LE POINT SUR LEUROPE :
LES IMPLICATIONS DUNE INTÉGRATION ACCRUE DE LEUROPE POUR LE CANADA
LES PRINCIPALES PRÉOCCUPATIONS ENTOURANT LUEM
LUEM et sa nouvelle devise, leuro, ont été lancés avec éclat le 1er janvier 1999. Au cours de la période de transition, qui sétendra jusquen décembre 2001, leuro coexiste avec les devises nationales : leuro est déjà utilisé dans les opérations hors caisse (opérations de gros et paiements électroniques) et sur les marchés financiers. Au niveau du détail, aucun changement apparent naura lieu avant le 1er janvier 2002; à partir de cette date, les billets et les pièces de chaque pays seront progressivement remplacés par la nouvelle monnaie, dont la mise en circulation devra être terminée à la fin de juin 2002.
Pour lheure, onze pays ont adopté la nouvelle monnaie unique : lAllemagne, lAutriche, la Belgique, lEspagne, la Finlande, la France, lIrlande, lItalie, le Luxembourg, les Pays-Bas et le Portugal. Peuplés de quelque 300 millions dhabitants, les États de la zone euro représentent une part de la production mondiale comparable à celle États-Unis (environ 20 p. 100). La convergence économique étant la principale garantie de la stabilité à long terme des taux de change, tous ces pays ont dabord dû satisfaire à certains critères de convergence : stabilité des prix, ratios acceptables du déficit au PIB et de la dette au PIB, abaissement et convergence des taux dintérêt à long terme et adhésion au Système monétaire européen.
À ce stade, le Royaume-Uni, la Suède et le Danemark ne se sont pas joints à lUEM, de crainte de perdre la mainmise sur leurs politiques monétaires nationales, tandis que la Grèce na pas réussi à remplir les conditions préalables. Pour coexister avec les membres de lUEM, ces quatre pays devraient adhérer à une version révisée du mécanisme des taux de change du Système monétaire européen (MCE2) et tenter de coordonner leurs politiques économiques avec celle de lUE. Michael Saunders (chef du Service de recherche sur léconomie de lEurope chez Salomon, Smith Barney, à Londres) a informé le Comité que, contrairement au Danemark et à la Grèce, qui pourraient adhérer à lUEM au cours des prochaines années, le Royaume-Uni et la Suède sont moins susceptibles dy entrer (même si les exportations du Royaume-Uni souffrent actuellement de lappréciation de la livre par rapport à leuro).
La Banque centrale européenne (BCE) a été créée pour mettre en uvre la politique monétaire européenne dans la zone de lUEM, la stabilité des prix devant être le premier critère de lapplication de sa politique monétaire. Lorientation politique sera donnée aux onze membres de la zone euro par un nouvel organisme, le Conseil de leuro, composé des ministres des finances des pays participants. Toutefois, les rencontres périodiques des ministres des finances de lUE (ECOFIN) demeureront la principale instance décisionnelle en matière économique, bien que les ministres des quatre pays non participants assisteront à ces réunions.
Si la politique monétaire de lUEM doit faire lobjet dune coordination centrale, aucune autorité financière commune na encore été établie. Toutefois, le lancement de leuro a été précédé par un processus de convergence des politiques monétaires et budgétaires des pays candidats. Linstauration dune vaste convergence des politiques budgétaires demeure un objectif prioritaire, puisque le Pacte de stabilité et de croissance continue de lier les pays de lUEM à une discipline permanente en matière budgétaire. En effet, tout pays de lUEM qui violerait les règles de la discipline budgétaire demeure passible des sanctions prévues.
Le premier point à souligner à propos de la création de lUEM, cest quil sagissait dune décision largement politique. Comme nous la dit John Murray (chef du Département des relations internationales à la Banque du Canada), « lEurope a délibérément mis la charrue devant les bufs ». Nous lavons dit, à nos yeux, le motif premier du passage à la monnaie unique était lintégration politique, et les raisons économiques venaient en second lieu. Reste à voir si lUnion monétaire renforcera lintégration économique de lEurope et si elle sera le catalyseur des réformes économiques.
Daprès Danièle Smadja (ambassadrice de lUE au Canada), sur les plans strictement technique et juridique, le lancement de leuro a été une réussite. Selon elle, la crédibilité de la nouvelle monnaie tient en grande partie aux efforts soigneux menés pendant létape préparatoire. De fait, leuro a fait une entrée remarquablement ordonnée dans le système commercial mondial. Il faut dire cependant que leuro a déjà accusé un déclin notable par rapport au dollar américain depuis janvier de cette année, puisquil est tombé denviron 1,18 $ au moment du lancement à 1,04 $ au début de novembre. Autrement dit, leuro a perdu 12 p. 100 face au dollar américain au cours des dix mois de son existence.
Plusieurs personnes ont affirmé au Comité que leuro se comportait exactement comme prévu et que ses débuts navaient rien de vraiment inquiétant. Comme la souligné M. Saunders, bien quil y ait une explication dordre politique à la faiblesse de leuro, ce manque de vigueur résulte largement de la piètre situation économique de lEurope par rapport à la robustesse de léconomie américaine. Ce qui compte surtout, a soutenu Christian de Boissieu (directeur scientifique, Centre de lObservatoire économique de Paris), cest la crédibilité de la devise à moyen et à long terme. Personne ne sait, par exemple, si la création de lUEM provoquera les ajustements structurels dont lEurope a besoin. Si les réformes souhaitables ne se concrétisent pas, lEurope pourrait rencontrer des difficultés économiques. Un déclin persistant de la devise, traduisant une faiblesse économique constante, pourrait devenir inquiétant.
La principale cause, et de loin, de la faiblesse de leuro est la mauvaise performance de léconomie allemande. Troisième économie du monde, avec une production qui représente le tiers de la production totale de la zone euro, on ne saurait sétonner que, lorsque le moteur économique allemand a des ratés, la devise européenne en soit affectée. Les piètres résultats économiques de lAllemagne sont attribués en grande partie à des facteurs structurels, comme le coût élevé dun système de sécurité sociale complexe, une main-duvre coûteuse et un système fiscal compliqué et peu efficace. Théoriquement, lorsque ces points faibles seront corrigés, la croissance et lemploi pourront reprendre de la vigueur. Il importe aussi de citer dautres facteurs, comme leffet des crises financières asiatique et russe sur les exportations allemandes, ou encore la baisse de la confiance des entreprises dans le gouvernement depuis lélection de 1998.
