Délibérations du Comité sénatorial permanent des
Droits de la personne
Fascicule 10 - Témoignages du 6 mai 2002
OTTAWA, le lundi 6 mai 2002
Le Comité sénatorial permanent des droits de la personne se réunit aujourd'hui à 16h 07 pour l'étude de l'adhésion du Canada aux instruments internationaux en matière de droits de la personne et des modalités en vertu desquelles il adhère à ces instruments, les met en application, et en fait rapport.
Le sénateur Joan Fraser (vice-présidente) occupe le fauteuil.
[Traduction]
La vice-présidente: Honorables sénateurs, je déclare ouverte la séance du Comité sénatorial permanent des droits de la personne.
Le comité reprend aujourd'hui l'étude de l'adhésion du Canada aux instruments internationaux en matière de droits de la personne. En particulier, nous nous demandons si le Canada devrait adhérer à la Convention américaine relative aux droits de l'homme. Dans son rapport de décembre 2001, intitulé «Des promesses à tenir: Le respect des obligations du Canada en matière de droits de la personne», le comité a indiqué que cette question devrait faire l'objet d'une étude détaillée.
Après avoir entendu le plus vaste éventail de témoins possible, le comité analysera les enjeux et soumettra des recommandations et des commentaires à l'attention du Sénat.
[Français]
Notre premier témoin aujourd'hui est la professeure Lucie Lamarche, du Département des sciences juridiques de l'Université du Québec à Montréal. Mme Lamarche a fait ses études en droit à l'Université de Montréal et à l'Université libre de Bruxelles. Elle possède un doctorat en droit et est membre du Barreau du Québec. Elle a publié diverses études traitant des structures gouvernementales de la protection des droits de la personne, du travail des femmes et de la condition sociale comme motif interdit de discrimination. Elle a également effectué des examens des droits de la personne dans les Amériques — ce qui nous intéresse particulièrement. Nous sommes très heureux de l'accueillir aujourd'hui.
Mme Lucie Lamarche, professeure, Département des sciences juridiques, Université du Québec à Montréal: Je remercie tous les membres du comité de leur invitation. Il m'apparaît réconfortant que la Convention américaine relative aux droits et devoirs de l'homme soit — j'hésite à le dire — de nouveau à l'ordre du jour canadien. Avant d'aborder la question de l'opportunité pour le Canada de ratifier la convention, j'aimerais insister sur certaines questions politiques, institutionnelles et conjoncturelles liées à un tel examen. Suite à l'adhésion du Canada à l'OÉA, en 1990, la question de la ratification de la convention est devenue un non-sujet de la politique extérieure canadienne.
On se retrouve dans l'étrange situation où l'autre semble s'objecter à la ratification sans pour autant qu'une réelle discussion n'ait été engagée au sein de la société canadienne ou encore qu'on sache qui est cet autre. S'agit-il du gouvernement fédéral, des gouvernements provinciaux, de la société civile canadienne ou plus précisément de certains groupes de cette société civile? Voilà une première préoccupation importante.
On entend souvent que la Convention américaine des droits de l'homme est l'affaire de l'Amérique latine, que ce n'est pas notre affaire. Est-ce le cas? Je ne le crois pas. Les États-Unis ont participé à l'élaboration du texte de la convention. Le Canada, lors de son adhésion à l'OÉA, avait annoncé qu'il verrait à examiner l'opportunité de ratifier la convention. La Convention américaine des droits de l'homme n'est pas moins l'affaire du Canada que ne le sont les pactes des Nations Unies ou la Charte des droits de l'homme.
Question intéressante, le fait que le Canada soit lié par la Déclaration américaine relative aux devoirs et droits de l'homme suffit-il au respect des engagements du Canada envers la Charte de l'OÉA?
En vertu de l'article 20 du statut de la Commission américaine des droits de l'homme, la commission doit attacher une attention particulière au respect par le Canada de certaines dispositions de la déclaration et de recevoir à cet effet les communications des individus qui s'estiment lésés, plus particulièrement en ce qui concerne les libertés fondamentales, les questions d'accès à la justice et de garanties judiciaires.
Toutefois, cette situation n'a pas pour effet de soumettre le Canada à la compétence de la Cour interaméricaine. De plus, la Commission interaméricaine peut envisager des missions au Canada, même en l'absence de la ratification de la convention. Elle l'a d'ailleurs fait dans le cas de certaines questions relatives aux réfugiés.
Mais le seul fait que le Canada soit soumis à la compétence de la commission en vertu de son adhésion à la déclaration n'ennoblit pas la situation canadienne. Le Canada est malheureusement à l'abri des conséquences concrètes de la reconnaissance de la compétence de la commission et de la cour.
L'Université du Québec à Montréal à laquelle j'appartiens a récemment dispensé au Mouvement des femmes du Québec une formation destinée au système interaméricain des droits de l'homme. Trente femmes représentant divers groupes de femmes du Québec étaient présentes. Quelle ne fut pas notre surprise de constater qu'au fond, ce système est une véritable terra incognita pour le mouvement communautaire québécois.
D'ailleurs, il n'y a aucune raison de croire que la situation soit différente au Canada. Pourtant, le mouvement féministe, comme l'ensemble du mouvement communautaire québécois et canadien, était réuni à Québec l'an dernier à l'occasion du sommet et clamait la primauté des droits humains sur le commerce.
Le problème est donc plus large que de simplement affirmer que nul ne voit la pertinence pour le Canada de ratifier la Convention américaine des droits de l'homme. Le fait est que depuis l'adhésion par le Canada à l'OÉA, nous sommes aujourd'hui placés devant une situation différente et que la différence est marquée par le fait de la tenue l'an dernier du Sommet des Amériques.
Brièvement je rappellerai respectueusement certains des engagements pris dans la déclaration du Sommet de Québec d'avril 2001 et, entre autres, l'engagement des chefs d'État à veiller au plein respect des droits de la personne, de soutenir le renforcement du système interaméricain des droits de la personne qui inclut, bien sûr, les institutions que sont la commission et la cour.
Dans le plan d'action du Sommet de Québec, plus particulièrement à la section II, sous la rubrique «Droits de la personne et libertés fondamentales,» on peut aussi lire que les chefs d'État se sont engagés à veiller dans les meilleurs délais à la ratification des instruments de droits humains du système interaméricain.
Mon deuxième point consiste à m'attarder brièvement sur la question de savoir si la ratification de la convention par le Canada est uniquement une question de politique extérieure ou étrangère. Elle l'est, en partie. Le Canada, n'ayant pas ratifié la convention, a eu bon dos lorsqu'il s'est agi pour certains pays de brandir la menace d'un retrait du système interaméricain: Barbades, Jamaïque, Pérou.
Il est aussi exact que le mouvement démocratique de l'Amérique latine attend avec impatience l'entrée du Canada et la participation active de la société civile canadienne au fonctionnement de l'OÉA. Le Canada a beaucoup à apporter à l'OÉA, tant sur le plan juridique que politique ou financier.
Cependant, il nous apparaît un peu court de s'en tenir à l'argument de la politique extérieure car la convention, c'est le système nerveux central d'un ensemble d'instruments de droits humains qui pourraient aussi servir à mieux protéger les droits des Canadiens et des Canadiennes au Canada.
C'est certainement le cas du protocole à la convention qu'on appelle le Protocole de San Salvador, récemment entré en vigueur et qui concerne les droits économiques, sociaux et culturels. À vrai dire, depuis la décision rendue par la Cour suprême du Canada en 1989, dans l'affaire Irwin Toys, les Canadiens et les Canadiennes ne savent toujours pas exactement à quoi s'en tenir en ce qui concerne la protection du noyau dur des droits économiques essentiels à leur sécurité.
S'il faut s'en tenir aux instruments internationaux à cet égard, on ne peut tout de même pas prétendre que les blâmes fondés, émis par le Comité des droits économiques, sociaux et culturels du Pacte des Nations Unies aient vraiment contribué à changer les choses au Canada ou, encore, à garantir aux Canadiens et aux Canadiennes qu'ils seraient protégés contre les vicissitudes de la pauvreté.
