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La « nouvelle » OTAN et l’évolution du maintien de la paix :

conséquences pour le Canada


Chapitre VI : La sécurité humaine et le nouveau maintien de la paix

Même si elle marquait un tournant dans le contexte de la sécurité mondiale, la fin de la guerre froide est loin d’avoir apporté les améliorations espérées dans la vie des populations de bien des pays. Les risques de guerre ouverte entre États sont certes considérablement réduits (même si la menace nucléaire demeure présente sous certaines formes), mais d’autres menaces se sont accrues. Les conflits internes, souvent entre groupes ethniques ou religieux, se sont faits de plus en plus nombreux et ont eu, pour les gens qui les ont vécus, des conséquences tout aussi dévastatrices que des guerres internationales. Par conséquent, la sécurité des États s’est peut-être améliorée depuis 1989, mais celle des êtres humains s’est détériorée dans de nombreuses régions du monde, comme l’illustrent les événements survenus dans les années 90 en Yougoslavie, en Somalie, au Rwanda et en Sierra Leone, par exemple.

L’objectif fondamental des organisations comme l’OTAN, vouées à la paix et à la sécurité, a été redéfini depuis dix ans. La prévention des conflits violents ou l’atténuation de leurs retombées sur les gens ordinaires ont motivé de plus en plus souvent des décisions touchant l’intervention dans les affaires « intérieures » d’États souverains. Comme nous l’avons vu plus haut, l’OTAN a été confrontée à cette question tout au long des années 90.

Ce changement dans la nature des « menaces » a eu des répercussions profondes sur la perspective du Canada relativement à la sécurité internationale, au maintien de la paix et à la diplomatie. Comme d’autres pays, nous avons commencé à faire du concept de « sécurité humaine » un élément important de notre politique étrangère. C’est pourquoi le Comité tenait tout particulièrement à examiner les implications de cette nouvelle approche. Nous énonçons dans le présent chapitre nos conclusions initiales à cet égard, ainsi que certaines des inquiétudes et des suggestions découlant de notre examen.

 

Le Canada et le concept de sécurité humaine

Comme nous l’avons vu plus haut, la décennie qui vient de s’écouler a obligé l’OTAN et ses membres à redéfinir leurs priorités, délaissant la défense collective contre d’éventuelles attaques visant leur propre territoire pour s’attarder davantage aux préoccupations touchant la paix et la sécurité dans d’autres pays, particulièrement dans les États de l’« étranger proche », comme ceux des Balkans, ou dans ceux qui présentent un intérêt particulier pour l’économie et la sécurité énergétique de l’Occident, par exemple les États du Golfe. Au fur et à mesure que cette transformation s’opérait, les considérations humanitaires prenaient une place de plus en plus importante dans la réflexion de l’Alliance.

En politique étrangère, les considérations humanitaires sont loin d’être un phénomène nouveau. Elles ont en effet joué un rôle important dans le développement des Nations Unies et sont au centre des préoccupations du Canada et de bien d’autres pays depuis le Seconde Guerre mondiale. Au cours des deux ou trois dernières années cependant, un certain nombre de pays, dont le Canada, la Norvège et les Pays-Bas, ont cherché à réorganiser les priorités politiques internationales et à redéfinir le concept de sécurité(103). En se fondant sur le principe général de la sécurité humaine mis de l’avant par le PNUD en 1994, mais en mettant l’accent tout particulièrement sur les conséquences des conflits violents, ces pays soutiennent que seul un effort concerté pour améliorer la sécurité des populations à risque permettrait de régler les problèmes émergents dans le monde d’aujourd’hui.

La sécurité humaine ne remplace pas la sécurité des États; en fait, l’une ne va pas sans l’autre. Comme l’a expliqué le ministre des Affaires étrangères du Canada, « [...] la sécurité humaine est bien plus que l’absence de menace militaire. La sécurité humaine, c’est notamment être à l’abri des privations économiques, jouir d’une qualité de vie acceptable et se voir garantir l’exercice des droits humains fondamentaux. ».(104)

Un haut fonctionnaire du ministère des Affaires étrangères et du Commerce international souligne pour sa part que le concept « a pour points de repère les êtres humains et leurs collectivités, plutôt que les États [...] Il reconnaît que la sécurité des États est essentielle, mais qu’elle ne suffit pas à elle seule à assurer la sécurité et le bien-être des individus ». Il fait remarquer que le concept de sécurité humaine « repose sur les valeurs canadiennes traditionnelles que sont la tolérance, la démocratie et le respect des droits de la personne. Les Canadiens sont mus par des raisons humanitaires, pas par les froids calculs de la realpolitik. Pour les Canadiens, le respect des principes est aussi important que la puissance. »(105)

Il convient de signaler que d’autres vont encore plus loin en affirmant que la vieille distinction entre une politique étrangère fondée sur la realpolitik et une autre fondée sur l’humanitarisme est trompeuse. Selon Joseph S. Nye, Jr. : « Une définition démocratique de l’intérêt national n’accepte pas la distinction entre la moralité et l’intérêt comme fondement de la politique étrangère. Les valeurs morales sont tout simplement des intérêts intangibles.(106) »

La sécurité humaine est de plus en plus reconnue comme l’un des fondements de la politique étrangère. Comme l’a dit le Haut Commissaire des Nations Unies pour les réfugiés en mai 1999, « La notion de ‘ sécurité humaine’   commande aujourd’hui le même respect et la même attention que la notion plus traditionnelle de ‘ sécurité nationale ’. Le Conseil de sécurité des Nations Unies discute de plus en plus souvent de questions touchant la ‘ sécurité humaine ’, et ses membres sont de plus en plus sensibles au fait que la sécurité des États passe obligatoirement par celle de leurs populations.(107) »

Au Canada, le discours du Trône du 12 octobre 1999 a dissipé tout doute qui pouvait subsister quant au fait que la promotion de la sécurité humaine est désormais un objectif majeur de la politique étrangère : « Le gouvernement accordera une importance accrue à la sécurité humaine dans sa politique étrangère et il œuvrera pour que les instances mondiales réalisent des progrès véritables dans le cadre d’une démarche internationale pour la sécurité humaine. »

Le rôle de plus en plus important des organisations non gouvernementales, surtout dans le domaine humanitaire, mais aussi sur le plan politique, est essentiel à la sécurité humaine. Le meilleur exemple en est probablement la façon dont divers gouvernements, et notamment celui du Canada, ont travaillé de concert avec les organismes bénévoles pour que soit signé le Traité sur les mines antipersonnel.

Comme nous l’avons déjà souligné, les préoccupations relatives à la sécurité humaine, combinées au nouvel intérêt de l’OTAN pour les événements survenant à l’extérieur de sa zone d’influence immédiate, ont largement contribué à redéfinr la mission globale de l’organisation. Elles ont également été l’un des principaux éléments déclencheurs de l’intervention au Kosovo. De même, les Nations Unies et les médias populaires s’inquiètent de plus en plus des effets qu’ont les conflits intérieurs sur les gens ordinaires. Il en résulte une nouvelle volonté de définir ces événements non seulement comme des problèmes humains, mais aussi comme le point de départ de politiques et de mesures permettant de garantir la sécurité. C’est ce que certains ont appelé le « nouveau maintien de la paix ».

 

Le nouveau maintien de la paix

Comme nous l’avons vu dans les chapitres précédents, l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord a été appelée de plus en plus souvent ces dernières années à jouer un rôle dans le maintien de la paix. Dès la fin de la guerre froide, l’Alliance a mis de côté la défense collective de ses membres contre d’éventuelles attaques armées pour s’attacher plutôt à la promotion de la sécurité collective, qui consiste à instaurer, notamment en Europe centrale et en Europe de l’Est, les conditions – économiques, sociales et politiques – propres à l’établissement de bonnes relations entre les peuples.

En même temps, la nature du « maintien de la paix » a radicalement changé. Auparavant, l’État était considéré comme l’unité de base, chacun étant souverain à l’intérieur de ses frontières. Par conséquent, le « maintien de la paix » visait la prévention des conflits entre les États. Il consistait essentiellement à protéger ou à établir des frontières internationales ou des « lignes de cessez-le-feu » (comme sur le plateau du Golan). Une tierce partie, les Nations Unies par exemple, s’engageait à faciliter cette tâche, notamment en fournissant une force neutre jusqu’à ce que les hostilités aient cessé de part et d’autre. L’objectif était la paix entre les États. De nos jours, cette forme de « maintien de la paix » est souvent qualifiée de « classique », et la Force d’urgence des Nations Unies (FUNU), établie en 1956 au moment de la crise de Suez, en est considérée comme le modèle.

La nouvelle formule de maintien de la paix, qui a fait son apparition à la fin des années 80, est beaucoup plus ambitieuse(108). C’est l’individu qui en est l’unité de base. Chaque individu possède certains droits acquis - les droits de la personne. Autrement dit, chaque citoyen ou sujet jouit de droits plus fondamentaux que ceux qui lui sont conférés par les lois de son pays. Le maintien de la paix vise dès lors la réalisation et la protection de ces droits, afin de contribuer à la « sécurité humaine ».(109)

Dans le cas du Timor-Oriental, l’ONU a autorisé récemment une mission de protection de la sécurité humaine. À la réunion du 11 septembre 1999 du Conseil de sécurité, le Canada a rappelé ceci aux membres : « Le Conseil a souligné qu’il était important de traduire en justice les individus qui incitent à la violence ou commettent des actes de violence contre des civils lors des conflits armés, ou ceux qui violent de quelque manière que ce soit le droit humanitaire international et les droits de l’homme »(110). Le 13 septembre 1999, Mme Mary Robinson, responsable des droits de la personne à l’ONU, a déclaré que la communauté internationale devait tenir l’Indonésie responsable des atrocités commises au Timor-Oriental. M. Axworthy s’est dit d’accord et, le lendemain, il a demandé que ceux qui s’étaient rendus coupables de meurtre au Timor-Oriental soient traduits en justice. Depuis lors, diverses initiatives internationales ont été lancées pour aider à la reconstruction sociale et économique du Timor-Oriental. Entretemps, on continue de s’inquiéter du non-respect des droits de la personne dans d’autres parties de l’Indonésie, notamment en Atjeh.