Lopinion quasi unanime des personnes consultées par le Comité est que le recul de leuro est tout à fait approprié, puisque léconomie européenne est faible. Selon nos interlocuteurs, lAllemagne et les autres pays dEurope ont besoin dune devise plus faible à court terme pour stimuler leurs exportations et soutenir leur croissance.
La valeur de leuro devrait remonter lorsque la situation économique relative de lEurope face à lAmérique se renversera et que les investisseurs publics et privés commenceront à utiliser la nouvelle monnaie. Le gouverneur de la Banque de France, Jean-Claude Trichet, a déclaré au Comité que, si les États-Unis affichent actuellement un taux élevé de croissance économique, on a néanmoins des raisons de douter du caractère durable de cet élan financé par des sources extérieures. M. Heinz-Jurgen Sheid (Division des relations extérieures, Banque centrale européenne) pense que leuro connaîtra une appréciation sur le long terme, à commencer par une augmentation considérable dès 2000.
B. Retombées attendues de lUEM
En un mot, lUEM devrait fouetter léconomie européenne en supprimant les barrières au commerce et aux mouvements de capitaux entre pays membres, en stabilisant les prix et en réduisant les primes de risque des emprunts. La perte dautonomie dans la formulation des politiques monétaire et budgétaire en sera le principal coût pour chaque État. Tout compte fait, les retombées microéconomiques de lunion monétaire, jugées plutôt limitées, sont minimes par rapport aux inquiétudes que suscite cette aventure monétaire.
Comme plusieurs témoins lont mentionné, ladoption de leuro aura diverses retombées microéconomiques pour les pays européens. Gunther Albrecht (Conseil allemand de lindustrie et du commerce, Bonn) en a signalé trois : une réduction des frais de change des devises européennes; une intégration plus poussée des marchés par lélimination de la volatilité des taux de change et du risque associé à lincertitude qui en découle; une plus grande transparence des prix qui contribuera à laccroissement de la compétitivité économique dans les pays participants.
Quelle sera lampleur des retombées économiques en termes du PIB? La réponse diffère selon les analystes, mais les estimations des seules économies en frais de transaction varient de 0,4 p. 100 à 1 p. 100 du PIB de lUE. Selon M. Murray, lestimation la plus optimiste est excessive, et il vaudrait mieux sen tenir à la plus faible, la plus raisonnable sans être négligeable (quant à limpact cumulatif et à long terme sur léconomie européenne). Pierre Jacquet (directeur adjoint Économie, Institut français des Relations internationales, Paris) hésitait encore plus à attribuer de fortes retombées économiques à ladoption de leuro; il est davis que les retombées dune intégration des marchés attribuable à ce quil perçoit comme une légère réorientation du mécanisme monétaire européen « nont rien dextraordinaire ». M. Murray et M. Scheid sentendaient pour dire que le passage à leuro na pas représenté une réorientation profonde par rapport au régime antérieur de flottement dirigé, le premier indiquant quil existait déjà un régime de parité fixe des devises de lAutriche, des Pays-Bas et de la Belgique avec le deutsche mark avant le lancement de leuro. Il nen demeure pas moins que larrivée de leuro réduit indubitablement les frais des opérations de change.
Dautre part, la stabilité accrue des taux de change devrait contribuer à la croissance économique. Les entreprises pourront financer plus facilement leurs investissements et le commerce devrait croître à mesure que satténue lincertitude liée au taux de change.
Le passage à une monnaie unique devrait aussi révéler au grand jour le coût réel de la main-duvre et des marchandises dans toute lEurope, rendant ainsi les prix des produits plus transparents et compétitifs. Il sera plus facile, pour le consommateur, de comparer les prix de produits semblables ou identiques dun pays à lautre. Selon la même logique, les importateurs canadiens pourront comparer plus facilement les prix et faire des achats judicieux.
2. Stabilité monétaire et budgétaire accrue
Mme Smadja et M. Murray ont tous deux insisté sur lapport du processus de lUEM à la stabilité financière et monétaire de la région. Nous lavons vu, des restrictions économiques considérables ont été imposées à plusieurs pays candidats pendant la période qui a précédé le lancement de leuro. Cette discipline a amélioré la situation financière et les résultats économiques des pays en cause lItalie est lexemple le plus souvent cité de pays qui a fortement amélioré sa situation économique par ses efforts pour se conformer aux conditions fixées dans le Pacte de stabilité et de croissance et entraîné une convergence notable des taux dintérêt à court comme à long terme. En plus détablir des règles de politique budgétaire, cet accord établit un mécanisme de suivi de la façon dont les membres respectent les règles et précise les sanctions applicables en cas non-conformité.
Qui plus est, les pays frappés de taux élevés dinflation chroniques (lItalie et lEspagne, par ex.) pourraient fort bien tirer parti du transfert du pouvoir monétaire à la BCE, dont la stabilité des prix est lobjectif primordial. Sur le plan de la politique monétaire, la crédibilité initiale de la BCE est plus grande que celle des banques centrales des pays dEurope méridionale.
3. Rôle international accru de leuro
Une hausse de la valeur de leuro devrait, avec le temps, amener la nouvelle devise à jouer, à léchelle mondiale, un rôle prépondérant dans trois secteurs importants : les réserves officielles, le commerce international et les opérations financières privées. Leuro devrait devenir une devise de réserve de plus en plus recherchée à mesure que les grands organismes de réserve jugeront opportun dutiliser cette nouvelle devise à des fins dopérations de change, de règlement dopérations commerciales et de réserve de valeur, comme en témoigne lintention manifestée par la Chine de convertir un tiers de ses réserves internationales en euros; à terme, il pourrait peut-être rivaliser avec le dollar américain comme devise de réserve. Selon M. Jacquet, lentrée de leuro dans les portefeuilles internationaux sest amorcée vers la deuxième moitié de 1998, bien avant son lancement. Dès le premier trimestre de 1999, leuro était déjà la devise privilégiée du marché des euro-obligations. Des signes récents portent toutefois à croire que des capitaux ont délaissé la zone euro, certains investisseurs abandonnant la devise défaillante.
