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LE POINT SUR L’EUROPE :

LES IMPLICATIONS D’UNE INTÉGRATION ACCRUE DE L’EUROPE POUR LE CANADA


LES PRINCIPALES PRÉOCCUPATIONS ENTOURANT L’UEM

A. Contexte

L’UEM et sa nouvelle devise, l’euro, ont été lancés avec éclat le 1er janvier 1999. Au cours de la période de transition, qui s’étendra jusqu’en décembre 2001, l’euro coexiste avec les devises nationales : l’euro est déjà utilisé dans les opérations hors caisse (opérations de gros et paiements électroniques) et sur les marchés financiers. Au niveau du détail, aucun changement apparent n’aura lieu avant le 1er janvier 2002; à partir de cette date, les billets et les pièces de chaque pays seront progressivement remplacés par la nouvelle monnaie, dont la mise en circulation devra être terminée à la fin de juin 2002.

Pour l’heure, onze pays ont adopté la nouvelle monnaie unique : l’Allemagne, l’Autriche, la Belgique, l’Espagne, la Finlande, la France, l’Irlande, l’Italie, le Luxembourg, les Pays-Bas et le Portugal. Peuplés de quelque 300 millions d’habitants, les États de la zone euro représentent une part de la production mondiale comparable à celle États-Unis (environ 20 p. 100). La convergence économique étant la principale garantie de la stabilité à long terme des taux de change, tous ces pays ont d’abord dû satisfaire à certains critères de convergence : stabilité des prix, ratios acceptables du déficit au PIB et de la dette au PIB, abaissement et convergence des taux d’intérêt à long terme et adhésion au Système monétaire européen.

À ce stade, le Royaume-Uni, la Suède et le Danemark ne se sont pas joints à l’UEM, de crainte de perdre la mainmise sur leurs politiques monétaires nationales, tandis que la Grèce n’a pas réussi à remplir les conditions préalables. Pour coexister avec les membres de l’UEM, ces quatre pays devraient adhérer à une version révisée du mécanisme des taux de change du Système monétaire européen (MCE2) et tenter de coordonner leurs politiques économiques avec celle de l’UE. Michael Saunders (chef du Service de recherche sur l’économie de l’Europe chez Salomon, Smith Barney, à Londres) a informé le Comité que, contrairement au Danemark et à la Grèce, qui pourraient adhérer à l’UEM au cours des prochaines années, le Royaume-Uni et la Suède sont moins susceptibles d’y entrer (même si les exportations du Royaume-Uni souffrent actuellement de l’appréciation de la livre par rapport à l’euro).

La Banque centrale européenne (BCE) a été créée pour mettre en œuvre la politique monétaire européenne dans la zone de l’UEM, la stabilité des prix devant être le premier critère de l’application de sa politique monétaire. L’orientation politique sera donnée aux onze membres de la zone euro par un nouvel organisme, le Conseil de l’euro, composé des ministres des finances des pays participants. Toutefois, les rencontres périodiques des ministres des finances de l’UE (ECOFIN) demeureront la principale instance décisionnelle en matière économique, bien que les ministres des quatre pays non participants assisteront à ces réunions.

Si la politique monétaire de l’UEM doit faire l’objet d’une coordination centrale, aucune autorité financière commune n’a encore été établie. Toutefois, le lancement de l’euro a été précédé par un processus de convergence des politiques monétaires et budgétaires des pays candidats. L’instauration d’une vaste convergence des politiques budgétaires demeure un objectif prioritaire, puisque le Pacte de stabilité et de croissance continue de lier les pays de l’UEM à une discipline permanente en matière budgétaire. En effet, tout pays de l’UEM qui violerait les règles de la discipline budgétaire demeure passible des sanctions prévues.

Le premier point à souligner à propos de la création de l’UEM, c’est qu’il s’agissait d’une décision largement politique. Comme nous l’a dit John Murray (chef du Département des relations internationales à la Banque du Canada), « l’Europe a délibérément mis la charrue devant les bœufs ». Nous l’avons dit, à nos yeux, le motif premier du passage à la monnaie unique était l’intégration politique, et les raisons économiques venaient en second lieu. Reste à voir si l’Union monétaire renforcera l’intégration économique de l’Europe et si elle sera le catalyseur des réformes économiques.

D’après Danièle Smadja (ambassadrice de l’UE au Canada), sur les plans strictement technique et juridique, le lancement de l’euro a été une réussite. Selon elle, la crédibilité de la nouvelle monnaie tient en grande partie aux efforts soigneux menés pendant l’étape préparatoire. De fait, l’euro a fait une entrée remarquablement ordonnée dans le système commercial mondial. Il faut dire cependant que l’euro a déjà accusé un déclin notable par rapport au dollar américain depuis janvier de cette année, puisqu’il est tombé d’environ 1,18 $ au moment du lancement à 1,04 $ au début de novembre. Autrement dit, l’euro a perdu 12 p. 100 face au dollar américain au cours des dix mois de son existence.

Plusieurs personnes ont affirmé au Comité que l’euro se comportait exactement comme prévu et que ses débuts n’avaient rien de vraiment inquiétant. Comme l’a souligné M. Saunders, bien qu’il y ait une explication d’ordre politique à la faiblesse de l’euro, ce manque de vigueur résulte largement de la piètre situation économique de l’Europe par rapport à la robustesse de l’économie américaine. Ce qui compte surtout, a soutenu Christian de Boissieu (directeur scientifique, Centre de l’Observatoire économique de Paris), c’est la crédibilité de la devise à moyen et à long terme. Personne ne sait, par exemple, si la création de l’UEM provoquera les ajustements structurels dont l’Europe a besoin. Si les réformes souhaitables ne se concrétisent pas, l’Europe pourrait rencontrer des difficultés économiques. Un déclin persistant de la devise, traduisant une faiblesse économique constante, pourrait devenir inquiétant.

La principale cause, et de loin, de la faiblesse de l’euro est la mauvaise performance de l’économie allemande. Troisième économie du monde, avec une production qui représente le tiers de la production totale de la zone euro, on ne saurait s’étonner que, lorsque le moteur économique allemand a des ratés, la devise européenne en soit affectée. Les piètres résultats économiques de l’Allemagne sont attribués en grande partie à des facteurs structurels, comme le coût élevé d’un système de sécurité sociale complexe, une main-d’œuvre coûteuse et un système fiscal compliqué et peu efficace. Théoriquement, lorsque ces points faibles seront corrigés, la croissance et l’emploi pourront reprendre de la vigueur. Il importe aussi de citer d’autres facteurs, comme l’effet des crises financières asiatique et russe sur les exportations allemandes, ou encore la baisse de la confiance des entreprises dans le gouvernement depuis l’élection de 1998.

