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SOCI - Comité permanent

Affaires sociales, sciences et technologie

 

Délibérations du comité sénatorial permanent des
Affaires sociales, des sciences et de la technologie

Fascicule 10 - Témoignages


OTTAWA, le mercredi 29 mars 2000

Le comité sénatorial permanent des affaires sociales, des sciences et de la technologie, auquel a été renvoyé le projet de loi S-5, modifiant la Loi sur le Parlement du Canada (poète officiel du Parlement), se réunit aujourd'hui à 15 h 41 pour étudier ledit projet de loi.

Le sénateur Michael Kirby (président) occupe le fauteuil.

[Traduction]

Le président: Nous sommes réunis ici aujourd'hui pour étudier le projet de loi S-5, c'est-à-dire le projet de loi proposé par le sénateur Grafstein et visant à créer un poste de poète officiel du Canada.

L'honorable Jerahmiel S. Graftein: Honorables sénateurs, c'est un privilège pour moi que de témoigner devant vous. C'est la deuxième fois de ma vie que je comparais à titre de témoin devant un comité sénatorial. La première fois, c'était il y a plus de 20 ans; j'avais alors comparu devant le comité du sénateur Davey sur les médias. Aujourd'hui est donc la deuxième fois, mais c'est la première fois que je témoigne à la fois à titre de sénateur et de parrain d'un projet de loi. Je vous remercie de m'accorder le privilège de témoigner devant vous.

Le point de départ de ce projet de loi, c'est que nous sommes maintenant à l'ère numérique de convergence des médias qui nous bouscule, nous assaille de toutes parts et d'aucuns diraient même nous écrasent. Nous sommes entourés de perceptions électroniques qui se transforment facilement en réalités virtuelles. En zappant ou en cliquant sans fin pour faire défiler une série ininterrompue d'images, nous pouvons réorganiser et transformer constamment le message. Nos sens sont émoussés par la chaîne et la trame de ce monde irréel. Notre patrimoine commun, les canons du monde, est quasiment noyé dans cette avalanche numérique. Nous craignons que nos enfants ne soient en train de devenir grammaticalement illettrés ou, pire, culturellement ignorants. Tout comme le Parlement est enclin à mettre un frein aux pouvoirs de l'État, de même la poésie peut servir de lentille permettant de focaliser cette image floue, trouble et chaotique que nous renvoie ce nuage d'informations dans lequel est immergée notre société civile.

En cette ère de collectivisation, il nous faut un nombre grandissant de tribunes nous permettant de faire entendre nos voix individuelles. Je soutiens qu'en guise de modeste contrepoids à ce déferlement numérique, ce qu'il nous faut, c'est de la poésie; oui, nous avons besoin de poésie plus que jamais auparavant. Dans cette société angoissée et étourdissante, un cycle virtuel a subitement émergé, une surprenante recrudescence, un regain d'intérêt pour la poésie et la lecture publique de poèmes. Certaines séances spontanées de lecture de poèmes s'appellent «chelem poétique», et je m'interroge sur l'origine ou l'explication de cette expression.

La poésie consiste à distiller les idées pour en dégager l'essence. Le poète prend du recul et réoriente la réalité virtuelle. La poésie expose l'esthétique individuelle. Elle nous aide à jeter un regard en nous-mêmes et à voir plus clairement notre propre situation. Il arrive parfois que la poésie et la réalité virtuelle soient presque des entités rivales représentant les deux faces de la vérité.

Certains observateurs se plaignent que la réalité virtuelle est en train de nous échapper complètement, amplifiant des forces et des sentiments naissants de perturbation, d'isolement et d'aliénation dans notre société qui, autrement, demeureraient inertes. Songez seulement, honorables sénateurs, aux jeux auxquels jouent les enfants de nos jours.

La vitesse même du changement à l'ère numérique semble déconcertante en soi. Résultat: le malaise, la cruauté et l'apathie érodent et font disparaître les rêves communs et les valeurs partagées qui servent de points d'ancrage à la société. La violence éclate quand les valeurs communes se fragmentent, s'émiettent ou implosent trop rapidement. C'est alors que la poésie peut adoucir, atténuer l'impact de ces forces de dislocation qui se font sentir quand nous sommes tellement submergés d'informations que notre vie moderne devient le creuset de la confusion et de la désorientation. Parfois, honorables sénateurs, un discours peut devenir un poème en prose avec lequel l'orateur peut cimenter un pays et son peuple, armé seulement d'une simple phrase ou d'une métaphore particulièrement bien tournée.

Le poète officiel des États-Unis, Robert Pinsky, soutient que «si elle joue le rôle qui lui revient», la poésie peut faire naître «l'harmonie dans la dissonance, la compréhension dans la confusion». La poésie, l'écrit peuvent nous aider à nous recentrer. Dans ce monde du gros plan et de l'accéléré, la poésie peut capter au vol un instant d'éternité et nous le restituer ensuite par un mot, une phrase, une ligne, un paragraphe, une strophe, un poème, une métaphore.

Walt Whitman soutenait que les États-Unis sont tellement immenses, tellement fragmentés, tellement disparates et tellement divisés que seule la poésie est capable de maintenir une certaine cohésion de cet ensemble. Des forces non encadrées peuvent exercer des effets imprévus, sans notre assentiment, et nous enfermer dans une conformité écrasante. Notre société a besoin de visions différentes, de voies nouvelles, d'espaces et de temps pour reprendre son souffle et le fil de sa réflexion, de rythmes différents.

La poésie et les poètes peuvent nous donner de l'espace, peuvent nous donner du temps de réflexion pour analyser notre société et revoir au ralenti nos propres gestes. Maintenant, d'aucuns se moquent de la poésie et dénigrent sa riche histoire. D'autres soutiennent que la poésie n'a tout simplement pas sa place dans l'arène politique. Associer la poésie au Parlement ne ferait qu'entacher celle-ci, disent-ils. Les poètes ploieraient sous le joug de l'association entre le poète officiel et le Parlement. Cet argument a un certain poids.

Pendant plus d'un siècle, ces trois misérables «ismes», nommément le communisme, le fascisme et le nazisme, n'ont ménagé aucun effort pour mettre l'art du poète au service du pouvoir de l'État; pourtant, notre Parlement a été créé précisément pour servir de contrepoids au pouvoir de l'État. C'est pourquoi le modèle dont s'inspire cette modeste recommandation pour le millénaire est que le Cabinet, c'est-à-dire le pouvoir exécutif, n'aurait pas son mot à dire dans le choix du poète officiel. Le processus que je propose est très simple. Les dirigeants de nos grandes institutions culturelles, la Bibliothèque du Parlement, les Archives nationales, la Bibliothèque nationale, le Conseil des arts du Canada et le Commissaire aux langues officielles proposeraient tous les deux ans des candidats. Les poètes, leurs sociétés, les écrivains et le grand public seraient encouragés à proposer des choix et à mousser des candidatures. Trois personnes seraient ainsi mises en candidature et à partir de cette liste, le Président de la Chambre des communes et le Président du Sénat choisiraient le poète officiel, dont le mandat serait de seulement deux ans et les responsabilités réduites au minimum. Il ou elle serait libre d'agir à son gré pour servir de catalyseur et inscrire la poésie au coeur du dialogue public afin de relever la sensibilisation du public.

