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SECD - Comité permanent

Sécurité nationale, défense et anciens combattants


Délibérations du comité sénatorial permanent de la
Sécurité nationale et de la défense 

Fascicule 15 - Témoignages 


OTTAWA, le lundi 27 mai 2002

Le Comité sénatorial permanent de la sécurité nationale et de la défense se réunit aujourd'hui à 19 heures afin d'examiner en vue de faire rapport la nécessité d'une politique nationale sur la sécurité pour le Canada.

Le sénateur Colin Kenny (président) occupe le fauteuil.

[Traduction]

Le président: Je vous souhaite la bienvenue au Comité sénatorial permanent de la sécurité nationale et de la défense que vous soyez présents ici avec nous, que vous suiviez nos travaux à la maison ou encore sur Internet.

Immédiatement à ma droite, voici notre vice-président, le sénateur Forrestall. Depuis plus de 36 ans, le sénateur représente les électeurs de Dartmouth, d'abord comme député à la Chambre des communes, puis en tant que sénateur. Il s'intéresse aux questions de défense depuis le début de sa carrière de parlementaire.

À l'extrême droite, voici le sénateur Atkins de l'Ontario. Il est entré au Sénat en 1986 et possède de sérieuses références en matière de communications. Par ailleurs, il est aussi un des membres de notre comité possédant une expérience directe de la vie militaire puisqu'il a fait son service dans l'armée américaine.

Le sénateur Wiebe est l'ancien lieutenant-gouverneur de la Saskatchewan. Il s'intéresse de près aux réserves et il a assumé la présidence du Conseil de liaison des Forces canadiennes pour la Saskatchewan.

À mon extrême gauche, voici le sénateur Taylor, de l'Alberta. Il s'est joint à notre comité pour cette réunion. C'est un géologue et il assume actuellement la présidence du Comité sénatorial permanent de l'énergie, de l'environnement et des ressources naturelles.

Nous faisons partie du premier comité sénatorial permanent chargé d'examiner la sécurité et la défense. Récemment, nous avons mis le point final à une étude qui a duré sept mois et qui portait sur les principaux problèmes que doit affronter le Canada; nous avons produit un rapport intitulé «L'état de préparation du Canada sur les plans de la sécurité et de la défense.» Nous avons tenu des réunions durant plus de 170 heures et avons rencontré 204 personnes dans tout le Canada, ainsi qu'à Washington.

Au fur et à mesure que les travaux du comité progressaient, il est devenu de plus en plus évident qu'une direction administrative et une coordination des activités étaient nécessaires pour intervenir lors d'incidents ayant une envergure nationale, qu'il s'agisse de catastrophes naturelles comme les tempêtes de verglas, les inondations ou les tremblements de terre, ou d'accidents comme les déraillements de train contenant des produits toxiques, ou encore d'actes de terrorisme prémédités comme les attentats du 11 septembre.

Nous avons trouvé qu'il n'existait pas de politique nationale sur la sécurité permettant aux organismes de tous les paliers du gouvernement de coordonner leurs efforts avec efficacité.

Le Sénat a demandé à notre comité d'examiner la nécessité d'une telle politique nationale sur la sécurité.

Le premier témoin que nous entendrons ce soir est M. Jack Granatstein, qui est le président du Conseil pour la sécurité canadienne au XXIe siècle. Il a servi dans l'Armée canadienne de 1956 à 1966 avant d'entreprendre une carrière à l'université York où il a enseigné à titre de professeur émérite d'histoire. M. Granatstein a pris sa retraite en 1995. De 1998 à 2000, il a été président et directeur général du Musée canadien de la guerre. Il est ensuite devenu conseiller spécial du directeur du musée et occupe actuellement la présidence du conseil consultatif de ce même musée.

M. Granatstein écrit sur l'histoire du Canada au XXesiècle, sur les militaires, la politique étrangère et de défense, les relations canado-américaines, la fonction publique, les politiques et les universités. En 1995, il a occupé l'un des trois postes de commissaire au sein de la Commission spéciale sur la restructuration des réserves des Forces canadiennes. En 1997, il a conseillé le ministre de la Défense nationale sur l'avenir des Forces canadiennes.

Il est accompagné ce soir de M. Douglas Bland, titulaire de la chaire d'études en gestion de la Défense à la School of Policy Studies de la Queen's University à Kingston. En 1990, au moment où il pris sa retraite des Forces canadiennes, après plus de 30 années de service, M. Bland détenait le grade de lieutenant-colonel. Il a occupé des postes de commandement au Canada et en Europe ainsi que des fonctions d'état-major en Europe et au quartier général de la Défense nationale.

Dans ses recherches, M. Bland s'est spécialisé dans le domaine des politiques et de la gestion en matière de défense aux niveaux tant national qu'international, et s'est penché abondamment sur l'organisation et le fonctionnement du ministère de la Défense ainsi que sur les relations entre les civils et les militaires.

M. Jack Granatstein, président, Conseil pour la sécurité canadienne au XXIe siècle: Honorables sénateurs, le Conseil pour la sécurité canadienne au XXIe siècle a été fondé, il y a bientôt un an, par le professeur David Bercuson du Centre d'études militaires et stratégiques de l'Université de Calgary dans le but de promouvoir la révision de la politique de défense. En novembre 2001, le Centre a publié le rapport «Pour assurer la sécurité d'une nation» dans lequel il expose son point de vue et énonce les sujets sur lesquels doit porter un tel exercice.

Le Conseil a amorcé sa recherche bien avant le 11 septembre, mais il a publié son rapport après cette date fatidique. En fait, il n'a guère eu besoin de modifier son rapport. La faiblesse des Forces canadiennes était déjà évidente, la menace du terrorisme était réelle et les pressions américaines visant la mise en place d'un programme de défense nationale antimissiles et de défense du territoire étaient déjà fortes. Les événements du 11 septembre n'ont fait qu'exacerber les tensions.

L'ancien ministre de la Défense nationale avait annoncé la tenue d'une révision et le dépôt d'un rapport à l'automne. Une forme de consultation publique est prévue mais nous ne savons pas encore quelle ampleur elle aura. Le MAECI a commencé une révision maison de la politique étrangère. Quelles que soient les conclusions de ces révisions, le débat sur la sécurité canadienne se poursuivra.

Voilà pourquoi le Conseil, dont l'objectif initial était uniquement d'appuyer la publication du rapport «Pour assurer la sécurité d'une nation,» a décidé de poursuivre ses efforts. Il compte maintenant parmi ses membres des personnes de divers milieux comme Sonja Bata, Dr Janice Stein, Fred Mannix, Jocelyn Coulon, Stanley Hartt, Peter Newman, Dr Gilles Paquet, Arthur Smith, Tom D'Aquino et Margaret Wente. Le seul dénominateur commun entre ces personnes est leur conviction que la défense est un dossier important, que le Canada doit défendre son territoire, ses valeurs et ses amis et que le Canada et les États-Unis doivent conjuguer leurs efforts s'ils veulent garantir la sécurité de l'Amérique du Nord dans un monde menaçant.

J'aimerais maintenant aborder la question qui sera sans contredit au cœur des révisions de la politique de défense et de la politique étrangère. Je vous dirai ensuite de quel genre de Forces armées notre pays a besoin pour jouer son rôle au Canada et à l'étranger. Le premier point que nous devons étudier est la création du «Commandement nordique», ce nouveau supercommandement militaire américain annoncé le 17 avril 2002. Le Commandement nordique, dont le déploiement est prévu pour le 1er octobre 2002, sera placé sous la direction du général quatre étoiles de l'Armée de l'air américaine qui commande le NORAD. En outre, le Commandement nordique sera logé à la même adresse que le NORAD à Cheyenne Mountain, au Colorado.

Il y a longtemps, bien avant les attentats contre le World Trade Center, que les États-Unis envisagent la création de cette organisation dont le but premier consiste à assurer la coordination entre les services américains indisciplinés. La défense intérieure est une grande préoccupation pour les Américains et elle devrait aussi l'être pour les Canadiens. Cependant, le Commandement nordique est un projet américain et il est peu probable que le Canada soit invité à participer à sa planification ou à sa structure de commandement, comme notre ministre de la Défense, M. Eggleton, l'a clairement expliqué le 7 mai dernier.

Mais Ottawa a raison d'exercer des pressions pour la création d'un NORAD élargi s'appuyant sur les nombreuses ententes déjà conclues et englobant les forces terrestres et navales des deux pays. Parallèlement, l'objectif doit être de préserver et de renforcer le rôle du Canada dans l'organisation binationale du NORAD. Ces propositions se heurtent aux principes de souveraineté et d'autonomie du MAECI et suscitent la crainte du ministère des Finances que, si jamais le Canada élargissait le NORAD pour y englober la défense intérieure, les pressions des Américains pour accroître les dépenses en matière de défense risqueraient d'être trop fortes pour qu'il les ignore.

Il faut toutefois examiner la question avec réalisme. Les États-Unis sont déterminés à renforcer leur défense intérieure et il est certain qu'ils envisagent la question dans une perspective continentale. Le communiqué de presse annonçant la création du commandement nordique indique que sa zone de responsabilité s'étendra à toute l'Amérique du Nord, y compris au Canada et au Mexique, et que le commandant en chef aura le mandat d'assurer la coopération en matière de sécurité et la coordination militaire avec les autres pays.

Le Canada a donc le choix suivant: ou il s'efface et laisse les Américains planifier la protection du territoire canadien ou il participe aux décisions. Le premier ministre a répondu instinctivement, et il avait raison, que le Commandement nordique était l'affaire des Américains. Il a toutefois ajouté qu'il revenait au gouvernement canadien et non au gouvernement américain d'assurer la défense du Canada. Le document d'information émis par son cabinet indique que les discussions informelles en cours ne portent pas sur «la possibilité de création d'un nouveau commandement conjoint doté de forces permanentes.»

Plus prudent, le ministre des Affaires étrangères a signalé que le gouvernement avait informé les États-Unis que «dès qu'ils auront annoncé leur plan... nous l'étudierons afin de déterminer dans quelle mesure nous souhaitons y participer ou s'il est dans l'intérêt du Canada d'y participer.» Selon les rapports, le Cabinet fera connaître sa réponse aux États- Unis d'ici la mi-mai; jusqu'à maintenant, aucune annonce officielle n'a été faite.

À mon avis, nous n'avons pas vraiment le choix. Les nationalistes soutiendront que le Canada sera à la remorque des États-Unis s'il élargit le NORAD ou affecte des officiers au Commandement nordique mais la question qu'il faut se poser est simple: voulons-nous être consultés ou non dans les dossiers concernant la sécurité canadienne au même titre que nous le sommes sur les dossiers touchant la sécurité américaine? Certains observateurs justifient leur opposition à un resserrement de la coopération en matière de défense en disant qu'il existe des différences entre la politique canadienne et la politique américaine. «Comment doit réagir un soldat canadien», a demandé Lloyd Axworthy, «si on lui demande de manipuler des mines terrestres en sol canadien, enfreignant ainsi nos engagements à l'égard des traités? Que se passera-t-il si nous appréhendons un présumé criminel de guerre? La loi américaine interdirait qu'il soit traduit devant la Cour pénale internationale, alors que ce serait notre devoir de le faire.» L'ancien ministre s'est également plaint de «ces fonctionnaires à Ottawa qui veulent mettre notre armée sous le commandement américain, ce qui veut dire que nous ne serions même plus en mesure d'exercer notre pouvoir dans l'Arctique même si nous le voulions.»

Ces questions sont importantes, bien qu'il soit difficile d'envisager le scénario dans lequel les Américains ordonneraient aux Canadiens de manipuler des mines terrestres au Canada ou de comprendre comment le renforcement de la coopération en matière de défense menace notre souveraineté dans l'Arctique. Ces arguments seraient plus pertinents si les forces aériennes canadiennes et américaines ne collaboraient depuis 45 ans dans le cadre du NORAD et si les forces navales canadiennes et américaines n'étaient pas parfaitement intégrées, trouvant continuellement des solutions à des problèmes d'une égale complexité.

En autant que nos troupes demeurent sous commandement canadien et que les Canadiens sont capables de décider ce qu'ils veulent faire et, le cas échéant à quel moment ils seront placés sous le commandement opérationnel des Américains, le pays a bien assez de pouvoir sur sa destinée militaire. Les commandants américains peuvent prendre le contrôle des opérations, mais ce pouvoir peut leur être retiré en tout temps. En outre, dans le cadre d'un NORAD élargi, les Forces canadiennes se verraient confier des missions particulières et le gouvernement canadien, après avoir évalué tous les facteurs, pourrait accepter ou non. C'est ce qui se passe actuellement au sein du NORAD.

Les craintes de M. Axworthy ne sont tout simplement pas fondées et elles ne sont certes pas dans l'intérêt du Canada et de la défense continentale. Les Canadiens ont raison de s'inquiéter du renforcement de l'intégration avec les forces militaires américaines, mais leur désir de préserver leur souveraineté ne doit pas leur faire perdre de vue l'objectif visé — leur sécurité et leur bien-être économique.

Le Canada doit coopérer le plus possible avec les États-Unis parce que les Américains tiennent mordicus à défendre leur territoire et il faut être stupide pour l'ignorer. Les Américains souhaitent la coopération des Canadiens. Nous avons tout intérêt à la leur offrir parce qu'ils vont aller de l'avant — avec ou sans nous. Ils préféreraient que le Canada participe à la défense de notre territoire commun.

Le prix à payer pour soutenir la défense continentale est relativement modeste. S'y opposer, par contre, coûterait passablement cher. Washington considère les Canadiens comme des amis et comme leurs plus proches et leurs meilleurs voisins. Si le Canada hésite à se lancer, il risque de le payer très cher. Pour le Canada, participer plus activement à la défense continentale est un choix et coopérer avec les États-Unis à la défense du territoire est une obligation. Je vais m'arrêter ici, honorables sénateurs.