L’opinion quasi unanime des personnes consultées par le Comité est que le recul de l’euro est tout à fait approprié, puisque l’économie européenne est faible. Selon nos interlocuteurs, l’Allemagne et les autres pays d’Europe ont besoin d’une devise plus faible à court terme pour stimuler leurs exportations et soutenir leur croissance.

La valeur de l’euro devrait remonter lorsque la situation économique relative de l’Europe face à l’Amérique se renversera et que les investisseurs publics et privés commenceront à utiliser la nouvelle monnaie. Le gouverneur de la Banque de France, Jean-Claude Trichet, a déclaré au Comité que, si les États-Unis affichent actuellement un taux élevé de croissance économique, on a néanmoins des raisons de douter du caractère durable de cet élan financé par des sources extérieures. M. Heinz-Jurgen Sheid (Division des relations extérieures, Banque centrale européenne) pense que l’euro connaîtra une appréciation sur le long terme, à commencer par une augmentation considérable dès 2000.

 

B. Retombées attendues de l’UEM

En un mot, l’UEM devrait fouetter l’économie européenne en supprimant les barrières au commerce et aux mouvements de capitaux entre pays membres, en stabilisant les prix et en réduisant les primes de risque des emprunts. La perte d’autonomie dans la formulation des politiques monétaire et budgétaire en sera le principal coût pour chaque État. Tout compte fait, les retombées microéconomiques de l’union monétaire, jugées plutôt limitées, sont minimes par rapport aux inquiétudes que suscite cette aventure monétaire.

 

1. Avantages microéconomiques

Comme plusieurs témoins l’ont mentionné, l’adoption de l’euro aura diverses retombées microéconomiques pour les pays européens. Gunther Albrecht (Conseil allemand de l’industrie et du commerce, Bonn) en a signalé trois : une réduction des frais de change des devises européennes; une intégration plus poussée des marchés par l’élimination de la volatilité des taux de change et du risque associé à l’incertitude qui en découle; une plus grande transparence des prix qui contribuera à l’accroissement de la compétitivité économique dans les pays participants.

Quelle sera l’ampleur des retombées économiques en termes du PIB? La réponse diffère selon les analystes, mais les estimations des seules économies en frais de transaction varient de 0,4 p. 100 à 1 p. 100 du PIB de l’UE. Selon M. Murray, l’estimation la plus optimiste est excessive, et il vaudrait mieux s’en tenir à la plus faible, la plus raisonnable sans être négligeable (quant à l’impact cumulatif et à long terme sur l’économie européenne). Pierre Jacquet (directeur adjoint – Économie, Institut français des Relations internationales, Paris) hésitait encore plus à attribuer de fortes retombées économiques à l’adoption de l’euro; il est d’avis que les retombées d’une intégration des marchés attribuable à ce qu’il perçoit comme une légère réorientation du mécanisme monétaire européen « n’ont rien d’extraordinaire ». M. Murray et M. Scheid s’entendaient pour dire que le passage à l’euro n’a pas représenté une réorientation profonde par rapport au régime antérieur de flottement dirigé, le premier indiquant qu’il existait déjà un régime de parité fixe des devises de l’Autriche, des Pays-Bas et de la Belgique avec le deutsche mark avant le lancement de l’euro. Il n’en demeure pas moins que l’arrivée de l’euro réduit indubitablement les frais des opérations de change.

D’autre part, la stabilité accrue des taux de change devrait contribuer à la croissance économique. Les entreprises pourront financer plus facilement leurs investissements et le commerce devrait croître à mesure que s’atténue l’incertitude liée au taux de change.

Le passage à une monnaie unique devrait aussi révéler au grand jour le coût réel de la main-d’œuvre et des marchandises dans toute l’Europe, rendant ainsi les prix des produits plus transparents et compétitifs. Il sera plus facile, pour le consommateur, de comparer les prix de produits semblables ou identiques d’un pays à l’autre. Selon la même logique, les importateurs canadiens pourront comparer plus facilement les prix et faire des achats judicieux.

 

2. Stabilité monétaire et budgétaire accrue

Mme Smadja et M. Murray ont tous deux insisté sur l’apport du processus de l’UEM à la stabilité financière et monétaire de la région. Nous l’avons vu, des restrictions économiques considérables ont été imposées à plusieurs pays candidats pendant la période qui a précédé le lancement de l’euro. Cette discipline a amélioré la situation financière et les résultats économiques des pays en cause – l’Italie est l’exemple le plus souvent cité de pays qui a fortement amélioré sa situation économique par ses efforts pour se conformer aux conditions fixées dans le Pacte de stabilité et de croissance – et entraîné une convergence notable des taux d’intérêt à court comme à long terme. En plus d’établir des règles de politique budgétaire, cet accord établit un mécanisme de suivi de la façon dont les membres respectent les règles et précise les sanctions applicables en cas non-conformité.

Qui plus est, les pays frappés de taux élevés d’inflation chroniques (l’Italie et l’Espagne, par ex.) pourraient fort bien tirer parti du transfert du pouvoir monétaire à la BCE, dont la stabilité des prix est l’objectif primordial. Sur le plan de la politique monétaire, la crédibilité initiale de la BCE est plus grande que celle des banques centrales des pays d’Europe méridionale.

 

3. Rôle international accru de l’euro

Une hausse de la valeur de l’euro devrait, avec le temps, amener la nouvelle devise à jouer, à l’échelle mondiale, un rôle prépondérant dans trois secteurs importants : les réserves officielles, le commerce international et les opérations financières privées. L’euro devrait devenir une devise de réserve de plus en plus recherchée à mesure que les grands organismes de réserve jugeront opportun d’utiliser cette nouvelle devise à des fins d’opérations de change, de règlement d’opérations commerciales et de réserve de valeur, comme en témoigne l’intention manifestée par la Chine de convertir un tiers de ses réserves internationales en euros; à terme, il pourrait peut-être rivaliser avec le dollar américain comme devise de réserve. Selon M. Jacquet, l’entrée de l’euro dans les portefeuilles internationaux s’est amorcée vers la deuxième moitié de 1998, bien avant son lancement. Dès le premier trimestre de 1999, l’euro était déjà la devise privilégiée du marché des euro-obligations. Des signes récents portent toutefois à croire que des capitaux ont délaissé la zone euro, certains investisseurs abandonnant la devise défaillante.