Robert Pinsky, qui est le poète officiel des États-Unis, a fait remarquer que le grand poète anglais William Blake a été cité plus souvent à la Chambre des communes britannique que toute autre source. Le pouvoir de la poésie est grand. Tout ce que nous faisons ici est fondé sur des mots. Les mots sont les seuls outils des parlementaires. D'aucuns soutiennent que le Parlement est enfermé dans une tour d'ivoire, à l'abri de la vraie vie, de la réalité, puisque le Parlement s'occupe essentiellement de lois qui plaisent au plus grand nombre. Le poète officiel peut placer devant les Canadiens un miroir qui leur renvoie différentes facettes de la vie. Il peut moduler de différentes manières notre lexique commun. Nous avons besoin d'une plus grande diversité de pensée pour créer l'unité des rêves, l'unité de la vision. La poésie peut même imprimer une plus grande sensibilité à cette usine à mots du Canada qu'est notre Parlement. La poésie peut instiller de nouvelles réalités, jeter un éclairage nouveau au sein de l'âme canadienne, peu importe où elle se situe.

Honorables sénateurs, je propose donc ce projet de loi, cette idée des plus modestes pour marquer le millénaire, sur laquelle je vous invite à réfléchir et qui, je l'espère, fera l'objet d'une recommandation positive du comité.

Le sénateur Carstairs: Sénateur Grafstein, à mon avis, vous êtes malheureusement tombé dans un piège en répétant un lieu commun que j'entends dans la bouche de tellement de gens qui semblent s'imaginer, pour une raison ou pour une autre, que nos enfants sont illettrés. Je m'inscris en faux contre cette déclaration. Je crois qu'au contraire, les enfants d'aujourd'hui sont à bien des égards plus lettrés qu'ils ne l'ont jamais été dans toute l'histoire. Quand j'étais à l'école, on me demandait d'apprendre des poèmes par coeur. Personne ne me demandait d'en écrire. Aujourd'hui, on demande aux enfants de première année d'écrire des poèmes haïku et on leur montre comment faire. En 5e année, on leur demande d'écrire des sonnets. Notre époque est très créatrice. Je ne pense pas qu'elle mérite le négativisme dont vous l'affublez dans votre déclaration.

Qu'avez-vous à dire à cela?

Le sénateur Grafstein: J'ai utilisé les expressions »grammaticalement illettrés» et «culturellement ignorants». J'ai dit cela dans une autre optique, en me référant aux deux filières de l'histoire. Il y a en effet l'histoire poétique et l'histoire en prose. Ce que je me rappelle le mieux de l'histoire, ce sont les poèmes qu'on nous a demandé de mémoriser.

Pour ce qui est de l'enseignement de l'histoire au Canada, du patrimoine commun et des valeurs communes, je doute que l'on puisse soutenir que nous faisons du bon travail dans nos écoles. Je dis cela parce que quand on demande aux enfants qui fréquentent des écoles publiques ou privées, confessionnelles ou laïques, qui est le premier ministre, qu'est-ce que c'est que le Parlement, quel rôle jouent les sénateurs, ils vous parlent de Clinton et de Gore, mais ils ne savent rien de Chrétien et Manning.

Par conséquent, je suis d'accord avec vous. Je ne voulais pas dire que les enfants sont illettrés; j'ai dit «grammaticalement illettrés», et je persiste à dire qu'ils le sont, plus que nous ne l'étions. Il y a un manque de compréhension du patrimoine culturel qui nous lie en tant que nation.

J'espère, sénateur Carstairs, que ce léger désaccord ne vous empêchera pas d'appuyer ce projet de loi.

Le sénateur Carstairs: Ma deuxième question porte sur un mémoire qu'on nous présentera tout à l'heure et qui, à mon avis, revêt une grande importance. La Bibliothèque du Parlement, dans un mémoire qui nous est remis, soutient de façon très convaincante que si nous décidons de nommer un poète officiel, nous devrions en fait en avoir deux, un dans chaque langue officielle, ou tout au moins un poète capable d'écrire de la poésie dans les deux langues officielles. Je ne suis pas certaine que ce soit possible. Personnellement, je préférerais en avoir deux plutôt qu'un seul.

Comment réagiriez-vous à une telle proposition d'amendement?

Le sénateur Grafstein: Vous touchez un point très important et central. J'ai longuement réfléchi à cette question. Après avoir fait des consultations, j'en suis arrivé à la conclusion que ce que nous recherchons, c'est un poète officiel qui serait dans l'absolu le meilleur poète de tout le Canada. Nous avons dans notre pays une grande tradition de traduction. En un sens, ce serait dénigrer les deux langues officielles que de conclure qu'il nous en faut deux alors qu'un seul suffirait. Je ne crois pas que cette personne doive nécessairement être bilingue. Nous sommes capables de produire des traductions solides, intelligentes, pleines de créativité.

Contrairement à ce qui se fait en Angleterre, j'ai proposé un mandat court pour le poète officiel du Parlement. Un nouveau titulaire serait choisi tous les deux ans. Nous n'avons pas besoin de deux premiers ministres. Nous n'avons pas deux gouverneurs généraux. Nous n'en avons qu'un seul qui représente les valeurs communes. Nous pouvons entendre le message de cette personne dans la langue d'origine ou en traduction.

Rilke est l'un des plus grands poètes du siècle. Vous devriez lire un livre de Rainer Maria Rilke intitulé Lettres à un jeune poète. J'incite tous les parlementaires à lire ce livre. Cela ne peut qu'améliorer la diction.

Il y a aussi un livre publié récemment et intitulé Relire Rilke: réflexions sur le problème de la traduction, écrit par un grand critique littéraire des États-Unis appelé William H. Gass. Il traite de la question fondamentale dont nous discutons. Son argument est qu'il est important d'entendre la voix d'un poète dans la langue d'origine. Je préférerais avoir un grand poète francophone, ou un autochtone, ou un poète de langue chinoise, qui écrit dans sa langue maternelle; je choisirais cette personne plutôt que d'essayer de trouver quelqu'un qui cumulerait tous les talents créatifs. Je ne pense pas que le processus proposé affaiblirait le bilinguisme officiel. Au contraire, je crois que cela le renforcerait.

Par conséquent, je ne suis pas d'accord avec ceux qui disent qu'il nous faut deux poètes officiels. Nous avons un seul Canada, un seul pays. Je crois que l'alternance rapide donnerait à chaque région, à chaque secteur, à chaque partie et à toute langue de notre pays la possibilité de se faire entendre.

