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Délibérations du comité sénatorial permanent
des affaires étrangères

Fascicule 5 - Témoignages


OTTAWA, le mardi 3 avril 2001

Le Comité sénatorial permanent des affaires étrangères se réunit aujourd'hui, à 18 h 02, pour examiner en vue d'en faire rapport les faits nouveaux survenus sur le plan politique, social, économique et de la sécurité en Russie et en Ukraine et les intérêts du Canada dans la région, ainsi que des questions connexes.

Le sénateur Peter A. Stollery (président) occupe le fauteuil.

[Traduction]

Le président: Chers collègues, aujourd'hui, nous allons nous consacrer en quelque sorte au droit. Nous accueillons en effet M. Solomon, professeur au Centre d'études russes et de l'Europe de l'Est de l'Université de Toronto.

Monsieur Solomon, vous avez la parole.

M. Peter H. Solomon, fils, professeur de sciences politiques, directeur, Centre d'études russes et de l'Europe de l'Est, Université de Toronto: Si vous le voulez bien, je vous ai préparé un petit exposé d'une quinzaine de minutes intitulé «Le droit et les tribunaux sous le régime Poutine».

Vladimir Poutine est conscient de l'importance de la loi et des tribunaux, et j'en veux pour preuve l'intérêt personnel qu'il marque à leur réforme. Ils lui tiennent à c<#0139>ur en raison de leur capacité, d'une part, à centraliser davantage le fédéralisme russe, après des années de glissement du pouvoir vers les régions et les républiques et, d'autre part, à créer un bon climat d'investissement, thème après tout de sa récente visite au Canada.

Dans quel état étaient la loi et les tribunaux à la veille de l'accession au pouvoir de M. Poutine et quelles mesures ont été prises jusqu'ici, sous son régime, pour en corriger les faiblesses?

Les deux talons d'Achille du droit russe, dans le passé, étaient le manque de cohérence des lois adoptées par les différents ordres de gouvernement et le manque de fondement des lois, particulièrement des lois fédérales, et leur faiblesse d'application. Les incohérences se retrouvaient surtout dans les nombreux champs de compétence partagée, surtout lorsque les lois régionales précédaient les lois fédérales ou que ces dernières étaient floues. Parfois, des traités bilatéraux permettaient des dérogations particulières au droit fédéral, y compris à la Constitution. Cependant, de nombreux sujets de la Fédération sont prêts à défier le pouvoir central, même lorsque celui-ci a la compétence exclusive dans un domaine, et la plupart des lois fondamentales des sujets -- c'est-à-dire les constitutions et les chartes -- violent la Constitution fédérale ou du moins en dérogent légèrement. Cet état de fait rend par exemple la protection juridique des entreprises incertaine, en ce sens qu'il faut que les juges choisissent quelles lois appliquer.

La réaction du gouvernement Poutine a été de mettre en valeur plusieurs thèmes, dont l'harmonisation des lois adoptées par les divers ordres de gouvernement, une responsabilité confiée en partie aux nouvelles administrations de district fédérales -- aux sept avant-postes du gouvernement fédéral dans les différentes régions du pays.

Un autre thème est la rédaction de nouvelles lois fédérales dans certains domaines cruciaux comme le code des impôts et le code foncier, deux sujets auxquels nous pourrons revenir, si tel est votre désir.

Un troisième consiste à obliger à répondre de leurs actes, voire devant un tribunal pénal, les gouverneurs et maires qui n'abrogent pas des lois en contradiction avec des lois fédérales et à créer, dans 21 districts, de nouveaux tribunaux administratifs dont relèvent les gouvernements des sujets et qui examinent la légalité des lois administratives normatives du gouvernement régional.

Enfin, il est aussi question de trouver des moyens de mieux appliquer les décisions du Tribunal constitutionnel relatives à des incohérences des lois, d'essayer de mettre en place des mécanismes formels qui font en sorte que les décisions du tribunal ont plus de poids qu'elles n'en ont actuellement.

Toutefois, il n'y a pas de droit efficace sans tribunaux -- des tribunaux indépendants, habilités des pouvoirs voulus, qui inspirent confiance et respect. Vous savez, j'en suis sûr, que ce n'était pas le cas des tribunaux soviétiques. Une décennie de réforme judiciaire a sensiblement amélioré la situation. Le gouvernement de Russie a instauré la nomination à vie de presque tous ses juges et leur a permis de créer des institutions de la magistrature qui ont compétence exclusive en matière de discipline des juges -- les commissions professionnelles -- et d'administration des tribunaux -- les ministères juridictionnels qui ont pris en charge le soutien administratif auparavant fourni par le ministère de la Justice.

De plus, le gouvernement de Russie a élargi la compétence des tribunaux dans toute une gamme de nouveaux secteurs d'activité: les litiges constitutionnels fondés sur le Tribunal constitutionnel; la révision judiciaire de lois administratives qui est actuellement très fouillée et étendue en Russie; la supervision, par les tribunaux, de la phase préparatoire au procès des enquêtes criminelles, fonction qui prendra encore plus d'ampleur, selon moi, l'an prochain ou l'année suivante; et le règlement des différends commerciaux devant les tribunaux d'arbitrage.

Je vous ferai remarquer cependant que la Russie a une nette avance sur les autres pays membres de la Communauté des États indépendants, y compris l'Ukraine, pour presque tout ce qui touche la réforme du droit et de l'appareil judiciaire.

Certes, la pleine réalisation de ces projets a été entravée par le sous-financement fédéral des tribunaux, qui a permis aux gouvernements régionaux et locaux, voire à des entreprises du secteur privé, de s'imposer comme des bailleurs de fonds officieux des tribunaux, ce qui pourrait compromettre leur indépendance nouvelle.

Le programme de réforme judiciaire, en plus de bonifier le financement fédéral, prévoit l'adoption de nouveaux codes de procédure pour le droit pénal comme pour le droit civil et des améliorations dans le recrutement et la formation des juges.

Au début de l'an 2000, Vladimir Poutine, même lorsqu'il n'assurait que l'intérim, a commencé à augmenter le budget des tribunaux, en partie pour payer le salaire de juges nommés à une toute nouvelle branche de l'appareil judiciaire -- les juges de paix -- et en partie pour commencer à redresser la situation des tribunaux existants.

Vers la fin de novembre 2000, Poutine a annoncé que la réforme judiciaire était l'un des six objectifs prioritaires du gouvernement de la Russie pour l'an 2001. Il a chargé un groupe de travail présidentiel de la réforme judiciaire, sous la direction du sous-administrateur présidentiel général, Dmitrii Kosak, un confident de Poutime dont l'amitié date de ses jours à Saint-Pétersbourg.

Certes, Poutine avait une autre raison, spéciale, d'aborder ainsi la réforme judiciaire. Il était préoccupé non seulement par l'autonomie et l'efficacité de l'appareil, mais également par la responsabilité des juges et l'importance de montrer que les fautes légères commises par les juges recevaient la suite qui convient -- en réaction à l'impression courante des Russes, confirmée par de nombreux sondages d'opinions, que les juges peuvent agir de manière irresponsable, voire être corrompus, en toute impunité.