M. Douglas Bland, professeur, titulaire de la chaire d'études en gestion de la Défense, School of Policy Studies, Université Queen's: Honorables sénateurs, lorsque je me suis adressé au comité en octobre 2001, votre enquête sur la politique du Canada en matière de sécurité et de défense ainsi que les questions connexes baignaient dans l'atmosphère des attentats du 11 septembre commis contre l'Amérique du Nord. Nous avions cependant abordé à l'époque la nature de la sécurité nationale et je vous avais suggéré alors une définition canadienne de ce que ce terme pouvait signifier. Je vous avais également mentionné six éléments qui selon moi devaient faire partie d'une politique nationale sur la sécurité au Canada.

Ce soir, j'ai l'intention d'aborder brièvement trois thèmes connexes, et je suppose que certaines de mes remarques reprendront les commentaires que j'avais faits au mois d'octobre. Mes trois sujets de préoccupation sont: premièrement, la nécessité de remédier à la vulnérabilité du Canada en ce qui concerne la gestion des ressources limitées dont il dispose en rapport avec les problèmes de sécurité; deuxièmement, la nécessité permanente de concentrer la responsabilité en matière de politique de sécurité nationale sous l'autorité d'un ministre fédéral désigné et, troisièmement, les modifications proposées à la Loi sur la défense nationale qui font l'objet du projet de loi C-55 actuellement à l'étude à la Chambre, et qui ont un rapport avec l«Aide au pouvoir civil» dans les provinces.

En octobre, j'avais déclaré que le débat sur la sécurité nationale est trop souvent centré sur les menaces. Dans la plupart des autres situations, le fait d'articuler la politique uniquement autour des moyens de défense contre les menaces peut être ruineux et nous risquons de faire fausse route. Je faisais valoir alors que les menaces sont présentes partout, mais que le Canada devrait s'attacher à mettre sur pied des moyens de défense non seulement contre les menaces, mais aussi contre les vulnérabilités réelles. J'avais recommandé au comité que l'on se concentre sur des mécanismes visant à atténuer les menaces et à remédier à nos vulnérabilités. L'objectif principal d'une politique de planification en matière de sécurité nationale devrait être d'affecter les ressources à la résolution des problèmes de sécurité avec efficacité et efficience. Pour y arriver, il faut cependant tout d'abord que l'on ait une idée des vulnérabilités qui existent au Canada et que l'on prenne une décision concernant celles sur lesquelles on désire intervenir et dans quel ordre de priorité.

À cet effet, il pourrait être utile pour le Comité sénatorial permanent de la sécurité nationale et de la défense de mener une enquête sur les vulnérabilités qui existent au Canada en matière de sécurité qui permettrait d'élaborer ce que j'appellerais un «index de la vulnérabilité nationale en matière de sécurité» et servirait de guide aux planificateurs de politiques et aux décideurs. Un tel index permettrait de faire la distinction entre les menaces générales et les vulnérabilités réelles, et de cerner les vulnérabilités qui pourraient être atténuées à l'aide de mécanismes mis en place à l'échelle nationale par rapport à celles qui nécessiteraient des interventions externes et à l'échelle internationale. Par exemple, les vulnérabilités portuaires — telles qu'elles ont déjà été définies par ce comité — pourraient être atténuées par une combinaison de politiques nationales sur les ports et de règlements internationaux en matière d'activité maritime. Sans un index de ce genre, toutefois, je crains qu'il soit difficile de cerner les problèmes réels au milieu de la pléthore de menaces qui planent dans le monde ou encore de vérifier si les ressources sont bien gérées.

Le deuxième problème que j'aimerais mentionner, comme lors de notre dernière réunion, a un rapport avec l'organisation de la sécurité, et tout particulièrement à l'échelle fédérale. Premièrement, permettez-moi de situer mes remarques dans le contexte suivant: la lutte au terrorisme est essentiellement une lutte d'organisations ou entre des organisations. Plus particulièrement, cette lutte peut être vue comme une sorte de joute entre d'une part, des organisations terroristes qui se caractérisent par des structures secrètes étroitement surveillées, d'une grande simplicité organisationnelle, qui obéissent à un même commandement et dont les membres sont clairement instruits de ce en quoi consiste leur mission. Alors que d'autre part, on retrouve des organisations gouvernementales caractérisées par une transparence telle en matière d'information et de politiques qu'elle risque de nuire à la sécurité — même si ce n'est pas intentionnel —, des sous-organisations polyvalentes relevant d'une autorité dispersée entre les mains de divers chefs ayant des objectifs différents qui se retrouvent parfois en concurrence les uns avec les autres.

Alors que les terroristes sont résolus et montrent une attitude offensive, les organisations gouvernementales quant à elles se tiennent sur la défensive. Les terroristes sont agiles, les administrations sont lourdes et bureaucratiques.

On peut même dire, depuis le 11 septembre, que les administrations au Canada et aux États-Unis ont réagi aux dangers en devenant encore plus bureaucratiques, ce qui nécessite des efforts encore plus importants pour prendre des décisions avant d'agir. Si le Canada veut faire sa part dans la lutte contre le terrorisme, il lui faudra d'abord remporter cette bataille de l'organisation. Dans cette lutte, l'appareil gouvernemental devra pouvoir prendre des décisions à la vitesse de l'éclair, adopter une attitude offensive et un style agressif et relever d'un seul chef chargé d'appliquer une politique unifiée.

Nous pourrions amorcer ce processus, comme je l'ai déjà suggéré auparavant — en suivant notre modèle traditionnel de régime parlementaire et en regroupant tout l'appareil de l'État en matière de politique sur la sécurité et d'opérations sous l'autorité d'un seul ministre qui serait chargé d'élaborer une politique nationale unifiée en matière de sécurité, de mettre sur pied un organisme national unifié en matière de renseignement et de construire un centre national des opérations qui soit vraiment à la fine pointe de la technologie.

Le troisième point que j'aimerais faire valoir ce soir concerne le projet de loi C-55. Comme vous le savez sans doute, honorables sénateurs, l'administration fédérale a déposé à la Chambre un projet de «Loi modifiant certaines lois fédérales en vue de renforcer la sécurité publique.» J'éprouve des réticences en ce qui concerne la Partie 11 du projet de loi C-55 modifiant la Loi sur la défense nationale et visant à changer, notamment, l'article 278 qui porte sur l'«aide au pouvoir civil» fournie par les Forces armées canadiennes dans les provinces. À mon avis, ces changements modifieraient radicalement la manière dont le chef d'état-major de la Défense pourrait réagir aux demandes que lui présenteraient les provinces en vue d'obtenir l'intervention éventuelle des Forces canadiennes en cas de crise.

L'article 278 a une longue histoire qui remonte à 1867 lorsque les Pères de la Confédération ont décidé que l'administration fédérale prendrait les décisions sur les questions de défense nationale, sauf dans les cas où les provinces détermineraient qu'elles ont besoin de l'intervention des forces militaires «pour prévenir ou réprimer les émeutes ou troubles.» D'après certaines recherches, cet accord constitutionnel avait été conçu comme une solution de rechange à la formation des milices provinciales qui auraient échappé à l'autorité fédérale. L'accord a été codifié dans diverses lois sur la milice au fil des ans ainsi que dans la Loi sur la défense nationale unifiée au début des années 50. L'article 278 de la loi se lit comme suit:

Sur réception de la réquisition visée à l'article 277, le chef d'état-major de la Défense, ou son délégué à cet effet, fait intervenir la partie des Forces canadiennes qu'il juge nécessaire pour prévenir ou réprimer les émeutes ou troubles ayant justifié la réquisition.

L'article 278 a été utilisé à maintes reprises, et de façon plus notoire récemment durant la Crise d'octobre de 1970 ainsi que la Crise d'Oka de 1990.

En ces temps troublés où les inquiétudes sont plus grandes en matière de sécurité intérieure, il se peut que les provinces se montrent intéressées à collaborer plus étroitement avec les Forces canadiennes et elles pourraient en outre s'attendre à pouvoir faire appel aux ressources de défense dans les situations d'urgence locales. Toutefois, la modification apportée à l'article 278 de la Loi sur la défense nationale proposée par l'administration fédérale dans le cadre du projet de loi C-55 risque de modifier radicalement cette relation et, par conséquent, pourrait forcer les provinces à examiner et à modifier leurs propres plans d'intervention en cas d'urgence.

La modification proposée à l'article 278 placerait le ministre de la Défense nationale entre les procureurs généraux auteurs de la réquisition et le chef d'état-major de la Défense, ce qui éliminerait de la Loi sur la défense nationale et ses règlements le droit des administrations provinciales à faire appel sans aucune restriction aux Forces canadiennes pour qu'elles viennent en aide au pouvoir civil. Voici le libellé de l'article 278 proposé:

Sur réception de la réquisition visée à l'article 277, sous réserve des instructions que le ministre juge indiquées dans les circonstances et en consultation avec le procureur général auteur de la réquisition et celui de toute autre province qui peut être concernée, le chef d'état-major de la Défense, ou son délégué à cet effet, fait intervenir la partie des Forces canadiennes qu'il juge nécessaire pour prévenir ou réprimer les émeutes ou troubles ayant fondé la réquisition.

Cette modification risque d'avoir une incidence sur le droit constitutionnel et/ou le droit coutumier canadien et de soumettre les décisions des provinces en matière de sécurité à l'examen ou à l'agrément des ministres fédéraux. De toute évidence, il se pourrait qu'à l'avenir la réponse du chef d'état-major de la Défense soit très différente de celle qu'il a pu donner aux provinces dans le passé, comme lors de la Crise d'Oka. C'est tout simplement parce que le chef d'état-major de la Défense peut se voir forcé de modifier ses décisions et ses opinions en fonction de l'interprétation que le ministre en poste pourrait donner à la situation. Par ailleurs, la nature incertaine de l'aide implicite dans la modification proposée pourrait forcer les provinces à prévoir d'autres mécanismes afin de régler leurs problèmes de sécurité interne en se fondant sur l'hypothèse prudente que l'aide des Forces canadiennes pourrait ne pas leur être garantie une fois que cette modification aura été adoptée dans la loi.

La modification, à mon avis, est importante non seulement parce qu'elle semble modifier les accords constitutionnels du Canada, mais aussi parce qu'elle peut entraîner une réorganisation fondamentale de la manière dont les administrations fédérale et provinciales gèrent leurs politiques et leurs crises en matière de sécurité intérieure. Le Comité sénatorial permanent de la sécurité nationale et de la défense pourrait chercher à obtenir des éclaircissements concernant les origines et l'intention qui se cachent derrière cette modification, que l'on pourrait considérer, si l'on voulait être méchants, comme dissimulées dans le projet de loi C-55, en posant aux administrations fédérale et provinciales quatre questions centrales:

Premièrement, en supposant que cette modification a une incidence sur les accords constitutionnels concernant les questions d'aide au pouvoir civil et puisque ces changements nécessitent habituellement des consultations fédérales- provinciales, est-ce que les administrations provinciales ont été consultées avant le dépôt de cette modification à la Chambre des communes?

Deuxièmement, est-ce que l'article 278 de la loi actuelle répond adéquatement aux besoins des provinces et à leurs exigences dans le nouvel environnement de la sécurité ou est-ce que ces besoins et ces exigences seront mieux satisfaits par la modification proposée?

Troisièmement, quelles seraient les politiques, procédures et ressources additionnelles à prévoir par les administrations fédérale et provinciales par suite de ces modifications apportées à la Loi sur la défense nationale?

Quatrièmement, est-ce que cette modification doit être considérée comme une première étape dans l'élaboration d'un système d'intervention national en matière de sécurité faisant appel aux trois paliers de gouvernement du Canada? Et, le cas échéant, quelle forme prendrait ce système ou cette stratégie?

J'ai l'intention de conclure ce soir sur le même thème que lors de ma dernière visite en octobre. À mon point de vue, la politique de sécurité nationale ainsi que le système de sécurité nationale devraient reposer sur un ensemble de décisions concernant les objectifs à poursuivre et les moyens à prendre pour les atteindre; elle devra préciser quelle instance sera responsable de son application et à qui cette instance devra rendre des comptes; elle devra en outre décrire la méthode à privilégier pour coordonner l'application de la politique nationale et indiquer de quelle manière la participation du Canada aux efforts internationaux en vue de combattre le terrorisme pourront s'améliorer sur le plan de l'efficacité et de l'efficience.

Il me semble que, malgré l'excellent travail de ce comité et celui d'autres personnes éminentes à l'intérieur et à l'extérieur du gouvernement, nous sommes encore loin de l'élaboration d'une politique détaillée en matière de sécurité au Canada. Nous sommes très loin également de pouvoir créer une organisation agile capable de regrouper tous les paliers du gouvernement et de les amener à des interventions efficaces et coordonnées. Ces éléments de base sont essentiels si nous voulons dissuader des terroristes résolus de prendre le Canada pour cible ou de l'utiliser comme tremplin à partir duquel ils peuvent organiser tranquillement des attentats terroristes dans d'autres régions du monde.

Arriver à dissuader des terroristes ou à contrecarrer leurs projets en les intimidant par l'efficacité de notre politique et de nos mécanismes de sécurité interne est, à mon avis, un objectif qui repose sur une concertation du public et une attention extraordinaire de la part des décideurs politiques.

Le sénateur Forrestall: J'aimerais vous poser à tous deux la même question. Je reviendrai ensuite avec une ou deux autres brèves questions concernant les aspects financiers qui me préoccupent dans une certaine mesure.

Est-ce que tous les deux vous êtes d'avis que le Canada ne possède pas une politique de défense cohérente qui définisse le rôle que les militaires devraient jouer en matière de politique étrangère? Certains d'entre nous pourraient préférer croire que notre politique étrangère souffre d'un dédoublement de la personnalité. Nous voulons des forces d'intervention rapides capables de réagir en temps de crise telles qu'elles sont définies dans le cadre de nos ententes avec les autres régions du globe et avec les Nations Unies. M. Lloyd Axworthy décrit cet aspect comme le «pouvoir discret.» Quelle est exactement notre position? Avons-nous oui ou non une politique cohérente? Avons-nous une politique de défense qui s'harmonise avec ces exigences ou alors devons-nous continuellement faire face à un dilemme?

