La « nouvelle » OTAN et lévolution du maintien de la paix :
conséquences pour le Canada
Chapitre III : La « nouvelle » OTAN
Au chapitre II, nous avons fait lhistorique de lOTAN depuis sa création en 1949 jusquà la fin de la guerre froide. Nous allons maintenant nous pencher sur la transformation de sa raison dêtre et de son mode de fonctionnement, qui a suivi les bouleversements en Europe après la guerre froide et qui se poursuit encore aujourdhui. Nous allons voir, essentiellement, que lOTAN a dû renoncer à sa mission originale soit la défense collective contre une attaque des pays du Pacte de Varsovie et se doter dun nouvel ensemble dobjectifs pour pouvoir continuer à jouer un rôle utile.
Parmi les questions qui seront abordées dans le présent chapitre, il y a le nouveau concept stratégique annoncé en 1999, les opérations « hors zone » et laugmentation du nombre des États membres. Nous aborderons brièvement la question de lIdentité européenne de sécurité et de défense (IESD), dont nous discuterons plus en détail au chapitre VII. Enfin, nous nous arrêterons ici à la question fondamentale du rôle futur du Canada au sein de lOTAN. Le chapitre IV expose plus en détail certaines grandes questions dordre juridique, tandis que le chapitre V examine le rôle de lOTAN au Kosovo, qui a marqué un tournant dans lévolution de la « nouvelle » Alliance.
La fin de la guerre froide a apporté ce que lon a désigné comme le « dividende de la paix ». Nombreux sont ceux qui croyaient que lOTAN devrait être démantelée : lAlliance nétait plus nécessaire, affirmait-on, puisque la menace commune pour lEurope de lOuest et lAmérique du Nord avait disparu et quil était maintenant question de sécurité mondiale. Les « problèmes de paix », comme les conflits ethniques, le séparatisme, le crime international et le trafic de stupéfiants, étaient principalement considérés comme des conflits internes. Dans la mesure où ils exigeaient une concertation internationale, ils pouvaient et devraient être réglés par les Européens par lintermédiaire dun organisme européen comme la Communauté européenne elle-même, lOrganisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) ou une Union de lEurope occidentale (UEO) efficace.(31) En outre, on craignait à lépoque que lappui prêté par la population et le gouvernement à lOTAN ne seffrite aux États-Unis et au Canada.
Pour continuer dexister, lAlliance devait réexaminer en profondeur ses objectifs. Un certain nombre didées comportant un changement radical ont surgi au cours des discussions publiques dès le départ, y compris lélimination de lAlliance et lexercice de ses responsabilités militaires par une organisation de sécurité européenne comme lOrganisation pour la sécurité et la coopération en Europe. De tels arguments ont été présentés surtout par des universitaires, des ONG et dautres observateurs de lextérieur. Au sein de lAlliance, la portée du débat a été plus restreinte, la question principale étant de savoir comment utiliser au mieux les capacités existantes et éventuelles de lOTAN compte tenu de lévolution des besoins de lEurope en matière de sécurité. Le débat a opposé, dune part, ceux qui préféraient que lOTAN sen tienne à son rôle traditionnel dorganisation de défense collective et, dautre part, ceux qui revendiquaient pour elle un rôle plus vaste, y compris la sécurité paneuropéenne. La discussion en est naturellement venue à porter sur laugmentation du nombre des États membres et sur dautres mécanismes devant permettre de resserrer les liens de lOTAN avec les anciens membres du Pacte de Varsovie.(32)
Cependant, au lieu de sétioler, lOTAN a au contraire entrepris de se réinventer en se fixant de nouveaux objectifs, plus pertinents. Ce faisant, elle a soulagé la Communauté européenne devenue par la suite lUnion européenne du fardeau délaborer une véritable politique étrangère et de défense commune au moment même où elle saffairait à resserrer ses liens économiques. Le renouvellement de lOTAN a aussi aidé à procurer un sentiment de sécurité à la Russie, qui désormais ne serait plus confrontée à des actes dhostilité irréfléchis le long de ses frontières occidentales. Par ailleurs, la crainte en Europe de lOuest et en Russie dune Allemagne réunifiée sest apaisée, tandis que le maintien de lOTAN comme alliance a contribué à la sécurité et à lespoir en Europe centrale et orientale.
Bien que les témoins entendus par le Comité aient convenu quil serait prématuré de juger de lissue de ce processus, ils ont reconnu que lOTAN avait cessé dêtre ce quelle avait jadis été : une organisation essentiellement axée sur la défense collective de ses membres dans léventualité dune attaque militaire(33). LOTAN est effectivement une organisation de sécurité européenne ayant une gamme croissante de fonctions et de responsabilités et une approche de plus en plus proactive du maintien de la sécurité, dans le cadre à la fois dopérations militaires « hors zone » et dactivités non militaires. Elle na pas renoncé à ses responsabilités traditionnelles, mais celles-ci sinscrivent désormais dans une gamme élargie de fonctions qui a récemment trouvé son expression dans le nouveau concept stratégique rendu public à Washington le 24 avril 1999, à loccasion du cinquantième anniversaire de lOTAN.
Lorsque la désintégration de la Yougoslavie a débuté par des déclarations dindépendance de la Slovénie et de la Croatie le 25 juin 1991 il est vite devenu clair que les Européens étaient loin dêtre prêts à faire face à de telles crises, soit en formant une alliance temporaire soit en ayant recours à lune de leurs organisations, par exemple lUEO. Par la même occasion, force leur fut de constater que la construction dune Identité européenne de sécurité et de défense (IESD) efficace nécessiterait des années de dur labeur.(34)
Par conséquent, lOTAN a entrepris de combler le vide. Dès 1991, les États membres ont commencé à redéfinir son rôle, à réorganiser sa structure de commandement et à augmenter le nombre de membres. LAlliance allait cesser de sintéresser uniquement à la défense des pays de sa « région », cest-à-dire les pays tenus par larticle 5 du traité de 1949 dassurer une défense commune. Elle allait plutôt se préoccuper du maintien de la paix à lintérieur des États souverains situés aux frontières de la région de lOTAN ; cela signifiait quelle devait essayer de soccuper des causes ethniques, économiques et politiques des conflits à lintérieur de ces États. Autrement dit, lOTAN sest donné un nouveau rôle de maintien de la paix ou de rétablissement de la paix.
À la réunion quils ont tenue à Rome en 1991, les chefs dÉtat et de gouvernement de lOTAN ont convenu que :
Les risques pour la sécurité des Alliés sont moins susceptibles de résulter dune agression calculée contre leur territoire que des conséquences négatives de troubles attribuables aux graves difficultés économiques, sociales et politiques, y compris des conflits ethniques et des revendications territoriales, auxquelles sont confrontés de nombreux pays dEurope centrale et orientale. Les tensions qui peuvent en résulter, dans la mesure où elles demeurent limitées, ne devraient pas menacer directement la sécurité et lintégrité territoriale des membres de lAlliance. Elles pourraient cependant déboucher sur des crises nuisibles à la stabilité de lEurope, voire sur des conflits armés auxquels pourraient être mêlées des puissances de lextérieur, ou déborder dans des pays de lOTAN, et avoir ainsi une incidence directe sur la sécurité de lAlliance.(35)
Au cours des huit années qui ont suivi, le caractère de lOTAN a changé. Oui, lAlliance devait continuer à exercer son ancienne fonction, qui consistait à assurer la défense collective de ses membres, mais sa préoccupation principale serait désormais la sécurité générale de ses membres et de leurs voisins. Elle mettrait au premier plan les conditions existant dans les États de « létranger proche », cest-à-dire les États frontaliers non-membres. Elle devait, pour accroître la sécurité, entretenir des relations amicales avec les pays « hors zone » sétendant à lest de ses frontières. Le Partenariat pour la paix a donc été lancé en 1994. Le Conseil de coopération OTAN-Russie a été créé pour promouvoir le respect mutuel et la bonne entente avec la Russie. En outre, il fut décidé délargir la zone de lOTAN en admettant dans ses rangs certains pays dEurope de lEst. Cest ainsi que, le 12 mars 1999, la Pologne, la Hongrie et la République tchèque en sont devenues membres.
« Létranger proche » oriental a toujours été et demeure un sujet de profonde inquiétude pour les membres de lOTAN, et ce, pour deux raisons. Premièrement, les conflits dans les pays de « létranger proche », quils soient attribuables à des hostilités raciales, ethniques ou religieuses, à des systèmes économiques désuets ou à un mauvais gouvernement, risquent, a-t-on toujours cru, dexploser et de sétendre, doù de graves répercussions pour lEurope de lOuest, voire même pour le Canada et les États-Unis. Deuxièmement, étant donné lintensité des animosités dans ces pays et la tendance pour leurs dirigeants politiques à exploiter ces animosités, les conflits qui y surgissent ont toujours été et demeurent susceptibles de se solder par de graves violations des droits de la personne.(36)
Un rôle nouveau et plus vaste pour lOTAN
À la réunion du cinquantième anniversaire tenue à Washington les 23 et 24 avril 1999, les chefs dÉtat et de gouvernement de lOTAN ont réaffirmé leur engagement à légard dun rôle qui va bien au-delà de la défense militaire. Ayant reconnu que, dès sa création, lOrganisation devait servir non seulement de coalition contre un ennemi commun, mais aussi dalliance au service de la paix et de la stabilité dans la région euro-atlantique, les dirigeants ont déclaré ceci :
Lobjectif essentiel et immuable de lAlliance, tel quil est énoncé dans le Traité de Washington, consiste à sauvegarder la liberté et la sécurité de tous ses membres par des moyens politiques et militaires. Sur la base des valeurs communes que constituent la démocratie, les droits de lhomme et le règne du droit, lAlliance sattache depuis sa création à assurer un ordre pacifique juste et durable en Europe. Elle poursuivra sur cette voie. La réalisation de ce dessein peut être compromise par des crises et des conflits affectant la sécurité de la région euro-atlantique. Cest pourquoi lAlliance non seulement veille à la défense de ses membres mais contribue à la paix et à la stabilité dans cette région.(37)
En analysant le rôle de lOTAN, les dirigeants ont insisté sur sa détermination à assurer la sécurité de ses membres par des moyens qui vont bien au delà des préoccupations de la guerre froide : « LAlliance est au coeur des efforts déployés pour établir de nouvelles formes de coopération et de compréhension mutuelle à travers la région euro-atlantique, et elle sest engagée en faveur de nouvelles activités essentielles favorisant linstauration dune stabilité plus large ».(38)
LOTAN et les interventions humanitaires
La Déclaration de Washington a aussi consolidé la position de lOTAN relativement aux objectifs humanitaires, faisant ressortir, par exemple, les efforts quelle avait déployés en ex-Yougoslavie : « [LOrganisation] montre la profondeur de cet engagement par ses efforts visant à mettre fin aux immenses souffrances humaines engendrées par le conflit dans les Balkans »(39).
Les dirigeants ne considèrent pas non plus ce travail comme facile ni comme susceptible de prendre fin sous peu. Ils sont conscients de la complexité du nouveau maintien de la paix et de la difficulté dempêcher des conflits locaux de dégénérer en épidémies et de sétendre bien loin de leurs points de départ.