Le groupe Kosak, dont les travaux sont en cours, a commencé à siéger en janvier. Composé de 28 membres, il a élaboré, grâce à divers sous-groupes, une série de propositions concernant les juges et les tribunaux, la réforme de la procédure pénale et civile et la réglementation de la profession des avocats de la défense. Ses nombreuses propositions ont fait l'objet, le mois dernier, d'au moins deux réunions intensives et longues des juges en chef, des chefs de l'administration présidentielle et de Vladimir Poutine lui-même qui aurait personnellement décidé de la teneur des nouveaux projets de loi.

Poutine a également promis plusieurs fois et publiquement un soutien financier là où le besoin s'en ferait sentir, par exemple -- et il y a effectivement eu engagement au cours des deux ou trois derniers jours -- en vue de payer les nouveaux juges et les nouveaux employés du tribunal requis pour que les tribunaux assument la responsabilité revenant jusque là au ministère public d'approuver au départ les ordonnances de détention rendues avant l'instruction pour incarcérer des personnes avant leur procès, mesure qui est prévue dans la nouvelle ébauche du code de procédure criminelle et exigée par la Constitution.

Les recommandations du groupe Kosak en ce qui concerne la responsabilisation comprennent ce qui suit: nommer aux commissions professionnelles, ces organes qui examinent toutes les nouvelles nominations et qui voient à la discipline et à la destitution des juges, des personnes de l'extérieur, c'est-à-dire des juristes éminents qui ne sont pas juges; porter à trois le nombre de juges membres des cours supérieures; abolir l'immunité contre les poursuites criminelles dont jouissent les juges, plutôt que de les faire relever des commissions professionnelles; et, proposition peut-être la plus importante et la plus scandaleuse aux yeux des juges occidentaux, nommer les présidents de tribunal pour une durée déterminée et revoir la procédure les concernant. En effet, jusqu'ici, ces présidents étaient de puissants patrons à la soviétique, c'est-à-dire qu'ils disposaient de pouvoirs excessifs à l'égard de leurs subordonnés.

M. Poutine et le groupe Kosak ont tout à fait raison de s'inquiéter de la responsabilisation des juges. Il est à espérer que les mesures prises à cet égard redoreront le blason des tribunaux, car en Russie comme dans d'autres pays qui ont amélioré leur appareil judiciaire, l'Espagne par exemple, l'impression du public ne change pas aussi vite que la réalité. Ainsi, un sondage effectué en 1997 a révélé que seulement 20 p. 100 des Russes croyaient avoir de bonnes chances d'obtenir gain de cause contre un représentant du gouvernement alors que le taux de réussite, en fait, était de plus de 80 p. 100.

Il ressort clairement d'autres études qu'une grande partie de la population croit au stéréotype du juge inefficace, arbitraire ou corrompu, cette image de corruption se fondant sur une poignée d'incidents publicisés. Jusqu'à la moitié de la population doutait de pouvoir obtenir une décision équitable d'un tribunal -- une cote par contre meilleure que celle des juges d'Italie ou d'Espagne.

En quoi tout cela touche-t-il le Canada et sa politique à l'égard de la Russie? Tout d'abord, en règle générale, il me semble qu'en ce qui concerne notre opinion du gouvernement Poutine et de son orientation, il faudrait éviter de faire comme nos voisins du Sud et ne pas nous laisser trop influencer par la répugnance que nous inspire la guerre en Tchéchénie, par les poursuites entamées pour des motifs politiques contre les oligarches ou par les efforts déployés pour museler les médias. Il importe de prendre bonne note aussi des efforts faits par le nouveau président pour asseoir en Russie un État fort et efficace sans lequel il est impossible d'avoir une véritable démocratie ou une économie de marché civilisée. Il faudrait faire bon accueil à l'engagement ferme pris par M. Poutine d'améliorer son pays et voir cette initiative comme une façon de faire de la Russie un meilleur partenaire pour le Canada.

Il faudrait plus spécialement, comme je l'ai soutenu à la Banque mondiale, reconnaître l'occasion rêvée pour les gouvernements occidentaux comme pour les ONG d'aider la Russie à régler les problèmes que posent le droit et les tribunaux là-bas. Par un heureux hasard, le Canada a déjà en place un projet visant à aider les tribunaux russes. Je parle du partenariat judiciaire conclu entre les deux pays, une entreprise financée par l'ACDI à laquelle je participe. Il est administré par le Commissaire à la magistrature fédérale.

Dans le cadre de ce projet, le Canada prête main-forte aux trois principaux genres de tribunaux en Russie, soit les tribunaux arbitraires, le Tribunal constitutionnel et les tribunaux de juridiction générale. Ainsi, on aide les tribunaux arbitraires, soit la hiérarchie de tribunaux chargés des différends commerciaux et d'affaires, surtout les différends d'ordre fiscal, secteur où le nombre de causes croît le plus rapidement. Nous aidons le Tribunal constitutionnel en faisant profiter ses juges de l'expérience acquise par les juges de la Cour suprême du Canada. Ainsi, des dialogues ont déjà lieu entre autres avec des collègues des facultés de droit. Ici, on est ouvert à la critique, ce qui n'est pas le cas des juges du Tribunal constitutionnel russe.

Enfin, les tribunaux de juridiction générale reçoivent aussi de l'aide, en ce sens que nous les aidons à mettre sur pied trois tribunaux de district modèles dans différentes régions du pays. Il s'agit là d'une mesure innovatrice dans le cadre de laquelle le Canada devance les autres pays et la Banque mondiale. Nous avons élaboré un plan opérationnel à l'intention de ces tribunaux grâce à une étroite collaboration entre les juges et les administrateurs des tribunaux russes et canadiens. C'est ainsi que des juges canadiens provenant de trois cours provinciales et des administrateurs de tribunal canadiens ont fait des visites de travail en Russie et vice versa, que des juges russes sont venus travailler ici.

Grâce à l'excellente participation de tous, le plan de tribunal modèle en est venu à se concentrer sur cinq composantes. Tout d'abord, nous souhaitons introduire dans ces tribunaux des greffiers qui aideront les juges russes, entre autres, à assumer la responsabilité des heures d'ouverture au public, heures durant lesquelles les juges, depuis la période soviétique, prodiguent des conseils dans des affaires dont ils sont parfois saisis par la suite. Cette mesure cherche à faire économiser du temps aux juges, à abolir une pratique datant du régime soviétique qui mène à des conflits d'intérêts et à attirer les meilleurs diplômés des facultés de droit en vue d'avoir un nouveau bassin de recrutement qui s'ajouterait aux actuels secrétaires de tribunal et policiers. Fait intéressant, il y a deux semaines, le groupe Kosak a approuvé la présence de greffiers dans tous les tribunaux russes, une idée dont l'équipe canadienne discutait avec les principaux juges russes depuis un an.