Le sénateur LeBreton: À la fin de votre mémoire, vous dites: »le pouvoir de la poésie est grand». Comment peut-on traduire de la poésie? Elle est écrite dans la langue dans laquelle elle est écrite. Comment la poésie peut-elle avoir le moindre pouvoir s'il faut la lire en traduction, car alors ne perd-elle pas tout son pouvoir?

Le sénateur Grafstein: C'est en partie l'argument de Gass. Rilke a été traduit en de nombreuses langues. Dans son ouvrage, Gass passe en revue cinq ou six traductions anglaises de Rilke, à partir de l'allemand, et les analyse pour montrer que le poème a perdu son essence en passant d'une langue à l'autre. En lisant un poème traduit, on peut avoir une certaine idée du message poétique, mais on perd l'essence profonde du poème. Je préconise l'excellence de la pensée et l'excellence de l'expression. Je ne pense pas que l'alternance soit mauvaise. En une décennie, si tout fonctionne bien, chaque région, chaque langue et chaque groupe aura été représenté, parce que cette personne représentera ce qu'il y a de mieux au Canada. Je n'y vois pas du tout deux idées conflictuelles.

Le sénateur Roche: Avoir un poète officiel, c'est un progrès vers une plus grande civilisation, et je félicite le sénateur Grafstein d'avoir proposé ce projet de loi. Le sénateur Grafstein nous en a énuméré les raisons, nommément que le poète officiel, grâce au poème, va au coeur même du dialogue, que l'essence même de notre société, en diverses circonstances, est captée au passage par l'éloquence du mot. C'était probablement vrai il y a un siècle, car en effet, la notion de poète officiel nous vient de l'époque où le mot était roi; mais aujourd'hui, nous vivons dans une société d'images.

Je pose la question au sénateur Grafstein: quelle est votre opinion de l'image du globe qui nous a été renvoyée par le astronautes depuis l'espace? Nous pouvons voir une magnifique planète bleue qui tournoie dans l'espace intersidéral. Cette photographie de la terre nous fait voir l'unité du monde entier. Nous sommes les premiers êtres humains à pouvoir nous voir ainsi avec du recul. La splendeur de cette photographie n'est qu'un exemple qui démontre que l'on peut aussi saisir le coeur même du dialogue et l'essence du moment visuellement, dans une photographie, aussi bien que dans un poème.

Par conséquent, si nous devons nommer un poète officiel, pourquoi pas aussi un photographe officiel? Cela nous permettrait de marquer la transition vers l'ère visuelle dans laquelle nous vivons et qui succède à l'ère de la parole.

Le sénateur Grafstein: Je n'ai pas d'objection à ce que l'on nomme un photographe officiel. Je peux vous donner la version biblique de ma position, que vous connaissez tous très bien: «Au commencement était le Verbe». On ne dit pas: »Au commencement était l'image du Verbe». Les Écritures disent bien: «Au commencement était le Verbe».

C'est par des mots que nous communiquons. Oui, nous communiquons aussi avec des images; ce sont toutefois des mots qui sont à l'origine de nos processus mentaux. Nous sommes surchargés d'images et celles-ci nous embrouillent. Une personne qui regarde la télévision chez elle peut faire naître en zappant une vision asymétrique de la vie qui n'a rien à voir avec la vie elle-même. J'appelle cela la réalité virtuelle, mais c'est en fait irréel.

On peut voir l'histoire par le prisme des mots. Lisez les Vies des poètes de Samuel Johnson, et lisez ensuite les ouvrages historiques de Thomas Carlyle. À mon avis, on a une meilleure compréhension de ce qui se passait dans la société en lisant les Vies des poètes de Samuel Johnson qu'en lisant les historiens, dont Carlyle n'est qu'un exemple. Les poètes possèdent l'art de distiller les choses jusqu'à leur essence.

Donc, oui, la photographie est importante, et oui, nous vivons dans un monde numérique et photographique et rien ne pourra empêcher cela. Il nous faut un modeste contrepoids pour donner une tribune à l'écrit. Nous ne sommes pas d'avis contraire en la matière. Vous avez simplement dit qu'il nous faut les deux. Le problème que je perçois, et je suis certain que c'est le cas de beaucoup d'entre nous, c'est que le mot est noyé par de fausses images. La vérité est parfois noyée par des images qui provoquent une distorsion de la réalité.

Qu'y a-t-il de mal à élever la parole et l'écrit, à leur donner une tribune? N'est-ce pas un modeste contrepoids à tout ce qui se passe dans le monde? N'est-ce pas à certains égards plus utile? C'est une question philosophique aussi bien que technologique.

Le sénateur Roche: Si je comprends bien l'essence de votre réponse à ma question, vous dites que le poète officiel contribuerait à sauver la société de la surabondance d'images qui nous bombardent et nous embrouillent. À vos yeux, un poète officiel serait-il capable de dissiper le mirage des images qui définissent notre époque?

Le sénateur Grafstein: Je vais vous répondre en termes politiques. Qu'avez-vous retenu de l'histoire politique? Je me rappelle de la phrase d'Abraham Lincoln: «Une maison divisée ne peut que s'écrouler». C'était en un sens une métaphore poétique. Nous nous rappelons de l'histoire par des images, mais nous nous en rappelons tout aussi bien par de simples phrases ou des métaphores. Les citations de Kennedy, celle de Pierre Trudeau, quand il a dit que l'État n'avait rien à voir dans les chambres à coucher de la nation -- ce qui est encore aussi vrai aujourd'hui. C'était un éclatant morceau de poésie. C'était de la prose qui atteignait les hauteurs de la poésie.

Il nous en faut plus. Il nous faut des chefs de file qui nous aident à comprendre ce qui se passe autour de nous. Les poètes sont utiles. Robert Frost a certainement aidé Kennedy à comprendre ce qui se passait. Un poète officiel aiderait ceux qui travaillent au Parlement à mieux comprendre ce qu'ils font.

Qu'est-ce que nous faisons? Nous ne travaillons pas dans l'image. Nous travaillons dans le mot. Et dans le monde du mot, nous sommes parfois nos pires ennemis. Nous avons siégé au Parlement. J'ai vu ce qui se passe dans l'autre endroit. Je m'efforce de trouver un grand discours par année de l'autre côté, et j'y arrive à peine.

Le sénateur Roche: J'espère que vous en trouvez plus d'un au Sénat.

Le sénateur Grafstein: Oui, et les vôtres, sénateur Roche, sont parmi ceux qui atteignent les plus hauts sommets de l'éloquence.

Le sénateur Roche: Merci.

Le sénateur Callbeck: Au paragraphe (5), sur les rôles et attributions, on lit ceci:

Le poète officiel du Parlement:

a) rédige des oeuvres de poésie, notamment aux fins des cérémonies officielles du Parlement;

Est-ce que le poète officiel recevra l'ordre de composer des poèmes ou est-ce que ce sera à lui d'en décider?