De même, l'OÉA a adopté en 1995 une convention relative à l'élimination de la violence faite aux femmes que l'on appelle la Convention Belem do Para. Belem do Para est un instrument indépendant qu'on appelle aussi un «stand alone convention», mais il est clair que son interprétation dépend des termes de la convention principale qu'est la Convention américaine relative aux droits de l'Homme.
Il est pour le moins étrange que le Canada soit si frileux lorsqu'il s'agit d'envisager la ratification de la convention, alors qu'il a déjà participé très activement à l'élaboration au sein de l'OÉA de la Convention contre le terrorisme, laquelle, vraisemblablement, sera adoptée à la prochaine Assemblée générale de l'OÉA et pour laquelle le Canada a manifesté son intention de ratifier.
C'est un étrange cas de figure que le seul traité de l'OÉA ratifié par le Canada porterait sur la lutte contre le terrorisme alors qu'ici même, de chauds débats portant sur le respect des libertés fondamentales ont entouré l'adoption d'une brochette de législations destinées à cette même lutte.
Bref, la question de la convention doit être envisagée plus globalement qu'à l'aide de l'analyse de son seul texte. Parlons maintenant du texte de cette convention et de la convention elle-même. Habituellement, on introduit la Convention américaine en mettant en évidence ses défauts, ses zones d'ombres, ses imperfections. J'aimerais d'abord m'attarder à la richesse et à la particularité de certaines des dispositions de la Convention américaine et esquisser très rapidement certains éléments à cet égard.
Par exemple, l'article 29 (b) de la Convention américaine prévoit qu'aucune disposition ne peut être interprétée comme restreignant la jouissance et l'exercice d'un droit, d'une liberté reconnue non seulement par la législation nationale de l'État, mais aussi par tout autre engagement international que cet État aurait pris.
C'est l'expression la plus forte, je crois, de l'interdépendance de tous les instruments de droits humains. À vrai dire, cette disposition est plus riche que l'article 5(2) du Pacte sur les droits civils et politiques que le Canada, bien sûr, a ratifié.
J'aimerais aussi attirer respectueusement votre attention sur l'article 1 de cette convention qui, bien sûr, prévoit que les droits et libertés garantis par la convention ne peuvent en aucun cas être violés de manière discriminatoire. Au chapitre des motifs de discrimination interdits, on retrouve la condition sociale, condition sociale avec laquelle, actuellement, tout porte à croire que le gouvernement canadien ait certaines difficultés conceptuelles lorsqu'il s'agit d'envisager l'amendement de la Loi canadienne sur les droits de la personne.
Quant à la troisième mention, l'article 21 de la convention et les droits de propriété, la loi, nous dit la convention, en son article21,peut subordonner le droit de propriété ou, encore, le droit de jouir paisiblement de ses biens à l'intérêt social.
Cela est plus généreux, plus explicite que les termes mêmes de la Charte québécoise des droits et libertés qui ne subordonne la jouissance paisible des biens qu'aux mesures prévues par la loi. D'ailleurs, récemment, soit en août 2001, la Cour interaméricaine a rendu une décision qui n'est pas passée inaperçue auprès des Premières nations canadiennes. Il s'agit de l'affaire Awas Tingni et Nicaragua, où la cour a rappelé au Nicaragua qu'il avait l'obligation de procéder à la détermination des terres exprimant les titres aborigènes des populations autochtones nicaraguéennes.
Actuellement, la commission a jugé recevable une autre affaire, soit l'affaire Toledo Maya Cultural Council of Belize v. Belize où, encore une fois, il s'agit de cette même question de la violation des terres autochtones.
L'article 26 de la convention, contrairement au Pacte sur les droits civils et politiques équivaut à l'article 2 du Pacte des Nations Unies sur les droits économiques, sociaux et culturels et protège tout en l'énonçant, la nécessité des États de mettre en œuvre progressivement les droits économiques et sociaux de la personne.
Enfin, j'attirerai votre attention sur l'article 32 qui m'apparaît d'un libellé très riche, même en français, car on ne se cachera pas que la langue française n'est pas la langue de prédilection dans l'écriture de la Convention américaine des droits de l'homme. Cet article 32 néanmoins prévoit que les droits que la convention garantit seront limités par le respect des droits d'autrui, la sécurité et les justes exigences du bien commun dans une société démocratique. Voilà une riche avenue à explorer.
La Convention américaine des droits de l'homme est un instrument régional marqué par une histoire politique qui accorde au concept de bien commun et d'intérêt social plus d'importance que le Pacte des Nations Unies. Cela devrait plaire, nous semble-t-il, au Canada qui porte aussi l'héritage d'un «Canadian Welfare State», qui le distingue, me semble-t-il, avantageusement de nos voisins immédiats du Sud.
Ces bonnes nouvelles ne sont pas énoncées pour escamoter les difficultés que porte la convention. Pour aller à l'essentiel, je vous soumettrai, quant à moi, qu'il y a deux ou peut-être trois difficultés en ce qui concerne la conformité des dispositions du droit canadien au terme de la convention.
L'article 13 de la Convention américaine relative à la liberté de pensées et d'expressions, je sais que ce comité s'est déjà penché sur la question du «prior censorship», il n'est pas impossible qu'un examen minutieux doive être fait en ce qui concerne les dispositions du Code criminel relatives à la pornographie infantile. Je dis bien «il n'est pas impossible» car il n'est pas non plus impossible que, lu dans son ensemble et en relation d'interdépendance avec d'autres instruments de droits humains, telle la Convention des droits de l'enfant, il n'y ait pas réellement d'incompatibilité. Je laisse toutefois la porte ouverte et j'insisterais à ce stade pour un examen minutieux de cette première question.
La deuxième question, quant à moi, qui mériterait le même examen minutieux concerne le paragraphe 8 de l'article 22 de la convention. L'article 22 porte le chapeau du droit de déplacement et de résidence et son paragraphe 8 énonce qu'en aucun cas l'étranger ne peut être refoulé ou renvoyé dans un autre pays.
Je crois que l'arrêt Suresh rendu par la Cour suprême en 2001s'approche de manière très convaincante des exigences de l'article 22.8, mais je crois aussi qu'il faudrait ici se livrer à un examen minutieux.
Ma troisièmepréoccupation concerne bien sûr l'article 4 de la convention. Je suis persuadée que plusieurs représentantes des groupes de femmes du Canada et du Québec vous entretiendront dans le détail des difficultés posées par les termes de l'article 4.1 de la convention. Je m'en tiendrai brièvement à l'essentiel.
On le sait, l'article 4 protège le droit de toute personne à la vie. Il impose aux États le devoir de protéger ce droit en général à partir de la conception. De plus, il prévoit que nul ne peut être privé du droit à la vie de manière arbitraire. Il n'y a aucune raison au Canada de priver de la protection du droit à la vie les personnes nées, vivantes et viables, y compris les femmes, sans parler des personnes condamnées. Non seulement faut-il envisager le renforcement d'une position résolument canadienne qui s'inscrit contre la peine de mort, mais aussi la protection des multiples situations de vulnérabilité qui peuvent mettre en danger une personne suite à l'action ou à l'omission des pouvoirs publics dans la société canadienne.
À la lumière des outils d'interprétation disponibles, on peut conclure que le libellé de l'article 4 de la convention, qui se distingue de celui de l'article 1 de la Déclaration américaine, a été adopté après d'intenses discussions dans le but de promouvoir la marge de manoeuvre des États en matière d'avortement. C'est essentiellement ce qu'a rappelé la Commission interaméricaine des droits de l'homme lorsqu'elle a adopté, en 1981, sa décision relative à l'affaire Baby Boy. Une affaire États-unienne. C'était toutefois, en 1981. Depuis, au cours de la dernière décennie, le droit international a incroyablement évolué sous la pression du mouvement féministe international. En nous inspirant, par exemple, de la recommandation générale relative à la santé, la recommandation 24 adoptée par le comité de la convention pour l'élimination de toutes les discriminations à l'égard des femmes des Nations Unies, je dirai dorénavant l'ACDF ou encore en nous inspirant de l'interprétation que fait l'article 6 du Pacte sur les droits civils et politiques, le Comité des droits de l'homme, on peut affirmer que le droit des femmes à l'avortement et la question de l'accès à des services de santé reproductive adéquats sont des composantes essentielles du droit des femmes à la vie, à la sécurité et à l'égalité en droit international.