Les tribunaux modèles proposés par le Canada comprendront aussi l'enregistrement sur ruban des procès -- en fin de compte, nous espérons remplacer les notes manuscrites souvent inexactes et contestées -- et l'introduction d'ordinateurs pour effectuer plusieurs fonctions, pour améliorer l'accès des juges à l'information juridique, pour les aider à rédiger plus vite leurs décisions et pour améliorer le traitement des affaires.

Voilà qui met fin à mon exposé. Je demeure à votre disposition pour répondre aux questions concernant ce que j'ai dit -- j'avoue avoir abordé les points rapidement et sans grand détail -- ou le gouvernement de Russie.

Le sénateur Austin: J'ai deux questions à vous poser. L'une est très particulière alors que l'autre est en réponse à votre invitation. D'une part, je me demande -- et ma question vous dira que je suis avocat -- si vous pouvez nous décrire l'état du droit de la preuve, de la procédure de la preuve, de sa pertinence et des fardeaux de la preuve tels que les conçoivent les Russes actuellement.

M. Solomon: Le droit de la preuve est un sujet très vaste et compliqué. Je ne sais pas si je suis préparé à vous faire une réponse détaillée.

Le point le plus important à retenir, c'est que la Russie a une tradition de droit civil. La période soviétique et socialiste l'a incontestablement déformé et y a ajouté divers éléments -- par exemple, sur le plan de la procédure pénale --, mais au fond, la Russie demeure un État de droit civil. Le droit de la preuve en Russie ressemble beaucoup à celui de la France ou de l'Allemagne.

Vous avez parlé des fardeaux de la preuve. Il existe certaines tensions entre la loi et l'usage. Manifestement, il y a présomption d'innocence. L'État est celui qui est censé faire la preuve. L'accusé n'a pas à présenter une preuve contraire. Tout dépend de la dynamique réelle et de l'équilibre des pouvoirs dans la salle d'audience, ce qui pourrait être fort différent.

Le sénateur Austin: Sous le régime soviétique, les tribunaux étaient le prolongement du pouvoir du Parti communiste. Cette mentalité a-t-elle disparu ou continue-t-on d'en débattre? Où est le lien, non pas entre le Parti communiste d'aujourd'hui et les tribunaux, mais entre l'administration du pouvoir au niveau exécutif et les tribunaux?

M. Solomon: La théorie ne coïncide pas tout à fait avec la pratique. On fait beaucoup de braves déclarations au sujet de l'autonomie et de l'indépendance des tribunaux. C'est certes un principe vers lequel on tend. Les nominations à vie sont très importantes. En fait, elles expliquent, je crois, les résultats d'un sondage qu'un collègue et moi avons mené en 1997 auprès de 400 juges russes répartis un peu partout au pays. Ils ont en effet répondu qu'ils se sentaient plus indépendants qu'en 1991. Je crois que c'est vrai.

En Russie, le mot «cependant» annonce qu'on arrive à l'essentiel. Il subsiste de réels liens de dépendance. Non seulement les tribunaux sont-ils sous-financés, mais les juges touchent une trop grande partie de leur rémunération sous forme d'à-côtés et d'avantages spéciaux et n'ont besoin de personne, du moins pas du président du tribunal, pour les obtenir. Le juge qui n'observe pas les règles du jeu, celui qui n'est pas conformiste, s'attire des ennuis. Les présidents de tribunal tiennent beaucoup à entretenir de bonnes relations de travail avec le gouvernement local, l'autorité, car ils ont besoin de son soutien.

Il ne faut pas, non plus, oublier que, même si toutes les meilleures conditions structurelles sont réunies, les mentalités n'évoluent pas aussi vite que la réalité. Le quart au moins de ces juges étaient auparavant des policiers ou des membres du ministère public. Ils ont de la difficulté à concevoir que le tribunal n'est pas une institution vouée à la répression du crime et que leur principale fonction n'est pas de travailler avec les forces de l'ordre pour punir les criminels. Ils se font dire que les tribunaux sont censés être distincts et indépendants, mais la réalité est différente.

Le sénateur Austin: Pour ce qui est de la question d'ordre général dont j'ai parlé tout à l'heure, notre étude porte sur les intérêts du Canada.

Un domaine où nous pourrions faire -- ou ne pas faire -- une contribution est une étude comparative du droit et de la pratique constitutionnels, du fédéralisme, du rôle des différents niveaux de juridiction et de leurs rapports entre eux. Est-ce selon vous un domaine dans lequel la Fédération de Russie ferait bon accueil aux travaux canadiens? Estimez-vous que nous avons une contribution utile à faire dans ce domaine?

M. Solomon: Je répondrai par l'affirmative aux deux questions. Nous avons beaucoup à contribuer, et bien des gens là-bas aimeraient nous voir le faire. Des personnes de l'entourage de M. Poutine ont fait des déclarations en ce sens lors de la dernière visite.

Vous savez que le fédéralisme russe est lourd, j'en suis sûr. On peut dire qu'un trop grand nombre de ses pouvoirs s'exercent dans des champs de compétence partagée. Il reste encore beaucoup à faire, en termes opérationnels. Le fédéralisme russe n'est pas simplement asymétrique, ce qui ne pose pas vraiment problème. Il est normal que les fédérations regroupant plusieurs nations comme celle-ci soient asymétriques. Cependant, nous parlons ici d'un fédéralisme où les asymétries sont floues, trop floues, et qui manque souvent de transparence. Je ne crois pas qu'un fédéralisme fonctionnant à coup de traités est une bonne idée, bien que d'excellentes raisons aient milité au début des années 90 en faveur de cette voie, pour que le pays demeure uni. Je m'attends cependant qu'il s'éloigne de ce modèle.

Le pouvoir dans ce régime fédéral est depuis quatre ou cinq ans beaucoup trop exercé par les sujets. Le gouvernement fédéral s'est trop affaibli. Manifestement, Vladimir Poutine a l'intention d'y voir.

Le Canada peut aider la Russie dans de nombreux domaines. Il peut la faire profiter de l'expérience acquise dans le bon fonctionnement d'un régime fédéral, dans la direction des relations intergouvernementales, dans le gouvernement civilisé, dans les rapports entre les ordres de gouvernement.

L'harmonisation des lois est un domaine où un groupe d'entre nous pourrait peut-être être utile. Un des projets envisagés avec un des districts fédéraux le prévoit.

Nous réfléchissions à l'harmonisation des lois et à la façon dont s'y prennent les Russes. Jusqu'ici, du moins en surface, le processus manque plutôt de raffinement. Harmoniser des lois signifie que la bureaucratie, les fonctionnaires du ministère de la Justice par exemple, cherchent à repérer les lois des ordres inférieurs de gouvernement qui ne correspondent pas à celles des niveaux supérieurs. Ils leur demandent ensuite d'éliminer les incohérences. Naturellement, les fonctionnaires du Tatarstan répondent que, parfois, leurs lois sont meilleures. Peut-être faudrait-il s'y prendre comme le font les pays civilisés, par exemple le Canada?