Le sénateur Grafstein: Ce sera à lui d'en décider. Il a une fonction, qui consiste à rédiger des oeuvres de poésie pour les cérémonies officielles, s'il le désire. J'ai fait stipuler ces dispositions, mais j'ai aussi indiqué dans ma présentation, aussi bien à la Chambre qu'ici, que dans mon esprit, le poète officiel aura un minimum de responsabilités. Il décidera de ce qu'il veut faire. J'espère que cela comprendra des poésies destinées aux cérémonies officielles au Parlement. Cependant, si ce projet de loi est adopté, je veux que le poète officiel fasse ce qu'il veut pour l'avancement de la poésie et pour se donner une tribune au Parlement. Ses obligations seront réduites au maximum -- par exemple, parrainer des lectures de poésie, donner son avis, effectuer des tâches connexes à la demande du Président ou des parlementaires.

Aux États-Unis, la Bibliothèque du Congrès a des séances annuelles de lecture de poésie qui attirent beaucoup de monde. Certains poèmes sont tout à fait extraordinaires. Le poète officiel des États-Unis, Robert Pinsky, est à l'origine d'un projet du millénaire qui va permettre à des centaines d'Américains de lire leur poème favori, qui sera versé aux archives nationales. C'est un exercice simple et peu coûteux, qui va donner un magnifique bilan des États-Unis en l'an 2000 et présenter les visions intérieures d'une centaine d'Américains sur ce qui se passe autour d'eux.

Donc, pour répondre à votre question, le poète officiel devra effectivement rédiger des poèmes pour les cérémonies officielles du Parlement, mais le choix des occasions et la longueur des poèmes seront laissés à son bon vouloir.

Le sénateur Callbeck: Ensuite, à l'alinéa 5e) -- d'ailleurs, je ne vois pas d'alinéa d). On passe directement de c) à e) -- on lit ceci:

assure des fonctions connexes à la demande des présidents ou du bibliothécaire parlementaire.

Est-ce que le poète officiel aura des comptes à rendre à ces trois personnes?

Le sénateur Grafstein: Comme l'indique la note parlementaire, j'ai essayé d'harmoniser plusieurs idées. Tout d'abord, ce sont les deux Présidents qui le choisissent, en leur qualité de premiers dignitaires du Parlement. J'ai intégré le poète officiel à la Bibliothèque du Parlement parce que les Américains ont procédé ainsi et que la formule semble efficace. C'est l'endroit tout désigné pour un poète officiel, qui sera près des ouvrages et des recueils de poésie. C'est aussi une question de commodité. La Librairie du Parlement se trouve dans l'enceinte parlementaire. C'est là qu'on doit pouvoir rencontrer le poète officiel.

Le projet de loi ne lui assigne pas de tâches particulières. J'espère que ces tâches seront minimales. J'espère que le poète officiel établira lui-même ses priorités.

Le sénateur Gill: Comme poète, avez-vous une préférence entre le français ou l'anglais, ou est-ce que ça n'a pas d'importance?

Le sénateur Grafstein: Non.

[Français]

Le sénateur Gill: Pourquoi opter pour un poète officiel et non pas pour un peintre, un musicien ou quelqu'un qui est très sensible aux activités de la vie qui nous entoure, que ce soit de la souffrance ou de la joie. J'imagine que les artistes en général ont une capacité d'exprimer des choses et de pressentir des choses que les profanes ressentent plus ou moins.

Pourquoi un poète? Je le mets sur le même pied que d'autres artistes. La poésie sait transmettre des choses avec des mots et de l'harmonie.

[Traduction]

Le sénateur Grafstein: Il existe au Parlement britannique une tradition de poète officiel vieille de 400 ans. Le premier fut Ben Jonson, au XVIIe siècle. C'est une longue et honorable tradition. Il en va de même aux États-Unis depuis le milieu des années 30. Il y a eu des dizaines de poètes officiels américains. Leur mandat est d'un an, mais certains d'entre eux ont été reconduits plusieurs fois dans leurs fonctions.

Nous autres parlementaires, nous ne travaillons pas dans la peinture ni dans la musique. Nous travaillons dans les mots. Je pense qu'il est important d'avoir quelqu'un qui peut nous aider à mieux nous exprimer et à nous orienter pour donner à nos idées une meilleure expression. Je ne m'oppose pas à ce qu'on ait un musicien officiel ou un peintre officiel, mais l'activité au Parlement a toujours consisté à parler. Je ne m'opposerais pas à l'idée d'avoir un photographe national, un musicien national ou un peintre national.

Il reste que les mots sont notre mode d'expression privilégié. C'est là l'idée fondamentale. Nous pensons avec des mots, nous délibérons avec des mots, le Parlement est une usine à mots. Je propose donc de commencer par un poète officiel. Je ne veux nullement dénigrer les autres choix ou les autres réponses que vous pourriez donner. Ce sont peut-être de bonnes idées également. Si vous vouliez les formuler dans un projet de loi, je les étudierais très volontiers.

[Français]

Le sénateur Gill: Dans un autre ordre d'idées, on a eu des discussions fantastiques au cours des semaines précédentes sur des sujets d'actualité comme le projet de loi sur la clarté référendaire et le projet de loi sur les Nisga'a, et cetera. Comment ce poète pourrait-il traduire l'image que le pays devrait projeter en tenant compte de la diversité des francophones, des anglophones, des Premières nations et des autres? Comment pourrait-on avoir quelqu'un avec qui les francophones, anglophones ou autochtones se sentiraient bien et dont tous seraient fiers comme on pourrait être fier de nos institutions si elles pouvaient rencontrer les besoins de tous les citoyens de façon équivalente? Est-ce que le poète pourrait améliorer ce que nous sommes en train de faire au pays? Est-ce qu'il serait capable de réinventer un pays dans lequel notre jeunesse, peu importe ses origines, pourrait se retrouver et se sentir bien? C'est peut-être beaucoup demander à un poète. Est-ce qu'il pourrait nous faire ressentir des émotions qui nous aideraient à être des patriotes canadiens autant que les Américains peuvent l'être chez eux, peu importe notre origine française, anglaise ou autochtone?

[Traduction]

Le sénateur Grafstein: Je ne pense pas que quiconque puisse englober tous les rêves, toutes les visions et toutes les conceptions de l'unité dans un seul poème. C'est impossible. Ce n'est pas l'objet de la poésie. La poésie a pour objet de reproduire en mots le regard particulier que porte un poète sur le pays qui l'entoure. Ce que nous voulons, c'est une multitude d'images différentes du pays, exprimées à travers le regard et les mots de poètes différents. Je ne pense pas qu'un poète puisse représenter tout le Canada, car le pays comporte trop de facettes diverses.

