Aller au contenu

Délibérations du comité sénatorial permanent des
Banques et du commerce

Fascicule 30 - Témoignages


OTTAWA, le jeudi 21 février 2002

Le Comité sénatorial permanent des banques et du commerce, qui a été saisi du projet de loi C-23, Loi modifiant la Loi sur la concurrence et la Loi sur le Tribunal de la concurrence, se réunit aujourd'hui à 11 heures pour examiner le projet de loi.

Le sénateur E. Leo Kolber (président) occupe le fauteuil.

[Traduction]

Le président: Honorables sénateurs, mesdames et messieurs, nous sommes ici aujourd'hui pour poursuivre notre examen du projet de loi C-23.

Nous avons deux groupes de témoins. J'apprends que chacun doit faire une présentation. Ils répondront aux questions ensemble. Ils détermineront eux-mêmes qui devra répondre aux questions.

M. Bob MacMinn, vice-président exécutif, Canadian Independent Petroleum Marketers Association: Honorables sénateurs, comme l'a dit le président, je suis accompagné ici aujourd'hui de M. Dave Collins, qui représente le plus gros distributeur indépendant de pétrole du Canada Atlantique, Wilson Fuels, à Halifax.

La CIPMA représente les distributeurs de pétrole indépendants au Canada. Nos membres sont tous en aval dans le secteur du pétrole, c'est-à-dire qu'ils représentent des stations de service et des distributeurs de mazout de chauffage. Ce sont tous des petites ou moyennes entreprises canadiennes.

Parmi nos membres se trouvent des entreprises que vous reconnaîtrez peut-être: OLCO Petroleum, MacEwen Petroleum, Mr. Gas Limited, Noco Energy et Wilson Fuels, notamment. Notre mission est de faire connaître les dossiers qui intéressent les distributeurs de pétrole. Les distributeurs indépendants représentent aujourd'hui quelque 12 à 13 p. 100 des entreprises de produits du pétrole canadiennes, en baisse marquée par rapport au début des années 90, ou ce pourcentage se situait à plus de 25 p. 100.

Les distributeurs indépendants jouent un rôle important sur le plan de la concurrence, lorsqu'on leur permet de prospérer, car ils concurrencent les grossistes. Ils sont en mesure de changer relativement aisément de fournisseurs, ce qui force les raffineries à être compétitives au Canada, donc à abaisser les pris de gros, ce qui se répercute en bout de ligne sur les prix de détail.

La CIPMA estime que nous devrions pouvoir acheter des produits dans un contexte concurrentiel. Il est admis que les consommateurs ont ce droit au Canada, mais on oublie souvent que les grossistes devraient avoir des mêmes possibilités, faute de quoi la concurrence est affaiblie. Après tout, un grossiste n'est qu'un consommateur doté de plus de pouvoirs et il mérite d'avoir place sur un marché concurrentiel, lui aussi.

Nous avons activement appuyé les modifications apportées à la loi canadienne sur la concurrence. La CIPMA, l'ancienne IRGMA, s'est déclarée en faveur des projets de loi C-402et C-472, a participé aux audiences du comité de l'industrie sur la Loi sur la concurrence et le bureau de la concurrence, et a été consultée lors des forums sur la politique gouvernementale.

Nous avons appuyé sans réserve le projet de loi C-23 et la modification proposée visant à créer des droits d'accès privé limités au Tribunal de la concurrence. Les membres de notre association sont opposés par principe à toute limite de droit d'accès à un tribunal compétent, en l'occurrence le Tribunal de la concurrence. Nous estimons que les modifications proposées sont un tout un premier pas vers la modernisation de la législation canadienne en matière de concurrence. D'autres pays ont jugé bon de ne pas limiter l'accès aux tribunaux, à savoir l'Australie, la Grande- Bretagne, la France et les États-Unis.

Aux États-Unis, les entreprises privées, la Federal Trade Commission, le ministère de la Justice et les State Attorney Generals peuvent intenter des poursuites au titre des lois antitrust. Au Canada, ou le Commissaire à la concurrence est le seul à pouvoir être saisi de plaintes, mener des enquêtes et s'adresser au tribunal, le processus doit être restructuré. Le droit des particuliers d'intenter des poursuites devrait décourager les entreprises de toute activité anticoncurrentielle et libérer le Bureau de la concurrence de ses activités d'enquête.

Nous croyons savoir que les détracteurs de l'accès privé craignent des abus sous forme de litige stratégique. Pour nous, il s'agit, bien franchement, d'une tentative d'empêcher le gouvernement de moderniser les lois canadiennes. Les grandes entreprises qui se sont prononcées contre l'accès privé ont une vaste expérience de la procédure et peuvent composer avec toutes sortes de litiges. En fait, il arrive trop souvent à nos membres d'être menacés de poursuites par de grandes entreprises. C'est la réalité au Canada aujourd'hui.

Par ailleurs, le projet de loi C-23 prévoit des mesures visant à empêcher ce type d'activité. En effet, le tribunal n'a pas le pouvoir de déterminer les dommages et intérêts ni de rendre des décisions, d'attribuer des dédommagements et de donner des références.

J'ajouterais que, étant la force concentration des entreprises pétrolières en aval au Canada, toute décision d'intenter des poursuites contre son fournisseur sera soupesée avec soin, car il est difficile de trouver d'autres fournisseurs. Il faudrait vraiment que le comportement soit flagrant.

Nous félicitons le ministre d'avoir encouragé cette importante mesure législative et nous appuyons sans réserve la modification créant le droit d'accès privé. Merci.

[Français]

M. René Blouin, président-directeur général de l'Association québécoise des indépendants du pétrole (AQUIP): Monsieur le président, je suis accompagné de M. Crevier, président de Pétroles Crevier Inc., également membre du Comité des affaires économiques de l'AQUIP. Nous tenons à vous remercier de nous permettre de présenter notre position relative à des amendements possibles à la Loi sur la concurrence.

Nous le faisons au nom des membres de l'AQUIP qui regroupe les entreprises pétrolières à intérêt québécois. Leur champ d'activité est lié à l'importation, la distribution et la vente au détail de carburants, d'huile de chauffage et de lubrifiants. Les ventes au détail des entreprises pétrolières québécoises totalisent annuellement plus d'un milliard de dollars. Les indépendants, au Québec, ont une part de marché dans le secteur des carburants équivalant à environ 25 p. 100 du marché québécois.

La présentation que nous avions faite devant le Comité de l'industrie de la Chambre des communes, en mars 1999, demeure très actuelle. Nous éviterons de reprendre ce contenu afin d'alléger notre présentation, mais nous vous invitons à y référer afin de mieux saisir les diverses facettes du marché pétrolier, tel qu'il fonctionne au Québec. Nous réitérons que le projet de loi C-235 alors étudié demeure, à notre avis, une proposition législative nécessaire à l'interdiction de stratégies commerciales déloyales axées sur les ventes à perte qui détruisent la vraie concurrence, avantageuse pour les consommateurs.