La sécurité de lAlliance reste exposée à des risques militaires et non militaires très divers, qui viennent de plusieurs directions et sont souvent difficiles à prévoir. Ces risques comprennent lincertitude et linstabilité dans la région euro-atlantique et alentour, et la possibilité de voir se produire à la périphérie de lAlliance des crises régionales, susceptibles dévoluer rapidement. Certains pays de la région euro-atlantique et alentour sont confrontés à de graves difficultés économiques, sociales et politiques. Des rivalités ethniques et religieuses, des litiges territoriaux, le caractère inadéquat ou léchec des efforts de réforme, des violations des droits de lhomme et la dissolution dÉtats peuvent conduire à une instabilité locale et même régionale. Les tensions qui en résulteraient pourraient déboucher sur des crises mettant en cause la stabilité euro-atlantique, engendrer des souffrances humaines, et provoquer des conflits armés. De tels conflits pourraient affecter la sécurité de lAlliance par exemple en sétendant à des pays voisins, y compris à des pays de lOTAN, et pourraient également affecter la sécurité dautres États.(40)
Il ne fait aucun doute que les divers membres de lAlliance envisagent différemment les répercussions de son nouveau rôle; pourtant, ils ont uni leurs efforts pour collaborer à la mission en Yougoslavie et au Kosovo, quils citent comme exemple du nouveau style de maintien de la paix de lOTAN.
Le nouveau concept stratégique
Le nouveau concept stratégique révise officiellement la mission de défense collective de lOTAN issue de la guerre froide pour en faire une organisation qui, pour reprendre les termes du Secrétaire général de lépoque, M. Javier Solana, garantira la sécurité en Europe et assurera la défense des valeurs démocratiques « à lintérieur et à lextérieur de nos frontières ». La nouvelle stratégie nest guère différente de celle adoptée en 1991 quand lUnion soviétique existait encore, spécialement en ce qui concerne la politique en matière darmes nucléaires, mais le nouveau texte sanctionne officiellement lintervention de lOTAN en dehors de son territoire. LAlliance réaffirme aussi sa politique de « porte ouverte » à légard de ladhésion éventuelle de nouveaux membres, mais a choisi de nen nommer aucun pour le moment.(41)
Dans le nouveau concept stratégique, cest le Conseil de sécurité des Nations Unies qui assume la principale responsabilité en matière de paix et de sécurité internationales, mais laction de lAlliance nest pas pour autant subordonnée à son approbation. Afin de tenir compte de lélargissement du mandat de lAlliance, qui lui permet maintenant dintervenir à des fins qui ne sont pas purement défensives (ce qui suppose que lintervention doit nécessairement faire suite à une attaque), on a supprimé dans le nouveau concept stratégique une phrase qui y figurait en 1991, où lon disait que lOTAN était « une alliance purement défensive » et quelle « nutiliserait jamais aucune de ses armes sauf en cas de légitime défense »(42). Inutile de dire quil aurait été difficile, dans ce contexte, de réclamer un accroissement des activités « hors zone ».(43)
Malgré les efforts de certains pays, comme lAllemagne et la Grande-Bretagne, la participation des États membres aux nouvelles formes dintervention de sécurité de lOTAN demeure à la discrétion de chacun (tout comme dailleurs leur participation aux missions de maintien de la paix de lONU). Voilà qui va à lencontre de larticle 5 du Traité de Washington, qui exige que les membres se viennent en aide mutuellement lorsquils sont la cible dune attaque.
Les membres de lOTAN doivent aussi « sauvegarder les intérêts de sécurité communs » et être prêts à intervenir dans la gestion des crises et les opérations dintervention en cas de crises, y compris en dehors du territoire de lAlliance(44). Sur ce point-là, à tout le moins, il semble, daprès des observateurs, que les États-Unis se soient rendus aux arguments de certains de leurs alliés. Avant le sommet, les États-Unis espéraient que lOTAN se donnerait un mandat élargi lui permettant de réagir à un vaste éventail de menaces qui pourraient éventuellement peser sur des valeurs et des intérêts communs, sans préciser de limite géographique aux opérations de lAlliance. Finalement, la formulation du concept stratégique reflète plus fidèlement les vues des membres européens de lOTAN, précisant une sphère dintérêts dans la « région euro-atlantique » et parlant de léventualité de crises qui se produiraient « à la périphérie de l'Alliance ».(45)
Quentend-on exactement par « région euro-atlantique »? Il importe de savoir quil nexiste aucun consensus clair sur cette question. La plupart des membres considèrent que les Balkans sont inclus, mais seule la France estime que lAfrique du Nord en fait partie, tandis que les Allemands incluent volontiers les pays du flanc est. En règle générale toutefois, les Européens considèrent les régions en question comme étant proches de leurs frontières - ou, à tout le moins, de leurs intérêts.
Si lénoncé du nouveau concept stratégique est bien loin du mandat que recherchait initialement Washington, qui aurait préféré un texte appuyant davantage les opérations en dehors de lEurope (comme celles en Iraq, par exemple), il reste que les États-Unis ne trouveront pas ce texte indûment restrictif lorsque leurs intérêts nationaux seront en jeu. Immédiatement après la publication du nouveau concept stratégique, Washington a affirmé que la question de savoir où lOTAN peut intervenir en dehors de ses frontières ne relevait pas de considérations géographiques.(46)
Dailleurs, après la campagne aérienne contre la Yougoslavie, le président Clinton a de nouveau répété que les États-Unis considéraient que lOTAN avait un rôle à jouer bien au-delà de ses frontières actuelles. Lors dune visite au Kosovo le 22 juin 1999, Clinton aurait dit que lOTAN pourrait intervenir ailleurs, en Afrique ou en Europe centrale, pour lutter contre la répression(47). Cela ne devrait étonner personne. Les États-Unis, en tant que puissance mondiale, ont des intérêts et des responsabilités denvergure mondiale et, pour eux, la notion dexternalité nest pas restrictive. Pour ce pays du moins, la région euro-atlantique est un concept denvergure mondiale.
Politique relative aux armes nucléaires
Dans le contexte du nouveau concept stratégique, lAlliance maintient que les « armes nucléaires apportent une contribution unique en rendant incalculables et inacceptables les risques que comporterait une agression contre l'Alliance ». On qualifie d« extrêmement improbables » les circonstances dans lesquelles on pourrait avoir à envisager le recours à larme nucléaire, et les forces nucléaires et conventionnelles de lOTAN seront maintenues au « niveau minimum suffisant ». En outre, bien que lon considère comme « hautement improbable » une agression conventionnelle de grande envergure dirigée contre l'Alliance, le concept stratégique précise néanmoins que « la possibilité de l'apparition d'une telle menace à long terme existe [toujours] ».(48)
Par la suite, lOTAN a entendu les appels du Canada et de lAllemagne, qui réclamaient une révision de sa politique nucléaire. Elle a chargé son Comité politique principal de sen occuper et den rendre compte aux ministres dici décembre 2000.
Le Sommet de Washington sest aussi efforcé de prévoir lélaboration dune Identité européenne de sécurité et de défense (IESD). Alors que le concept stratégique reprenait les vues traditionnelles de lOTAN sur le sujet, le Communiqué du Sommet, lui, est allé beaucoup plus loin. Le premier précisait simplement que lOTAN aiderait les alliés européens à agir par eux-mêmes, les moyens de lOTAN étant mis à la disposition de lUnion européenne de lOuest (UEO) au besoin et avec le consentement des membres de lOTAN.(49)
Dans le Communiqué, on reconnaît la volonté de lUE datteindre une « capacité daction autonome » et lon convient délaborer davantage le « concept relatif à lutilisation de moyens de lOTAN séparables, mais non séparés, pour des opérations dirigées par lUEO ». Plus loin, le Communiqué réclame lappui de lOTAN dans quatre domaines principalement : la planification, le transport de charges lourdes, le commandement et le contrôle, et le renseignement.
Le Conseil européen a réaffirmé son intention de donner suite à lIESD lors de son Sommet de Cologne le 3 juin 1999. Il a convenu que lUnion européenne « doit disposer dune capacité daction autonome soutenue par des forces militaires crédibles, avoir les moyens de décider dy recourir et être prête à le faire afin de réagir face aux crises internationales, sans préjudice des actions entreprises par lOTAN ». Si lon sentend sur ce qui précède, il reste encore bien des détails à régler en ce qui concerne la politique européenne de sécurité et de défense. Lune des questions les plus difficiles est de déterminer comment impliquer de façon satisfaisante les membres de lUE non alliés et les pays de lOTAN nappartenant pas à lUE.(50)
Enfin, les questions de lélargissement de lAlliance et des rapports avec la Russie ont continué de retenir lattention au Sommet. La nature de la menace a considérablement changé. Les appréhensions entretenues au sujet dune possible agression par lUnion soviétique ou par les pays du Pacte de Varsovie, qui ont été au coeur des préoccupations de lOTAN pendant ses quarante premières années dexistence, ont en grande partie fait place à des inquiétudes suscitées par linstabilité régnant dans ces mêmes pays. Ainsi, lélargissement de lAlliance et des autres liens peut être perçu comme un moyen dassurer une plus grande stabilité en permettant indirectement la participation économique de lEurope de lEst.(51) Les États-Unis ont toujours été dardents partisans dune expansion de lOTAN, même lorsquil ny avait aucune menace militaire apparente.
En 1999, les dirigeants de lAlliance ont choisi de refuser le statut de membre aux neuf États aspirants (Albanie, Bulgarie, Estonie, Lettonie, Lituanie, Macédoine, Roumanie, Slovaquie et Slovénie), tout en précisant que les trois nouveaux membres ne seraient pas les derniers.(52)
Parallèlement, lAlliance a réitéré la nécessité de maintenir lengagement de la Russie. Le Communiqué note que les « relations étroites entre lOTAN et la Russie sont dune grande importance pour la stabilité et la sécurité dans la région euro-atlantique ».(53) Il nest toutefois pas évident pour tout le monde quun place suffisante est faite à la Russie.
Le Conseil de partenariat euro-atlantique
Les bonnes relations avec les anciens membres du Pacte de Varsovie sont soutenues par le Conseil de partenariat euro-atlantique (CPEA). Le Conseil a été créé en 1997 en tant que successeur paneuropéen élargi du Conseil de coopération nord-atlantique (CCNA), groupe de pays de lOTAN et de lex-Pacte de Varsovie engagés depuis 1991 dans des discussions relatives à la sécurité et aux plans de défense. Le programme Partenariat pour la paix (PPP), lancé en 1994, rassemble les forces armées de 27 pays en vue dune formation et dexercices conjoints et de consultations sur la sécurité. On nous a dit que le CPEA avait concrètement contribué à lentente mutuelle entre les forces armées des pays participants et à la capacité des membres de lOTAN et dautres pays de coordonner leurs efforts pour une variété de rôles, dont le maintien de la paix(54). En outre, en 1997 était signé lActe fondateur entre lOTAN et la Russie. Cette entente établit les fondements dun partenariat stratégique entre lOTAN et la Russie, habilitant cette dernière à travailler avec lOTAN dans des domaines dintérêt commun comme la sécurité nucléaire et le maintien de la paix. Le mécanisme de consultation est le Conseil conjoint permanent OTAN-Russie (CCP).
Le nouveau concept stratégique devait servir de guide en matière de stratégie et de structure des forces pour des années à venir. Cependant, comme son prédécesseur le concept stratégique de 1991, vite devenu désuet en raison de leffondrement de lUnion soviétique , la version actuelle est déjà remise en question depuis lintervention au Kosovo. LAlliance et les divers gouvernements sont en train de faire le bilan du Kosovo et den évaluer les implications pour la future stratégie de défense et dapprovisionnement.