Dans le cas de la Yougoslavie et du Kosovo, cependant, les Nations Unies ne faisant rien, l’OTAN est intervenue. Il convient de souligner que la « sécurité humaine » a été invoquée à maintes reprises - et qu’elle continue de l’être - pour justifier l’intervention de l’OTAN en Yougoslavie sans l’approbation de l’ONU. Selon M. Javier Solana, qui était Secrétaire général de l’OTAN au moment de la mission Yougoslavie-Kosovo, cette campagne devait aller de l’avant même sans l’approbation de l’ONU : « Il fallait défendre la population. C’était l’un des coins les plus pauvres de toute l’Europe. L’Alliance est intervenue pour des raisons morales. Elle ne pouvait pas refuser d’agir. »(111)

Un certain nombre d’observateurs ont fait remarquer qu’il ne s’agit pas de choisir entre la formule classique et la nouvelle formule de maintien de la paix, mais bien d’appliquer une combinaison appropriée de ces deux approches. Comme l’a fait remarquer le Haut Commissaire des Nations Unies pour les réfugiés : « J’espère ne pas paraître trop pessimiste [...] en disant que ce qui s’est passé dans le monde au cours des quatre dernières années n’a rien pour nous convaincre que les mesures ‘ douces ’ peuvent être, à elles seules, suffisantes pour circonscrire les conflits, à plus forte raison pour les résoudre ou les prévenir. Le problème - comme l’a démontré la crise yougoslave -, c’est que la ‘ manière forte ’, par exemple l’intervention militaire armée, semble tout aussi insuffisante, à elle seule, pour empêcher une guerre ou pour y mettre fin. »(112)

 

La Charte et le nouveau maintien de la paix

La nouvelle situation soulève d’importants défis pour les Nations Unies. Ses critiques soutiennent qu’à cet égard, la Charte manque d’à-propos, au mieux, et qu’elle est devenue, au pire, un dangereux obstacle. M. Gwynne Dyer nous a rappelé que l’action des Nations Unies repose sur deux piliers : la Charte, qui met l’accent sur la souveraineté des États, et la Déclaration des droits de l’homme, assortie de la Convention internationale contre le génocide. Pendant 40 ans, les projecteurs ont été braqués sur le pilier de la souveraineté. « Au terme de la guerre froide, on a entrepris de faire sortir l’autre pilier de l’ombre. « [...] Le problème, bien entendu, c’est que, entre ces deux piliers, une contradiction saute aux yeux. Si tous les États étaient absolument souverains, comment pourrait-on faire appliquer les dispositions qui régissent les droits de la personne et interdisent le génocide? » (113)

M. Michael J. Glennon propose une analyse semblable :

[...] au Kosovo, la justice (telle qu’on la comprend actuellement) et la Charte de l’ONU ont semblé se heurter. Mais ce n’est pas seulement que la Charte de l’ONU interdit l’intervention là où des États éclairés croient maintenant qu’elle est justifiée; les problèmes qu’elle pose sont encore plus graves. La Charte repose en effet sur une hypothèse qui n’est tout simplement plus valable, à savoir que la violence interétatique constitue la principale menace à la sécurité internationale. Cette hypothèse ne tient plus.(114)

 

Le rôle du Canada dans le nouveau maintien de la paix

Au cours de ses audiences sur la mission Yougoslavie-Kosovo, le Comité a pris de plus en plus conscience de l’influence de la nouvelle formule de maintien de la paix sur l’orientation de la politique étrangère du Canada.

Le ministre canadien des Affaires étrangères s’est fait l’un des plus ardents défenseurs de ce nouveau maintien de la paix, que ce soit par l’OTAN ou l’ONU. Par exemple, il a dit à plusieurs reprises aux Canadiens, en 1999, que la participation de notre pays à la mission Yougoslavie-Kosovo visait à promouvoir la sécurité humaine : « C’est la terrible situation de [...] civils innocents qui a nécessité notre intervention [au Kosovo] en mars. L’entente d’aujourd’hui nous rapproche de notre objectif de restaurer leur sécurité, leur espoir et leur avenir au Kosovo.(115) » D’autres déclarations du gouvernement canadien ont d’ailleurs confirmé ce point de vue : « Les principaux motifs du Canada et de ses alliés de l’OTAN étaient et demeurent d’ordre humanitaire. »(116)

 

Les implications militaires

Dans son discours du Trône d’octobre 1999, le gouvernement s’engageait, en termes généraux, à fournir à ses forces armées les moyens nécessaires pour relever les défis du nouveau maintien de la paix :

Le gouvernement continuera [...] de veiller à ce que les Forces canadiennes soient en mesure d’appuyer le rôle du Canada pour contribuer à la sécurité dans le monde et il s’efforcera d’accroître la capacité des Canadiens et des Canadiennes d’aider à assurer la paix et la sécurité dans des pays étrangers.

Comme nous l’avons déjà souligné, la capacité qu’ont nos militaires de s’acquitter des nombreuses tâches nouvelles qu’on a exigées d’eux depuis dix ans soulève des préoccupations. La nouvelle formule de maintien de la paix n’est pas moins exigeante que le modèle traditionnel pour les Forces armées canadiennes. En fait, à bien des égards, les opérations comme celle du Kosovo sont à la fois plus difficiles en termes militaires et techniques, et de plus grande portée sur le plan humain. Nous nous contenterons de faire remarquer pour le moment que l’adoption d’une nouvelle approche axée sur la sécurité humaine impose aux Forces armées canadiennes un ensemble de rôles tout à fait nouveaux, sans pour autant réduire les exigences traditionnelles touchant leur capacité de fonctionner efficacement en tant qu’unités de combat.

 

Prendre la sécurité humaine comme point de départ de la politique pose un problème

Rares sont ceux qui contestent l’idée que l’amélioration de la sécurité humaine est un objectif louable et important, particulièrement pour un pays comme le Canada qui possède une longue tradition d’engagement international et qui a toujours accordé une grande importance à l’intervention humanitaire.

Le problème réside dans la façon d’appliquer les bonnes intentions à la politique étrangère dans son ensemble et aux décisions prises dans situations précises, comme celle du Kosovo. Ce dernier exemple montre que l’approche qui privilégie la sécurité humaine n’apporte pas de solutions faciles ni évidentes à des conflits complexes et de longue date. Le recours à la force pour aider l’une des parties à un conflit a inévitablement des effets néfastes sur d’autres personnes, notamment des personnes qui n’ont rien àvoir avec le conflit.

À partir du moment où elle a compris qu’il était vain de s’attendre à ce que la simple menace de recourir à la force aérienne allait suffire, l’OTAN s’est retrouvée dans une situation où elle n’avait plus d’autre choix que de larguer ses bombes ou de faire marche arrière. Et lorsque les frappes aériennes ont effectivement commencé, il est vite devenu évident pour tout le monde que même des armes à guidage de précision feraient des victimes des deux côtés. Même si les forces de l’OTAN ont pu maintenir leurs pertes au strict minimum, il reste que les attaques aériennes ont tué des Serbes et des Kosovars, provoquant une rapide escalade des représailles de la part des forces serbes. Nous ne faisons que commencer à mesurer toute la portée des opérations menées au Kosovo.

L’aspect important à se rappeler ici n’est pas tant la façon dont la campagne s’est déroulée au Kosovo, mais le fait que bien des gens semblaient croire que l’adoption d’une approche privilégiant la sécurité humaine allait en quelque sorte faire disparaître les problèmes les plus épineux. La réalité est cependant tout autre puisque la sécurité humaine demeure un concept plutôt vague et mal défini, qui n’a guère d’utilité pour orienter une intervention, faute d’un consensus international suffisant quant à sa signification et à son application.

Ce qu’il faut surtout, ce n’est pas de rejeter le concept de sécurité humaine, mais plutôt d’adopter une approche réaliste à la politique étrangère. L’approche de la sécurité humaine tend inévitablement à hausser les attentes du public face à la volonté et à la capacité de pays comme le Canada, d’alliances comme l’OTAN et de l’ONU elle-même d’intervenir là où il faut. Le cas du Kosovo, de la Somalie, du Timor-Oriental et d’autres cas récents montrent à quel point les vrais enjeux et les vraies conséquences sont complexes et, souvent, contradictoires.

Il ne fait aucun doute que l’importance accrue accordée à la sécurité humaine entraînera certains changements dans la participation du Canada aux activités des Nations Unies et de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord. Par conséquent, le Sénat voudra sans doute examiner les conséquences probables de cette évolution. Même si le Comité appuie l’objectif gouvernemental consistant à faire de la sécurité humaine le principal thème de la politique étrangère canadienne, il n’est pas convaincu que les implications de cette approche aient été suffisamment examinées. En particulier, nous estimons que le gouvernement devrait tenir un débat public sur les moyens qu’il entend prendre à l’avenir pour décider s’il doit ou non participer à des missions de maintien de la paix, surtout lorsque la sécurité humaine en est un aspect important.

De plus, comme le laisse entendre le discours du Trône, il est fort possible que cette nouvelle orientation ait des répercussions importantes sur la façon dont les Forces armées canadiennes s’acquitteront de leurs rôles de maintien ou de rétablissement de la paix afin de promouvoir la sécurité humaine. En fait, l’expérience au Kosovo a démontré que cette nouvelle politique allait à peu près certainement imposer de nouveaux fardeaux aux pays qui participeront à ces interventions militaires.

Nous sommes également d’avis qu’il faut un dialogue plus approfondi, avec le Parlement et avec le grand public, pour passer en revue ce qui s’est fait jusqu’ici, et en particulier la façon dont la doctrine a été appliquée à l’opération au Kosovo. En examinant attentivement l’organisation et le déroulement de cette mission, notamment à la lumière des questions soulevées ailleurs dans le présent rapport au sujet de son efficacité, le Canada pourra raffiner sa politique et mieux se préparer pour la prochaine situation du même genre. Il pourra aussi apporter une contribution plus utile aux discussions sur les questions connexes à l’OTAN et aux Nations Unies.