Toutefois nous tenons à préciser que la Loi québécoise sur la Régie de l'énergie interdit de fixer des prix de pompe en bas des coûts d'acquisition; elle prévoit aussi que la Régie de l'énergie peut ajouter à ce prix minimum la valeur des coûts d'exploitation d'un détaillant afin de mettre fin à une guerre de prix. La Régie en a ainsi décidé, en juin dernier, à la suite d'une guerre de prix qui sévissait dans la région de Québec. La Régie a, en effet, jugé que ces guerres de prix étaient «socialement et économiquement» nuisibles. Son jugement donne raison aux requêtes des indépendants. On en retrouve le contenu, qui est résumé en annexe. L'intégrale de la décision est disponible sur le site Internet de la Régie de l'énergie.

M. Pierre Crevier, président de Pétroles Crevier inc.: En ce qui concerne les projets de loi C-23 et C-472, les remarques que nous vous présentons se distancent délibérément des aspects liés à la théorie juridique pour s'attacher davantage aux effets concrets de ces propositions législatives dans le secteur pétrolier.

Pour les entreprises pétrolières indépendantes du Québec, le projet de loi C-472, qui amenderait le projet de loi C-23, est sans contredit un pas dans la bonne direction pour ceux et celles qui souhaitent que la concurrence puisse s'exercer dans de meilleures conditions.

Bien que nous accueillions généralement avec satisfaction le contenu du projet de loi C-472, nous tenons d'abord à vous manifester les inquiétudes que soulève l'article 77.1(1) de ce projet de loi, qui prévoie que l'accès au Tribunal de la concurrence ne pourrait se faire que dans des conditions de commerce normales. Nous vous soumettons que les fournisseurs de produits pétroliers n'auront qu'à illustrer qu'ils ne peuvent fournir les produits en raison de conditions de commerce anormales pour empêcher l'accès au tribunal. Nous suggérons plutôt que les nouvelles dispositions d'accès au tribunal puissent aussi s'exercer dans un marché dont les conditions de commerce ne sont pas normales. À titre d'exemple, en cas de pénurie relative, l'approvisionnement devrait être assuré à toutes les entreprises dans une proportion identique qui reflète le fonctionnement habituel du marché. Si, par exemple, le produit disponible ne permet de répondre qu'à 80 p. 100 des besoins habituels, les «majeurs» et les «indépendants» devraient pouvoir s'approvisionner chacun à 80 p 100 de leurs besoins réguliers. De la sorte, chaque entreprise serait soumise aux mêmes conditions et aucune ne serait acculée à la faillite pour cause de rupture de stock. On peut notamment imaginer que la conjoncture internationale incertaine que nous traversons puisse engendrer pareille situation.

Au surplus, une situation de rationnement ne devrait pas entraîner de non-renouvellement de contrat d'approvisionnement, sous prétexte que la situation du marché est anormale. Il faut au contraire s'assurer que les situations de marché inhabituelles ne permettent pas l'élimination d'entreprises pétrolières efficaces du fait qu'elles seraient privées d'approvisionnement.

En conséquence, nous proposons que les mots «aux conditions de commerce normales» soient retirés du projet de loi. De la sorte, les nouvelles dispositions seraient aussi applicables dans des circonstances inhabituelles où elles pourraient s'avérer particulièrement utiles. Nous souhaitons que le Sénat intervienne pour apporter les modifications que nous proposons.

M. Blouin: Nous pourrons profiter d'une éventuelle période d'échange pour étayer notre suggestion de situations concrètes qui illustrent la nécessité de recours efficaces en cas de situations anormales. Celles-ci risquent de déstabiliser le marché au seul profit des entreprises pétrolières intégrées qui sont à la fois productrices, distributrices et engagées dans le commerce de détail.

Nous estimons enfin que toutes les initiatives qui permettent d'alléger le processus judiciaire doivent être vigoureusement appuyées. Il faut sans cesse se rappeler que les petites et moyennes entreprises n'ont ni les moyens financiers ni les ressources techniques nécessaires pour livrer de longues batailles juridiques. L'accès à la justice doit demeurer une préoccupation centrale des parlementaires. À n'en pas douter, ce projet de loi y contribuera, bien que nous soyons tous conscients que bien du travail reste à faire.

Les propositions devant vous constituent un pas dans la bonne direction et nous souhaitons que les législateurs y donnent suite en tenant compte des modifications que nous soumettons.

[Traduction]

Le sénateur Tkachuk: Monsieur Collins, quel est le nom de votre compagnie?

M. Dave Collins, président, Canadian Independent Petroleum Marketers Association: Wilson Fuels.

Le sénateur Tkachuk: De qui achetez-vous vos produits actuellement?

M. Collins: Nous avons un terminal portuaire dans le port d'Halifax. Nous avons trois grands fournisseurs — ce sont Imperial, notre principal fournisseur; Irving, qui est notre source secondaire d'approvisionnement et Ultramar, notre source tertiaire d'approvisionnement.

Le sénateur Tkachuk: Est-il arrivé dans le passé que des fournisseurs traitent votre compagnie de façon injuste?

M. Collins: Nous nous sommes butés à quelques reprises directement à la politique sur la concurrence, notamment, et nous avons eu des histoires avec Petro-Canada. En 1995, la différence des prix entre l'essence ordinaire et super, au détail était de 8 cents du litre. Le coût de gros du supercarburant a chuté, ce qui a fait que le coût d'achat n'était que de 2 cents du litre de plus. Notre secteur dépend du prix au volume. Ainsi, nous avons baissé le prix du supercarburant de un sous. Autrement dit, nous n'avions que 7 cents d'écart, et nous nous disions que l'augmentation des ventes nous permettrait de faire plus de profits.

Petro-Canada a réagi à cela en abaissant le prix de l'essence ordinaire pour maintenir l'écart de 8 cents par litre. Cela a amené leurs prix à des niveaux bien inférieurs au coût du pétrole brut à l'époque. Quoi que nous puissions faire, à propos à cet écart, pour essayer de comprendre leur stratégie, ils faisaient tout pour maintenir rigoureusement cet écart.

Notre distributeur a reçu un appel téléphonique anonyme. Il a été informé qu'à moins de maintenir un écart de 8 cents par litre pour le supercarburant, nous serions forcés de vendre notre essence ordinaire en deçà du coût d'achat. Cette menace était appuyée. La station-service était située sur le stationnement d'un centre commercial de Tantallon, en Nouvelle-Écosse, juste en dehors d'Halifax. Un camion-citerne bien plein de Petro-Canada a été stationné tout près, prêt à faire une livraison, juste pour montrer qu'ils ne plaisantaient pas. Nous avons rédigé des documents sur la situation, que nous avons remis au Bureau.