Les témoins qui ont parlé de l’euro comme nouvelle devise mondiale de réserve étaient unanimes à dire que l’arrivée d’une nouvelle devise de réserve équilibrerait la situation des réserves internationales. Vu l’importance que prend sur la scène internationale la parité dollar-euro, l’Europe et les États-Unis ont tout intérêt à trouver une zone de stabilité raisonnable du taux de change. De son côté, le Japon voudra empêcher le yen de trop fluctuer par rapport au dollar et à l’euro. Selon M. Murray, l’arrivée de l’euro pourrait profiter au Canada, car elle pourrait marquer la fin de l’hégémonie américaine sur les marchés monétaires.

Bien que les analystes ne partagent pas tous cette opinion, les partisans de l’UEM prévoient qu’un régime monétaire international de plus en plus bipolaire serait caractérisé par une diminution de l’instabilité monétaire mondiale. Ils s’appuient surtout sur l’idée que, loin de l’affaiblir, l’intervention en bloc de l’Europe sur les questions monétaires et de change contribuera à rendre la coordination mondiale des politiques économiques plus efficace.

Pour nombre d’analystes, l’euro facilitera aussi le commerce des biens et services, vu surtout l’importance de l’Europe dans le commerce international; la zone euro compte pour 18,5 p. 100 du commerce mondial (échanges internes à l’UE non compris), soit à peu près la part des États-Unis. Par contre, au moins la moitié des transactions commerciales et 80 p. 100 des opérations financières se font, à l’échelle mondiale, en dollars. Les experts s’attendent à ce que cette situation bascule en faveur de l’euro. Mme Smadja a signalé, par exemple, des prédictions selon lesquelles, à moyen terme, au moins 35 p. 100 du commerce mondial pourrait s’effectuer en euros. Si les transactions commerciales sont de plus en plus libellées en euros (aux dépens du dollar américain), la proportion des réserves en devises étrangères détenues dans cette devise augmentera, entraînant ainsi l’euro à la hausse.

La remontée de l’euro devrait enfin faciliter la diversification des portefeuilles des investisseurs privés. L’amalgamation des marchés nationaux fragmentés que l’Europe a connus jusqu’à maintenant en un marché de capitaux unique contribuera à cette diversification.

 

4. Tremplin des réformes économiques européennes

Il est incontestable que les lacunes structurelles des marchés tant du travail que des produits sont beaucoup plus grandes en Europe qu’aux États-Unis (et bien plus grandes en Europe continentale qu’au Royaume-Uni) et que le rythme des réformes structurelles a été lent en Europe. Comme Jan Host Schmidt (directeur, Direction générale II/B, Affaires économiques et financières, Commission européenne, Bruxelles) l’a indiqué au Comité, il sera extrêmement difficile d’engager des réformes structurelles, et en particulier d’abaisser les prestations de sécurité sociale.

Les salaires minimums élevés qui, selon M. Trichet, ont été néfastes aux travailleurs non qualifiés, constituent un autre domaine où des rajustements s’imposent. Le chômage qui en résulte pousse les gouvernements à frapper d’impôts élevés les salariés et les secteurs de l’économie qui se montrent productifs, déclenchant ainsi une fuite des cerveaux (vers les États-Unis et l’Irlande, par ex.).

Les signes d’une amorce de réformes économiques sont encourageants. En juin, par exemple, le nouveau gouvernement allemand a présenté un programme de compressions budgétaires et fiscales. Ce premier geste officiel de ce qu’on appelle souvent le « modèle allemand » allait, comme tel, à l’encontre des tendances historiques.

Les partisans de l’UEM font souvent valoir que l’union monétaire accélérera les réformes économiques (réforme fiscale, réforme des prestations sociales, réforme du marché du travail) à l’intérieur des onze pays de la zone euro. Selon M. Murray, « c’est la raison d’être même de l’UEM et de l’euro ». La véritable question est cependant de savoir dans quel sens sera le rapport de cause à effet. D’après ce que le Comité a entendu, des réformes s’imposent, avec ou sans l’euro. On nous a dit que, si les réformes nécessaires se produisent, le succès de l’UEM n’en sera que plus grand. Autrement dit, le rapport de causalité pourrait être inversé, ou les effets pourraient se renforcer mutuellement.

Étant donné l’absence de taux de change nationaux, l’importance que la BCE attache à l’objectif de la stabilité des prix et la marge de manœuvre restreinte que le Pacte de stabilité et de croissance de l’UEM laisse en matière de politique budgétaire, de nombreux observateurs prédisent que, pour réduire le chômage et atténuer les disparités régionales, les gouvernements européens vont s’efforcer d’accroître la souplesse de leurs marchés du travail. Selon M. Murray, peu de signes de cette adaptation structurelle s’étaient manifestés à la fin d’avril, mais il faut dire que cela demande normalement beaucoup plus de temps.

Nombre d’autres experts sondés par le Comité penchaient en faveur de réformes structurelles. M. de Boissieu, arguant que le régime fiscal actuel est insoutenable, prône des réformes structurelles dans les domaines du marché du travail et de la fiscalité. Il semble persuadé que la création de l’UEM entraînera une révision tant de la fiscalité (où il préconise une réduction des taux marginaux) que des politiques de dépenses publiques. Autrement dit, les disciplines de l’UEM mèneraient à une politique budgétaire plus « rigoureuse ».

M. Albrecht est d’avis que l’UEM contribuera à une convergence accrue des politiques sur les marchés du travail. Il préconise également une réorientation de la politique budgétaire en Europe, et en particulier des baisses d’impôt et une réforme globale de l’impôt sur les sociétés.

Gunter Grosche (directeur, Direction générale II, Affaires économiques et financières, Commission européenne, Bruxelles) a convenu que des réformes structurelles s’imposent, à commencer par le généreux programme européen de sécurité sociale. Selon lui, sans exercer une influence directe sur les politiques budgétaires des pays membres, l’UE tente de les amener à réduire les dépenses publiques.

À l’opposé, certains considèrent que l’UEM n’a guère changé la situation et que, euro ou pas, les gouvernements sentent la nécessité d’effectuer des réformes structurelles. À Paris, M. Jacquet distinguait trois composantes du problème essentiel de l’Europe : le chômage élevé, les problèmes structurels et le manque d’innovation. Il est convaincu que l’UEM est une condition nécessaire mais non suffisante en ce sens que, tout en étant un pas positif et en contribuant à accélérer les réformes structurelles, l’euro ne saurait, à lui seul, remédier au problème fondamental de l’Europe. Selon lui, il faudrait procéder d’urgence à une réduction globale des impôts par l’adoption d’un impôt uniforme à faible taux, et y conjuguer une forte réduction des dépenses publiques (par exemple dans le généreux système/filet de sécurité sociale allemand) et la déréglementation des marchés européens du travail et des marchandises. M. Jacquet estime que le mieux serait de réaliser ces réformes à l’échelle de l’UE. Étant donné la timidité traditionnelle de l’Europe sur le plan des réformes, il n’est pas convaincu que cet effort se concrétisera.