Ce que j'envisage, c'est une série de poètes officiels dont chacun exprimera sa vision. La poésie est un art individuel, comme la peinture, et se prête mal à la collaboration. On entendra donc une seule voix à la fois qui, en différentes phases, nous présentera une vision du monde.

Je pensais que vous vouliez aborder un autre problème, à savoir comment on pourrait réinventer le pays. Actuellement, la nomination du dernier poète officiel en Angleterre a déclenché une âpre controverse. Il s'appelle Andrew Motion. C'est un républicain. En Angleterre, le gouvernement nomme le poète officiel pour une durée de 10 ans. Ce dernier est membre de la maison royale, qui prend en charge ses honoraires. Le poète officiel anglais reçoit des appointements ainsi qu'une caisse de vin lors de sa nomination. Comme le dernier est un républicain, certains se demandent si M. Motion était le bon choix. Comment un républicain peut-il faire partie de la Maison de Sa Majesté? Mais après mûre réflexion, on a décidé qu'il fallait des voix différentes, pour renforcer la pertinence de la royauté. Ce républicain au coeur même de la maison royale apporte une voix différente.

Le leadership peut être exprimé par plusieurs voix. Pour moi, la poésie, c'est un barde en mouvement, un poète qui est un peu en avance sur son temps, qui nous montre d'où nous venons et où nous devons aller. Il faut que plusieurs voix s'expriment. Je ne crois pas à l'unicité de l'esprit. Nous avons des points de vue communs, mais néanmoins différents. Je préfère un dialogue civique. Je pense qu'en écoutant les métaphores de mon vis-à-vis, je peux m'imprégner davantage de son point de vue. Je ne crois pas à la singularité. Je crois à la diversité.

Le sénateur Keon: Je n'ai pas de questions à vous poser, sénateur Grafstein. Je voudrais simplement vous dire qu'à mon avis, l'idée est élégante. J'aime cette notion de liberté intellectuelle maximale. On ne peut pas comparer la poésie à la science, car ce sont deux univers totalement différents, et c'est très bien comme cela. Les grands progrès de la science après la Seconde Guerre mondiale ont été en grande partie le résultat de l'extraordinaire liberté intellectuelle accordée aux scientifiques dans l'état de vacuité laissé par la guerre. Les scientifiques ont eu le loisir de poursuivre leurs rêves. J'approuve tout à fait ce que vous avez dit sur le choix d'un poète exceptionnel, quels que soient ses antécédents. J'espère qu'il aura toute la liberté intellectuelle nécessaire pour exprimer ses idées.

Le sénateur Callbeck: Supposons que nous ayons eu un poète officiel au cours des 10 dernières années: à quelles occasions est-ce que vous auriez aimé qu'il compose un poème?

Le sénateur Grafstein: J'aimerais certainement savoir ce qu'un poète a à dire du référendum, de la nomination de notre dernier gouverneur général, des boat people et de la Loi 101 au Québec. J'aimerais savoir ce qu'il a à dire sur l'extrême droite au Canada, sur la liberté de choix, que l'on bafoue parfois pour toutes sortes de raisons. Le poète peut choisir n'importe quel sujet d'ordre public ou privé et nous donner une meilleure image de nous-mêmes. En lisant un poète que j'aime, j'en viens à la conclusion qu'il me permet de me voir un peu plus distinctement.

J'ai travaillé assez fort sur ce sujet. Un certain nombre de nos parlementaires les plus éminents étaient poètes. Les poèmes de Jacques Cartier ont été publiés. Nous considérons que c'est lui qui a découvert le Canada. D'Arcy McGee a écrit un recueil de poèmes en 1858. Joseph Howe a composé en 1832 un poème qui devrait vous intéresser, sénateur Callbeck, et qui était intitulé «Acadia». L'un de mes poèmes favoris est de Walt Whitman; il est intitulé «By Blue Lake Ontario». C'est un poème magnifique sur la liberté de choix.

J'ai volontairement évité de citer des poèmes ici, car je ne veux pas passer pour autre chose qu'un lecteur.

Ce que je sais de la poésie, c'est que pour devenir un grand poète, il faut avoir un grand auditoire. J'espère que si nous réussissons à faire adopter ce projet de loi grâce à votre aide, nous allons créer de grands auditoires pour les poètes canadiens. Par rapport à la population, c'est le Canada qui compte le plus de poètes publiés parmi les pays occidentaux, mais ces poètes ne sont pas lus. Ils sont publiés, mais leurs lecteurs ne sont pas très nombreux. J'espère que notre démarche va stimuler la publication d'oeuvres poétiques.

Le président: Je ne sais pas si le titre «By Blue Lake Ontario» serait de mise aujourd'hui, compte tenu de la couleur du lac Ontario.

Le sénateur Roche: Quel est votre poème favori?

Le sénateur Grafstein: Ma poésie favorite, ce sont les psaumes.

Le président: Merci beaucoup, sénateur Grafstein.

Nous allons maintenant écouter notre groupe de témoins, et notre sujet principal sera l'article 2 du projet de loi S-5. Je crois que vous avez reçu le mémoire du bibliothécaire parlementaire.

On voit à l'article 2 que le commissaire aux langues officielles, le président du Conseil des arts du Canada et les trois personnes que nous accueillons ici comme témoins forment le comité des cinq qui, aux termes du projet de loi, vont proposer une liste succincte, qui sera soumise au Président du Sénat et au Président de la Chambre des communes.

Malheureusement, le président du Conseil des arts du Canada et le commissaire aux langues officielles n'ont pas pu venir aujourd'hui, mais ils nous ont indiqué qu'ils nous enverraient prochainement par courrier leurs commentaires sur le projet de loi. Finalement, nous aurons eu le point de vue des cinq personnes évoquées à l'article 2 du projet de loi.

M. Richard Paré, bibliothécaire parlementaire, Bibliothèque du Parlement: Je suis ravi et très honoré d'avoir été invité à comparaître devant ce comité. J'ai fait distribuer un bref mémoire.

Évidemment, il n'appartient pas à la Bibliothèque du Parlement de faire l'apologie de ce projet de loi; nous n'aurions pas pu faire mieux, du reste, que le sénateur Grafstein. Le rôle de la Bibliothèque est de servir le Parlement et de proposer ses ressources à la Chambre et au Sénat. Mais nous devons nous placer d'un point de vue différent pour parler de ce projet de loi.

Nous avons remarqué qu'il y est question d'un poète officiel du Parlement alors que nous avons deux langues officielles, et le sénateur Carstairs a du reste soulevé la question. Nous avons également remarqué que le projet de loi n'évoque pas les appointements ou la rémunération du poète officiel du Parlement. Nous savons cependant que la question pourrait être abordée par le comité et qu'en définitive, ce serait aux deux Présidents et au bibliothécaire parlementaire d'en décider.