L'article 4 de la convention doit donc être interprétée conformément à l'article 29 de la même convention qui interdit à un État signataire d'accorder à ses ressortissants une protection moindre que celle à laquelle il a consenti en ratifiant d'autres instruments internationaux. Cette analyse positive ne rend pas parfaitement adapté l'article 4.1 de la convention compte tenu de l'état du droit et de la jurisprudence au Canada. Il y aurait donc lieu de recourir à la technique de la déclaration interprétative lors de la ratification. Nous y reviendrons.
Toutefois, sur l'article 4, qu'il me soit permis de souligner que si le droit international des droits de la personne s'érige en chien de garde des protections nationales consenties à ces droits et en facilite l'évolution, il ne se substitut pas pour autant à une exigence de vitalité démocratique qui rend ces droits vivants chez nous et près de nous.
En conséquence, il serait vain de chercher dans le droit international un antidote aux humeurs politiques canadiennes qui pourrait remettre en question l'état du droit au Canada, mais il serait aussi erroné de prétendre qu'un virage à droite au Canada, et je le dis entre guillemets, pourrait faire fi des protections offertes aux droits de la personne par le droit international.
En terminant, quelques mots sur la technique des réserves et des déclarations interprétatives, technique à laquelle le Canada pourrait songer recourir aux fins de la ratification.
Premièrement, le Canada qui n'est pas le champion du recours à la réserve, y fait néanmoins usage lorsque cela est pertinent. Il l'a fait dans le cas de la Convention sur les droits de l'enfant lorsqu'il s'est agit de définir la notion de famille dans le contexte des dispositions relatives à l'adoption et des enfants des Premières nations. Deuxièmement, le Canada ne serait ni le premier ni le seul à recourir à la technique de la déclaration interprétative lors de la ratification de la convention, le Mexique l'ayant déjà fait.
Pourquoi donc insister sur une clause interprétative ou une déclaration interprétative plutôt qu'une réserve? Parce que le droit à la vie est le droit le plus tangible et le plus fondamental de tous et que la réserve est carrément inadmissible. On ne voit pas comment le Canada pourrait se tenir à l'abri d'engagements en ce qui concerne le droit à la vie. D'où l'idée de recourir au mécanisme de la déclaration interprétative. Il s'agit d'une déclaration unilatérale, d'un état fait à tout moment et qui vise à préciser ou à clarifier le sens et la portée d'un engagement. Une déclaration interprétative sert à résoudre au profit de l'État, qui l'enregistre, un problème d'interprétation. Elle peut aussi être retirée en tout temps. Ce raisonnement vaudrait tant pour les articles 13 et 22.8 que j'évoquais tantôt s'il y avait lieu de considérer dans ces cas le recours à la déclaration interprétative ce dont, je le répète, je ne suis pas parfaitement certaine.
La situation a évolué au Canada en ce qui concerne la possibilité de ratifier en assortissant la ratification d'une déclaration interprétative. Et, faute pour le gouvernement fédéral d'avoir initié une discussion productive sur la question des modalités de la ratification de la convention. Il faut bien reconnaître que la société civile a été tenue plutôt dans l'ombre pendant de nombreuses années. Maintenant, le mouvement féministe s'est chargé d'aborder cette question. Il en discute. Il a fait sienne la question. C'est un progrès. Je prends pour exemple la diffusion soutenue de la proposition, selon moi très acceptable, faite par ma collègue, le professeur Rebecca Cook, de l'Université de Toronto, quant au libellé possible d'une déclaration interprétative à l'article 4.
Le langage évoluera, et la déclaration interprétative n'est ni un roman, ni une thérapie, ni un plaidoyer politique. L'écriture doit être brève et précise. Mais je crois qu'on ne peut plus prétendre que la question de la ratification de la Convention américaine est bloquée à jamais au Canada.
Au cours des dix dernières années, le système interaméricain des droits de l'homme a accompli des progrès remarquables en termes d'efficacité et de crédibilité. Je crois que le professeur Cassel, dont vous avez recueilli le témoignage récemment, en a fait état de manière technique: les délais, l'exécution des jugements de la cour, l'implication des victimes dans le processus, les enquêtes in situ, la coopération technique. La liste est longue et on ne peut pas toujours évoquer des progrès aussi significatifs pour les institutions des Nations Unies.
Lorsqu'à Québec les chefs d'État ont pris l'engagement de soutenir la cour et la commission, ils ont reconnu ces progrès. Il n'existe dans le texte de la convention aucune raison assez sérieusepour expliquer le défaut du Canada de la ratifier. Commeles autres États des Amériques, le Canada a souscrit aux engagements pris lors du Sommet de Québec en avril2001.J'espère donc avoir réussi à mettre en évidence le fait que la Convention américaine des droits de l'homme n'est pas l'affaire des autres, mais qu'elle est aussi la nôtre.
La vice-présidente: Merci beaucoup de votre présentation. Je profite de ma position de vice-présidente pour vous poser la première question.
Vous n'avez pas parlé de l'article 14: le droit de réplique. Pourriez-vous nous en donner la raison? J'ai été perturbée par cela.
Mme Lamarche: On peut lire l'article 14 de deux façons: littéralement ou dans son contexte. Bien que le droit canadien, s'agisse-t-il de la common law ou du droit civil, ne soit effectivement pas en conformité parfaite avec l'article 14, le droit canadien offre des recours utiles et effectifs aux victimes de libelle ou de propos diffamatoires. Le fait est qu'en droit civil, au Québec par exemple, la Loi sur la presse prévoit, dans un premier temps, qu'un journal peut se rétracter et que, ultimement, s'il le juge opportun, il peut même offrir à la victime du libelle l'occasion de s'expliquer. On sait que si le média le fait, à toutes fins utiles, la victime est privée de recours. La victime est donc très bien servie en termes de recours utiles. Il est difficile de croire que vu la qualité du droit, des recours et des remèdes disponibles tant en common law qu'en droit civil, la commission américaine arriverait à la conclusion que le droit canadien est défaillant en ce qui concerne les recours disponibles à la victime.
J'insiste à nouveau là-dessus. Il est toujours possible de comparer littéralement l'état du droit national et l'exigence du standard international, mais c'est plutôt dans un contexte d'interdépendance et dans un contexte évolutif qu'il faut envisager cette question de la conformité. C'est une opinion. Je crois que la commission estimerait que le droit canadien fournit aux victimes des recours utiles qui satisfont à l'objectif recherché dans l'article 14 de la convention.
Le sénateur Joyal: À l'avant dernier point de la première page de votre présentation, vous dites:
Le mouvement communautaire canadien s'est opposé à la venue de la ZLÉA pour réclamer la primauté des droits humains sur le commerce.
Ma première question est liée aux efforts faits par le Canada en Afrique actuellement, qui visent, je n'ai peut-être pas le terme juste, la gouvernance des États africains d'une part, et d'autre part, un processus d'évaluation par les États eux-mêmes de l'évolution des droits de la personne. Dans le premier cas, il semble qu'il y ait une proposition acceptable aux États africains, dans le second, il semble qu'il y ait beaucoup de résistance. Pour faire des recommandations au gouvernement, notre comité doit être cohérent dans son approche continentale à l'égard des droits de la personne. Autrement dit, on ne peut pas prôner le respect des droits de la personne en disant aux citoyens d'autres continents que chez nous tout est parfait, que c'est chez eux que le problème existe. Si à l'inverse, on se retrouve sur un autre continent, on ne peut pas dire qu'on ne veut pas faire partie de débats de société sur des problèmes que nous avons déjà réglés.
Notre politique internationale doit avoir des principes clairs, applicables à tous les niveaux de discussions internationales, que ce soit avec la Chine, les pays africains ou sud-américains avec lesquels on envisage des échanges commerciaux ou autres.