Nous avons rétabli l'écart de 8 cents entre le prix de notre supercarburant et celui de l'essence ordinaire; Petro- Canada a augmenté ses prix. Nous avons augmenté aussi nos prix et maintenu cet écart de 8c cent, et la guerre des prix a cessé. Le message était absolument clair et net. En deux jours, nous avions perdu environ 15 000 $. Nous nous sommes plaints au Bureau que Petro-Canada essayait de nous éliminer et avait agi de façon anticoncurrentielle.

Nous sommes des gens d'affaires, et nous pouvons augmenter nos prix ou investir ailleurs dans d'autres entreprises. La vente d'essence n'est que l'un des volets des entreprises de Wilson Fuels. La réponse que nous avons reçue de John Bean, l'enquêteur en chef, est que la concurrence peut être brutale. J'ai répondu qu'en effet, elle peut-être brutale, mais particulièrement pour le consommateur. En fait, ça s'est arrêté là.

Nous n'avons pas pu aller devant le tribunal; on nous a fait taire avant même que nous puissions nous adresser au commissaire.

Environ six mois plus tard, Irving a fait la même chose. Ils se sont attaqués à nous à des endroits comme Saint-John, au Nouveau-Brunswick, et en dehors d'Halifax. Ils ont ciblé toutes nos stations-service très achalandées et ont baissé leurs prix en dessous du prix d'achat normal. Leurs prix étaient au niveau du pétrole brut ou moins, et ils ont maintenu ces prix pendant cinq ou six semaines.

Nous étions à dix jours près de fermer lorsqu'ils ont arrêté. Le bureau n'a fait aucune enquête, même si c'était expliqué et documenté et même s'ils avaient entendu, dans d'autres cas, des employés de la base de ces compagnies qui admettaient que l'objectif était de nous éliminer du marché.

Ce sont deux expériences directes et personnelles que nous avons vécu et où le bureau a manqué à son devoir. J'ai été étonné même que nous devions nous adresser au bureau, parce lorsqu'il s'agit d'une transaction commerciale normale, si quelqu'un fait quelque chose, il suffit de lui faire un procès.

Par contre, cela nous est impossible, ici. Nous voudrions seulement que vous vous supprimiez ces obstacles. Nous n'avons pas besoin de ce genre de surcharge bureaucratique. Donnez-nous seulement les lois, et laissez-nous faire intervenir les tribunaux. Si les lois sont trop efficaces, réglez-les. Si elles ne sont pas assez efficaces, vous pouvez aussi régler cela. Nous, nous n'en avons pas l'expérience; nous ne pouvons pas le faire nous-mêmes.

Le président: Je voudrais dire, aux fins du compte rendu, que dans la présentation de l'Association québécoise des indépendants du pétrole, vous parlez constamment du projet de loi C-472, qui n'existe plus, parce qu'il a été intégré au projet de loi C-23. Je voulais seulement que tout le monde le comprenne.

Vous avez aussi parlé du paragraphe 77.1, qui, je pense, est l'article 75. Vous me trouverez peut-être pointilleux, mais si des chercheurs doivent examiner la question, nous ne voudrions pas qu'il y ait la moindre confusion.

Le sénateur Tkachuk: Est-ce que la situation est anormale dans tout le pays?

M. Collins: D'autres membres ont connu des situations semblables où ils ont estimé avoir des plaintes légitimes à formuler.

Pour vous donner une idée de l'ampleur de notre opération, il y a divers niveaux de propriété dans toute la famille, mais en deux mots, la compagnie distribue du mazout de chauffage pour les maisons et de l'essence, et elle alimente aussi les fournaises de compagnies en Nouvelle-Écosse; 55 p. 100 du produit est exporté aux États-Unis.

L'un des avantages des États-Unis est non seulement l'ampleur du marché, mais aussi que sommes protégés par la loi de la concurrence américaine contre le genre d'excès que nous voyons survenir au Canada. Je peux investir aux États-Unis, qui ont un plus gros marché, et j'ai de meilleures chances de succès parce qu'une bonne part des stratégies de vente à prix inférieur au prix coûtant et la stratégie de compagnies riches sont contrées par la Loi Clayton, la Loi Sherman, les Robinson Patent Amendments et d'autres lois fédérales. Les divers États ont aussi de nombreuses lois qui visent les ventes en dessous du prix coûtant.

Le contexte est plus stimulant pour la compétition aux États-Unis. Il n'y a pas le même genre d'excès que nous avons connus sur le marché de l'essence ici, au Canada.

Le sénateur Kroft: Mon expérience des affaires m'a appris que je devrais essayer d'éviter de concurrencer quelqu'un qui contrôle une composante essentielle de mon processus d'approvisionnement, parce que ce n'est pas une situation très agréable.

Lorsque j'examine votre marché, je vois que vous êtes constamment en concurrence. Du côté des stations-services, vous êtes directement en concurrence avec les gens qui vous approvisionnent. J'ai toujours trouvé que c'était une situation assez curieuse.

Un de nos anciens collègues du Sénat a créé une entreprise qui est devenue énorme et qui a très bien marché justement comme cela, dans l'Ouest du Canada, avec Domo Gas. C'est un groupe de stations qui offrent tous un service complet. Leur succès est dû en partie à la concurrence qu'ils ont faite aux stations qui n'offraient pas de service à la pompe.

Fournissez-vous un service à la pompe, ou n'avez-vous que des pompes automatisées?

M. Collins: L'important, c'est de déterminer le modèle d'entreprise qui nous laisse espérer que nous pouvons faire face à la concurrence. Est-ce que c'est assez clair?

Le sénateur Kroft: J'essaie de comprendre l'intégralité, ou une bonne partie du moins, de ce qui fait que vous dépendez tellement du Bureau de la concurrence. Vous n'avez pas autant d'outils dont dispose habituellement un marché normal.

M. Collins: Dans le Canada Atlantique, nous avons de la chance, en ce qui concerne le pétrole, parce que nous sommes en plein sur le chemin des voies de navigation de l'Atlantique Nord, alors nous sommes sur le chemin qui mène en Europe. Notre compagnie a accès aux raffineries du pays ou de l'étranger.

Nous avons de la concurrence. Les raffineries du Canada ne sont pas dupes. Elles tireront parti des coûts différentiels du transport pour empêcher l'entrée sur le marché d'une raffinerie étrangère. De ce côté-là, ça va.

L'autre chose, c'est que nous sommes de beaucoup plus efficaces dans le marketing. Nous faisons plusieurs choses selon ce que dicte le marché. Nous pouvons n'avoir que des stations avec service complet; ou elles pourraient être toutes libre-service. Nous pouvons avoir un dépanneur, un McDonald ou un lave-auto en plus de la station-service. Nous faisons tout ce que nous pouvons pour faire de l'argent, comme tout bon détaillant. Nous essaierons de rentabiliser au maximum notre bout de terrain.

Nous pouvons être beaucoup plus efficaces sur le plan du marketing et de la distribution que les grandes compagnies pétrolières. Une grande compagnie pétrolière a trois volets dans son entreprise: l'exploitation minière, la fabrication et le marketing.