L'intérêt du poète officiel pour la Bibliothèque, c'est que nous avons déjà pour mandat de diffuser de l'information sur le site Internet parlementaire. Nous devons également répondre aux demandes de renseignements provenant du public. Nous donnons de la documentation et de l'information spéciale aux visiteurs et aux enseignants. En ce sens, nous publions des brochures sur le Parlement. Comme vous le savez, nous participons à des programmes comme le Forum des enseignantes et enseignants sur la démocratie parlementaire canadienne, dont la cinquième édition est prévue pour cet automne. Nous avons d'autres programmes, comme le théâtre de l'Édifice du centre. Nous pensons que le poète officiel du Parlement pourrait profiter des collections de la Bibliothèque. En outre, l'Internet parlementaire pourrait lui permettre de rejoindre les Canadiens de tous les âges. Nous avons l'outil nécessaire pour lui donner accès à toute la population.

Si ce projet de loi était adopté, je m'empresserais de solliciter l'appui et la coopération de mes deux collègues de la Bibliothèque nationale et des Archives nationales pour que le poète officiel ait accès à leurs collections.

La seule chose que je puisse dire sur le projet de loi proprement dit, c'est qu'il est conforme à l'orientation générale indiquée dans le dernier discours du Trône, où l'on disait que dans notre pays, la culture canadienne s'incarnait dans tous les auteurs, chanteurs et artistes de la scène. La mission du gouvernement est de faire passer la culture canadienne à l'âge du numérique. La Bibliothèque du Parlement est prête à l'appuyer dans cette démarche.

En conclusion, si le projet de loi est adopté, la Bibliothèque du Parlement gérera très volontiers cette nouvelle activité.

M. Ian Wilson, archiviste national, Archives nationales du Canada: Depuis la création des Archives nationales en 1872, les Archives se sont efforcées, avec la Bibliothèque nationale et la Bibliothèque du Parlement, de préserver le patrimoine littéraire de ce pays, notamment les documents de nombreux poètes canadiens, les archives de la Ligue des poètes canadiens et les dossiers de la Fondation des écrivains canadiens. Nous le faisons parce que nous pensons qu'à côté des archives du Parlement, des premiers ministres, des parlementaires et des hommes politiques de ce pays, notre littérature et notre poésie sont essentielles au bien-être de notre nation. Elles font partie intégrante de notre paysage culturel et forment une dimension centrale de notre structure intellectuelle. La meilleure poésie peut être l'expression des rêves et des ambitions de nos nations.

Thomas D'Arcy McGee a publié un recueil de poésie en 1858. Dans l'introduction de cet ouvrage, dix ans avant la Confédération, il disait que «nous serons un jour une grande nation nordique qui produira en elle-même le plus beau fruit de la nationalité, une littérature nouvelle et durable».

Je signale également que plusieurs membres du groupe connu sous le nom de Poètes de la Confédération ont travaillé au sein du gouvernement en ayant la possibilité de poursuivre leur oeuvre poétique; ainsi, Archibald Lampman travaillait aux Postes, William Wilfrid Campbell travaillait aux Archives nationales et Duncan Campbell Scott, qui fit une carrière remarquable en poésie, a occupé les fonctions de surintendant adjoint aux Affaires indiennes. L'État les a aidés dans leur démarche artistique.

Je signale également qu'au milieu des années 30, M. Lorne Pierce, un éminent éditeur qui dirigeait l'entreprise Ryerson Press, est venu en aide à toute une génération d'auteurs et de poètes canadiens; il disait que «le Canada n'a été découvert que lorsque nos poètes l'ont trouvé et son territoire n'a été exploré que lorsque nos poètes l'ont fait connaître.» Nos poètes ont donné de ce pays une vision, une compréhension et une conscience qui nous permettent d'affronter les défis de l'avenir.

En ce qui concerne ce projet de loi, la nomination d'un poète officiel et les modalités du choix du candidat pourraient devenir l'occasion de promouvoir la sensibilisation à la poésie, de la faire apprécier et d'établir des liens avec ceux qui s'intéressent à la lutte contre l'analphabétisme. Ce sera l'occasion rêvée de braquer les feux de la rampe sur nos poètes et sur leurs contributions à la vie de la nation.

De mon point de vue, en tant qu'archiviste national, je peux dire que mes successeurs et moi prêterons volontiers notre concours au choix des candidats qui seront proposés aux présidents des deux Chambres.

[Français]

M. Roch Carrier, administrateur général, Bibliothèque nationale du Canada: C'est un honneur et un très grand plaisir pour moi que d'être avec vous cet après-midi.

[Traduction]

Il y a bien longtemps, lorsque j'étais un jeune poète, je me souviens d'avoir rencontré d'autres poètes non publiés et non lus, et nous avons parlé de ces grands pays que sont la France et l'Angleterre, qui viennent en aide à leurs poètes. L'Angleterre avait déjà son poète officiel. Cette institution nous faisait rêver. Et me voici, cet après-midi, à parler avec vous de l'éventualité d'un poète officiel au Canada: je n'en reviens pas.

Ce pays compte des centaines de poètes qui produisent une oeuvre poétique remarquable, lue dans le monde entier. Il serait merveilleux qu'Ottawa leur accorde une certaine consécration, en la personne d'un poète officiel national.

Le 21 mars dernier marquait la Journée de la poésie. L'UNESCO, le Conseil des arts et la Bibliothèque nationale du Canada se sont réunis pour célébrer la Journée mondiale de la poésie. Ce fut un événement important, et je pense que ces trois entités ont un rôle à jouer dans l'avenir de la poésie. Ce jour-là, la Bibliothèque du Canada a annoncé la création des archives de la poésie canadienne sur son site Internet, où l'on va trouver les oeuvres d'une centaine de poètes canadiens anciens. Certains des poèmes seront enregistrés, ce qui permettra aux handicapés visuels d'entendre de la poésie.

Dans ce contexte, on peut dire que les ventes de recueils de poésie ont été bonnes au cours des dix dernières années. Les ventes de recueils de poésie en anglais ont augmenté de 37 p. 100. La poésie suscite un intérêt indiscutable.

Qu'est-ce que la poésie? Le sénateur Grafstein en a bien parlé. Pour moi, la poésie, c'est un instant où l'on trouve le passé, le présent et l'avenir. En lisant la poésie canadienne ou québécoise d'il y a 20 ans, on retrouve des axes de développement. La poésie est une excellente façon de connaître l'avenir. De ce point de vue, il devrait être très intéressant d'avoir un peu de poésie au Parlement.

J'ai appris à lire les statistiques et les bilans. Cependant, lorsque je voyage à l'étranger, je lis la poésie du pays visité et j'y trouve des renseignements que ni les statistiques, ni les analyses ne peuvent me fournir. C'est un outil de connaissance important. Au Parlement, il y a des rédacteurs de discours. Pourquoi pas un poète officiel? C'est un cran au-dessus. C'est le niveau supérieur.