Ma première question est une question de politique extérieure sur la cohérence de l'affirmation par le Canada du respect des droits de la personne. Jusqu'où cette affirmation est-elle signifiante?
Ma deuxièmequestion a trait au droit de propriété. Il y a20ans,la Charte canadienne des droits et libertés a fait l'objet de débats avec les provinces canadiennes. Les provinces se sont objectées à ce que le droit à la propriété fasse l'objet d'une protection et d'une reconnaissance dans la Charte canadienne des droits et libertés pour des raisons constitutionnelles que vous connaissez peut-être encore mieux que moi, à savoir que le droit civil et la propriété sont de responsabilité provinciale.
Si nous recommandions au gouvernement de ratifier la Déclaration interaméricaine, toute la question liée aux droits à la propriété, le paragraphe que vous avez vous-même exprimé, devraient faire l'objet soit d'une réserve de la part du gouvernement canadien, soit l'objet d'un endossement de la part des provinces. Mais on y voit déjà des problèmes, parce que comme vous l'avez très bien défini, le droit à la propriété dans la Convention interaméricaine est assujetti à des limites que nous ne connaissons pas dans le droit canadien et même dans des provinces qui se targuent, entre guillemets, d'être progressistes, comme le Québec. Cela pourrait poser d'autres problèmes dans certaines provinces qui pourraient peut-être y voir une limite inacceptable. Il y a un problème de juridiction qu'il faut étudier.
La troisièmequestion concerne le fait qu'à la dernière page de votre présentation, au paragraphe trois, vous dites que:
«La clause interprétative est une déclaration unilatérale d'un État faite à tout moment [...]». Donc, cela signifierait un virage à droite. Dans l'hypothèse d'un virage à droite, quel est en pratique la protection qu'on pourrait trouver à la déclaration puisque à tout moment, à supposer que nous ayons un gouvernement de droite au Canada, un gouvernement pourrait faire une déclaration qui aurait pour effet de suspendre les clauses ou à donner à l'interprétation des clauses une valeur à peu près nulle de protection? N'y a-t-il pas là en pratique une sorte de porte de sortie toute grande ouverte pour tout gouvernement? La convention deviendrait une orientation de politique générale, qui, en pratique, a un mécanisme de suspension définie de certains droits qui pourraient y être reconnus et pourraient être utiles en particulier pour des droits économiques? On peut comprendre qu'un gouvernement de droite pourrait avoir d'énormes réserves sur la protection des droits économiques sur la base d'un libre marché à peu près absolu.
Mme Lamarche: Je suis d'abord complètement dérouté de constater que mes pauvres graffitis ont circulé auprès des membres de ce sous-comité. Je croyais les avoir soumis pour le bénéfice de la traduction. C'est peut-être une bonne nouvelle. Je voudrais qu'on excuse les coquilles et les incongruités. Ce n'est pas un très beau document, il ne vous était pas destiné. Je m'en excuse.
Sur la question de la cohérence de la politique extérieure canadienne en matière de droits humains, je me contenterais, avec votre permission, de m'en tenir aux Amériques puisque que c'est un instrument régional des Amériques qui est ici à l'étude. Puisque vous avez mes notes, vous aurez peut-être remarqué que j'ai escamoté un petit passage de ces notes qui concernait la Charte démocratique interaméricaine.
Je crois comprendre que la position du gouvernement canadien sur ce thème de la cohérence de sa politique extérieure d'une part, et de ses engagements au chapitre des droits de la personne d'autre part, repose dans le cas des Amériques sur la récente adoption par l'Assemblée générale de l'OÉA d'une résolution qui s'appelle la Charte démocratique interaméricaine. Le Canada a prétendu y avoir, avec ces pays collègues de l'OÉA, recouru lors des récents bouleversements qu'on connaît au Venezuela.
Cette Charte démocratique est fondée sur le droit à la démocratie et non pas sur le respect des droits humains tel qu'énoncé dans les instruments de droits humains du système interaméricain. Je crois qu'il y a une différence importante. Si la Charte démocratique est un instrument politique utile, elle n'assure pas en elle-même la cohérence que vous évoquez ou que vous mettez en évidence en ce qui concerne la politique extérieure canadienne. Le fait d'avoir travaillé, très fort d'ailleurs, dans le cas du Canada, à l'adoption de cette résolution relative à la Charte démocratique américaine, ne renforce pas les institutions de droits de la personne de système interaméricain. Il renforce la capacité démocratique de l'Assemblée générale de l'OEA. Je crois donc que la cohérence n'est pas accomplie en ce qui a concerne le lien entre commerce et droits humains à l'échelle des Amériques. L'adoption, je le répète, heureuse, de cette résolution appelée la Charte démocratique interaméricaine est un pas dans la bonne direction, mais ne peut pas suppléer au défaut de ratification par le Canada de la convention.
Votre deuxièmepoint a trait à l'article 21 confère à chaque personne, — et vous avez remarqué que la Convention américaine définit ce qu'est une personne, un être humain est une personne — le droit à l'usage et à la jouissance de ses biens. Chaque personne doit comprendre que ce droit est subordonné à l'intérêt social, pour aller à l'essentiel. Il ne faut pas confondre la question du partage des compétences en droit constitutionnel canadien et la promotion du droit de chaque personne à la jouissance et à l'usage de ses biens. Aucune province ne peut prétendre que son régime de droit ne contribue pas d'une façon ou d'une autre à la promotion du droit de chaque personne à la jouissance de ses biens. En ce sens, le fait que le chapeau de l'article 21 porte le titre «Droit de propriété privée» ne m'apparaît certes pas un obstacle en lui-même. C'est la première partie de la proposition.
La deuxièmepartie de la proposition concerne la limite, d'une certaine façon, de ce droit. La version française du premier alinéa de l'article 21 prévoit que la loi peut subordonner cet usage et cette jouissance à l'intérêt social. Il m'apparaît évident que dans le cas de la convention, comme dans le cas d'autres instruments, de droits humains, un jour ou l'autre, on considérera activé ou réactivé le comité interministériel des provinces, des territoires et du gouvernement fédéral qui, et c'est une pratique au Canada, se penche sur la question de l'opportunité d'une ratification.
Il n'est pas impossible, toutefois, que la délicatesse de l'évocation du concept d'intérêt social se pose dans un autre contexte que celui que vous évoquez parce que d'aucun pourrait prétendre qu'il y a une difficulté dans les champs de compétence. Je prétends plutôt que nous sommes encore confrontés à un problème de cohérence entre les engagements canadiens en matière d'accords de commerce. Le Canada n'a pas exactement, et dans tous les cas, pris note des susceptibilités de toutes les provinces du Canada, donc il y aurait plutôt un risque d'incohérence entre l'immensité des engagements pris aux termes des accords de commerce et la limite — nous sommes en présence d'une limite qu'est la possibilité de ne limiter le droit de propriété que s'il s'agit de faire prévaloir l'intérêt social et non pas l'intérêt commercial. Je pense que dans une perspective historique, on pourrait dire que c'est encore un objet de chicane ou de difficultés entre les provinces et le gouvernement fédéral. Je crois plutôt qu'ici nous devons constater que nous sommes face à un nouveau défi. Voilà un concept qui interpelle directement la cohérence interne des engagements du Canada entre l'intérêt social et les accords de commerce.
Votre troisièmequestion concernait la déclaration interprétative et son côté un peu polisson puisqu'elle peut être retirée ou introduite en tout temps. Je disais dans mes notes, et je pense que c'est un point d'honnêteté, que le droit international des droits de la personne est un chien de garde utile et nécessaire au bulletin de santé national des droits de la personne, mais qu'il ne se substituera jamais à la santé démocratique canadienne.
Je pense que s'il fallait envisager ce scénario évoqué par plusieurs du retrait d'une déclaration interprétative, qui consisterait précisément à mettre en contexte l'article 4 de la convention, nous n'aurions pas qu'un problème avec l'article4.LesÉtats ne jouent pas à saute-mouton avec les déclarations interprétatives. Ce n'est pas la pratique en droit international. C'est théoriquement possible, mais ce n'est pas la pratique en droit international.