Considérations futures pour le Canada et lOTAN
Compte tenu de ce qui précède, une question simpose : « Quel devrait être le rôle du Canada dans la « nouvelle » OTAN? ». Cette question en implique dautres, à savoir : « Devons-nous en fait rester au sein de lAlliance et, dans laffirmative, quels devraient être la nature et le niveau de notre engagement ? »
Il est difficile de répondre à ces questions en raison de la nature évolutive de lOTAN, que nous avons déjà évoquée, et de lincertitude de lavenir. LIdentité européenne de sécurité et de défense deviendra-t-elle de facto un mécanisme de défense de lUnion européenne? Les conjectures abondent sur la forme quelle prendra, mais il semble certain que lOTAN continuera dévoluer et que ces changements auront nécessairement des répercussions importantes sur le rôle du Canada. Le Comité ne pense pas que le Canada devrait quitter lOTAN; il se pourrait toutefois que la partie européenne de lOTAN évolue de telle sorte que le Canada finisse par en être exclu.
Le Canada, les États-Unis et lEurope partagent des valeurs et un héritage communs.(55) Il est bien connu que le Canada na pas dennemis héréditaires, mais il a certainement des amis et des alliés de longue date, qui sont pour la plupart nos pairs de lOTAN. Il est difficile de concevoir un scénario (autre quune mission de maintien de la paix traditionnelle) dans lequel le Canada déploierait ses forces outre-mer indépendamment de ses alliés(56). Compte tenu des liens étroits qui nous unissent à nos amis euro-américains, il serait insensé pour le moment denvisager dabandonner une alliance propice à la discussion et à la planification. Le monde évolue, tout comme dailleurs les intérêts de sécurité du Canada, et la situation pourrait être tout autre dans quelques années : dautres alliances régionales pourraient voir le jour dans des régions comme lAsie-Pacifique, mais dans un avenir prévisible lOTAN demeurera le grand rempart de notre défense.
Le défi pour le gouvernement est de faire en sorte que la voix du Canada soit entendue lorsque lAlliance prend des décisions. Si les Canadiens ne peuvent pas voir que leur investissement dans la sécurité militaire et que les opérations de lAlliance comme celle du Kosovo leur assurent une influence sur les orientations plus vastes de la politique de lAlliance, alors ils commenceront à sinterroger au sujet de notre engagement et à y voir lexpression dépassée dune politique désuète.
Conclusions et recommandations
LOTAN a cessé dêtre ce quelle était jadis, cest-à-dire une organisation essentiellement axée sur la défense collective de ses membres dans léventualité dune attaque militaire. Elle est devenue une organisation de sécurité européenne ayant une gamme croissante de fonctions et de responsabilités et une approche de plus en plus proactive du maintien de la sécurité, dans le cadre à la fois dopérations militaires « hors zone » et dactivités non militaires. La « nouvelle » OTAN continue dévoluer et il est difficile de prévoir quelle forme elle prendra dans lavenir.
Entre-temps, le rôle du Canada au sein de lOTAN a diminué au fil des ans. La croissance de lUnion européenne et la récente expansion de lAlliance ne sont évidemment pas étrangères à ce phénomène. Lexpérience du Kosovo nous a rappelé que notre pays na pas au sein de lOTAN le niveau dinfluence en matière de prise de décisions auquel les Canadiens pourraient sattendre. Notre contribution militaire à lOTAN décline depuis de nombreuses années et, quel que soit le niveau de compétence de notre personnel, la taille de notre budget de défense est telle que nous sommes perçus par de nombreux interlocuteurs de lextérieur comme un pays qui ne fait pas sa part au sein de lAlliance. De telles affirmations ont de quoi choquer, étant donné que lengagement long de près dun siècle du Canada vis-à-vis de la sécurité en Europe occidentale na jamais été reconnu sur le plan militaire ni ne sest traduit par un resserrement des liens économiques, comme on sy attendait à lépoque où larticle 2 de la Charte a été rédigé.
Lexpansion récente de lOTAN et les perspectives dexpansion future ont de quoi inquiéter; le Comité a recueilli des témoignages partagés à ce propos. Il semble toutefois clair que, quel que soit le bien-fondé de lexpansion, on nen a pas suffisamment analysé les conséquences pour le Canada. Ladjonction de trois nouveaux membres, trois nouveaux alliés, sest faite presque sans débat au Sénat et à la Chambre et n'a suscité pratiquement aucun débat public.(57)
Il faut sattendre à tout le moins à ce que la poursuite de lexpansion comporte des défis au chapitre de la prise de décisions et de ladministration interne au sein de lOTAN. Compte tenu des perspectives dexpansion future, les Canadiens doivent être tenus davantage au courant des implications dune telle situation et participer davantage à toute nouvelle décision, ce qui pourrait se faire par le truchement dun débat au Sénat et à la Chambre des communes.
En définitive, le Comité en arrive à la conclusion que lOTAN importe toujours pour le Canada. Malgré lincertitude entourant la « nouvelle » OTAN et les effets de lIdentité européenne de sécurité et de défense (voir ci-après), la poursuite de lengagement du Canada vis-à-vis de la sécurité européenne dans le contexte de lOTAN représente un complément nécessaire à sa relation avec les États-Unis en matière de sécurité et de défense de lAmérique du Nord. Notre investissement dans lAlliance et nos contributions aux activités de lOTAN devraient donner au Canada voix au chapitre et lui permettre dexprimer ses valeurs de manière à influer sur la prise de décisions en Occident, même lorsque ses propres intérêts ne sont pas directement menacés. Cest là un objectif légitime de notre politique étrangère et un investissement judicieux de nos ressources.
Les intérêts du Canada en matière de sécurité ne doivent pas reposer sur des concepts datant de 1949. Nous avons un intérêt dans la sécurité de lEurope, qui doit sexprimer en termes logiques à la fois pour le Canada et pour lEurope daujourdhui. Notre contribution à la sécurité collective - qui est de toute évidence la voie à suivre pour un pays comme le nôtre -doit être perçue comme utile et pertinente par nos partenaires de lAlliance et par les Canadiens.
Recommandations
1) Que le gouvernement du Canada veille à ce que tous les membres de lAlliance , y compris le Canada, soient pleinement et convenablement consultés avant un déploiement « hors zone » des forces de lOTAN et, sil estime que la question na pas été pleinement débattue, quil remette sérieusement en question la participation du Canada à lopération.
2) Que toute intervention du Canada dans les opérations de lOTAN soit assortie dune participation claire et significative de celui-ci à la prise de décisions au sein de lAlliance.
Chapitre IV : La « nouvelle » OTAN Questions dordre juridique
Au cours des dernières années, mais surtout dans le sillage du conflit kosovar, trois grandes questions ont été soulevées à propos de la « nouvelle » OTAN. Premièrement, on s'est demandé si lOTAN devait sengager dans des opérations « hors zone » (cest-à-dire à lextérieur du territoire des États membres) et, dans laffirmative, dans quelle mesure elle devait le faire. Deuxièmement, on sest interrogé à maintes reprises sur le fondement juridique d'opérations telles que les missions de maintien de la paix et dintervention durgence, qui ne découlent pas des obligations de défense mutuelle définies à larticle 5 du Traité de lAtlantique Nord de 1949. Troisièmement, la possibilité dune action unilatérale, cest-à-dire non sanctionnée par les Nations Unies, s'est posée avec acuité après la campagne de Kosovo. Il faut donc se demander comment lAlliance doit réagir lorsque son intervention soppose au veto dun ou de plusieurs membres permanents du Conseil de sécurité des Nations Unies.
Les opinions sur ces questions divergent beaucoup entre les pays membres de lOTAN et à lintérieur de ceux-ci. Les États-Unis et, dans une certaine mesure, le Royaume-Uni ont tendance à prôner une Alliance robuste et vaste qui, en plus de sa fonction de base en tant quorganisme de défense mutuelle, pourrait au besoin mener des interventions militaires quasiment nimporte où au monde, si ses intérêts étaient menacés. De plus, les États-Unis ont parfois laissé entendre que lautorisation préalable de lONU nétait pas nécessaire pour donner un fondement juridique à de telles interventions. Dautres membres de lAlliance, notamment la France, semblent préférer que lAlliance demeure à lintérieur de ses frontières et que les opérations ne découlant pas de larticle 5 ne soient entreprises qu'avec lautorisation du Conseil de sécurité, mais ce point de vue est loin dêtre partagé par tous.
Pour ce qui est de la zone dintervention, le nouveau concept stratégique de lAlliance, adopté au sommet davril 1999, indique clairement que la zone euro-atlantique est le principal point de mire de lOTAN. Pourtant, on peut interpréter le document comme une justification dopérations de lAlliance au-delà de cette zone, à condition que de telles opérations soient liées à la paix et à la stabilité dans la zone euro-atlantique.
Même si le nouveau concept stratégique semble appeler une autorisation du Conseil de sécurité de lONU ou, à tout le moins, un mandat de lOrganisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), la récente intervention de lOTAN contre la Yougoslavie - l« opération Force alliée » - porte à croire que lAlliance est disposée, dans certains cas, à mener des opérations militaires sans autorisation du genre.
Membre fondateur de lAlliance de lAtlantique Nord, le Canada sest vigoureusement engagé à maintenir la paix et la sécurité en Europe. Mais il est aussi membre fondateur et un ardent défenseur de lONU, de même quun chef de file dans les efforts visant à faire avancer les causes de la paix et des droits de la personne par la voie du droit international. Il y a longtemps que ces principes sous-tendent la politique étrangère canadienne. Par conséquent, le Canada a à cur les rapports entre l'OTAN et lONU.
La légalité des opérations « hors zone »
Le droit international sintéresse davantage à ce que font les États ou groupes dÉtat quaux endroits où leurs interventions ont lieu. De plus, ni le traité fondateur de l'OTAN ni la Charte de l'ONU n'interdisent à lAlliance de mener des opérations « hors zone ».
Bien que larticle 10 du Traité de lAtlantique Nord de 1949 (Traité de Washington) limite les nouvelles adhésions à lOTAN aux États européens, le Traité ne prévoit aucune restriction géographique pour ce qui est des interventions de lAlliance. Sur le plan opérationnel, le Traité de Washington ne porte véritablement que sur la défense collective en réponse à une agression externe. Ce rôle opérationnel suppose implicitement la conduite dopérations militaires dans le territoire des États membres ou de pays alliés ou coopérants, ainsi que dans le territoire ennemi ou occupé par lennemi.
Lautre principale source de droit international pertinent est la Charte des Nations Unies. Le chapitre VIII de cette charte traite des « accords régionaux » tels que lOTAN.
- Le paragraphe 52(1) reconnaît la légitimité de ces organismes régionaux et de leur participation à des opérations de maintien de la paix et de la sécurité internationales lorsque ces opérations « se prêtent à une action de caractère régional ».
- En vertu du paragraphe 53(1), le Conseil de sécurité de lONU est tenu « sil y a lieu » de recourir à de tels organismes régionaux pour mener à bien des actions coercitives découlant du chapitre VII de la Charte (« action en cas de menace contre la paix, de rupture de la paix et dacte dagression »).
Rien dans la Charte ninterdit aux organismes militaires régionaux dintervenir en dehors de leur région. Au plus, il semblerait que la Charte accorde au Conseil de sécurité la possibilité dexclure la participation dun organisme régional à une action coercitive.
La légalité des opérations ne découlant pas de larticle 5
Encore plus fondamentale, du point de vue juridique, que la question du territoire sur lequel lOTAN peut intervenir est celle de savoir si lAlliance est confinée à des mesures de défense collective, ou si elle peut entreprendre des opérations appuyant la sécurité des populations de façon plus générale. En particulier, lOTAN est-elle légalement habilitée à intervenir dans les affaires des États non-membres et, dans laffirmative, dans quelles circonstances? De telles interventions ne découleraient pas de larticle 5.