M. Granatstein: De toute évidence, nous devons continuellement faire face à un dilemme. Nous avons une politique de défense dotée d'un financement insuffisant, de ressources insuffisantes et qui, ayant dépassé les limites de ses possibilités s'efforce malgré tout de répondre aux désirs du gouvernement en matière de politique étrangère, lorsque ces désirs sont exprimés clairement, ce qui n'est pas toujours le cas. À mon sens, la politique du gouvernement est une politique de réaction aux situations de crises qui répond aux demandes qui lui sont présentées par ses amis, ses alliés et les Nations Unies. Habituellement, l'intervention est déclenchée avant même que l'on ait déterminé si les Forces canadiennes disposaient des capacités nécessaires pour réaliser les désirs du gouvernement.

La situation qui en résulte est très claire: nos forces armées ont sérieusement dépassé les limites de leurs possibilités. Certaines unités semblent être affectées à l'étranger de façon répétée pour des périodes de six mois et s'épuisent dans ce processus.

En vérité, si nous retirons nos militaires de l'Afghanistan, c'est que nous ne disposons pas de la capacité nécessaire pour les remplacer au bout de six mois. Voilà une indication, selon moi, d'une politique étrangère qui accepte des engagements sans avoir vérifié auparavant si les Forces canadiennes disposent des capacités nécessaires pour s'en acquitter. Il ne semble pas y avoir de coordination évidente entre la politique étrangère et la politique de défense.

Certains d'entre nous espéraient, étant donné que l'on procède actuellement à une révision de la politique de défense et de la politique étrangère, que nous pourrions en arriver à cette coordination. Dans les faits, cette révision de la politique étrangère a bien lieu, mais elle se déroule en vase clos à Fort Pearson. Quant à la révision de la politique de défense qui était censée être publique, elle n'a pas encore réellement démarré et on n'a pas diffusé le document censé établir le travail de base. Avec la nomination du nouveau ministre dimanche, il est tout à fait possible que cette révision de la politique de défense soit remise à une date ultérieure, c'est-à-dire jusqu'à ce que le ministre ait le sentiment d'être à jour en ce qui concerne les questions de défense.

Il me semble que nous allons devoir continuer à vivre avec notre politique «désorganisée». Dans ces circonstances, le seul type de politique dont nous disposons est celle du pouvoir discret. Nous n'avons aucun autre pouvoir.

M. Bland: J'ai souvent dit dans mes conférences que, à mon avis, la principale caractéristique de la politique de défense canadienne est la surprise. En effet, les politiciens prennent les militaires continuellement par surprise avec leurs demandes pour que les troupes se rendent ici ou là ou encore pour qu'elles accomplissent des merveilles avec des ressources de plus en plus limitées alors qu'il est clair que c'est impossible. Les militaires quant à eux surprennent les politiciens en leur répondant: «nous ne sommes pas en mesure de faire ce que vous avez demandé», même s'ils s'y efforcent.

Si par «politique de sécurité nationale», on entend un ensemble de décisions qui comprennent à la fois les objectifs à poursuivre et les moyens à prendre pour les atteindre, dans ce cas nous ne disposons probablement pas d'une politique de défense nationale à cet égard. Nous avons une déclaration d'intention, une politique déclarée, mais la vraie politique est déterminée plus ou moins par les ressources qui sont mises à la disposition du ministère de la Défense nationale. L'autre caractéristique importante de la défense et de la formulation de politiques au Canada tient au fait que l'on demande aux ministres de la Défense successifs de se débrouiller avec ce qu'ils ont plutôt qu'avec ce qui est nécessaire. Autrement dit, on fixe d'abord le budget, puis on formule la politique, plutôt que l'inverse.

Je ne connais personne dans ce pays, à part le premier ministre, qui ne pense pas que les Forces canadiennes ont un problème de financement. Tous les rapports que j'ai lus et tous les interlocuteurs éminents avec lesquels je me suis entretenu ces dernières années s'entendaient sur ce point. Nous ne devrions pas nous pencher seulement sur les problèmes qu'éprouvent les forces dans leur état actuel. Je pense que le moment approche rapidement où nous devrons nous pencher sur le problème des forces dans l'avenir. À quoi ressembleront les Forces canadiennes dans cinq ou six ans d'ici, et même dans dix ans.

Comme je l'ai déjà mentionné auparavant, si le premier ministre mettait dès demain matin des crédits à la disposition du chef d'état-major de la Défense et lui permettait d'y puiser autant d'argent qu'il en veut, les capacités des Forces armées canadiennes continueraient de décliner pendant quatre ou cinq ans encore avant que nous puissions récupérer les capacités dont nous avons besoin pour utiliser de nouveaux matériels et de nouvelles ressources. Nous n'avons pas de politique en matière d'état de préparation opérationnelle ou en ce qui concerne les forces armées futures. Nous ne faisons que nous accrocher au présent.

Le sénateur Forrestall: Est-ce que l'on peut considérer que, depuis le 11 septembre, c'est la capacité de défense qui mène la politique étrangère au Canada? C'est quelque chose que je n'arrive pas à accepter. J'ai toujours pensé que l'on devait d'abord concevoir la politique étrangère puis essayer de la mettre en œuvre et de la protéger en utilisant les moyens militaires nécessaires.

En ce début d'un nouveau siècle, du moins ici au Canada, sinon ailleurs dans le monde, est-ce que nous ne devrions pas examiner cette question, c'est-à-dire déterminer ce qui devrait venir en premier?

M. Granatstein: Je pense hors de tout doute que la politique de défense n'est pas ce qui précède pour le moment. Et je ne pense pas qu'elle le devrait, non plus.

Le sénateur Forrestall: Est-ce qu'elle est en mode de réaction?

M. Granatstein: Il n'y a aucun signe visible de réaction. La plupart des membres des Forces canadiennes, et très certainement les chefs de services, s'attendaient à ce que le budget de décembre 2001 comporte des crédits pour la défense. Après tout, nous étions en guerre. Mais tout le monde a été déçu, il n'y avait pas grand-chose. On y a vu une indication claire des priorités du gouvernement, et de toute évidence la défense n'y figure pas.

Je pense que la politique étrangère devrait servir à définir notre politique de défense. Évidemment, il devrait y avoir une forme de coordination, mais je pense que la politique étrangère d'un pays devrait déterminer sa politique de défense. On tient à ce que les deux marchent main dans la main. Cependant, il semble qu'elle n'ait pas souvent adopté ce type de relation. Lorsqu'un ministre de la Défense, comme celui que nous avons eu, préconise le pouvoir discret, et que d'un autre côté les Forces canadiennes se préparent à entrer en guerre de même qu'à s'acquitter de missions de maintien de la paix, la coordination semble assez mince. On se prend à souhaiter que cette coordination se mette en place. On se prend à souhaiter, comme je l'ai déjà mentionné, que la révision de la politique de défense et de la politique étrangère s'effectuent en parallèle, et que les problèmes fassent l'objet d'un débat. Par exemple, si nous adoptons telle approche en politique étrangère, quelles seront les répercussions sur notre politique de défense? Toutefois, il ne semble pas que nous soyons capables de fonctionner de cette manière dans ce pays.

Le sénateur Forrestall: Que nous soyons capables ou que nous voulions le faire?

M. Granatstein: Je pense que probablement il y a un peu des deux, parce que nous ne voulons pas accorder d'attention à la défense.

M. Bland: Je dirais que, dans le meilleur des mondes, si nous pouvions repartir de zéro, on commencerait par formuler une politique étrangère — et il est ici question de l'application des capacités militaires à l'extérieur du Canada, bien entendu — et puis on pourrait élaborer les diverses facettes de cette politique étrangère et les établissements de défense nécessaires à l'atteinte des objectifs. Cependant, nous nous retrouvons rarement à ce point de départ. Au contraire, nous nous trouvons plutôt toujours quelque part dans le continuum de la politique de défense et de la politique étrangère. Toutefois, il en résulte souvent pour le Canada une situation où les planificateurs, les ministres et les membres du Cabinet désirent soudain faire quelque chose d'intéressant en matière de politique internationale, soit parce que c'est favorable à d'autres aspects de la politique nationale ou encore parce que nous nous y voyons obligés par des guerres ou des crises, et ils retrouvent piégés par le fait que nous ne disposons pas des capacités nécessaires. En ce sens, la politique militaire, c'est-à-dire la politique de défense entraîne la politique étrangère. Si vous ne disposez pas des capacités nécessaires, alors votre politique étrangère est dictée par les moyens à votre disposition. M. Granatstein en sait plus que moi sur l'histoire militaire durant la Première et la Seconde Guerre mondiale ainsi que la Guerre de Corée. Elles furent l'occasion de produire d'abondants exemples de cette situation.

Dans une large mesure, la politique étrangère et la politique de défense au Canada sont coordonnées au jour le jour par les fonctionnaires canadiens. Quelqu'un dit: «Allons au Zaïre». Et les fonctionnaires travaillent avec diligence et honnêteté afin de mettre sur pied une certaine force destinée à appliquer la politique du gouvernement, et ces efforts deviennent notre politique de défense pour le moment. Vous pouvez voir dans notre retour de l'Afghanistan les problèmes qui découlent d'une politique fondée sur les intentions, les désirs et les objectifs qui se retrouvent sinon gênés, du moins ralentis par des lacunes sur le plan des capacités militaires et de défense ainsi que sur d'autres plans. S'il était dans notre intérêt de nous y rendre pour commencer, il est de toute évidence dans notre intérêt d'y rester, mais nous ne pouvons pas le faire parce que nous ne disposons pas des moyens militaires et nous ne pouvons pas les créer du jour au lendemain. Voilà le problème que je vois dans les relations qui existent entre la politique étrangère et la politique de défense.

Le sénateur Wiebe: J'ai trois questions. La première est dans le prolongement de la question que le sénateur Forrestall vous a posée au sujet du manque de ressources.

Il ne fait aucun doute que nos forces armées manquent de ressources. Ce fut assez évident dans la décision qui a été prise de retirer nos troupes d'Afghanistan. Je ne pense pas que vous trouverez bien des membres de ce comité pour argumenter avec vous sur ce point.

L'un des problèmes des forces armées dans tous les pays est que ce sont les politiciens qui sont les patrons. Pour une raison obscure, ces politiciens aiment être réélus. Alors comment faut-il procéder pour convaincre le grand public de la nécessité de doter ce pays d'une défense solide? Je vous pose la question à tous les deux.

M. Granatstein: C'est difficile, cela ne fait aucun doute. Il y a un vaste appui dans le public pour les hommes et les femmes qui font partie des Forces armées canadiennes. Cependant, cet appui ne jouit pas de racines très profondes et il fluctue.

Pour le moment, il est très positif. La réaction extraordinaire du public face au décès des soldats du Princess Patricia en Afghanistan est justement une indication de cet appui. La réaction aux attentats du 11 septembre, non pas celle de certains éléments de la SRC et des milieux universitaires, mais plutôt la réaction du grand public a suggéré que les Canadiens réalisent qu'ils vivent en Amérique du Nord et qu'ils sont également exposés à cette menace. Je pense que les Canadiens ordinaires reconnaissent qu'il faut renforcer les militaires. C'est ce que les sondages révèlent.

Je comprends difficilement les raisons pour lesquelles le gouvernement, qui est habituellement assez prompt à réagir à l'opinion publique, ne voit pas cette situation. Peut-être que le gouvernement a ses propres groupes de discussion qui lui disent que les gens préfèrent voir l'argent consacré à produire des publicités au Québec ou alors il se peut qu'il y ait d'autres raisons que je n'arrive pas à élucider.

Cependant, je pense que les gouvernements prennent des risques avec nos existences. Ils jonglent avec notre avenir. Le professeur Bland a fait valoir qu'il faudra passablement de temps avant de reconstruire les capacités militaires et de les équiper convenablement et cela même si l'on ouvrait les coffres du Trésor dès demain. Il faudrait probablement trois à cinq ans avant de rétablir les Forces canadiennes jusqu'à un point où nous serions en mesure de faire quelque chose. Cette situation a des répercussions très sérieuses, parce que nous devons prendre des décisions importantes en ce qui concerne nos relations avec les États-Unis. Pour parler carrément, les Américains nous voient comme des parasites. Nous profitons de leur générosité et nous ne faisons pas notre part. Ils nous supportent depuis très longtemps. Personnellement, je ne suis pas convaincu qu'ils vont continuer à le faire très longtemps encore.

L'une des contributions marquantes du document produit par le centre de Lloyd Axworthy en ce qui concerne les relations entre le Canada et les États-Unis en matière de défense est qu'il a légitimé l'établissement de liens d'association. Au ministère des Affaires étrangères, on a toujours professé aveuglément que les problèmes n'étaient pas interreliés. Que l'on pouvait avoir des discussions au sujet des échanges commerciaux avec les États-Unis sans que cela affecte la défense. M. Axworthy a fait valoir que si nous établissions des relations plus étroites avec les États-Unis en matière de défense, nous risquerions de compromettre nos ressources en eau et l'Arctique. Je pense que c'est ridicule, mais il a délibérément adopté l'idée des liens d'association.

On peut aussi envisager les choses sous un autre angle et se dire: «Si nous n'assumons pas notre part de la défense en Amérique du Nord, où est-ce que ces liens d'association viendront nous faire mal? Dans quel secteur les Américains viendront-ils mettre de la pression pour nous forcer à faire ce qu'ils attendent de nous?»