D'autre part, même si la démocratie canadienne adoptait une attitude saute-mouton, un principe plus fondamental demeure. C'est la relation d'interdépendance entre la Convention américaine des droits de la personne et tous les autres instruments de droits humains.
À cause de la CIDA, la Convention pour l'élimination de toutes les formes de discrimination à l'égard des femmes, du Pacte sur les droits civils et politiques, de la Convention sur les droits de l'enfant, certaines interprétations iraient même jusqu'à dire qu'à cause de la Convention sur la torture, en ce qui concerne l'accès ou le non-accès ou la privation d'accès des femmes à des services de santé, en raison de cette évolution aussi forte qu'éblouissante de l'ensemble des instruments de droits humains, l'évocation de la possibilité technique — ce qui serait déjà assez cavalier mais néanmoins possible — par le Canada de retirer la déclaration interprétative m'apparaît un scénario mineur comparativement à un engagement majeur qui est l'ensemble des engagements du Canada en vertu d'instruments internationaux de droits de la personne, que c'est la meilleure protection offerte au droit des femmes à l'égalité, à la sécurité et à la vie. On perd parfois de vue que les femmes aussi ont un droit à la vie pour elles-mêmes et à l'accès à des services de santé, y compris de santé reproductive.
[Traduction]
La vice-présidente: Avant de céder la parole au sénateur Cochrane, je tiens à apporter une précision. Vos notes, madame Lamarche, ne seront pas officiellement distribuées aux membres du comité. Vous les avez réunies pour faciliter la tâche aux interprètes, et nous vous en remercions. Parce que nous les avons en main, j'invite les sénateurs qui le souhaitent à les consulter. On constatera qu'elles sont rédigées uniquement en français. Par ailleurs, elles ne seront pas versées au compte rendu officiel du comité. On lira plutôt dans le compte rendu officiel ce que vous avez dit. Or, j'ai constaté que vos propos épousaient de très près le texte de vos notes.
Le sénateur Cochrane: Vous avez à quelques reprises fait allusion au Sommet de Québec d'avril 2001. À votre avis, quels progrès a-t-on accomplis jusqu'ici? Y a-t-il eu des percées?
Mme Lamarche: Pardonnez-moi, mais faites-vous référence à des percées dans le domaine des droits de la personne?
Le sénateur Cochrane: Oui.
Mme Lamarche: C'est très intéressant parce que jamais auparavant la question des instruments régionaux en matière de droits de la personne n'a été aussi visible qu'à l'occasion du Sommet de Québec. Les États y ont eux-mêmes fait référence aux instruments régionaux en matière de droits de la personne, de même qu'à leur déclaration officielle et à leur plan d'action. Il y avait de quoi s'étonner puisque, quand on compare le document officiel au document parallèle produit par la société civile, on se rend compte qu'il y a plus d'allusions aux instruments en matière de droits de la personne dans le document officiel adopté par les chefs d'État que dans le document final adopté par la société civile.
Cela peut paraître étrange, mais, au fond, ça ne l'est pas tant. Ce qu'il faut comprendre, c'est que la société civile, dans de nombreux cas, était confrontée aux instruments régionaux en matière de droits de la personne pour la première fois. C'était en quelque sorte le premier contact entre la société civile et un instrument régional en matière de droits de la personne. À mes yeux, il s'agit d'une bonne nouvelle, d'un progrès.
Le besoin exprimé — en particulier par le mouvement des femmes — de creuser davantage la question du système interaméricain des droits de la personne témoigne aussi des progrès. Je travaille avec le mouvement des femmes au Québec depuis plus de 20 ans. C'était la première fois qu'on demandait directement d'obtenir de la formation sur le système interaméricain des droits de la personne. C'est là un progrès véritable. Je ne dis pas qu'on devrait penser ceci ou cela. Cependant, le fait de vouloir en savoir davantage à ce sujet et d'effectuer des comparaisons avec ce qu'on a découvert au sujet des instruments en matière de droits de la personne des Nations Unies représente un véritable progrès. Ce que je comprends, c'est que certains groupes au sein du mouvement canadien des femmes préfèrent apprendre d'abord — ce qui est la sagesse même — pour se former une opinion ensuite.
Que ce soit de propos délibéré ou par accident, on a réalisé un progrès remarquable en ce qui concerne le système interaméricain des droits de la personne depuis le Sommet de Québec. Je suis très tentée de remercier les chefs d'État d'avoir fait référence à l'OEA dans leur déclaration officielle.
Le sénateur Cochrane: Avez-vous dit que le droit à la propriété privée ne constituait pas un obstacle? À ce propos, je croyais que vous faisiez référence à l'article 21. Pourriez-vous nous donner certaines explications? Je crois comprendre qu'il y a de nombreuses incohérences liées aux droits de propriété entre femmes autochtones. Pourriez-vous nous en dire plus à ce sujet?
Mme Lamarche: En réalité, il n'y a pas d'incohérences entre le droit canadien, les droits fondamentaux au Canada et la protection interaméricaine du droit à la propriété privée. En ce qui concerne le droit à la propriété privée, la question des femmes autochtones est l'un des premiers enjeux auxquels la Cour interaméricaine s'est attaquée. Dans sa décision d'août 2001, la Cour interaméricaine s'est longuement attardée à ce que la dépossession des terres au Nicaragua signifiait pour les femmes autochtones. Ces dernières ont eu droit à l'attention directe de la cour.
Les motifs sont naturellement nombreux. Cependant, l'article clé de la Convention qui sous-tend la décision de la Cour interaméricaine a trait au droit à la propriété privée. La question du droit à la propriété privée est plus riche, plus positive et, je dois dire, plus imprévisible que ce qu'on aurait pu penser dans le cadre du débat sur la Charte canadienne des droits et libertés il y a20ans.
Le droit à la propriété privée est peut être plus complexe que la conception qu'en ont nos voisins, c'est-à-dire les États-Unis. En fait, selon le libellé de l'article 21 de la Convention, ce sont les êtres humains, et non les sociétés qui bénéficient du droit à la propriété privée. Compte tenu de l'état actuel du droit et de la jurisprudence de la Cour interaméricaine, je ne vois pas de contradiction entre les droits des femmes autochtones et l'article21 de la Convention. On a peut-être peur des Premières nations. Il y a peut-être des difficultés au sein même des collectivités. Pourtant, à la lumière du droit et de la jurisprudence, on ne peut, dans les faits, conclure à l'existence d'un quelconque problème entre les droits des femmes autochtones en général et l'article 21 de la Convention.
Le sénateur Cochrane: À votre avis, les femmes autochtones du Canada tiendraient-elles le même discours?
Mme Lamarche: Avec tout le respect que je vous dois, je n'oserais jamais répondre à une telle question. Je ne suis pas moi-même autochtone.
Le sénateur Cochrane: J'en suis consciente. Cependant, à titre de professeur qui, j'en suis certaine, a eu l'occasion d'interagir avec de nombreux groupes différents, je me demandais si vous aviez une idée de leur opinion?
Mme Lamarche: Ce que je peux dire, c'est que la décision Tingni de la Cour interaméricaine, depuis qu'elle a été rendue en août 2001, a circulé non seulement auprès des collectivités des Premières nations, mais aussi auprès des groupes de femmes autochtones du Canada. Il est certain que la décision intéresse les communautés autochtones du Canada.
[Français]
Le sénateur Ferretti Barth: Les articles que vous avez écrits sont impresionnants. J'aimerais vous poser une question naïve, si vous permettez. Vous avez écrit beaucoup d'articles sur les droits de la personne et la condition sociale. D'où vient votre expertise dans ce domaine?
Mme Lamarche: J'appartiens au groupe des militants et militantes des droits de la personne qui ont choisi de travailler d'abord en vue de la promotion des droits économiques et sociaux, plutôt que des droits civils et politiques. Ce n'est pas une erreur intellectuelle, ce n'est pas que je tente d'établir une hiérarchie de droit, mais depuis 20 ans je suis préoccupée par le droit de la pauvreté.