En d'autres mots, il faudrait négocier, discuter. Il faudrait que l'harmonisation soit un processus d'accommodement. Nous pouvons facilement les aider à adopter cette méthode. Ce n'est qu'un exemple parmi tant d'autres.

Le sénateur Andreychuk: Souvent, de nombreuses entreprises canadiennes qui concluaient des partenariats avec les Russes se plaignaient non pas tant de l'absence de lois -- en fait, elles existaient -- que de la difficulté pour un étranger de recourir aux tribunaux pour faire respecter un contrat privé, parce que tous les autres concepts sociaux et les façons de brasser des affaires n'ont pas changé.

M. Solomon: Vous avez tout à fait raison.

Le sénateur Andreychuk: Le projet judiciaire auquel vous participez a-t-il eu une influence jusqu'ici ou est-ce en réalité un concept à long terme?

M. Solomon: La Russie admet qu'elle a des difficultés à exécuter ses lois. Ceux qui en avaient la responsabilité ont été reclassifiés, ils sont devenus des huissiers, ont reçu plus d'argent, ont eu la possibilité d'engager des personnes plus compétentes et ont été encouragés à améliorer le processus d'exécution. Ils ont touché des incitatifs en argent. Il semble que la méthode donne des résultats.

Il est difficile d'interpréter des nombres, de dégager un sens de ces moyennes artificielles. Si l'on vous dit qu'ils appliquent 60 p 100 des décisions commerciales, contre 40 p. 100 auparavant, comment interprétez-vous le terme «appliquer»?

Quoi qu'il en soit, les recettes sont incontestablement à la hausse. Il semble y avoir des améliorations. Je ne crois pas que nous en soyons au point où les Russes ont confiance dans leurs institutions, où les gens d'affaires russes renonceront aux relations personnelles sur lesquelles repose toute leur exploitation. On poursuit parfois en justice en sachant que la décision ne peut probablement pas être exécutée en passant par l'appareil judiciaire. On souhaite tout de même obtenir la décision avant de se tourner vers un quelconque mécanisme privé de redressement.

En fait, cette question des recours privés est fascinante. Auparavant, je m'imaginais que l'exécution était laissée à un groupe de mafieux passés maîtres dans l'art de la violence. Il semble bien souvent que le mécanisme soit tout autre. Ceux qui se chargent de l'exécution ont accès à de l'information. Ce sont souvent d'ex-agents du KGB. Ils se renseignent sur l'entreprise qui doit de l'argent, puis se contentent de confronter les dirigeants et de leur dire: «Nous savons que vous avez un autre compte dans telle région. Nous savons qu'une partie de votre commerce se fait sous la table. Nous allons vous dénoncer au fisc si vous ne remboursez pas votre dette». En réalité, ils font du chantage ou de l'extorsion.

Ce que vous me demandez en fait: c'est combien de temps il faudra avant que la Russie ne devienne une place d'affaires civilisée. Ce sera long. Il faudra du temps. Une des raisons pour lesquelles les gens ne font pas appel aux tribunaux est qu'ils craignent que ne soient étalées au grand jour certaines fraudes du fisc.

Comment en arriver au point où les gens d'affaires russes ne s'estimeront pas obligés de pratiquer l'évasion fiscale? Il faudrait que les taxes ne soient pas spoliatrices. Il faudrait avoir un régime où la somme de toutes les taxes que pourrait avoir à verser un commerçant ne représente pas 130 p. 100 des revenus, une des raisons pour lesquelles le gouvernement Poutine s'intéresse tant à la réforme fiscale. Refondre le plus possible le régime fiscal engage la participation non seulement du gouvernement fédéral, mais également des gouvernements régionaux. La Russie s'est retrouvée avec cet incroyable régime fiscal presque par défaut. Chaque ordre de gouvernement s'est inspiré d'un modèle de l'extérieur qui l'avantageait. Tous ont opté pour le modèle qui leur rapporterait le plus d'argent. Voilà ce qui arrive quand on les superpose.

Les gens d'affaires occidentaux peuvent brasser des affaires en Russie, mais il faut qu'ils sachent au départ que les règles sont entièrement différentes et qu'ils obtiennent beaucoup d'aide et de conseils.

Le sénateur Andreychuk: Le problème, si j'ai bien saisi, puisque j'ai travaillé dans des domaines judiciaires, réside évidemment dans la mentalité. Toutefois, je ne me lancerai pas dans ce débat pour l'instant. Quand ils ont décidé de changer leur régime judiciaire, ils ont été inondés de projets soumis par les États-Unis, le Canada, l'Allemagne, la France et le Royaume-Uni. Ils pigeaient çà et là. Cependant, ils n'ont jamais fait d'effort concerté en vue de regrouper toutes ces bonnes idées.

Y a-t-il actuellement une certaine coordination visant à rendre tout ce travail plus fructueux qu'il ne semble l'être? À un certain moment donné, on exécutait deux projets analogues, mais ils reflétaient en réalité deux régimes différents provenant de deux pays différents.

M. Solomon: Tous nos partenaires russes ne souhaitent pas forcément que les différents groupes étrangers soient au courant de l'activité des autres. Ils ne sont pas toujours coopératifs sur ce plan. Toutefois, les choses s'améliorent. Des réunions périodiques ont lieu, à Moscou, entre ce qu'on appelle les gens des communautés donatrices. Je suppose qu'il y en a aussi à Kiev et ailleurs. Mais le plus important, c'est que nous établissons des contacts sociaux. Plus on travaille à plus d'un projet et on a de rapports avec ceux-ci, mieux c'est. Donc, il y a eu amélioration, mais il reste encore beaucoup à faire.

Au début, il n'était pas facile de décider qui ferait quoi et ce qu'il y avait à faire. L'idée de créer des jurys a enthousiasmé les Américains qui y ont injecté beaucoup d'argent, ce qui a créé de fausses attentes et rendu la tâche de faire accepter l'idée plus difficile au début. Fait encourageant, j'ai entendu dire, bien que j'ignore s'il faut y accorder entièrement foi, que Poutine s'est engagé à instituer des jurys. Dans leur rapport final, qui sera déposé à la mi-avril, ils fixeront un calendrier ferme pour l'instauration de procès par jury dans toutes les régions de la Fédération de Russie. Toutefois, les bureaucrates n'en veulent pas, pas plus que la magistrature. L'idée n'est pas populaire. Mais le projet pourrait bien prendre forme. On a accordé beaucoup d'attention aux tribunaux d'arbitrage en raison du lien avec le commerce. Je crois qu'ils ont reçu plus que leur part du gâteau. C'est là une opinion personnelle. Je ne dis pas qu'ils n'en avaient pas besoin, mais il importe davantage actuellement d'aider le plus possible les tribunaux ordinaires, ceux avec lesquels les Russes ont le plus de contact.

