Aller au contenu
SOCI - Comité permanent

Affaires sociales, sciences et technologie

 

Délibérations du comité sénatorial permanent des
Affaires sociales, des sciences et de la technologie

Fascicule 13 - Témoignages du 4 mai 2000


OTTAWA, le jeudi 4 mai 2000

Le comité sénatorial permanent des affaires sociales, des sciences et de la technologie se réunit aujourd'hui à 11 h 04 pour examiner l'état du système de soins de santé au Canada.

Le sénateur Michael Kirby (président) occupe le fauteuil.

[Traduction]

Le président: Avant de céder la parole à nos deux témoins, nous devons traiter brièvement d'une motion.

Le sénateur Fairbairn: On souhaite mettre sur pied un sous-comité des affaires des anciens combattants; je propose que ce comité soit créé et que le sénateur Meighen en soit le président.

Le président: Avez-vous la liste des membres?

Le sénateur Fairbairn: Ce comité comptera cinq membres: les sénateurs Meighen, Atkins et Kirby, ainsi que le sénateur Pépin et moi-même.

Le président: Qui veut appuyer la motion?

Le sénateur Gill: J'appuie la motion.

Le président: Y a-t-il des remarques? Non? La motion est adoptée. Il n'est pas nécessaire de faire adopter une motion par le Sénat. Merci.

Nous accueillons ce matin deux témoins. Le premier est M. Tom Kent, dont on dit dans les documents qui vous ont été distribués qu'il a été sous-ministre fédéral. En fait, si on veut la biographie complète de M. Kent, il faut savoir qu'il a été rédacteur en chef du Winnipeg Free Press et conseiller supérieur en politiques de M. Pearson. Lorsque je suis devenu directeur de l'Institut de recherche en politiques publiques, il a eu la gentillesse d'accepter d'être le rédacteur en chef des options stratégiques et de partager avec moi son bureau et les services de secrétariat lorsque nous nous sommes rencontrés à Dalhousie à la fin des années 70. Il a participé à bien des événements historiques du Canada. Nous l'avons invité parce qu'il était conseiller supérieur en politiques à l'époque où l'assurance-maladie a été instaurée.

Notre deuxième témoin est M. Michael Bliss, professeur d'histoire à l'Université de Toronto. Bon nombre d'entre nous ont lu les textes de M. Bliss et l'avons entendu à maintes reprises à la radio et à la télévision. Je peux même lui faire un peu de publicité gratuite: si vous n'avez pas encore lu son long commentaire sur la politique du nouveau Canada et du vieux Canada paru dans la presse il y a deux jours, je vous encourage à le faire. C'est une analyse pénétrante de la scène politique actuelle.

Essentiellement, chers collègues, nous accueillons un témoin qui a fait l'histoire et un autre qui a écrit sur l'histoire. Ils feront à tour de rôle des remarques liminaires, puis nous pourrons leur poser des questions sur n'importe quel sujet, toujours afin de mieux comprendre ce qu'étaient les attentes du gouvernement lorsqu'il a mis sur pied l'assurance-maladie à la fin des années 60.

M. Tom Kent: Je crois savoir que le thème de notre discussion est ce qui a mené à la création du régime public d'assurance-maladie, que j'appellerai tout simplement l'assurance-maladie. Il est certain que pour mener une étude complète comme celle que vous venez d'entreprendre, il faut remonter dans le temps.

Les Canadiens qui se souviennent de l'époque qui a précédé l'assurance-maladie ne constitueront plus sous peu qu'une minorité, si ce n'est déjà fait. Bien sûr, ce qu'était la vie avant que n'existe l'assurance-maladie constitue la principale raison qui a mené à sa création. Comme vous le savez tous, autrefois, se faire soigner pouvait représenter un désastre financier même pour les biens nantis, et nombreux étaient les pauvres qui ne se faisaient pas soigner lorsqu'ils en avaient besoin. La politique de l'assurance-maladie visait tout simplement à rectifier cette situation et à faire en sorte que les gens puissent obtenir des soins médicaux lorsqu'ils en avaient besoin, sans égard à quelque autre considération que ce soit.

Je ne crois pas que M. Bliss ou moi-même puissions vous apprendre bien des choses. Par conséquent, je tenterai d'être bref, ce qui est toujours difficile. Je tenterai aussi de faire les liens entre l'historique et les enjeux actuels.

Je ferai d'abord une remarque sur le contexte. On a beaucoup discuté de l'assurance-maladie comme si elle était une chose un peu anormale, nouvelle ou même étrange. En fait, l'assurance-maladie obligatoire a pris naissance en Allemagne il y a 117 ans, et elle était établie dans la plupart des pays d'Europe avant la Première Guerre mondiale. Elle a fait son apparition sur la scène politique nationale du Canada peu de temps après, en 1919, lorsque les participants au Congrès libéral national ont adopté une résolution demandant au gouvernement fédéral d'instaurer, en collaboration avec les provinces, un régime d'assurance contre le chômage, la maladie, la dépendance qu'entraîne la vieillesse et d'autres handicaps. Naturellement, cette résolution ne s'est concrétisée que dans la mesure où c'était faisable en fonction de la situation financière du Canada.

L'entre deux guerres n'a pas été une période propice au développement social, ni ici ni ailleurs. Dès 1945, comme on le sait, on a pu voir partout une forte détermination à réformer la société. L'expérience de la guerre et de ce qu'un gouvernement peut faire avait détruit, pour une génération, le fondement de toute politique de laisser-faire, à savoir que ce qui est privé est bon et ce qui est public est mauvais. Comme je viens de le dire, toute une génération s'est inscrite en faux contre cette affirmation. Au Canada, un fort climat réformiste régnait sur la scène politique nationale. Je crois pouvoir dire que si le Canada avait été, par suite d'une étrange mésaventure, un État unitaire, nous aurions eu l'assurance-maladie peu de temps après 1945. Comme vous le savez, le gouvernement fédéral a alors présenté des propositions exhaustives, mais les provinces -- plus particulièrement l'Ontario et le Québec -- les ont considérées comme une agression politique et les ont rejetées.

Cela m'amène à faire un parallèle avec la situation actuelle. Si la volonté populaire pouvait s'exprimer directement à l'échelle du pays, les pressions politiques qui s'exerceraient pour que soient réglés les problèmes actuels de l'assurance-maladie seraient considérables. À l'heure actuelle, les paliers fédéral et provincial ont des objectifs différents. Chacun blâme l'autre et se donne des airs, et, en conséquence, nous faisons de nouveau face au problème très fréquent au Canada de savoir comment collaborer en dépit des jeux politiques du fédéralisme.

Après 1945, le gouvernement fédéral a ralenti ses efforts de réforme sociale sans pour autant les abandonner. Des étapes importantes ont été franchies. Pour bien le comprendre, il importe peut-être de se rappeler ce qu'oublie la plupart des gens. À l'époque, les attitudes du public canadien étaient plus près de celles qui prévalaient en Europe de l'Ouest qu'aux États-Unis ou même en Grande-Bretagne. D'ailleurs, je me souviens que, pendant une conversation que j'ai eue au début des années 50 avec le secrétaire d'État aux Affaires étrangères de l'époque, M. Pearson, il m'avait dit que, pendant les discussions internationales, c'est avec les Scandinaves qu'il se sentait le plus à l'aise. Je n'irai pas jusqu'à faire de cette réalité un déterminant politique, mais cela m'apparaît important pour comprendre ce qu'était l'attitude de la population à l'époque.

En partie en raison de ces attitudes, l'idée de l'assurance-maladie a continué de progresser et, bien sûr, la croissance économique a donné au pays la confiance nécessaire pour innover. La Saskatchewan a courageusement ouvert la voie. En conséquence, les provinces ont modifié leurs positions et certaines provinces ont même exercé des pressions sur le Cabinet fédéral pour qu'il adopte l'assurance-hospitalisation en 1957. C'était une mesure qui devait mener à l'assurance maladie pour certains, alors que d'autres estimaient plutôt qu'elle constituait un compromis permettant d'éviter la création d'un régime d'assurance-maladie complet.

Cette mesure comportait tous les inconvénients communs à ce genre de compromis. Le traitement à l'hôpital était gratuit, alors que les consultations du médecin à la maison ou au bureau étaient encore coûteuses. De plus, les hôpitaux se sont agrandis et sont vite devenus trop grands. Il nous a fallu beaucoup de temps pour réagir à la situation. D'ailleurs, 40 ans plus tard, elle n'a toujours pas été corrigée et nos efforts, dans certains cas, sont maladroits et douloureux. Nous n'avons pas su tirer des leçons de cette expérience.

Honnêtement, cela me fait grogner que d'entendre, surtout dans les cercles fédéraux, parler de soutien financier distinct pour les soins à domicile, l'assurance-médicaments ou tout autre sujet qui est le sujet de l'heure. Cela ferait du bruit politiquement, mais cette compartimentalisation des services de soins de santé serait désastreuse. On peut dispenser efficacement des soins de santé de grande qualité en fonction des besoins, mais seulement si, au sein de la collectivité, on sait gérer de façon coordonnée tous les éléments du système de soins de santé. Ce n'est pas en prévoyant des budgets distincts pour chacun de ces éléments qu'on réformera les soins de santé.

On a dit que, en 1957, j'avais suggéré une mesure de remplacement de l'assurance-hospitalisation qui aurait pu mener à l'assurance-maladie. Cela aurait été un meilleur compromis, à mon avis, mais ma proposition n'a pas été prise au sérieux. Je ne vous ferez donc pas perdre votre temps avec cela aujourd'hui.

Peu de temps après 1957, le Parti libéral s'est retrouvé dans l'opposition et s'est mis à considérer l'assurance-hospitalisation comme une mesure qui mènerait à l'assurance-maladie complète. Cela s'est traduit de façon plutôt vague, comme l'époque le voulait, dans les résolutions adoptées au congrès du Parti libéral en 1958. Dans les années qui ont suivi, l'idée a fait du chemin et, aux assises de politique nationale du Parti libéral de janvier 1961, l'idée d'un régime exhaustif et universel de soins de santé s'est vu accorder une place de choix dans les résolutions. Je dirais que c'est à ce moment que la partie s'est jouée pour l'assurance-maladie nationale. Je vous rappelle que ces assises ont précédé l'adoption de la Saskatchewan Medical Care Insurance Act à laquelle les médecins ont répondu en déclenchant une grève, en juillet 1962. À mon avis, c'est la résolution du Parti libéral qui a mené à la création, par le gouvernement de l'époque, à l'été de 1961, de la Commission Hall, la Commission royale d'enquête sur les services de santé qui a fait rapport trois ans plus tard.