Je ne sais pas exactement où ils pourraient frapper, mais si, par exemple, j'étais le président et que j'étais fâché contre le Canada, je pourrais tout simplement exiger que l'on prolonge les inspections d'une demi-heure aux douanes. Il n'y aurait plus qu'à regarder le Canada s'effondrer au bout de trois jours lorsqu'il n'arriverait plus à gérer les files d'attente à la frontière comme cela s'est produit peu après le 11 septembre. Il est facile pour un pays où nous exportons 90 p. 100 de nos marchandises de faire pression sur nous.

Je n'arrive toujours pas à comprendre pourquoi notre gouvernement ne voit pas la situation dans laquelle nous nous trouvons plus clairement. Nous devons, à ce qu'il me semble, adopter une position plus ferme sur les questions de défense. Nous devons amorcer ce processus de reconstruction bientôt, avant qu'il soit trop tard.

M. Bland: Wilfrid Laurier, en parlant de la défense nationale, a établi un axiome pour ce qui est de la planification de la défense canadienne au sein du monde politique. Il a dit en substance que le Canada n'était menacé d'aucune manière, et que si jamais il le devenait, les Américains viendraient nous sauver. Je pense que tous les premiers ministres, durant les périodes calmes, se sont dit la même chose. Toutefois, comme le mentionnait M. Granatstein, nous imposons un fardeau aux citoyens américains. Ce sont eux qui paient la note et nous avons intérêt à faire attention aux conséquences de ce comportement.

Sénateur, avec tout le respect que je vous dois, j'aimerais retourner la question aux membres du comité ainsi qu'au Parlement. Comment allons-nous procéder pour convaincre le peuple canadien que la défense nationale est importante pour toutes sortes de raisons? Je pense qu'il faudra que les hommes politiques posent des gestes et qu'ils usent de persuasion. Les hommes et les femmes politiques doivent donner le ton et s'efforcer de convaincre la population de l'importance de la défense nationale et de faire ce qui représente, je suppose, des choix partisans difficiles en consacrant à la défense des crédits qui autrement iraient à d'autres secteurs mieux considérés par la population.

Il sera aussi important pour la classe politique de se réunir et de formuler une politique de défense nationale non partisane pour le Canada. Il me semble que ce ne doit pas être tellement difficile. Lorsque j'examine, au fil du temps et même récemment, les programmes des divers partis politiques en matière de défense, je vois très peu de différences, sauf peut-être dans la façon dont l'argent et les efforts devraient être dépensés, ce qui n'est pas un aspect négligeable. Toutefois, si les objectifs et les rôles ainsi que les missions des Forces canadiennes, notre place dans le monde, sont bien compris, dans ce cas, il ne devrait pas être trop difficile d'amener les Canadiens à le comprendre. Amener les Canadiens à prendre fait et cause pour la défense nationale est dans une grande mesure un problème politique.

Le sénateur Wiebe: Avant de vous poser ma deuxième question, j'aimerais revenir sur un commentaire que vous avez fait au sujet d'un ancien premier ministre qui aurait dit que si on attaquait notre pays, il n'y avait pas à s'en faire parce que les Américains viendraient nous défendre. Est-ce que j'ai raison de croire que la majorité de la population au Canada pense de la même manière?

M. Bland: Je pense que c'est vrai dans le contexte de la défense du Canada sur le continent nord-américain. Toutefois, je ne pense pas que la majorité des Canadiens croient que c'est une bonne façon d'envisager notre défense nationale lorsqu'il s'agit de soutenir la politique étrangère, de tenir des opérations dans les autres parties du monde ou même d'agir, le ciel nous en préserve, à titre de commandant indépendant de coalitions. Pourquoi le Canada ne pourrait-il pas diriger des coalitions? Pourquoi les autres nations peuvent-elles le faire? Pourquoi devons-nous toujours être les seconds violons? Nous avons dirigé les coalitions en 1956 à Suez, mais nous avons échoué à le faire au Zaïre en 1996.

M. Granatstein: J'ai beaucoup de considération pour le premier ministre Laurier, mais j'ai toujours été davantage porté vers Mackenzie King que les historiens classent en tête de liste des grands premiers ministres. Cela pourrait surprendre certains d'entre vous, mais c'est néanmoins la vérité.

Mackenzie King répondait à une allocution prononcée par Franklin Roosevelt à la Queen's University à Kingston en 1938. Roosevelt disait que les États-Unis ne se contenteraient pas de rester les bras ballants si un autre empire venait menacer le Canada. Deux jours tard, Mackenzie King s'engageait à prendre les moyens pour qu'aucune attaque contre les États-Unis ne soit déclenchée depuis le Canada. C'est essentiellement le marché qui a régi les politiques de défense canadiennes et américaines en Amérique du Nord depuis lors.

Je pense que si les Américains se sont acquittés de leur part du marché, nous n'avons pas tenu promesse. Nous avons fait ce qu'il fallait lorsque nous avons mis NORAD sur pied. Mais nous avons failli à la tâche depuis les 10 ou 15 dernières années. Nous n'avons pas assumé notre part de responsabilité, à mon avis, cela est tout à fait clair depuis le 11 septembre.

Le sénateur Wiebe: Ma deuxième question porte sur les commentaires que vous avez faits à la page 3 de votre mémoire. Vous dites en substance que la lutte contre le terrorisme est essentiellement une lutte d'organisations.

Vous dites également dans le bas de la page:

Si le Canada veut faire sa part dans la lutte contre le terrorisme, il lui faudra d'abord remporter cette bataille de l'organisation.

Ceci m'amène à ma question favorite. Je crois sincèrement qu'il y a trop de forces de police dans ce pays. Il y a énormément de chevauchement entre les ressources et les connaissances, et les communications circulent lentement entre les services lorsqu'il survient quelque chose.

Comme vous le dites ici, ce n'est pas le cas des organisations terroristes. Elles sont bien organisées. Elles n'ont aucun compte à rendre à un pays. Elles n'ont aucune règle à suivre en matière de combat. Toutes les règles sont bonnes ou peuvent être violées dans une organisation terroriste.

Qu'est-ce que vous pensez des forces de sécurité dans notre pays? Sommes-nous trop fragmentés? Y en a-t-il trop? Devrions-nous envisager de consolider certaines d'entre elles?

M. Bland: À l'échelle municipale, vous avez tout à fait raison. Une certaine fragmentation rend nos villes vulnérables lorsqu'il s'agit de traiter avec des organisations terroristes, principalement parce que les services de police, les services d'incendie, les services paramédicaux et ainsi de suite sont tous le résultat d'un ensemble différent de concepts. Il serait important dans le futur d'examiner le niveau municipal dans le cadre de la planification de la sécurité nationale.

Nous sommes fragmentés jusqu'à un certain point au niveau opérationnel, mais par comparaison avec les États- Unis, nous nous en tirons assez bien. Nous avons une force armée unie qui relève d'un seul chef, et non plusieurs. Nous n'avons pas de milices provinciales, contrairement aux États-Unis où le président doit traiter avec la garde nationale, les gouverneurs qui commandent des forces armées sur leur propre territoire et un certain nombre d'organismes de sécurité.

Les États-Unis n'ont pas réellement de structure permanente visant à s'occuper de ce genre de problème, tandis qu'au Canada, nous avons des régions militaires aux quatre coins du pays qui relèvent d'une seule personne, le chef d'état-major de la Défense. Nous avons une seule force de police nationale, bien entendu, comme chacun sait, et ces derniers mois, elle a commencé à regrouper ses systèmes de commandement et de contrôle afin de pouvoir agir comme une force unifiée.

La discontinuité se retrouve au niveau municipal où divers corps policiers mal formés et mal préparés disposent de ressources insuffisantes pour s'occuper de ce genre de problèmes. Il importe de conjuguer nos efforts.

Dans mon mémoire et dans mes brefs commentaires, je m'attache surtout à la planification à l'échelle nationale, je me demande si nous sommes suffisamment rapides. Comme quelqu'un l'a déjà dit, c'est le plus rapide qui remporte la bataille. Nous devons être capables d'anticiper les actions des groupes terroristes, nous devons les précéder et susciter en eux suffisamment d'inquiétude pour qu'ils ne puissent aller dormir le soir sans se demander quand nous allons leur tomber dessus. Mais cela est impossible si ce sont des comités, avec tout le respect que je vous dois, qui dirigent la politique de défense, la politique étrangère et les organismes de planification de la sécurité.

Le sénateur Wiebe: Voulez-vous élaborer, s'il vous plaît. Vous avez utilisé le terme «comités»?

M. Bland: Il y aura toujours des comités. Cependant, il est important que nous commencions à réduire sans merci le nombre de personnes qui participent aux décisions au sujet des ressources dont nous avons besoin, des endroits où nous devons les déployer, de la manière dont nous devons opérer contre les groupes terroristes, qui déterminent qui doit recevoir de l'information, et ainsi de suite.

Pour le moment, ces responsabilités et ces autorités sont éparpillées entre le ministère de la Justice, la GRC, les Forces canadiennes, le ministre de la Défense, le ministre des Transports, les responsables du contrôle aérien au gouvernement, pour n'en nommer que quelques-uns à l'échelle fédérale. Je suggère que, dans la mesure du possible, nous concentrions ces questions sous la responsabilité d'un seul ministre. Je suggère que les questions de sécurité nationale soient confiées au ministre de la Défense nationale, à qui l'on adjoindra un ministre délégué à la planification et aux opérations de sécurité nationale, surtout parce que c'est le ministre de la Défense qui possède les ressources auxquelles on fait appel lorsque l'on a besoin de quelque chose en matière de sécurité. Si on demande à quelqu'un d'autre de s'acquitter cette responsabilité, puis que l'on fait appel au ministre de la Défense pour obtenir les ressources, il est inévitable que l'on complique les choses.

Nous avons fait un pas dans la bonne direction avec l'amélioration de l'organisme d'intervention d'urgence, le service responsable des infrastructures essentielles qui relèvent du sous-ministre délégué à la Défense nationale, mais il faut que l'on explore la possibilité de faire de notre organisation gouvernementale sur le plan de la planification, du renseignement et des opérations, un organisme rapide, intelligent et si bien organisé qu'il dissuadera les terroristes de s'attaquer à notre pays.

Le sénateur Wiebe: Est-ce que vous incluriez les ports d'entrée, les douanes et la sécurité aux frontières? Est-ce que tous ces services relèveraient du ministère de la Défense nationale aussi? Actuellement, on constate que la fragmentation est énorme. Si l'on examine ce qui se passe au niveau municipal, il faut également regarder ce qui se fait à l'échelle provinciale et nationale.

M. Bland: Oui, et vous le mentionnez dans le rapport que vous avez présenté sur les ports. À l'heure actuelle, il semble que tout se passe de façon tout à fait désordonnée, et l'on s'aperçoit ou bien qu'il n'y a pas de sécurité ou alors que personne ne coordonne les aspects liés à la sécurité. S'il s'agit de points majeurs de vulnérabilité pour le Canada, dans ce cas il faut que les administrations provinciales, fédérale et peut-être même municipales se réunissent sous un chapeau quelconque afin de décider de la marche à suivre à cet égard. S'il est nécessaire de détacher du personnel de Citoyenneté et Immigration, des Douanes et du Revenu et de la GRC au quartier général de la Défense afin de faciliter la gestion de ces opérations à long terme, eh bien ce serait une bonne chose. Il est certain qu'il ne faut pas se laisser freiner par les limites de chaque ministère dans ce genre de décision.

Le sénateur Atkins: J'aimerais poursuivre dans la même veine, professeur Bland. Vous dites en substance que, dans cette lutte, l'appareil gouvernemental devra pouvoir prendre des décisions à la vitesse de l'éclair, adopter une attitude offensive et un style agressif et relever d'un seul chef chargé d'appliquer une politique unifiée. Peut-être voulez-vous suggérer que ce chef ou ce ministre soit le ministre de la Défense?

Est-ce qu'il ne serait pas préférable de créer un ministère séparé avec un ministre responsable, de sorte que les divers organismes gouvernementaux pourraient être chapeautés par ce portefeuille particulier? Je pose la question parce que, l'automne dernier, nous avons reçu un directeur à la retraite du SCRS ainsi qu'un ancien commissaire de la GRC. Lorsque nous leur avons demandé s'ils étaient en faveur d'une direction coordonnée sous la responsabilité d'un ministre ou d'un ministère unique, ils ont répondu non. Ils étaient plus favorables à un style de gestion cloisonnée.

Comment pouvez-vous confier cette responsabilité au ministre de la Défense nationale, si c'est la GRC, le SCRS, la Défense et les autres organismes qui doivent rendre des comptes?

M. Bland: Ma principale préoccupation consiste à essayer de trouver un moyen efficace et efficient de rallier tous les intervenants qui disposent des ressources nécessaires aux opérations de sécurité avec les autorités qui prennent des décisions concernant la manière dont ces ressources doivent être déployées.

Ce n'est pas que je ne veuille pas démordre de l'idée que le ministre de la Défense avec l'appui d'un ministre délégué soit la seule solution possible. Mais il me semble que ce serait la chose la plus facile à faire.

Il est ressorti de conversations que j'ai eues avec des fonctionnaires ici à Ottawa et ailleurs que les structures ministérielles et les organismes n'étaient pas en faveur de l'arrivée d'un autre intervenant ni d'une autre équipe. Ils pensent que c'est déjà suffisamment difficile de coordonner les choses pour le moment.

Une idée qu'il vaudrait peut-être la peine d'explorer consisterait à élaborer divers modèles et à peser les avantages et les inconvénients afin de voir comment nous pouvons en arriver à obtenir une organisation qui fonctionne efficacement et en laquelle nous avons confiance.