Si le projet de loi S-5 est adopté, la Bibliothèque nationale du Canada fera sa part. Qu'avons-nous à offrir à un poète officiel? Certainement la meilleure collection de poésies canadiennes au Canada. Nous avons une collection d'archives importante. La Bibliothèque nationale du Canada permettra au poète officiel d'entreposer ses manuscrits en toute sécurité. Nous pourrons également réserver de l'espace sur notre site Web à ses compositions. Nous pourrons lui proposer un endroit pour travailler, car un poète a besoin d'une table et d'une chaise. Nous contribuerons dans toute la mesure du possible à la réalisation de votre décision, si elle va dans le sens que je souhaite.

Le projet de loi soulève d'autres questions, mais le sénateur Grafstein en a déjà parlé.

[Français]

Je ne pense pas qu'aucun poète au Québec va courir très vite pour devenir le poète officiel. Il est impératif que vous trouviez une traduction différente. Le président du Conseil des arts partage peut-être mon avis. Il faudrait vérifier.

Le sénateur Gill: Ce n'est pas poétique?

M. Carrier: Pour le poète officiel, si on court, on va courir dans l'autre direction.

[Traduction]

Évidemment, il est impossible de traduire la poésie. Pourtant, le Canada a acquis un savoir-faire unique en matière de traduction poétique, comme en attestent les traductions que le Dr Scott a faites des oeuvres d'Anne Hébert. Nous avons des traducteurs non seulement compétents, mais très inspirés. Nous réussissons très bien dans ce domaine, et je n'y vois donc pas de problème insurmontable.

Évidemment, un poète ne peut vivre de sa seule poésie. Il faudra bien parler de rémunération. Nous avons de bons amis au Conseil des arts, qui proposent déjà des programmes dans ce domaine. Il faudra aussi trancher la question de la propriété des oeuvres du poète officiel. C'est particulièrement essentiel dans le contexte des droits d'auteur sur l'Internet.

Par ailleurs, je crois que les fonctions de ce poète, appelées »fonctions connexes» dans le projet de loi, devraient comprendre la promotion de la poésie. Finalement, nous pouvons aussi proposer la meilleure salle de théâtre de taille intermédiaire à Ottawa pour les lectures de poésie.

Honorables sénateurs, la Bibliothèque nationale du Canada accorde un appui sans équivoque à ce projet de loi.

Le président: J'aimerais que l'on revienne à l'alternative entre un ou deux poètes officiels. J'ai remarqué que M. Paré a soigneusement évité la question en déclarant: «Nous signalons que le projet de loi propose la nomination d'un poète officiel du Parlement, alors que nous avons deux langues officielles.» Vous avez laissé la question en suspens, sans doute parce que vous ne vouliez pas prendre position.

Il nous importe cependant de savoir ce que vous en pensez exactement -- non pas nécessairement dans le cadre de vos fonctions officielles -- de façon à déterminer s'il devrait y avoir deux poètes officiels à la fois, ou si l'on peut envisager une tradition comportant une alternance tous les deux ans entre les deux langues officielles. Comment peut-on trancher ce problème?

M. Paré: Si on nomme un seul poète officiel, le comité devrait se pencher sur la question et fixer certaines lignes directrices. Si le projet de loi est adopté, la loi s'appliquera pendant de nombreuses années. Il faut donc des lignes directrices. Si l'on décide de nommer deux poètes officiels, il faudra aussi des lignes directrices concernant ces nominations.

Nous savons que pour d'autres nominations, le principe de l'alternance s'applique parfois. Le comité pourrait aussi l'envisager dans le cas présent. Je n'ai pas à anticiper ses travaux. Le comité envisagera les différentes possibilités et prendra la décision qui s'impose.

M. Carrier a parlé de nos capacités en traduction, et je suis tout à fait d'accord avec lui. Nous avons des traducteurs inspirés.

Le président: Je n'en suis pas surpris: si c'est possible, c'est à la portée des Canadiens. Je m'étonne simplement que ce soit possible.

Monsieur Carrier, quelle est votre préférence entre un ou deux poètes, qui exerceraient simultanément leur art ou en alternance?

M. Carrier: D'après mon expérience personnelle, le Canada est un immense pays, qui nous réserve encore bien des découvertes. J'ai dit souvent que si nous sommes unis, nous le sommes parfois par notre ignorance mutuelle. Dans ce contexte, et d'après mon expérience, il serait bon qu'un poète appartenant à une culture soit mis en contact avec l'autre, voire avec d'autres cultures.

À mon avis, il ne faudrait pas garder ce poète officiel prisonnier au Parlement. Il faudrait qu'il puisse explorer la réalité du Canada. Pour un poète appartenant à une des deux cultures, il devrait être fascinant d'entrer en contact avec l'autre culture. De ce point de vue, je préfère la solution d'un seul poète à la fois.

M. Wilson: Les idées sur ce sujet ont été très bien exprimées. Nous avons deux langues, mais il existe de nombreuses cultures. Il faudra en tenir compte dans la nomination des poètes officiels. Nos concitoyens autochtones seront certainement tout disposés à participer à cette oeuvre poétique dans leurs propres langues.

J'espère que le comité chargé de la sélection en tiendra compte. À un moment donné, d'une certaine façon, cela semble tout de même marcher. Je serais favorable à la formule d'une personne à la fois à condition que celle-ci soit sensible aux nombreux besoins et exigences du Canada.

Le sénateur Callbeck: Le projet de loi stipule que les Présidents du Sénat et de la Chambre des communes choisiront le poète parmi les trois noms fournis par un comité. Que pensez-vous du comité de sélection? Estimez-vous qu'il devrait y avoir d'autres représentants?

M. Paré: Vous avez d'excellents représentants à ce comité pour la sélection d'un tel poète parlementaire. Je n'ai pas de remarques spéciales à faire. Il pourrait y en avoir d'autres, mais je ne sais pas qui cela pourrait être. La représentation est bonne et je crois que le comité peut s'acquitter de cette fonction.

M. Carrier: Je pense que vous pourriez demander l'avis du Conseil des arts du Canada parce qu'il a beaucoup d'expérience pour ce qui est des comités de sélection dans le domaine des arts. Cela pourrait être intéressant.

Le président: Merci d'être venus.

Notre dernier témoin est le professeur Roger Nash. M. Nash est professeur à l'Université Laurentienne de Sudbury. Certaines de vos suggestions, monsieur Nash, portent sur la mise en oeuvre du projet de loi. Quel devrait être le processus de sélection? Cela devrait-il se faire comme on le propose ici ou devrait-on y apporter des modifications?

M. Roger Nash, président, Ligue des poètes canadiens: Merci de me faire l'honneur de me recevoir. Vous avez déjà des poètes au Sénat. C'est évident quand on entend la proposition du projet de loi et certains des autres intervenants ici.