J'ai présenté des résolutions, à des congrès, qui ont été décisives; bien sûr, nous savons tous que les résolutions adoptées en congrès ne lient en rien les dirigeants politiques. Toutefois, en l'occurrence, l'engagement à instaurer l'assurance-maladie était au coeur des énoncés de politique de M. Pearson qui ont constitué le programme du Parti libéral en 1962 et 1963. Il y avait encore beaucoup à faire, bien sûr. M. MacEachen a dû surmonter une opposition féroce pour faire adopter, en 1966, la Loi sur les soins médicaux, opposition qui s'est faite encore plus féroce dans les rangs de son parti quand est venu le moment de mettre en oeuvre la loi, en 1968. Néanmoins, je dirais qu'à partir de 1961, il était raisonnable de croire que l'assurance-maladie deviendrait réalité; il ne restait plus qu'à déterminer quand et sous quelle forme.

Bien sûr, les réponses à ces questions sont liées aux relations fédérales-provinciales. Les programmes provinciaux que sont les programmes de santé peuvent s'ajouter à l'assurance-maladie nationale seulement si certains des principaux éléments lui sont identiques, ce qui ne saurait être sans une contribution fédérale. Dans le cas de l'assurance-maladie, le montant était déjà fixé par l'assurance-hospitalisation. Essentiellement, 50 p. 100 des coûts étaient assumés par le gouvernement fédéral. Il n'était pas possible de prévoir la rémunération des médecins selon une autre formule.

Toutefois, comment ces 50 p. 100 des coûts étaient-ils calculés? Pour l'assurance-hospitalisation, les provinces avaient signé des accords qui exigeaient d'elles qu'elles fournissent des rapports détaillés et consentent à ce que le fédéral avalise une bonne part de leurs décisions. On s'est opposé, en principe, à cela sous prétexte qu'il s'agissait d'une ingérence dans une compétence provinciale et d'une distorsion des priorités provinciales. De plus, et c'était important autant pour les gouvernements provinciaux que pour le gouvernement fédéral, le système était lourd à administrer. Ce n'est pas le programme d'assurance- hospitalisation, mais une autre mesure législative qui a porté le ressentiment à son comble: les programmes de formation technique et professionnel dont les coûts étaient partagés aux termes d'une réglementation fédérale si détaillée qu'elle en était cauchemardesque.

Résultat: le rapport dans son ensemble ne nous a pas été aussi utile que nous l'avions espéré. Vous savez qu'il plaidait la cause, avec force et conviction, de l'assurance-maladie complète, mais il tenait pour acquis que cela pourrait se faire dans le cadre d'accords de partage des coûts, à l'instar de l'assurance- hospitalisation, ce qui était bien sûr impossible. Dans la proposition fédérale aux provinces de 1965, il fallait trouver une autre façon de garantir la participation fédérale à un régime qui, bien que comprenant dix programmes provinciaux d'assurance-maladie, serait uniforme à l'échelle du pays. On a décidé que le gouvernement fédéral contribuerait à hauteur de 50 p. 100 aux coûts des soins médicaux qui respecteraient certains principes de base: l'intégralité, l'universalité, la transférabilité et l'administration publique. Les provinces n'étaient pas tenues de signer des accords ou de se soumettre à la surveillance du fédéral. Les provinces n'ont jamais été entièrement satisfaites des détails de ce régime, et je dirais qu'elles avaient un peu raison --, mais jusqu'à présent, elles s'y sont conformées et nous avons pu jouir de soins de santé assez uniformes d'un bout à l'autre du pays.

Toutefois, la loi de 1966 comportait des défauts. Elle n'interdisait pas clairement les frais et la surfacturation. On a corrigé cela dans la Loi canadienne sur la santé de 1984 où l'on a rassemblé les dispositions concernant les soins hospitaliers et les soins médicaux, défini plus précisément les quatre principes et ajouté un cinquième, celui de l'accessibilité -- c'est-à-dire que les frais de doivent pas faire obstacle à l'accès aux soins de santé.

Je me dois de faire quelques remarques sur la question du système de soins de santé à deux niveaux qu'on soulève souvent ces jours-ci et qui implique bien sûr la surfacturation. Cette question sert souvent d'homme de paille. On entend souvent dire que l'assurance-maladie empêche les gens d'acheter leurs propres soins de santé, ce qui est faux, bien sûr. Ceux qui ont de l'argent peuvent et pourront toujours acheter ce qu'ils veulent. Ce sont là des soins de santé «distincts», et non pas un système de soins de santé à deux niveaux, qui serait bien différent. Ce serait un système où le personnel et les installations permettraient la prestation de deux niveaux de soins: l'un gratuit pour le patient, l'autre, aussi financé à même les recettes fiscales en grande partie, comportant des suppléments et des priorités financés par le secteur privé.

C'est ce deuxième niveau qui détruirait le principe démocratique de l'assurance-maladie. Il tirerait des ressources des soins publics, diminuerait la qualité et le choix des services et ferait fi de l'objectif fondamental selon lequel les soins doivent être dispensés, dans la mesure du possible, selon les besoins et pour aucune autre considération.

Pourtant, jusqu'à présent, la principale attaque qu'a dû essuyer l'assurance-maladie n'est pas le risque que soit créé un système de soins de santé à deux niveaux, ni M. Klein ni qui que ce soit d'autre. Ce sont les gouvernements fédéraux des dernières années. L'assurance-maladie ne se fonde pas que sur des principes visant uniquement les provinces. Elle se fonde sur des principes qui visent aussi le gouvernement fédéral, dont le plus crucial et celui qui veut que le gouvernement fédéral s'engage à partager les coûts des provinces. Depuis 1977, on respecte de moins en moins cet engagement et, en 1995, on en a complètement fait fi. En 1997, comme vous le savez, on a modifié la forme de financement qui se fait par le biais d'un transfert fiscal plutôt que par un transfert pécuniaire. Cette formule a ses mérites, mais on a aussi saisi l'occasion pour se fonder non plus sur le coût total des soins de santé de la province, mais plutôt sur le produit intérieur brut. Par la suite, le gouvernement fédéral a décidé unilatéralement d'en tenir de moins en moins compte et, avec le TCSPS, le Transfert canadien en matière de santé et de programmes sociaux, les derniers vestiges de cette formule ont disparu. Le transfert est devenu une somme arbitraire déterminée uniquement en fonction des positions politiques et financières du gouvernement fédéral.

La pression politique qui s'est exercée depuis a permis le rétablissement d'une part des sommes qui avait été supprimées, mais le principe de l'engagement du fédéral à partager les coûts n'a pas été rétabli, lui. On dit que des sommes seront mises à la disposition des provinces lorsqu'elles accepteront d'améliorer leurs soins de santé, et ainsi de suite. Ainsi, on ne va nulle part puisqu'on insiste pour mettre la charrue devant les boeufs.

Pour le meilleur et pour le pire, la prestation des soins de santé relève des provinces. Il y aura collaboration et il pourrait y avoir uniformité à l'échelle du pays avec l'aide du palier fédéral. Toutefois, ce qui importe, ce n'est pas tant par quelle somme d'argent cette aide se traduira, mais plutôt, si on veut planifier la prestation de soins de santé complets et efficaces, la garantie qu'ils seront financés. Le gouvernement doit assurer sa part du financement s'il tient à ce qu'il y ait des programmes nationaux uniformes, et il importe que la part du fédéral soit calculée en fonction des coûts qu'assument les provinces.

J'insiste sur le fait que ce n'est pas le montant du transfert qui compte, mais plutôt que le montant soit établi en fonction des coûts assumés par les provinces, et non en fonction des caprices du fédéral ou de ce qui lui convient. Il est essentiel qu'on rétablisse une contribution garantie du fédéral pour maintenir et améliorer les soins de santé à l'échelle du pays. C'est d'autant plus important puisque c'est aussi essentiel pour redonner à la collaboration intergouvernementale l'intégrité fédérale si cruciale pour notre fédéralisme. S'il prend cette décision, si le gouvernement fédéral garantit qu'il assumera une part donnée des coûts, à mon sens, bien que les problèmes des soins de santé ne seront pas tous réglés, ils ne seront plus insurmontables.

Le président: Merci, monsieur Kent.

Professeur Bliss, la parole est à vous.

M. Michael Bliss, professeur, Université de Toronto: Je vous remercie de m'avoir invité à témoigner devant votre comité que je félicite d'ailleurs de tenir ces audiences. Même si ce n'est pas la question qui est au sommet de l'agenda de la nation, elle y occupe néanmoins une place prépondérante et elle ne s'évanouira pas du jour au lendemain. Quelles que soient nos divergences, le fait de tenir une discussion sérieuse sur le régime de santé et son avenir, sans exclure quoi que ce soit, c'est exactement ce que nous espérons de nos législateurs.

On m'a demandé de témoigner à bref préavis, mais j'ai néanmoins pu composer un mémoire qui reprend essentiellement l'historique que j'avais présenté l'an dernier à l'occasion d'une conférence de l'OMA et dont vous avez copie. Ce texte parle à peu près des mêmes choses que M. Kent et je dois avouer que pour moi, parler de l'historique du régime de santé en présence de Tom Kent revient un peu à prétendre parler avec assurance d'une inondation en présence de Noé.

Je voudrais simplement commenter quatre volets de mon mémoire. La première chose que je voudrais vous dire, qui est peut-être la plus importante aussi, concerne la profonde inquiétude que nous nourrissons à propos de la santé publique et de l'assurance-santé. Rétrospectivement parlant, nous avons énormément investi dans la santé et nous avons remporté énormément de batailles contre les maladies depuis un siècle. L'histoire de la médecine moderne est une succession de victoires éclatantes. Nous avons totalement éradiqué certains des fléaux les plus graves et les plus dangereux pour le genre humain. Ainsi, la variole a entièrement disparu. Avec l'avènement des antibiotiques dans les années 40, nous avons pu vaincre la tuberculose et bien d'autres maladies redoutables. La médecine nous a conduits de victoire en victoire. À tous égards, nous sommes parmi tous les peuples de l'histoire celui dont la santé est la meilleure. Chaque génération est en meilleure santé que la précédente, et cela est un progrès merveilleux.