Le système américain est très différent, mais regardez ce qui s'est produit apparemment lorsqu'un bureau du FBI a trouvé des notes d'information et qu'il n'a pas réussi à remonter toute la filière afin de trouver la réponse à ses questions. Je ne connais pas tous les détails, mais j'ai entendu dans les médias, la semaine dernière, que le gouvernement de l'Ontario avait découvert des cellules terroristes dans certaines villes, qu'il les avait laissées filer et que maintenant on ignore complètement où elles se trouvent. Peut-être que les spécialistes du renseignement vous diront qu'ils savent où les trouver, mais ne voyez-vous pas là un exemple de ces failles qui existent dans notre formulation de politique et dans nos opérations et dont les terroristes savent tirer parti? Je pense que c'est une question très sérieuse qui mérite d'être étudiée et nous ne pourrons pas laisser les choses aller comme si ne rien n'était.

Je suis persuadé que M. Granatstein pourra vous expliquer que lors d'autres crises, en temps de guerre, on n'a pas opté pour le maintien du statu quo. Les gouvernements ont trouvé le moyen de se frayer un chemin à travers ce type de difficultés.

M. Granatstein: Vous avez tout à fait raison, les gouvernements ont trouvé le moyen de se frayer un chemin. Mais je ne suis pas convaincu qu'ils aient jamais réussi à le faire avec efficacité ou efficience. Si vous me permettez d'endosser ma personnalité «libérale» et de dire des bêtises durant une minute, je ne suis pas tout à fait sûr d'ailleurs que je voudrais qu'ils se montrent très efficaces à cet égard.

J'hésite à montrer mon désaccord avec mon distingué collègue, mais je serais inquiet si un seul ministre disposait de pouvoirs aussi étendus, lui permettant de commander la police, les militaires, les douanes et tout un éventail de fonctions gouvernementales. Notre système n'a pas été conçu pour mettre entre les mains d'un seul ministre ce genre de pouvoirs. Je ne pense pas que notre système ou notre population tolérerait cette situation à moins que nous nous trouvions en face de graves dangers. Même si je pense que nous nous trouvons en sérieuse difficulté actuellement, nous ne sommes pas encore arrivés au point où le public accepterait une telle concentration des pouvoirs entre les mains d'un seul ministre.

Le sénateur Atkins: Pour le moment, nous fonctionnons par l'entremise d'un comité.

M. Granatstein: On peut toujours mieux coordonner les choses. Il est toujours possible de mieux planifier. On peut toujours élaborer des stratégies à l'avance afin de savoir comment réagir. Et on peut très certainement améliorer les choses dans ces domaines, et il faut le faire. Toutefois, il y a un long chemin à parcourir avant d'en arriver à la position défendue par le professeur Bland.

Le sénateur Atkins: En octobre, on a suggéré que le vice-premier ministre pourrait présider ce comité de coordination.

M. Granatstein: Nous avons tous pensé que c'était l'intention visée pour ce poste.

Le sénateur Atkins: Monsieur Granatstein, pensez-vous que nous avons besoin d'un nouveau livre blanc ou d'une mise à jour de celui que nous avons déjà?

M. Granatstein: Voulez-vous parler du livre blanc sur la défense?

Le sénateur Atkins: Oui.

M. Granatstein: Je trouve que le livre blanc actuel est très bien. Si seulement nous pouvions obtenir les ressources nécessaires à sa mise en œuvre. Si le gouvernement fournissait les ressources nécessaires pour appliquer le contenu de la politique, la plupart des voix qui s'élèvent pour critiquer l'actuelle politique de défense canadienne seraient ravies. Cependant, il ne semble pas y avoir beaucoup d'indications comme quoi le gouvernement est prêt à le faire.

Certains décrivent le processus de mise à niveau que nous semblons en train de traverser actuellement comme la dernière chance d'obtenir des ressources visant à mettre en œuvre certaines parties du livre blanc actuel. Si c'est le cas, comme je le crains, nous devrons nous contenter d'une solution de second choix. Il est certain que ce serait de beaucoup préférable, à mon avis, si le gouvernement réaffirmait le livre blanc de 1994 et décidait de l'appliquer.

Le sénateur Atkins: À la lumière de ce qui s'est produit ce week-end, est-ce que vous n'êtes pas préoccupé qu'un nouveau ministre, qui n'a pas vraiment d'expérience au sein du Cabinet, sauf peut-être trois ou quatre mois, se retrouve avec un nouveau portefeuille alors qu'il ne peut probablement pas faire la différence entre la crosse et la pointe d'un fusil?

M. Granatstein: Il a déjà été un cadet, donc je pense qu'il est tout à fait en mesure de faire la différence.

Le sénateur Atkins: Oui, je sais qu'il est passé par TCS.

Ceci étant dit, pensez-vous que cette nomination contribuera à ralentir le processus d'examen de ce que je considère comme des problèmes critiques pour les militaires?

M. Granatstein: Je suppose que oui. Je n'ai aucune idée de ce qui se passe actuellement au QGDN.

Le sénateur Forrestall: Nous aimerions tous le savoir, toutefois.

M. Granatstein: Je suppose que la question que l'on se pose est la suivante: «Est-ce que nous procédons à une révision ou bien attendons-nous jusqu'à ce que le ministre nous donne le feu vert?» Je ne connais pas la réponse, mais il me semble que ce serait logique que ce ministre dise: «Comment puis-je réviser ce que je ne connais pas?» et vouloir laisser les choses telles qu'elles sont. Voilà qui serait, d'une certaine manière, une réponse intelligente. Elle aura des répercussions très sérieuses sur notre posture de défense, toutefois.

Le sénateur Atkins: Pour ce qui est de la politique étrangère, pensez-vous qu'il y a eu un changement dans les priorités entre aujourd'hui et il y a 10 ou 15 ans, et si c'est le cas, dans quels domaines?

M. Granatstein: Aujourd'hui, ce sont les relations avec les États-Unis qui doivent primer pour nous. Et rien d'autre. Nous avons créé une situation — avec l'Accord de libre-échange, l'ALENA, et ainsi de suite — qui a fait de ce continent plus ou moins notre terrain de juridiction. Nous n'avons pas la puissance militaire nécessaire pour influer de quelque manière sur le reste de l'univers, sauf dans des circonstances très précises et très limitées.

Nous aimons à penser que nous sommes le leader des puissances moyennes. Mais nous ne le sommes plus. Il y a très longtemps que nous avons perdu les capacités d'exercer une influence quelconque dans le monde. Cela s'explique en partie par le fait que la puissance tient à la force de frappe, et nous n'en avons pas beaucoup. Une partie de ce pouvoir d'influence tient à la structure de notre politique étrangère que nous avons laissée se détériorer. Nous offrons une rémunération ridicule aux membres de nos forces armées. Nous rémunérons nos diplomates encore plus mal, par comparaison avec leurs collègues des autres pays. Nous n'avons pas cessé d'imposer des restrictions aux affaires étrangères plutôt que de leur donner de l'expansion, tout comme nous l'avons fait avec la Défense, et aujourd'hui nous en payons le prix. Il faut être prêt à desserrer les cordons de sa bourse pour assumer le rôle d'une puissance dans le monde. Nous n'étions pas prêts à le faire. Aujourd'hui, le monde nous a évincés. Tout ce que nous pouvons faire — et même à cet égard nous ne disposons pas d'une grande marge de manœuvre — c'est essayer de gérer nos relations avec les États-Unis.

Nous avons toujours tiré profit du fait que nous faisons appel aux négociateurs les plus compétents lorsque nous traitons avec les Américains. Les Américains nous considèrent comme une puissance de troisième ordre, ce qui est probablement vrai. Aussi, ils n'affectent pas leurs négociateurs les plus compétents pour régler les problèmes avec le Canada. Cela signifie que nous arrivons généralement à remporter la plupart des batailles. Nous savons que nous ne pourrons jamais sortir vainqueurs d'une lutte politique avec les États-Unis, mais nous pouvons cependant remporter plus que notre part des batailles, et nous pouvons en fait, nous en tirer raisonnablement bien lorsque nous traitons avec Washington.

Si les Américains veulent obtenir quelque chose et s'ils affectent leur personnel le plus compétent pour y arriver, s'ils sont vraiment résolus à obtenir ce qu'ils veulent — et il semble y avoir des indications claires qu'ils sont très déterminés dans certains domaines — dans ce cas, notre choix est simple. Il nous reste à dire: «Oui, monsieur» ou encore «Oui, monsieur, s'il vous plaît». Il n'y a pas grand-chose d'autre à faire. La réponse nationaliste que donnent automatiquement bien des Canadiens est que nous devons nous montrer indépendants et jouer notre rôle dans le cas du conflit entre Israël et les Arabes et dans toutes les autres crises du monde entier. Bien franchement, nous sommes en retard de 10 ou 15 ans. Nous avons perdu cette capacité depuis longtemps.

Le sénateur Atkins: Lorsque nous avons visité le secrétaire à la Défense à Washington, nous avons eu l'impression qu'il en savait plus long au sujet du Canada que la plupart des autres responsables que nous avons rencontrés, et particulièrement les membres du Congrès. J'ai eu l'impression très nette — et je ne sais pas si le comité l'a eue aussi, que le secrétaire aurait aimé voir le Canada participer au Commandement nordique. Toutefois, il a fait sentir que si le Canada ne se montrait pas intéressé, les Américains agiraient sans lui.

J'étais à Newport la semaine dernière à une réunion de parlementaires canadiens et américains.

J'ai eu l'impression que le fait qu'ils étaient prêts à traiter avec nous, mais qu'ils avaient des réticences à l'égard du Mexique était l'une des raisons qui freinait les Américains en ce qui concerne le Commandement nordique.

Est-ce que vous avez un commentaire à ce sujet?

M. Granatstein: Je ne sais pas grand-chose au sujet du Mexique. Cependant, leur force militaire est essentiellement préparée à gérer des questions de sécurité intérieure.

Nos traditions sont tout à fait différentes. Nous avons toujours eu un œil sur l'extérieur, tandis que les Mexicains se sont toujours tournés vers l'intérieur. Nous avons davantage qu'eux adopté le modèle des États-Unis. Et nous sommes aussi — et j'espère que c'est toujours vrai — un peu plus modernes que les forces mexicaines. Mais il se peut qu'elles soient en train de nous rattraper.

Le sénateur Atkins: Pensez-vous que si nous arrivions à conclure un accord quelconque avec les Américains, cela nécessiterait des ressources militaires importantes?

M. Granatstein: Probablement. Pendant longtemps, j'ai pensé que le seul moyen pour nous d'obtenir les crédits nécessaires à la défense était que les Américains nous mettent au pied du mur et nous disent que nous n'avions pas le choix. C'est probablement de cette manière, plutôt que par suite de la pression de l'opinion publique ou du leadership de notre élite politique que nous obtiendrons l'argent nécessaire. Nous écouterons seulement si Washington nous serre la vis.

Le sénateur Wiebe: S'il serre la vis gentiment?

M. Granatstein: Même s'il serre la vis très fort.

M. Bland: Sénateur, vous amenez des points très importants. Il y a parfois de la confusion dans les cercles que je fréquente, lorsque je m'adresse à des étudiants et à divers groupes de personnes, au sujet de la notion de l'influence que l'on pourrait obtenir en renforçant les forces armées canadiennes et ainsi de suite. Les gens qui veulent vous clouer le bec vous diront, «eh bien, nous ne pourrions jamais dépenser assez pour acquérir une influence suffisante à Washington pour faire bouger les choses ici.» Je suis tout à fait d'accord.

Washington est un endroit où toutes sortes d'intérêts rivalisent pour influencer la politique nationale, mais ce sont les Américains qui la font. Ceux qui font cette critique sont à côté de la plaque. Selon moi, nous ne nous efforçons pas de reconstruire nos forces armées afin d'avoir une influence sur la gestion de l'univers. Ce que nous devons faire, et particulièrement en relation avec les Américains, c'est nous efforcer de disposer d'une capacité suffisante pour influencer les décisions que les Américains prennent à notre sujet. Voilà le véritable enjeu.

Nous devons disposer d'une capacité suffisante pour être invités à la table de négociation. Nos capacités doivent être assez importantes aux yeux des commandants militaires américains pour que ceux-ci disent «Nous avons vraiment besoin des forces aériennes canadiennes pour patrouiller l'espace aérien et ainsi de suite. Vous feriez mieux de discuter avec leurs politiciens à ce sujet.»

Lorsque nous ne disposons que de faibles capacités, il est certain que nous n'exerçons aucune influence dans les affaires internationales, aux Nations Unies ou au sein de l'OTAN. Nous aurons une influence nulle sur les décisions qui sont prises au sujet du Canada par les responsables des organismes internationaux. C'est le sens à donner à cette discussion.

M. Granatstein: Permettez-moi de dire que je suis d'accord avec vous à 100 p. 100.

Le sénateur Atkins: Ils sont peut-être en train de surveiller la tendance et de voir que nos engagements sont supérieurs à nos ressources?

M. Bland: Ils sont tout aussi en mesure de dénombrer nos effectifs que nous le sommes.

Le sénateur Atkins: À titre de commentaire, lorsque nous sommes allés à Newport, il a été intéressant d'entendre la totalité des membres du Congrès, et ils étaient environ 25, nous confier: «Nous devons vraiment vous présenter nos excuses, parce que franchement nous prenons le Canada pour acquis». L'autre chose qui est ressortie clairement de ces discussions est qu'ils n'ont aucune idée de qui nous sommes.

M. Granatstein: C'est ce qui a été notre meilleur système de protection durant très longtemps.

Le sénateur Atkins: Vous voulez vraiment dire: «protection?»

M. Granatstein: Oui. C'est lorsqu'ils font attention à nous que nous sommes dans le pétrin. Et permettez-moi de vous dire qu'actuellement ils ont les yeux braqués sur nous.

Le sénateur Atkins: Les yeux braqués sur nous?

M. Granatstein: Oui.

Le sénateur Forrestall: Nous étions supposés obtenir un aperçu de la politique étrangère du gouvernement le 30 mai. Mais son dépôt a été reporté au 15 juin. Bien entendu, cela s'est produit avant-hier. Le monde a vécu les attentats du 11 septembre, mais le Canada quant à lui doit vivre avec «hier». Certains d'entre nous vivent mieux avec cette situation que d'autres. Tant que cela ne se traduira pas par des hélicoptères, je me retiendrai de commenter.