Nos activités de marketing nous coûtent moins cher qu'à eux. C'est pourquoi vous voyez des compagnies comme Imperial regrouper ses entreprises de raffinerie, de fabrication et de marketing dans leurs états financiers. Petro- Canada, qui présente ses chiffres séparément, révèle une structure des coûts nettement supérieure à la nôtre. Cela les oblige, soit à investir les profits du volet fabrication pour subventionner les autres et survivre, soit à faire face à leurs actionnaires et admettre que les choses ne vont pas aussi bien qu'ils le voudraient.

Sur le long terme, nous sommes utiles parce que nous les obligeons à être plus efficaces. C'est là que le consommateur y est avantagé. Un autre avantage pour le consommateur, c'est que quand les prix grimpent, les grandes compagnies pétrolières ont des stocks beaucoup plus durables. Ainsi, elles peuvent empêcher les prix de monter. C'est leur avantage naturel. Sur un marché à la baisse, ce qui nous fait mal, c'est un stock qui coûte cher. Le consommateur y gagne avec le laps de temps qui s'écoule avant que les prix commencent à monter aussi. Nous reprenons de la vigueur parce que nous sommes de nature compétitive, quand les prix retombent rapidement. Nous régissons les premiers et c'est ce qui fait que vous voyez les détaillants indépendants être les premiers à baisser leurs prix quand le marché est à la baisse, parce que nous écoulons notre stock payé à prix fort beaucoup plus vite.

Le commissaire à la concurrence des États-Unis, Richard Parker, a dit que les détaillants indépendants sont extrêmement précieux parce qu'ils stimulent la compétition au niveau de la vente en gros. Nous stimulons la concurrence aux portes des raffineries. C'est pourquoi vous devriez peut-être vous intéresser à nous.

Si cela ne vous préoccupe pas et que vous décidez qu'il n'y a pas de problème, alors ne vous inquiétez pas. Cependant, c'est un gros problème aux États-Unis. Ils estiment que c'est important. J'incite les honorables sénateurs à penser de même. Plus nous sommes de bons acheteurs, plus nous obligeons les raffineries à être efficaces au Canada. C'est pourquoi nous voulons qu'ils le fassent.

Le sénateur Kroft: Vous avez plusieurs outils que vous avez conçus pour ne pas être victime sans défense d'un groupe de fournisseurs. En même temps, l'accès juste et économique à un processus qui assouplit les relations inégales ou atténue leurs menaces vous paraît très important; est-ce vrai?

M. Collins: C'est vrai. Il ne fait aucun doute que si vous faites ceci, il y a aura probablement une espèce d'effet Hawthorne: dès que vous intégrez ces préoccupations dans la loi, vous n'aurez qu'à regarder et vous constaterez sûrement beaucoup de changements de comportements, immédiatement. Ils savent qu'ils devront en répondre. Des compagnies comme la nôtre les contesteront et auront la possibilité de le faire. Ce sera très rapidement efficace.

Nous sommes capables de faire bien des choses si vous nous laissez seulement les faire. Nous pouvons augmenter l'efficience dans le secteur.

Le sénateur Gustafson: Je vis dans un champ de pétrole du sud de la Saskatchewan. Actuellement, il est mort. Rien ne s'y passe à cause des prix du pétrole. Cependant, cet état de fait a une forte incidence dans de nombreux secteurs de notre société, comme sur les prix des engrais.

L'année dernière, les prix avaient atteint la limite, à 475 $ la tonne, et cette année ils sont tombés à 275 $. On dirait qu'il n'y a aucun moyen de réglementer ces choses-là. On à l'impression d'être à leur merci.

La Russie vient de déclarer qu'elle ne coopérera pas avec l'Amérique du Nord. Que répondre? C'est un projet de loi sur la concurrence. Il me semble qu'il y a tel monopole qu'il serait impossible, presque, de réglementer ces choses-là du point de vue canadien.

M. Collins: Je ne sais pas si j'ai les moyens de mon opinion, mais je ne tiens pas vraiment à réglementer les prix. Le marché peut fonctionner. Cependant, l'un des principaux facteurs qui fait qu'un marché fonctionne, c'est l'accès libre à l'information. Autre chose que nous essayons de faire, c'est de séparer ces choses-là. Une société intégrée a des profits qui viennent de l'exploitation minière, de la fabrication et du marketing. Les investisseurs et les analystes examinent les chiffres et se demandent pourquoi d'énormes sommes sont investies dans le marketing. C'est l'un des aspects.

Notre compagnie croit que le libre marché fonctionne bien jusqu'à ce que les compagnies à gros budget se mêlent de faire du marketing. Je peux vous donner, comme exemple récent, l'achat de Future Shop par Best Buy. Future Shop, c'est un groupe fantastique d'entrepreneurs. C'est un super modèle d'entreprise, et une compagnie très rentable. Pourquoi ont-ils vendu aussi vite à la première ombre de menace qu'une compagnie américaine vienne leur faire concurrence? La réalité, c'est que nous, les Canadiens, permettons l'épanouissement des pratiques de marketing des compagnies à la bourse bien garnie. Nous devons empêcher cela et faire comprendre que nous voulons encourager les exploitations efficaces, et c'est ce qui compte.

Pourquoi ne pourrais-je pas aller investir aux États-Unis, où cela se fait? On se demande souvent pourquoi ce genre de choses sont si importantes. Cela compte.

Le sénateur Gustafson: Est-ce que les fluctuations de marché sont bonnes pour vos affaires?

M. Collins: Absolument.

Le sénateur Kroft: J'aimerais revenir sur votre analogie Best Buy-Future Shop. Pourriez-vous étoffer un peu vos explications sur la politique des compagnies à gros budget, s'il vous plaît?

M. Collins: La réalité, c'est que, si vous êtes Future Shop, vous avez une place restreinte sur le marché américain, et vous êtes retenu avec force au Canada. Si vous êtes Best Buy, et que vous ciblez les marchés de grandes villes avec quelques magasins, que vous commencez par offrir les éléments populaires en dessous du prix d'acquisition, vous mettez l'autre compagnie sur la paille. Pendant ce temps, vous pouvez toujours recueillir des profits que rapportent les gros marchés américains, où Future Shop ne se trouve pas. Vous pouvez promouvoir votre marque américaine au Canada, trier quelques marchés sur le volet, vendre votre produit bien en dessous du coût d'acquisition et l'exploitant canadien est fini.

Le sénateur Kroft: C'est du dumping, non?

M. Collins Pour la fixation de prix abusifs, vous devez donner la preuve d'une intention. Comment le pourriez-vous? Il n'y a pas de jurisprudence pour y contribuer, honorables sénateurs. La plus grande partie de notre Loi sur la concurrence, au Canada, est de nature criminelle plutôt que civile. Si c'était une loi civile, nous pourrions nous appuyer sur l'équilibre des probabilités; cependant, avec notre Loi sur la concurrence telle qu'elle est maintenant, la norme est celle du droit criminel, c'est-à-dire au-delà de tout doute raisonnable.