 

Conclusions et recommandations

Le concept de « sécurité humaine » est devenu un élément central de la politique étrangère du Canada ces dernières années, mais il doit être mieux examiné, mieux défini et mieux élaboré. L’intervention humanitaire, en tant que fondement de l’action internationale, est un concept qui est toujours en évolution et qui n’a pas encore fait l’objet d’une définition claire et acceptée par la communauté internationale. Ce concept attire tout naturellement les Canadiens, mais il présente des risques. Le Canada ne peut intervenir ni participer à une intervention chaque fois que la sécurité humaine est menacée, parce qu’il n’est pas le « bon samaritain » du monde entier. Nous devons fonder nos activités en matière de sécurité sur des assises politiques solides et cibler nos interventions là où elles ont effectivement une valeur et se justifient clairement. Cette justification n’a pas cependant toujours été énoncée.

Le Canada agit toujours de concert avec ses alliés. Si leurs intérêts sont menacés, les nôtres sont touchés également. Chaque fois que la stabilité ou la sécurité humaine est menacée, nous sommes nous aussi menacés, ne serait-ce qu’indirectement. Il n’y a aucune région du monde, de l’Asie du Sud-Est à la Corne de l’Afrique, en passant par l’Afghanistan, où l’instabilité et les conflits ne touchent pas également le Canada de quelque façon.

Le Canada a une contribution vitale à faire au maintien de la paix et au rétablissement de la paix dans le monde. Depuis plus de 40 ans, cette vocation est peut-être l’expression la plus visible de notre politique étrangère, qui est guidée par nos valeurs. Du côté pratique, nous avons beaucoup à apporter; nous savons comment faire, et nous disposons d’hommes et de femmes d’expérience capables de diriger. Tous ceux qui ont participé à des opérations de sécurité multilatérales, sous l’égide de l’ONU ou d’autres organisations, le confirmeront.

Toutefois, le gouvernement du Canada ne met pas ses troupes au service de la communauté internationale simplement pour « faire sa part » ou parce qu’il y a un problème à régler. Les Forces canadiennes sont plutôt envoyées en mission de maintien de la paix ou de rétablissement de la paix pour les mêmes raisons que celles qui, par le passé, ont justifié leur déploiement en temps de guerre : parce que, dans chaque cas, il a été établi qu’il était dans l’intérêt général du Canada d’agir ainsi. Les sacrifices que nous exigeons de nos militaires, hommes et femmes, seraient déraisonnables et injustifiés si ceux-ci ne savaient pas qu’en œuvrant pour la paix, ils servent aussi les intérêts de leur pays et de leurs concitoyens.

 

Nous devons par conséquent nous garder d’intervenir dans chaque conflit où la sécurité humaine est menacée ou chaque fois que les intérêts de nos alliées de l’OTAN sont en jeu. Nous ne pourrons jouer un rôle constructif au sein de la communauté mondiale que si nous ne laissons planer aucun doute quant à la portée de notre politique et si nous sommes prêts à assumer les conséquences de nos actes.

Comme le fait valoir Jean Daudelin de l’Institut Nord-Sud :

Le gouvernement et le public canadiens devront accepter que cette politique […] [fondée sur la sécurité humaine] […] comporte d’importants sacrifices […]. Elle suppose qu’il nous faudra nous salir les mains, parfois dans le sang, et cela fera mal. Si les Canadiens, qu’ils soient ministres, parlementaires ou simples citoyens, ne sont pas prêts, peut-être vaudrait-il mieux envisager des solutions plus simples et plus sûres(117)

 

Recommandations

7) Nonobstant l’appui du Canada au principe de l’intervention humanitaire et la volonté louable du gouvernement d’appliquer une politique visant à privilégier la sécurité humaine, que le gouvernement veille à ce que la mise en œuvre de sa politique se fonde sur les éléments suivants :

  • des normes uniformes traduisant un consensus international;
  • de bons rouages pour assurer une mise en œuvre efficace;
  • un vaste débat à l’échelle du pays sur les conséquences d’une telle intervention;
  • une définition du concept de « sécurité humaine » acceptée à l’échelle internationale.

8) Qu’avant de participer à toute intervention internationale pour des raisons de sécurité humaine, le Canada s’assure des conditions préalables suivantes :

  • une analyse complète du concept de sécurité humaine, d’autres implications de la situation et de l’action proposée ainsi qu’un consensus international clair sur la définition du concept de sécurité humaine;
  • la reconnaissance d’un intérêt clair pour le Canada permettant de justifier sa participation, plus précisément d’un intérêt qui appuie nos grandes valeurs et nos grands objectifs en matière de politique étrangère;
  • des indications claires que la participation du Canada contribuera de façon positive et significative à l’action proposée, et une assurance de la part des dirigeants des Forces canadiennes que le pays est capable d’apporter la contribution militaire requise;
  • une prise de conscience des risques et des coûts de l’intervention;
  • l’assurance qu’on a bien pesé toute conséquence négative éventuelle pour d’autres intérêts du Canada.

Chapitre VII : L’Identité européenne de sécurité et de défense

L’Identité européenne de sécurité et de défense (IESD) est un vaste concept qui fait référence non seulement à la défense militaire de l’Union européenne, mais aussi au maintien de la paix et de la sécurité de façon générale. L’idée n’est pas nouvelle, mais elle a été mise à l’avant-plan, au cours de la dernière année environ, lorsque l’Union européenne a cherché à redéfinir son rôle au sein de l’OTAN par rapport à celui des États-Unis. Le présent chapitre examine brièvement l’évolution de l’IESD et des autres formes de restructuration des forces militaires, qui témoignent non seulement des changements survenus dans la vision de la défense européenne, mais aussi d’une révolution dans la nature même de la guerre. Les répercussions de l’IESD pour l’OTAN et le rôle des États-Unis y sont également abordés. Enfin, les conséquences possibles pour le Canada sont évoquées.

 

L’évolution de l’IESD

Pendant des années, à partir de 1949, la défense de l’Europe a essentiellement été tributaire de l’OTAN et, dans une large mesure, de la contribution des États-Unis. Il n’existait aucune formule de rechange. La fin de la guerre froide n’a rien changé à la situation. L’OTAN a assuré le maintien d’un environnement sûr, un environnement à l’intérieur duquel les membres de l’Alliance et leurs voisins ont pu se concentrer sur le développement de leurs systèmes économiques et de leurs institutions politiques.

À la même époque, l’idée que les pays européens devraient assumer la responsabilité de leur défense commune a commencé à faire son chemin, mais peu de progrès concrets ont été accomplis à cet égard. En matière de sécurité, l’Europe de l’Ouest cherchait avant tout à prévenir une éventuelle agression soviétique; en outre, la Communauté européenne était très absorbée par d’autres questions.

Au lendemain de la guerre froide, certains ont pensé que l’OTAN, ou du moins l’ « ancienne »OTAN, n’était plus nécessaire. Le temps était venu pour les pays de la Communauté européenne de s’attaquer à la tâche de transformer leur union pour en resserrer les liens et lui donner une identité propre en matière de politique étrangère et de défense, pour qu’elle puisse mettre en place des politiques pour l’ensemble de ses membres. Ainsi, l’Europe serait en mesure de répondre à ses propres besoins sur le plan du maintien de la paix sans trop compter sur ses partenaires nord-américains de l’OTAN. Le Traité de Maastricht, qui est entré en vigueur le 1er décembre 1993, précisait clairement que l’Union européenne envisagée chercherait à établir une « politique étrangère et de sécurité commune ».

Les chefs d’État et de gouvernement de l’OTAN avaient déjà reconnu le fait que les pays de la Communauté européenne espéraient établir une IESD. Ils ont bien accueilli l’idée qu’un jour la Communauté prendrait des dispositions pour assurer le maintien de la paix en Europe. Toutefois, l’IESD, telle qu’elle était envisagée, n’allait pas supplanter complètement l’OTAN. Elle devait plutôt « contribuer à l’intégrité et à l’efficacité de l’Alliance dans son ensemble ». Voici, à cet égard, la déclaration qu’ont faite les dirigeants de l’OTAN à Rome, en 1991 :

Le fait que les pays de la Communauté européenne travaillent à la réalisation de l’union politique, ainsi qu’au développement d’une identité européenne de sécurité et à la mise en valeur de l’UEO [Union de l’Europe occidentale] sont des facteurs importants pour la sécurité de l’Europe. Le renforcement de la dimension de sécurité dans le cadre du processus d’intégration européenne et l’accroissement du rôle et des responsabilités des membres européens de l’Alliance sont des facteurs positifs qui se renforcent mutuellement. Le développement d’une identité de sécurité et d’un rôle de défense pour l’Europe, dont témoigne la consolidation du pilier européen de l’Alliance, servira non seulement les intérêts des États européens, mais contribuera à l’intégrité et à l’efficacité de l’Alliance dans son ensemble.(118)

Naturellement, l’IESD ne s’est pas concrétisée dans les années 90 : l’Union européenne était occupée à créer l’Union économique et monétaire (UEM) et à régler des questions liées aux institutions gouvernementales et à sa Politique agricole commune, de même qu’à élargir l’OTAN. Faute d’IESD, l’OTAN s’est donnée une nouvelle personnalité pour combler les vides qui existaient dans l’attribution des rôles.

Certaines mesures importantes ont néanmoins été prises afin de restructurer les forces de défense européennes.

 

La restructuration des Forces européennes

L’une des premières mesures concrètes pour amorcer l’intégration européenne en matière de défense remonte en 1987, à l’époque où le président Mitterrand et le chancelier Kohl ont fait part de leur intention de constituer une Brigade franco-allemande, dont la création s’est finalement concrétisée en janvier 1989. Son succès, conjugué à la fin soudaine de la guerre froide, a incité les deux dirigeants à accroître considérablement l’ampleur de la collaboration militaire entre leurs pays. C’est ainsi qu’en mai 1992, ils ont annoncé leur intention formelle de créer un corps européen multinational (l’Eurocorps) et de le mettre à la disposition de l’Union européenne occidentale (UEO).(119)

Demeurée pour ainsi dire assoupie au cours des décennies qui ont suivi l’adoption du Traité de Bruxelles en 1948, l’UEO a refait surface en 1984 sur les instances de la France, jouant un rôle clé dans le renforcement du pilier européen de l’Alliance. Dans les années qui ont suivi, l’UEO a participé à différentes interventions de l’ONU. Elle a notamment pris part, en collaboration avec l’OTAN, à l’opération d’interdiction navale dans la mer Adriatique en 1992, en application des sanctions contre l’ex-Yougoslavie.

