportages canadiens. C'est ce qui nous donne l'avantage sur nos frères du Sud qui envoient tous leurs magazines ici. Nous produisons ces articles parce que c'est rentable, et pas par nationalisme culturel -- quoiqu'il y ait un peu de ça aussi. Mais, du point de vue strictement commercial, nos produits font vendre des magazines.

Si vous nous retirez nos recettes publicitaires, nous allons fermer nos portes, et nos annonceurs le savent fort bien. Qui restera-t-il alors pour présenter du contenu canadien? Les éditeurs américains? Non.

M. Salutin: Je voudrais dire quelque chose du point de vue culturel, au sujet des auteurs. Les auteurs n'arrêteront pas d'écrire. C'est comme une pulsion chez eux. Si les seuls magazines vendus ici sont des publications américaines à tirage partagé, et si tous les magazines canadiens disparaissent, les auteurs vont quand même continuer à écrire. Mais ils ne parleront plus de la réalité canadienne.

Le débat sur ce projet de loi, et le débat plus général sur les magazines, a des répercussions sur les auteurs. Ils n'écrivent pas dans l'abstrait. Ils décrivent des situations et expriment des sentiments, avec fierté ou avec peine. Ils tirent leur inspiration de leur culture et de leur société.

Chaque fois que notre voisin du Sud joue au tyran et augmente la mise, notre gouvernement recule et trouve dans notre société des gens pour collaborer, ce qui fait qu'après un bout de temps, nous allons nous retrouver dans une situation de dépression culturelle. La littérature irlandaise a prospéré malgré une oppression sévère, et les Polonais ont produit une abondante littérature pendant 125 ans alors qu'ils n'avaient même pas de pays, parce qu'ils étaient fiers de ce qu'ils étaient.

Les sénateurs peuvent jouer un rôle sur le plan culturel aussi. L'écriture, ce n'est pas seulement une profession. C'est souvent un acte inspiré du sentiment qu'on éprouve au sujet de la société dans laquelle on vit.

Le sénateur Tkachuk: Je lis vos articles, vous savez, monsieur Salutin. Je ne suis pas d'accord avec vous sur le plan politique, mais je lis vos articles parce que vous avez quelque chose à dire sur notre pays et que je veux savoir ce que c'est. Le fait que je ne sois pas d'accord avec vous ne me rend pas moins Canadien pour autant.

M. Salutin: Ce n'est pas ce que j'ai voulu dire. Je ne connais même pas vos opinions.

Le sénateur Tkachuk: Revenons-en au Sports Illustrated, parce que je voudrais amener cette discussion à sa conclusion logique. Nous devons prendre au moins un exemple.

À l'heure actuelle, le Sports Illustrated est vendu en kiosque, et il est aussi distribué dans les écoles, de porte en porte, par l'entremise de la Publishers Clearing House et par télémarketing, n'est-ce pas?

M. de Gaspé Beaubien: Oui, mais au Canada, il est surtout vendu en kiosque. Pour le moment, l'éditeur ne fait pas beaucoup d'efforts pour recruter des abonnés ici.

Le sénateur Tkachuk: En effet, mais le magazine est quand même vendu par toutes ces avenues.

M. de Gaspé Beaubien: Oui, monsieur, vous avez raison.

Le sénateur Tkachuk: Il figure sur la liste, avec le magazine Maclean's, dans toutes les écoles secondaires canadiennes desservies par la société de distribution, une société américaine qui appartient à Reader's Digest.

Que se passerait-il si l'éditeur était autorisé tout à coup à vendre de la publicité canadienne dans ce magazine?

M. de Gaspé Beaubien: Il l'a été de 1993 à 1995.

Le sénateur Tkachuk: Oui. Comment pourrait-il augmenter son tirage?

M. de Gaspé Beaubien: Il y a bien des façons de s'y prendre. Il pourrait réduire le prix de ses abonnements. Il pourrait aussi rendre les conditions d'abonnement plus intéressantes.

Ce qui se passe, aux États-Unis, c'est que la plupart des magazines américains font leur argent uniquement grâce à la publicité. Les abonnements coûtent plus cher ici qu'aux États-Unis, ce qui fait que les éditeurs pourraient tout simplement abaisser le prix de leurs abonnements et lancer des campagnes de promotion pour augmenter leur tirage.