Le problème est que tous ces progrès n'ont pas fait baisser le coût des services de santé. Nous nous trouvons face à un bien étrange paradoxe, en ce sens que plus la santé publique s'améliore, plus la santé nous coûte de l'argent. Voilà qui est inhabituel si l'on songe aux autres dangers que nous finissons, au fil du temps, par éloigner. J'imagine qu'il y a 100 ans, une famille ordinaire craignait avant tout deux choses: la maladie et l'incendie. Depuis 100 ans, le risque d'incendie a pour l'essentiel beaucoup diminué dans notre société étant donné que nous avons découvert des méthodes pour nous prémunir de l'incendie, de sorte que le coût de l'assurance-incendie est devenu une fraction minime du budget ménager. En revanche, le coût de la santé publique n'a pas diminué, bien au contraire. Lorsque nous pensons l'avenir, c'est là un élément qu'il est essentiel de garder présent à l'esprit.

En matière de santé publique, il n'y a pas d'économies à long terme. C'est impossible. La raison en est le problème de la mortalité du genre humain. Toutes nos victoires contre la maladie sont simplement des victoires temporaires, des remises à plus tard, étant donné que nous n'avons pas fait bouger d'un iota la mortalité du genre humain. Elle demeure à 100 p. 100, plus ou moins selon ce qu'on pense au sujet d'Elvis Presley. Mais cela ne changera pas. Au contraire, nos problèmes augmentent en raison même de notre réussite. Pour moi, le problème des soins de santé est en analogie pratiquement parfaite avec celui du bonhomme de neige qu'on essaierait d'empêcher de fondre. En janvier et en février, la victoire est facile, mais cette victoire ne fait que repousser le problème à mars et à avril. Le coût augmente de plus en plus. Plus on réussit, plus on crée de problèmes. Au XXIe siècle, nous sommes confrontés au problème d'une population vieillissante, une population qui vieillit en raison même de nos succès. Mais ce succès alourdit d'autant la facture des soins de santé. C'est un piège dans lequel nous nous trouvons et dont il nous est impossible de sortir.

Certains éthiciens marginaux parlent bien d'euthanasie, mais je trouve cette attitude profondément insatisfaisante. Voilà donc le contexte dans lequel il faut placer tout ce que nous disons à propos de l'assurance-santé et de son évolution future. Jusqu'à présent, on ne voyait pas trop clairement ce genre de choses. À l'époque de M. Kent, lorsqu'on faisait des projections au sujet du coût des services de santé, il était impensable d'envisager que, 30 ans plus tard, ce domaine représenterait une industrie de 180 milliards de dollars par an. Ce n'est que très récemment que nous faisons des projections jusqu'à l'an 2020. On dit maintenant, surtout dans les ministères provinciaux, que dans 20 ans, étant donné l'augmentation des frais de santé qu'on peut envisager, nos gouvernements provinciaux vont devenir de gigantesques organisations de soins de santé intégrés auxquelles se grefferont, incidemment, un tout petit nombre d'autres ministères. Voilà un problème considérable.

Permettez-moi maintenant de passer à l'historique. M. Kent vous a donné le contexte, vous a expliqué pourquoi on s'intéressait tellement à l'assurance-santé, et ce depuis le XIXe siècle. Au Canada, le régime d'assurance-maladie était certainement très attendu. Je signale dans mon mémoire que c'était un fait avant que n'existe même le CCF ou le NPD. C'est le Parti libéral qui s'est le premier engagé à un régime national d'assurance-maladie en 1919. Nous avons une histoire très variée. La première grève des médecins au Canada a eu lieu à Winnipeg en 1933 et la grève a consisté à essayer de forcer l'État à payer les médecins qui s'occupaient d'indigents parce qu'ils travaillaient énormément à titre gracieux. Au début, les médecins s'intéressaient beaucoup à l'assurance-santé parce que, pour beaucoup d'entre eux, cela leur permettrait d'être payés.

Je suis d'accord avec M. Kent lorsqu'il dit qu'après la Seconde Guerre mondiale, les Canadiens pensaient que la question d'un régime public d'assurance-santé ne pourrait probablement être réglé que par l'État. Il n'y a jamais eu au Canada d'âge d'or de l'assurance-santé privée. C'est un peu comme la question des pensions, quand on a constaté que c'était un gros problème pour les faibles revenus qui ne pouvaient économiser pour leur retraite et qu'ainsi, seul l'État avait les ressources pour verser une pension de retraite aux personnes âgées. De la même manière, bien que les régimes d'assurance-santé privés se soient développés rapidement dans les années 50 et 60, le secteur privé a commencé à rencontrer des problèmes qui n'ont toujours pas disparu aux États-Unis. Les assureurs privés ont tendance à servir de préférence les personnes en bonne santé. Il y a la question de la couverture au premier dollar ou de la couverture complète, et cetera.

Lorsque certains politiques dans les années 60 -- comme John Robarts en Ontario -- étaient convaincus qu'il était possible de parvenir à un régime d'assurance-santé mixte privé/publique, beaucoup de monde ont pensé que tout le problème devait probablement être mis entre les mains de l'État qui deviendrait l'assureur de tous. M. Kent vous a raconté comment est née l'assurance-maladie en 1968.

Dans mon mémoire, je cite la commission Hall, qui déclarait, en 1964, qu'il était temps que le Canada en arrive à une situation dans laquelle les fruits des sciences médicales seraient mis à la disposition de tous les Canadiens sans restriction. Je trouve que c'est un joli concept.

Dans les années 60, éliminer des restrictions signifiait éliminer des obstacles financiers. Ce fut une grande avancée en politique sociale. Nombre d'entre nous se souviendront de ce genre d'âge d'or du régime de santé publique canadien que nous avons connu entre 1968 et le début des années 70, lorsque l'on a considéré qu'il s'agissait d'une denrée gratuite pour tous. Tout d'un coup, nous allions chez le médecin et ne payions pas de note en sortant. Les patients étaient ravis et les médecins aussi parce qu'ils étaient payés 100 c. par dollar. On a eu l'impression que l'on pouvait bénéficier de tous les soins de santé sans que cela ne coûte rien.

L'élément le plus important de cette histoire remonte aux années 70 quand, très rapidement, les assureurs publics se sont aperçus qu'ils faisaient face à un problème énorme parce qu'ils avaient donné des chèques en blanc aux Canadiens et à leurs fournisseurs de services de santé. Le problème du paiement de cette assurance-santé est rapidement devenu le plus grave problème que rencontraient les ministères de la Santé, au niveau provincial et au niveau fédéral. On s'est tout de suite demandé comment contenir ces frais et tout un éventail d'experts et d'économistes en matière de santé ont tout d'un coup essayé de conseiller les assureurs publics quant à la façon de mettre fin à cette escalade des coûts. Nous nous souvenons de l'époque de stagflation des années 70 lorsque les coûts globaux des programmes sociaux canadiens ont commencé à représenter un fardeau terrible pour les gouvernements. Le gouvernement Trudeau l'a ressenti pleinement. Il a réagi à bien des égards, tout comme les gouvernements provinciaux, mais ils ont commencé à limiter les ressources des fournisseurs de soins, des hôpitaux et des médecins afin d'essayer de juguler cette escalade des coûts.

Les fournisseurs ont réagi comme on peut s'y attendre dans ces circonstances: ils ont commencé à rechercher des solutions de rechange. Le régime d'assurance-santé de 1968 était un régime pluraliste qui leur donnait la possibilité d'exercer en dehors du système. Ils pouvaient choisir de ne pas y participer; et ils pouvaient demander des honoraires supplémentaires. Il n'est ainsi pas surprenant que dans les années 70, lorsque les gouvernements provinciaux ont commencé à réduire des tarifs d'honoraires médicaux, de plus en plus de médecins aient décidé de sortir du système. À la fin des années 70 et au début des années 80, on a connu un genre de reprivatisation du système de santé. Beaucoup estimaient que le système public était chiche et voulaient travailler dans le secteur privé où ils avaient plus de liberté, une meilleure protection des revenus et plus de possibilités d'innovation.

Au début des années 80, nous constations partout au pays de gros problèmes en ce qui concerne l'assurance-santé. Tellement de spécialistes avaient décidé de ne plus y participer, dans de grandes régions du pays, qu'il était impossible d'avoir accès à certains spécialistes tout en étant couvert par l'assurance-santé. C'était particulièrement vrai en obstétrique et gynécologie. La question d'accessibilité est devenue très importante. Le gouvernement Trudeau a finalement décidé que la seule façon de protéger le régime de santé public était de supprimer la possibilité d'offrir un service privé.

C'est essentiellement la décision qui a mené à la Loi canadienne sur la santé. Il y a diverses façons de formuler ceci. On peut y mettre des tas de connotations. L'État a décidé de garantir l'accessibilité au système en interdisant les soins de santé privés dans le contexte des services médicaux et hospitaliers essentiels. Autrement dit, la Loi canadienne sur la santé représentait un mur législatif qui créait un monopole d'État en matière d'assurance-santé. Le système semblait en effet voué inévitablement à l'échec sans ce genre de protection législative.

Nous avons depuis accumulé 16 ans d'expérience. Que s'est-il produit? La montée inexorable des coûts de santé a simplement continué. Les pressions sur le système d'État n'ont pas diminué. La protection offerte par la Loi canadienne sur la santé a permis d'imposer des contrôles des coûts dans le système d'État sans que cela suscite le genre de crainte que l'on avait connue dans les années 70 parce que les fournisseurs de soins ne pouvaient faire autrement.

Nous avons fait d'autres expériences de contrôle des coûts, la plus importante étant fondée sur la conviction de certains économistes spécialisés dans la santé que l'on peut réduire la demande en limitant l'offre de médecins et de personnel infirmier ainsi que d'autres fournisseurs de soins de santé. Vous entendrez certainement dire que la santé est un secteur étrange dans lequel les fournisseurs créent la demande. Si le système remet un diplôme à un nouveau médecin, il va se trouver des patients. Cela a mené à la décision au début des années 90 de limiter le nombre de médecins. Cette décision, parmi d'autres, mènera à d'énormes problèmes à l'avenir.

La situation évolue effectivement. Dans les années 60, nous avons introduit l'assurance-santé privée à une époque où l'État était considéré comme l'instrument collectif capable de résoudre nos grands problèmes sociaux. Dans les années 60, nous avions une foi énorme dans la capacité de l'État. Vous vous rappellerez que nous avons adopté le Régime de pensions du Canada à peu près au même moment. Les provinces s'intéressaient à l'assurance-automobile. L'État allait supprimer les droits d'inscription aux universités. On parlait même de la prochaine étape qui était le revenu annuel garanti. C'était une ère d'optimisme sans borne.