À la suite d’un accord conclu en 1993 pour préciser les rapports de commandement entre l’OTAN et l’Eurocorps, la Belgique, l’Espagne et le Luxembourg ont annoncé qu’ils fourniraient aussi des troupes à cette formation. L’effectif total de l’Eurocorps s’élève aujourd’hui à environ 44 000 militaires, dont 14 000 Français, 14 000 Allemands, 12 000 Belges et 3 500 Espagnols.

En 1995 l’UEO a également créé deux formations multinationales, l’Eurofor (Force européenne) et l’Euromarfor (Force maritime européenne). Rassemblées à la demande (par opposition à des forces permanentes), elles forment des contingents militaires selon les besoins de chaque opération de contingence. Pour former une force terrestre susceptible d’atteindre la taille d’une division en vue d’opérations de maintien de la paix et de contingence dans la région de la Méditerranée, l’Eurofor peut puiser jusqu’à 5 000 soldats dans les forces terrestres de chacun des pays suivants : la France, l’Italie, le Portugal et l’Espagne. De la même façon, l’Euromarfor fait appel aux mêmes pays pour réunir les forces navales nécessaires à un déploiement flexible en fonction des besoins.

Outre ces forces de l’UEO, un certain nombre de formations militaires binationales ont vu le jour en Europe. Ainsi, les États du Bénélux ont regroupé leurs flottes sous un commandement unifié et permanent et ont créé une force tactique aérienne déployable. L’Italie et l’Espagne prévoient créer une brigade marine mixte, tandis que la France et le Royaume-Uni ont formé le Groupe aérien européen franco-britannique pour accroître leur capacité d’organisation et de conduite d’opérations conjointes.

 

La révolution dans les affaires militaires

La création de telles forces combinées témoigne non seulement d’un désir d’adopter une nouvelle approche axée sur la collaboration en matière de défense européenne, mais aussi d’une reconnaissance de la nécessité de réagir aux profonds changements survenus dans la nature des opérations militaires.

À la suite de l’écrasante victoire des forces de la coalition dans l’Opération Tempête du désert, il est devenu largement évident que nous assistions à une révolution dans les affaires militaires (RAM) aussi importante que n’importe quelle autre survenue auparavant, y compris celle provoquée par l’arrivée des armes nucléaires. La RAM suppose une transformation de la nature de l’artillerie de guerre « par suite des progrès de la technologie militaire qui, ajoutés à l’évolution de la doctrine et des concepts d’organisation, modifient radicalement le caractère et la conduite des opérations militaires ». Les progrès technologiques réalisés dans le cadre de l’actuelle RAM concernent entre autres les munitions à guidage de précision, la technologie de discrétion ainsi que les nouveaux systèmes de surveillance, de commandement et de contrôle. Ces percées permettent de recourir à des forces de précision, d’augmenter l’efficacité des principales plates-formes militaires et d’améliorer la connaissance et le contrôle de l’espace de combat.(120)

Les nouvelles technologies faciliteront les opérations interarmes, de sorte qu’il y aura à l’avenir de plus en plus de forces interarmées. Les opérations intégrées air-mer-terre, où les attaques aériennes précèdent souvent les opérations terrestres et où la marine frappe une plus large gamme d’objectifs terrestres, vont devenir courantes. Ainsi, « les concepts de la manœuvre dominante, de l’engagement de précision, de la protection pluridimensionnelle et de la logistique ciblée devraient jouer un rôle central en situation de combat à l’avenir »(121). Le passage de la destruction massive à la guerre de précision entraînera « l’abandon des armées colossales en faveur de petites forces professionnelles, mieux formées et mieux équipées, dont les unités, intégrées à une structure décisionnelle plus décentralisée, pourront être adaptées parfaitement à la tâche qui leur est assignée ».

Les membres européens de l’Alliance ont commencé à se doter de forces capables de partir rapidement vers des théâtres éloignés, de fonctionner en l’absence de lignes de communication préétablies et de l’appui du pays d’accueil, et de combattre efficacement au sein de formations multinationales de la taille d’un corps d’armée ou même d’une division. L’OTAN a organisé ces capacités en forces d’intervention, dont des commandements et des formations d’envergure multinationale, comme la Force terrestre mobile et le Corps de réaction rapide (CRR) du CAE (Commandement allié en Europe) pour les forces terrestres, ainsi que les Forces de réaction immédiate et rapide (air). Le gros du Corps de réaction rapide du CAE provient du Royaume-Uni, qui fournit deux divisions, une brigade aéromobile et la plus grande partie du soutien administratif et logistique.(122)

La France est absente des forces d’intervention de l’OTAN, puisque ses forces armées ne participent pas à la structure de commandement militaire intégrée de l’Alliance. Elle garde cependant sous son commandement national des formations d’intervention rapide bien équipées.

Malgré les efforts récents de certains membres de l’Alliance, les États-Unis demeurent à l’avant-garde de la révolution dans les affaires militaires, ce qui pourrait avoir de profondes répercussions sur leurs relations futures avec l’Alliance. L’écart entre eux et les autres pays sur le plan des systèmes de commandement et d’information, d’acquisition d’objectifs et du renseignement s’accroît rapidement. Cela peut, comme on l’a déjà constaté, poser des problèmes d’interopérabilité entre les États-Unis et les autres membres de l’Alliance. À long terme, il est important de ne pas laisser l’écart s’élargir au point de nuire à l’efficacité et à la cohésion de l’OTAN.

Il sera difficile aux Européens de rattraper leur retard. Pour cela, il leur faudrait en effet accroître leurs budgets de défense, surtout en matière de recherche et de technologie. Or, bien que les économies des États-Unis et de l’UE soient à peu près équivalentes (environ 8 billions de dollars), les États-Unis dépensent 290 milliards de dollars par an pour la défense, tandis que l’Europe y consacre environ 200 milliards de dollars(123). Et surtout, le budget américain en matière de recherche et de technologie de pointe est de 30 milliards par année, alors que les pays européens y consacrent collectivement moins de 10 milliards de dollars. De plus, selon certains observateurs, le double emploi et le manque de collaboration sont monnaie courante au chapitre des efforts consacrés par les pays européens à la recherche et au développement militaires.(124)

 

Le partage du fardeau

L ‘idéal serait que l’IESD repose sur une convergence naturelle d’intérêts entre les piliers européen et nord-américain de l’Alliance. Le pilier nord-américain y gagnerait, puisque ses alliés européens assumeraient une part équitable du fardeau financier des dépenses de défense de l’Alliance. Pour sa part, le pilier européen pourrait s’engager dans les domaines qui correspondent à ses intérêts particuliers sans ingérence de la part des États-Unis. Ainsi, l’Europe pourrait, si elle le juge souhaitable ou nécessaire, régler elle-même les problèmes que pose son « étranger proche ». Mais surtout, pour les uns et les autres, l’Alliance resterait intacte.

Bien que la restructuration des armées européennes en fonction de la réalité nouvelle progresse, la guerre au Kosovo a fait resurgir d’importantes questions concernant le rôle de l’Europe et la nécessité de conclure un nouveau pacte transatlantique. Personne ne doute de la nécessité pour les États-Unis de jouer un rôle d’autorité au sein de l’OTAN. Toutefois, ceux-ci servent déjà les intérêts de l’Occident en assumant l’essentiel de la responsabilité de la démonstration de son pouvoir dans le Golfe et sont les principaux partisans de la stabilisation de la situation militaire en Asie ¾  région qui occupe une place de plus en plus importante pour les intérêts économiques de l’Occident. Le plaidoyer des Américains en faveur d’une augmentation des dépenses consacrées à la défense alliée est compréhensible. Et si les Européens doivent faire un effort plus que symbolique pour instituer une IESD, ils devront améliorer plus que symboliquement leur capacité réelle de combat, de déploiement et de maintien de la paix. Il va sans dire qu’il leur faudra pour cela augmenter plutôt que diminuer les dépenses consacrées à la défense.

L’effectif combiné de l’UE est d’environ deux millions de militaires, comparativement à un effectif américain de 1,45 million. Pourtant, lorsqu’il s’est agi de rassembler le nombre nécessaire de soldats professionnels dûment équipés et entraînés pour intervenir au Kosovo, l’UE n’a pu fournir que la moitié de l’effectif exigé(125). La plupart des forces européennes n’ont pas encore été suffisamment restructurées pour être en mesure de réagir au genre de menaces auxquelles l’OTAN risque d’être confrontée dans l’avenir.

 

Les problèmes à résoudre

La création d’une Identité européenne de sécurité et de défense exigera une réflexion sur un certain nombre de questions délicates. La secrétaire d’État américaine, Madeleine Albright en a évoqué quelques-unes récemment lorsqu’elle s’est interrogée au sujet des relations entre les États-Unis, l’OTAN et l’IESD(126)

D’abord, il y a la question de la discrimination en fonction de l’appartenance. L’OTAN compte déjà des pays qui ne sont pas membres de l’Union européenne et, lors de la réunion de Washington, les dirigeants de l’Alliance ont réitéré leur appui à la politique d’ouverture en ces termes : « L’Alliance demeure ouverte à l’adhésion de nouveaux membres en vertu de l’article 10 du Traité de Washington. Elle compte lancer d’autres invitations dans les prochaines années aux pays désireux et capables d’assumer leurs responsabilités et leurs obligations de membres… ». Quels rapports ces pays membres de l’OTAN mais non membres de l’UE entretiendront-ils avec l’IESD?

Sera-t-il politiquement possible pour chacun des principaux gouvernements de l’Union européenne de restructurer ses installations militaires de manière à atténuer le « double emploi » et à répondre aux nouveaux besoins? L’Italie, le Danemark, la Grèce et (en particulier) l’Allemagne pourront-ils faire face aux répercussions économiques, sociales et éducatives du remplacement de leurs armées de conscrits par des professionnels? L’UE parviendra-t-elle créer une IESD sans faire double emploi avec les capacités et la structure de commandement de l’OTAN?