Est-ce que vous voyez quelque chose de significatif dans ce report, et pour l'amour du ciel à quoi peut-il être imputé? Il y a déjà un bon moment qu'ils y travaillent.

M. Granatstein: Est-ce que vous faites allusion au report de la décision dans l'achat des nouveaux hélicoptères ou du retard à se présenter devant votre comité?

Le sénateur Forrestall: Attendez que je demande au ministre McCallum de me donner sa définition de «bientôt» et je pourrai ensuite répondre à cette question.

Nous étions censés avoir reçu un exposé de principes. Comment interprétez-vous ce retard?

M. Granatstein: J'ignorais qu'il y avait eu un report jusqu'à ce que vous le mentionniez, monsieur. Je soupçonne que cela a davantage à voir avec des problèmes de rédaction au ministère plutôt qu'avec quoi que ce soit d'autre.

Le sénateur Forrestall: Ou encore peut-être que le ministre est en voyage.

M. Granatstein: Cela se peut très bien.

Le sénateur Taylor: Je trouve particulièrement intéressant que M. Granatstein ait fait allusion à l'idée que nous devons faire très attention lorsque les Américains s'intéressent à nous.

J'ai un peu de mal à suivre votre logique, cependant. Vous avez mentionné que nous avons dû nous retirer de l'Afghanistan parce que nous n'étions pas en mesure de fournir des troupes fraîches.

Je me rappelle qu'une très grande puissance qui s'appelle les États-Unis s'est retrouvée au Vietnam jusqu'à ce que l'enfer se referme sur elle. Les États-Unis n'ont pas cessé d'injecter de l'argent et des troupes et cela ne leur a servi à rien. Peut-être que finalement nous avons pris la décision la plus sage dans les circonstances. Peut-être que nous nous retrouverions dans une situation inextricable. Autrement dit, rien n'indique qu'une bonne armée pourrait contribuer à régler le problème. Il me semble que cette situation est en train de devenir un gouffre financier.

Qu'est-ce que vous attendez de notre armée? Sommes-nous censés nous précipiter aux quatre coins du monde et y rester stationnés? Il me semble que les militaires devraient emmener leurs femmes avec eux.

M. Granatstein: La raison d'être des armées est de faire la guerre. Nous existons en tant que nation parce que notre armée a contribué à remporter la Première Guerre mondiale, la Deuxième Guerre mondiale et la guerre froide. Personne n'aime faire la guerre. Personne n'aime injecter les milliards qui sont nécessaires aux forces militaires. Personne n'aime voir ses filles ou ses fils tués au combat.

Mais parfois nous n'avons pas le choix de nous battre. Parfois les problèmes sont tels que nous devons y faire face. Parfois aussi, lorsque nous avons affaire à des dictateurs ou à des fondamentalistes religieux déments, il faut prendre les armes. Nous n'avons pas d'autre option. Lorsque cela se produit, il faut pouvoir faire appel à des spécialistes pour organiser nos forces et les amener sur le terrain.

L'histoire de ce pays a montré que nous savons nous battre courageusement. Nous le faisons cependant, comme des amateurs au début et nous apprenons sur le tas. Il y a un prix à payer pour agir de la sorte. Beaucoup de nos fils ont été tués inutilement parce qu'ils étaient menés au combat par le banquier du coin ou l'avocat du patelin qui, s'ils avaient pu recevoir une formation de quatre ans, auraient appris à se battre correctement. Arthur Currie en est un bon exemple, tout comme Bert Hoffmeister. Ce sont des exemples tirés de la Deuxième Guerre mondiale de soldats amateurs qui sont devenus des spécialistes en action. Ils ont appris à se battre. Ils sont devenus aussi efficaces que quiconque dans le monde pour faire la guerre. Mais pendant qu'ils apprenaient, beaucoup de Canadiens sont morts au combat.

C'est un peu comme les assurances. Vous payez pour assurer votre maison contre l'incendie. Naturellement, vous espérez qu'il n'y aura pas d'incendie. Toutefois, si cela se produit, vous êtes très heureux d'avoir pris une assurance. La différence avec la défense tient au fait que l'assurance que vous acquittez en temps de paix se chiffre en dollars consacrés à former des spécialistes.

En temps de guerre, la même police d'assurance se chiffre en dollars, mais aussi en vies humaines, c'est-à-dire les vies de nos enfants. Je préférerais de beaucoup payer cet argent en temps de paix pour former des spécialistes de manière à réduire les pertes en vies de nos enfants — nos fils et nos filles — qui meurent au combat. Chaque cent consacré à la défense actuellement est bien dépensé, dans la mesure où ces dépenses sont supervisées correctement et utilisées à bon escient.

Le sénateur Taylor: Par «défense», est-ce que vous voulez dire mettre sur pied une armée qui est en mesure d'intervenir dans les «points chauds» du globe?

M. Granatstein: Je veux dire combattre, si nécessaire, et défendre ce continent.

Le sénateur Taylor: Je ne vous suis pas bien. Vous sonnez un peu comme le pape lorsqu'il a décidé de mener des croisades.

M. Granatstein: Personne ne m'avait encore jamais dit que je lui faisais penser au pape.

Le sénateur Forrestall: Il y a toujours une première fois.

Le sénateur Taylor: J'ai du mal à suivre votre raisonnement. Néanmoins, c'est la raison pour laquelle nous sommes ici.

Il me semble percevoir une plainte comme quoi nous ne disposons pas de la sécurité intérieure que nous devrions avoir. Je suppose que c'est vrai pour n'importe quel pays. Les États-Unis sont la plus grande puissance militaire de l'univers, et Israël est probablement la quatrième. Et pourtant, ces deux pays ont énormément de problèmes avec les terroristes.

Qu'est-ce qui vous fait penser que si nous mettons sur pied une énorme armée nous aurons plus de succès avec les terroristes que nous en avons maintenant?

M. Granatstein: Cette question devrait s'adresser plutôt à mon collègue. Cependant, permettez-moi de vous dire que personne ici ne suggère que nous devrions mettre sur pied une armée énorme. Nous avons besoin d'une armée qui sera en mesure de combler les vides dans ses unités présentes. Actuellement ces unités sont à mi-effectif. Essentiellement, il nous faudrait encore 10 000 hommes pour empêcher notre armée de s'épuiser lors des actuelles missions que nous menons à l'étranger, sans compter celles que nous accepterons à l'avenir.

M. Bland: J'aimerais faire un commentaire sur votre question que je juge importante.

Premièrement, pour ce qui est de déterminer ce que l'on obtient en retour de l'investissement, quelle serait la situation en Israël cet après-midi si ce pays n'avait pas l'armée dont il dispose? Il me semble que ce ne sont pas les armées qui rédigent les politiques de défense. Les politiques de sécurité ne rendent pas pour autant les pays invulnérables, nous le comprenons, mais elles contribuent à atténuer leurs vulnérabilités. C'est l'habileté des forces de défense d'Israël qui a pu empêcher la situation de dégénérer encore davantage depuis de nombreuses années. C'est important de se poser la question.

La raison pour laquelle nous avons quitté l'Afghanistan est étroitement liée à celle pour laquelle nous nous y sommes rendus pour commencer. Comme je l'ai déjà mentionné, probablement dans le contexte de l'enquête sur la Somalie et lors du déploiement de militaires à l'étranger, le Parlement a la responsabilité de mener ces enquêtes avant de déployer les militaires, et non après leur retour.

Nous devons tenir un débat parlementaire non partisan sur les raisons pour lesquelles nous devons nous engager quelque part, sur la durée de cet engagement, sur les accords qui devront être conclus, sur les règles de l'engagement ainsi que sur les ententes au niveau du commandement et de la logistique et ce pour toutes les grandes opérations que nous envisageons d'entreprendre.

Ce qui m'intéresse dans le présent contexte de la controverse, si je peux m'exprimer ainsi, qui entoure notre retrait de l'Afghanistan, c'est qu'il s'agit d'une expression des ressources limitées dont nous disposons, comme on nous l'a dit. Toutefois, nous avons des choix stratégiques. Nous disposons de 1 400 hommes dans les Balkans, qui finalement ne font que rester sur place. Bon nombre d'entre vous se sont déjà rendus dans cette région. Que s'est-il passé au cours des six ou huit derniers mois au chapitre de la politique étrangère? Lorsque nous avons appris que nous devions assumer cet important engagement auprès des États-Unis en Afghanistan, pourquoi n'avons-nous pas organisé un retrait des Balkans afin d'éviter justement cette controverse? Pourquoi n'avons-nous pas communiqué avec le chancelier allemand et ne lui avons-nous pas dit: «C'est votre tour. Vous avez beaucoup plus de soldats que nous. Nous revenons au pays dans six mois, et nous avons besoin de militaires pour poursuivre cet engagement.»

Cela nous amène à la question de l'harmonisation de la politique et la défense. Peut-être que le ministère des Affaires étrangères est trop occupé à organiser des événements.

Le sénateur Taylor: Vous dites que nous nous sommes retirés de l'Afghanistan parce que nous manquions de troupes et vous vous demandez pourquoi nous n'en avons pas retiré une partie de la Bosnie. Peut-être que l'on a décidé que l'Afghanistan s'apparentait à un gouffre, et que la Bosnie avait des chances d'en arriver à une situation de paix. Je pense que vous sautez rapidement aux conclusions en vous fondant sur les nouvelles publiées par Southam News qui a demandé à des experts militaires de se prononcer; ces spécialistes ont dit que nous nous étions retirés de l'Afghanistan parce que nous ne pouvions pas nous acquitter de notre mandat. Il se peut très bien que nous soyons sortis de l'Afghanistan parce que c'était la chose la plus intelligente à faire.

Avant que nous ne commencions à discuter afin de déterminer quelle serait la meilleure affectation pour nos soldats, vous aviez mentionné qu'une bonne force militaire pourrait peut-être arriver à stopper le terrorisme. Lorsque les terroristes en question sont des commandos suicides, il me semble que les militaires ne sont pas vraiment efficaces. Il me semble que l'on aurait davantage besoin d'une bonne police ou alors d'un système de renseignement plutôt que d'une armée très forte. Qu'en pensez-vous?

M. Bland: À certains égards, tout à fait. Nous avons besoin de services policiers et de systèmes de renseignement qui collaborent efficacement ensemble.

Le sénateur Taylor: Vous avez écrit dans votre dernier paragraphe:

Arriver à dissuader des terroristes ou à contrecarrer leurs projets en les intimidant par l'efficacité de nos mécanismes de sécurité interne [...]

Je ne vous suis pas très bien ici. Je ne pense pas que des terroristes puissent être intimidés par l'efficacité. En quoi une politique efficace peut-elle empêcher quelqu'un de se suicider?

M. Bland: La personne qui commet un suicide peut avoir de nombreuses motivations. Il me semble que d'après ce que nous savons de la situation en Israël, il s'agit de très jeunes gens animés de motivations très diverses. Cependant, leurs patrons, les organismes qui dirigent le terrorisme international et régional, sont habituellement des gens rationnels. C'est-à-dire qu'ils ne gaspillent pas leurs ressources dans des attaques inutiles contre les forces israéliennes, par exemple. Très peu de commandos suicides tentent de franchir les postes frontières ou les portes d'entrée d'un camp militaire israélien pour s'y faire exploser. Ils tentent de s'en rapprocher, mais ils n'obtiennent pas beaucoup de résultats.

Si j'étais un leader terroriste au Canada, ou ailleurs dans le monde, j'essaierais plutôt de trouver des cibles non renforcées.

Le sénateur Taylor: Est-ce que vous n'essayeriez pas d'infiltrer un parti politique?

M. Granatstein: Non, c'est vraiment trop facile.

M. Bland: Ce que je tente de suggérer, pour dire les choses simplement, c'est que si nous faisons en sorte d'être vraiment très bien défendus, peut-être que les terroristes s'attaqueront plutôt aux Mexicains, ou aux Irlandais ou à quelqu'un d'autre. Ce n'est pas ma responsabilité de prendre soin de ces gens.

Le sénateur Taylor: Monsieur Granatstein, n'oubliez pas que notre président a un nom irlandais.

Monsieur Granatstein, vous avez suggéré que les militaires pourraient intervenir lorsque les provinces ont des problèmes.

M. Granatstein: C'était le professeur Bland.

Le sénateur Taylor: Autrement dit, ce serait comme lors de la Crise d'octobre au Québec, lorsque les militaires sont intervenus dans cette province.

Est-ce que vous vous rappelez les émeutes de Terre-Neuve? Bien entendu, je suis plus âgé que quiconque ici. Nous avons fait appel à la Gendarmerie royale à cette occasion. Qu'est-ce qui vous fait penser que les militaires seraient plus efficaces que la Gendarmerie royale lorsqu'il s'agit de mater une insurrection dans une province?

M. Bland: Je me rappelle très bien de l'époque où les militaires circulaient à Ottawa en armes pour protéger les sénateurs et tout le monde durant la Crise d'octobre. Ce fut vraiment une affectation très difficile.

Je ne pense pas que nous devrions jamais déployer des soldats contre les citoyens canadiens à moins que ce ne soit absolument nécessaire.

Au cours de sa longue histoire, et je m'en remets encore une fois à mon collègue, ce pays a vu ses provinces et ses maires, avant et après la Première Guerre mondiale, faire régulièrement appel aux militaires pour réduire au silence des opposants politiques, des socialistes et des chefs syndicaux. Cette tendance s'est résorbée depuis quelques années.

L'administration fédérale a une responsabilité permanente envers les Canadiens de ne faire usage des forces armées qu'en dernier ressort, afin de prêter main-forte aux forces policières. On pourrait s'attendre à ce qu'il y ait un usage en cascade des services de police à l'échelle des provinces et des municipalités et ainsi de suite avant de faire appel aux forces armées. C'est d'ailleurs ce qui s'est produit à Oka.