L'opinion qu'on a des tribunaux dépend de ce qui nous arrive quand on demande le divorce ou qu'on veut faire régler un simple différend au sujet d'une propriété. Il faudrait par exemple que tous portent beaucoup d'attention à ce nouveau niveau de l'ordre judiciaire, aux tribunaux des juges de la paix. Nous avons là une toute nouvelle composante de l'appareil. Les juges ne seront pas des amateurs ou des profanes, mais bien des membres en règle de la profession. Au moment même où je vous parle, entre le quart et le tiers environ d'entre eux sont déjà en poste. Ils vont assumer la charge de toutes les causes administratives, soit de l'équivalent de nos infractions provinciales; de 60 p. 100 environ, si ce n'est plus, de la charge de travail en matière de causes civiles et de 20 p. 100 environ de toutes les causes criminelles pour lesquelles la peine maximale est de deux ans d'emprisonnement. Ils joueront un rôle très important. Pourtant, sait-on jamais? Les salaires sont versés par le gouvernement fédéral, mais ce sont les gouvernements régionaux qui financent les tribunaux.

Le sénateur Andreychuk: J'ai déjà entendu cela quelque part.

M. Solomon: Ce genre d'institutions hybrides vous est-il familier? Elles peuvent varier considérablement de région en région et avoir des normes différentes. La création de nouvelles institutions est l'occasion rêvée de prêter main-forte.

Le sénateur Graham: Ce qui nous amène à la question des nominations. Qui les fait?

M. Solomon: La réponse simple, c'est qu'elles sont toutes faites par le président -- toutes, sauf celles des juges de paix. Le président nomme les juges de l'appareil judiciaire ordinaire, à une exception près. Le Tribunal constitutionnel a son propre régime. Les juges sont nommés par le président, et les nominations sont approuvées par la Chambre haute, par le Sénat en fait, c'est-à-dire par le Conseil de l'État.

Avant d'aboutir sur le pupitre du président, la nomination franchit toute une série d'étapes. Elle est d'abord soumise à la commission professionnelle qui fait subir les examens, examine les titres et vérifie que le candidat n'a pas d'antécédents criminels. La nomination est ensuite soumise -- depuis 1996 -- à l'approbation de l'assemblée législative régionale, ce qui n'est peut-être pas une bonne idée. En fait, le groupe Kosak a entre autres recommandé que soit abrogé cet article de la loi de 1996 relative à l'ordre judiciaire, article inséré pour pacifier les gouverneurs et les présidents de république qui, à l'époque, voulaient plus de pouvoirs. La nomination est alors acheminée vers la Cour suprême, qui l'examine. Elle passe ensuite par deux bureaux différents de l'administration présidentielle avant que le président ne la signe. Il faut reprendre tout le processus pour chaque nouvelle nomination. Le premier mandat est de trois ans, puis vous obtenez la permanence.

Supposons que vous avez de l'ambition et que vous visez, par exemple, la présidence d'un tribunal de district. La procédure est la même. Qu'il s'agisse d'un tribunal régional, de la Cour suprême, le processus de nomination est identique. L'idée d'obtenir l'aval des gouvernements régionaux n'est pas bonne. Je m'explique. De toute évidence, le juge qui rend des décisions qui ne plaisent pas aux élus -- des instances locales et régionales -- s'expose à voir sa candidature à un poste supérieur rejetée. Par contre, je ne crois pas que cette étape nuise aux nominations initiales.

Le sénateur Graham: À mon arrivée dans la salle, vous veniez tout juste de commencer votre exposé. Je vous ai entendu dire -- je veux savoir si j'ai bien entendu -- que les juges sont désormais nommés à vie.

M. Solomon: C'est bien ce que j'ai dit. C'est ce que j'appelle la permanence après un premier mandat de trois ans. Le régime mis en place en 1992 est toujours là. On le modifiera peut-être. Pour l'instant, le juge est nommé à vie jusqu'à ce qu'il décide de prendre sa retraite. Il est question de fixer l'âge de la retraite à 65 ans pour les juges du tribunal inférieur et à 70 ans pour les autres. Selon moi, cela ne devrait pas nuire à l'indépendance de la magistrature.

Le sénateur Graham: Je crois que les juges du Tribunal constitutionnel doivent actuellement prendre leur retraite à 70 ans.

M. Solomon: Le Tribunal constitutionnel est un appareil tout à fait distinct. C'est très compliqué. On vient tout juste de modifier la loi pour remplacer les deux régimes antérieurs, un pour les juges nommés avant 1994 et l'autre, pour les juges nommés subséquemment. La charge de juge est maintenant une nomination pour une durée déterminée. On s'est entendu, je crois, sur un mandat de 12 ans, avec retraite obligatoire à 70 ans. Tous les juges n'étaient pas soumis aux mêmes règles. Malencontreusement, du moins pour la cour russe, un de ses meilleurs juges, Tamara Morshchakova, est maintenant obligé de se retirer. Elle est de la première cuvée, celle de 1991. Les juges étaient alors nommés à vie, jusqu'à leur retraite à 65 ans. Les arrangements pris ne visent pas ces juges ou ceux qui ont été nommés avant 1994. Elle est brillante. Son départ sera une grande perte.

Le sénateur Graham: Vers la fin de l'automne dernier, le monde a suivi avec fascination les présidentielles des Etats-Unis, le déroulement des événements en Floride et leur incidence sur la Cour suprême des Etats-Unis. D'ardents analystes se vanteraient que pareille chose ne pourrait jamais se produire au Canada parce que nos juges ont les mains propres et sont tout à fait impartiaux, ce qui est vrai. Nous avons probablement le meilleur système judiciaire du monde. À la recherche d'un système modèle pour la Russie, sous le nouveau régime, quelle cote attribuerait-on au Canada?

M. Solomon: Pour ce qui est de la qualité de la justice, le Canada obtiendrait une excellente cote. Les juges russes, quand ils viennent ici, sont fort impressionnés et trouvent toujours des éléments qu'ils aimeraient importer. Toutefois, du moins en ce qui concerne le Tribunal constitutionnel, le meilleur modèle est l'Allemagne, ce qui est logique. La Cour constitutionnelle allemande est après tout un tribunal indépendant au sein d'un régime fédéral dans un État de droit civil, comme en Russie. Le droit au sein du Tribunal constitutionnel de Russie s'inspire plus du droit allemand que de tout autre. Les tribunaux canadiens ont incontestablement beaucoup à offrir. Quand des juges viennent ici en visite, ils sont toujours vivement impressionnés.

Le sénateur Grafstein: Votre témoignage est très intéressant. En tant que comité, nous devons tirer des conclusions, comme l'a si bien dit un de mes collègues, au sujet des intérêts canadiens. Il faut déjà des décennies pour uniformiser ou harmoniser des lois au Canada, même dans le cadre de notre règle du droit. Il est peut-être trop optimiste de s'attendre à une amélioration sensible de l'uniformisation ou de l'harmonisation des lois à court terme, au cours de la prochaine décennie.