Je dirais qu'au cours des 30 dernières années, nous avons perdu une partie de cette confiance dans la capacité de l'État de gérer les problèmes sociaux, de gérer les problèmes en général, de gérer les entreprises, mieux que le secteur privé. Dans bien des secteurs de notre politique sociale, nous avons convenu que le secteur privé était plus souple et agile et que les forces du marché donnaient des signaux et déployaient les ressources plus efficacement que ne pouvaient le faire les planificateurs du secteur public.

Nous avons réalisé -- c'est très important -- que la santé, c'est avant tout obtenir que les gens prennent la responsabilité de leur propre santé. Ils ne doivent pas compter sur leur médecin pour s'occuper d'eux. Ils ne doivent pas compter sur personne d'autre. Fondamentalement, la santé, c'est laisser les gens décider de la vie qu'ils veulent mener et de leur style de vie.

À la fin du siècle, nous devons nous demander si nous avons poussé la formule d'assurance-santé publique jusqu'au bout. Face aux pressions constantes et inexorables, devons-nous finalement admettre que notre monopole d'État et les problèmes qu'il engendre empêche les Canadiens de profiter au maximum des sciences de la santé?

Vous avez été attaqués à propos du régime de santé public ces dernières années parce que les citoyens canadiens ont décidé qu'en fait c'est ce régime de santé public qui devient un obstacle. Quand ils vont à l'hôpital ou dans les salles d'urgence ou qu'ils veulent voir un spécialiste, il y a quelque chose qui bloque. Ce qui bloque semble de plus en plus être les ministères provinciaux, les planificateurs et les politiques qui essaient de freiner les dépenses et qui n'autorisent pas les services privés.

Si l'on veut respecter la recommandation de la Commission Hall des années 60 qui était de réduire au minimum les obstacles, nous devons nous demander s'il est temps d'ouvrir à nouveau la porte au secteur privé afin que le système puisse continuer à se développer et à nous permettre de faire le maximum dans le contexte d'une tâche de Sisyphe.

Le président: Je tiens à vous remercier tous les deux de cette bonne vue d'ensemble de la situation qui nous apporte ample matière à réflexion.

Avant de passer aux autres sénateurs, puis-je vous demander de répondre au dernier point soulevé par le professeur Bliss? Tom Kent l'a soulevé dans un contexte différent lorsqu'il a fait la distinction entre ce qu'il appelait un système à deux niveaux d'assurance-santé et un système offrant des soins distincts.

Étant donné le monopole de l'État qui interdit de se retirer du système, à toutes fins pratiques, est-il possible de passer de notre système actuel à un système qui garantirait l'accessibilité aux services quel que soit le revenu, comme c'est l'objectif de la Loi canadienne sur la santé, tout en offrant davantage de souplesse comme semble le souhaiter le professeur Bliss et comme M. Kent semble le penser possible?

Dès que l'on demande si le Canada peut avoir un système mixte public-privé, la majorité des témoins répondent que dans un système à deux niveaux, tous les bons médecins choisiraient le secteur privé. Aussi, la qualité des soins deviendrait fonction du revenu. Je simplifie la chose mais c'est ainsi que se pose le problème.

Monsieur Kent, voudriez-vous préciser ce que vous nous avez dit? Tout d'abord, pensez-vous qu'il nous faille passer du monopole d'État à un système plus mixte? Dans l'affirmative, comment peut-on y parvenir tout en garantissant les objectifs d'accessibilité contenus dans la Loi canadienne sur la santé?

M. Kent: Tout d'abord, il y a là deux questions distinctes. À mon avis, il ne peut être question d'interdire dans la loi l'existence d'un secteur privé si les gens veulent payer eux-mêmes la totalité des services de santé et qu'ils peuvent trouver des médecins et des chirurgiens, et cetera, qui sont prêts à offrir ces services à un prix que ces gens-là, qui par définition sont évidemment des gens relativement aisés, sont prêts à payer. La question n'est pas de savoir si un secteur privé peut ou non exister. Ce qu'il faut savoir, c'est s'il est possible de faire fonctionner ensemble un système de santé public et un système qui permet aux gens d'acheter des services supplémentaires en plus de ce qu'ils peuvent obtenir dans le régime public et qui est en fait fourni dans le contexte du système public. C'est possible, mais à la condition de renoncer aux principes de l'universalité et de la gratuité.

Si l'on considère l'histoire, lorsque le rassemblement libéral de 1961 a tellement engagé le Parti libéral dans le sens d'un système de santé public, c'était à une condition. Que les coûts que devait ainsi encourir un citoyen dans le régime fiscal lui seraient imputés directement. La valeur des services obtenus grâce à l'assurance-santé publique entrerait dans la déclaration aux fins d'impôt, dans certaines limites, de sorte que cela ne deviendrait jamais trop pour un particulier ou une famille et que les gens qui payaient peu ou pas d'impôts n'auraient rien à payer pour les services de santé qu'ils recevaient mais que ceux qui avaient un revenu relativement important, payaient de lourds impôts, paieraient quelque chose.

C'est en quelques sortes un mélange de financement privé et public, auquel j'étais personnellement très favorable à l'époque. On ne l'a jamais réalisé. Autrement dit, ce que je dis, c'est que je suis d'accord pour qu'il n'y ait pas une démarcation rigide entre un monopole complet de l'État, un régime entièrement financé par l'État et par les impôts et, de l'autre côté, un régime privé d'assurance-santé.

On peut faire fonctionner le régime de santé public avec l'appui de divers stimulants financiers, avec un ticket modérateur, à condition que le montant soit proportionnel aux revenus, que ce ne soit pas un montant fixe, et cetera. Étant donné que M. Bliss a sans doute raison de dire que, de par sa nature même, la santé va coûter de plus en plus cher, précisément à cause des progrès qui se font, il faut certainement essayer de trouver des formules plus souples.

Le gouvernement de l'Ontario vient justement de prendre une initiative parfaitement raisonnable en ce sens, une initiative à laquelle je suis favorable depuis longtemps, et qui consiste à commencer à promouvoir le principe du ticket modérateur en donnant aux médecins une incitation supplémentaire à pratiquer en groupe, ce qui sera extrêmement utile pour réduire la pression sur les services d'urgence des hôpitaux.

La marge de manoeuvre est considérable. Je répète cependant qu'à mon avis, on n'obtiendra pas de réponses satisfaisantes tant que le gouvernement fédéral n'aura pas réaffirmé son engagement à assumer une partie des frais de ce régime de plus en plus coûteux.

M. Bliss: Si vous regardez ce qui se passe dans les autres pays, vous verrez qu'un peu partout dans le monde les régimes privés et publics coexistent, et vous vous rendrez rapidement compte que l'argument selon lequel la seule autre possibilité pour le Canada est de suivre le modèle américain est un argument bidon.

Si vous réfléchissez à la notion d'accessibilité et aux questions de secteurs privé et public, pensez à ce que nous faisons dans le domaine de l'enseignement public. Nous avons un régime d'enseignement public extraordinairement accessible aux niveaux élémentaire et secondaire. Pratiquement tous les Canadiens y ont accès. Ce système coexiste avec des régimes privés dans pratiquement toutes les provinces. Je crois que c'est une coexistence extrêmement saine car le privé et le public se concurrencent pour être les meilleurs. Si une province essayait d'interdire les écoles privées, il y aurai un tollé et la population dénoncerait cette atteinte à sa liberté, mais c'est pourtant ce que nous avons fait dans le domaine de la santé.

Je trouve fascinant de vous entendre demander si un système privé de soins de santé n'entraînerait pas la fuite de tous les meilleurs éléments du système public. Quand on écrira l'histoire de l'assurance-santé au Canada, on parlera du groupe de personnes qui ont grandi dans les 30 années qui ont suivi 1968 pour défendre le statu quo, et du très grand nombre d'experts qui ont commencé à s'intéresser à la médecine sociale au Canada et des arguments qu'ils ont opposés à toute idée de changement; et on s'apercevra par exemple qu'à chaque fois que quelqu'un a proposé de privatiser des services, le bastion de l'assurance-santé a répondu: «Il ne faut pas le faire, car le secteur privé est beaucoup moins efficace que le secteur public en matière de soins de santé, parce qu'il est motivé par le profit, et par conséquent le secteur public est plus efficace en toute circonstance.»

D'un autre côté, quand on propose d'autoriser le secteur privé, les mêmes personnes se mettent à dire le contraire et affirment qu'il ne faut pas autoriser le secteur privé à fonctionner en parallèle avec le secteur public parce qu'il risque de devenir tellement efficace que le secteur public sera écrasé. Autrement dit, quand c'est utile pour leur argumentation, ils disent que le secteur public sera toujours meilleur que la concurrence, mais ensuite dans une autre situation ils se contredisent totalement et ils affirment qu'il n'est pas question que le secteur public puisse être en concurrence avec le secteur privé.

Le fond de vérité dans tout cela, c'est que nous en sommes encore au même point qu'en 1983 ou 1984, c'est-à-dire que si on ouvrait toute grande la porte, un grand nombre de personnes du secteur médical passeraient dans le privé pour augmenter leur revenu. Si nous avons de telles pénuries, c'est parce que nous avons fait complètement fausse route en matière de planification des effectifs de soins de santé.

Nous nous sommes faits raconter des histoires par des planificateurs qui croyaient connaître le marché et l'avenir et qui ont commis des bourdes colossales en réduisant le nombre de médecins et d'infirmières -- il y a un autre problème avec les infirmières --, des erreurs qui auront des répercussions énormes dans les prochaines années. Si on a l'impression que cela va mal actuellement, il faut bien se dire que les choses ne vont qu'empirer à cause de cette pénurie.

J'hésite à parler «d'inonder le marché», mais je crois que le besoin le plus criant actuellement au Canada, c'est de produire plus de fournisseurs de soins de santé pour répondre à la demande. Si cela veut dire qu'il faut dépenser plus d'argent, consacrer une plus grande partie de notre PNB à la santé, très bien. Je n'ai aucune objection.