M. Manfred Neumann (professeur, Institut d’économie internationale et politique, Bonn) a aussi fait valoir l’autre côté de l’équation, à savoir que l’UEM fonctionnerait beaucoup mieux si les gouvernements déréglementaient davantage les marchés de marchandises et du travail. À ses yeux, c’est là le vrai problème de l’Europe. En Allemagne, par exemple, l’existence de syndicats puissants entrave la baisse du chômage. Il préconise des réductions des taux d’imposition, la réforme des prestations sociales, l’établissement d’un impôt négatif sur le revenu pour subventionner la création de nouveaux emplois dans les régions à bas salaires, ainsi que la déréglementation des marchés du travail pour en atténuer la rigidité. Il a bon espoir que la fiscalité et les pensions soient réformées, mais n’entrevoit aucune réforme du marché du travail. Selon lui, la situation n’est guère meilleure en Italie et en France. La rigidité persistante des marchés du travail a trois conséquences fâcheuses : elle limite les améliorations de la situation de l’emploi au niveau intérieur; elle nuit à la position concurrentielle de l’Europe par rapport à l’Amérique du Nord, dont les marchés du travail sont considérablement plus souples; enfin, elle empêche d’optimiser le fonctionnement de l’UEM.

 

C. L’UEM — Préoccupations et enjeux

1. L’UEM est-elle une « zone monétaire optimale »

On affirme souvent que les onze pays constituant l’UEM ne forment pas une zone monétaire optimale car ils ne possèdent pas certaines des caractéristiques vitales de ce type de zone, notamment la similitude des économies et des cycles conjoncturels. Les pays dont les monnaies sont unies parlent des langues différentes, ont des coutumes différentes, de même que des structures économiques dissemblables, le produit de niveaux de développement hétérogènes. En outre, ils se trouvent à des étapes différentes du cycle conjoncturel. C’est dire qu’ils ont besoin de politiques monétaires différentes. Point plus important encore, la pertinence de l’adoption d’une monnaie unique est essentiellement fonction des mécanismes d’ajustement aux chocs économiques qui se répercutent différemment sur les diverses entités au sein d’une union monétaire. Malheureusement, en Europe, les biens et les capitaux circulent moins librement qu’ils ne le devraient au sein d’une union monétaire, et la structure politique n’est pas de nature à faciliter l’absorption des chocs. Il existe un danger bien réel qu’une monnaie unique exacerbe les tensions politiques au lieu de les atténuer, en transformant des chocs divergents – qui auraient pu être facilement absorbés par des variations du cours de la monnaie, dans l’ancien régime monétaire – en enjeux politiques, et ferments de discorde.

Une première condition au bon fonctionnement d’une union monétaire est que les États membres aient des économies similaires. Lorsqu’un choc externe frappe un secteur économique particulier dans un pays, ses effets devraient être les mêmes dans tous les pays. Idéalement, chaque pays devrait avoir besoin du même ajustement de taux de change.

Une seconde condition est que les cycles économiques des pays formant l’union monétaire soient analogues. En Europe, grâce en partie au Pacte de stabilité et de croissance, il a été possible de réaliser une convergence substantielle des taux de change, des taux d’inflation, des taux d’intérêt et des finances publiques avant l’avènement de l’euro. Toutefois, les structures économiques demeurent distinctes, et les effets de l’effort de convergence commencent à se dissiper. Après avoir affiché des tendances similaires (à en juger par leurs indicateurs économiques), les onze pays de la zone euro ont commencé à enregistrer des taux de croissance divergents, meilleurs (entre 8 et 10 p. 100) dans les pays situés aux confins de l’Europe (Irlande et Finlande, par ex.) que dans ceux situés au cœur de l’Europe (Allemagne et France, notamment). Les pays de ce dernier groupe auraient tout à gagner d’une politique plus stimulante, puisqu’ils n’ont pas encore atteint le plein emploi, tandis que les premiers sont déjà aux prises avec des pressions inflationnistes et n’ont nul besoin d’une politique monétaire souple.

L’écart entre les taux de croissance donne à penser que les turbulences économiques qui ont secoué la scène internationale l’an dernier seraient peut-être responsables d’un choc asymétrique dans la zone euro, qui aurait touché plus particulièrement l’Allemagne. Or, d’après des études sur les zones monétaires optimales, quant les mêmes chocs économiques ont des répercussions différentes dans les divers pays concernés, il n’est peut-être pas avisé de restreindre la souplesse des taux de change. M. Murray était d’avis que le fait d’imposer à un ensemble aussi disparate de pays une politique monétaire unique risquerait fort de finir par ne convenir à aucun, les pays de petite taille situés en périphérie risquant de s’en tirer moins bien que les puissances économiques du centre. Si, par suite d’une perte de souveraineté en matière monétaire ces pays n’atteignent pas leurs objectifs économiques et sociaux, ils pourraient être déçus. Le Comité estime que la formulation d’une politique monétaire unique pour les onze pays participant à l’UEM constituera un défi constant pour la nouvelle Banque centrale européenne.

Le critère de la convergence des cycles conjoncturels revêt une grande importance, car la politique monétaire menée dans le cadre d’une union monétaire telle que l’UEM ne peut répondre aux chocs propres à une région ou à un pays. Lorsque des chocs économiques externes se produisent, leur impact est souvent ressenti de façon asymétrique. Les pays n’appartenant pas à une union monétaire n’en souffrent pas du fait de la souplesse de leur taux de change, laquelle permet d’absorber ce type de choc. Il serait en revanche hautement souhaitable d’arriver à un degré substantiel de convergence des cycles économiques à l’intérieur de l’UEM. Comme l’a fait remarquer M. Manfred Neumann, si toutes les économies de l’union monétaire avaient le même cycle conjoncturel, la BCE pourrait recourir à la politique monétaire comme outil de stabilisation. Toutefois, étant donné la disparité des taux de croissance dans l’ensemble de la région, la BCE a tendance à mener une politique monétaire plus prudente.