Prenons l'exemple d'une télévision de 20 pouces que Best Buy vend 189 $; Future Shop doit en demander le même prix. Qui a été le premier à faire baisser le prix? Pouvez-vous le prouver? En êtes-vous sûr? Comment réagissent-ils? et cetera, et ainsi de suite. Cela devient tellement embrouillé et prend tellement de temps que de toute façon, vous avez dû fermer boutique de toute façon. Pour maximiser la valeur des actions, c'était probablement mieux qu'ils vendent la compagnie et sortent du marché.

Le sénateur Tkachuk: Vous dites qu'aux États-Unis, ils ne permettent pas ce genre de pratiques à cause des lois qui relèvent du droit civil?

M. Collins: Oui, c'est bien cela, ils règlent ces problèmes-là devant un tribunal civil.

Le sénateur Tkachuk: Future Shop leur ferait un procès, n'est-ce pas?

M. Collins: Oui.

Le sénateur Meighen: Le fardeau de la preuve serait moins lourd.

M. Collins: C'est bien cela, ce n'est que la prépondérance des probabilités.

[Français]

Le sénateur Setlakwe: La Régie de l'énergie du Québec interdit de fixer les prix à la pompe en bas des coûts d'acquisition. Pouvez-vous me dire, suite à un jugement qui a été rendu, que ces prix étaient «socialement et économiquement» nuisibles s'il y a eu des sanctions contre les compagnies?

M. Blouin: La Régie de l'énergie fixe les règles. Si les règles n'étaient pas respectées, nous pourrions aller devant les tribunaux civils pour réclamer des sanctions contre les gens qui ne respecteraient pas la loi. À partir du moment où la Régie a fixé les règles pour la région de Québec, tout le monde a respecté la loi. Nous n'avons pas eu besoin d'aller au- delà de ces procédures.

D'autre part, je prendrais peut-être une minute pour aller dans le sens de la remarque qu'a faite le président tantôt lorsqu'il a spécifié que dans notre mémoire nous faisions référence à des projets de loi qui n'ont pas eu de suite. Cependant, nous estimons que leur contenu était très valable. Le fait que ce dont nous discutons aujourd'hui ne s'applique que dans des conditions de commerce normales existe dans la loi actuelle. Nous demandons respectueusement aux sénateurs d'ajouter cet amendement, qui ensuite retournerait à la Chambre des communes et serait débattu.

[Traduction]

Le président: Je ne voudrais pas paraître impertinent, mais dans votre exemple de Best Buy and Future Shop, il est difficile de dire ce qui arriverait; Best Buy s'installerait et Future Shop serait mis sur la paille. Est-ce que cela devrait être le problème d'un législateur, ou celui du Bureau de la concurrence dont la principale fonction est de protéger le consommateur? Si Best Buy vient ici et offre des prix inférieurs, c'est bon pour le consommateur. Si Future Shop disparaît, n'y aura-t-il pas quelqu'un d'autre pour venir et offrir des prix inférieurs à ceux de Best Buy? Est-ce que ce n'est pas le principe même du libre marché?

M. Collins: Bien sûr, le libre marché, c'est une affaire de prix. Cependant, cela devrait aussi être une affaire de récompense de l'exploitant le plus efficace. C'est cela qui aurait du bon sens. Il arrive bien un moment où les bourses se vident, n'est-ce pas?

Le président: Ce qui vous dites, c'est que l'efficacité est le but ultime, plutôt que ce qu'il en coûte au consommateur; c'est bien cela?

M. Collins: Oui, un système optimal qui récompense le plus efficace.

Le président: Est-ce notre devoir de nous faire les gardiens des consommateurs? Je pose une mauvaise question, mais j'aimerais comprendre la nature du problème.

M. Collins: C'est ce que nous croyons, en tant que groupe. Je n'ai pas moi-même de comptes à régler. Notre compagnie croit que ce sont les exploitants les plus efficaces qui devraient être ceux qui survivent. Dans un régime de libre entreprise, cela peut-être oblitéré si une compagnie à la bourse bien garnie peut arriver sur le marché bien déterminée à s'y installer.

L'un des exemples classiques que vous entendrez probablement plus tard, au sujet du nouveau contexte de concurrence, c'est lorsque les magasins de grande surface arrivent en ville. Ils sont beaucoup plus efficaces. Cependant, si vous regardez leurs chiffres, que ce soit Wal-Mart, l'un des meilleurs, ou Loblaws, la marge brute de l'encaisse de Loblaws, par exemple, pour tous ses magasins, est dans les 24 p. 100. Au bout du compte, leur coût des ventes aux alentours de 20 p. 100.

La marge brute de notre entreprise est de l'ordre de 12 p. 100, et le coût des ventes de 8 p. 100.

Le président: Vous faites chacun 4 p. 100 de profits.

M. Collins: Nous faisons tous les deux 4 p. 100, mais je suis beaucoup plus efficace. Loblaws pourrait se retourner et décider de cibler mes gros magasins, et de provoquer des vibrations à la base. Loblaws ne peut pas baisser à 8 p. 100; ils essaieront plutôt de me pousser hors du marché.

C'est ce contre quoi les Américains prévoient une protection. Ils gardent leurs exploitants efficaces pour protéger la compétition et empêcher le marketing des compagnies à gros budget. C'est ce que nous voudrions que vous fassiez.

C'est tout ce dont les législateurs devraient se préoccuper. Si vous voulez récompenser les compagnies riches, allez-y, mais vous savez ce qui arrivera après. Si vous ne voulez pas les récompenser, il vous faudra faire quelque chose pour les empêcher, parce que la libre entreprise, si elle est laissée à elle-même, le permet.

Le président: Êtes-vous en train de dire que nous agissons à l'encontre du régime de libre entreprise?

M. Collins: Non. Je dis que vous pourriez modérer les choses.

Le président: À propos de ce que vous disiez, que les États-Unis font et ne font pas, est-ce que vous voulez bien demander à quelqu'un de votre compagnie de m'écrire pour expliquer ce que vous dites, sur ce qu'ils font et que nous ne faisons pas?

M. Collins: Absolument. M. MacMinn s'en occupera.

Le président: Nous allons avoir des témoins qui nous en parleront, mais ainsi nous en serons un peu informés à l'avance, et je distribuerai le document à tous les membres du comité. Ce n'est pas que nous voulions absolument les copier, mais ce serait bon à savoir.

Le sénateur Meighen: Ils ne se sentent pas très menacés par les compagnies moins riches du Canada.

Le président: Mais pourtant ça se passe dans le pays.