Comme nous lavons déjà signalé, larticle 5 est lessence même du Traité de Washington. En voici le texte :
Les parties conviennent quune attaque armée contre lune ou plusieurs dentre elles survenant en Europe ou en Amérique du Nord sera considérée comme une attaque dirigée contre toutes les parties, et en conséquence elles conviennent que, si une telle attaque se produit, chacune delles ( ) assistera la partie ou les parties ainsi attaquées en prenant aussitôt ( ) telle action quelle jugera nécessaire, y compris lemploi de la force armée, pour rétablir et assurer la sécurité dans la région de lAtlantique Nord.
Au cours de la dernière décennie, lOTAN a assumé des fonctions militaires additionnelles. Dans le concept stratégique de lOTAN adopté en avril 1999, la gestion des crises et les interventions durgence ayant trait à la sécurité et à la stabilité dans la zone euro-atlantique figurent parmi les cinq « tâches de sécurité fondamentale » de lAlliance.(58) Il pourrait sagir dopérations de maintien de la paix ou dautres interventions menées sous légide du Conseil de sécurité de l'ONU ou de lOSCE.
À proprement parler, le Traité de Washington nautorise aucun autre type dopération militaire que lautodéfense collective prévue à larticle 5.(59) Toutefois, le fait que lOTAN puisse mener des opérations qui ne découlent pas du traité sur lequel repose lAlliance signifie non pas que de telles opérations sont illégales, mais qu'un État membre n'est pas tenu dy participer.
Cest ce que reconnaît effectivement le nouveau concept stratégique de lOTAN, qui stipule que lAlliance mènera de telles opérations par consensus et au cas par cas, et que la participation à de telles opérations demeure « soumise aux décisions que prendront les États membres conformément à leur constitution nationale ». Autrement dit, contrairement à lobligation quimpose larticle 5 de défendre un allié de lOTAN en cas dagression, lengagement dans une intervention ne découlant pas de larticle 5 nest pas implicite dans la ratification du Traité de Washington.
LAlliance a déjà participé à un certain nombre dopérations ne découlant pas de larticle 5 dans les efforts de maintien de la paix en ex-Yougoslavie(60). À lexception de lintervention contre la Serbie dans le conflit au Kosovo, toutes ces opérations avaient été approuvées par le Conseil de sécurité de lONU.
LOTAN et la Charte
La Charte des Nations Unies est un document spécial en droit international. En plus de fixer les règles dappartenance et les procédures institutionnelles dune organisation internationale, elle constitue une déclaration des normes fondamentales du droit international qui sont de portée universelle. Tous les États membres de lOTAN sont également membres des Nations Unies et sont donc explicitement tenus de respecter les modalités de la Charte.
Pour que les opérations de lOTAN soient valides en vertu du droit international, elles doivent être compatibles avec la Charte des Nations Unies. Larticle 7 du Traité de Washington stipule en effet que les obligations des États membres de lAlliance sont assujetties à celles énoncées dans la Charte et à lautorité supérieure du Conseil de sécurité pour les questions ayant trait à la paix et à la sécurité internationales. La soumission à lautorité de la Charte des Nations Unies et du Conseil de sécurité est réaffirmée dans le nouveau concept stratégique de lOTAN.
La Charte de lONU et le recours à la force
Parmi les normes de droit international que reprend la Charte, la priorité est de toute évidence accordée aux questions touchant la paix et la sécurité internationales et, en particulier, à lobjectif de faire cesser les guerres dagression en limitant strictement le recours à la force entre États.
La règle fondamentale pour ce qui est du recours à la force entre États est énoncée à larticle 2 de la Charte :
2(3) Les Membres de lOrganisation règlent leurs différends internationaux par des moyens pacifiques, de telle manière que la paix et la sécurité internationales ainsi que la justice ne soient pas mises en danger.
2(4) Les Membres de lOrganisation sabstiennent, dans leurs relations internationales, de recourir à la menace ou à lemploi de la force, soit contre lintégrité territoriale ou lindépendance politique de tout État, soit de toute autre manière incompatible avec les buts des Nations Unies.
La Charte nadmet que deux exceptions explicites à cette interdiction générale du recours à la force entre États membres : le droit naturel de légitime défense, individuelle ou collective, contre une agression armée, et les mesures de coercition prises dans le but décarter une menace à la paix et à la sécurité internationales.
La légitime défense contre une agression armée est un concept relativement simple et, puisquil sagit dun « droit naturel » des États membres, toute mesure en ce sens peut être prise, en vertu de larticle 51, sans lautorisation de lONU, mais elle doit toutefois être signalée au Conseil de sécurité.
Les mesures coercitives relèvent du Conseil de sécurité, auxquelles le paragraphe 24(1) confie la « responsabilité principale du maintien de la paix et de la sécurité internationales ». Lorsque la paix et la sécurité internationales sont menacées, la Charte donne au Conseil divers pouvoirs pour remédier au problème, y compris le recours à la force des armes. Ces pouvoirs sont énoncés au chapitre VII (articles 39 à 51) de la Charte. Larticle 39 stipule quil appartient au Conseil de sécurité de déterminer sil existe une menace contre la paix, une rupture de la paix ou un acte dagression, et quil lui revient, si cest le cas, de recommander les mesures correctives à prendre ou d'en décider, conformément aux articles 41 et 42. Larticle 41 prévoit des mesures nimpliquant pas lemploi de la force, soit des sanctions économiques ou des embargos. Lorsque le Conseil de sécurité juge ces mesures inadéquates, larticle 42 lautorise à faire appel aux forces armées pour entreprendre toute action quil juge nécessaire au maintien et au rétablissement de la paix et de la sécurité internationales. Larticle 25 oblige tous les membres des Nations Unies à accepter et à appliquer les décisions du Conseil de sécurité.
Larticle 52 de la Charte reconnaît expressément la légitimité dorganismes de sécurité régionaux comme lOTAN. Lexistence de pactes régionaux est également prise implicitement en considération dans larticle 51, qui affirme que les États membres ont un droit naturel de légitime défense, individuelle ou collective. Toutefois, alors que larticle 53 oblige le Conseil de sécurité à tenter dobtenir laide des organismes régionaux pour faire appliquer des mesures coercitives prises en vertu du chapitre VII, la Charte ne leur donne aucun pouvoir spécial. En fait, le paragraphe 53(1) interdit expressément à ces organismes régionaux dentreprendre toute action coercitive sans lautorisation du Conseil de sécurité.
Ainsi, la Charte des Nations Unies autorise clairement, et même encourage, la participation dorganismes régionaux comme lOTAN à des actions coercitives menées en vertu de la Charte à condition toutefois que ces organismes soient mandatés par le Conseil de sécurité. En outre, comme la Charte ne réglemente que les interventions militaires entre États, elle ne soppose en rien à la participation de lOTAN à des opérations de maintien de la paix traditionnelles(61) ni à tout autre déploiement consensuel de troupes. De telles opérations nont même pas besoin dêtre autorisées par les Nations Unies qui, toutefois, les avalisent fréquemment en vertu du chapitre VI de la Charte (« Règlement pacifique des différends »(62)).
Par conséquent, les opérations de lOTAN qui ne découlent pas des dispositions de larticle 5 ne posent en soi aucun problème par rapport à la Charte de lONU. Les difficultés surgissent uniquement lorsque lOTAN propose des interventions militaires à des fins autres que de défense. En vertu de la Charte, seul le Conseil de sécurité peut les autoriser. En fait, comme chaque membre permanent du Conseil de sécurité a un droit de veto, cette condition peut devenir un obstacle insurmontable.
La souveraineté nationale et les droits de la personne : le principe de non-ingérence
Le principe de non-ingérence et de respect de la souveraineté nationale est un aspect fondamental de la Charte des Nations Unies, dont le paragraphe 2(7) se lit comme suit :
Aucune disposition de la présente Charte nautorise les Nations Unies à intervenir dans des affaires qui relèvent essentiellement de la compétence nationale dun État ni noblige les Membres à soumettre des affaires de ce genre à une procédure de règlement aux termes de la présente Charte; toutefois ce principe ne porte en rien atteinte à lapplication des mesures de coercition prévues au Chapitre VII.
On allègue souvent que le principe de non-ingérence et de respect de la souveraineté nationale établi par le paragraphe 2(7) a constitué un obstacle majeur à une action internationale efficace lors de conflits et de violations graves des droits de la personne au sein de certains États. En réalité, cette disposition na pas sérieusement restreint lintervention des Nations Unies.
Tout dabord, le sens que donne la communauté internationale au concept d'« affaires qui relèvent essentiellement de la compétence nationale dun État » sest rétréci depuis la Seconde Guerre mondiale. Dès 1945, le droit international s'est intéressé à la situation tragique des victimes de guerres intestines et de persécutions aux mains de leurs propres gouvernements. Selon le concept de « crimes contre lhumanité » établi à Nuremberg, tout individu quel que soit son rang, chefs dÉtat compris, pouvait être tenu criminellement responsable de tels actes même lorsque ceux-ci étaient commis à lintérieur de son pays. Les Nations Unies ont rapidement avalisé ces nouveaux principes, puis les ont finalement fait appliquer par les tribunaux constitués pour juger les crimes de guerre au Rwanda et en ex-Yougoslavie.
Par la suite, les Nations Unies ont avalisé ces nouveaux principes de droit international qui avaient été reconnus lors des procès de Nuremberg.(63) Qui plus est, le principe de responsabilité criminelle internationale des hauts fonctionnaires en cas de violations graves des droits de la personne, établi à Nuremberg, est repris dans la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide de 1948, dans les statuts des tribunaux constitués par les Nations Unies pour juger des crimes de guerre commis dans lancienne Yougoslavie et au Rwanda en 1993 et 1994 respectivement, ainsi que dans ceux de la nouvelle Cour pénale internationale dont létablissement est en cours de ratification par les États. Par ailleurs, cette même convention stipule que « toute partie contractante peut saisir les organes compétents de l'Organisation des Nations Unies afin que ceux-ci prennent, conformément à la Charte des Nations Unies, les mesures quils jugent appropriées pour la prévention et la suppression des actes de génocide »(64). Les Nations Unies semblent donc pouvoir assumer un rôle en cas de génocide.
En 1948 également, lAssemblée générale des Nations Unies a adopté à lunanimité la Déclaration universelle des droits de lhomme, qui constitue un important recueil de normes régissant le traitement des populations par les gouvernements. La Déclaration a été suivie en 1966 dun traité international sur les droits de la personne, le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, en vertu duquel les États sont légalement tenus de respecter les droits de la personne sur leur territoire.(65)
En 1949, certains droits et obligations fondamentaux relevant du droit de la guerre (ce qu'on appelle de nos jours le droit international humanitaire) ont été étendus pour la première fois aux conflits internes dans larticle 3 qui est commun aux quatre Conventions de Genève. Les victimes de conflits internes ont fait lobjet de mesures de protection supplémentaires en vertu du Protocole II de 1977 des Conventions de Genève.
De plus, le paragraphe 2(7) de la Charte reconnaît expressément que les mesures de coercition prévues au chapitre VII sont des exceptions au principe de non-ingérence. La condition préalable à toute intervention en vertu de ce chapitre est une menace reconnue à la paix et à la sécurité internationales; le Conseil de sécurité a dailleurs montré quil était de plus en plus porté à tirer une telle conclusion lorsquil a été appelé à examiner des crises intérieures. Cela tient en partie au fait que des actes de répression à lintérieur dun pays peuvent avoir des conséquences à lextérieur de ce pays, par exemple déclencher un exode de réfugiés ou provoquer une intervention armée de la part dautres États.(66)
La communauté internationale et le droit international ont donc adopté, depuis la Seconde Guerre mondiale, une acception relativement restrictive de ce qui peut être considéré comme des questions dintérêt essentiellement national. Il sagit dun changement important, car les violations des droits de la personne observées ces dernières décennies ont surtout eu lieu lors de conflits intérieurs, soit des guerres civiles, plutôt que dans des guerres entre États.