On peut avancer les mêmes arguments pour ce qui est des unions monétaires au sein de pays comme les États-Unis et le Canada (par exemple au sujet de la situation de l’Alberta par rapport à celle de l’Ontario), mais ces pays disposent de mécanismes d’ajustement importants qui n’existent tout simplement pas dans le cas de l’Europe. Par exemple, une contraction des prix des produits forestiers touchera l’économie finlandaise et l’économie allemande différemment. Comme les salaires et les prix sont rigides en Europe et que les pays membres de la zone euro ne semblent pas s’employer à réformer en profondeur leurs marchés du travail, comme leur main-d’œuvre est peu mobile (il n’y aurait aucun déplacement en masse des chômeurs finlandais vers des pays où les perspectives d’emploi sont meilleures) et comme le budget limité de l’UE exclut les transferts de fonds publics à grande échelle au sein des onze pays membres de la zone, la Finlande souffrira davantage des chocs économiques externes — qui se produiront inévitablement — du fait de son adhésion à l’union monétaire que cela ne serait autrement le cas.

L’important en matière d’unions monétaires comme l’UEM est qu’en l’absence de taux de change flottants, il faut une certaine souplesse dans d’autres compartiments de l’économie (mobilité de la main-d’œuvre, par exemple). Toutefois, comme Stéphanie Guichard (Centre d’études prospectives et d’informations internationales de Paris) l’a fait observer lorsqu’elle a commenté en détail l’asymétrie et les problèmes que cela peut causer pour une union monétaire, les marchés du travail en Europe sont extrêmement hétérogènes. Malheureusement, l’Europe souffre d’imperfections du marché du travail et de rigidités structurelles bien ancrées, contrairement aux États-Unis et au Canada, où les marchés du travail, les salaires et les prix sont beaucoup plus souples. Une politique monétaire unique doit donc relever deux défis : d’abord, elle doit convenir à un groupe diversifié; ensuite, elle ne peut pas compter sur la soupape de sûreté que représente l’adaptation du marché du travail.

Lorsqu’ils ne disposent pas de la marge de manœuvre qu’offrent des taux de change flottants et une main-d’œuvre mobile, les pays sont contraints d’appliquer une politique budgétaire contracyclique en cas de chocs économiques importants. Il incombe au gouvernement de chaque État membre de décider des ajustements d’ordre budgétaire à effectuer, car les programmes de l’UE ne suffisent pas à régler les problèmes de chômage qui pourraient se produire par suite de l’adoption d’une monnaie unique. Le problème, c’est que la latitude dont dispose l’Europe en matière budgétaire est limitée par suite des contraintes inhérentes au Pacte de stabilité et de croissance, si bien qu’il serait difficile de mettre en place une telle stratégie. Selon de nombreux observateurs, ce pacte a lié les mains des États, puisque ceux-ci ne pourront venir à bout de leurs difficultés économiques par des moyens budgétaires, leur donnant ainsi une raison d’attribuer tout malaise économique à l’euro et à la Banque centrale européenne. L’opinion contraire est qu’il importe de maintenir la convergence des politiques budgétaires des États membres, en exerçant des pressions auprès des pays pour qu’ils harmonisent leurs politiques budgétaires.

L’UEM présente une autre lacune importante, à savoir l’absence d’un organe politique et budgétaire centralisé qui engloberait un régime centralisé de transferts financiers au niveau de l’UE. Selon M. Murray, les chances de réussite de l’UEM seraient bien meilleures si un gouvernement européen central planifiait et coordonnait la politique budgétaire.

Suite aux commentaires d’un membre du Comité, M. Saunders a répondu qu’il convenait de s’interroger sur la pertinence d’une instance politique supérieure. M. Trichet, quant à lui, a tenté de contrer les commentaires négatifs sur l’absence de budget fédéral centralisé en Europe en soulignant que c’était précisément pour pallier cette lacune qu’un Pacte de stabilité et de croissance assorti de sanctions et d’amendes à l’intention des États fautifs avait été mis en place. Il a rappelé que la capacité qu’a l’UE de ramener ses membres dans le droit chemin lui confère davantage d’influence sur les gouvernements des pays membres que n’en a, par exemple, Washington sur la Californie. Il a également précisé que le Traité de Maastricht contient des dispositions en matière de budgets de stabilisation, de sorte qu’une indemnisation est prévue en cas de choc asymétrique.

Le Comité comprend bien que l’UEM a un fondement plus politique qu’économique. Il semble néanmoins que l’Europe soit aux prises avec un problème de taille dans la mesure où l’UE a mis sur pied une UEM sans veiller à ce que les critères mentionnés ci-dessus soient respectés. Avec le recul, il aurait peut-être mieux valu attendre que les structures des économies participantes soient plus alignées et que les mécanismes d’ajustement nécessaires soient en place pour pouvoir faire face à ce type de choc économique. On ne sait trop comment les États membres réagiront aux chocs économiques asymétriques sans ces outils. Il semble évident qu’on doit opérer une réforme structurelle pour que ces mécanismes d’ajustement fonctionnent (et que le processus de convergence doit être maintenu). Jusqu’ici, la volonté d’entreprendre ces réformes, surtout sur les marchés du travail, semble avoir fait défaut.

 

2. L'indépendance de la Banque centrale européenne

La BCE sera-t-elle en mesure de conserver l’indépendance qui lui est essentielle si elle veut répondre aux attentes de la communauté financière internationale, voire remplir son propre mandat, de manière à pouvoir mener une politique monétaire saine qui conduit à la stabilité des prix? En l’absence d’un gouvernement central européen et compte tenu du Traité de Maastricht selon lequel la BCE ne peut être contrôlée politiquement par les gouvernements membres de l’UEM, la BCE jouit d’une autonomie quasiment absolue quant à la fixation des objectifs monétaires et aux instruments utilisés. M. Murray a fait remarquer que cette indépendance était protégée par des moyens législatifs, de façon que la BCE puisse réaliser ses politiques monétaires à long terme. Selon plusieurs des témoins européens, l’indépendance de la Banque n’a pas été mise en péril par des événements récents comme la consolidation du Parlement européen.

Il reste à préciser quels seront les rôles respectifs du Conseil de l’euro ou euro-onze (qui comprend les ministres des finances des onze États participants) et de la BCE. Pour le moment, il risque toujours d’y avoir des tensions entre ce conseil et la direction de la BCE en ce qui concerne la politique monétaire.

La BCE pourra-t-elle résister aux fortes pressions politiques exercées par les gouvernements européens frappés par des récessions sévères? Depuis le lancement de l’euro en janvier 1999, la conduite de la politique monétaire — la BCE aurait dû assouplir les conditions monétaires plus tôt qu’elle ne l’a fait au printemps dernier — et l’incapacité des politiciens à influencer la banque centrale ont causé une certaine frustration.