Les gouvernements des pays d’Europe seront-ils en mesure de consolider et de moderniser leur recherche et leur production militaires pour que leurs forces puissent non seulement relever le défi posé par la révolution dans les affaires militaires, mais soient également compatibles les unes avec les autres et avec celles des États-Unis et du Canada? Les implications économiques sont importantes, étant donné que l’une des raisons à l’origine de la création de l’IESD réside vraisemblablement dans la volonté de stimuler les industries européeennes de pointe dans le domaine de la défense et de réduire la dépendance à l’égard des fournisseurs américains.

La France, l’Allemagne et la Grande-Bretagne parviendront-elles à s’entendre sur une politique étrangère, et chacun de ces pays sera-t-il prêt à se plier aux décisions en matière de politique étrangère prises par d’autres groupes de membres de l’Union européenne?

Enfin, considération sans doute la plus importante aux yeux des partenaires nord-américains de l’OTAN : la création de l’IESD entraînera-t-elle ce que Madeleine Albright appelle un « découplage » entre les États-Unis et l’Europe?(127)

 

La faisabilité de l’IESD

L’instauration d’une union militaire est une proposition d’autant plus intéressante pour les participants qu’elle suppose aussi « la production d’armes, d’avions, de navires et de satellites en Europe ¾ et que le continent a bien besoin des emplois ainsi créés ».(128)

Toutefois, malgré l’enthousiasme de certains, l’établissement de l’IESD n’est peut-être pas pour demain. À Bonn, M. Herbert Wulf, du Bonn International Centre for Conversion, nous a affirmé que le pilier européen est loin d’être solidement établi. Selon lui, il serait plus réaliste de parler d’une structure de sécurité européenne-atlantique. Un autre de nos témoins a souligné que les Européens attendaient toujours la « première commande intégrée d’approvisionnement européen avant de se mettre à l’œuvre ». Lorsque vient le temps de parler d’approvisionnements, les intérêts nationaux occupent encore une place prépondérante, et cela est perçu comme une autre preuve des difficultés inhérentes à l’établissement d’une IESD efficace.

Le sentiment général chez nos interlocuteurs allemands est que, si l’IESD doit être créée, elle doit l’être en tant que pilier de l’OTAN et non en tant qu’entité autonome. Selon un haut responsable en matière de défense, l’Identité européenne de sécurité et de défense exigera beaucoup de temps avant de devenir réalité, et les Allemands « ne sont pas intéressés à brûler les étapes comme les Français veulent le faire ». Pour les Allemands, les considérations budgétaires sont primordiales. Les représentants allemands ont insisté sur l’importance d’établir clairement que les moyens de l’UEO/UE seront « séparables » et non « séparés » de ceux de l’OTAN, d’où le maintien de la suprématie de l’OTAN.

À Paris, M. Pascal Boniface, directeur de l’Institut international d’études stratégiques, nous a affirmé qu’il y aura sans aucun doute un pilier européen de défense. M. Boniface soutient qu’il n’est jamais arrivé auparavant dans l’histoire qu’une puissance politico-économique soit dépourvue de pouvoir militaire. L’Europe actuelle est une puissance ¾ qui est de plus en plus intégrée ¾ et, par conséquent, il n’est que naturel qu’elle se dote d’une capacité militaire correspondante. Si elle ne le fait pas, elle ne deviendra jamais une puissance stratégique.

Toujours selon M. Boniface, les Britanniques veulent jouer un rôle important dans le nouveau pilier, et les Allemands seront eux aussi appelés à y occuper une place de premier plan maintenant qu’ils ont réussi à mettre leur passé derrière eux. En conclusion, il souligne que l’IESD ne saurait fonctionner sans la participation active d’une Grande-Bretagne et d’une Allemagne fortes. L’établissement du pilier ne devrait pas être perçu comme un désir de la part de l’Europe de rompre ses liens de défense avec l’Amérique du Nord, mais devrait, selon lui, simplement être vu comme le présage d’un nouvel équilibre au sein de l’Alliance.

Pour les Français, le modèle privilégié semble être celui à deux piliers distincts : les pays d’Europe d’un côté, et les pays d’Amérique du Nord de l’autre. Cette vision est en train de l’emporter sur le modèle plus « collectif » implicite dans l’idée originale de la communauté atlantique.(129)

M. Pierre Lellouche, secrétaire de la Commission de la défense et des forces armées de l’Assemblée nationale de France, a précisé aux membres du Comité que l’UEO « voudra une relation qui la placera au moins sur un pied d’égalité avec les États-Unis ». Il a aussi soutenu que les Européens sont maintenant dans une position pour se prendre eux-mêmes en main, mais sont réticents à dépenser les sommes nécessaires à cette fin. S’ils veulent devenir une force avec laquelle il faut compter, les Européens devront investir dans l’équipement. Pourtant, les budgets de défense sont à la baisse un peu partout.

À Londres, le professeur Clarke a fait valoir que « les tendances actuelles laissent entrevoir que la grande question, au chapitre des relations transatlantiques, ne sera pas de savoir si l’Union européenne établira sa propre identité de défense en complément de l’OTAN, mais si les membres européens de l’OTAN établiront, au sein de l’Alliance, un modus operandi qui leur permettra vraiment d’agir avec plus d’indépendance, au cas où l’initiative des États-Unis ferait défaut ». Le professeur a souligné que laRAMallait certainement compliquer cette tendance.

 

Un rôle permanent pour les États-Unis

Bien que l’enthousiasme européen à l’égard de la création d’une IESD arrive peut-être à point, la guerre au Kosovo a démontré la prépondérance militaire des États-Unis, dont la capacité militaire a permis à l’Alliance de mener la campagne à bien. Il est clair que les Européens auraient eu du mal à réaliser, par leurs propres moyens, une opération de maintien de la paix, même restreinte. Ils demeurent fortement tributaires des États-Unis aux chapitres du transport, des communications, du renseignement ainsi que des systèmes de commande et de contrôle. Pour l’instant, seuls les États-Unis sont en mesure de déployer une force militaire de taille loin de leur territoire et de l’y maintenir pendant une longue période.

Deux questions ont été soulevées dans ce contexte. Premièrement, du point de vue des Européens, pourquoi les États-Unis devraient-ils diriger les efforts de l’Europe pour régler les situations de crise provoquées par l’« étranger proche »? Voici ce qu’a dit à ce sujet M. Strobe Talbot, sous-secrétaire d’État américain : « De nombreux Européens semblent déterminés à ne plus jamais se sentir aussi dominés par les États-Unis que durant la crise au Kosovo ou même celle en Bosnie ». Deuxièmement, si l’on examine la question du point de vue des Américains, pourquoi les États-Unis devraient-ils assumer une grande part des coûts financiers et politiques associés au maintien de la paix en Europe? Voici ce qu’en pense M. Talbot : « Beaucoup d’Américains pensent que les États-Unis ne devraient plus jamais avoir à assumer la part du lion des missions dangereuses entreprises dans le cadre d’une opération de l’OTAN, ni avoir à payer le gros des dépenses »(130). Ce point de vue revêt d’autant plus d’importance que les États-Unis ont des intérêts impératifs ailleurs ¾ en Asie et dans le Golfe, par exemple.

Par conséquent, les États-Unis sont généralement favorables au mouvement en faveur de l’établissement de l’IESD, et il ressort des entrevues que nous avons menées qu’ils sont disposés à le rester tant que l’IESD n’entravera ni ne supplantera les institutions et les missions de l’OTAN. À Washington, des représentants officiels nous ont affirmé ne pas être contre l’établissement d’une IESD, surtout si celle-ci favorise la création de forces militaires plus mobiles en Europe. Bon nombre de ces dernières sont encore perçues comme tirant de l’arrière dans la RAM et comme ayant des structures mieux adaptées pour mener la guerre froide que pour faire face aux risques nouveaux.(131)

Toutefois, si les États-Unis voient d’un bon œil l’initiative européenne, ils posent certaines conditions. Comme l’a souligné M. James Robertson, directeur de la politique de l’OTAN, Bureau du secrétaire adjoint à la défense, le lien transatlantique doit demeurer intact, et il doit y avoir une certaine participation des pays nord-américains et des autres pays de l’Alliance non membres de l’UE. De même, les États-Unis aimeraient que les Européens mettent l’accent sur les mêmes « améliorations militaires » qu’eux-mêmes privilégient ¾ particulièrement pour ce qui relève de la révolution dans les affaires militaires. M. Robert Simmons, conseiller spécial pour les affaires de l’OTAN au Département d’État américain, a également insisté sur l’importance de faire en sorte que la création de l’IESD ne se fasse pas au détriment de l’Alliance de l’Atlantique Nord.

La crainte des Américains d’être « entraînés » dans l’aventure européenne est compréhensible, tout comme d’ailleurs leur insistance sur la nécessité de reconnaître à l’OTAN « le droit de premier refus » lorsque l’Union européenne décide de déployer les moyens de l’OTAN sous l’égide de l’IESD. La position des Américains est la suivante : parce que l’IESD sert de complément à l’OTAN plutôt que d’être en concurrence avec elle, les discussions initiales au sujet des opérations militaires possibles devraient avoir lieu à l’intérieur des cadres de l’OTAN. Cette condition ne sera pas bien prisée par les Français, qui croient que les membres de l’UE devraient être capables de décider de ces questions eux-mêmes. Si les États-Unis décident de ne pas participer à une intervention jugée importante par les Européens, alors les moyens de l’OTAN seraient automatiquement mis à la disposition de l’UE.

 

Les conséquences pour le Canada

Dans le contexte de l’émergence possible d’une Identité européenne de sécurité et de défense, le Canada se demande évidemment où sera sa place, s’il en a une, et ce qu’il adviendra de ses intérêts et de son point de vue. La réalisation d’une IESD, ou même des progrès importants en ce sens, soulèverait de sérieuses questions au sujet de l’avenir du Canada au sein de l’OTAN.

Une nouvelle entité européenne assumerait la responsabilité principale de la sécurité en Europe, tandis que les moyens et services mis à sa disposition par l’OTAN ¾ renseignement, transport de charges lourdes, structure de commandement et de contrôle ¾ proviendraient principalement des États-Unis. Quelle serait la contribution du Canada, qui est le seul pays non européen de taille moyenne membre de l’OTAN? Et de quelle façon le Canada interviendrait-il ou serait-il consulté en cas de désaccord entre les titans européens et américains de la défense? Ce que l’on craint, c’est que ces questions ne se règlent sans que le Canada puisse exprimer ses préoccupations ou agir comme médiateur.