Il y a actuellement au Sénat un projet de loi visant à harmoniser le Code civil et la common law au Québec. Il a fallu des années pour en arriver là. Nous tentons de le faire depuis le début de la Confédération. Ce n'est que tout récemment que nous avons accouché d'un projet de loi. De telles réalisations prennent du temps, même au Canada. En 1965, j'ai participé à une étude spéciale visant à rédiger une loi uniforme des sociétés par actions au Canada. J'avais cru que ce travail m'absorberait pendant un an ou deux, mais il a fallu presque deux décennies, et ce n'est toujours pas fait. L'harmonisation des lois est un processus laborieux et très long. À long terme, nous ne serons plus de ce monde. Mieux vaut se préoccuper du court terme. Il est bon de savoir que M. Poutine est un avocat de formation. Il a donc au départ un savoir de légiste.

Il faut indiquer la voie à suivre aux entreprises et aux banques canadiennes qui souhaitent investir en Russie, de manière à ce qu'elles puissent compter sur un minimum de protection dans leurs transactions. Nous avons en mains un excellent document de la Banque européenne de reconstruction et de développement. Il y est écrit, entre autres, que les créanciers garantis ne sont qu'au troisième rang des priorités, que les avoirs et les dettes décrits en termes généraux ne peuvent être grevés, qu'il n'est pas clair à quel point un groupe changeant de biens peut être accepté comme cautionnement, que les acheteurs de bonne foi ne sont pas protégés contre l'acquisition d'avoirs grevés. Les transactions classiques, simplistes et garanties qui sont au c<#0139>ur du droit commercial semblent à de nombreux égards être absentes ou en évolution. Si l'on met de côté ce que fera le système judiciaire, même le droit est incertain.

N'y a-t-il pas moyen de contourner le problème à court terme, n'y a-t-il pas des dispositions internationales prévoyant une médiation? Genève a un système de médiation en droit privé très au point. Si des investisseurs ou des banquiers canadiens cherchent à investir dans l'ex-URSS, dans la fédération, ils peuvent en fait se protéger au moins ou avoir peut-être certains moyens d'action en obligeant leur partenaire ou l'entreprise dans laquelle ils investissent à accepter de se soumettre à une médiation internationale, une disposition clairement établie à New York.

Je suis sûr que notre personnel peut nous renseigner sur ces processus de médiation bien établis -- sous-utilisés, mais bien établis.

Les juges ne posent pas de problème. En fait, pour que le résultat de la médiation soit exécutoire, celle-ci peut se faire par contrat. Nous évitons ainsi, à court terme, bien des difficultés causées par un système judiciaire en pleine transition, des difficultés qui n'inspirent pas confiance à l'investisseur ordinaire, advenant un différend, que ce soit les droits des actionnaires minoritaires dans la loi sur les sociétés par actions ou la sécurité des biens.

Il y a aussi toute la question de la propriété privée.

M. Solomon: Tout à fait. C'est une question de très grande portée.

Le sénateur Grafstein: À cause de cette situation, les hypothèques sont inexistantes. Pour parler en toute franchise, j'ai l'impression que la corruption au sein des institutions là-bas est attribuable au fait qu'il n'y a pas de règle du droit. En l'absence d'une règle du droit claire, la corruption est généralisée. Quelqu'un étudie-t-il la question? Avez-vous examiné cette possibilité comme solution de rechange rapide pour les Canadiens qui s'associent à des homologues russes qui sont peut-être des exploitations légitimes, mais qui exigent une protection à caractère exécutoire?

M. Solomon: Cela se fait. En vérité, quiconque décide d'investir en Russie et d'y brasser des affaires doit inclure dans les contrats différentes dispositions auxquelles on ne penserait peut-être pas ici. Il faut prévoir qu'il y aura des différends et préciser quels mécanismes seront utilisés pour les régler -- que l'on se soumette à l'arbitrage d'une instance internationale ou à un quelconque service de médiation russe --, et il en existe de très bons. De fait, la Banque mondiale fait la promotion du règlement extrajudiciaire, très à la mode. Je me demande souvent s'il ne vaudrait pas mieux régler le problème des tribunaux avant de passer à d'autres méthodes. Toutefois, il existe certes d'autres moyens.

Je ne voudrais pas faire de généralisations. Tout dépend de l'entreprise et de ce qu'elle fait, qui sont les partenaires russes et ce qui convient. Toute entreprise canadienne qui investit en Russie devrait travailler de près avec des avocats canadiens ou occidentaux qui connaissent bien la situation en Russie. Il y en a deux ou trois. Il va sans dire que deux ou trois entreprises canadiennes ont des bureaux à Moscou, comme Macleod Dixon, Gowling et ainsi de suite. Elles ont à leur emploi des personnes versées dans ce genre de choses, qui en ont vu d'autres et qui savent de quelle manière s'y prendre.

Le sénateur Grafstein: Passons à une autre question. Bonne nouvelle, le droit fédéral et les institutions de la fédération connaissent une croissance très rapide. Le simple citoyen ou l'investisseur a-t-il là-bas le choix du droit fédéral, provincial, régional ou de district comme aux Etats-Unis? La tension que cela crée semble être source d'énergie créatrice. Aux Etats-Unis, le droit fédéral a prépondérance.

Existe-t-il en fait une prépondérance du droit fédéral tant du côté commercial, jusqu'à un certain point, que du côté de la justice pénale?

M. Solomon: Le droit pénal est de compétence strictement fédérale. J'essaie de voir s'il y une loi commerciale qui n'est pas fédérale. Les lois relatives aux biens fonciers mettent souvent en jeu des compétences partagées. Jusqu'à maintenant, il n'y avait pas de loi fédérale parce que la politique ne le permettait pas. Dans ce vide, on trouve des lois foncières et différents sujets dont la nature varie énormément.

Si j'étais investisseur, j'hésiterais beaucoup à placer de l'argent dans des terres russes parce que, s'il venait à y avoir un droit fédéral, il serait nettement prépondérant. Par conséquent, je ne saurais pas si le droit foncier qui me protège durerait longtemps.

M. Poutine et ses aides sont en train de rédiger un nouveau droit fédéral. Il semble qu'ils aient décidé d'opter pour la voie facile, pour une loi-cadre si générale qu'elle permet aux sujets d'appliquer des lois très différentes les unes des autres, bien qu'il puisse y avoir certains principes communs.

Tout d'abord, le système judiciaire est un système fédéral. Les seuls tribunaux qui relèvent des sujets sont ces nouveaux tribunaux des juges de la paix et les tribunaux prévus dans la Charte ou la Constitution des sujets. Quinze d'entre eux environ en ont. Quant à leur juridiction exacte et leur lien avec le Tribunal constitutionnel fédéral, on n'en sait trop rien. Je ne crois pas qu'ils représentent une réelle alternative.

De curieux conflits se produisent lorsqu'il n'y a pas de droit fédéral, mais qu'il existe des décrets présidentiels à caractère normatif. J'en ai discuté avec mes amis juristes à Moscou, y compris avec des membres du Tribunal constitutionnel. Lequel prime, même en théorie? S'il s'agit d'un domaine de compétence partagée, il n'y a pas de droit fédéral. Lequel, du décret présidentiel ou de la loi prise par le gouvernement d'un sujet, prime? La réponse n'est pas claire. Un juge du Tribunal constitutionnel m'a dit: «Voilà une question intéressante. Nous la trancherons peut-être un de ces jours. Nous ignorons comment nous mettrons les points sur les i et les barres sur les t.»