On peut donc dire quil y a longtemps que les Nations Unies et le droit international font face à la nécessité dadapter la notion de souveraineté des États pour tenir compte des cas de violation des droits de la personne sur une grande échelle. Comme laffirmait M. Kofi Annan, Secrétaire général des Nations Unies, en septembre 1999 : « Aucune disposition de la Charte des Nations Unies nempêche de reconnaître lexistence des droits au-delà des frontières. Ce que la Charte stipule cest qu« il ne sera pas fait usage de la force des armes, sauf dans lintérêt commun ».(67)
Il serait juste de reconnaître que, si les Nations Unies ont hésité à intervenir plus vigoureusement pour protéger les droits de la personne, cest plutôt en raison des intérêts nationaux de leurs membres quà cause de présumées contraintes de la Charte ou du droit international en général.
La légalité de lapproche unilatérale et les solutions de rechange
Le problème que pose lapproche unilatérale (cest-à-dire lapproche non sanctionnée par les Nations Unies) aux interventions humanitaires ne tient pas à la formulation de critères suffisamment altruistes pour justifier une intervention militaire. Il sagit plutôt de trouver des moyens adéquats pour que la communauté internationale puisse exercer un certain contrôle de manière à éviter les abus et à assurer la stabilité des relations internationales. Comme M. Kofi Annan la écrit récemment :
... Il est essentiel que la communauté internationale en arrive à un consensus non seulement sur le principe quil faut intervenir en cas de violation massive et systématique des droits de la personne, où quelle se produise, mais aussi sur les moyens de décider du type de mesures à prendre, à quel moment et à qui cette responsabilité incombe. (Cest nous qui soulignons.)(68)
Action directe par lAssemblée générale
La meilleure solution de rechange à un mandat exprès du Conseil de sécurité est probablement une résolution de lAssemblée générale, qui conférerait une légitimité considérable à une intervention militaire et contournerait le problème du droit de veto. Cest en fait de cette façon que la communauté internationale a tenté, dans un premier temps, de surmonter l'obstacle que causait, pour le système de sécurité collectif des Nations Unies, lexercice du droit de veto au sein du Conseil de sécurité.
Cette façon de se tourner vers lAssemblée générale pour sanctionner des mesures collectives de maintien de la paix et de la sécurité internationales a été officialisée par la résolution de l« Union pour le maintien de la paix », adoptée en 1950 et coparrainée avec six autres pays par le Canada. La principale disposition de cette résolution stipule que :
LAssemblée générale décide que, dans tout cas où paraît exister une menace contre la paix, une rupture de la paix ou un acte dagression et où, du fait que lunanimité na pas pu se réaliser parmi ses membres permanents, le Conseil de sécurité manque à sacquitter de sa responsabilité principale dans le maintien de la paix et de la sécurité internationales, lAssemblée générale examinera immédiatement la question afin de faire aux membres les recommandations appropriées sur les mesures collectives à prendre, y compris, sil sagit dune rupture de la paix ou dun acte dagression, lemploi de la force armée en cas de besoin, pour maintenir ou rétablir la paix et la sécurité internationales. [Cest lauteur qui souligne.](69)
La résolution prévoit aussi que, si sept membres du Conseil de sécurité ou la majorité des membres des Nations Unies le demandent, lAssemblée générale se réunira dans les 24 heures, si elle ne siège pas déjà. En application du paragraphe 18(2) de la Charte, la majorité des deux tiers est requise pour toute recommandation de lAssemblée générale sur des questions de paix et de sécurité internationales.
La résolution dite de l« Union pour le maintien de la paix » a été invoquée à plusieurs occasions.(70) Bien que sa légalité ait été contestée, elle na pas été jugée contraire à la Charte de la Cour internationale de justice, ni na été répudiée par le Conseil de sécurité. En outre, pour ce qui est de traduire des points de vue et des valeurs universels, cest un mécanisme qui assure la légitimité maximale à lusage de la force et qui est donc tout à fait pertinent pour les questions concernant lOTAN traitées ici.
Situations de crise
Il se peut toutefois, lorsquune situation surgit très rapidement et que linaction pourrait avoir des conséquences terribles, que les États se sentent obligés, du moins au départ, dintervenir sans lapprobation dune instance de lONU. En pareil cas, les États concernés devront tout de même justifier leurs actes devant le Conseil de sécurité et placer lopération sous lautorité de lONU, une fois que celle-ci aura été saisie de la chose. Même si le but de lopération est largement avalisé, la décision que prend un organisme comme lOTAN de mener une action par coalition ne peut pas, à long terme, remplacer la légitimité que seul un organisme véritablement mondial peut apporter.
Quest-ce que ces considérations laissent entendre pour ce qui est du mandat de lOTAN? Elles suggèrent à tout le moins quil ny a aucune règle de fond en droit international qui empêche lOTAN dentreprendre des opérations ne découlant pas de larticle 5, en général, ou des interventions dites « humanitaires », en particulier. La seule limite que la Charte des Nations Unies impose dans le cas des opérations de lOTAN ne découlant pas de larticle 5 est celle de faire autoriser par le Conseil de sécurité tout usage de la force à des fins autres que de défense.
En cas dimpasse au Conseil de sécurité, lapprobation par lAssemblée générale peut constituer une solution viable pour un organisme comme lOTAN qui cherche à intervenir en cas de menace évidente à la sécurité humaine. Certains membres du Comité sont davis ce mécanisme peut donc être un moyen dacquérir la légitimité que seul l'appui des Nations Unies peut donner.
Lorsque lurgence dune situation et la gravité de ses conséquences éventuelles semblent exiger lintervention immédiate et vigoureuse de lOTAN, il peut ne pas être possible dobtenir lapprobation préalable des Nations Unies. Dans de tels cas, les membres de lAlliance peuvent se sentir obligés denvisager une intervention sans sanction formelle de l'ONU. Toutefois, ils ne devraient bien sûr agir sans lautorisation de lONU quen cas durgence extrême et dans des circonstances impérieuses, et devraient tenir les Nations Unies parfaitement informées à chaque étape de leur intervention et prendre tous les moyens possibles pour obtenir leur approbation formelle dès que possible. Nombreux sont ceux, cependant, qui estiment que lAlliance ne devrait pas agir du tout dans ces cas, mais devrait toujours obtenir lautorisation de lONU avant demployer la force dans une intervention à des fins autres que de défense.(71)
Enfin, il importe de noter que, dans le cas d'interventions ne découlant pas de larticle 5, le Traité de Washington nimpose pas aux États membres de lOTAN la même obligation de participer à une action collective qu'en cas de menace à la sécurité mutuelle. La participation du Canada à ces interventions est donc une question de choix.
Conclusions et recommandations
Au début du rapport, nous avons posé la question de savoir sous quelle égide le Canada pourrait intervenir lorsque sa propre sécurité ou celle dun autre pays membre de lOTAN nest pas directement menacée. Comme nous lavons vu dans le présent chapitre, il y a des distinctions importantes à faire en droit international et dans le concept stratégique de lOTAN entre les opérations de défense collective découlant de larticle 5 et les interventions « hors zone » ayant pour objet de protéger la sécurité humaine dans un État souverain.
Jusquà un certain point, la réponse est claire pour le Comité : lOTAN devrait toujours obtenir lautorisation du Conseil de sécurité des Nations Unies pour les opérations militaires « hors zone » menées à des fins autres que de défense. Si elle ne lobtient pas en raison de lexercice du droit de veto, elle devrait tenter de faire adopter une résolution par lAssemblée générale. Le Canada devrait refuser de participer à toute opération pour laquelle lOTAN na pas obtenu lautorisation de lONU.
Cependant, les opinions divergent au sein du Comité sur ce que le Canada devrait faire en labsence dune sanction des Nations Unies. Certains sont davis quil ne devrait participer à aucune opération de sécurité non défensive « hors zone » sans lapprobation de lONU. Dautres estiment par contre que, dans les cas où la menace à la sécurité humaine serait immédiate et impérieuse, le Canada devrait être prêt à intervenir avec les autres membres de lOTAN, même sans lappui explicite de lONU, comme il était justifié de le faire, selon eux, au Kosovo.
Comme nous le soulignons au chapitre VIII, les membres du Comité croient que le gouvernement canadien devrait consulter le Parlement chaque fois quil envisage de déployer des troupes, à plus forte raison sil y a quelque doute que ce soit quant à lautorisation de lopération par les Nations Unies. Le Comité estime que, sous cet angle à tout le moins, le Canada naurait pas dû participer à lintervention au Kosovo.
Recommandations
- Que le gouvernement du Canada continue dexercer des pressions pour que le Conseil de sécurité des Nations Unies change son approche au maintien de la paix et pour quil prenne les mesures nécessaires pour assurer un commandement et un soutien opérationnels suffisants.
- Que le gouvernement cherche à faire autoriser par le Conseil de sécurité des Nations Unies toute opération militaire à laquelle participerait le Canada et allant au-delà de la défense de notre territoire ou de nos intérêts nationaux vitaux.
- Lorsque lautorisation du Conseil de sécurité ne peut être obtenue en raison dune menace dexercer le droit de veto ou de lexercice effectif de ce droit, que le gouvernement tente de faire adopter une résolution par lAssemblée générale des Nations Unies, conformément à la résolution dite de l« Union pour le maintien de la paix ».
- Lorsquil lui est impossible dobtenir à temps une autorisation des Nations Unies, que le Canada soit prêt à agir sans cette sanction, mais uniquement dans les circonstances les plus graves et les plus pressantes, et dans la mesure du possible à permettre un débat parlementaire sur la question avant que la décision soit prise, ou le plus tôt possible après.
Comme nous lavons déjà signalé, certains membres du Comité nappuient pas cette dernière recommandation, estimant que le Canada ne devrait participer à des opérations de sécurité non défensives que si elles ont été sanctionnées par les Nations Unies.
En 1943, la romancière anglaise Rebecca West décrivait la situation dans les Balkans en des termes qui sont toujours dactualité :
Des gens de tempérament humanitaire et réformiste se rendaient constamment dans la péninsule des Balkans pour voir au juste qui maltraitait qui et, incapables de par la nature même de leur foi perfectionniste daccepter lhorrible hypothèse que tout le monde maltraitait tout le monde, revenaient tous convaincus que leur peuple balkanique de prédilection était souffrant et innocent, à tout jamais le massacré et jamais le massacreur.(72)
Bien que les origines du conflit du Kosovo remontent à plusieurs siècles, certains événements précis des années 90 ont contribué à faire éclater la crise récente. Le pouvoir croissant de Milosevic, la dissolution de la Yougoslavie, la guerre entre Serbes et Croates, et limpossibilité pour les pays dEurope, lONU et lOTAN dinstaurer une paix stable en Bosnie sont autant de facteurs qui ont grandement contribué à la déstabilisation du Kosovo. Ce qui nous intéresse dans ce cas-ci toutefois, cest de savoir si lintervention récente de lOTAN au Kosovo était appropriée dans les circonstances, et quelle leçon on peut en tirer pour ce qui est de la participation future du Canada à dautres opérations de lOTAN.
Les gouvernements alliés ont présenté lintervention au Kosovo comme étant surtout une opération daide humanitaire destinée à aider un peuple opprimé et brutalisé par la Serbie. En Occident, en particulier, on craignait que la désintégration de la Yougoslavie nentraîne une plus grande instabilité et la multiplication des cas de violation des droits de la personne. On craignait aussi les pays dEurope de lOuest naient à composer avec des mouvements massifs de réfugiés. On a beaucoup insisté sur la nécessité denrayer le processus de nettoyage ethnique apparemment généralisé. Pourtant, même sil y a bel et bien eu des brutalités, elles semblent avoir été beaucoup moins répandues quon ne lavait cru au départ.