Les témoins qui ont parlé de leuro comme nouvelle devise mondiale de réserve étaient unanimes à dire que larrivée dune nouvelle devise de réserve équilibrerait la situation des réserves internationales. Vu limportance que prend sur la scène internationale la parité dollar-euro, lEurope et les États-Unis ont tout intérêt à trouver une zone de stabilité raisonnable du taux de change. De son côté, le Japon voudra empêcher le yen de trop fluctuer par rapport au dollar et à leuro. Selon M. Murray, larrivée de leuro pourrait profiter au Canada, car elle pourrait marquer la fin de lhégémonie américaine sur les marchés monétaires.
Bien que les analystes ne partagent pas tous cette opinion, les partisans de lUEM prévoient quun régime monétaire international de plus en plus bipolaire serait caractérisé par une diminution de linstabilité monétaire mondiale. Ils sappuient surtout sur lidée que, loin de laffaiblir, lintervention en bloc de lEurope sur les questions monétaires et de change contribuera à rendre la coordination mondiale des politiques économiques plus efficace.
Pour nombre danalystes, leuro facilitera aussi le commerce des biens et services, vu surtout limportance de lEurope dans le commerce international; la zone euro compte pour 18,5 p. 100 du commerce mondial (échanges internes à lUE non compris), soit à peu près la part des États-Unis. Par contre, au moins la moitié des transactions commerciales et 80 p. 100 des opérations financières se font, à léchelle mondiale, en dollars. Les experts sattendent à ce que cette situation bascule en faveur de leuro. Mme Smadja a signalé, par exemple, des prédictions selon lesquelles, à moyen terme, au moins 35 p. 100 du commerce mondial pourrait seffectuer en euros. Si les transactions commerciales sont de plus en plus libellées en euros (aux dépens du dollar américain), la proportion des réserves en devises étrangères détenues dans cette devise augmentera, entraînant ainsi leuro à la hausse.
La remontée de leuro devrait enfin faciliter la diversification des portefeuilles des investisseurs privés. Lamalgamation des marchés nationaux fragmentés que lEurope a connus jusquà maintenant en un marché de capitaux unique contribuera à cette diversification.
4. Tremplin des réformes économiques européennes
Il est incontestable que les lacunes structurelles des marchés tant du travail que des produits sont beaucoup plus grandes en Europe quaux États-Unis (et bien plus grandes en Europe continentale quau Royaume-Uni) et que le rythme des réformes structurelles a été lent en Europe. Comme Jan Host Schmidt (directeur, Direction générale II/B, Affaires économiques et financières, Commission européenne, Bruxelles) la indiqué au Comité, il sera extrêmement difficile dengager des réformes structurelles, et en particulier dabaisser les prestations de sécurité sociale.
Les salaires minimums élevés qui, selon M. Trichet, ont été néfastes aux travailleurs non qualifiés, constituent un autre domaine où des rajustements simposent. Le chômage qui en résulte pousse les gouvernements à frapper dimpôts élevés les salariés et les secteurs de léconomie qui se montrent productifs, déclenchant ainsi une fuite des cerveaux (vers les États-Unis et lIrlande, par ex.).
Les signes dune amorce de réformes économiques sont encourageants. En juin, par exemple, le nouveau gouvernement allemand a présenté un programme de compressions budgétaires et fiscales. Ce premier geste officiel de ce quon appelle souvent le « modèle allemand » allait, comme tel, à lencontre des tendances historiques.
Les partisans de lUEM font souvent valoir que lunion monétaire accélérera les réformes économiques (réforme fiscale, réforme des prestations sociales, réforme du marché du travail) à lintérieur des onze pays de la zone euro. Selon M. Murray, « cest la raison dêtre même de lUEM et de leuro ». La véritable question est cependant de savoir dans quel sens sera le rapport de cause à effet. Daprès ce que le Comité a entendu, des réformes simposent, avec ou sans leuro. On nous a dit que, si les réformes nécessaires se produisent, le succès de lUEM nen sera que plus grand. Autrement dit, le rapport de causalité pourrait être inversé, ou les effets pourraient se renforcer mutuellement.
Étant donné labsence de taux de change nationaux, limportance que la BCE attache à lobjectif de la stabilité des prix et la marge de manuvre restreinte que le Pacte de stabilité et de croissance de lUEM laisse en matière de politique budgétaire, de nombreux observateurs prédisent que, pour réduire le chômage et atténuer les disparités régionales, les gouvernements européens vont sefforcer daccroître la souplesse de leurs marchés du travail. Selon M. Murray, peu de signes de cette adaptation structurelle sétaient manifestés à la fin davril, mais il faut dire que cela demande normalement beaucoup plus de temps.
Nombre dautres experts sondés par le Comité penchaient en faveur de réformes structurelles. M. de Boissieu, arguant que le régime fiscal actuel est insoutenable, prône des réformes structurelles dans les domaines du marché du travail et de la fiscalité. Il semble persuadé que la création de lUEM entraînera une révision tant de la fiscalité (où il préconise une réduction des taux marginaux) que des politiques de dépenses publiques. Autrement dit, les disciplines de lUEM mèneraient à une politique budgétaire plus « rigoureuse ».
M. Albrecht est davis que lUEM contribuera à une convergence accrue des politiques sur les marchés du travail. Il préconise également une réorientation de la politique budgétaire en Europe, et en particulier des baisses dimpôt et une réforme globale de limpôt sur les sociétés.
Gunter Grosche (directeur, Direction générale II, Affaires économiques et financières, Commission européenne, Bruxelles) a convenu que des réformes structurelles simposent, à commencer par le généreux programme européen de sécurité sociale. Selon lui, sans exercer une influence directe sur les politiques budgétaires des pays membres, lUE tente de les amener à réduire les dépenses publiques.
À lopposé, certains considèrent que lUEM na guère changé la situation et que, euro ou pas, les gouvernements sentent la nécessité deffectuer des réformes structurelles. À Paris, M. Jacquet distinguait trois composantes du problème essentiel de lEurope : le chômage élevé, les problèmes structurels et le manque dinnovation. Il est convaincu que lUEM est une condition nécessaire mais non suffisante en ce sens que, tout en étant un pas positif et en contribuant à accélérer les réformes structurelles, leuro ne saurait, à lui seul, remédier au problème fondamental de lEurope. Selon lui, il faudrait procéder durgence à une réduction globale des impôts par ladoption dun impôt uniforme à faible taux, et y conjuguer une forte réduction des dépenses publiques (par exemple dans le généreux système/filet de sécurité sociale allemand) et la déréglementation des marchés européens du travail et des marchandises. M. Jacquet estime que le mieux serait de réaliser ces réformes à léchelle de lUE. Étant donné la timidité traditionnelle de lEurope sur le plan des réformes, il nest pas convaincu que cet effort se concrétisera.