L’IESD deviendra-t-elle réalité? De toute évidence, il est possible qu’au cours de la prochaine décennie, l’unification de l’Europe ne progresse pas au point où l’Union aura une véritable identité de sécurité et de défense. Selon le professeur David Bercuson, il est de plus en plus évident que « le modèle « à deux piliers » ou de type « haltère » de l’Alliance ¾ les pays européens constituant un pilier et les pays d’Amérique du Nord l’autre ¾ est en train de l’emporter sur le modèle plus « collectif » implicite dans l’idée originale de la communauté atlantique ».(132)

 

Conclusions et recommandations

Il est évident que l’émergence d’une Identité européenne de sécurité et de défense (IESD) pourrait soulever de graves questions quant au contrôle des moyens de l’OTAN et au rôle du Canada dans la prise de décisions au sein de cet organisme, notamment lorsque viendra le temps de nous prononcer sur un éventuel retrait de l’OTAN. C’est pourquoi nous nous sommes interrogés sur la façon dont le Canada devrait envisager l’IESD.

La tendance en matière de sécurité, en Europe, est claire. Les Européens sont plus enclins que jamais à privilégier leurs intérêts dans les enjeux concernant l’Europe et à laisser tomber l’ancienne idée de l’« Atlantique Nord ». Alors que le nouveau mandat de l’OTAN, tel qu’il a été présenté dans le nouveau concept stratégique de l’Organisation, semble élargir la portée de notre participation potentielle à la sécurité de l’Europe, les changements qui se produisent en Europe semblent vouloir nous exclure du processus politique et décisionnel.

L’Identité européenne de sécurité et de défense est un facteur important pour le rôle du Canada dans l’OTAN, tout comme elle l’est pour le régime de sécurité de l’Europe de l’Ouest. Si, en créant l’IESD, nos alliés européens deviennent des intervenants indépendants en matière de défense, cela influera fondamentalement sur l’OTAN et sur nos relations avec l’Alliance. De plus, l’émergence d’une IESD efficace, qui aura pour effet d’encourager l’approvisionnement en Europe, pourrait avoir des conséquences économiques fâcheuses pour le Canada, en particulier en ce qui a trait aux marchés exploités par nos industries de défense.

 

Nous en venons à la conclusion que le Canada devrait, dans l’élaboration de sa politique étrangère et de plans pour ses forces de défense, sérieusement tenir compte de la possibilité qu’une IESD voie le jour. Notre première préoccupation devrait être simplement de faire en sorte que le Canada soit suffisamment informé et consulté et puisse avoir son mot à dire lorsqu’il sera question des relations entre l’OTAN et une éventuelle IESD. Lors de ces discussions, nous devrions défendre fermement les intérêts du Canada dans des dossiers comme le déploiement des moyens de l’OTAN dans le contexte de l’IESD.

Malgré les espoirs qu’elle soulève en Europe, l’IESD reste encore à réaliser. Même si nous ne pouvons prédire l’avenir de l’IESD ni ses répercussions précises, le Comité en est arrivé à la conclusion que ces questions méritent d’être étudiées très attentivement et de façon continue par les ministres compétents et leurs représentants.

 

Contrairement aux États-Unis, qui ont revu et modifié leur position à ce sujet au cours des derniers mois, le Canada n’a pas de position officielle claire à l’égard de l’IESD. Il doit en formuler une et suivre attentivement l’évolution de la question.

Recommandations

  1. Que le gouvernement du Canada insiste pour que l’OTAN précise explicitement les circonstances dans lesquelles l’Union européenne pourrait déployer les moyens de l’Alliance.
  2. Que le Canada adopte sans délai une position officielle claire à l’égard de l’Identité européenne de sécurité et de défense (IESD.
  3. Que le Comité sénatorial permanent des affaires étrangères suive de près l’évolution de l’Identité européenne de défense et de sécurité (IESD) et fasse rapport des progrès présentant un intérêt pour le Canada.

 Chapitre VIII : Le Parlement et les engagements du Canada à l’étranger en matière de sécurité

Depuis la fin de la guerre froide, de profonds changements ont transformé le contexte de la sécurité mondiale. Ces dix dernières années, les engagements acceptés par le Canada en matière de sécurité, qui vont du maintien de la paix au rétablissement de la paix, en passant par la participation à deux conflits importants, ont constitué un lourd fardeau pour nos forces armées. Pourtant, pendant cette même période, le rôle du Parlement dans les décisions relatives à ces engagements et dans d’autres décisions de politique étrangère a été, au mieux, sporadique. Il semble important au Comité de voir s’il est possible d’étoffer le rôle des deux chambres du Parlement à cet égard et comment y parvenir.

L’idée que le Parlement devrait avoir un rôle plus précis à jouer dans les importantes décisions de politique étrangère (p. ex., l’acceptation de nouvelles obligations liées à des traités et la participation à des missions de maintien de la paix) n’a rien de neuf. Des observateurs ainsi que des hommes et femmes politiques intéressés ont régulièrement défendu cette thèse. Que l’objectif visé en élargissant le rôle du Parlement consiste à mieux faire comprendre au public les questions de politique étrangère ou à reconnaître la nécessité d’une participation du pouvoir législatif, ou « représentatif », aux décisions sur des questions de guerre et de paix, il n’y a guère d’intervenants pour s’y opposer en principe.

Cela fait toutefois surgir un certain nombre de questions pratiques à la fois importantes et difficiles. Quel est le degré approprié de participation du Parlement à la prise de décisions clés en politique étrangère? Comment les deux chambres du Parlement peuvent-elles contribuer à l’étude de ces questions sans compromettre la capacité du Canada de réagir rapidement et efficacement aux crises internationales? Et comment le Parlement peut-il participer sans chercher à s’arroger un rôle propre à l’exécutif qui, dans notre régime, revient au premier ministre et au Cabinet? Dans le présent chapitre, nous nous penchons sur le rôle que devrait jouer le Parlement dans la politique étrangère du Canada et donnons un bref aperçu de sa position à cet égard. À cette fin, nous verrons ce qui s’est fait par le passé et quelles sont les pratiques de certains de nos alliés. Pour conclure, nous esquisserons quelques possibilités de réforme du rôle du Parlement.

 

Participation accrue du Canada aux opérations de l’ONU et de l’OTAN

L’intervention plus active de l’ONU depuis la guerre froide s’est traduite par des exigences accrues pour des États membres comme le Canada, qui participent régulièrement aux opérations de l’Organisation en matière de sécurité. Outre le fait que le nombre et l’ampleur des opérations ont augmenté en flèche(133), les missions elles-mêmes sont souvent plus complexes et plus dangereuses que les missions classiques de maintien de la paix. Des opérations autorisées par l’ONU, par exemple la guerre du Golfe et l’intervention en Somalie, la mission en ex-Yougoslavie et l’actuelle mission de la KFOR au Kosovo, sont loin de ressembler à celles menées à Suez, à Chypre et sur le plateau du Golan. Parallèlement, les ressources militaires canadiennes ont été de plus en plus exploitées à la limite, en raison des compressions budgétaires et de la réduction de l’effectif.

Cette évolution de la situation en a amené certains à réclamer un meilleur contrôle parlementaire des affaires militaires. Des recommandations en ce sens ont été formulées par le Comité mixte spécial sur la politique de défense du Canada, en 1994, et par la Commission d'enquête sur le déploiement des Forces canadiennes en Somalie, en 1997. Pourtant, les choses ne semblent guère avoir bougé.

Du côté de l’OTAN, dans l’équation de la politique étrangère et militaire du Canada, la situation n’est pas meilleure. En 1999, le Canada a accueilli trois nouveaux membres de l’OTAN et signé le nouveau concept stratégique de l’Alliance. Ce concept confirme et fait progresser la transformation de l’OTAN en une organisation vouée à la sécurité régionale et dont le champ d’intérêt s’étend désormais au reste de l’Europe et à l’ex-Union soviétique. En 1999 toujours, comme nous l’avons déjà vu, le Canada et d’autres alliés de l’OTAN ont lancé une campagne de frappes aériennes contre la Yougoslavie à cause de la situation au Kosovo. C’était la première fois, depuis la naissance de l’ONU, que le Canada participait à un conflit à l’étranger sans l’autorisation des Nations Unies. Toutes ces importantes décisions de politique militaire et étrangère ont été prises uniquement par le gouvernement, sans que le Parlement soit appelé à se prononcer, ni même à tenir un débat.

Outre l’aide de 10 millions de dollars que le Canada accorde aux trois nouveaux membres de l’OTAN, la nouvelle vague d’expansion de l’Organisation se traduit bien entendu par un élargissement de la portée de nos obligations collectives en matière de défense aux termes de l’article 5 du Traité de l’Atlantique Nord. Comme l’a expliqué M. Kim Nossal, l’expansion de l’OTAN constitue « un nouvel engagement officiel d’envoyer du sang et des deniers canadiens dans le cas d’une attaque contre nos nouveaux alliés »(134). Dans leur témoignage au Comité, le colonel à la retraite Douglas Fraser, du Conseil canadien pour la paix et la sécurité internationales, et M. Nossal ont déploré l’absence de tout débat au Canada avant l’admission des trois nouveaux membres.(135)

Bien que le nouveau mandat élargi de l’Alliance en matière de sécurité régionale n’ait pas été consacré par le Traité proprement dit, le nouveau concept stratégique constitue l’énoncé central de politique de l’Alliance. Et même si le Canada n’est pas légalement tenu de participer à des interventions qui ne découlent pas de l’article 5, par exemple au Kosovo, il a tout au moins l’obligation morale de ne pas rejeter ces opérations du revers de la main.

Bien sûr, l’exécutif doit rendre compte de ses décisions au Parlement et, finalement, aux électeurs. Mais, vu la grande portée et le caractère irrévocable que ces décisions peuvent revêtir, il semble raisonnable de se demander si une étude a posteriori de la politique de l’exécutif sur ce plan peut suffire. Après tout, les assemblées législatives d’autres pays semblent jouer un plus grand rôle que celui du Parlement canadien dans les décisions de politique étrangère. En outre, les usages passés du Canada semblaient faire place à une participation plus active du Parlement à l’étude des dossiers de la politique étrangère.