Au cours du conflit, certains commentateurs ont soutenu que lopération du Kosovo était la preuve quil était possible de livrer une guerre aérienne brève et concluante en faisant peu de victimes, notamment dans le camp allié. Son succès à cet égard est toujours en cours dévaluation, car il a fallu plus temps que prévu pour obtenir des résultats, et nous savons maintenant que dautres facteurs ont pu contribuer de façon décisive au retrait yougoslave du Kosovo. Par ailleurs, sil ny a pas eu de victimes dans les forces aériennes alliées, la situation des Kosovars sest détériorée dramatiquement pendant la campagne aérienne.
Enfin, et bien quil soit trop tôt pour porter un jugement définitif, il est clair que lintervention de lOTAN na pas encore apporté de stabilité ni de paix durable dans la région.
Le but du présent chapitre est dexaminer lexpérience du Kosovo en vue den dégager des enseignements susceptibles de nous aider à définir notre opinion sur les nouvelles stratégies de lOTAN et le rôle du Canada à leur appui.
Cest leffort du régime de Milosevic pour supprimer lautonomie des Kosovars albanais (musulmans) qui est lévénement précurseur immédiat du conflit du Kosovo. Au moment des bombardements de lOTAN, les Kosovars albanais représentaient 90 % de la population de la province. Pendant un certain nombre dannées, ils avaient joui de la grande mesure dautonomie que leur conférait la constitution yougoslave de 1974. En 1963, le Kosovo avait reçu le statut de « province autonome » et, comme la constitution yougoslave lui avait accordé en 1974 une représentation fédérale séparée, il nétait plus que « formellement » rattaché à la Serbie.
Pendant cette période dautonomie accrue, les Albanais de souche exerçaient un contrôle presque complet sur ladministration provinciale du Kosovo. La minorité serbe, de son côté, se plaignait de discrimination systématique en matière demploi et de logement et du manque dempressement des autorités locales à les protéger contre la violence anti-serbe. Quelle que soit la cause, beaucoup de Serbes ont quitté le Kosovo pendant les années 80.
En 1989, Slobodan Milosevic est élu président de la Serbie avec 65 % des suffrages, et Belgrade ramène lautonomie du Kosovo à son niveau davant 1974. Une fois lautonomie du Kosovo réduite, la Serbie impose des mesures durgence et congédie sommairement des milliers de travailleurs albanais du secteur public. En outre, lenseignement de lhistoire, de la littérature et de la langue albanaises est réduit au minimum.
Les Kosovars albanais sopposent vigoureusement à la restriction de leur autonomie en recourant dabord à des moyens pacifiques. Il ny a pas de véritables groupes dopposition armés avant 1997. LArmée de libération du Kosovo (UCK) étant devenue un facteur important dès 1998, le conflit qui couvait sintensifie. Les combats qui opposent en 1998 lUCK et les forces albanaises du Kosovo aux forces militaires et policières serbes causent la mort de nombreux Kosovars albanais et en chassent une multitude dautres de leur foyer(73). Cest à ce moment-là que la communauté internationale commence à sinquiéter des conséquences éventuelles de lescalade et, en particulier, du risque que le conflit ne déborde dans les pays voisins.
Milosevic ne fait pas grand-chose pour en arriver à une solution diplomatique. Étant donné le peu dintérêt de la Serbie et les affrontements de plus en plus violents entre les forces albanaises du Kosovo et les forces serbes, les ministres des Affaires étrangères du Conseil de lAtlantique Nord se réunissent le 28 mai 1998 et sentendent sur deux grands objectifs pour lOTAN :
- aider à la résolution pacifique de la crise en contribuant à la réaction de la communauté internationale;
- promouvoir la stabilité et la sécurité dans les pays voisins, notamment en Albanie et dans lancienne république yougoslave de Macédoine.
Le 12 juin 1998, les ministres de la Défense de lOTAN demandent une évaluation des mesures que lOTAN pourrait prendre face à la crise du Kosovo. Le SHAPE (Grand Quartier général des Puissances alliées en Europe) examine un certain nombre doptions militaires. Comme la situation continue de se détériorer, le Conseil de lOTAN autorise les ordres dactivation des frappes aériennes le 13 octobre 1998. Cette mesure a pour but dappuyer les efforts diplomatiques visant à inciter le régime Milosevic à retirer ses forces du Kosovo afin quon puisse mettre fin à la violence et rapatrier les réfugiés. Cest alors que le Conseil de sécurité des Nations Unies adopte une résolution dans laquelle il se dit « gravement préoccupé par l'usage excessif de la force par les unités de sécurité serbes et l'armée yougoslave », et invite les deux parties au conflit à mettre fin aux hostilités.(74)
La menace immédiate des frappes aériennes est levée après que dautres efforts diplomatiques aient débouché sur une entente limitant le nombre des militaires serbes au Kosovo et lampleur de leurs opérations. Le contrôle du respect de lentente doit être assuré par la Mission de vérification au Kosovo (MVK), établie par lOrganisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE). Tandis que la MVK soccupe de la vérification au sol, lOTAN assure la surveillance aérienne.(75)
Malgré ces initiatives, la situation au Kosovo ne cesse de saggraver. Les deux camps se livrent à des actes de provocation et, même si certains incidents peuvent être désamorcés grâce aux efforts de médiation de la MVK, une offensive lancée par les Serbes à la mi-janvier contre les Kosovars albanais ne fait quenvenimer les choses. Le Groupe de contact de six pays(76), constitué par la Conférence de Londres de 1992 sur l'ex-Yougoslavie, se réunit le 29 janvier 1999 et décide d'« organiser d'urgence des négociations entre les deux parties dans le cadre d'une médiation internationale ». LOTAN seconde les efforts du Groupe de contact en convenant de recourir à des raids aériens au besoin. Ces initiatives aboutissent à des négociations qui se déroulent à Rambouillet, en France, du 6 au 23 février 1999, puis se poursuivent à Paris du 15 au 18 mars. La délégation des Albanais du Kosovo signe laccord de paix proposé à la fin de la deuxième série de négociations, mais la délégation serbe sy refuse.(77)
Après léchec des négociations, les forces militaires et policières serbes intensifient leurs opérations contre les Kosovars albanais. Les Serbes font entrer de nouvelles troupes et des chars modernes dans la région, chassant de leur foyer des dizaines de milliers de Kosovars albanais. Face à lobstruction croissante des Serbes, la mission de vérification de lOSCE se retire le 20 mars. Lambassadeur américain Holbrook se rend alors à Belgrade dans une dernière tentative pour persuader le président Milosevic de faire cesser les attaques serbes contre les Albanais du Kosovo, faute de quoi, lui dit-il, lOTAN procédera à des frappes aériennes. M. Holbrook ne réussit ni à obtenir un accord ni à faire retarder lattaque serbe contre les Kosovars albanais.
La réaction de lOTAN : opération Force alliée
La campagne aérienne et par missile de lOTAN débute le 24 mars 1999 avec des avions de 14 pays(78). Les avions opèrent ensemble sous commandement commun dans le cadre de formations pleinement intégrées. Leur protection est assurée par des avions dalerte lointaine américains et européens, et leur endurance est rehaussée par ravitaillement en vol, ce qui permet aux raids de lOTAN de pénétrer très loin en Serbie et au Kosovo.
Comme beaucoup de dirigeants alliés sattendent à ce que Milosevic capitule en 2 ou 3 jours, on déploie au début un nombre insuffisant daéronefs et la liste dobjectifs est vite épuisée. Ainsi, à mesure que progresse la campagne, le nombre des aéronefs et des missions monte en flèche.
La campagne elle-même dure 78 jours, les bombardements étant dabord suspendus le 10 juin 1999, puis officiellement interrompus le 20 juin. Du début à la fin, lOTAN ne déplore aucune victime directe des combats et perd seulement deux avions au-dessus du Kosovo. Environ 35 % des bombes et des missiles employés sont à guidage de précision. À cause des conditions météorologiques, il est fait grand usage darmes guidées par satellite de positionnement mondial (GPS).
Les pilotes canadiens ont participé à 10 % de toutes les missions de frappe de lOTAN, soit en moyenne 8 à 12 sorties par jour pendant la première phase, et ont été chargés de mener la charge dans 50 % des engagements auxquels ils ont participé. Après avoir dabord engagé 12 chasseurs-bombardiers CF-18, le Canada a porté leur nombre à 18 le 35e jour de lopération. Vers la fin de la campagne, les Canadiens faisaient en moyenne 16 sorties par jour, un maximum de 20 ayant été enregistré le 11 mai(79). La disponibilité des aéronefs canadiens pendant la campagne sest régulièrement maintenue à 90 %, ce qui témoigne des capacités de nos équipes dentretien au sol. En tout, notre contribution en missions de frappe vient tout juste après celle de la Grande-Bretagne.
Dans lensemble, cependant, ce sont les États-Unis qui ont supporté le gros du fardeau. Les pilotes américains ont exécuté plus de 60 % des sorties, 80 % des sorties de frappe et 90 % des missions de guerre électronique. Ils ont en outre lancé au total 329 missiles de croisière sur des cibles serbes, seulement trois de moins que lors de la guerre du Golfe.
Le retrait serbe du Kosovo se fait conformément à une entente technique militaire conclue entre lOTAN et la République fédérale de Yougoslavie le 9 juin. Le 10 juin, le Conseil de sécurité de lONU adopte la résolution 1244, accueillant avec satisfaction ladhésion de la République fédérale de Yougoslavie aux principes concernant la solution politique de la crise du Kosovo, y compris la cessation immédiate de la violence et le retrait rapide de ses forces militaires, policières et paramilitaires. Adoptée à 14 voix contre 0, avec une abstention (la Chine), la résolution fait connaître la décision prise par le Conseil de sécurité de déployer des présences internationales civile et de sécurité au Kosovo sous légide des Nations Unies.
Agissant en vertu du chapitre VII de la Charte des Nations Unies, le Conseil de sécurité décide également que la solution politique de la crise au Kosovo reposera sur les principes généraux adoptés le 6 mai par les ministres des Affaires étrangères du Groupe des Huit et sur les principes contenus dans le document présenté à Belgrade par le président de la Finlande et le représentant spécial de la Fédération de Russie, et accepté par le gouvernement yougoslave le 3 juin. Parmi ces principes, mentionnons :
- la cessation immédiate et vérifiable de la violence et de la répression au Kosovo;
- le retrait des forces militaires, policières et paramilitaires de la République fédérale;
- le déploiement de présences internationales civile et de sécurité effectives, avec la participation substantielle de lOTAN à la présence de sécurité et au dispositif unifié de commandement et de contrôle;
- la mise en place d'une administration intérimaire;
- le retour en toute sécurité et liberté de tous les réfugiés;
- un processus politique menant à une autonomie substantielle et la démilitarisation de l'Armée de libération du Kosovo;
- une approche globale à légard du développement économique de la région en crise.
Les premiers éléments de la force de sécurité internationale, la KFOR, entrent au Kosovo le 12 juin. Le 20 juin, le retrait serbe est terminé et la KFOR est bien en selle.
Après leuphorie de lapparent succès de la campagne du Kosovo, on sest vite ravisé dès lors que les résultats savéraient moins clairs que prévu. À première vue, lopération de lOTAN avait semblé à beaucoup annoncer un avenir meilleur - une « guerre » où les alliés navaient déploré aucune victime au combat et perdu deux avions seulement au Kosovo(80). Les premiers rapports sur les pertes en matériel, en personnel et en infrastructure infligées à lennemi étaient impressionnants. Pour la première fois, semblait-il, un adversaire avait été battu par un recours massif à la force aérienne; jamais les forces terrestres de lOTAN nont affronté les forces armées yougoslaves.