M. Manfred Neumann (professeur, Institut déconomie internationale et politique, Bonn) a aussi fait valoir lautre côté de léquation, à savoir que lUEM fonctionnerait beaucoup mieux si les gouvernements déréglementaient davantage les marchés de marchandises et du travail. À ses yeux, cest là le vrai problème de lEurope. En Allemagne, par exemple, lexistence de syndicats puissants entrave la baisse du chômage. Il préconise des réductions des taux dimposition, la réforme des prestations sociales, létablissement dun impôt négatif sur le revenu pour subventionner la création de nouveaux emplois dans les régions à bas salaires, ainsi que la déréglementation des marchés du travail pour en atténuer la rigidité. Il a bon espoir que la fiscalité et les pensions soient réformées, mais nentrevoit aucune réforme du marché du travail. Selon lui, la situation nest guère meilleure en Italie et en France. La rigidité persistante des marchés du travail a trois conséquences fâcheuses : elle limite les améliorations de la situation de lemploi au niveau intérieur; elle nuit à la position concurrentielle de lEurope par rapport à lAmérique du Nord, dont les marchés du travail sont considérablement plus souples; enfin, elle empêche doptimiser le fonctionnement de lUEM.
C. LUEM Préoccupations et enjeux
1. LUEM est-elle une « zone monétaire optimale »
On affirme souvent que les onze pays constituant lUEM ne forment pas une zone monétaire optimale car ils ne possèdent pas certaines des caractéristiques vitales de ce type de zone, notamment la similitude des économies et des cycles conjoncturels. Les pays dont les monnaies sont unies parlent des langues différentes, ont des coutumes différentes, de même que des structures économiques dissemblables, le produit de niveaux de développement hétérogènes. En outre, ils se trouvent à des étapes différentes du cycle conjoncturel. Cest dire quils ont besoin de politiques monétaires différentes. Point plus important encore, la pertinence de ladoption dune monnaie unique est essentiellement fonction des mécanismes dajustement aux chocs économiques qui se répercutent différemment sur les diverses entités au sein dune union monétaire. Malheureusement, en Europe, les biens et les capitaux circulent moins librement quils ne le devraient au sein dune union monétaire, et la structure politique nest pas de nature à faciliter labsorption des chocs. Il existe un danger bien réel quune monnaie unique exacerbe les tensions politiques au lieu de les atténuer, en transformant des chocs divergents qui auraient pu être facilement absorbés par des variations du cours de la monnaie, dans lancien régime monétaire en enjeux politiques, et ferments de discorde.
Une première condition au bon fonctionnement dune union monétaire est que les États membres aient des économies similaires. Lorsquun choc externe frappe un secteur économique particulier dans un pays, ses effets devraient être les mêmes dans tous les pays. Idéalement, chaque pays devrait avoir besoin du même ajustement de taux de change.
Une seconde condition est que les cycles économiques des pays formant lunion monétaire soient analogues. En Europe, grâce en partie au Pacte de stabilité et de croissance, il a été possible de réaliser une convergence substantielle des taux de change, des taux dinflation, des taux dintérêt et des finances publiques avant lavènement de leuro. Toutefois, les structures économiques demeurent distinctes, et les effets de leffort de convergence commencent à se dissiper. Après avoir affiché des tendances similaires (à en juger par leurs indicateurs économiques), les onze pays de la zone euro ont commencé à enregistrer des taux de croissance divergents, meilleurs (entre 8 et 10 p. 100) dans les pays situés aux confins de lEurope (Irlande et Finlande, par ex.) que dans ceux situés au cur de lEurope (Allemagne et France, notamment). Les pays de ce dernier groupe auraient tout à gagner dune politique plus stimulante, puisquils nont pas encore atteint le plein emploi, tandis que les premiers sont déjà aux prises avec des pressions inflationnistes et nont nul besoin dune politique monétaire souple.
Lécart entre les taux de croissance donne à penser que les turbulences économiques qui ont secoué la scène internationale lan dernier seraient peut-être responsables dun choc asymétrique dans la zone euro, qui aurait touché plus particulièrement lAllemagne. Or, daprès des études sur les zones monétaires optimales, quant les mêmes chocs économiques ont des répercussions différentes dans les divers pays concernés, il nest peut-être pas avisé de restreindre la souplesse des taux de change. M. Murray était davis que le fait dimposer à un ensemble aussi disparate de pays une politique monétaire unique risquerait fort de finir par ne convenir à aucun, les pays de petite taille situés en périphérie risquant de sen tirer moins bien que les puissances économiques du centre. Si, par suite dune perte de souveraineté en matière monétaire ces pays natteignent pas leurs objectifs économiques et sociaux, ils pourraient être déçus. Le Comité estime que la formulation dune politique monétaire unique pour les onze pays participant à lUEM constituera un défi constant pour la nouvelle Banque centrale européenne.
Le critère de la convergence des cycles conjoncturels revêt une grande importance, car la politique monétaire menée dans le cadre dune union monétaire telle que lUEM ne peut répondre aux chocs propres à une région ou à un pays. Lorsque des chocs économiques externes se produisent, leur impact est souvent ressenti de façon asymétrique. Les pays nappartenant pas à une union monétaire nen souffrent pas du fait de la souplesse de leur taux de change, laquelle permet dabsorber ce type de choc. Il serait en revanche hautement souhaitable darriver à un degré substantiel de convergence des cycles économiques à lintérieur de lUEM. Comme la fait remarquer M. Manfred Neumann, si toutes les économies de lunion monétaire avaient le même cycle conjoncturel, la BCE pourrait recourir à la politique monétaire comme outil de stabilisation. Toutefois, étant donné la disparité des taux de croissance dans lensemble de la région, la BCE a tendance à mener une politique monétaire plus prudente.