 

Le droit et la pratique au Canada

Le rôle direct du Parlement

En droit constitutionnel canadien, la situation est claire. L’exécutif peut, sans consulter le Parlement ni obtenir son approbation, engager les Forces canadiennes dans des opérations à l’étranger, qu’il s’agisse d’opérations ponctuelles particulières ou d’engagements qui pourraient découler ultérieurement de nos obligations aux termes de traités internationaux.

Selon la Constitution canadienne, la reine est investie du commandement des Forces armées et d’autres pouvoirs classiques de l’exécutif, et ce commandement est exercé en son nom par le Cabinet fédéral, qui agit sous la conduite du premier ministre.(136) Ces pouvoirs exécutifs comprennent la déclaration de la guerre, l’acceptation d’obligations aux termes de traités et la conduite des affaires étrangères en général. Du point de vue constitutionnel, le Parlement n’a guère de rôle direct à jouer sur ce plan.

En common law, les pouvoirs du gouvernement exécutif comprennent le droit d’accomplir les « actes de l’État », soit déclarer la guerre, faire la paix et conclure et ratifier des traités. Cependant, aucun « acte de l’État » ne peut modifier les lois intérieures du Canada. Ainsi, bien que l’État puisse ratifier un traité, les dispositions de celui-ci ne s’appliqueront pas au Canada si elles vont à l’encontre des lois canadiennes en vigueur. Par conséquent, de nombreux traités et accords internationaux – l’Accord de libre-échange nord-américain, par exemple – ne peuvent entrer en vigueur que par adoption d’une loi en ce sens par le Parlement fédéral (ou les assemblées législatives des provinces, si la question est du ressort des provinces).

Évidemment, le Parlement, et surtout la Chambre des communes, joue un rôle indispensable, quoique indirect, en votant ou refusant les crédits, et en accordant sa confiance au gouvernement ou en la lui retirant. De plus, en dehors d’un vote proprement dit, il existe d’autres mécanismes qui permettent aux parlementaires d’obliger le gouvernement à rendre compte de ses décisions et de faire connaître leurs propres vues: questions posées aux ministres, débats sur les prévisions budgétaires et débats thématiques.

Le Parlement a également des rôles précis à jouer, aux termes de dispositions législatives, dans le contexte de certaines urgences nationales et relativement à l’intervention des Forces canadiennes. Si l’exécutif a besoin de pouvoirs spéciaux pour faire face à une « crise internationale » ou à un « état de guerre », la Loi sur les mesures d’urgence exige que le Parlement confirme une déclaration du gouverneur en conseil sur l’existence même de la situation d’urgence(137). La Loi dispose également que les décrets ou règlements pris par le gouverneur en conseil en application de la Loi doivent être déposés devant les deux chambres du Parlement dans les deux jours de séance suivant la date de leur prise, et que l’exercice des pouvoirs d’urgence par le gouvernement doit être examiné par un comité mixte spécial du Parlement.(138)

De même, l’article 32 de la Loi sur la défense nationale exige que le Parlement (à moins qu’il ne soit dissous à ce moment) siège lorsque le gouverneur en conseil met en « service actif » les Forces canadiennes ou quelque élément constitutif de celles-ci, ou dans les dix jours suivants.(139) Même si cette loi ne reconnaît au Parlement aucun droit explicite à cet égard,(140) l’exigence en question renforce probablement l’obligation faite à l’appareil exécutif de rendre des comptes au Parlement en pareilles circonstances, puisqu’elle garantit la présence de parlementaires sur place pour interroger et contester le gouvernement.

De façon générale, toutefois, le gouvernement est tenu de répondre des « actes de l’État » du fait qu’il doit conserver la confiance de la Chambre des communes. Lorsque la Chambre cesse de lui témoigner cette confiance, il doit démissionner ou déclencher des élections.

Le critère de confiance ultime est l’acceptation, par la Chambre des communes, des crédits demandés par le gouvernement. Aux termes de l’article 106 de la Loi constitutionnelle de 1867, seul le Parlement peut autoriser la dépense de l’argent du Trésor. Des nos jours, les Lois de crédits sont habituellement proposées quatre fois au cours de l’exercice financier, ce qui donne au Parlement de fréquentes occasions d’exprimer ses vues de cette manière.

En 1999-2000, des fonds ont été affectés expressément pour les missions au Kosovo et au Timor-Oriental.(141) On peut donc soutenir que l’adoption des Lois de crédits correspondantes, pour cet exercice financier, exprime le soutien du Parlement à la participation du Canada tant à la campagne en Yougoslavie et au Kosovo qu’à la mission au Timor-Oriental.

 

Comparaisons

Pratiques passées du Canada

Plus tôt au cours du XXsiècle, il semble qu’un rôle officiel était acquis au Parlement dans l’approbation d’initiatives importantes en politique étrangère. Le Canada n’a commencé à affirmer son autonomie officielle dans les affaires internationales qu’à la fin de la Première Guerre mondiale, mais, déjà en 1923, le premier ministre W.L. Mackenzie King déclarait que seul le Parlement devrait, en dernier ressort, décider de la participation du Canada à des conflits à l’étranger.(142)

En 1926, le premier ministre King a pris un engagement semblable au sujet des obligations découlant de traités, proposant une résolution qui a été adoptée à l’unanimité par la Chambre des communes :

Cette Chambre […] est en outre d’avis qu’il faudrait obtenir l’assentiment du Parlement du Canada avant que les ministres canadiens de sa Majesté ne conseillent la ratification d’un traité ou d’une convention produisant des effets au Canada, ou ne signifient leur acceptation de quelque traité, convention ou accord que ce soit qui prévoit des sanctions militaires ou économiques.(143)

Lorsque la Seconde Guerre mondiale a éclaté, le premier ministre King a veillé à ce que le Parlement débatte et adopte une résolution en faveur de l’entrée du Canada dans la guerre contre l’Allemagne avant que ne soit faite la déclaration de guerre officielle, en septembre 1939.

Quant aux engagements à l’égard de traités importants, la Charte des Nations Unies, en 1945, et le Traité de l’Atlantique Nord, en 1949, ont tous deux été soumis au Parlement pour débat et approbation avant leur ratification par l’exécutif. De manière analogue, le Parlement a débattu et préalablement approuvé la ratification par le gouvernement de protocoles subséquents au Traité de l’Atlantique Nord, prévoyant l’admission de la Grèce et de la Turquie, en 1952, et de l’Allemagne, en 1955.(144)

Depuis le début des années 50 cependant, la participation du Parlement à la décision d’engager des troupes canadiennes dans des conflits étrangers est sporadique. Le Parlement a parfois été consulté (p. ex., Chypre, le golfe Persique et la Somalie) et parfois non (p. ex., la Corée, le Zaïre et le Kosovo).

Certains sont d’avis que, dans bien des cas, l’intervention du Parlement n’est pas nécessaire étant donné que la participation du Canada à toutes les opérations autorisées par l’ONU, de la Corée jusqu’au Timor-Oriental, découle directement de son appartenance à cette organisation et de la ratification de sa Charte, que le Parlement a lui-même approuvée en octobre 1945. Cependant, à strictement parler, le Canada n’était pas tenu, par la ratification de la Charte ni par son appartenance à l’ONU, de contribuer aux forces armées engagées dans ces opérations.

Comme il a déjà été signalé, la campagne de bombardements de l’OTAN contre la Yougoslavie pour défendre le Kosovo, en 1999, n’a pas été autorisée par l’ONU, et elle ne relevait pas non plus des obligations du Traité de l’Atlantique Nord. Il ne semble pas possible de rattacher directement la participation du Canada à ce conflit à un engagement contracté dans un traité antérieur, et encore moins à un engagement confirmé par le Parlement.

Le rôle du Parlement dans l’examen des accords internationaux a connu le même sort. L’Accord sur la défense aérienne de l'Amérique du Nord (NORAD), en 1958, et les renouvellements ultérieurs de cet accord n’ont pas été soumis à l’approbation du Parlement. Ce texte reposait sur un accord de l’exécutif, entre les gouvernements du Canada et des États-Unis, qui n’exigeait pas de ratification et qui, par conséquent, semblait échapper à la pratique décrite par le gouvernement King.

Mais même lorsqu’il s’agit de traités officiels exigeant une ratification, la pratique canadienne consistant à obtenir l’approbation préalable du Parlement semble être tombée en désuétude. Le Parlement n’a joué aucun rôle dans la ratification des protocoles du Traité de l’Atlantique Nord approuvant l’admission de l’Espagne à l’OTAN, en 1982, et de la Pologne, de la République tchèque et de la Hongrie, en 1999. Même un usage bien ancré comme le dépôt des accords internationaux au Parlement a été abandonné. À une certaine époque, cet usage s’étendait à des accords très variés, y compris ceux qui ne prenaient pas la forme de traités, et même les communiqués finals de réunions internationales comme celles du Conseil de l’Atlantique Nord.

 

Ainsi, à l’exception peut-être d’une déclaration de guerre, le Canada n’a pas prévu de rôle habituel pour le Parlement dans l’approbation de la participation à des opérations militaires à l’étranger ou des engagements du Canada découlant de traités internationaux. En outre, en ce qui concerne la question précise du déploiement à l’étranger de Forces canadiennes, les motions d’opposition et les mesures d’initiative parlementaire à ce sujet ont toujours été rejetées. Le Comité est d’avis que cette situation est inacceptable; le Parlement devrait toujours être consulté à propos des traités internationaux importants et lorsque des troupes canadiennes sont déployées à l’étranger.