Nous avons réussi à faire fonctionner les régimes public et privé dans le domaine de l'enseignement en partie grâce à la présence de nombres importants d'enseignants. Ils s'équilibrent. Tous les enseignants ne vont pas nécessairement dans le privé. Le système public dispense un excellent enseignement. Mes enfants sont tous passés par les écoles publiques et ont bénéficié d'un enseignement gratuit. Pourquoi aller payer plus cher si le système public fonctionne? Le défi dans le domaine de la santé, c'est de faire en sorte que le régime public soit aussi bon que le régime privé.

Le sénateur Fairbairn: Je dois dire que c'est un plaisir de vous entendre tous les deux. À ce stade de nos audiences, non seulement vous nous donnez une leçon d'histoire fort judicieuse, mais vous allez au coeur de certaines des questions avec lesquelles nous nous débattons.

M. Kent a dit que si le public pouvait faire ce qu'il voulait, les choses changeraient probablement plus facilement; il est clair que nous sommes englués, et venant de l'Alberta, je me sens moi-même engluée, dans la politique de fédéralisme, qui pèse beaucoup sur la situation en Alberta.

Au Canada, nous autres les politiciens, nous avons simplifié notre régime de relations avec le public. Nous parlons d'assurance-maladie; nous parlons des cinq principes que nous nous engageons à respecter absolument; mais quand on parle de souplesse, les choses se rétrécissent compte tenu de tous les changements qui se sont produits, comme vous l'avez dit, monsieur Bliss, dans le domaine des médicaments, de la science et partout ailleurs. La situation est beaucoup moins délimitée qu'à l'époque des années 50 et 60, quand tout cela a commencé.

On parle souvent de «soins de santé» plutôt que «d'assurance-maladie», et cela me fait penser à la question du vieillissement. Nous avons une société vieillissante, et je crois que les gouvernements n'ont rien fait pour s'y préparer depuis de nombreuses années, alors que c'était évident. En matière de santé, on ne va plus simplement chez le docteur pour obtenir un diagnostic, on ne va plus simplement à l'hôpital pour régler un problème. C'est fini, cela. Maintenant, on va à la maison. Cet aspect du régime de soins de santé est donc absolument fondamental pour les Canadiens.

Monsieur Kent, vous avez dit que ce serait une tragédie de séparer les soins à domicile, d'avoir un financement distinct pour ce genre de soins. Je suis personnellement d'accord. Le problème, c'est qu'à mon avis nous n'avons pas su intégrer ces soins à domicile au régime d'ensemble des soins de santé.

Pourriez-vous m'en parler un peu tous les deux, car plusieurs témoins nous en ont déjà parlé, et nous ont présenté une vision assez terrifiante de cet aspect de la question. C'est peut-être pour cela que le public, bien qu'il ne souhaite pas que l'État ait le monopole de tout cela, ne se tourne tout de même pas vers les gouvernements provinciaux quand il commence à avoir peur, mais se tourne au contraire vers le gouvernement fédéral pour se rassurer et essayer d'avoir une vision d'avenir là-dessus. J'aimerais savoir ce que vous en pensez.

M. Kent: La seule façon d'assurer une prestation des soins de santé qui soit à la fois équitable, accessible et efficace consiste à l'organiser à un niveau communautaire, l'organisme de santé de la région étant responsable de l'allocation des ressources ou diverses formes de services, notamment les services de soins à domicile.

Je conviens que nous n'ayons pas suffisamment de médecins, mais ce dont nous manquons surtout, ce sont d'infirmières. À l'heure actuelle, le pire élément de notre régime de santé est sans doute le rôle que jouent les infirmières dans les soins communautaires. Il est par ailleurs important que la profession médicale, au sens étroit du terme, joue un rôle important au niveau communautaire et que les services soient offerts sur une base communautaire 24 heures sur 24, sept jours sur sept, au bureau et à domicile, au téléphone, et par-dessus tout, immédiatement. Les gens ne devraient pas être obligés de se rendre à l'urgence d'un hôpital lorsqu'ils pensent qu'il y a quelque chose qui ne va pas.

Pour être efficace, le système doit fonctionner comme un tout. La promotion de la santé va au-delà des soins de santé. Dans la mesure du possible, il faut faire un travail de prévention contre la mauvaise santé et les habitudes qui peuvent en être la cause. Je répète qu'il est essentiel de considérer cela comme un tout, non pas comme des services distincts pour des soins à domicile ou autre chose. Nous avons commis cette erreur dans les hôpitaux. Nous avons commis une erreur pour des raisons que l'on peut comprendre, mais c'était une grave erreur.

Si j'en ai l'occasion, j'aimerais parler un peu du rapport de tout cela avec la prestation publique et privée des soins de santé, mais cela n'a pas un lien direct avec votre question, et j'espère y avoir répondu.

Le président: Allez-y, faites votre observation, car j'allais justement vous poser une question à ce sujet de toute façon. Allez-y, nous donnerons ensuite la parole à M. Bliss.

M. Kent: Je dois dire d'abord à M. Bliss que dans le domaine de l'éducation, il y a des écoles publiques et des écoles privées, mais si vous choisissez d'envoyer vos fils à Upper Canada College, vous ne recevrez aucune aide fiscale.

M. Bliss: Oui.

M. Kent: Je ne sais pas comment quiconque pourrait s'opposer à un système distinct en ce sens. Dans une société comme la nôtre, personne ne dira que ceux qui sont beaucoup plus riches que d'autres ne devraient pas être libres d'acheter leurs propres soins de santé, des cours privés pour leurs enfants ou quoi que ce soit d'autre qu'ils souhaitent acheter. Là n'est pas la question.

Il s'agit plutôt de décider si le régime que nous avons, que nous avons choisi d'avoir et que nous allons maintenir sous une certaine forme, qui est essentiellement un régime public, doit être entièrement financé par les impôts -- non pas par un mélange d'impôts avec des ajouts qu'il est possible d'imposer lorsqu'une personne en a les moyens. Si on a un tel système, ce sera alors au détriment des gens qui n'ont pas les moyens de se payer des services complémentaires, car on ne peut tout simplement pas éviter le fait que si l'on a un régime à deux niveaux, cela va certainement drainer du régime public certaines ressources, notamment les médecins. Cela est tout simplement inévitable. Si les gens peuvent recevoir des soins supplémentaires en payant, il y aura moins de médecins et moins d'infirmières qui travaillent pour ceux qui n'ont pas les moyens de débourser un montant supplémentaire.

S'il y avait suffisamment de médecins et d'infirmières, cela ne serait évidemment pas un problème grave. Ce n'est cependant pas le cas et nous n'aurons pas les moyens de les payer. Nous devrons certainement continuer de dépenser un pourcentage plus élevé de notre PIB pour la santé mais toutefois d'une façon limitée.

Je tiens à répéter que le type de frais modérateurs en fonction du revenu dans le cadre du régime fiscal que bon nombre d'entre nous ont proposé il y a quatre ans environ est un élément qu'il serait souhaitable d'intégrer au régime. C'est dommage qu'on ne l'ait jamais intégré au régime. Nous avons certainement assuré l'appui fédéral ici, et il devrait être possible de s'entendre sur une gamme plus étroite, une gamme plus souple, à certains égards, de services à inclure dans la définition de «soins de santé intégrés». Il y a certainement des services qui n'auraient jamais dû être couverts par le régime public de soins de santé -- notamment la chirurgie esthétique, et cetera.

Il est tout à fait possible d'améliorer un régime public sans compromettre de quelque façon que ce soit l'existence d'un régime privé, si les gens veulent avoir un tel régime et s'ils en ont les moyens. Certaines personnes travailleront pour un tel régime, mais il n'est pas possible d'ajouter au régime public des frais modérateurs comme condition de service, ce qui est très différent du recouvrement des frais par le régime fiscal.

M. Bliss: En ce qui concerne le régime privé, si certains d'entre nous veulent mettre sur pied un régime de soins de santé équivalent à un Upper Canada College, notamment un hôpital privé qui offrirait des services d'urgence et que nous voulions être libres de demander ce que nous voulons pour de tels services, dans la plupart des régions du Canada ce serait illégal en raison des contraintes imposées aux provinces par la Loi canadienne sur la santé. Au Canada, en 1984, nous avons interdit les actes de soins de santé entre adultes consentants. Je pense que cela a été une restriction remarquable de la liberté des Canadiens et seuls les médecins se sont rendus compte de ce qui se passait, mais ils ont été tellement discrédités pour de nombreuses autres raisons que personne ne leur a accordé d'attention.

C'est peut-être ici que je ne suis pas du tout d'accord avec M. Kent. Lorsque je l'écoute, je décèle l'ambivalence du «planificateur fermé» -- la même ambivalence que ressent le gouvernement à l'heure actuelle: «Il existe un problème dans le régime actuel. Il ne fonctionne pas bien. Comment pouvons-nous régler ce problème?» Lorsqu'il se retrouve devant un problème, le planificateur est tenté de donner la réponse suivante: «Nous devons étendre notre contrôle.» Par conséquent, puisque le régime de soins de santé connaît des difficultés, nous devrions peut-être étendre les soins de santé aux soins à domicile, à l'assurance-médicaments, car de cette façon nous aurions de plus en plus de contrôle sur tout le régime. Ceux qui contrôlaient les prix ont eu exactement le même problème pendant la guerre et à nouveau pendant les années 70 -- constamment étendre la portée du régime sinon il risque de se faire gruger petit à petit.

S'il y a une chose que nous ont apprise les économies socialistes, la planification socialisée et la planification en général au XXe siècle, c'est bien qu'on se fait toujours avoir. Cela ne fonctionne pas. Au Canada, il y a des gens qui disent: «Eh bien, nous devrions prendre le contrôle de l'assurance-médicaments dans le cadre d'un régime administré, géré.» En effet, ce qu'ils proposent, c'est que l'on confie l'administration de ce régime aux mêmes personnes qui à l'heure actuelle n'arrivent pas à planifier le régime actuel, en supposant qu'ils réussiront on ne sait trop comment la prochaine fois. Je dis que si nous avons appris quoi que ce soit au XXe siècle, c'est que nous devons aller dans l'autre direction et laisser dans la mesure du possible les forces du marché faire leur travail.

Oui, cela fait peur. Le problème, c'est que le vieillissement et la mort font peur. Nous sommes partagés devant le dilemme de la crainte. Chaque fois que nous tentons de changer notre façon de nous organiser et de financer notre régime, bon nombre de nos citoyens, ce qui est tout à fait compréhensible, s'inquiètent qu'ils n'auront pas accès à des soins de santé.