On peut avancer les mêmes arguments pour ce qui est des unions monétaires au sein de pays comme les États-Unis et le Canada (par exemple au sujet de la situation de lAlberta par rapport à celle de lOntario), mais ces pays disposent de mécanismes dajustement importants qui nexistent tout simplement pas dans le cas de lEurope. Par exemple, une contraction des prix des produits forestiers touchera léconomie finlandaise et léconomie allemande différemment. Comme les salaires et les prix sont rigides en Europe et que les pays membres de la zone euro ne semblent pas semployer à réformer en profondeur leurs marchés du travail, comme leur main-duvre est peu mobile (il ny aurait aucun déplacement en masse des chômeurs finlandais vers des pays où les perspectives demploi sont meilleures) et comme le budget limité de lUE exclut les transferts de fonds publics à grande échelle au sein des onze pays membres de la zone, la Finlande souffrira davantage des chocs économiques externes qui se produiront inévitablement du fait de son adhésion à lunion monétaire que cela ne serait autrement le cas.
Limportant en matière dunions monétaires comme lUEM est quen labsence de taux de change flottants, il faut une certaine souplesse dans dautres compartiments de léconomie (mobilité de la main-duvre, par exemple). Toutefois, comme Stéphanie Guichard (Centre détudes prospectives et dinformations internationales de Paris) la fait observer lorsquelle a commenté en détail lasymétrie et les problèmes que cela peut causer pour une union monétaire, les marchés du travail en Europe sont extrêmement hétérogènes. Malheureusement, lEurope souffre dimperfections du marché du travail et de rigidités structurelles bien ancrées, contrairement aux États-Unis et au Canada, où les marchés du travail, les salaires et les prix sont beaucoup plus souples. Une politique monétaire unique doit donc relever deux défis : dabord, elle doit convenir à un groupe diversifié; ensuite, elle ne peut pas compter sur la soupape de sûreté que représente ladaptation du marché du travail.
Lorsquils ne disposent pas de la marge de manuvre quoffrent des taux de change flottants et une main-duvre mobile, les pays sont contraints dappliquer une politique budgétaire contracyclique en cas de chocs économiques importants. Il incombe au gouvernement de chaque État membre de décider des ajustements dordre budgétaire à effectuer, car les programmes de lUE ne suffisent pas à régler les problèmes de chômage qui pourraient se produire par suite de ladoption dune monnaie unique. Le problème, cest que la latitude dont dispose lEurope en matière budgétaire est limitée par suite des contraintes inhérentes au Pacte de stabilité et de croissance, si bien quil serait difficile de mettre en place une telle stratégie. Selon de nombreux observateurs, ce pacte a lié les mains des États, puisque ceux-ci ne pourront venir à bout de leurs difficultés économiques par des moyens budgétaires, leur donnant ainsi une raison dattribuer tout malaise économique à leuro et à la Banque centrale européenne. Lopinion contraire est quil importe de maintenir la convergence des politiques budgétaires des États membres, en exerçant des pressions auprès des pays pour quils harmonisent leurs politiques budgétaires.
LUEM présente une autre lacune importante, à savoir labsence dun organe politique et budgétaire centralisé qui engloberait un régime centralisé de transferts financiers au niveau de lUE. Selon M. Murray, les chances de réussite de lUEM seraient bien meilleures si un gouvernement européen central planifiait et coordonnait la politique budgétaire.
Suite aux commentaires dun membre du Comité, M. Saunders a répondu quil convenait de sinterroger sur la pertinence dune instance politique supérieure. M. Trichet, quant à lui, a tenté de contrer les commentaires négatifs sur labsence de budget fédéral centralisé en Europe en soulignant que cétait précisément pour pallier cette lacune quun Pacte de stabilité et de croissance assorti de sanctions et damendes à lintention des États fautifs avait été mis en place. Il a rappelé que la capacité qua lUE de ramener ses membres dans le droit chemin lui confère davantage dinfluence sur les gouvernements des pays membres que nen a, par exemple, Washington sur la Californie. Il a également précisé que le Traité de Maastricht contient des dispositions en matière de budgets de stabilisation, de sorte quune indemnisation est prévue en cas de choc asymétrique.
Le Comité comprend bien que lUEM a un fondement plus politique quéconomique. Il semble néanmoins que lEurope soit aux prises avec un problème de taille dans la mesure où lUE a mis sur pied une UEM sans veiller à ce que les critères mentionnés ci-dessus soient respectés. Avec le recul, il aurait peut-être mieux valu attendre que les structures des économies participantes soient plus alignées et que les mécanismes dajustement nécessaires soient en place pour pouvoir faire face à ce type de choc économique. On ne sait trop comment les États membres réagiront aux chocs économiques asymétriques sans ces outils. Il semble évident quon doit opérer une réforme structurelle pour que ces mécanismes dajustement fonctionnent (et que le processus de convergence doit être maintenu). Jusquici, la volonté dentreprendre ces réformes, surtout sur les marchés du travail, semble avoir fait défaut.
2. L'indépendance de la Banque centrale européenne
La BCE sera-t-elle en mesure de conserver lindépendance qui lui est essentielle si elle veut répondre aux attentes de la communauté financière internationale, voire remplir son propre mandat, de manière à pouvoir mener une politique monétaire saine qui conduit à la stabilité des prix? En labsence dun gouvernement central européen et compte tenu du Traité de Maastricht selon lequel la BCE ne peut être contrôlée politiquement par les gouvernements membres de lUEM, la BCE jouit dune autonomie quasiment absolue quant à la fixation des objectifs monétaires et aux instruments utilisés. M. Murray a fait remarquer que cette indépendance était protégée par des moyens législatifs, de façon que la BCE puisse réaliser ses politiques monétaires à long terme. Selon plusieurs des témoins européens, lindépendance de la Banque na pas été mise en péril par des événements récents comme la consolidation du Parlement européen.
Il reste à préciser quels seront les rôles respectifs du Conseil de leuro ou euro-onze (qui comprend les ministres des finances des onze États participants) et de la BCE. Pour le moment, il risque toujours dy avoir des tensions entre ce conseil et la direction de la BCE en ce qui concerne la politique monétaire.
La BCE pourra-t-elle résister aux fortes pressions politiques exercées par les gouvernements européens frappés par des récessions sévères? Depuis le lancement de leuro en janvier 1999, la conduite de la politique monétaire la BCE aurait dû assouplir les conditions monétaires plus tôt quelle ne la fait au printemps dernier et lincapacité des politiciens à influencer la banque centrale ont causé une certaine frustration.