Le sénateur Grafstein: En outre, s'il existe ce pouvoir au niveau fédéral, il permet au président d'agir beaucoup plus vite que si l'on attendait l'uniformisation ou l'harmonisation.

M. Solomon: C'est vrai. Il y a aussi la question de la mise en <#0139>uvre. Ne croyez pas que les décrets présidentiels s'appliquent plus facilement ou plus rapidement que les lois. C'est très délicat.

L'administration présidentielle a un service spécial qui surveille l'application des décrets. Il publie une revue que je lis à l'occasion et qui fournit aussi des chiffres. Il n'a pas un très bon taux de succès. De nombreux décrets présidentiels sont de simples déclarations que les gens s'empressent d'oublier.

Le président: Vous avez parlé de droit foncier qui, je suppose, aurait trait à des titres de propriété et à d'autres questions de cette nature. Nous n'en avons pas encore discuté. Nous sommes en train d'inviter des personnes dont les témoignages nous seront utiles. Je suppose que nous ne pourrons pas passer aux questions agricoles tant que la question des titres de propriété n'aura pas été réglée. Je n'en sais rien. Par contre, je sais que dans l'est de l'Allemagne, les grandes fermes d'État ont souvent été achetées. Je suppose que ce genre de transaction ou de changement de mains ne peut être envisagé jusqu'à ce que le système judiciaire ait été réorganisé pour en tenir compte, n'est-ce pas?

M. Solomon: Des changements ont été apportés à la situation juridique des fermes collectives et des fermes d'État. La plupart d'entre elles sont devenues de quelconques trusts ou entreprises. Ce sont des entreprises quasi privées, bien que souvent une grande partie de leurs actions soit détenue par l'État. L'entreprise est une chose, et la terre, une autre. C'est la distinction que je ferais.

Si vous n'êtes pas du milieu rural et que vous songez à vous lancer dans une exploitation agricole commerciale, vous feriez bien de vous renseigner sur la propriété des terres. Cela fait partie du jeu.

Le président: Je suis conscient que nous parlons de la Russie, mais j'ai vu des données statistiques d'Ukraine datant de 1910 selon lesquelles elle a produit entre 70 et 75 p. 100 de l'offre mondiale de certaines céréales. Je suppose que sa production pourrait fort bien retrouver ces niveaux si jamais elle parvient à régler les questions des titres de propriété. Je sais que ce n'est pas le sujet de la présente réunion, mais il est difficile de s'empêcher de penser que c'est un problème en Russie également.

Le sénateur De Bané: Vous avez fait ressortir plusieurs lacunes du système judiciaire russe. Je m'étonne un peu qu'en dépit de toutes ces lacunes, vous persistiez à croire que la Russie réussira à s'en sortir.

Comme vous le savez, le fondement même du système judiciaire est l'opposition entre les droits individuels et les droits collectifs. Ce pays n'a bien sûr pas l'habitude de résoudre ce genre de question.

Comme vous le savez aussi, le système judiciaire d'une démocratie ne sera efficace que si l'on accepte de s'y conformer. Si les contribuables canadiens décidaient de ne pas obéir à une loi, il n'existe pas de système qui pourrait les y obliger. Tant que ceux qui désobéissent aux lois ne dépassent pas 1 ou 2 p. 100 de la population, nous pouvons faire respecter nos lois, mais si tous les Canadiens décident de désobéir, c'est un tout autre problème.

Nous savons, d'après vos études et d'autres analyses, que tous les Russes sont conscients d'une double norme, une pour l'élite et une autre pour le peuple. Le phénomène est encore répandu.

Enfin, ce qui me rend très pessimiste, c'est que, dans les pays latins, quand les choses se gâtent, ils décident d'adopter une loi dans l'espoir que, par miracle, la réalité s'ajustera à la loi. En pays anglo-saxon, on s'est rendu compte que la meilleure protection est encore la mentalité. Bien qu'il n'existe pas de déclaration des droits au Royaume-Uni, les droits individuels sont mieux protégés que dans les pays latins parce qu'au fil des siècles, ces droits ont pris beaucoup d'importance.

La Russie n'a rien de tout cela. Comme vous l'avez dit, elle importe des lois de l'étranger alors qu'en fait, les lois sont censées être le reflet des valeurs du pays. Pourtant, vous êtes malgré tout optimiste. Il faudra des générations avant que son système n'ait de la crédibilité. C'est ensuite qu'il y aura une demande. Vous dites que la demande est très faible. À mon avis, elle le demeurera pendant des générations.

M. Solomon: Je suis d'accord pour dire qu'il faudra bien du temps pour faire la transition juridique, pour passer d'un monde où le droit est un outil permettant de régner plus souvent qu'autrement et où il n'y a pas grand défense des droits et tout le reste à un système où il existe un État de droit, un monde où le gouvernement respecte la loi et où les institutions sont plus importantes que les relations personnelles.

Là où je suis moins d'accord, c'est lorsque vous dites que la Russie n'a pas de points d'appui. Il existait un certain courant intellectuel libéral sous le régime tsariste, bien qu'il n'ait pas été dominant. La fin du XIXe siècle a compté de bien grands juristes. D'autres faits sont méconnus. La cour de cassation civile du sénat de la fin des années 1880 et 1890 avait commencé à se comporter comme un tribunal constitutionnel. Elle a réécrit le droit de la famille grâce aux décisions qu'elle a rendues.

Toutefois, j'en conviens avec vous, les pays qui réussissent à faire la transition sur le plan politique et juridique ont habituellement connu au moins une période d'échec. Celui qui réussit probablement le mieux à instaurer la démocratie actuellement, durant la seconde moitié du XXe siècle, est l'Espagne. J'ai de plus en plus l'impression que les tribunaux espagnols ont également beaucoup évolué. Le tribunal constitutionnel de l'Espagne est fort respecté. Il a rendu presque cent décisions sur des questions de fédéralisme au cours des vingt dernières années, et on me dit que les Espagnols s'y conforment, ce qui est étonnant.

J'aimerais écrire au sujet de la manière de réussir une transition sur le plan juridique. Ma collègue, Kathryn Hendley, écrit des choses intéressantes au sujet de la demande de lois, qui est de toute évidence importante. Il n'y aura pas de droit fort et efficace tant que les élites ne seront pas convaincues qu'il est dans leur intérêt de faire respecter les lois. Il faut franchir cette ligne.

Dans notre milieu, il y a un débat actuellement, engendré en partie par les ouvrages de Mme Hendley, sur le lien entre la demande et l'offre de lois et d'institutions juridiques.