[Français]

M. Blouin: Si vous me permettez, pour compléter la réponse de M. Collins, ce qui est spécifique au secteur pétrolier et qu'on ne retrouve pas dans les autres secteurs de l'économie, c'est que ce sont les mêmes entreprises qui font l'extraction de ce produit dans le sous-sol, qui le transforme au raffinage, qui contrôle les marchés de gros et qui contrôle, dans le cas du Québec en tout cas, 80 p. 100 du marché de détail. Vous ne retrouverez pas cela dans les autres secteurs de l'économie.

Prenez le secteur de la quincaillerie. Il existe Rona et The Home Depot. Ce dernier est un distributeur détaillant, ce n'est pas un fabricant. Il n'a pas de mines de fer pour fabriquer les têtes de marteau. Dans le cas du produit sur lequel sont basées nos entreprises, nous faisons face à nos concurrents dans le secteur du détail, mais qui sont aussi nos fournisseurs. Pourrions-nous imaginer que Rona soit le fournisseur de The Home Depot? Que Métro soit le fournisseur de Provigo? C'est tout à fait impensable. Croyez-vous que Métro a des fermes laitières ou des terres? Est-ce qu'il fabrique des engrais? Non. Métro et Loblaws sont des distributeurs détaillants, ce ne sont pas des fabricants.

Nos concurrents sont nos fournisseurs, nos fabricants et ceux qui contrôlent la matière première. C'est pour cette raison qu'aux États-Unis, dans le secteur pétrolier, on retrouve beaucoup de lois qui s'appliquent dans les États. Les parlementaires sont sensibilisés à cette situation particulière au secteur pétrolier.

J'essaie de faire ressortir l'aspect qui distingue notre industrie des autres industries que touche la Loi sur la concurrence. C'est pour cela que nous sommes tellement intéressés à ces modifications de la Loi sur la concurrence.

Si vous le permettez, pour vous montrer à quel point elles peuvent être utiles, je demanderais à M. Crevier d'expliquer des situations concrètes où ces lois auraient été nécessaires alors qu'elles n'existaient pas.

M. Crevier: Je peux vous parler de trois faits où les compagnies pétrolières auraient pu alléguer que ce ne sont pas des situations normales. Le premier fait s'est passé lors du premier choc pétrolier en 1972 où notre compagnie avait quatre fournisseurs. À la fin de leur contrat, trois des quatre fournisseurs ont tout simplement décidé de ne pas renouveler leurs contrats. Ils ne sont pas allés au pourcentage du volume de la pénurie, ils ont tout simplement dit qu'ils ne renouvelaient pas les contrats. Drôle de coïncidence, le quatrième, lui, a été capable de nous donner plus de produit qu'on avait avec le premier. C'est surprenant, mais il y en a trois qui se sont complètement retirés.

En 1979, lors du deuxième choc pétrolier, la même chose s'est produite. Un raffineur québécois a décidé de se retirer du marché de gros des indépendants et n'a pas renouvelé les contrats de ses clients indépendants. Donc après beaucoup de pression au siège social à Toronto, quelques-uns de ces revendeurs ont pu recevoir une partie de leur volume tout simplement en disant que c'était une situation anormale.

La troisième fois que cela s'est produit, c'est en 1989, suite à un hiver beaucoup plus froid que cette année. Les glaces avaient gelé sur le Saint-Laurent à la fin novembre. C'était alors impossible d'apporter le mazout pendant une bonne partie de décembre et les approvisionnements à Montréal étaient sous quotas. Encore là, nous sommes certains que nous étions à pourcentage de nos contrats tandis que les divisions des compagnies pétrolières qui vendent le mazout aux consommateurs pouvaient s'approvisionner à 100 p. 100 pour les besoins de leur clientèle. Avec cette loi, les compagnies auraient pu facilement dire que c'était des situations anormales et qu'elles n'ont pas à diviser le manque de produit entre leurs besoins et ceux des clients.

Le sénateur Bolduc: J'aimerais une explication sur la remarque de M. Blouin. La logique de votre argument est-elle que maintenant qu'il y a une régie au Québec, on n'a plus de problèmes? Est-ce qu'il ne devrait pas y avoir une régie dans chacune des provinces? Et si cela se produisait, est-ce que l'amendement serait toujours requis?

M. Blouin: Oui, c'est très important. Cet amendement touche l'approvisionnement et éviterait que des gens refusent de nous approvisionner. La loi québécoise, elle, touche les prix qui sont de juridiction provinciale.

[Traduction]

Le sénateur Meighen: J'aimerais vous interroger sur Irving et l'État du Maine. Je voudrais savoir ce que les Américains ont fait lorsque Irving s'est installé dans le Maine. Irving est maintenant le plus gros détaillant du Maine.

Beaucoup de détaillants indépendants ont dû être perturbés de voir une grosse compagnie canadienne s'installer dans le Maine. Vous dites que les Américains traitent de ce genre de choses autrement que nous, mais il semble que le résultat était prévisible.

M. Collins: Il y a deux choses, ici. Tout d'abord, Irving est arrivée et a acheté plusieurs entreprises du Maine pour faciliter son installation sur le marché. Elle a investi lourdement et a exercé des pressions sur plusieurs entreprises moins efficaces. C'est à ce moment-là qu'une motion a été proposée à l'assemblée législative du Maine pour circonscrire le marché de Irving, pour protéger ses concurrents; le gouverneur s'y est opposé. Même si la loi avait été adoptée au niveau de l'État, elle a été invalidée. Cependant, le Maine a effectivement adopté une loi sur la vente à un prix inférieur au prix d'acquisition. La part du marché de Irving a culminé à près de 30 p. 100 et y est restée.

En deux mots, ce qu'ils ont fait, c'est qu'ils l'ont empêchée de faire du marketing à gros budget en adoptant la loi de l'État sur la vente en dessous du prix d'acquisition.

Le sénateur Meighen: Alors ce que vous dites, c'est que si le même genre de loi existait ici, la situation Future Shop- Best Buy ne serait pas survenue; c'est bien cela?

M. Collins: Ils ont réglé le problème plus stratégique dans un marché étroit sur le plan du pétrole, comme l'ont fait le Maine et certaines entreprises locales qui ont de l'influence.

Les dispositions de la loi américaine sur la concurrence et les nôtres se ressemblent d'assez près. Leurs lois ont des aspects plus définitifs, en ce sens qu'elles ne sont pas parsemées de termes comme «indûment» et «abusif». Il y a aussi des solutions civiles, et ainsi, les entreprises peuvent se défendre devant un tribunal civil. Ce n'est probablement pas parfait, mais c'est un obstacle nettement moins difficile à franchir.

Une entreprise qui entre sur le marché a intérêt à être efficace et à le prouver. Si elle ne se fie qu'à son gros budget, elle se retrouvera devant un tribunal, où elle devra faire face à une procédure stratégique et à des dommages-intérêts. Des dommages et intérêts punitifs sont prévus pour ce genre de comportement aux États-Unis. Au Canada, les entrepreneurs n'ont pas ce genre de protection.

Le sénateur Meighen: Quand vous dites «dommages-intérêts», parlez-vous des poursuites frivoles?