Mais indépendance et obligation de rendre des comptes sont deux choses distinctes. Le Traité de Maastricht ne prévoit pas clairement que la BCE doit rendre des comptes à un organe en particulier. La BCE fait actuellement des efforts de transparence vis-à-vis des institutions européennes, en soumettant son rapport annuel au Parlement européen et en se présentant quatre fois par an devant une commission du Parlement. De plus, le Conseil des ministres de léconomie et des finances (conseil ECOFIN), qui surveille lapplication du Pacte de stabilité et de croissance et qui veille à la coordination des politiques économiques des pays membres de lUE, a la possibilité dassister en observateur aux réunions de la Banque.
Le Comité devrait-il craindre que les pouvoirs de la nouvelle banque centrale namplifient le « déficit démocratique » de lUE? En tant que parlementaires, nous estimons heureux que le Parlement européen ait commencé à assumer un rôle plus proactif vis-à-vis des politiques de la BCE et ait convoqué certains de ses représentants pour quils lui expliquent les politiques et les décisions de la Banque. Il est de toute évidence utile de veiller à ce que la Banque soit plus comptable de ses actes. Toutefois, il ne faudrait pas que cette reddition de comptes se fasse aux dépens de lindépendance fonctionnelle de la Banque.
3. Le mandat principal de la BCE
Le Comité a reçu des témoignages contradictoires sur le mandat premier de la BCE. M. Scheid, représentant de la BCE, a fait remarquer que la Banque poursuit une stratégie monétaire fondée sur deux objectifs : dabord, la stabilité des prix, objectif primordial sinscrivant dans un ensemble dindicateurs économiques; ensuite, la croissance monétaire, une valeur de référence préétablie devant être atteinte sur un horizon dun an. Il a informé les membres du Comité que la BCE ne poursuit aucune cible précise en matière de taux de change; les questions de taux de change revêtent une importance moindre que sous les régimes monétaires précédents, et une telle cible pourrait ne pas être compatible avec la poursuite de la stabilité des prix. Quant à lobjectif de stabilité des prix, il est défini comme latteinte dun taux dinflation inférieur à 2 p. 100 dans lensemble de la zone euro. Linflation étant de 1,1 p. 100, on estime que la stabilité des prix est chose faite.
En revanche, M. Manfred Neumann, eurosceptique avoué, a indiqué quil ne savait trop quelle politique monétaire la Banque se fixait à moyen terme. Il a prétendu quil nexistait aucune règle pouvant servir au secteur privé pour établir des plans et faire des prévisions. Il ne pensait pas non plus que la BCE avait suivi une politique monétaire conséquente; même si la croissance de la masse monétaire (M3 = 5,1 %) avait dépassé celle de la valeur de référence (M3 = 4,5 %), les autorités monétaires avaient abaissé les taux dintérêt. M. Neumann sest dit en faveur dobjectifs explicites en matière de stabilité des prix, ce qui cadre avec les visées traditionnelles des Allemands.
Lobjectif de stabilité des prix de la BCE est-il trop restrictif? Daprès ses critiques, la BCE ne devrait pas sen tenir aussi résolument à la poursuite de ses objectifs, mais devrait tenir compte de lensemble des répercussions économiques de sa lutte contre linflation. Les critiques estiment aussi quil est important que tous les pays de lUEM poursuivent cette même stabilité des prix, faute de quoi les mesures prises par la BCE pourront être source de conflits entre les États membres et miner lappui que lUE trouve parmi le public.
Le dernier point à étudier dailleurs soulevé lors de la mission dinformation du Comité en Europe est le rôle de la BCE en tant que prêteur de dernier ressort. M. Jacquet a informé le Comité que la Banque nassumera pas ce rôle, mais quelle sappuiera sur laide promise par les gouvernements nationaux en cas de crise bancaire importante au sein de lEurope. Il reste à voir si lappui financier nécessaire se matérialisera le moment venu. M. de Boissieu était en désaccord avec cette analyse, estimant que la BCE naura dautre choix que de jouer ce rôle de prêteur de dernier ressort.
4. Risque accru dingérence dans les taux de change et le commerce
Des craintes ont été exprimées, et par des membres du Comité et par des témoins, à propos des risques accrus quun bloc unifié comme lUEM intervienne indûment sur la scène internationale. Bien quil soit loin dêtre préoccupé par les effets économiques de ladoption de leuro, M. Murray nous a dit que le risque dune ingérence politique de lEurope dans le domaine des taux de change et du commerce sest accru. Pour ce qui est des manipulations des devises, M. Murray a affirmé que lon continuait de sintéresser en Europe à létablissement de taux ou de fourchettes cibles pour les principales monnaies du monde le dollar américain, leuro et le yen , ce qui reviendrait à gérer le comportement des monnaies et ne serait pas, à son avis, dans lintérêt du Canada. Par contre, cette approche établissement de taux ou de fourchettes cibles ne recueille pas beaucoup dappuis en Amérique du Nord, les autorités canadiennes et américaines ne souscrivant pas à ladoption de zones cibles ou à quelque autre forme dintervention.
La notion de « forteresse Europe » a également été abordée au cours de la mission du Comité en Europe. Plusieurs témoins ont dit estimer que la création de lUEM ne donnerait pas lieu à une politique de repli à long terme, tout en reconnaissant que lEurope est actuellement préoccupée par des questions internes et que le commerce au sein de lUEM connaîtrait un certain essor à court terme. La plupart des témoins qui ont abordé cette question étaient absolument convaincus quun repli sur soi serait contraire aux intérêts à long terme de lEurope.
5. Incidences sur le secteur financier de lEurope
LEurope est connue depuis longtemps pour linefficacité et la fragmentation de son système bancaire. Comme M. de Boissieu la indiqué au Comité, les forces de la mondialisation et de la déréglementation auraient tôt ou tard entraîné une formidable réorganisation du secteur financier, indépendamment de la création de lUEM. Plusieurs témoins ont tout de même fait remarquer que lUEM avait déjà réussi à accélérer le cheminement timide qui samorçait dans le sens dune restructuration du secteur bancaire en Europe. Il semblerait en outre que les marchés des obligations et des valeurs mobilières, auparavant fragmentés, soient devenus plus intégrés et plus liquides bien plus rapidement que prévu, faisant ainsi baisser les coûts de financement des entreprises. M. Wolfgang Neumann (Deutscher Sparkassen und Giroverband e. V., Bonn) était de cet avis. Il prédit que lUEM aura des effets importants sur lindustrie des services financiers : une forte poussée des fusions et des acquisitions, une segmentation accrue de lindustrie avec la disparition des marchés nationaux et lintégration des marchés des actions à travers lEurope.