Ce qu'il y a de curieux dans notre Loi sur la défense nationale, dans sa version actuelle, c'est que les provinces peuvent faire directement appel au chef d'état-major de la Défense afin de lui demander de venir en aide au pouvoir civil sur des questions de sécurité intérieure. Toutefois, le chef d'état-major pourra décider d'envoyer un caporal ou un bataillon entier.

C'est de cette façon que notre système fonctionne depuis la Confédération. Ce qui est proposé aujourd'hui est dangereux, parce que l'on introduit un élément de partisanerie politique dans la loi. Ce n'est pas un sujet d'inquiétude pour le chef d'état-major de la Défense, mais ce pourrait l'être pour les dirigeants des provinces et de l'administration fédérale.

M. Granatstein: Malheureusement, je ne suis pas d'accord avec mon collègue sur ce point.

En réalité, le chef d'état-major de la Défense consultera les pouvoirs politiques avant d'engager ses troupes en vertu de Loi sur la défense nationale dans sa version actuelle. Je pense que cette modification proposée ne fait que reconnaître les faits. Il ne s'agit pas d'un changement constitutionnel, contrairement à ce que semble penser M. Bland, et finalement il n'y a rien de changé, sinon d'harmoniser la loi avec la réalité. Il ne me semble pas que cela représente une menace.

M. Bland: Nous allons devoir attendre la réponse à la lettre que j'ai adressée au procureur général du Québec.

Le président: Si j'ai bien compris, vous pensez tous les deux que les forces canadiennes feront face à une réduction progressive de leurs opérations, peu importe ce qui s'est produit ou ce qui arrivera à partir de demain. Si c'est le cas, est-ce qu'il ne serait pas de bon aloi sur le plan politique d'envisager de recommander que l'on n'envoie aucune troupe à l'étranger durant deux ou trois ans, tant et aussi longtemps que l'armée n'aura pas fini de se régénérer, de se rééquiper et de recentrer ses activités?

M. Bland: De façon générale, c'est une bonne suggestion. Il est à espérer qu'au cours de l'exercice de remise à niveau qui se déroule actuellement à la Défense, qu'il soit ou non terminé, on mentionne une stratégie visant à reconstruire les éléments principaux des capacités de défense canadiennes au fil du temps.

On ne peut pas procéder à cette reconstruction pendant que les troupes sont en mission à l'étranger. Le commandant des armées a fait valoir cet argument. L'armée procède actuellement à son rééquipement à l'aide d'une gamme complète de nouveaux véhicules, ce qui nécessite de la formation. L'armée, et le reste des forces, procèdent actuellement au recrutement de deux à quatre milles personnes par année qui doivent être formées. Les membres des unités sont en train de former les nouveaux. Toutes ces activités expliquent en partie la pénurie actuelle au sein des forces armées. Lorsque l'ancien ministre de la Défense a déclaré que les Forces canadiennes avaient atteint les limites de leurs possibilités, je suppose qu'il savait ce qu'il disait. Après tout, c'est lui qui a contribué à les mettre dans cet état. Le moment est venu d'assouplir ce processus. Nous avons besoin d'intégrer dans l'énoncé de la politique de défense une stratégie qui, au fil des ans, contribuera à reconstruire les forces armées canadiennes et à leur redonner un état raisonnable de santé et de capacité.

M. Granatstein: Je suis d'accord avec l'analyse faite par M. Bland. Toutefois, pour insister sur un des points qu'il a fait valoir, ce sont les politiciens qui déclenchent les déploiements à l'étranger, et non les militaires.

L'une des grandes calamités pour les politiques du Canada fut que Lester Pearson s'est mérité le prix Nobel pour le rôle qu'il a joué à Suez en 1957. Par la suite, nous avons eu une succession de premiers ministres qui étaient aussi désireux de se mériter le prix Nobel, habituellement en engageant les troupes canadiennes dans une crise, sans réfléchir. Paul Martin l'a fait à Chypre, en 1964. Nous avons vu également d'autres ministres défendre des politiques qui ne servaient pas vraiment les intérêts des Forces canadiennes, encore une fois dans le même objectif de recueillir des suffrages en vue d'une nomination au prix Nobel. Bien franchement, tout cela n'a pas beaucoup de sens. Il est rare que nos décisions reposent sur une politique; parfois, parfois, c'est l'ambition personnelle qui prend l'apparence d'une politique. Cette façon d'agir a eu une incidence très destructrice sur les Forces canadiennes.

Le président: Toutes les options politiques ont un prix.

M. Granatstein: Vous avez tout à fait raison.

Le président: Supposons pour un instant que nous soyons tous d'accord sur cette option politique, c'est-à-dire de demander à nos militaires hommes et femmes de rester au pays durant deux ou trois ans le temps de se réorganiser. Quels seraient les coûts en termes d'appui du public pour les Forces canadiennes et quelle serait l'incidence sur nos relations avec nos alliés? Comment pourrions-nous évaluer le prix de cette décision? Est-ce que vous pouvez articuler ce facteur? J'en ai suggéré deux ou trois, mais vous pouvez peut-être en voir d'autres.

M. Granatstein: Premièrement, la politique ne pourra être appliquée que si l'on obtient des crédits nécessaires pour reconstruire les forces. C'est la première étape.

Le prix à payer pour ce qui est de l'opinion publique pourrait être assez élevé, parce que les Canadiens ont été amenés à croire que nous sommes les chefs de file mondiaux dans le domaine des opérations de maintien de la paix. À l'heure actuelle, nous nous situons au 34e rang pour ce qui est de fournir des troupes aux opérations de maintien de la paix des Nations Unies. Donc, nous sommes loin d'être des chefs de file, peu importe notre passé à cet égard. Le public, néanmoins, continue de croire, et cela depuis Suez en 1956, qu'il ne peut y avoir de missions de maintien de la paix dans le monde sans la participation du Canada.

Le public ne réalise pas que ces missions ont beaucoup changé. Il ne s'agit plus simplement d'envoyer un soldat coiffé d'un béret bleu; de nos jours, le maintien de la paix se traduit plutôt par l'imposition de la paix. Il arrive que cela se traduise par des pertes en vies humaines. Nous avons enregistré 100 décès lors de missions de maintien de la paix. Nous avons dû nous battre contre nos alliés turcs au sein de l'OTAN à Chypre. Nous avons subi des pertes sérieuses lors de missions de maintien de la paix. Il faut pouvoir compter sur des soldats bien entraînés lors de ce type de mission.

On pourra faire valoir auprès du public que ce processus visant à rééquiper, former et reconstruire les forces nous permettra de mieux nous acquitter à l'avenir de ce type de missions de maintien de la paix. Si nous décidions de retenir nos troupes et de les empêcher de participer à des missions à l'étranger durant une certaine période, il faudrait organiser une campagne de sensibilisation du public afin d'expliquer nos raisons et de leur décrire quels seraient les avantages au bout du compte. Si cet exercice est mené correctement, je pense que l'idée pourrait être vendue à la population canadienne.

M. Bland: L'un des prix à payer que nous devrions envisager est justement ce qu'il nous en coûterait si nous ne faisions pas de pause. Pour revenir à certains thèmes qui ressortent des commentaires du sénateur Taylor et de ceux de M. Granatstein aussi, les forces armées sont l'un des seuls domaines où l'on sacrifie délibérément des existences en vue d'appliquer une politique gouvernementale. Il ne s'agit pas de personnes qui sont tuées dans des accidents, mais plutôt de personnes que nous mettons délibérément dans des situations où elles risquent d'être tuées ou blessées. Le peuple canadien accepte cela. Nous sacrifions des existences à cette fin. En toute honnêteté, nous devons nous assurer que les risques que nous faisons courir à nos soldats sont les moins élevés possible. C'est ici que le bât blesse.

Il est important de mettre sur pied une campagne en vue d'expliquer à la population et aux décideurs canadiens, ainsi qu'à nos alliés, en quoi cette stratégie de renouvellement — si c'est bien de cela qu'il s'agit — consistera et quels seront les résultats de cet exercice. Nous dirons aux gens que d'ici trois ans, nous aurons la meilleure petite armée du monde et que nous serons de retour sur le terrain. Ensuite, les gens vont demander quel sera le prix de cet exercice et quel est notre plan et voudront voir en quoi consiste l'effort. Ce serait vraiment une honte de dire que les forces reviennent au pays pour s'asseoir dans les casernes en attendant de tomber en ruines.

Nous avons déjà vécu l'une de ces réorganisations auparavant, après le dépôt du livre blanc de la Défense nationale en 1987. Certains d'entre vous se rappellent peut-être que nous avions fait un effort énorme pour réorganiser nos déploiements en Europe. Nous avions notamment annulé notre engagement auprès de l'OTAN dans le nord de la Norvège afin de concentrer nos troupes en Europe centrale. C'était la bonne chose à faire sur le plan technique, même si ce fut difficile sur le plan politique.

Le ministre de l'époque s'était rendu à Washington pour y rencontrer le secrétaire à la Défense américain et lui expliquer que les Forces canadiennes seraient beaucoup plus efficaces et efficientes si elles étaient regroupées en Europe centrale. Le ministre de l'époque avait réussi à défendre son point de vue auprès des responsables de l'armée américaine et de leur vendre l'idée que c'était une chose importante à faire. Je sais, puisque j'y étais, que les Norvégiens n'avaient pas vraiment apprécié notre décision. Cependant, ce n'était pas le but de l'exercice. Il a fallu du courage politique pour prendre ces décisions. Ce qui s'est passé ensuite après 1987 est une tout autre histoire. Nous parlons maintenant de la façon dont les politiciens et les chefs militaires ainsi que les leaders d'opinion dans notre pays pourraient expliquer les changements radicaux dans la politique.

Le président: Vous faites tous les deux allusion à l'un des dilemmes que doit affronter la politique de défense; c'est-à- dire que les dépenses du gouvernement n'entraînent pas toujours des retombées qui conviennent au cycle politique. L'une des difficultés inhérentes à ce type de propositions tient au fait que les dépenses seraient engagées maintenant, mais que les résultats ne seraient visibles que sous une administration subséquente.

M. Granatstein: Les dépenses ne seront pas engagées seulement maintenant, elles le seront dès maintenant et aussi dans le futur. C'est la raison pour laquelle il serait souhaitable de mettre de l'avant une politique de défense non partisane, de sorte que toutes les parties se mettraient d'accord pour adopter tel ou tel plan et pour engager les crédits nécessaires. Je ne pense pas que nous puissions obtenir cette politique de défense non partisane, parce que les gens vont se battre justement pour défendre des objectifs partisans — après tout, nous sommes au Canada.

D'un autre côté, permettez-moi de vous signaler le livre blanc sur la Défense qui a été déposé en Australie — un pays où la tradition de partisanerie est aussi vigoureuse que la nôtre — dans lequel on engageait des sommes en vue de rééquiper les forces armées sur une longue période de temps. Je ne sais pas si ce livre blanc a obtenu le soutien unanime du Parlement australien, mais du moins le gouvernement de ce pays a eu le courage de dire: «Nous planifions pour l'avenir. Cet exercice coûtera tant d'argent. Nous avons besoin de ce matériel et il nous faut également un effectif de tant d'hommes». Voilà une façon rationnelle de procéder. Il nous faudrait procéder un peu de cette manière, afin d'éviter qu'un nouveau gouvernement arrive et dise: «Nous avons décidé d'éliminer les hélicoptères dont nous avons besoin. Nous allons remettre cette décision pour un certain nombre d'années.» Il faut que les gouvernements puissent prendre des engagements fermes parce qu'ils reconnaissent les réalités au sein desquelles ils doivent évoluer.

M. Bland: La réalité en matière de formulation de politiques est que tous les gouvernements doivent vivre avec les décisions prises par les administrations précédentes sur des questions de défense à certains égards. Les F-18 par exemple sont arrivés sous un gouvernement conservateur alors qu'ils avaient été achetés par le gouvernement de M. Trudeau. Le concept et l'organisation du VBL III, qui ne récolte actuellement que des louanges, ont trouvé naissance vers la fin des années 70 et nous perfectionnons ce véhicule depuis lors. Le gouvernement actuel remporte également passablement de succès avec les frégates que nous déployons autour du monde et qui ont été achetées il y a déjà de nombreuses années. Voilà une réalité importante.

Afin de renchérir sur ce qui vient d'être dit, si nous arrivons à nous entendre à l'échelle nationale — sinon à l'échelle des partis — sur une politique de défense articulée autour de certains concepts et de certaines capacités, dans ce cas nous pourrions arriver à quelque chose à long terme. Nous avons construit 12 frégates, puis nous avons fermé les chantiers navals. Maintenant, on me dit que les chantiers maritimes sont en faillite. Quel genre de système aurions-nous aujourd'hui si nous avions construit les frégates une par une durant 15 ans et que nous les avions graduellement mises en service, c'est-à-dire si nous les avions remplacées de façon ordonnée et si nous avions entretenu une capacité de construction navale à titre de nécessité nationale? Ce sont des idées générales qui ne sont certainement pas nouvelles. Les discussions qu'il nous faudra nécessairement tenir au sujet de la stratégie de renouvellement devront en partie porter sur l'importance de maintenir cet effort de rétablissement des forces armées au fil des ans.

Le président: Professeur Granatstein, j'ai écouté très attentivement vos commentaires au sujet de la formulation d'une proposition relative à notre participation au Commandement nordique. Il en ressort plusieurs enjeux. Nous avons eu l'impression à Washington que le secrétaire à la Défense jonglait avec l'idée de faire du Commandement nordique — ou peu importe la façon dont vous l'appelez — un commandement opérationnel géographique un peu différent de tous les autres commandements de ce type. Il envisageait la possibilité d'y intégrer les Canadiens d'une manière inédite. Je pense que le comité est curieux de savoir dans quelle mesure cette idée est mort-née à une certaine étape du processus bureaucratique à Washington ou alors si cette demande n'a jamais été présentée par ce que l'on craignait d'essuyer un refus.