Il est facile de comprendre l'exaspération de M. Klein en raison des protestations auxquelles il a dû faire face. Il estime qu'il tente d'améliorer les choses, mais les gens ont peur. Il s'agit là d'un problème très puissant et il n'y a pas de réponses faciles.

Le sénateur Carstairs: Étant donné que les gens nous regardent à la télévision, je pense qu'il est important de nous assurer que les faits sont clairs ici. Upper Canada College ne bénéficie peut-être pas de financement public, mais ce n'est pas le cas de l'école St. John's Ravencourt à Winnipeg qui est financée à 50 p. 100 par le secteur public dans cette province.

M. Bliss: Quelle école?

Le sénateur Carstairs: St. John's Ravencourt à Winnipeg, une école privée qui, je dirais, est l'équivalent de Upper Canada College. Il existe donc ce mélange dans le système scolaire public-privé. Cependant, je porterais cette analogie un peu plus loin, car nous avons au Canada un système scolaire privé qui est en train de se développer beaucoup plus rapidement que le système scolaire public car les gens sont mécontents du système public. Les gens sont mécontents du système public au Manitoba parce que dans cette province, là où les dépenses augmentent le plus, ce n'est pas pour les manuels scolaires, mais pour le transport des élèves.

La deuxième catégorie de dépense qui augmente le plus, en pourcentage, est celle liée à l'enseignement à l'enfance en difficulté. Auparavant, ces dépenses étaient payées à même le budget des services sociaux, mais elles sont maintenant payées à même le budget d'éducation. Il y a un nombre croissant de jeunes qui souffrent d'un trouble déficitaire de l'attention et qui sont maintenant dans le système scolaire public. Les parents disent: «Je ne veux pas voir mon enfant dans cette classe, alors je vais l'envoyer dans une école privée.»

En ce qui concerne les soins de santé, ce qui me préoccupe donc, c'est que si on tente de mélanger les deux régimes de soins de santé, les gens se sentiront obligés de recourir au régime privé. Je dirais que cela mènera à une détérioration de la qualité du régime public.

Si je comprends bien la Loi canadienne sur la santé, il peut y avoir des hôpitaux privés au Canada, pourvu qu'ils ne reçoivent pas des fonds publics et que les médecins qui y travaillent ne prennent pas des patients du régime public; s'ils choisissent de ne pas participer au régime public et de ne pas accepter l'argent du gouvernement, ils pourraient en fait continuer de fonctionner, même aux termes de la Loi canadienne sur la santé.

M. Bliss: C'est peut-être le cas au Manitoba. Pour l'Ontario et les autres provinces, je crois comprendre que les frais seraient établis au même niveau que ceux qui sont indemnisés par le régime public. Les frais demandés ne pourraient dépasser un certain niveau.

M. Kent: J'aimerais faire des observations à ce sujet, si vous me le permettez. Qu'il soit bien clair que chaque province est responsable en fin de compte du système d'éducation et du régime de santé. Bon nombre de provinces interdisent en fait tout régime de soins de santé privé et séparé, tout comme ces provinces s'assurent également que le système d'enseignement privé est entièrement privé et ne reçoit aucune subvention publique, ce qui est le cas en Ontario.

Si j'ai bien compris, cette situation n'est pas légalement la conséquence de la Loi canadienne sur la santé. Il n'y a rien dans la Loi canadienne sur la santé comme telle qui interdit une médecine privée, séparée. Ce qui est interdit, et ce qui à mon avis devrait certainement rester interdit, c'est que l'on mélange les deux. Un mélange des deux serait désastreux pour l'accessibilité, la qualité et l'efficacité du régime de santé public.

Le président: Pourquoi? Vous déclarez catégoriquement que le mélange des deux serait désastreux pour le secteur public. Quelle preuve en avez-vous? Quelle logique vous permet d'en arriver à cette conclusion?

M. Kent: Il est clair que nous parlons ici d'un régime de soins de santé à deux niveaux, tel que je le définis: c'est-à-dire que des frais supplémentaires sont versés directement aux médecins ou autres pour des services supplémentaires qui ne sont pas assurés, même si les services assurés demeurent entièrement financés par les impôts.

Prenons un exemple concret: un patient peut subir une chirurgie de la cataracte, faire remplacer ses verres pour aphaques, et tout cela est entièrement financé par le régime public. Cependant, dans une clinique privée pour la vue, il est maintenant possible d'obtenir des verres censés être de meilleure qualité si l'on est prêt à payer 200 $, 300 $ ou 400 $. Si nous faisons en sorte qu'il est financièrement intéressant pour le médecin qui pratique dans le régime public d'offrir des services additionnels pour un montant supplémentaire, naturellement il sera davantage porté à offrir de tels services que de faire le travail dans le cadre du régime public.

Nous savons tous que les médecins travaillent très fort. Nous savons également qu'il y a des médecins paresseux qui réussissent très bien sans travailler très fort dans le régime public. S'il y a un incitatif et que nous pouvons combiner les deux, alors il est clair que la qualité de l'effort dans le régime public se détériorera. C'est une déclaration dogmatique, mais c'est également évident. Comment ne peut-on pas être dogmatique là-dessus?

M. Bliss: Il y a d'autres façons de mettre sur pied un système mixte. L'Université de Toronto est une institution mixte publique et privée qui reçoit de l'argent des deux côtés. Cependant, je peux comprendre certains des arguments de M. Kent.

Le modèle du système d'enseignement et ce qu'a dit le sénateur Carstairs sont des choses intéressantes. Dans la plupart des provinces, ces systèmes ont réussi à coexister pendant 100 ans, de sorte que si nous avons des problèmes à l'heure actuelle, nous pourrons peut-être trouver des solutions. Les gens dans l'enseignement disent actuellement que la solution consiste peut-être à remettre aux gens des bons qu'ils pourront utiliser pour des écoles publiques ou des écoles privées selon leur choix. Bien sûr, c'est un système qui est très répandu aux États-Unis.

Dans le régime de soins de santé, l'équivalent des bons semble être les comptes d'épargne médicaux dont les gens parlent. Ce soir même, David Gratzer recevra le prix Donner pour son livre intitulé Code Blue: Reviving Canada's Health Care System, qui préconise les comptes d'épargne médicaux. Je le lisais ce matin en venant ici. Il s'agit d'une idée intéressante et fascinante. J'espère que votre comité examinera les nouvelles idées contenues dans ce livre car cela pourra nous aider à régler nos dilemmes.

Le sénateur Carstairs: Ce qui est intéressant, c'est qu'il est diplômé d'une école privée. St. Johns's-Ravenscourt. Cela a peut-être quelque chose à voir avec ses idées générales sur la façon dont la société devrait fonctionner.

M. Bliss: Je supposais tout simplement que de telles idées créatrices sont le propre du Manitoba.

Le sénateur Carstairs: La question que je voudrais vous poser, monsieur Bliss, est essentiellement la suivante: vous avez déclaré, et je pense que vous avez tout à fait raison, qu'un planificateur a décidé qu'il y avait trop de médecins et que par conséquent nous devrions réduire le nombre de médecins qui sont formés dans nos écoles de médecine. Lorsque j'ai vérifié le soi-disant argument de planification, j'ai constaté que nous voulions en même temps changer la façon d'offrir les soins de santé. Nous voulions introduire un régime de soins infirmiers de première ligne où les infirmiers et infirmières pourraient s'occuper de certaines choses que les médecins ne sont franchement pas obligés de faire. Par exemple, ils ne sont pas obligés de faire les inoculations, ni de prendre la tension artérielle dans 90 p. 100 des cas, et cetera.

Pourquoi ne pouvons-nous pas prendre ce document de planification et voir au-delà de la simple solution offerte, car il semble que nous ne tenions pas compte de toutes les autres recommandations que le planificateur a faites pour faire en sorte que cette solution simple puisse fonctionner?

M. Bliss: Encore une fois, c'est le planificateur qui dit: «Il faut accepter toute la proposition. Si le moindre élément n'est pas accepté, alors désolé, cela ne peut fonctionner et ce n'est pas ma faute.»

Lorsque vous parlez de soins infirmiers de première ligne, vous soulevez toute une série d'autres questions qui sont bien résumées lorsque vous supposez que les planificateurs pourraient nous dire ce dont nous avons besoin. Nous n'avons pas besoin de ces choses. Nous sommes au XXIe siècle. Qui va me dire quels sont mes besoins en matière de soins de santé? Qui va dire cela à ma femme et à mes enfants? Certainement, dans l'une des sociétés les plus riches que le monde ait jamais connues, qu'un groupe de planificateurs disent qu'ils vont nous donner un personnel médical qui est moins bien formé -- c'est-à-dire des infirmiers et infirmières de première ligne --, car ils ne pensent pas que nous ayons les besoins que nous pensons avoir, est une méthode vouée à l'échec. Dans une société moderne, les gens ne peuvent tout simplement pas accepter une telle chose. Encore une fois, cela fait partie de la notion selon laquelle les planificateurs peuvent nous dire quels sont nos besoins en matière de soins de santé et nous dire que nous surutilisons le régime.

Quiconque connaît la dynamique de la maladie et des rapports entre les patients et les médecins sait que le régime est beaucoup plus compliqué que ce que les économistes en matière de soins de santé peuvent comprendre. Nous avons commis d'énormes erreurs et nous avons été induits en erreur par les gens qui disent: «Vous n'avez pas besoin de ces choses.» D'un point de vue historique, c'est une situation particulièrement paradoxale car l'une des raisons pour lesquelles le programme national d'assurance- maladie sans franchise a été introduit, c'était pour que les gens aillent voir leur médecin plus souvent car, lorsqu'on leur impose des obstacles financiers, les gens ne vont pas voir leur médecin alors qu'ils auraient vraiment besoin d'y aller. Dès que ces obstacles ont été éliminés et que les gens ont commencé à aller chez le médecin, alors on a commencé à dire qu'ils y allaient alors qu'ils n'en avaient pas besoin. Voilà le problème. Ce que propose le planificateur est fondé sur toutes sortes de suppositions. S'il y en a une qui est erronée, alors nous nous retrouvons dans un véritable bourbier.

[Français]

Le sénateur Gill: Il y a 60 ans, l'universalité de certains systèmes était devenue nécessaire. Un peu plus tard on a décidé d'accorder des montants d'argent pour la sécurité de la vieillesse, et beaucoup a été fait en ce sens.