M. Murray a fait valoir que, si une telle restructuration apportait à la longue dimportants avantages aux consommateurs européens, elle aggraverait lourdement par contre le chômage et linstabilité financière pendant la période de transition. Le phénomène déjà marqué de restructuration et de rationalisation bancaires que connaît lEurope saccompagne effectivement dune forte volatilité des marchés financiers. M. de Boissieu, quant à lui, a dit craindre une concentration excessive des sociétés dans le secteur bancaire, la multiplication des fusions pouvant susciter ladoption dune politique antitrust.
Le gouvernement britannique dirigé par Tony Blair sest dit favorable, en principe, à lidée dadopter un euro « performant », mais la décision ne sera prise quaprès la tenue dun référendum après les prochaines élections générales, et une fois satisfaits les cinq critères suivants : (1) convergence des cycles économiques du Royaume-Uni et des pays de lUEM; (2) assouplissement des marchés du travail; (3) accroissement des investissements au Royaume-Uni grâce à lUEM; (4) avantages pour le secteur financier britannique; (5) retombées favorables de lUEM sur la croissance et lemploi. En février dernier, le gouvernement a rendu public un plan national de passage à leuro pour remplacer la monnaie britannique.
Cependant, les Britanniques semblent depuis avoir un peu perdu le goût dadhérer à lUEM, comme en témoigne le succès considérable des partis opposés à lUEM lors de lélection du Parlement européen en juin. On ne sait plus très bien quand aura lieu le référendum proposé, mais il est certain que lopinion publique jouera un rôle déterminant. Il se prépare à coup sûr une grande bataille politique autour de la question de ladhésion à lUEM. Pour tenter dinfléchir lopinion en faveur de ladhésion, M. Blair a constitué une coalition de grandes personnalités politiques des trois principaux partis politiques britanniques (le parti travailliste, le parti conservateur et le parti libéral-démocrate).
Lorsquil était en Europe, le Comité a entendu des arguments convaincants du très honorable lord Owen contre ladhésion à lUEM. Celui-ci a fait valoir les points suivants :
- Adhérer à une union monétaire avec lEurope continentale équivaudrait à abandonner sa souveraineté en matière de politique monétaire, au moment même où la Banque dAngleterre réussit à assurer la stabilité monétaire et à contenir linflation.
- Le cycle économique du Royaume-Uni est décalé par rapport à celui de lEurope
continentale, de sorte que le Royaume-Uni nest pas un bon candidat pour lUEM.
Pour que leuro-onze puisse être considéré comme une « zone monétaire
optimale », les pays membres doivent posséder des économies semblables et afficher
le même cycle économique. Ainsi, lorsque se produisent des chocs économiques
extérieurs, ils se font sentir de la même façon dans les différents pays. Lidée
« dune seule politique monétaire pour tous » nest peut-être pas
à lavantage du Royaume-Uni.
- Sil ny a pas de flexibilité du taux de change pour absorber les chocs économiques et sil ny a pas de mobilité du marché du travail pour réduire le chômage et les disparités régionales, les gouvernements doivent effectuer des transferts financiers pour aider ceux qui en ont besoin. Ces transferts font toutefois lobjet de pressions à la baisse.
- Les unions monétaires débouchent inévitablement sur des unions politiques.
- Ladhésion du Royaume-Uni à lUEM pourrait entraîner une plus grande réglementation de la City et lui faire perdre ainsi son avantage concurrentiel.
Voilà de solides arguments économiques contre ladhésion du Royaume-Uni à lUEM pour le moment. Cependant, abstraction faite de ces arguments et en dépit des avantages quil y a à rester à lextérieur de lUEM et du fait que la croissance économique du Royaume-Uni se porte bien ainsi, plusieurs témoins ont émis lopinion que le Royaume-Uni finirait par faire le saut. M. Saunders a fait remarquer quil pourrait rester à lécart pendant encore 10 à 15 ans, mais pas pour toujours. Un appui politique grandissant à lunion monétaire accélérerait certainement la décision, a-t-il ajouté. M. de Boissieu estime que ladhésion se fera vers 2003 ou 2004 puisque, lorsquon verra que leuro donne de bons résultats, le Royaume-Uni préférera adhérer à lunion monétaire plutôt que den être exclu. Il ne fait pas de doute que linfluence du Royaume-Uni serait limitée à légard des politiques de leuro sil nentrait pas dans la ronde. M. Manfred Neumann a pour sa part fait remarquer que Londres pourrait perdre une partie de sa domination financière en Europe au profit de Francfort, doù lintérêt économique pour le Royaume-Uni dadopter leuro, pourvu que le taux dinflation au sein de lEuroland ne soit pas excessif (cest-à-dire quil ne soit pas supérieur à 4 p. 100). M. Murray et M. Grosche sont aussi davis que le Royaume-Uni finira par adhérer à lUEM.
D. Les répercussions de lUEM au Canada
Le rapport sur lEurope rédigé en 1996 par le Comité faisait état de diverses répercussions de la nouvelle monnaie unique sur le Canada : les effets possibles de lUEM sur le taux de change du dollar canadien, sur les habitudes de commerce et dinvestissement entre le Canada et lUE, et sur léquilibre des pouvoirs dans les forums internationaux de coordination de la politique économique comme le G-7. En ce qui concerne la première éventualité, M. Murray a fait observer que, dans les quatre premiers mois après le lancement de leuro, le dollar canadien navait pas souffert de larrivée de la nouvelle devise.
Le commerce du Canada avec les pays membres de lUEM représente une part relativement petite de ses échanges commerciaux (son commerce avec lensemble de lUE représente seulement 8 à 9 p. 100 de tous ses échanges) et, selon M. Murray, il semble que notre commerce aura de plus en plus tendance à se concentrer dans lhémisphère. Lévolution de la situation dans la zone de leuro aura sans doute un impact limité au Canada.
Il demeure que lUEM et lintégration européenne devraient avoir un effet positif sur des pays comme le Canada, vu que la monnaie unique et le marché intégré élimineront les coûts des opérations monétaires et les risques associés au taux de change, facilitant ainsi les opérations financières et commerciales. Par ailleurs, si des gains sont réalisés à long terme en Europe dans la productivité, linvestissement et les revenus à cause de lUEM et des réformes structurelles quelle pourra susciter, les forces de « création déchanges commerciaux » pourraient avantager une économie ouverte comme le Canada (c.-à-d. que la demande de nos produits dexportation pourrait augmenter).