Le véritable problème, c'est ce qui s'est passé au niveau des prix. Je vais vous donner un exemple concret. Le Sports Illustrated était publié en tirage partagé en Californie. Et, à l'époque où il l'était aussi au Canada, ses coûts de publication étaient quatre fois moins élevés ici qu'en Californie. Cela vous donne idée de ce que cela pourrait vouloir dire pour la structure de prix de la publicité.

Le sénateur Tkachuk: Les Canadiens ne lisent pas le Sports Illustrated simplement parce qu'ils savent que la publicité n'y coûte pas cher. Ils n'en ont aucune idée.

M. de Gaspé Beaubien: Vous avez raison.

Le sénateur Tkachuk: Le Sports Illustrated est déjà vendu ici en kiosque. Je ne suis pas d'accord avec vous quand vous dites que l'éditeur réduirait le prix de ses abonnements parce qu'il peut offrir plutôt des escomptes sur ce prix, tant pour le Sports Illustrated que pour d'autres magazines canadiens et américains; d'ailleurs, les abonnements sont déjà offerts à 50 ou 75 p. 100 d'escompte pour inciter les lecteurs à acheter ces magazines. Tout le monde le fait pour s'implanter sur le marché.

Comment les éditeurs vont-ils augmenter leur tirage pour faire en sorte que les annonceurs canadiens veuillent annoncer dans le Sports Illustrated?

M. de Gaspé Beaubien: Time Warner pourrait offrir un forfait. Elle offrirait aux clients des divers segments du public tous les magazines intéressant leur segment, en leur consentant un rabais alléchant.

Les recettes publicitaires sont notre principal moyen d'existence, et pourtant nous tenons ce débat devant les annonceurs. Ça ne rend pas la conversation très facile. La réalité, c'est qu'il va y avoir des escomptes substantiels et que les annonceurs vont être ravis.

Le sénateur Tkachuk: Est-ce que vous me vendriez des magazines que je ne voudrais pas nécessairement acheter?

M. de Gaspé Beaubien: Non, on vous offrirait les produits destinés à votre segment, comme le montre l'étude de HYP&N. Vous auriez ainsi droit à un escompte sur tous les titres.

La présidente: Monsieur Thomson, l'éditeur du Canadian Geographic, essaie de répondre depuis un moment.

M. Thomson: Je voudrais simplement présenter la question sous un angle légèrement différent. Je vais peut-être même anticiper sur les questions que vous vous apprêtez à poser.

Nous ne discutons pas en tant que telle de la nécessité d'augmenter le tirage. Nous parlons des titres américains qui occupent déjà, d'après les chiffres qu'on entend souvent, 50 p. 100 du marché canadien.

Du côté anglophone, le pourcentage est supérieur à 60 p. 100, mais pour les besoins de la discussion, disons que la part de marché des Américains est de 50 p. 100.

À l'heure actuelle, les recettes publicitaires canadiennes vont aux magazines canadiens et leur permettent de survivre. Tous les clients lisent plusieurs magazines, parfois canadiens, parfois américains. Nous ne parlons pas de la concurrence directe. Nous parlons des titres qui entrent dans un foyer et que les gens lisent. Les annonceurs achètent une voie d'accès à une paire d'yeux, une voix d'accès à un cerveau.

Les titres américains sont déjà ici, et ils sont déjà rentables. Ils occupent déjà 50 p. 100 du marché. Les recettes publicitaires qui assurent actuellement la viabilité des titres canadiens iraient aux magazines américains qui sont déjà vendus ici. Il y a de la place pour absorber cet argent.

Les magazines canadiens disparaîtraient. Les magazines américains exporteraient tout cet argent, et ce serait pour eux un gain additionnel qui viendrait s'ajouter aux profits déjà substantiels qu'ils retirent des ventes en kiosque et des ventes par abonnement sur notre marché.

Le sénateur Tkachuk: Si je ne regarde pas le hockey au réseau Fox, c'est parce que c'est terriblement mal fait. Je le regarde à la CBC parce que ces gens-là font un excellent travail.

Ce que je pense, c'est que les éditeurs du Sports Illustrated vont augmenter leur tirage au Canada en faisant appel à des journalistes canadiens pour qu'ils parlent des sports canadiens.

M. de Gaspé Beaubien: Ils étaient ici et ils n'offraient aucun contenu canadien. Ce n'est pas une situation hypothétique; c'est la réalité.