Mais indépendance et obligation de rendre des comptes sont deux choses distinctes. Le Traité de Maastricht ne prévoit pas clairement que la BCE doit rendre des comptes à un organe en particulier. La BCE fait actuellement des efforts de transparence vis-à-vis des institutions européennes, en soumettant son rapport annuel au Parlement européen et en se présentant quatre fois par an devant une commission du Parlement. De plus, le Conseil des ministres de l’économie et des finances (conseil ECOFIN), qui surveille l’application du Pacte de stabilité et de croissance et qui veille à la coordination des politiques économiques des pays membres de l’UE, a la possibilité d’assister en observateur aux réunions de la Banque.

Le Comité devrait-il craindre que les pouvoirs de la nouvelle banque centrale n’amplifient le « déficit démocratique » de l’UE? En tant que parlementaires, nous estimons heureux que le Parlement européen ait commencé à assumer un rôle plus proactif vis-à-vis des politiques de la BCE et ait convoqué certains de ses représentants pour qu’ils lui expliquent les politiques et les décisions de la Banque. Il est de toute évidence utile de veiller à ce que la Banque soit plus comptable de ses actes. Toutefois, il ne faudrait pas que cette reddition de comptes se fasse aux dépens de l’indépendance fonctionnelle de la Banque.

 

3. Le mandat principal de la BCE

Le Comité a reçu des témoignages contradictoires sur le mandat premier de la BCE. M. Scheid, représentant de la BCE, a fait remarquer que la Banque poursuit une stratégie monétaire fondée sur deux objectifs : d’abord, la stabilité des prix, objectif primordial s’inscrivant dans un ensemble d’indicateurs économiques; ensuite, la croissance monétaire, une valeur de référence préétablie devant être atteinte sur un horizon d’un an. Il a informé les membres du Comité que la BCE ne poursuit aucune cible précise en matière de taux de change; les questions de taux de change revêtent une importance moindre que sous les régimes monétaires précédents, et une telle cible pourrait ne pas être compatible avec la poursuite de la stabilité des prix. Quant à l’objectif de stabilité des prix, il est défini comme l’atteinte d’un taux d’inflation inférieur à 2 p. 100 dans l’ensemble de la zone euro. L’inflation étant de 1,1 p. 100, on estime que la stabilité des prix est chose faite.

En revanche, M. Manfred Neumann, eurosceptique avoué, a indiqué qu’il ne savait trop quelle politique monétaire la Banque se fixait à moyen terme. Il a prétendu qu’il n’existait aucune règle pouvant servir au secteur privé pour établir des plans et faire des prévisions. Il ne pensait pas non plus que la BCE avait suivi une politique monétaire conséquente; même si la croissance de la masse monétaire (M3 = 5,1 %) avait dépassé celle de la valeur de référence (M3 = 4,5 %), les autorités monétaires avaient abaissé les taux d’intérêt. M. Neumann s’est dit en faveur d’objectifs explicites en matière de stabilité des prix, ce qui cadre avec les visées traditionnelles des Allemands.

L’objectif de stabilité des prix de la BCE est-il trop restrictif? D’après ses critiques, la BCE ne devrait pas s’en tenir aussi résolument à la poursuite de ses objectifs, mais devrait tenir compte de l’ensemble des répercussions économiques de sa lutte contre l’inflation. Les critiques estiment aussi qu’il est important que tous les pays de l’UEM poursuivent cette même stabilité des prix, faute de quoi les mesures prises par la BCE pourront être source de conflits entre les États membres et miner l’appui que l’UE trouve parmi le public.

Le dernier point à étudier — d’ailleurs soulevé lors de la mission d’information du Comité en Europe — est le rôle de la BCE en tant que prêteur de dernier ressort. M. Jacquet a informé le Comité que la Banque n’assumera pas ce rôle, mais qu’elle s’appuiera sur l’aide promise par les gouvernements nationaux en cas de crise bancaire importante au sein de l’Europe. Il reste à voir si l’appui financier nécessaire se matérialisera le moment venu. M. de Boissieu était en désaccord avec cette analyse, estimant que la BCE n’aura d’autre choix que de jouer ce rôle de prêteur de dernier ressort.

 

4. Risque accru d’ingérence dans les taux de change et le commerce

Des craintes ont été exprimées, et par des membres du Comité et par des témoins, à propos des risques accrus qu’un bloc unifié comme l’UEM intervienne indûment sur la scène internationale. Bien qu’il soit loin d’être préoccupé par les effets économiques de l’adoption de l’euro, M. Murray nous a dit que le risque d’une ingérence politique de l’Europe dans le domaine des taux de change et du commerce s’est accru. Pour ce qui est des manipulations des devises, M. Murray a affirmé que l’on continuait de s’intéresser en Europe à l’établissement de taux ou de fourchettes cibles pour les principales monnaies du monde — le dollar américain, l’euro et le yen —, ce qui reviendrait à gérer le comportement des monnaies et ne serait pas, à son avis, dans l’intérêt du Canada. Par contre, cette approche — établissement de taux ou de fourchettes cibles — ne recueille pas beaucoup d’appuis en Amérique du Nord, les autorités canadiennes et américaines ne souscrivant pas à l’adoption de zones cibles ou à quelque autre forme d’intervention.

La notion de « forteresse Europe » a également été abordée au cours de la mission du Comité en Europe. Plusieurs témoins ont dit estimer que la création de l’UEM ne donnerait pas lieu à une politique de repli à long terme, tout en reconnaissant que l’Europe est actuellement préoccupée par des questions internes et que le commerce au sein de l’UEM connaîtrait un certain essor à court terme. La plupart des témoins qui ont abordé cette question étaient absolument convaincus qu’un repli sur soi serait contraire aux intérêts à long terme de l’Europe. 

 

5. Incidences sur le secteur financier de l’Europe

L’Europe est connue depuis longtemps pour l’inefficacité et la fragmentation de son système bancaire. Comme M. de Boissieu l’a indiqué au Comité, les forces de la mondialisation et de la déréglementation auraient tôt ou tard entraîné une formidable réorganisation du secteur financier, indépendamment de la création de l’UEM. Plusieurs témoins ont tout de même fait remarquer que l’UEM avait déjà réussi à accélérer le cheminement timide qui s’amorçait dans le sens d’une restructuration du secteur bancaire en Europe. Il semblerait en outre que les marchés des obligations et des valeurs mobilières, auparavant fragmentés, soient devenus plus intégrés et plus liquides bien plus rapidement que prévu, faisant ainsi baisser les coûts de financement des entreprises. M. Wolfgang Neumann (Deutscher Sparkassen — und Giroverband e. V., Bonn) était de cet avis. Il prédit que l’UEM aura des effets importants sur l’industrie des services financiers : une forte poussée des fusions et des acquisitions, une segmentation accrue de l’industrie avec la disparition des marchés nationaux et l’intégration des marchés des actions à travers l’Europe.