J'ai acquis la conviction que la condition sociale est un motif de discrimination absolument essentiel pour rendre utiles les mécanismes de plaintes en matière de droits de la personne auprès des personnes les plus pauvres, et que c'est dramatiquement absent du paysage juridique fédéral au Canada.
Le sénateur Ferretti Barth: Vous avez beaucoup travaillé avec des groupes de femmes. Croyez-vous que le système interaméricain des droits de l'homme peut aider à protéger les droits des femmes, tant au Canada qu'en Amérique du Sud?
Mme Lamarche: Je ne crois pas qu'il existe un groupe de femmes au Canada, actuellement, qui ne reçoit pas un appel pressant de ses sœurs d'Amérique latine afin que le Canada se joigne activement au système interaméricain. J'entends par se joindre activement qu'il soit présent dans les institutions de la commission et de la cour.
Le mouvement féministe d'Amérique latine est extrêmement actif, extrêmement bien structuré et il est demandeur. Nous avons à apprendre de sa capacité de se mobiliser. Et là où il est demandeur, c'est afin de bénéficier, à l'échelle de l'Amérique latine, d'une extension de la qualité du standard d'égalité en droit constitutionnel canadien.
Dit simplement, le mouvement féministe d'Amérique latine souhaite que nous imprégnons l'expérience et la richesse du standard constitutionnel d'égalité au Canada au sein des institutions que sont la Commission et la Cour interaméricaine. Je crois que là-dessus ce mouvement féministe d'Amérique latine est clair et transparent. On l'entend du Mexique, on l'entend du Brésil et on l'entend du Pérou; il est demandeur.
Le sénateur Ferretti Barth: Je pense que ces groupes de femmes tiennent beaucoup à ce que soit modifiée la Convention interaméricaine. C'est primordial pour eux que le Canada se joigne à la Convention interaméricaine.
Mme Lamarche: Je crois que vous avez raison.
Le sénateur Joyal: Je voudrais attirer votre attention sur le fait que le Sénat, lors de la session précédente, avait adopté un projet de loi présenté par le sénateur Cohen, et qui avait d'ailleurs été débattu au Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles. Ce projet de loi visait précisément à amender la loi canadienne des droits de la personne pour ajouter la condition sociale aux motifs réprouvés par le projet de loi.
Le projet de loi a été unanimement adopté au Sénat et, lorsqu'il a été transmis à la Chambre des communes, le point de vue que vous avez exprimé a été exprimé de nouveau par le gouvernement, sous l'argument qu'il devait y avoir une approche générale des modifications à faire à la Loi sur les droits de la personne suite au rapport du juge La Forêt, et que l'on voulait procéder d'une façon globale plutôt que par morceaux.
Je suis convaincu que cet élément reste un élément important de préoccupation de ce comité et, dans notre premier rapport, on y a d'ailleurs fait référence textuellement. Je me permet de faire cette annonce commerciale, mais en fait cela vous intéressera probablement.
Mme Lamarche: C'est tout à votre honneur.
Le sénateur Joyal: On voit toujours la question de l'adhésion du Canada à la convention du point de vue canadien. N'y aurait-il pas lieu, pour les États américains, de dire au Canada que comme il assume le leadership pour la signature d'un traité de libre-échange interaméricain, qu'il commence donc par démontrer son intérêt à la société interaméricaine en signant la convention?
On fait toujours le processus inverse. Si le Canada a en pratique un rôle à jouer, il peut se faire opposer ce rôle par des États américains qui lui diraient clairement qu'ils sont intéressés à discuter avec le Canada d'un projet de société global et futur pour les Amériques, en autant que le Canada adhère à convention qui est la base sociétale commune. A- t-on pensé faire la démarche inverse?
Mme Lamarche: Je crois qu'il faut aussi considérer que certains États d'Amérique latine peuvent se sentir accommodés par le peu d'empressement du Canada à ratifier la convention et que cela fait d'eux des demandeurs extrêmement discrets.
Certains États d'Amérique latine préfèrent peut-être que des débats de démocratie aient lieu au sein de l'Assemblée générale de l'OÉA plutôt qu'au sein de ces institutions spécialisées en matière de droits de la personne.
En ce sens, on pourrait décrire certains d'entre eux comme des demandeurs passifs de promotion des droits de la personne. Je pense que le Canada a une responsabilité autonome à assumer et que l'appel ne viendra pas nécessairement, et certainement pas unanimement, de l'Amérique latine.
[Traduction]
Le sénateur Cochrane: J'espérais que vous alliez pouvoir faire des commentaires au sujet de la discrimination pour des motifs liés à la condition sociale. Peut-être pourriez-vous nous faire part de vos vues sur les droits des Canadiens défavorisés sur le plan social et économique? Le cas échéant, quelles mesures devrait-on prendre pour protéger ces types de droits?
Mme Lamarche: Je vais tenter d'être brève. Pardonnez-moi si ma réponse vous semble un peu technique.
Dans mon exposé, j'ai fait référence au Protocole de San Salvador. Il s'agit d'un autre traité sur les droits de la personne faisant partie du système interaméricain. Comme il s'agit d'un protocole, la Convention doit être ratifiée au préalable. Le protocole de San Salvador est un traité voué expressément à la protection et à la promotion des droits économiques et sociaux. En ne ratifiant pas la Convention elle-même, le Canada se prive du droit de participer, au niveau national, à la protection et à la promotion des droits économiques et sociaux énoncés dans le Protocole de San Salvador, position qui semble un peu étrange.
Un article de la Convention — l'article 26 — fait la promotion des droits économiques et sociaux. Il s'agit en quelque sorte d'une introduction à un autre traité, à savoir le Protocole de San Salvador, entré en vigueur en 2000. Il ne s'agit pas d'une forme de protection éventuelle.
En ne ratifiant pas la Convention, le Canada évite deux questions — la Convention et le débat entourant la ratification éventuelle du Protocole de San Salvador, traité voué à la protection et à la promotion des droits économiques et sociaux.
La vice-présidente: Je vous remercie. Sur la liste de nos clients à venir figure le nom d'au moins une personne qui s'intéressera directement au Protocole de San Salvador.
[Français]
Je vous remercie de votre témoignage, professeure Lamarche. Il a nous été extrêmement utile.
Nous avons donc maintenant le plaisir d'accueillir des représentants de la Fondation canadienne pour les Amériques, communément appelée FOCAL.
FOCAL est une organisation non gouvernementale et indépendante qui se consacre à l'approfondissement et au renforcement des relations qu'entretient le Canada avec les pays d'Amérique latine et des Caraïbes. Elle s'est donnée pour mission de susciter une meilleure compréhension des questions hémisphériques et d'aider à construire une communauté des Amériques plus solide.
[Traduction]
Nous accueillons aujourd'hui, M.John Graham, président du conseil d'administration de la Fondation canadienne pour les Amériques (FOCAL). M.Graham a été le premier chef de l'Unité de la promotion de la démocratie à l'Organisation des États américains (OEA) et, à ce titre, a dirigé plusieurs missions de médiation et d'observateurs des élections de l'OEA. Il a travaillé au Guatemala, en République dominicaine, en Guyane, à Haïti, au Paraguay, à Cuba et en Bosnie-Herzégovine. Il a occupé un certain nombre de postes diplomatiques, notamment à titre de haut- commissaire en Guyane et d'ambassadeur au Venezuela et en République dominicaine. Il a également agi comme directeur général pour les Caraïbes et l'Amérique centrale au ministère des Affaires étrangères et du Commerce international (MAECI).
À ses côtés se trouve Mme Sharon O'Regan, directrice adjointe de FOCAL, en congé sabbatique du MAECI. Mme O'Regan a travaillé aux ambassades du Guatemala, de l'El Salvador, du Pérou et de la Bolivie. Elle a acquis, grâce à près de 20 années d'expérience au sein du ministère des Affaires étrangères et, auparavant, du secteur privé, une connaissance approfondie de l'Amérique latine.
Bienvenue à tous les deux. La parole est à vous.