Le sénateur Tkachuk: Est-ce qu'ils ont eu du succès?

M. de Gaspé Beaubien: Ils ont dû partir quand le projet de loi C-103 a été adopté. Ils ont été invités à quitter le pays.

Le sénateur Tkachuk: Il me semble que les Canadiens liraient des articles sur des sujets d'intérêt canadien s'il y en avait de bons. Le Sports Illustrated devra publier de bons articles d'intérêt canadien s'il veut devenir populaire au Canada.

M. de Gaspé Beaubien: Excusez-moi, monsieur, mais votre supposition ne résiste pas à l'examen, puisque cette organisation était ici de 1993 à 1995. Et elle a fait exactement le contraire de ce que vous prétendez.

M. Salutin: Je suis abonné au Sports Illustrated depuis 1954. Je le lis parce que je m'intéresse aux sports qui y sont présentés, et pas nécessairement parce qu'il aurait un contenu canadien. Les lecteurs canadiens vont lire des magazines canadiens s'il y en a. Je ne vois pas pourquoi c'est si difficile à comprendre. C'est une question de survie pour les magazines. Les lecteurs canadiens vont lire des articles d'intérêt canadien si on leur en propose.

Si les magazines canadiens sont détruits par une guerre des prix sans merci, il n'y aura plus personne pour leur proposer ces articles. Ils en voudront quand même, et ils n'auront pas besoin de les lire dans le Sports Illustrated. Ils vont les lire ailleurs.

M. de Gaspé Beaubien: Les éditeurs du Harpers Bazaar, aux États-Unis, auraient déclaré récemment qu'ils trouvaient tout le débat sur le projet de loi C-55 tout à fait aberrant. Ils se demandaient pourquoi la fixation de prix abusifs était illégale aux États-Unis, alors que de grandes multinationales comme Time Warner soutiennent qu'elles peuvent y avoir recours dans d'autres pays comme le Canada. Je vous cite les propos d'éditeurs américains au sujet de notre marché.

[Français]

Le sénateur Joyal: J'ai trois questions que je vais poser à la file. La première question a trait à la constitutionnalité du projet de loi vis-à-vis la liberté d'expression. Pour éviter l'argument de la prohibition totale d'accès contenue dans le projet de loi et soulignée par les professeurs Monahan et Cameron, s'il y avait une exception pour les magazines étrangers spécialisés à très faible tirage, par exemple moins de mille copies vendues, ne croyez-vous pas que la prohibition ne serait pas absolue, l'impact négatif sur le marché canadien pourrait être minimum et on éviterait une contestation possible de la loi qui pourrait amener, à toutes fins pratiques, la nullité de la loi parce qu'il reste un doute? Je partage votre point de vue, mais il reste quand même un doute dans la définition de la constitutionnalité du projet de loi. Est-ce que vous accepteriez qu'une telle limite au projet de loi serait tellement dommageable que l'objectif global du projet de loi ne serait pas atteint?

Ma deuxième question a trait au paragraphe 5 du mémoire de vos prédécesseurs à la table qui réfère à l'étude Harrison que vous avez vous-même citée. Selon les témoins entendus ce matin, puisqu'il n'existe pas sur le marché canadien suffisamment de magazines qui s'adressent à la clientèle masculine, il n'est pas du tout certain que si l'on empêche la publicité dans les magazines américains correspondants, cette publicité va nécessairement paraître dans des magazines canadiens à créer. Elle va plutôt prendre le chemin de d'autres médias qui eux, ont démontré qu'ils touchent le marché visé.

Ma dernière question s'adresse à M. Salutin.

[Traduction]

Monsieur Salutin, vous avez entendu la déclaration faite par l'ambassadeur des États-Unis l'automne dernier, à savoir qu'il avait vécu au Canada dans sa jeunesse, qu'il avait étudié au Canada et qu'à son avis, il n'y avait aucune différence entre la culture canadienne et la culture américaine. Pour lui, c'était la même chose. Il l'a affirmé publiquement. Il a été cité dans les magazines, les journaux et les médias électroniques. Qu'est-ce que vous répondez à ça? Comment pouvons-nous aborder cette question avec les Américains?