La campagne semblait également avoir prouvé la supériorité écrasante des systèmes de guidage de précision américains (et la déficience de larmement de la plupart des autres membres de lOTAN à cet égard). Les gouvernements de lOTAN ont également été soulagés de ne pas avoir à déplorer de confusion ni les victimes quon associe généralement à une guerre terrestre.
Limpact réel sur les forces serbes était moins clair cependant. À la fin du conflit, lOTAN soutenait que ses aéronefs avaient mis hors détat 449 pièces dartillerie, 210 véhicules blindés de combat, 150 chars et plus de 100 avions, et fait de 5 000 à 10 000 victimes militaires. Mais les autorités yougoslaves ont annoncé que les avions de lOTAN avaient tué 476 soldats et frappé seulement 13 des quelque 300 chars déployés au Kosovo. Elles ont en outre prétendu que les équipages aériens et les évaluateurs des dégâts causés par les bombes de lAlliance avaient été induits en erreur par des techniques de leurrage raffinées mais traditionnelles, comme lusage de faux véhicules faits de bois et de toile.
Les prétentions de la Yougoslavie ont gagné en crédibilité quand on a pu observer des centaines de leurs véhicules militaires quitter intacts la province après la capitulation en juin. En outre, des journalistes en poste dans la province ont déclaré navoir rencontré que de loin en loin des matériels détruits. Par ailleurs, il est clair quune bonne partie des dommages ont été causés non pas par les avions de lOTAN, mais par les forces terrestres de lArmée de libération du Kosovo.
Lampleur des dommages infligés par la campagne aérienne aux forces terrestres yougoslaves reste imprécise, certains observateurs soutenant que la Yougoslavie aurait pu continuer le combat encore assez longtemps. De plus, les dommages quelles ont subis nont pas empêché les forces yougoslaves de poursuivre une campagne massive de nettoyage ethnique contre les Kosovars albanais tout au long de lopération.
Ce dont nous sommes sûrs, cest leffet des bombardements sur linfrastructure de la Yougoslavie. Les frappes aériennes ont fermé toute la capacité de raffinage du pétrole de la Yougoslavie et détruit ou gravement endommagé 14 centrales électriques, 63 ponts, la moitié des réserves de carburant militaires, 25 % des stocks de carburant et une foule de sites industriels névralgiques. Ces pertes économiques ont sans aucun doute contribué grandement à amener Milosevic à accepter les conditions de lOTAN.
Chose peut-être plus importante encore, nous savons aussi que la force aérienne ne peut pas réaliser lobjectif quon sest fixé après la guerre dassurer la paix ethnique au Kosovo. Il faudra pour cela la présence de forces de maintien de la paix des Nations Unies pendant une période indéfinie. Le Canada sest également rendu compte que les forces de lONU étaient faibles, mais pas celles des pays de lOTAN. En effet, à en juger par les problèmes rencontrés par les forces de maintien de la paix des Nations Unies au Kosovo depuis la fin des bombardements, il est clair quil aurait fallu mieux coordonner les efforts de lONU et de lOTAN et recourir davantage aux troupes de lOTAN.
Lefficacité de la campagne aérienne
Malgré son importance évidente, la campagne aérienne na pas à elle seule poussé Milosevic à la capitulation. Lors de sa comparution devant le Comité, M. Gwynne Dyer a soutenu que trois autres facteurs ont forcé Milosevic à négocier. Sans eux, la campagne aérienne aurait pu se poursuivre pendant des mois sans quil bronche.
- Premièrement, Viktor Tchernomyrdine a remplacé Evgeny Primakov comme premier ministre en Russie. La Russie a alors cessé dêtre un allié de facto de la Serbie et sest mise à négocier un accord avec lOTAN.
- Deuxièmement, le Tribunal des Nations Unies pour les crimes de guerre a mis en accusation Milosevic et huit de ses commandants supérieurs. Voici ce qua déclaré M. Dyer à ce sujet : « Milosevic est très attaché au pouvoir, mais il se préoccupe également de sa propre survie. Il sensuit quil ne pouvait pas se permettre de perdre le pouvoir parce quil se serait alors retrouvé devant le tribunal. Il a compris quil valait mieux conclure un accord tandis quil avait encore une chance de garder le pouvoir. »(81)
- Troisièmement - et, daprès M. Dyer, cest le principal facteur qui a amené Milosevic à la table - « dans les deux semaines précédentes, nous avons enfin commencé à envisager sérieusement la possibilité de recourir à des forces terrestres. » Milosevic savait quune guerre terrestre accompagnée dune poursuite des bombardements aurait entraîné une défaite rapide et décisive sans quil puisse trouver refuge nulle part.(82) Par conséquent, en fin de compte, la campagne aérienne « a atteint le résultat voulu précisément parce quelle avait été étayée dune diplomatie crédible et la menace dune offensive terrestre, exactement ce que les détracteurs de lopération soutenaient quil fallait faire dès le départ »(83).
Ce nest pas non plus la campagne aérienne qui a mis fin au nettoyage ethnique au Kosovo. Les forces serbes semblent avoir finalement abandonné leur campagne de nettoyage ethnique parce que le gouvernement de Belgrade leur en a donné lordre, et non parce que lOTAN leur avait enlevé les moyens de la poursuivre. En fait, en labsence dune invasion terrestre, la campagne aérienne na fait quencourager les Serbes dans leurs efforts. « La puissance de feu détruit, linfanterie occupe » reste un principe militaire fondamental que lissue de la guerre du Kosovo na pas modifié.
Au bout du compte, la Serbie a plié pour les raisons suivantes :
- les dommages causés par les avions et les missiles de lOTAN et laptitude de lOTAN à continuer dattaquer nimporte quelle cible sans perte ou presque;
- le fait que la Serbie a perdu tout appui politique extérieur significatif à cause de ses activités de nettoyage ethnique. Après que la Russie se fut jointe à lOTAN pour réclamer un accord de paix à des conditions qui noffraient à la Serbie aucun espoir daide extérieure, Milosevic était acculé au pied du mur;
- lincapacité de la Serbie de contrer les opérations terrestres de lArmée de libération du Kosovo sans exposer ses forces à des attaques aériennes dévastatrices;
la perspective croissante que lOTAN lancerait une opération terrestre si la campagne aérienne ne donnait pas de résultats décisifs.(84)
Le fait que les Alliés naient déploré aucune perte humaine pendant la guerre du Kosovo est certainement une question de chance pour lOTAN. Bien que cette chance soit la bienvenue, il reste quelque chose de troublant dans le fait que nous pouvons parler maintenant de guerres qui ne font pas de victimes, du moins dans notre camp.
Lun des problèmes qui se posent, cest que, si le principe suivant lequel on nintervient que lorsque les probabilités quil y ait des victimes sont minces devait devenir une pièce maîtresse de la politique de lAlliance, il y a tout lieu de penser que lOTAN ninterviendra peut-être pas dans des situations où il serait juste de le faire, mais qui présentent des risques. Un autre problème, cest que cela ôte de la valeur à la vie des soldats contre lesquels les interventions de lOTAN sont dirigées, bon nombre dentre eux étant conscrits, et on ne parle pas ici des conséquences pour les civils se trouvant sur la ligne de feu.
Une autre conséquence malencontreuse, cest le message que lance pareille politique à ceux sur qui nous comptons pour nous défendre, que ce soit chez nous ou à létranger. Comme M. Gwynne Dyer la rappelé au Comité, « si juste soit la cause, le travail des militaires est de tuer et de détruire, et il ny a rien dhonorable à cela; seulement la misère et lhorreur. Ce qui confère une stature morale au soldat, ce nest pas sa capacité de tuer, mais sa volonté de sacrifier sa propre vie sil le faut. » Les bons soldats cherchent toujours à limiter le nombre de victimes, dabord dans leur propre camp, mais aussi chez ladversaire, si cela est compatible avec la victoire. « Mais exclure la possibilité quil y ait des victimes, bâtir une stratégie sur une politique qui vise à éviter toute perte humaine, cest réduire les soldats au niveau de simples techniciens chargés de tuer. Ils méritent mieux que cela », dajouter M. Dyer.(85)
Tous ne sont certes pas acquis à ce concept de conflit « sans victimes » et, comme nous lavons déjà vu, lOTAN avait commencé les préparatifs dune invasion au sol dans léventualité où Milosevic ne céderait pas. Mais notre détermination à éviter à tout prix quil y ait des victimes parmi nos propres forces peut avoir eu des conséquences néfastes pour ceux que nous prétendions aider.
À notre connaissance, avant le début de la campagne de bombardement, environ 2 500 personnes étaient mortes dans la guerre civile au Kosovo. Pendant les 11 semaines de bombardement, on estime que 10 000 personnes y ont connu une mort violente, la plupart des civils albanais exterminés par les Serbes. Quant aux personnes déplacées, au début des frappes aériennes, 230 000 seraient parties de chez elles. À la fin des frappes, 1,4 million avaient été déplacées. De ce nombre, 860 000 étaient à lextérieur du Kosovo. La plupart se retrouvaient dans des camps hâtivement aménagés en Macédoine et en Albanie.(86,87)
Le rétablissement de la stabilité?
Lun des objectifs avoués de lOTAN en déclenchant la guerre était de « protéger la stabilité politique précaire dans les pays des Balkans ». Or le résultat a été précisément le contraire :
LAlbanie a été submergée par un flot de réfugiés quelle était incapable daccueillir.
Environ 40 000 Roms ont été chassés de chez eux.
En Macédoine, le fragile équilibre politique entre les Slaves et les Albanais du pays a été menacé par lafflux dAlbanais du Kosovo.
Le saccage auquel les Serbes se sont livrés sur le terrain et les attaques aériennes de lOTAN ont mis en ruines de larges secteurs du Kosovo.
En Serbie proprement dite, la campagne de frappes aériennes de lOTAN a détruit une grande partie de linfrastructure dont dépendait la vie économique.