En revanche, si lEurope connaît une période de stagnation après lintroduction de la nouvelle devise peut-être à la suite de politiques monétaires et financières trop rigoureuses et de la rigidité persistante du marché du travail , les perspectives commerciales pourraient se détériorer et ouvrir la voie à de nouvelles formes de protectionnisme (la mentalité de la « forteresse Europe »). Il est impossible pour le moment de déterminer lincidence nette de lUEM sur le Canada.
Donc, à court terme tout au moins, lUEM ne devrait pas avoir dincidence directe sur les échanges commerciaux et les investissements du Canada. Cependant, on ne peut pas en dire autant pour des futurs arrangements monétaires en Amérique du Nord, question beaucoup plus importante pour le Canada. Lintroduction de la monnaie unique a déjà relancé lintérêt pour une monnaie commune avec les États-Unis. Le débat vient dêtre engagé au Sénat, dans le milieu universitaire et ailleurs, quant à la valeur de différentes options monétaires en Amérique du Nord. Selon, M. Murray, trois facteurs ont éveillé un tel intérêt : leffet de démonstration de leuro, la baisse de valeur importante et prolongée du dollar canadien comparativement au dollar américain, ainsi que lintérêt nouveau pour la dollarisation (ladoption de la devise américaine comme monnaie légale) dans des pays comme lArgentine et le Mexique. On peut certainement ajouter à la liste lintégration croissante des économies canadienne et américaine observée ces dernières années.
Si différente que soit la situation de lAmérique du Nord par rapport à celle de lEurope, des enseignements peuvent être tirés de lUEM. Prenons dabord la nécessité davoir les bonnes conditions gagnantes : elles ne sont tout simplement pas encore présentes en Europe. Autre point important, les Canadiens devraient donner priorité aux avantages économiques de la décision et veiller à ce que le Canada ne renonce pas totalement à sa souveraineté; les Canadiens, contrairement à bien des politiciens européens, ne sont pas intéressés par une union politique.
Peut-on établir des parallèles entre lévolution monétaire de lEurope et la situation en Amérique du Nord? Nous les voyons comme deux situations très différentes. Comme nous lavons dit, lEurope a opté pour lunion monétaire afin de faire avancer lintégration politique alors que le Canada ne souhaite pas dunion politique avec son voisin du Sud. Ce que les Canadiens devraient peser, ce sont les avantages économiques dune telle décision.
Ensuite, léconomie du Canada, comparée à celle des États-Unis, est très petite. Cest dire quelle aurait peu dinfluence sur la politique dune quelconque structure monétaire nord-américaine. En adhérant à une union monétaire avec les États-Unis, le Canada ne pourrait plus tracer sa propre politique dans ce domaine, ce quil a fait relativement bien ces dernières années. En dautres termes, il perdrait sa souveraineté monétaire.
Mais surtout, lEurope na pas cherché à vérifier si toutes les conditions requises pour instaurer une zone monétaire optimale étaient en place avant de se lancer dans la grande aventure. Par conséquent, lUEM nest pas le couronnement de laventure, mais plutôt un incitatif au changement. Au Canada, le débat semble au contraire se centrer sur la logique économique dune union monétaire avec les États-Unis.
Rien noblige le Canada à prendre une décision rapide sur une union monétaire nord-américaine. Même si lidée semble bonne à priori en raison de louverture de léconomie canadienne et de sa dépendance à légard du commerce canado-américain, il est important de sassurer que les conditions préalables sont en place. En ce moment, léconomie canadienne est beaucoup plus vulnérable aux chocs extérieurs que celle des États-Unis, en raison surtout de différences dans la structure industrielle ( la nôtre dépend des produits de base) et dans le degré de spécialisation. Les termes de léchange du Canada et des États-Unis le rapport entre les prix des exportations et ceux des importations ne sont pas touchés de la même façon lorsque les prix mondiaux des produits de base subissent des variations importantes.
Il est certain quactuellement les « conditions gagnantes » dune zone monétaire optimale ne sont pas encore en place à lintérieur du continent (le Canada et les États-Unis au même point dans le cycle économique, avec des structures économiques similaires; suffisamment de flexibilité dans le marché du travail; un système de transferts financiers au niveau de lAmérique du Nord). Le gouverneur de la Banque du Canada lui-même aurait dit quun jour lidée serait peut-être plus intéressante sur le plan économique. Le Comité recommande donc :
Recommandation 1 Que le gouvernement fédéral ne conclue aucun arrangement monétaire commun avec les États-Unis sil na pas la preuve concrète que les conditions requises pour une « zone monétaire optimale » sont en place. |
Le nouvel arrangement monétaire européen pourrait avoir des effets sur linfluence du Canada sur la scène internationale (par la composition du G-7 par exemple). À terme, le poids du Canada pourrait bien diminuer sur la scène mondiale et, en particulier, dans les débats sur les questions monétaires à lintérieur du système financier international si trois grands blocs économiques (les États-Unis, lUE et le Japon) viennent à dominer le monde et à former un G-3. Le Comité ne veut pas que le Canada perde son influence dans les affaires économiques internationales. Il recommande donc :
Recommandation 2 Que le Canada sefforce de préserver son rang et son influence en tant que membre de diverses organisations internationales comme le G-7. Il faut résister énergiquement à toute perte dinfluence du Canada sur les questions monétaires internationales ou sur dautres questions économiques de portée plus générale qui serait attribuable à la formation éventuelle dune structure monétaire mondiale tripolaire (ou autre). |
Enfin, il importe de mentionner plusieurs autres conséquences possibles de lUEM. Dabord, avec la restructuration du secteur financier européen, les banques canadiennes se sentiront poussées à se regrouper et à fusionner. On a aujourdhui limpression que le Canada va contre la tendance mondiale à la fusion. Ensuite, si la politique budgétaire de lEurope subit des contraintes, si les marchés du travail demeurent rigides, et si lon ne dispose pas de la flexibilité associée à une politique monétaire indépendante, lEurope verra ses options limitées et pourrait envisager un retour au protectionnisme (quon pense par exemple au conflit des bananes ou au problème du buf). La communauté économique internationale, notamment le Canada, ne serait pas bien servie si lUEM contribuait à renforcer la mentalité de « forteresse Europe ».