M. Salutin: J'ai vécu dix ans aux États-Unis. Ma réponse à ce commentaire de l'ambassadeur, c'est qu'il n'y a qu'un Américain qui puisse faire une déclaration de ce genre au sujet d'un autre pays. Ce n'était pas un commentaire hostile; c'est simplement que, quand on vit aux États-Unis, on est tellement convaincu d'être au centre de l'univers, de faire partie de la plus grande nation dans l'histoire du monde -- comme les Américains le disent constamment --, et de susciter la fascination du monde entier qu'on se rend à peine compte qu'il existe d'autres sociétés. Je ne pense pas que les Américains croient vraiment que la société française est différente de la leur. Ils savent plus ou moins qu'elle l'est dans les films, mais pas dans la réalité.

Les Canadiens, d'un autre côté, manquent d'assurance, et c'est ce qui fait toute la différence. Si vous pointez une caméra de télévision ou un microphone vers des Américains, ils seront toujours prêts à dire quelque chose parce qu'ils se pensent tellement importants. Tandis que les Canadiens, même en public, gardent une certaine réserve et ont plutôt tendance à demander: «Oh! Vous voulez vraiment savoir ce que j'en pense?» Voilà une des réponses à votre question, sénateur.

M. de Gaspé Beaubien: Sénateur, pour ce qui est de savoir si un chiffre de mille ou moins serait acceptable, je préfère laisser la parole à nos experts.

M. Phil Tunley, associé, McCarthy Tétrault, Association des éditeurs de magazines canadiens: Honnables sénateurs, je ne comprends pas du tout -- et je n'accepte pas -- l'argument selon lequel le projet de loi C-55 imposerait ce qu'on a qualifié de prohibition totale et absolue. Il me semble qu'il laisse au contraire toute une gamme d'options aux éditeurs de magazines étrangers pour leur permettre d'importer le contenu de leurs magazines au Canada, de s'y exprimer librement et de financer entièrement leurs publications grâce à des publicités appropriées.

De la même façon, le projet de loi laisse aux annonceurs canadiens la possibilité de se tourner vers ces magazines et de placer des annonces dans leurs pages. Ça pourrait leur coûter un peu plus cher que dans une édition à tirage partagé, mais c'est une option possible. Ils pourront atteindre le même public au Canada s'ils veulent vraiment se servir de ce véhicule pour le faire. Par conséquent, je n'y vois absolument pas une prohibition totale. Et je ne pense pas que les tribunaux en voient une non plus.

Ce n'est pas comme dans les cas où il est tout simplement impossible de dire quoi que ce soit, sous quelque forme que ce soit. Voilà ce que j'appelle une prohibition totale, mais ceci est très différent. C'est une mesure visant à équilibrer le marché, par une prohibition.

[Français]

M. de Gaspé Beaubien: Pour ce qui est de l'étude de Harrison, à entendre mes collègues annonceurs, on supposerait qu'on leur enlève le droit de faire de la publicité dans les magazines américains. Comme vous le savez, cette politique existe depuis au-delà de 30 ans. On ne retire rien du marché. C'est la politique qui existe et c'est le médium tel qu'il existe aujourd'hui.

Quant au problème d'avoir de la publicité dans les magazines masculins, par exemple les Américains qui sont dans notre marché, je vous demanderais, s'il vous plaît, de lire ce rapport. Ce qui va se passer, c'est qu'il y aura des escomptes et la publicité va faire une migration des magazines canadiens aux magazines américains. On revient toujours au sujet du «on/off switch». On ne va pas laisser uniquement un magazine américain à tirage partagé rentrer dans ce créneau. C'est la gamme complète ou ce n'est rien. C'est le malheur dans lequel on se trouve. La migration va se faire parce qu'ils vont offrir des escomptes incroyables. Ils n'ont aucun coût.

[Traduction]

Le sénateur Callbeck: Si nous n'adoptons pas le projet de loi C-55 et que nous autorisons les tirages partagés, comment envisagez-vous la situation de l'industrie canadienne du magazine dans dix ans?

M. de Gaspé Beaubien: Si les tirages partagés étaient autorisés sans restrictions, madame le sénateur, le résultat serait désastreux. Notre collègue David Harrison en a parlé. Les résultats de son étude se réaliseraient, c'est-à-dire que les recettes publicitaires iraient aux magazines américains parce qu'ils peuvent consentir des rabais substantiels.