Mme Hendley doute que l'importance de l'offre ait une influence sur la demande. Certains, comme moi, croient que l'offre également peut peut-être avoir une influence. Si les tribunaux fonctionnent mieux et que les lois sont meilleures, c'est possible. Je dirais que c'est une condition utile, si ce n'est essentielle, mais que cela ne suffit pas. Ce sont là de grandes questions. On ne peut changer les tribunaux du jour au lendemain, pour ne parler que des tribunaux.

Même dans l'histoire de la Russie, en prenant pour exemple la réforme judiciaire de la période tsariste, c'est-à-dire entre 1864 et 1914, on n'a pas réussi à tout faire. On a accompli certaines choses et d'autres, pas. Il s'agit de décider si le verre est à moitié plein ou à moitié vide.

Dans la période post-soviétique, les tribunaux en tant qu'institution s'en tirent bien. Si vous examiniez le sort de la police ou des gouvernements locaux, vous seriez bien plus déprimés. Au moins, il y a des améliorations dans ce domaine.

Le sénateur Graham: Vous avez mentionné le partenariat judiciaire entre le Canada et la Russie qui est financé par l'ACDI et dont vous êtes manifestement un éminent associé. Avez-vous d'autres suggestions à faire au comité qui permettraient au Canada d'aider la Russie à mettre sur pied son système judiciaire? Y a-t-il autre chose que notre pays ou nos institutions peuvent faire?

M. Solomon: Il y en a toujours. C'est toujours une question d'ordre de grandeur.

Le sénateur Graham: Un des témoins qui vous ont précédé a parlé de bourses d'études.

M. Solomon: Tout ce qui touche à l'éducation et à la formation a de l'importance. Il n'y a rien de mieux que de faire venir des gens ici. Je suis entièrement d'accord avec la suggestion, et elle vaut pour tous les domaines. À notre université, nous comptons déjà un petit groupe de Russes, d'Ukrainiens et d'autres ressortissants de l'ex-URSS qui ont réussi, j'ignore comment, à venir ici faire leur maîtrise et leur doctorat.

Le sénateur Graham: Sont-ils retournés chez eux?

M. Solomon: Certains retourneront, d'autres pas. On ne sait jamais. Je m'attends que les deux tiers retournent chez eux et que les autres abandonnent leurs études. Si les deux tiers retournent chez eux, c'est une réussite. C'est incontestablement une énorme contribution. Tous les programmes qui font venir ici des gens pour des études et de la formation sont avantageux, particulièrement si ces programmes sont sérieux. C'est fort bien d'organiser des voyages d'étude, de faire venir des juges qui observent et assistent à des conférences, mais cela n'a pas autant d'impact que les initiatives à long terme.

Le sénateur Grafstein: Je trouve remarquable, quand j'écoute les témoins parler de la Russie et de la Pologne, d'apprendre qu'il n'existe pas de mémoire institutionnelle du droit. Ainsi, je viens d'être frappé par le fait que c'est Alexandre III, je crois, qui a convoqué une conférence il y a 100 ans...

M. Solomon: Je crois que c'était plutôt Alexandre II.

Le sénateur Grafstein: Était-ce bien Alexandre II?

M. Solomon: Alexandre II a été le père de la réforme judiciaire. Toutefois, vous faites allusion à autre chose.

Le sénateur Grafstein: Je crois bien qu'il y eut un Alexandre II qui fut assassiné. Il était libéral. Puis, il y eut Alexandre III. Quoi qu'il en soit, celui qui occupait le trône du Tsar en 1895 a convoqué une conférence internationale visant à faire signer la Convention de Genève. Quand on y pense, ce fut là une des grandes réformes du droit de notre siècle. Elle a été à l'origine de bien d'autres nouveautés.

Il me semble que, lorsque nous nous adressons à des Russes, nous devrions avoir la courtoisie de leur rappeler que leur peuple avait, avant 1914, de profondes racines libérales. Il en va de même pour la Pologne. La meilleure constitution d'Europe a été celle que s'est donnée la Pologne en 1774, soit avant que les Etats-Unis adoptent la leur.

Monsieur le président, il faut être honnête et, dans le cadre de notre analyse, remonter aux origines. De toute évidence, après 1917, le gouvernement a fait tout ce qui était en son pouvoir pour effacer la tradition libérale de l'histoire de la Russie. Il serait utile d'examiner la question dans son contexte historique afin d'avoir une idée plus juste de la réalité.

Le président: Sénateur Grafstein, c'est un sujet qui me tient à c<#0139>ur, comme le savent les attachés de recherche. Nous nous efforçons vraiment de trouver des témoins qui nous fourniront ce contexte historique.

M. Solomon: Les juristes et spécialistes des sciences politiques russes -- il y en a maintenant en Russie -- aimeraient vraiment renouer avec la tradition dont vous parlez et l'étudier. Même sur le plan de la réforme judiciaire, les procès devant jury pour les crimes les plus graves et les tribunaux des juges de paix sont deux institutions qui faisaient partie du paysage, au XIXe siècle. Ceux qui en ont fait la promotion les ont présentés comme des institutions russes. J'étais membre d'un petit groupe de travail, à Harvard, au début des années 90. Nous examinions une ébauche de la loi sur le jury russe. À certains Russes qui étaient venus, y compris à l'un des principaux auteurs de la loi, nous avons dit que le jury majoritaire n'était pas une bonne idée, qu'il y avait dans l'ébauche diverses dispositions que nous jugions étranges ou inefficaces. On nous a répondu: «C'est un jury russe. Nous allons faire comme nous avions l'habitude de faire. Nous nous souvenons de nos traditions.» Bien sûr, cet argument avait du poids sur le plan politique également. On ne se contentait pas d'importer une institution de l'Occident. Je suis d'accord avec vous.

Si l'un d'entre vous souhaite me poser d'autres questions par courrier électronique ou au téléphone, je suis toujours là. Le dialogue ne sera pas officiel ou public, mais je serai heureux de le poursuivre.

Le sénateur Grafstein: Sur un plan historique, il est intéressant de noter que, lorsque les Russes essayaient de faire signer la Convention de Genève, c'est le Sénat ou le Congrès des Etats-Unis, je crois, qui a refusé parce qu'il ne souhaitait céder une partie de sa souveraineté. Les Russes devançaient les Américains, à l'époque.

Le président: Je tiens à remercier M. Solomon. Comme l'a dit le sénateur De Bané, vous nous avez décrit, comme d'autres témoins, une approche encourageante. Sans exagérer, je crois pouvoir affirmer que les témoignages entendus jusqu'ici sont teintés d'un certain optimisme.

Une des difficultés que nous rencontrons -- les membres du comité n'en sont peut-être pas aussi conscients que moi --, c'est qu'il existe un peuple «russe» et un peuple «soviétique». Nous ne souhaitons pas vraiment entendre les Soviétiques. Ce sont les Russes qui nous intéressent. Il n'y en a pas autant que vous le croyez. Ce n'est pas du tout la même chose. Ce que vous avez dit m'a certes intéressé. Votre exposé était beaucoup plus favorable que je ne l'aurais cru.

La séance est levée.

 


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