M. John W. Graham, président du conseil d'administration, Fondation canadienne pour les Amériques (FOCAL): Honorables sénateurs, je vous remercie de l'occasion qui m'est donnée de comparaître devant le comité pour parler de la Convention interaméricaine relative aux droits de l'homme. Ayant passé une grande partie de ma vie en Amérique latine et dans les Antilles, à divers titres, je me réjouis de votre initiative dans ce domaine. La Fondation canadienne pour les Amériques (FOCAL), l'organisme que Mme O'Regan et moi-même représentons, est tout aussi ravie.
FOCAL est un organisme indépendant voué à l'approfondissement et au renforcement des relations qu'entretient le Canada avec les pays d'Amérique latine et des Antilles au moyen de discussions stratégiques, d'analyses et de la publication de documents de recherche. FOCAL a pour mission de favoriser une meilleure compréhension des enjeux hémisphériques importants et de créer une communauté plus forte des Amériques.
Si je comprends bien, vous êtes à la recherche d'indications précises et éclairées sur l'opportunité pour le Canada d'adhérer à la Convention interaméricaine relative aux droits de l'homme. Le cas échéant, vous aimeriez qu'on vous fournisse un éclairage suffisamment puissant pour pénétrer le profond brouillard fédéral-provincial qui entoure la question des réserves.
Je me permets ici de faire une mise au point. Comme je l'ai indiqué au greffier du comité, MmeO'Regan et moi ne sommes pas avocats. FOCAL n'a pas d'expertise particulière touchant les arcanes de ce dilemme. Ce que nous voulons, c'est dresser le portrait de la région pour faire ressortir l'importance que revêtent des instruments efficaces en matière de droits de la personne.
Il y a vingt ans, plus de 80p.100 de l'Amérique latine étaient dirigés par des gouvernements autoritaires, la plupart à droite, certains à gauche. Il y avait aussi certains gouvernements semi-autoritaires, comme celui du Mexique, qui se trouvaient au milieu. Il est facile de dresser la liste des exceptions — le Costa Rica, le Venezuela et la République dominicaine. Dans les pays des Antilles d'expression anglaise, la situation était toute différente. À titre d'exceptions, on note le gouvernement autoritaire de la Grenade et le gouvernement un peu moins autoritaire de la Guyane, dont le cas est un peu plus nuancé.
À maints égards, les pays d'Amérique latine vivaient dans l'ère des ténèbres en ce qui concerne les droits de la personne. L'OEA était aux mains des généraux, et le membre le plus puissant de l'organisation — et l'OEA est l'organisme le plus asymétrique auquel le Canada appartient — c'est-à-dire les États-Unis, considérait les généraux comme un rempart plus sûr contre le communisme. De nos jours, hormis Cuba, qui fait depuis longtemps figure de cas d'exception, tous les pays d'Amérique latine et des Antilles sont, à des degrés très divers, dotés d'un gouvernement constitutionnel et démocratique.
Il s'agit d'un changement mesurable marqué ayant des avantages importants pour les droits de la personne — ils ont été particulièrement notables au début du processus. La réapparition de la démocratie et ses avantages accrus pour les droits de la personne s'expliquent par un certain nombre de facteurs, d'abord le leadership intérieur des pays concernés, une attitude nouvelle et plus positive des États-Unis vis-à-vis de la démocratie et, de plus en plus, le rôle que joue l'OEA à titre de chien de garde régional veillant au respect de la démocratie.
Le témoin qui nous a précédés a soulevé l'exemple de la Charte démocratique qu'on a invoquée il y a trois semaines à l'occasion d'un coup d'État au Venezuela La Charte démocratique trouve son origine dans une politique adoptée au Sommet des Amériques de Québec, où le Canada a joué un rôle de premier plan. Nous avons apporté une copie de la Charte démocratique à l'intention des membres du comité.
Cependant, il n'y a pas que des bonnes nouvelles. Pour la majorité des Latino-Américains, la démocratie est un phénomène récent. Elle entraîne dans son sillage des attentes considérables, notamment que l'avènement de la démocratie s'accompagne forcément du progrès économique et de la sécurité personnelle, trois éléments qui contribueront à l'amélioration de la qualité de vie.
Jusqu'ici, l'équation ne s'est pas faite comme prévu. Dans l'ensemble, la situation économique s'est redressée au cours des20dernières années. Au cours de la dernière décennie, la pauvreté a effectivement régressé dans la plupart des foyers latino-américains, mais pas de beaucoup. L'écart entre les riches et les pauvres s'est pour sa part élargi de façon spectaculaire. La Banque interaméricaine de développement a fait ressortir l'ampleur du phénomène en montrant que l'Amérique du Sud est le continent où les disparités entre riches et pauvres sont les plus prononcées. Le phénomène s'explique par la corruption et par l'absence de volonté politique, sans compter qu'on n'applique pas de structures d'imposition efficaces. Ce sont les principaux facteurs.
La situation a engendré de la frustration et un certain désenchantement vis-à-vis du processus démocratique, sans parler d'un déclin de la qualité de vie d'un grand nombre d'habitants de la région. Une nouvelle crise se profile, celle du chaos, de la pollution, de la corruption, de la criminalité et du désenchantement urbains.
L'aggravation de ces crises a de dangereuses conséquences sur le processus démographique et les droits de la personne. La montée de la criminalité, y compris la généralisation du crime organisé, et l'avènement, dans de nombreuses villes, de sous-cultures tournées vers la violence présentent aux gouvernements des défis complexes et souvent sans issue. Les données sur la violence liée à la criminalité augmentent. Dans un rapport, un organisme panaméricain du secteur de la santé souligne que la criminalité et la violence ont augmenté dans les pays d'Amérique latine et des Antilles au point où le nombre de décès violents commence à avoir une incidence sur le taux de mortalité général.
Dans de nombreux cas, le phénomène suivant ressort clairement: moins les citoyens se sentent en sécurité, et plus ils adoptent des comportements policiers agressifs et mieux ils tolèrent les méthodes grossières et abusives des agences de sécurité. Dans un document publié il y a deux ans, Human Rights Watch en vient à la conclusion que l'incapacité des services de police et des tribunaux du continent de juguler le crime de droit commun par des moyens légitimes a porté un coup dur aux droits de la personne. Dans certaines régions, les événements du 11septembre ont conféré aux abus policiers un nouveau vernis de légitimité.
Dans de nombreux pays, on consacre à la professionnalisation des services de police et des tribunaux des priorités, des ressources et une énergie tout à fait insuffisantes. Les droits de la personne ne jouissent plus de leur popularité d'antan.
C'est ce qui nous ramène à l'importance que revêtent le maintien, le renforcement et l'amélioration de la crédibilité et de l'efficacité des instruments internationaux conçus pour faire la promotion du respect des droits de la personne et de l'adhésion à leurs normes.
Une fois de plus, le FOCAL n'est pas un organisme spécialisé dans ce domaine. Ce que je comprends, cependant, c'est que la Convention est sous-financée, ne comporte pas un système assurant la conformité, ne bénéficie pas d'un soutien uniforme de la part de ses signataires et doit être réformée. Par moments, les signataires utilisent le Canada et les États-Unis comme des boucs émissaires pour justifier les faiblesses de la Convention. De même, aucune donnée discernable ne montre hors de tout doute que les signataires ont, en moyenne, un dossier plus enviable que les autres dans le domaine du respect des droits de la personne.
En ce qui a trait à la question générale des droits de la personne dans les Amériques, le fait que nous n'ayons pas signé la Convention nuit indiscutablement à notre crédibilité et à notre capacité de contribuer à la réforme de mécanismes imparfaits. Je pense que l'adoption d'une approche plus positive à cet égard se fait depuis trop longtemps attendre. Cependant, je suis également d'avis que l'établissement d'une stratégie pour la signature de la Convention n'est pas aussi simple que certains partisans d'une telle mesure le laissent entendre. Sans une volonté politique exprimée au plus haut niveau, la question continuera probablement de dériver au niveau des fonctionnaires.