Le résultat net, à mon avis, c'est qu'il y aurait très peu -- ou pas du tout -- de magazines canadiens qui pourraient encore compter sur des recettes publicitaires nationales. Quand votre concurrent n'a aucun coût et qu'il peut consentir des rabais substantiels, alors que vous devez payer des rédacteurs, des journalistes et des photographes canadiens parce que c'est ce qui vous distingue de la concurrence, comment pouvez-vous survivre?

Je prévois que, dans 36 mois, si les tirages partagés étaient autorisés sans restrictions, il ne resterait plus d'industrie du magazine digne de mention au Canada.

M. Thomson: Du point de vue d'une petite entreprise, il est peut-être vrai que près de la moitié des titres canadiens sont produits par deux entreprises seulement, mais l'autre moitié ne l'est pas; et les petites entreprises comme la nôtre, qui ne publient qu'un seul titre, sont tout aussi menacées. La petite quantité de publicité nationale dans les magazines régionaux fait souvent la différence entre le succès et l'échec. Nous parlons ici d'une industrie dont la marge bénéficiaire est de 5 à 6 p. 100 en moyenne, et qui tire environ 10 p. 100 de ses revenus de la publicité nationale. Si cette publicité disparaît, l'industrie disparaît avec elle.

La B.C. Magazine Publishers Association a appuyé cette mesure à l'unanimité. Cette association compte une trentaine de membres, dont les publications ont pour la plupart un tirage de moins de 5 000 exemplaires, et de moins de 1 000 dans certains cas. Tout le monde, dans toutes les régions du pays, est menacé d'une manière ou d'une autre, et l'intérêt de nos éditoriaux ou le choix de notre créneau n'y changeront rien. Nous avons tous la même chose à perdre, c'est-à-dire tout.

M. Salutin: Ce projet de loi serait dévastateur pour toute une génération de jeunes auteurs. C'est comme l'écologie d'un marais. Les jeunes auteurs et les jeunes éditeurs peuvent actuellement lancer leurs propres magazines et survivre en travaillant un peu pour les grands magazines. Mais cette mesure mettrait fin à tout ça, à tous les niveaux.

Le sénateur Callbeck: Un de nos témoins nous a dit que nous avions un pourcentage de magazines gratuits beaucoup plus élevé au Canada que dans d'autres pays. Pourquoi?

M. de Gaspé Beaubien: C'est à cause des habitudes de lecture de magazines au Canada, mais je peux vous dire que cette tendance est à la baisse. J'ai déjà publié quelques-uns de ces magazines à tirage réglementé. Western Living en était un, et Madame au Foyer aussi, mais il est maintenant payant. Les choses ont changé parce que les gens qui reçoivent ces magazines gratuits ne les lisent pas tous, ce qui fait qu'il faut produire beaucoup d'exemplaires pour atteindre un public restreint; or, les annonceurs n'achètent qu'en fonction du public.

Les magazines à tirage réglementé rejoignent un certain public, mais ils coûtent tellement cher à produire pour les éditeurs qu'il y en a de moins en moins. D'ailleurs, Madame au Foyer n'est plus gratuit, mais payant.

En conclusion, nous comprenons que la situation est très difficile. En définitive, nous portons deux chapeaux. Nous sommes ici avant tout en tant que gens d'affaires, pour vous parler de la situation économique de notre industrie et du fait que nous dépendons énormément des recettes publicitaires. Si notre concurrent peut s'amener ici sans structure de coûts, vous savez ce qui va se produire. Nous vous remercions de nous avoir permis de vous parler de la situation économique de notre industrie.

J'aimerais ajouter pour finir que nous produisons des articles d'intérêt canadien parce que c'est ce qui nous procure un avantage sur la concurrence. C'est ce qui nous distingue de nos frères américains. C'est la raison pour laquelle les gens achètent nos produits. Le problème n'a jamais été de rejoindre les lecteurs; il s'est toujours situé au niveau de la publicité. C'est une question de services publicitaires, et aussi de dumping. Malheureusement, il n'y a pas de mesures antidumping dans le secteur des services.

Si le projet de loi C-55 n'est pas adopté, nous -- qui dépendons dans une très large mesure de la publicité -- devrons fermer nos portes à cause de la concurrence de gens qui peuvent casser les prix alors que nous ne pouvons pas le faire.

La présidente: Merci, messieurs.

La séance est levée.


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