 

La situation dans d’autres pays

Il semble que la plupart de nos principaux alliés donnent un rôle officiel plus considérable à leurs assemblées législatives dans l’examen des grandes décisions de politique étrangère. Des membres de l’OTAN comme la France, l’Allemagne, le Danemark, l’Italie et les États-Unis sont tous tenus par leur constitution d’obtenir l’approbation du pouvoir législatif pour certaines catégories de traités avant de les ratifier. De plus, aux États-Unis et dans une grande partie de l’Europe continentale, c’est l’assemblée législative, seule ou de concert avec l’exécutif, qui déclare la guerre. En outre, et cela revêt peut-être plus d’importance aujourd’hui, les États-Unis et le Danemark sont obligés par la loi de faire approuver par l’assemblée législative le déploiement de forces militaires à l’étranger, que la guerre ait été déclarée ou non, sauf s’il s’agit de réagir à une attaque.(145)

Dans bien des pays, cependant, le rôle de l’assemblée législative s’est érodé à cause de la tendance, ces dernières décennies, à adopter des accords internationaux d’un caractère moins officiel. Le Congrès des États-Unis a pris des mesures modestes en vue de réaffirmer son rôle dans ces cas. En 1972, il a adopté la loi Case-Zablocki, qui oblige le secrétaire d’État à communiquer au Congrès le texte de « tout accord international autre qu’un traité auquel les États-Unis sont partie » dans les 60 jours suivant son entrée en vigueur à l’égard des États-Unis. Certes, cette exigence ne confère au Congrès aucun rôle direct dans l’approbation de ces accords qui ne sont pas des traités, mais elle permet à ses membres d’être informés et d’exercer un certain contrôle sur la conduite des affaires étrangères par l’exécutif.

Au Canada et dans d’autres pays dont les régimes s’inspirent du modèle de Westminster, des traités peuvent être utilisés pour guider l’interprétation des lois, mais ils ne constituent ni ne touchent le droit interne à moins qu’ils ne soient adoptés par voie législative au Parlement. Néanmoins, dans un certain nombre d’autres régimes semblables, on s’est efforcé de garantir le rôle du Parlement dans l’élaboration des traités. Au Royaume-Uni même, une coutume appelée la règle « Ponsonby » exige depuis 1920 que les accords internationaux qui doivent être ratifiés soient communiqués aux chambres du Parlement au moins 21 jours avant la ratification. Une longue tradition, au Royaume-Uni, veut aussi que le Parlement soit invité à donner son approbation à des traités controversés et importants, même lorsque la ratification n’est pas nécessaire.

En 1996, l’Australie a apporté des réformes à ses modalités d’élaboration des traités pour faire participer directement et officiellement les parlementaires à l’examen des accords internationaux. Voici les principaux éléments de réforme :

le dépôt obligatoire des traités au Parlement au moins 15 jours de séance avant que ne soit prise une mesure exécutoire;

la préparation et le dépôt au Parlement d’une « analyse de l’intérêt national » pour chaque traité;

la mise sur pied d’un comité mixte permanent des traités, dont le mandat est d’examiner les mesures proposées en matière de traités et de faire rapport à ce sujet.(146)

 

La possibilité d’un rôle accru pour le Parlement

Comme il est mentionné plus haut, les principaux moyens que le Parlement possède pour jouer un rôle dans la politique étrangère et de défense du Canada sont l’adoption ou le rejet des crédits et la possibilité de retirer sa confiance au gouvernement. En principe, cela est juste, mais ce n’est pas une vraie réponse à la question politique de savoir s’il faut renforcer le rôle de surveillance du Parlement et comment il faut le faire.

Pour commencer, refuser les crédits au gouvernement et lui retirer la confiance de la Chambre sont des moyens assez brutaux d’exprimer des vues divergentes sur des questions semblables. De plus, les occasions de faire un examen et d’exprimer une dissidence que procure l’étude des crédits ne peuvent pas toujours être mises à profit de manière efficace ou opportune. Dans le cas du Kosovo, par exemple, ce n’est qu’en novembre 1999, cinq mois après la fin de l’intervention, que le Parlement a été invité à voter les crédits expressément affectés aux opérations.

Conférer un rôle officiel aux deux chambres du Parlement dans l’examen ou l’approbation des accords internationaux semblerait être un moyen relativement peu controversé d’améliorer la surveillance parlementaire de la politique étrangère. Après tout, ce ne serait que revenir aux usages passés du Canada.

Il semblerait logique que, comme première mesure, on rétablisse l’obligation de déposer les traités et autres accords internationaux. En outre, on pourrait envisager d’instaurer l’exigence que tout nouvel accord international soit étudié par un comité de l’une des chambres ou des deux avant que des mesures exécutoires ne soient prises, comme on l’a fait en Australie, et peut-être aussi que les accords les plus importants soient approuvés par résolution.

Quelle que soit l’approche adoptée pour que le Parlement ait de nouveau la possibilité de participer à l’adoption ou à l’étude des traités, il faut s’assurer que le choix des accords internationaux qui seront étudiés ou approuvés par le Parlement repose sur le contenu de ces accords plutôt que sur leur forme. À cet égard, il est particulièrement important que les accords qui touchent les engagements du Canada en matière de sécurité internationale soient de ceux qui sont soumis à l’étude ou à l’approbation du Parlement. Ce n’est pas simplement à cause de l’importance inhérente de ces questions, mais aussi parce que, autrement, le Parlement n’en serait jamais saisi, puisque, en général, ils n’exigent pas de lois de mise en œuvre.

Nous croyons que, lorsque des militaires canadiens sont exposés à des dangers, il faut à tout le moins que le Parlement tienne à la première occasion un débat complet et éclairé. Il n’y aurait pas forcément un vote, mais le gouvernement devrait exposer tous les facteurs qui ont influé sur la décision : les circonstances régnant sur le théâtre des opérations, l’évaluation des risques, les ressources militaires disponibles, etc.

En outre, le gouvernement devrait obtenir l’accord exprès des deux chambres du Parlement chaque fois que des soldats canadiens sont déployés à l’étranger dans des circonstances où ils risquent fort de participer à des hostilités. Comme dans le cas de la résolution sur les pouvoirs de guerre aux États-Unis, toute exigence semblable devrait préserver la capacité, pour l’exécutif, d’agir avant l’adoption d’une résolution, lorsque les circonstances l’exigent, ou sans aucune résolution, lorsque le Canada a été attaqué ou qu’on lui a déclaré la guerre.

Bien que l’exigence de la tenue d’un vote en bonne et due forme et sans délai au Parlement sur des opérations militaires à l’étranger puisse en fin de compte être considérée comme non souhaitable ou irréalisable sur les plans de la politique ou de la procédure, il ne faut pas s’empresser de rejeter l’idée sous prétexte qu’elle est incompatible avec la démocratie parlementaire au Canada. On peut même dire que cette pratique pourrait avoir un effet salutaire puisque les parlementaires participeraient davantage aux affaires étrangères et militaires et que les décisions jouiraient d’un surcroît de légitimité démocratique.

 

Conclusions et recommandations

L'une des principales questions sur lesquelles le Comité s'est penché concernait le rôle que le Parlement devrait jouer dans la détermination de l’approche à adopter par le Canada à l’égard de ses engagements internationaux et, en particulier, de son éventuelle intervention dans un conflit intérieur d’un État.

L’importance du rôle du Parlement est indéniable. C’est particulièrement vrai à l'heure actuelle où le débat public compte et où les Canadiens veulent que leurs représentants à la Chambre des communes et au Sénat s’attaquent aux enjeux vitaux de sécurité internationale qui touchent le Canada.

Les Canadiens veulent être informés des politiques qui influent sur le rôle de leur pays dans le monde et veulent participer à leur élaboration. Si le Canada veut respecter ses obligations en matière de sécurité dans un contexte international en rapide évolution, le gouvernement doit être prêt à préciser ce qu’il entend par « sécurité humaine » et ce que le Canada devrait être prêt à faire en tant que pays pour soutenir son engagement envers la sécurité mondiale et le développement humain.

Le Sénat et la Chambre des communes représentent les Canadiens. Le débat parlementaire est la façon la plus simple et la plus respectueuse de consulter la population du Canada sur les enjeux vitaux de la sécurité nationale.

Les gouvernements canadiens qui se sont succédé n’ont pas toujours consulté systématiquement le Sénat et la Chambre des communes sur les questions de politique étrangère. Souvent, ils ont omis de le faire lorsque les forces canadiennes étaient engagées dans des opérations de rétablissement de la paix à l’étranger. Cette absence de consultation des deux chambres va à l’encontre des conventions propres à un régime parlementaire. En effet, de nombreuses autres démocraties fonctionnant selon la tradition constitutionnelle britannique ont institutionnalisé des modes de consultation et d’approbation relativement à ces questions, que le Canada ferait bien d’adopter lui aussi.

Les membres du Comité ont également noté que les parlementaires eux-mêmes ne cherchent pas aussi activement qu’ils le pourraient à participer au débat sur les affaires internationales. En règle générale et malgré quelques exceptions notables, les membres des deux chambres ne se prévalent pas pleinement des occasions qui leur sont déjà offertes d’exprimer leur point de vue sur ces questions.

Les membres du Comité estiment qu’il serait particulièrement utile que le Comité procède chaque année à l’examen du Budget des dépenses du ministère des Affaires étrangères et du Commerce international et de celui du ministère de la Défense. Les sénateurs auraient ainsi l’occasion de se pencher avec les ministres et leurs représentants sur le genre d’enjeux dont il est question dans le présent rapport.

 

Recommandations

12) Que le Parlement joue un rôle direct dans l’examen et l’approbation des accords internationaux importants (comme ceux liés à l’expansion de l’OTAN), et qu’il soit consulté, dans la mesure du possible, avant que le gouvernement ne prenne des mesures exécutoires.

13) Que le Sénat et la Chambre des communes puissent, dans les meilleurs délais, débattre la participation du Canada aux interventions militaires et aux conflits externes, notamment aux missions de maintien et de rétablissement de la paix, et puissent donner leur approbation à cet égard. Il incomberait alors au gouvernement de préciser quels sont exactement les intérêts du Canada et quelles sont les limites de son intervention dans ces situations.

14) Au cours de la prochaine année, que le Parlement débatte les grands aspects de la politique de sécurité du Canada, notamment  :

  • la participation future du Canada aux opérations de maintien de la paix en tant que membre des Nations Unies et de l’OTAN;
  • les conséquences de la mise en place d’une Identité européenne de sécurité et de défense;
  • la signification et les conséquences de l’adoption du concept de sécurité humaine comme pilier de la politique étrangère du Canada.

15) Que le Budget principal des dépenses du ministère des Affaires étrangères et du Commerce international et celui du ministère de la Défense nationale soient soumis à l’examen du Comité sénatorial permanent des affaires étrangères.


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