M. Murray a fait valoir que, si une telle restructuration apportait à la longue d’importants avantages aux consommateurs européens, elle aggraverait lourdement par contre le chômage et l’instabilité financière pendant la période de transition. Le phénomène déjà marqué de restructuration et de rationalisation bancaires que connaît l’Europe s’accompagne effectivement d’une forte volatilité des marchés financiers. M. de Boissieu, quant à lui, a dit craindre une concentration excessive des sociétés dans le secteur bancaire, la multiplication des fusions pouvant susciter l’adoption d’une politique antitrust.

 

6. L’absence du Royaume-Uni

Le gouvernement britannique dirigé par Tony Blair s’est dit favorable, en principe, à l’idée d’adopter un euro « performant », mais la décision ne sera prise qu’après la tenue d’un référendum après les prochaines élections générales, et une fois satisfaits les cinq critères suivants : (1) convergence des cycles économiques du Royaume-Uni et des pays de l’UEM; (2) assouplissement des marchés du travail; (3) accroissement des investissements au Royaume-Uni grâce à l’UEM; (4) avantages pour le secteur financier britannique; (5) retombées favorables de l’UEM sur la croissance et l’emploi. En février dernier, le gouvernement a rendu public un plan national de passage à l’euro pour remplacer la monnaie britannique.

Cependant, les Britanniques semblent depuis avoir un peu perdu le goût d’adhérer à l’UEM, comme en témoigne le succès considérable des partis opposés à l’UEM lors de l’élection du Parlement européen en juin. On ne sait plus très bien quand aura lieu le référendum proposé, mais il est certain que l’opinion publique jouera un rôle déterminant. Il se prépare à coup sûr une grande bataille politique autour de la question de l’adhésion à l’UEM. Pour tenter d’infléchir l’opinion en faveur de l’adhésion, M. Blair a constitué une coalition de grandes personnalités politiques des trois principaux partis politiques britanniques (le parti travailliste, le parti conservateur et le parti libéral-démocrate).

Lorsqu’il était en Europe, le Comité a entendu des arguments convaincants du très honorable lord Owen contre l’adhésion à l’UEM. Celui-ci a fait valoir les points suivants :

  • Le Royaume-Uni a déjà participé à trois arrangements monétaires continentaux, dont aucun ne s’est révélé durable, et il n’a pas le goût de refaire l’expérience.
  • Adhérer à une union monétaire avec l’Europe continentale équivaudrait à abandonner sa souveraineté en matière de politique monétaire, au moment même où la Banque d’Angleterre réussit à assurer la stabilité monétaire et à contenir l’inflation.
  • Le cycle économique du Royaume-Uni est décalé par rapport à celui de l’Europe continentale, de sorte que le Royaume-Uni n’est pas un bon candidat pour l’UEM. Pour que l’euro-onze puisse être considéré comme une « zone monétaire optimale », les pays membres doivent posséder des économies semblables et afficher le même cycle économique. Ainsi, lorsque se produisent des chocs économiques extérieurs, ils se font sentir de la même façon dans les différents pays. L’idée « d’une seule politique monétaire pour tous » n’est peut-être pas à l’avantage du Royaume-Uni.
  • S’il n’y a pas de flexibilité du taux de change pour absorber les chocs économiques et s’il n’y a pas de mobilité du marché du travail pour réduire le chômage et les disparités régionales, les gouvernements doivent effectuer des transferts financiers pour aider ceux qui en ont besoin. Ces transferts font toutefois l’objet de pressions à la baisse.
  • Les unions monétaires débouchent inévitablement sur des unions politiques.
  • L’adhésion du Royaume-Uni à l’UEM pourrait entraîner une plus grande réglementation de la City et lui faire perdre ainsi son avantage concurrentiel.

Voilà de solides arguments économiques contre l’adhésion du Royaume-Uni à l’UEM pour le moment. Cependant, abstraction faite de ces arguments et en dépit des avantages qu’il y a à rester à l’extérieur de l’UEM et du fait que la croissance économique du Royaume-Uni se porte bien ainsi, plusieurs témoins ont émis l’opinion que le Royaume-Uni finirait par faire le saut. M. Saunders a fait remarquer qu’il pourrait rester à l’écart pendant encore 10 à 15 ans, mais pas pour toujours. Un appui politique grandissant à l’union monétaire accélérerait certainement la décision, a-t-il ajouté. M. de Boissieu estime que l’adhésion se fera vers 2003 ou 2004 puisque, lorsqu’on verra que l’euro donne de bons résultats, le Royaume-Uni préférera adhérer à l’union monétaire plutôt que d’en être exclu. Il ne fait pas de doute que l’influence du Royaume-Uni serait limitée à l’égard des politiques de l’euro s’il n’entrait pas dans la ronde. M. Manfred Neumann a pour sa part fait remarquer que Londres pourrait perdre une partie de sa domination financière en Europe au profit de Francfort, d’où l’intérêt économique pour le Royaume-Uni d’adopter l’euro, pourvu que le taux d’inflation au sein de l’Euroland ne soit pas excessif (c’est-à-dire qu’il ne soit pas supérieur à 4 p. 100). M. Murray et M. Grosche sont aussi d’avis que le Royaume-Uni finira par adhérer à l’UEM.

 

D. Les répercussions de l’UEM au Canada

Le rapport sur l’Europe rédigé en 1996 par le Comité faisait état de diverses répercussions de la nouvelle monnaie unique sur le Canada : les effets possibles de l’UEM sur le taux de change du dollar canadien, sur les habitudes de commerce et d’investissement entre le Canada et l’UE, et sur l’équilibre des pouvoirs dans les forums internationaux de coordination de la politique économique comme le G-7. En ce qui concerne la première éventualité, M. Murray a fait observer que, dans les quatre premiers mois après le lancement de l’euro, le dollar canadien n’avait pas souffert de l’arrivée de la nouvelle devise.

Le commerce du Canada avec les pays membres de l’UEM représente une part relativement petite de ses échanges commerciaux (son commerce avec l’ensemble de l’UE représente seulement 8 à 9 p. 100 de tous ses échanges) et, selon M. Murray, il semble que notre commerce aura de plus en plus tendance à se concentrer dans l’hémisphère. L’évolution de la situation dans la zone de l’euro aura sans doute un impact limité au Canada.

Il demeure que l’UEM et l’intégration européenne devraient avoir un effet positif sur des pays comme le Canada, vu que la monnaie unique et le marché intégré élimineront les coûts des opérations monétaires et les risques associés au taux de change, facilitant ainsi les opérations financières et commerciales. Par ailleurs, si des gains sont réalisés à long terme en Europe dans la productivité, l’investissement et les revenus à cause de l’UEM et des réformes structurelles qu’elle pourra susciter, les forces de « création d’échanges commerciaux » pourraient avantager une économie ouverte comme le Canada (c.-à-d. que la demande de nos produits d’exportation pourrait augmenter).