Tout d'abord, devrait-il y avoir un poète officiel comme le propose le projet de loi, ou deux? Je peux vous donner le point de vue de quelqu'un qui représente la majorité des membres de la Ligue des poètes canadiens et, dans un sens, répéter ce que d'autres ont dit. Nous sommes un pays d'une grande diversité, mais nous sommes néanmoins un pays. Nous avons des montagnes et des plaines, mais nous sommes un pays. Nous avons deux langues officielles, plus le cri, plus l'ojibway. Nous avons des poètes de réputation internationale qui sont canadiens mais qui écrivent en hébreu, en grec, en espagnol. Une des lignes directrices pour la sélection des poètes pourrait être que, sur une période de dix ans, les différentes langues qui sont si riches et si vivantes au Canada soient représentées, que chacune puisse avoir sa place au soleil, qu'il n'y ait qu'un poète à chaque fois parce que nous n'avons qu'un pays et un premier ministre.

L'autre point était la nature de la traduction au Canada. Nous sommes un meneur mondial à bien des égards pour des traductions très délicates d'une langue, d'une culture à une autre. Je suis d'accord avec ceux qui ont dit qu'on ne peut pas réellement traduire un poème et toute sa signification intrinsèque d'une langue à l'autre. On crée une autre langue si l'on traduit un poème français en anglais. Et si c'est une bonne traduction, cela donne un autre bon poème -- il sera en anglais et il aura un air de famille par rapport au premier poème, mais il deviendra lui-même un poème dans une deuxième langue.

Le talent de nos traducteurs est une des grandes forces de notre culture parce que traduire, c'est en quelque sorte faire preuve d'empathie envers une langue et une culture, et non pas devenir identique à l'autre culture, mais lui serrer la main. Si c'est une bonne traduction, ce sera une poignée de mains chaleureuse. Ce n'est pas un trou noir dans l'espace pour le Canada.

Les intervenants précédents ont dit que le projet de loi ne fait pas mention d'argent. Je suppose que cette question sera réglée à l'étape de la mise en application. Toutefois, il semble qu'il y ait des tâches officielles attachées au rôle de poète officiel. C'est comme un écrivain national en résidence. Je recommanderais donc que des honoraires appropriés soient attachés à ce poste.

Je recommanderais, au nom de la Ligue, aussi, que bien que le mérite littéraire doive être le premier critère de sélection du poète, on tienne également compte de ses aptitudes aux relations publiques, quelle que soit la façon dont vous voulez appeler cela, l'aptitude d'un poète, non pas simplement d'être un bon poète mais aussi d'être un ambassadeur du Canada, à la fois à l'étranger et au pays. Je ne vois pas de difficulté à satisfaire ces deux critères. On peut trouver des tas de gens qui sont d'excellents poètes et qui savent à la fois très bien écouter les autres et leur répondre.

Voilà donc les principaux points découlant de la discussion précédente dont je voulais vous dire un mot.

Le président: La question des honoraires ne serait jamais dans la loi de toute façon. Si l'on créait un poste officiel, des honoraires y seraient attachés.

Deuxièmement, je suis un peu surpris que tous les témoins aient déclaré très clairement et à l'unanimité qu'il ne devrait jamais y avoir qu'un seul poète officiel et non pas un poète »à deux têtes». C'est bon à savoir.

Au deuxième point de votre suggestion sur la mise en application du projet de loi, vous dites que les associations d'écrivains ont été consultées. J'aimerais revenir à ce qu'a dit M. Carrier tout à l'heure, à savoir qu'on pourrait peut-être discuter avec le Conseil des arts du Canada du processus de sélection qu'il utilise pour choisir les numéros un littéraires de notre pays. Il a beaucoup d'expérience. M. Carrier disait que le Conseil a montré qu'il savait choisir le genre de personnes qui convenait. Estimez-vous que nous devrions parler au Conseil des arts pour avoir son point de vue sur le processus de sélection? Vos collègues et vous-même êtes-vous raisonnablement satisfaits des décisions prises par le Conseil au cours des années, pour la sélection de personnes qualifiées?

M. Nash: Ma recommandation au nom de la Ligue était que les écrivains, les poètes, peut-être par l'intermédiaire de leurs organisations, mais d'une façon ou d'une autre à un certain niveau, soient consultés. La plupart de nos membres sont en général très satisfaits de la politique, de la pratique suivie par le Conseil des arts parce qu'elle est empreinte d'une valeur très importante, à savoir que les poètes, comme les artisans de tous horizons, doivent être jugés par leurs pairs. Qu'est-ce qui fait un bon briqueteur? Les briqueteurs auront des idées sur le briquetage qu'un professeur de philosophie ne peut avoir. Ce sont des jurys de poètes qui choisissent qui pourrait être proposé pour des subventions du Conseil des arts. C'est une façon éclairée et bonne de faire les choses, bien meilleure qu'un manifeste politique décidant qui peut être sélectionné. C'est une façon de faire les choses indépendamment des partis politiques.

Le président: Le sénateur Grafstein a parlé du «meilleur poète au Canada» et il me semble que «meilleur» est en soi un jugement de valeur sur lequel des tas de gens pourraient ne pas être d'accord. Ce que vous semblez suggérer -- et qui correspond à mon idée d'examen par les pairs, ayant été moi-même professeur -- c'est que l'on peut parvenir au «meilleur» en demandant à un groupe de pairs dans le même domaine de dresser une liste restreinte, de six ou dix noms, dont on pourra discuter.

Estimez-vous que les membres de votre association seraient satisfaits que la longue liste -- plutôt que la liste courte dont il est question -- soit établie par le même genre de processus d'examen par les pairs que celui qui est utilisé par le Conseil des arts?

M. Nash: Il n'est pas nécessaire que la longue liste soit établie uniquement par des poètes, mais que des poètes soient inclus dans le processus de consultation. Ce processus est assez semblable au processus utilisé pour le financement gouvernemental de la recherche scientifique: savoir quelle est la meilleure proposition de recherche est un jugement de valeur et les scientifiques veulent que d'autres scientifiques participent à un certain stade à un genre de processus d'examen afin de déterminer quelles propositions scientifiques doivent être retenues.

Le président: Professeur Nash, merci d'être venu.

Nous aurons une autre réunion sur ce projet de loi. La date n'a pas encore été fixée parce que nous sommes en train d'organiser une téléconférence avec le poète officiel des États-Unis. Nous essayons de trouver une date qui lui convienne et qui nous convienne.

Si je me fie aux témoignages entendus d'aujourd'hui, bien que le président du Conseil des arts ait convenu de nous envoyer une lettre, je préférerais qu'il comparaisse et nous parle dans les détails du processus d'examen par les pairs qui mènerait à l'établissement de ce que j'ai appelé la longue liste il y a un instant.

La séance est levée.


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