En rapport avec cette même idée, il convient de mentionner la préoccupation constante du ministère des Affaires étrangères, que l'on pourrait classer dans la catégorie des «préoccupations au sujet de la souveraineté nationale». Il me semble, s'il est vraiment nécessaire de mettre cette idée à l'épreuve, qu'en établissant une relation de travail plus étroite avec les États-Unis, on devrait améliorer notre souveraineté nationale plutôt que de la compromettre. Comment expliquez-vous le fait qu'un ministère du gouvernement exprime régulièrement cette inquiétude et qu'il agisse comme un frein? Est-ce parce que ses responsables expriment d'autres préoccupations des Canadiens, comme l'agacement à l'égard des États-Unis en ce qui concerne le bois d?œuvre et les subventions à l'agriculture? Quelle est votre réaction à cet égard? Professeur Bland, pourriez-vous nous dire si vous êtes favorable à la thèse générale de M. Granatstein comme quoi nous devrions développer des relations plus étroites avec les États-Unis?

M. Granatstein: En expiation de mes péchés, il y a cinq ousix ans, j'ai écrit un livre sur l'histoire de l'anti- américanisme au Canada. C'est une longue histoire qui remonte aux guerres des Français contre les Américains, contre les États de Boston et jusqu'aux loyalistes. C'est un thème récurrent de notre histoire depuis la fondation du pays. Je faisais valoir dans ce livre que l'anti-américanisme était mort en tant que problème politique après la signature de l'Accord de libre-échange. Je n'ai pas tardé à m'apercevoir que je m'étais trompé, parce que l'anti-américanisme est de retour.

Selon moi, la réaction à l'incident déclenché par le tir des Américains sur nos troupes en Afghanistan dans les médias visait délibérément à fouetter l'anti-américanisme et à laisser planer l'idée que les Américains avaient pu faire cela délibérément. Je trouve que c'est une attitude répréhensible. Toutefois, c'est ainsi que le Globe and Mail a abordé ce sujet, par exemple. Un reporter du Globe and Mail m'a contacté en me précisant qu'il me posait des questions à la demande de son rédacteur en chef. Donc, il m'a téléphoné et m'a demandé si je ne pensais pas que les Américains affichaient leur mépris pour les Canadiens en les envoyant creuser les tombes de al-Qaida? Naturellement, j'ai fait une scène à ce reporter, qui est un excellent journaliste et qui n'est absolument pas à blâmer dans cette histoire.

Il y a un puissant courant d'anti-américanisme dans notre pays et ce courant a un poids politique. Il ne fait pas de doute que les ministères du gouvernement reflètent ce courant, tout comme les ministres. Il existe également de forts courants anti-américains dans la plupart de nos partis politiques. Je ne sais pas comment vous pourriez qualifier Lloyd Axworthy, mais il me semble qu'il prend un malin plaisir à chatouiller les plumes de l'aigle américain dans toutes les occasions possibles, et d'ailleurs c'est ce qu'il a fait dans le document que j'ai mentionné auparavant. C'est de l'anti- américanisme délibéré.

«Tout ce que font les Américains est mauvais», est une affirmation qui revient sans cesse dans notre histoire. Et il est probable que les choses ne sont pas près de changer. Si des gens aux Affaires étrangères — qui, après tout, a été le ministère de M. Axworthy durant une assez longue période — s'inquiètent au sujet de la souveraineté et des Américains, ils ne font qu'exprimer un courant d'opinion au Canada.

Ceci étant dit, il incombe au ministère des Affaires étrangères de se préoccuper de notre souveraineté, et je m'en préoccupe aussi. Comme vous l'avez suggéré dans votre remarque, nous améliorerons la situation de notre souveraineté en collaborant avec les États-Unis à la défense du continent, plutôt que de l'affaiblir. Toutefois, je peux comprendre les raisons pour lesquelles des Canadiens s'inquiètent à ce sujet et aussi pourquoi, en 1957-1958, par exemple, M. John Diefenbaker était inquiet au sujet de NORAD et de ses répercussions sur notre souveraineté.

Il est toujours difficile pour un petit pays de traiter avec un pays plus puissant — une superpuissance — qui partage sa frontière. Il y a très peu de pays qui partagent une aussi longue frontière avec une superpuissance. Nous devons nous préoccuper constamment de notre souveraineté, mais par ailleurs nous devons faire des choix réalistes et comprendre que parfois on fait davantage pour la souveraineté en disant oui à une grande puissance et on risque de nuire à cette même souveraineté en disant non. Selon moi, voici une occasion où nous ferions mieux de dire oui, et de collaborer avec les États-Unis, tout simplement parce qu'ils vont procéder de toute manière. Il n'y a pas d'alternative. Nous devons le faire dans notre propre intérêt.

Il existera toujours une tension entre les affaires étrangères, qui ont le mandat de se préoccuper au sujet de la souveraineté et la défense nationale, qui a tendance à se montrer plus pratique dans l'ensemble et à voir les avantages qui en résulteront pour les militaires et, également, pour le pays si nous collaborons avec les Américains.

M. Bland: Je suis d'accord avec M. Granatstein sur presque tout ce qu'il a dit. Il est clair que c'est un thème difficile à réfuter.

L'une des raisons expliquant le différend qui existe entre les ministères sur ces questions est que les Forces canadiennes et les fonctionnaires du ministère de la Défense nationale ont tendance à considérer la politique de défense nationale surtout comme une question d'ordre technique. On a l'impression que, de n'importe quel point de vue où l'on se place, le fait d'être associés, d'être dans un contexte d'interopérabilité ou alignés avec les forces armées américaines est un moyen efficace sur le plan technique pour le Canada de se défendre lui-même, et particulièrement en Amérique du Nord. Il s'agit d'un moyen d'exercer une certaine influence sur les questions qui touchent le Canada à Washington. Le ministère des Affaires étrangères a un autre programme, un autre point de vue et d'autres sujets de préoccupation.

J'ai suivi les déclarations de M. John Manley lorsqu'il était ministre des Affaires étrangères. Il expliquait, si j'ai bien compris, qu'il n'y a pas de meilleure relation pour le Canada que celle qu'il entretient avec les États-Unis et que la dimension militaire de cette relation est un élément important de l'ensemble. Ce n'est pas que notre souveraineté serait attaquée, mais plutôt que nous serions tout simplement laissés pour compte. La plus grande difficulté pour nous à Washington, si j'ai bien compris, ne consiste pas à influencer la politique mais plutôt à se faire entendre. Les Canadiens s'alignent avec 128 autres pays, régions et gouverneurs d'un peu partout, y compris les lobbyistes, et cetera. Aussi, se faire remarquer, mais de façon positive, est difficile.

Cela me ramène à une autre question qui a été posée auparavant et qui tentait de déterminer comment l'on devrait procéder pour obtenir l'appui du public à l'égard de la défense nationale ou pour ce qui est bon pour notre pays. Je reviens au leadership politique pour une large part. Les chefs politiques, s'ils croient qu'il est important de s'associer aux États-Unis sur divers aspects, devront alors expliquer cela aux Canadiens et résister à la tentation de compter des points auprès de l'auditoire canadien sur le dos des Américains.

J'ai moi-même été approché, après l'incident contre nos militaires en Afghanistan, par un télédiffuseur national. Une personne m'a demandé de venir dire à la télévision que cet incident était un scandale. On m'a demandé si j'étais de cet avis et si je voulais venir en parler. J'ai répondu «Bien sûr que non». Toutefois, le télédiffuseur a trouvé un autre ancien officier, un spécialiste de la logistique, qui s'est fait un plaisir de venir disserter sur des questions opérationnelles d'une manière tout à fait irresponsable.

Il faut que les politiciens prennent les devants et qu'ils viennent expliquer, s'ils en sont convaincus, qu'il y a un avantage à ce que le Canada s'associe militairement avec les États-Unis de diverses manières et qu'ils insistent pour mentionner que nous protégerons le droit du Canada à prendre ses propres décisions au sujet de ses militaires, de leur déploiement, et cetera. Je suis tout à fait contre le concept du soutien inconditionnel à l'interopérabilité. C'est ce qui nous a mis dans le pétrin lors de la crise des missiles de Cuba. Le premier ministre de l'époque essayait de faire jouer des mécanismes, mais il s'est aperçu qu'il n'y en avait aucun. Ainsi, les forces sont parties dans la mauvaise direction parce qu'elles croyaient que c'était la relation qui avait de l'importance — la relation entre l'OTAN et les Américains. Dans ce cas, nous devons expliquer à la population qu'il est important de nous associer avec les États-Unis; comment nous entendons protéger et promouvoir notre souveraineté nationale et comment nous envisageons l'établissement de ces organisations, comme ce comité qui sera chargé de superviser ce genre de décisions stratégiques ainsi que les responsables de leur administration.

Le sénateur Forrestall: J'aimerais faire un commentaire sur un ou deux points. Nous avons fait l'exercice il y a 10 ans, et je ne me rappelle pas qu'il y ait eu beaucoup de dissension ou de divergence au sein du comité mixte au sujet de la politique.

Le président: ... sauf pour le Bloc québécois.

Le sénateur Forrestall: Eh bien, à cette époque, le Bloc avait des divergences avec tout le monde. Ce n'était pas des divergences d'ordre politique ou philosophique. L'affrontement est survenu lorsque le Cabinet, même s'il ne l'avait pas rejeté carrément, n'a fait que servir en paroles cette politique et en bout de ligne n'a pas posé de gestes concrets pour la mettre de l'avant.

L'autre jour, nous avons entendu un ministre influent déclarer que le gouvernement ne commanderait plus aucun navire. Il nous faut commencer à prévoir l'acquisition de navires de classe Tribal dès maintenant. Nous ne savons toujours pas comment nous allons procéder pour renouveler notre flotte. Environ 200 à 300 programmes d'océanographie sont mis de côté, en attente des travaux sur le terrain nécessaires si nous voulons conserver notre rôle dans ce domaine. La flotte de la Garde côtière nécessite également une planification à long terme.

Un petit groupe d'entre nous étaient réunis dans un bureau de l'édifice de l'Ouest et, comme vous venez de le mentionner, nous nous efforcions de séparer le «fonctionnement et entretien» des «biens d'équipement». Pour en arriver à conserver les chantiers maritimes et à surmonter les critiques à l'égard des Américains, il faut faire les choses une ou deux à la fois. Ils ont droit à toute ma sympathie. Les habitants de Saint John, au Nouveau-Brunswick se retrouveront sans travail parce qu'ils vont perdre leur chantier maritime et pour notre part, nous aurons perdu la capacité de nous relancer dans la construction maritime. Cela peut prendre de trois à cinq ans. Et dans certains domaines, pour reconstruire — c'est-à-dire pour réunir du personnel et le former — il faut plutôt compter de huit à dix ans. Et je suis optimiste.

Je deviens terriblement frustré lorsque je repense à la direction que nous avons prise sur cette question.

Ma question finale porte sur les deux documents — le document qui traite de la révision de la politique étrangère que nous attendons à l'heure actuelle et la déclaration préliminaire du nouveau ministre en ce qui concerne la politique en matière de défense. S'agira-t-il seulement d'une révision ou alors est-ce qu'il pourrait nous demander de procéder à une étude à l'appui d'une nouvelle politique en matière de défense? Qu'allons-nous faire si le gouvernement déclare, en ce qui concerne la révision de la politique étrangère: «Cette politique revêt une faible priorité pour le moment, mais d'un autre côté, nous voudrions que vous procédiez à une révision de la politique en matière de défense?» Quelle sera notre position lorsque nous aurons terminé la révision de la politique en matière de défense que nous nous retrouverons sans politique étrangère?

M. Granatstein: Quelle sera notre position, monsieur? Elle sera la même que celle que nous avons en ce moment.

Le sénateur Forrestall: C'est bien ce qui se passe actuellement, n'est-ce pas?

M. Granatstein: Oui c'est exactement là où nous nous trouvons actuellement. C'est-à-dire dans la confusion.

M. Bland: J'aimerais seulement vous faire remarquer que dans mes écrits et dans les cours que je donne à mes étudiants et à d'autres personnes, je cite toujours le Comité mixte spécial de la Chambre et du Sénat à titre d'exemple pour la formulation de politique non partisane, du moins durant une courte période. J'ai participé à un grand nombre de réunions de ce comité, et j'ai également apprécié la plupart des rapports qu'il a produits par la suite. Nous avons tous remarqué en bout de ligne, lorsque le livre blanc de 1994 a été publié, que le gouvernement avait accepté l'ensemble des recommandations du comité, sauf en ce qui a trait aux crédits, et qu'il est parti de là.

Je le répète, s'il y a de l'espoir pour les gens qui sont en faveur d'une approche politique concertée en ce qui concerne les problèmes de sécurité nationale du Canada, il me semble que c'est un bon modèle dont il faut s'inspirer.

Le président: Professeur Granatstein, professeur Bland, nous vous remercions de cet échange de vue. Nous espérons pouvoir vous réinviter. Notre ordre de renvoi s'étend sur un bon 18 mois. Nous espérons pouvoir nous acquitter des diverses parties de notre mandat durant cette période.

Merci beaucoup d'être venus nous faire entendre vos témoignages. Nous vous remercions de vos mémoires et de vos opinions.

À ceux d'entre vous qui suivent nos travaux à la maison, nous vous invitons à visiter notre site Web à l'adresse www.senate-senat.ca/defence.asp. Vous pourrez y consulter les témoignages de même que les horaires des audiences qui sont confirmées. Autrement, vous pouvez communiquer avec le greffier du comité en composant le 1-800-267-7362 pour obtenir de plus amples renseignements ou de l'aide pour entrer en communication avec les membres du comité.

La séance est levée.


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