J'ai l'impression qu'il y avait un manque d'information, les gens n'étaient pas au courant de l'existence de certains services. On a créé des systèmes, des structures et des administrations. Avec le temps, différentes étapes entre le patient et les soins qu'il demandait se sont ajoutées. Aujourd'hui on doit passer à travers plusieurs étapes avant de pouvoir bénéficier d'un service.

Dans ce cas, pourquoi ne pas faire comme dans le domaine de l'éducation où tout est accessible maintenant? Si quelqu'un a besoin d'aide, on l'aide par le biais de la fiscalité ou par celui des bourses d'études.

Le système de santé n'a plus de limites et il faut en arriver à des solutions. Ces solutions devraient permettre à un individu de prendre des décisions quant à sa santé et lui permettre de bénéficier d'une aide financière s'il en a besoin.

Le système de santé devrait être davantage individualisé. On devrait essayer de trouver des formules permettant d'avoir accès aux services de santé un peu comme en éducation.

[Traduction]

M. Bliss: Je suis en accord avec tout ce que vous avez dit, sénateur. Oui, nous devons individualiser le régime. Le modèle de l'éducation est un modèle intéressant tout comme l'est celui d'autres pays qui ont à la fois un régime public et privé. Nous devons oublier notre obsession des États-Unis qui ont une série de problèmes particuliers. Il n'est pas nécessaire de suivre les Américains. Il y a d'autres possibilités. Je ne sais pas si la Scandinavie est toujours un modèle que nous devons suivre, ou si nous devrions plutôt nous tourner vers la Nouvelle-Zélande, l'Australie, la France ou l'Allemagne. Malheureusement, la Grande-Bretagne est plus pauvre que le Canada, et le régime à la fois public et privé qui existe là-bas ne semble pas très bien fonctionner.

M. Kent: Dans le cas des soins de santé, la plupart des gens ne prennent pas des décisions fondées sur les conditions du marché et n'ont jamais pris de telles décisions. Ils ne connaissent pas suffisamment ce qu'ils s'achètent. Ils s'en remettent au point de vue des médecins et des conseillants en soins de santé. S'ils devaient payer ces conseillers, ils n'iraient pas les voir s'ils n'avaient pas les moyens. S'ils ne sont pas obligés de payer, ils vont les voir.

La question n'est pas de savoir si moi-même ou Michael Bliss ou quiconque sommes en mesure de choisir nos soins de santé, de prendre nos propres décisions en matière de soins de santé. Les gens ont besoin d'avoir un régime de soins de santé. La question est de savoir si l'accès à ce régime, qu'on parle d'un régime de marché ou d'un régime public, est offert de façon organisée.

Dans les régimes de santé publics, rien n'est plus organisé que les régimes de soins gérés aux États-Unis. À mon avis, la question est de savoir comment l'accès au régime est déterminé. De toute évidence, la nature du régime est contrôlée dans une très large mesure par la façon dont y a accès.

L'idée selon laquelle un groupe de planificateurs ou quiconque peut prendre toutes les bonnes décisions n'a aucun sens. Seule la profession médicale, au sens large du mot, c'est-à-dire les professionnels de la santé, sont à même de prendre les bonnes décisions. C'est pourquoi il est si important qu'un service efficace soit un service dont la prestation est assurée globalement, que ce soit à l'hôpital, au bureau du médecin, pour les soins à domicile, ou autres, par les professions médicales organisées au sein d'une collectivité.

Naturellement, cela n'est possible que grâce à un financement public clairement défini. Cela limite donc certainement la gamme de services qui peuvent être offerts dans le régime. Il y a d'autres services distincts que certaines personnes ont peut-être ou non les moyens de se payer. Très bien.

Cependant, le régime de base est soit public, soit privé. Quoi qu'il en soit, c'est un régime et pour que tous aient un accès équitable, ce doit être un régime public.

[Français]

Le sénateur Gill: Je suis d'accord pour que l'on continue de recourir aux spécialistes pour recevoir de l'information médicale de tout genre. D'ailleurs, l'accès à cette information toujours plus grande s'est grandement amélioré depuis la mise sur pied de l'assurance-santé.

Il y a 30 ans, et même plus, nous n'étions pas conscients des effets bénéfiques ou néfastes des aliments que nous consommions. Maintenant, sur les boîtes de conserve, par exemple, nous sommes renseignés sur la valeur nutritive des aliments qu'elles contiennent. Également, je croyais autrefois que le sucre était bon parce qu'il procurait de l'énergie mais aujourd'hui, je sais qu'il peut être néfaste car ce sucre est converti en graisse.

[Traduction]

M. Kent: Certainement, c'est là l'un des développements positifs. Nous en connaissons beaucoup plus aujourd'hui sur la façon de rester en bonne santé. Mes fils de 50 ans courent le marathon alors qu'à mon époque personne n'aurait songé à faire une telle chose à l'âge de 50 ans. Mes fils sont en bien meilleure santé que je l'étais moi à leur âge.

La qualité de l'information est meilleure. Dans la mesure où l'information s'est améliorée, nous dépendons moins des conseils des médecins ou d'autres. Cependant, cela ne change pas le fait que nous avons besoin de voir le médecin, que ce soit pour le coeur, les yeux ou autres. Il s'agit de savoir de quelle façon le public en général aura accès à ces services médicaux, et encore une fois j'utilise le terme «médical» au sens large du mot.

Le président: Je vais poser trois questions, et vous pouvez tous les deux y répondre. Deux des questions sont d'ordre historique pour nous aider à comprendre comment nous en sommes arrivés là.

En écoutant le professeur Bliss décrire certains des problèmes, ce qui m'a frappé c'est qu'une énorme partie du problème est attribuable à la décision prise vers le milieu des années 60 de passer à la rémunération à l'acte plutôt qu'au salaire. C'est la rémunération à l'acte qui a fait en sorte qu'initialement les gens ont décidé de ne pas participer. C'est la rémunération à l'acte qui en fin de compte a mené à la Loi canadienne sur la santé.

Ma première question est la suivante: pouvez-vous nous dire pourquoi nous nous sommes retrouvés avec la rémunération à l'acte, qui ne serait pas ce que nous choisirions aujourd'hui si nous pouvions tout recommencer?

Ma deuxième question d'ordre historique, pour essayer de comprendre ce que visaient ceux qui ont mis en place le régime d'assurance-maladie, concerne ce que j'appellerais la question de la qualité. Si l'on dit que nous devons offrir ce que la Loi canadienne sur la santé appelle des services nécessaires sur le plan médical, il y a toute une gamme de façons de le faire. Par exemple, une opération de la vésicule biliaire peut être effectuée selon la façon traditionnelle ou par laparoscopie. Les hanches artificielles peuvent être faites d'aluminium ou de céramique qui coûte beaucoup plus cher. M. Kent parlait de chirurgie de la cataracte; eh bien, cela peut se faire au laser ou de la façon traditionnelle.

L'intention des architectes de l'assurance-maladie était-elle d'offrir des services médicaux pour résoudre un problème ou des services médicaux à la fine pointe de la technologie? En d'autres termes, il faut décider si l'on veut offrir des services médicaux gratuits ou si l'on veut offrir gratuitement la meilleure qualité possible de services médicaux.

Ma troisième question revient à certaines observations qu'a faites M. Kent. Moi aussi j'ai été entièrement en faveur de l'idée de trouver des fonds supplémentaires pour le régime de soins de santé en faisant en sorte que le gouvernement puisse émettre un reçu T-4 calculé selon la valeur en dollars des services médicaux consommés par une famille ou par un contribuable pourvu, naturellement, qu'il y ait une limite de façon à éviter le désastre. Il s'agit là d'une façon très progressiste de financer le régime de soins de santé.

Cela permet de trouver des fonds, mais cela ne règle pas le problème fondamental qui est l'offre, c'est-à-dire la disponibilité des médecins. Le fait de changer le régime fiscal afin de permettre de financer le régime d'assurance-maladie d'une façon plus équitable, plus progressiste, ne change rien à ce problème.

Je comprends pourquoi M. Kent est en faveur de ce régime. Moi aussi je suis en faveur d'un tel régime, mais c'est un régime à assujettissement fiscal qui n'a fondamentalement rien à voir avec le problème de l'offre. Pouvez-vous me dire si à votre avis j'ai raison lorsque j'ai dit qu'il s'agit d'un simple mécanisme de financement et que cela n'a rien à voir avec les autres problèmes?

Monsieur Kent, pourriez-vous commencer par répondre aux deux premières questions, car vous avez participé à la décision relativement à la rémunération à l'acte, et à la question concernant la qualité des soins de santé à laquelle des architectes du régime de soins de santé songeaient lorsqu'ils ont créé le régime?

M. Kent: Je crois que l'on peut dire qu'à l'époque, la question de la rémunération à l'acte était considérée comme une nécessité absolue. Une grève des médecins au Saskatchewan a influencé cette décision. Il semblait impossible d'assurer une transition sans heurt à un régime financé à même les fonds publics, un régime de soins de santé financé par les impôts, à moins d'avoir la rémunération à l'acte.

Le président: Je veux être sûr de bien comprendre. Était-ce une nécessité absolue parce que c'était la seule façon pratique de résoudre le problème ou parce que c'était la meilleure politique gouvernementale possible?

M. Kent: Il est clair que ce n'était pas la meilleure politique gouvernementale.

Le président: Est-ce que les gens comprenaient cela, même à l'époque?

M. Kent: Certainement. En fait, dès le début, avant que les décisions ne soient prises, en 1959 ou 1960, personnellement, je ne pouvais comprendre pourquoi les prêtres, les professeurs et les enseignants pouvaient être rémunérés en recevant un salaire, mais qu'il était en quelque sorte impossible d'imaginer que les médecins puissent recevoir un salaire. Quoi qu'il en soit, il ne fait aucun doute que cette attitude était bien ancrée dans la profession, et il aurait été impossible de proposer un régime d'assurance- maladie qui aurait été fondé sur un autre type de rémunération. Je pense que bon nombre d'entre nous espéraient qu'il y aurait une transition vers un régime davantage axé sur les salaires. C'est ce qui est arrivé dans une certaine mesure.

Le président: Les mécanismes qu'on veut implanter aujourd'hui en Ontario visent effectivement à favoriser un tel mouvement.