Tout cela est en soi regrettable, mais lintervention de lOTAN a également laissé lAlliance face à un profond échec de sa politique. Au bout du compte, la question de savoir quel est le bon principe à appliquer pour déterminer la souveraineté est restée sans réponse. Les Albanais du Kosovo avaient réclamé lindépendance tandis que les Serbes avaient voulu garder le Kosovo au sein de la Yougoslavie, se réclamant du principe de linviolabilité des frontières existantes. Pour sa part, lOTAN insistait pour quon accorde lautonomie au Kosovo dans le cadre de la Yougoslavie. « LAlliance était donc intervenue dans une guerre civile et avait infligé la défaite à lune des parties, mais elle avait épousé la position de la partie quelle avait vaincue au nom des motifs invoqués pour mener la guerre. »(88)
La campagne de bombardement na pas empêché les souffrances humaines, ce qui était lun de ses objectifs déclarés, et les Kosovars albanais nont pas obtenu lindépendance quils recherchaient. Si la guerre avait été livrée au nom de l« intérêt national » et si léviction des forces serbes du Kosovo avait été une chose importante pour les pays membres de lOTAN, alors la guerre aurait pu être considérée comme un succès, fut-il coûteux. Mais on nous a dit que la guerre avait été menée pour défendre certaines valeurs, notamment les droits de la personne et le bien-être des Kosovars albanais.(89)
Dans la guerre menée contre la Yougoslavie, lOTAN a essayé détablir un nouveau principe de base pour les opérations militaires de laprès-guerre froide. Ce principe, dit de l« intervention humanitaire », comprend deux grands préceptes :
- le recours à la force au nom des droits de la personne et de valeurs connexes, au lieu des intérêts nationaux étroits pour lesquels les États souverains se sont battus par le passé;
- pour défendre ces valeurs, lintervention militaire dans les affaires internes dÉtats souverains plutôt que la simple opposition à lagression outre-frontières, comme ce fut le cas en 1991 lors de la guerre du Golfe.(90)
Le fait quils navaient pas directement dintérêts nationaux en jeu a peut-être amené les dirigeants de lAlliance à supposer que lappui de lopinion publique à la campagne serait limité et à décider quil fallait mener la guerre sans risques. Cette décision a eu de profondes répercussions sur la campagne, limitant les opérations militaires à des bombardements en haute altitude. Par conséquent, selon certains, lOTAN na jamais vraiment tenté datteindre lobjectif pour lequel elle avait officiellement déclenché la guerre, cest-à-dire protéger les Kosovars albanais.(91)
En outre, les Alliés nont pas justifié leur intervention de façon cohérente. Tout au long de lintervention, le gouvernement du Canada a toujours souligné, et dautres aussi de temps en temps, que le but de lintervention était de mettre fin aux atrocités, en dautres termes, dépargner la vie des Kosovars albanais et dempêcher quils soient déplacés. Cependant, les pays européens de lOTAN comme lAllemagne ont expliqué que lintervention se faisait conformément à larticle 5 dans la mesure où elle avait pour but, en partie du moins, dempêcher des mouvements massifs de réfugiés susceptibles de compromettre la sécurité des pays de lOTAN. Une troisième raison parfois invoquée était la nécessité de maintenir la solidarité de lOTAN face à des événements déstabilisants dans « létranger proche ». Ces objectifs ne sont pas nécessairement contradictoires, mais ils nont jamais été convenablement conciliés par lOTAN ou ses pays membres.
Le Canada sest donc trouvé à participer à une opération qui navait pas été approuvée par les Nations Unies ni navait la même justification pour tous les membres de lAlliance. De plus, le Comité déplore que la situation noffrait aucune base convenable pour évaluer les intérêts du Canada en matière de politique étrangère - ni à plus forte raison pour engager nos forces armées dans un rôle potentiellement très dangereux - et que la participation du Canada navait pas été débattue publiquement.
Intérêts nationaux et interventions
Labsence dautorisation de lONU a également établi un précédent regrettable. Lintervention de lOTAN au Kosovo pourrait être perçue comme laffirmation quelle peut agir au mépris du droit international quand bon lui semble, ou en amener certains à conclure de façon plus générale que les États et les organisations régionales peuvent intervenir unilatéralement lorsque cela sert leurs fins. Quoi quil en soit, le cas du Kosovo a notamment eu pour effet de faire hésiter lOTAN à prendre une position claire à légard de la Tchétchénie.
M. Joseph Nye soutient qu« une définition démocratique de lintérêt national ne fait pas la distinction entre une politique étrangère fondée sur une motivation morale et une politique fondée sur lintérêt ». Par ailleurs, « la politique étrangère vise à atteindre divers objectifs dans un monde complexe et récalcitrant ». Cela suppose des compromis. Par conséquent, une politique des droits de la personne ne saurait en soi tenir lieu de politique étrangère; elle peut seulement en constituer un élément.(92)
Lopinion publique des pays démocratiques est généralement plus portée que celle dautres pays à comprendre et à promouvoir les droits de la personne dans le cadre de la politique étrangère. Mais elle nacceptera guère quil y ait des victimes dans les cas où « les seuls objectifs de la politique étrangère sont des intérêts humanitaires sans contrepartie ». Par exemple, le public américain a rapidement perdu son enthousiasme pour aider les Somaliens qui mouraient de faim lorsquil a vu à la télévision les corps de soldats américains traînés dans les rues de Mogadishu. Pourtant, « les Américains se sont lancés dans la guerre du Golfe en étant prêts à subir une dizaine de milliers de pertes humaines ».(93)
Dans la guerre du Golfe, les États-Unis « se préoccupaient non seulement de lagression contre le Koweït, mais aussi des approvisionnements en énergie et de leurs alliés régionaux »(94). La situation était différente en Somalie. Dans le premier cas, la cause des droits de la personne sappuyait sur des intérêts nationaux nettement identifiables; dans le deuxième cas, il nexistait aucun lien de cette nature.
Témoignant devant le Comité, M. Dale Herspring, professeur à lUniversité de lÉtat du Kansas, a soutenu lui aussi quil était important de percevoir où se situe lintérêt national : « Ce qui est indispensable, et ce que nous n'avons pas encore fait, c'est de chercher à voir quelles sont les batailles qu'il nous faut mener. Nous ne pouvons pas passer notre temps à faire la police dans le monde, à redresser tous les torts. [ ] Nous devons décider quand la situation le justifie, quand il est dans notre intérêt d'intervenir »(95). Selon M. Herspring, nous ne devons intervenir que si nous pouvons dire avec confiance quil est très probable que lissue soit heureuse.
Le Comité ne préconise pas pour le Canada un retour à une realpolitik qui tient les frontières des États pour inviolables. Nous disons que le principe de la souveraineté des États peut devenir plus « perméable » sans tomber dans un zèle missionnaire qui suppose avec naïveté que nous pouvons redresser les torts chez les autres ou les amener à notre façon de penser. Il faut parfois laisser les choses suivre leur cours avant quune intervention de maintien de la paix puisse être efficace. Autrement, on risque de se retrouver simplement à ménager un répit aux factions en présence, qui ne feront que reprendre de plus belle leur conflit par la suite.
Cela ne veut pas dire que le Canada doit fermer les yeux, mais que le fait dinvoquer des considérations humanitaires ou la sécurité humaine pour justifier une intervention ne constitue pas en soi un fondement suffisant pour la politique étrangère(96). Il y aura inévitablement des cas où le Canada ne pourra être daucun secours, même sil se sent interpellé par des violations massives et systématiques des droits de la personne. Les observations de M. George Kennan sur lenthousiasme de lintervention humanitaire résument largumentation dune des deux écoles de pensée : « Il faudrait un engagement durable de la part de la population et du gouvernement pour seulement commencer à sattaquer à cette tâche, et je ny vois aucune raison ni aucune possibilité de le faire. La règle est que nous navons rien eu à voir avec les causes qui font que des régimes dautres continents oppriment des éléments de leur population; et je ne vois pas pourquoi nous serions tenus responsables de ces coutumes déplaisantes ni pourquoi nous nous considérerions coupables du fait quelles sont maintenues. » (97)
Les raisons de lintervention de lOTAN
Lorsquon réfléchit sur les leçons du Kosovo, on finit par se poser deux questions fondamentales auxquelles ni lOTAN ni les autorités canadiennes nont apporté de réponse définitive.
Dabord, quelle était la raison fondamentale de lintervention de lOTAN? Était-ce la crainte que la situation au Kosovo ne provoque des troubles tant à lintérieur des pays des Balkans quentre eux? Ou le nettoyage ethnique était-il la vraie raison de la campagne de bombardement?(98) La mise en relief des atrocités a-t-elle eu pour effet de mobiliser lappui populaire à une mission visant à maintenir la stabilité dans les Balkans, mission qui, bien que considérée comme importante par certains gouvernements, aurait pu être contestée par des membres du public, voire par des politiciens, dans certains pays européens, aux États-Unis et peut-être au Canada?
Lancien Secrétaire général de lOTAN, M. Javier Solana, a écrit : « Pour la première fois, une alliance défensive a lancé une campagne militaire afin d'éviter une tragédie humaine à lextérieur de ses frontières. Dans le même article pourtant, il ajoute : « En plus de causer dinnombrables tragédies humaines, [les combats en ex-Yougoslavie] menaçaient constamment de se répandre hors de leur lieu dorigine et de déstabiliser des régions entières.»(99) Plusieurs motifs semblent sous-tendre lintervention de lOTAN.
Ensuite, a-t-on monté en épingle les considérations humanitaires - les atrocités et les violations flagrantes des droits de la personne - pour justifier la décision de lOTAN dintervenir en Yougoslavie sans lautorisation du Conseil de sécurité? Le ministre de la Défense nationale, lhonorable Art Eggleton, a déclaré le 4 octobre 1999 : « Limpasse à lONU ne saurait entamer la détermination de la communauté internationale à éviter des tragédies humaines. » Tout en reconnaissant que lOTAN était intervenue en Yougoslavie sans lautorisation de lONU, M. Kofi Annan, Secrétaire général des Nations Unies, a qualifié la mission de lOTAN dhumanitaire. Il a déclaré que lincident du Kosovo « avait mis en vif relief le dilemme de ce quon appelle une intervention humanitaire : dune part, la question de la légitimité dune mesure que prend une organisation régionale sans mandat des Nations Unies; dautre part, lobligation universellement reconnue de mettre fin aux violations flagrantes et systématiques des droits de la personne. »(100)
Lexamen par le Comité du conflit au Kosovo a fait ressortir les risques et les coûts, pour les populations civiles, dune intervention armée de lAlliance dans une situation où les objectifs de lOTAN nétaient ni clairs ni même nécessairement cohérents.
Pourtant lintervention de lOTAN a été justifiée par des arguments allant de lintervention humanitaire, en vertu du nouveau concept stratégique, à lautodéfense (contre déventuelles vagues de réfugiés) en vertu de larticle 5. Il semble désormais que les rumeurs selon lesquelles les Serbes auraient tué des centaines de milliers de personnes aient étaient largement exagérées, tandis que les dommages que les bombes de lOTAN ont fait subir à des cibles civiles sont indéniables. Le retour à la paix a été caractérisé par une poursuite de lanimosité et des violences entre groupes ethniques.
Lexpérience du Kosovo nous aura appris, à tout le moins, que les résultats des missions de maintien et de rétablissement de la paix dont lobjectif manifeste est la sécurité humaine peuvent être fortement imprévisibles. Et, dune façon plus générale, elle nous aura montré quil faut discuter davantage, à lOTAN et au Canada, de lapplication du nouveau concept stratégique à ces situations.
Il semble au Comité que la contribution militaire du Canada à leffort de lAlliance au Kosovo, quoique importante et efficace, na pas été pleinement appréciée par nos alliés, ni ne sest traduite par l'octroi d'une place suffisante au Canada dans la prise de décisions au sein de lAlliance sur les questions de stratégie militaire ou de politique, ni avant ni après le conflit.
Il ne fait aucun doute que la capacité dinfluer sur les décisions prises au sujet des interventions militaires est fonction de la capacité militaire dun pays et de la mesure dans laquelle son gouvernement est prêt à la mettre à contribution(101). Quoi quon puisse dire a posteriori à propos du succès de la campagne aérienne au Kosovo et en Serbie, le fait demeure que les Forces canadiennes ont joué un rôle déterminant dans cette campagne, parce que le gouvernement du Canada était prêt à engager ses forces; parce que celles-ci étaient extrêmement bien entraînées et parce quelles disposaient dun bon équipement, cest-à-dire davions modernes et darmes à guidage de précision.(102)
La leçon est claire pour le Canada : si nous ne sommes pas prêts à engager nos troupes au moment où la situation lexige, ou si celles-ci ne disposent pas de léquipement nécessaire pour intervenir utilement, alors notre influence dans les conseils alliés de paix et de guerre continuera de diminuer. Pourtant, le Canada nest pas assuré que sa voix sera entendue même sil apporte une contribution militaire efficace, comme il la certainement fait au Kosovo.
Enfin, comme nous le signalons ailleurs dans le présent rapport, lexpérience du Kosovo soulève des questions fondamentales pour lOTAN et pour le Canada au sujet des circonstances dans lesquelles il faudrait envisager dintervenir en labsence dune autorisation explicite de la part des Nations Unies.