En revanche, si l’Europe connaît une période de stagnation après l’introduction de la nouvelle devise peut-être à la suite de politiques monétaires et financières trop rigoureuses et de la rigidité persistante du marché du travail , les perspectives commerciales pourraient se détériorer et ouvrir la voie à de nouvelles formes de protectionnisme (la mentalité de la « forteresse Europe »). Il est impossible pour le moment de déterminer l’incidence nette de l’UEM sur le Canada.

Donc, à court terme tout au moins, l’UEM ne devrait pas avoir d’incidence directe sur les échanges commerciaux et les investissements du Canada. Cependant, on ne peut pas en dire autant pour des futurs arrangements monétaires en Amérique du Nord, question beaucoup plus importante pour le Canada. L’introduction de la monnaie unique a déjà relancé l’intérêt pour une monnaie commune avec les États-Unis. Le débat vient d’être engagé au Sénat, dans le milieu universitaire et ailleurs, quant à la valeur de différentes options monétaires en Amérique du Nord. Selon, M. Murray, trois facteurs ont éveillé un tel intérêt : l’effet de démonstration de l’euro, la baisse de valeur importante et prolongée du dollar canadien comparativement au dollar américain, ainsi que l’intérêt nouveau pour la dollarisation (l’adoption de la devise américaine comme monnaie légale) dans des pays comme l’Argentine et le Mexique. On peut certainement ajouter à la liste l’intégration croissante des économies canadienne et américaine observée ces dernières années.

Si différente que soit la situation de l’Amérique du Nord par rapport à celle de l’Europe, des enseignements peuvent être tirés de l’UEM. Prenons d’abord la nécessité d’avoir les bonnes conditions gagnantes : elles ne sont tout simplement pas encore présentes en Europe. Autre point important, les Canadiens devraient donner priorité aux avantages économiques de la décision et veiller à ce que le Canada ne renonce pas totalement à sa souveraineté; les Canadiens, contrairement à bien des politiciens européens, ne sont pas intéressés par une union politique.

Peut-on établir des parallèles entre l’évolution monétaire de l’Europe et la situation en Amérique du Nord? Nous les voyons comme deux situations très différentes. Comme nous l’avons dit, l’Europe a opté pour l’union monétaire afin de faire avancer l’intégration politique alors que le Canada ne souhaite pas d’union politique avec son voisin du Sud. Ce que les Canadiens devraient peser, ce sont les avantages économiques d’une telle décision.

Ensuite, l’économie du Canada, comparée à celle des États-Unis, est très petite. C’est dire qu’elle aurait peu d’influence sur la politique d’une quelconque structure monétaire nord-américaine. En adhérant à une union monétaire avec les États-Unis, le Canada ne pourrait plus tracer sa propre politique dans ce domaine, ce qu’il a fait relativement bien ces dernières années. En d’autres termes, il perdrait sa souveraineté monétaire.

Mais surtout, l’Europe n’a pas cherché à vérifier si toutes les conditions requises pour instaurer une zone monétaire optimale étaient en place avant de se lancer dans la grande aventure. Par conséquent, l’UEM n’est pas le couronnement de l’aventure, mais plutôt un incitatif au changement. Au Canada, le débat semble au contraire se centrer sur la logique économique d’une union monétaire avec les États-Unis.

Rien n’oblige le Canada à prendre une décision rapide sur une union monétaire nord-américaine. Même si l’idée semble bonne à priori en raison de l’ouverture de l’économie canadienne et de sa dépendance à l’égard du commerce canado-américain, il est important de s’assurer que les conditions préalables sont en place. En ce moment, l’économie canadienne est beaucoup plus vulnérable aux chocs extérieurs que celle des États-Unis, en raison surtout de différences dans la structure industrielle ( la nôtre dépend des produits de base) et dans le degré de spécialisation. Les termes de l’échange du Canada et des États-Unis le rapport entre les prix des exportations et ceux des importations ne sont pas touchés de la même façon lorsque les prix mondiaux des produits de base subissent des variations importantes.

Il est certain qu’actuellement les « conditions gagnantes » d’une zone monétaire optimale ne sont pas encore en place à l’intérieur du continent (le Canada et les États-Unis au même point dans le cycle économique, avec des structures économiques similaires; suffisamment de flexibilité dans le marché du travail; un système de transferts financiers au niveau de l’Amérique du Nord). Le gouverneur de la Banque du Canada lui-même aurait dit qu’un jour l’idée serait peut-être plus intéressante sur le plan économique. Le Comité recommande donc :

Recommandation 1 

Que le gouvernement fédéral ne conclue aucun arrangement monétaire commun avec les États-Unis s’il n’a pas la preuve concrète que les conditions requises pour une « zone monétaire optimale » sont en place.

 

Le nouvel arrangement monétaire européen pourrait avoir des effets sur l’influence du Canada sur la scène internationale (par la composition du G-7 par exemple). À terme, le poids du Canada pourrait bien diminuer sur la scène mondiale et, en particulier, dans les débats sur les questions monétaires à l’intérieur du système financier international si trois grands blocs économiques (les États-Unis, l’UE et le Japon) viennent à dominer le monde et à former un G-3. Le Comité ne veut pas que le Canada perde son influence dans les affaires économiques internationales. Il recommande donc :

Recommandation 2 

Que le Canada s’efforce de préserver son rang et son influence en tant que membre de diverses organisations internationales comme le G-7. Il faut résister énergiquement à toute perte d’influence du Canada sur les questions monétaires internationales ou sur d’autres questions économiques de portée plus générale qui serait attribuable à la formation éventuelle d’une structure monétaire mondiale tripolaire (ou autre).

 

Enfin, il importe de mentionner plusieurs autres conséquences possibles de l’UEM. D’abord, avec la restructuration du secteur financier européen, les banques canadiennes se sentiront poussées à se regrouper et à fusionner. On a aujourd’hui l’impression que le Canada va contre la tendance mondiale à la fusion. Ensuite, si la politique budgétaire de l’Europe subit des contraintes, si les marchés du travail demeurent rigides, et si l’on ne dispose pas de la flexibilité associée à une politique monétaire indépendante, l’Europe verra ses options limitées et pourrait envisager un retour au protectionnisme (qu’on pense par exemple au conflit des bananes ou au problème du bœuf). La communauté économique internationale, notamment le Canada, ne serait pas bien servie si l’UEM contribuait à renforcer la mentalité de « forteresse Europe ».


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