M. Collins: Non, tout au contraire. Disons par exemple que Wilson Fuels veut poursuivre une grosse compagnie américaine pour des activités anticoncurrentielles.

Le tribunal pourrait lui attribuer trois fois la valeur des dommages encourus. Si c'est jugé frivole, il n'y a pas de recours pour la petite entreprise. C'est le niveau de protection qui, j'en suis sûr, perturberait beaucoup de monde.

C'est ce qui arrive: les petites entreprises et l'innovation sont stimulées aux États-Unis. Ils ont de phénoménales mesures de protection que nous n'avons pas au Canada.

Le sénateur Meighen: Les recours aux tribunaux sont aussi stimulés.

M. Collins: Les avocats gagnent toujours.

Le président: Monsieur Blouin, vous avez parlé de l'article 77 de la loi, qui je le souligne, est l'article 75. Il dit:

Le tribunal peut rendre une ordonnance exigeant du fournisseur d'accepter la personne comme «client dans un délai déterminé aux conditions de commerce normales».

Est-ce bien ce que vous voulez faire modifier? Il est difficile de définir ce que l'expression «conditions de commerce normales» signifie. En temps de crise, les conditions de commerce normales pourraient être infinies. Est-ce que c'est ce dont vous voudriez vous débarrasser?

Il y aura un moment, au cours de l'audience, où les membres pourraient vouloir envisager des amendements. Est-ce l'amendement que vous demandez? J'aimerais que ce soit clair.

[Français]

M. Blouin: Nous voulons être francs avec vous. Nous appuyons ces amendements parce qu'ils facilitent le recours. Cependant, nous croyons que si nous voulons un recours qui soit pleinement efficace, il faut retirer ces mots qui constituent à notre point de vue, compte tenu d'ailleurs des explications concrètes que M. Crevier vous a fournies, des entraves lors de situations anormales. Si la situation est normale, ici au Canada, nous ne croyons pas qu'il y ait beaucoup de problèmes.

[Traduction]

Le président: S'il y a un blocus au Moyen-Orient et que l'Arabie saoudite fait monter ses prix à 40 $ le baril de pétrole, est-ce que vos conditions de commerce normales ne s'établiraient pas à 40 $ le baril? Voulez-vous que le tribunal ait le pouvoir de faire venir ce pétrole pour vous à un prix moins élevé?

[Français]

M. Blouin: Si l'approvisionnement est limité, comme vous le suggérez, il arrive une situation extrêmement difficile.

[Traduction]

Le président: Ce n'est pas une question d'approvisionnement limité; ils gardent le pétrole pour faire monter les prix.

[Français]

M. Crevier: Ce n'est pas le prix qui est important, ce sont les quantités allouées à tous les intervenants du domaine. C'est l'approvisionnement.

[Traduction]

Le président: Si vous supprimez l'expression «conditions de commerce normales», en quoi cela change-t-il quoi que ce soit?

[Français]

M. Crevier: Les trois situations que j'ai illustrées tantôt auraient pu être alléguées par les fournisseurs comme n'étant pas des situations normales pour faire des affaires. Il y avait un choc pétrolier, donc ils avaient un problème d'approvisionnement. Du moment qu'il y a un problème d'approvisionnement, ils diront qu'il ne s'agit pas d'une situation normale. Il s'agit des allocations qui proviennent de ce problème d'approvisionnement. Nous voulons nous assurer que quelqu'un puisse justifier la répartition de ce produit.

Si le problème d'approvisionnement revient à 20 p. 100, nous voulons qu'eux aussi aient un problème de 20 p. 100, parce qu'ils sont nos compétiteurs au détail. S'ils n'ont pas ce problème, ils peuvent approvisionner leur clientèle à 100 p. 100 et nous à 70 p. 100 au lieu de 80 p. 100 pour nous et 80 p. 100 pour eux.

[Traduction]

Le président: Voulez-vous faire supprimer ces mots?

[Français]

M. Crevier: C'est ce que nous voulons.

Le sénateur Setlakwe: Dans le premier cas que vous avez soulevé, monsieur Crevier, ce que vous demandez est justifié, parce que vous dites que si la quatrième compagnie avait supprimé sa livraison, vous ne seriez pas ici aujourd'hui.

M. Crevier: Nous aurions dû fermer les portes. Nous trouvons bizarre que cette compagnie ait pu nous approvisionner alors que les autres ne le pouvaient pas, alors que la situation de crise était la même pour tous. Si cette compagnie n'avait pu nous approvisionner, nous aurions été obligés de supprimer 50 p. 100 de nos ventes.

Le sénateur Bolduc: Il y a quelque chose de curieux dans vos propos. Quand cela va bien, vous ne vous plaignez pas, mais dans une situation où vous êtes coincés, vous aimeriez que les fournisseurs soient coincés autant que vous. Vous êtes en train de demander qu'ils prennent votre intérêt. C'est un peu fort.

M. Crevier: En tant que fournisseurs, ils ont une responsabilité. Actuellement, ils deviennent nos compétiteurs. Leur division de vente au détail est en compétition directe avec nous qui vendons au détail. Ils devraient nous considérer au même titre qu'un autre de leurs clients. Nos fournisseurs sont en même temps nos compétiteurs. C'est la raison pour laquelle M. Blouin disait tantôt qu'il s'agissait d'une situation particulière au domaine pétrolier.

[Traduction]

Le président: Je vais lire un extrait de document qui a été fourni par la Bibliothèque du Parlement. Je suppose que la plupart des honorables sénateurs le connaissent, cependant, pour jeter un peu plus de lumière sur le sujet, je vais le lire:

L'expression «conditions de commerce normales» qui figure à l'article 75 de la Loi sur la concurrence (refus de vente) a peu été interprétée par les tribunaux. On a dit qu'elle désignait les conditions commerciales prévalant au moment en question ou celles prévalant avant le refus de vendre. Deux autres affaires permettent de clarifier un peu les choses:

Les conditions de commerce normales n'empêchent pas un fournisseur de demander des prix différents pour le même bien selon que ce dernier est destiné à l'exploitation ou à la revente sur le marché national;

Il ne peut y avoir de conditions de commerce normales pour un produit soumis à un brevet (propriété intellectuelle) et le concédant n'est aucunement tenu d'accorder une licence au produit.

Il ne semble pas que l'issue de ces deux affaires ait transformé la signification de l'expression tel que le Tribunal l'a interprétée en l'occurrence.

[Français]

M. Blouin: C'est exactement la raison pour laquelle nous n'avons pas voulu embarquer dans des discussion juridiques de cette nature. Nous avons voulu faire une présentation concrète afin de vous démontrer, dans les cas, par exemple, que M. Crevier vous a présentés, que cette phrase aurait pu être utilisée. C'est ce que nous voulons clarifier.