M. Kent: C'est exact et je pense que la tendance va se maintenir. J'ai rédigé il n'y a pas longtemps une note pour dire que c'était ainsi qu'il fallait procéder pour s'écarter de la rémunération à l'acte et en arriver graduellement à des services davantage axés sur des salaires. Je suis convaincu que c'était la bonne décision à l'époque. Le problème actuel ne vient pas tellement d'une erreur de conception de la part des planificateurs, mais plutôt du fait que les décideurs politiques n'ont pas voulu s'attaquer aux problèmes avant qu'ils n'y soient forcés. La transition de la rémunération à l'acte à un régime plus civilisé s'est fait beaucoup plus lentement qu'elle aurait pu se faire.

Relativement à la qualité, je dois dire qu'aucun d'entre nous ne s'est penché d'aussi près que nous aurions pu le faire sur cette question. Il ne faut cependant pas oublier que personne ne prévoyait à l'époque une telle baisse du taux de natalité des Canadiens. C'est l'aspect le plus important d'une population vieillissante. Cela ne vient pas surtout du fait que les gens vivent plus vieux, même si c'est vrai dans une certaine mesure, mais plutôt du fait qu'il y a moins de naissances qu'auparavant. C'est ce qui a faussé une bonne partie des calculs et ni le système du marché ni le système public ne l'avaient prévu à l'époque.

On supposait à l'époque que, si l'on créait un régime d'assurance-santé public, cela favoriserait l'établissement de meilleurs soins de santé plutôt que le contraire et que cela continuerait vu que l'on voulait avant tout que les meilleurs services et les techniques plus modernes de soins de santé soient disponibles surtout en fonction des besoins. Si quelqu'un avait un problème cardiaque pendant son jeune âge, il était très important de lui offrir la meilleure chirurgie possible au début de sa vie. C'était peut-être moins important d'utiliser ces techniques perfectionnées dans les cas où les perspectives de rétablissement à long terme étaient moins évidentes. On ne pensait certes pas que les meilleurs soins de santé possible pourraient toujours être fournis dans tous les cas et quels que soient les besoins.

Le président: Pensez-vous que c'est ce que veut maintenant le public?

M. Kent: Non. Bien sûr, on peut toujours dire quelle est l'attitude du public parce que chacun voudrait les meilleurs services possible pour soi-même. Cependant, je ne pense pas que le public juge qu'on doive systématiquement fournir par principe les meilleurs services possible quels que soient les besoins dans tous les cas. La plupart d'entre nous ont cependant tendance à exagérer nos propres besoins par rapport à ceux des autres.

Relativement au T-4, je pense encore que c'est d'une importance fondamentale, mais pas parce que cela aiderait beaucoup à régler le problème de l'offre, comme vous l'avez dit. Il faut cependant tenir compte du fait que, peut-être plus que la plupart d'entre nous, les médecins se rendent compte de l'importance de l'impôt sur le revenu. Si les patients devaient financer directement grâce à l'impôt les services que leurs médecins recommandent, les gens auraient moins tendance à abuser de la rémunération à l'acte en réclamant ou en offrant des services inutiles.

Le président: Je voudrais que vous élaboriez à propos des besoins. Peu importe si les sondages d'opinions montrent que le Canadien moyen juge avoir droit aux soins de la meilleure qualité possible, vu qu'il considère certainement qu'il a le droit à la meilleure qualité possible de soins de santé, même s'il n'est pas nécessairement convaincu que tous doivent y avoir droit, et parlons un peu de la notion du besoin. Cela me laisse un peu perplexe. Devrions-nous, par exemple, suivre l'exemple de l'Oregon? Je prends cet exemple au hasard parce que cet État a essayé de définir les besoins de façon à dire que, passé un certain âge, quelque part après 80 ans, on ne pratiquerait plus d'arthroplastie de la hanche. Le raisonnement est un peu semblable au vôtre: si quelqu'un a besoin de chirurgie cardiaque pendant la trentaine, le besoin est jugé comme plus grand que si le malade est plus âgé. Voulez-vous dire que les auteurs du régime de soins de santé au départ avaient au moins réfléchi à la possibilité que les services soient dispensés selon les besoins? Je pose la question parce que je trouve qu'un tel système serait le moins possible à appliquer de façon explicite sur le plan politique. Nous pourrions bien le faire de façon implicite. Nous le faisons implicitement si nous avons des systèmes de rationnement et nous pouvons le faire implicitement de toutes sortes de façons. Le code de la route fixe des limites de vitesse et prévoit d'autres mesures pour réduire au minimum le nombre d'accidents, mais ne parvient pas à les éliminer. Que nous soyons d'accord ou non, nous avons donc implicitement attribué un coût à la vie humaine et aux blessures que peut subir l'être humain. C'est une chose de le faire implicitement lorsqu'on ne peut pas dire qui a décidé et dans quelles circonstances le système va s'appliquer, mais c'est une autre chose de le faire explicitement comme vous semblez le proposer. Ai-je raison ou non?

M. Kent: La principale motivation à l'époque, c'était qu'on devait faire abstraction des considérations financières pour évaluer les besoins. Il ne devait pas y avoir de rapport entre les besoins et les moyens financiers du patient. C'était la principale motivation politique à l'époque et j'espère que c'est celle qui a survécu.

À ce moment-là, les décideurs considéraient que la qualité des services médicaux continuerait de s'améliorer. Avant l'instauration de l'assurance-maladie et de l'assurance-hospitalisation, le gouvernement fédéral avait investi beaucoup dans la formation de médecins, les hôpitaux et la recherche médicale. On supposait donc que le niveau des services s'améliorerait mais je ne pense pas qu'on ignorait dans le fond qu'un rationnement quelconque était inévitable. On ne peut rien faire sans rationnement. On ne peut pas tenir de réunion de comité sans rationner son temps, et c'est la même chose pour tout le reste. N'importe quel régime, qu'il soit public ou privé, rationnera les services dans une certaine mesure. C'est inévitable. Bien sûr, pour les raisons que vous avez évoquées, personne ne va en dire grand-chose de façon très explicite au niveau politique. Ce n'est d'ailleurs pas nécessaire d'en parler parce que ce sont essentiellement les médecins qui vont prendre ces décisions à l'intérieur du régime lui-même. Autrement dit, le régime fait en sorte que les médecins prennent les décisions après avoir fait une évaluation raisonnable des besoins comparatifs et non pas des moyens financiers.

M. Bliss: Je suis bien d'accord. On a accompli tellement de progrès depuis 30 ans en médecine qu'on ne parlait pas de tout cela à l'époque. L'arthroplastie de la hanche n'existait pas. Dans les années 60, nous pensions pouvoir satisfaire à tous nos besoins de soins de santé, mais nous avons constaté que ce n'est pas le cas.

Le rationnement sera effectivement un problème. La solution que je propose est celle-ci: Efforçons-nous d'éviter le problème de rationnement en investissant de plus en plus de ressources dans les soins de santé publics et privés. C'est une dépense utile. C'est mieux que dépenser pour des BMW. Que l'État finance plus d'arthroplasties de la hanche et, si les ressources de l'État sont trop restreintes, on pourra réduire les files d'attente en laissant les cliniques privées faire ces chirurgies.

Je ne comprends pas les complexités du régime fiscal. Pour moi, cette discussion nous rapproche des comptes d'épargne médicale et des bons. C'est pour cela que nous embauchons des experts.

Pour ce qui est de la rémunération à l'acte, je suis moi-même professeur salarié de l'Université de Toronto. Si l'un de mes étudiants m'appelait à trois heures du matin pour me demander conseil au sujet d'un examen, je lui dirais de retourner se coucher.

Le sénateur Carstairs: Le médecin aussi.

M. Bliss: Par ailleurs, si l'université me disait que je ne peux pas accepter de me faire payer pour un article que j'ai rédigé pour le Globe and Mail, je répondrais sans doute que dans ce cas, je démissionne, ou bien que je veux être mieux payé si je dois remettre mes honoraires à l'université.

Le président: Ou peut-être que je refuserai d'écrire pour le Globe and Mail.

M. Bliss: Êtes salarié peut vouloir dire bien des choses. Il me semble que la notion selon laquelle on peut abolir la rémunération à l'acte dans les services médicaux payants est une autre idée utopique, une autre solution de planificateur. Cela reviendrait à dire que le système ne fonctionne pas et qu'il faut exercer un contrôle plus strict sur les médecins en leur versant un salaire. M. Kent a dit que c'était souhaitable à l'époque sur le plan de la politique publique, mais que c'était impossible à réaliser. Il me semble quant à moi qu'une politique publique impossible à réaliser n'est jamais souhaitable. On n'aurait pas pu le faire, mais supposons qu'on l'ait fait; je vois mal comment nous pourrions avoir un régime de soins de santé plus efficace, plus économique, si tous nos professionnels de la santé étaient rémunérés aujourd'hui comme des fonctionnaires. Ce n'est tout simplement pas plausible.

À mon avis, il y a de bonnes raisons à avoir la rémunération à l'acte dans les services médicaux. En Amérique du Nord, il y a longtemps eu des services médicaux à contrat selon lesquels les médecins acceptaient de traiter tous les employés d'une compagnie forestière, par exemple, pour un dollar chacun. Le système n'a jamais très bien fonctionné. Cela vient, bien sûr, du fait que les patients demandent plus de services des médecins et que ceux-ci ne sont pas incités à répondre à la demande. Il y donc conflit entre le fournisseur de services et le client.

Cette notion n'était pas très bien vue au Canada dans les années 50. Les médecins nord-américains voyaient d'un très mauvais oeil l'attribution de listes de malades aux médecins comme on le faisait au Royaume-Uni dans le cadre du régime national de santé. Selon moi, on pourrait toujours convaincre les médecins de renoncer à la rémunération à l'acte si leurs salaires étaient assez élevés. On pourrait toujours le faire, mais on risque de constater que cela ne réduira pas les coûts.

On pourrait peut-être y avoir recours dans le cadre d'un système pluraliste, mais la notion qu'on puisse un jour abolir entièrement la rémunération à l'acte me semble tout à fait utopique.

Le président: Je vous remercie tous deux d'une leçon d'histoire tout à fait fascinante. Nous vous sommes très reconnaissants d'avoir pris le temps de nous parler. Votre participation a été vraiment merveilleuse.

Je signale à mes collègues, vu surtout ce que nos deux témoins nous ont dit ce matin, que nous entendrons à la prochaine séance mercredi trois personnes qui ont récemment terminé une étude comparative des régimes médicaux d'Europe occidentale, d'Australie et de Nouvelle-Zélande, axée sur le régime canadien, mais qui n'ont pas encore publié les résultats de l'étude. Nous entendrons ces témoins mercredi prochain.

La séance est levée.


Haut de page