Le sénateur Gill: J'ai une question concernant la Régie de l'énergie au Québec. Il m'apparaît très clair que le fournisseur vous coupe les vivres quand il y a pénurie. Autrement dit, il est en compétition avec ses clients. Vous n'avez aucun pouvoir sur cette situation. La Régie vous interdit simplement d'afficher des prix plus bas que ceux qu'elle a déterminés. La Régie joue-t-elle un autre rôle?

M. Blouin: La Régie fait beaucoup de choses. Elle s'occupe d'hydro-électricité et de gaz naturel, entre autres. Dans le secteur pétrolier, elle surveille les prix et, ensuite, les marchés. La Loi québécoise sur la Régie de l'énergie est calquée sur des lois américaines — la Loi du Wisconsin est identique à celle du Québec. Ces lois stipulent que pour éviter que des entreprises profitent du fait qu'elles sont des fabricants, qu'elles font des profits à la fabrication, celles-ci ne doivent pas limiter les marges de détail pour faire disparaître les autres et ensuite prendre toute la place. Autant les législateurs américains que québécois disent à ces entreprises que lorsqu'elles fixent un prix de gros et qu'elles vendent, par exemple, à M. Crevier un litre à 55 cents, elles n'auront pas le droit de fixer le prix à leurs pompes à 54 cents. Si le prix demeure à 55 cents et que M. Crevier paie 55 cents pendant une longue période de temps, il ne pourra pas supporter cela longtemps, parce qu'il n'a pas de profits de raffinage pour supporter cela. Il risque de mourir.

Pour éviter cette situation et faire en sorte que la concurrence demeure, si la cette situation se poursuit, vous pouvez faire des représentations. Si vous démontrez que la situation est dangereuse, on va ajouter 3 cents au montant de 55 cents, ce qui représente les coûts d'exploitation de détaillants efficaces. Alors personne n'aura le droit de vendre pendant une période donnée l'essence en bas de 58 cents, donc 55 cents plus 3 cents, pendant la période qu'aura fixée la Régie jusqu'à ce que le marché retombe sur ses pieds et revienne à une situation plus normale. C'est ce que dit la Loi québécoise. Et c'est ce que dit la Loi du Wisconsin, à la différence près que la Loi du Wisconsin est un peu plus sévère que la Loi québécoise. Le 3 cents dont je vous parle, au Wisconsin, il est plutôt de 4 cents et demie. Cette mesure est toujours en application. Au Wisconsin, si vous payez l'essence 55 cents à la rampe, personne ne peut la vendre en bas de 59 cents.

Le sénateur Gill: Il y a un prix plancher que les distributeurs ne peuvent changer à la pompe. Comment se fait-il qu'à Québec, à Montréal ou sur la Côte-Nord, par exemple, les prix varient d'un endroit à l'autre? Est-ce dû aux profits? Je comprends qu'il y a des frais de transport.

M. Crevier: Le transport est une raison, mais les taxes représentent un autre facteur. La taxation est différente au Québec dépendamment des régions.

Le sénateur Gill: Il n'y a pas longtemps, on a eu de sérieux problèmes, en particulier au Lac-Saint-Jean.

M. Blouin: Oui. La Régie de l'énergie ne fixe pas les prix, mais elle donne une balise. Les prix ne doivent pas aller en bas d'un montant fixé par elle, mais c'est le marché qui détermine les prix.

[Traduction]

Le président: Si l'offre mondiale est réduite de 20 p. 100 et qu'ils ne fournissent que 80 p. 100, vous voulez votre part de 80 p. 100 de la quantité normale. Ce n'est pas une question de prix?

M. Blouin: Non.

Le président: D'accord. J'essaie de comprendre l'expression «conditions de commerce normales» parce que tout ce que je lis me semble de plus en plus confus. Je voudrais comprendre votre point de vue. Ce que vous voulez, c'est obtenir votre part de l'approvisionnement selon la proportion à laquelle tout le monde a droit.

Le sénateur Meighen: Pour le même prix, aussi.

Le président: Ce n'est pas ce qu'il a dit.

M. Blouin: Non.

Le sénateur Gill: Cela se fait déjà au Québec. C'est fixe.

Le président: Je ne sais pas ce qui se fait au Québec; je m'intéresse ici à la Loi sur la concurrence.

Le sénateur Tkachuk: L'idée, c'est de ne pas être étouffés par le monopole. C'est bien cela?

Le président: Je pense que oui.

M. Collins: Excusez-moi si je vous interromps. À Terre-Neuve, à l'Île-du-Prince-Édouard et au Québec, les provinces ont fait intervenir des lois spécifiques dans notre secteur. Si elles ont dû le faire, c'est parce qu'il y a eu un manque de leadership au niveau fédéral.

À bien des égards, il y a eu beaucoup de réactions locales aux lacunes de la Loi sur la concurrence. Je demande avec instance aux sénateurs de faire quelque chose. Une bonne part de cette discussion est due au fait que la Loi sur la concurrence ne fait pas son devoir envers les entreprises. Le secteur pétrolier, l'AQUIP l'a très éloquemment fait ressortir, a ses propres problèmes qui lui sont particuliers.

De plus, dans un sens global, d'une perspective fédérale, pourquoi ces provinces s'emballent-elles et font-elles ce qui devrait être fait sous l'autorité fédérale si notre loi est vraiment faite comme il le faut? Il y a quelque chose qui cloche. Ces amendements, le projet de loi C-23, la décriminalisation, le droit d'accès, voyons ce qui arrivera. Rapprochons nos lois de celles des Américains. Nous avons le libre-échange avec les Américains, pourquoi ne pouvons-nous pas avoir leurs lois sur la concurrence? C'est tout ce que je veux, en tant qu'exploitant d'entreprise.

Le sénateur Tkachuk: Mon père était un petit détaillant d'une petite ville à une époque où les grossistes, passaient de l'indépendance à l'intégration verticale. Je suis sûr que c'est exactement ce à quoi vous avez affaire.

Monsieur le président, dans l'industrie de la bière, nous nous préoccupons tellement de ce produit largement taxé que nous empêchons l'intégration verticale de l'industrie. Nous disons que si vous faites la bière et êtes propriétaire de la marque, vous ne pouvez même pas être propriétaire d'un pub ou d'un magasin qui vend de la bière. Ces messieurs ont un argument très valable. Nous protégeons le marché de la bière et le marché des spiritueux contre l'intégration verticale, le monopole et l'exploitation, et pourtant nous laissons les pauvres détaillants de l'industrie du pétrole affronter seuls les grosses compagnies.

Le président: Il n'y a pas de pauvres détaillants dans l'industrie du pétrole.

Ce n'est que notre deuxième journée d'audience. Hier, nous avons entendu que l'industrie aérienne est si unique qu'elle a des problèmes particuliers dont il faut s'occuper. Maintenant, vous nous dites la même chose à propos de l'industrie pétrolière. Merci d'être ici aujourd'hui.

Je demanderais aux honorables sénateurs de rester pour que nous puissions poursuivre à huis clos.

La séance se poursuit à huis clos.


Haut de page