Je partage la perplexité de M. Warren Allmand, qui, à l'occasion de sa comparution devant vous le mois dernier, s'est demandé pourquoi on avait confié au ministère du Patrimoine canadien la responsabilité de diriger les réunions fédérales sur la question. Je ne vois pas la logique d'une telle démarche. Cependant, il me semble que c'est le ministre des Affaires étrangères qui, en consultation avec d'autres collègues, devrait assumer le leadership et rendre directement des comptes.
Le Canada a été l'un des architectes d'un système juridique et déclaratif — y compris la Charte démocratique — qui a connu un succès remarquable. Ce système est sans pareil, ni au sein des Nations Unies ni dans d'autres systèmes, exception faite de l'Europe de l'Ouest. Les comparaisons sont simplistes, mais l'approche canadienne des mécanismes hémisphériques liés aux droits de la personne n'a pas bénéficié d'une énergie ni d'un engagement d'un tel niveau.
La vice-présidente: Il y a dans vos propos de nombreux éléments fascinants, monsieurGraham. Permettez-moi cependant de vous demander d'expliquer plus en détail pourquoi vous avez laissé entendre que l'établissement d'une stratégie en vue de la signature de la Convention n'est pas aussi simple que certains de ses partisans le laissent croire. Que voulez-vous dire par là?
M. Graham: Je fais référence au dilemme dont s'accompagne le fait que les membres du comité réunis autour de la table sont confrontés aux témoignages de témoins divers. Les témoins du gouvernement — qu'ils proviennent du ministère de la Justice, de Patrimoine canadien ou des Affaires étrangères — affirment qu'il y a des difficultés immenses et complexes à surmonter, en particulier par rapport aux provinces, tandis que d'autres clament qu'on exagère ces difficultés.
Comme je l'ai indiqué dès le départ, je ne possède pas une grande expertise dans ce domaine. Cependant, j'ai l'impression que la participation des provinces pose un véritable problème, même si les difficultés juridiques ne sont ni aussi grandes ni aussi complexes que ce que les représentants du gouvernement l'ont laissé entendre. C'est l'une des raisons qui font qu'on aura du mal à proposer une solution. Voilà pourquoi, à la fin de mon exposé, j'ai indiqué qu'on ne pourra régler cette question que s'il existe une volonté politique suffisante au plus haut niveau.
Le sénateur Jaffer: Peut-être ma maîtrise du sujet est-elle insuffisante, mais j'ai été surprise d'apprendre que c'était Patrimoine canadien et non le MAECI qui dirigeait les discussions à ce propos. Pourriez-vous en dire plus à ce sujet? Je sais que vous avez abordé la question.
M. Graham: Je ne peux pas vous en dire beaucoup plus parce que j'ai tout simplement repris les propos d'un de vos témoins précédents, c'est-à-dire M.Warren Allmand. Il existe un comité interministériel des droits de la personne. Le comité est présenté par un sous-ministre adjoint de Patrimoine canadien, ce qui me paraît bizarre. On se trouve à rendre «diffus» l'exercice normal des responsabilités que suppose l'avancement de ce genre de dossier. Il me semble que c'est le ministre des Affaires étrangères qui devrait guider et orienter les discussions en ce sens, en consultation avec les collègues compétents.
Le sénateur Joyal: Je suis heureux de l'occasion qui nous est donnée de vous entendre parce que vous pourrez nous aider à atteindre l'objectif que nous poursuivons.
Si la volonté politique n'est pas suffisante, la volonté devra venir d'ailleurs. Comme vous représentez une ONG, vous pourrez participer à l'établissement d'un réseau de groupes canadiens et interaméricains qui fera pression sur le gouvernement. En disant «sur le gouvernement», je songe au rôle direct que vous avez tous joué au sein du gouvernement. J'ai lu les notes biographiques concernant MmeO'Regan et vous-même, lesquelles font état de la carrière distinguée que vous avez menée au ministère des Affaires étrangères. Vous connaissez à n'en pas douter les rouages de l'appareil gouvernemental, et vous savez que le gouvernement est sensible aux pressions.
Comment, dans le cadre de l'étude que nous menons, pouvons-nous accroître les pressions exercées par le secteur privé pour que les personnes telles que vous soient en mesure de les transmettre au gouvernement? Ce dernier comprendra alors qu'il s'agit d'un enjeu important qui nous préoccupe.
M. Graham: La réponse facile serait de dire que c'est l'une des raisons qui nous ont poussés à accepter avec plaisir votre invitation. Cependant, cela n'est pas la bonne. En réalité, ce sont les liens que nous pourrons établir avec d'autres organismes qui amèneront le gouvernement à être à l'écoute de ces préoccupations. Notre ONG, FOCAL, rencontre régulièrement les membres du ministère des Affaires étrangères et de l'ACDI. Dans ce cas, il s'agit d'une question intéressant le ministère des Affaires étrangères de beaucoup plus près.
Pour nous préparer à la séance d'aujourd'hui, nous avons discuté avec un certain nombre de représentants du MAECI. Un tel dialogue a été utile. Il nous a aidés à étoffer nos propos d'aujourd'hui. Nous en avons également profité pour faire connaître nos préoccupations. Nous pourrons le faire encore.
Mme O'Regan et moi-même allons assister à la prochaine réunion de l'Assemblée générale de l'Organisation des États américains (OEA), et qui se tiendra le mois prochain. Ce ne sera pas l'un des principaux points abordés. Cependant, il est certain que les participants discuteront de cet enjeu. Nous allons profiter de l'occasion pour nous adresser à notre gouvernement. Nous allons profiter de l'occasion pour nous entretenir avec le ministre à la tête de la délégation. Nous ne passerons pas non plus à côté de l'occasion de dialoguer avec d'autres membres de la société civile, comme nous le faisons dans un certain nombre d'autres tribunes.
L'OEA commence à ouvrir la porte à des représentants de la société civile en général et non aux seuls représentants de la société civile du Canada et des États-Unis, où on est mieux organisé. Il s'agit d'un encouragement à la société civile d'Amérique latine et des Antilles. Nous espérons qu'il s'agit précisément du genre de rencontre favorable à la constitution de réseaux de cette nature.
Nous ne sommes pas, je l'ai dit, un organisme spécialisé dans les droits de la personne. Nous n'avons pas d'agents travaillant à temps plein dans le dossier des droits de la personne. L'organisme dirigé par M.Allmand et d'autres a un mandat plus précis touchant les droits de la personne et la démocratie.
Nous nous faisons un plaisir de leur parler.
Le sénateur Joyal: La Charte démocratique est un outil important et utile issu du Sommet de Québec. Cependant, l'un des enjeux majeurs est que les gouvernements — y compris celui du Canada — ne peuvent continuer à négocier en privé la libéralisation du commerce sans que les divers groupes de citoyens soient représentés. Nous savons qu'un fossé peut en résulter. Parce qu'il n'y a pas de voies de communication et que deux blocs de personnes se font face, des confrontations sont possibles.
Il est très important que les gouvernements — et en particulier le gouvernement canadien — disposent d'une plate- forme permettant aux groupes intéressés de prendre part à la création du rapprochement que nous souhaitons réaliser en ouvrant nos frontières.
Il est à espérer que nous miserons un jour sur des institutions structurelles qui permettront au rapprochement d'arriver à maturité. Nous n'en sommes pas là. À l'heure actuelle, vous jouez un rôle très important dans la mesure où le Canada fait figure de chef de file en incitant ces pays à signer un accord de libre-échange. Nous assumons une responsabilité toute particulière à cet égard. Nous savons qu'un accord de libre-échange durable avec les pays d'Amérique latine et d'autres pays de l'Amérique est fonction du respect des droits de la personne puisque la démocratie est indissociable de cette question.
Nous semblons avoir mis l'accent sur la démocratie, comme nous le faisons aujourd'hui en Afrique. On a parfois l'impression que la question des droits de la personne viendra au second plan, même si, en réalité, les deux doivent aller de pair.
Vous êtes mieux placé que quiconque pour en parler. Vous étiez ambassadeur au Venezuela à l'époque où le pays a connu un progrès des plus encourageants dont il est question ici. À l'époque, ce pays passait pour l'un des plus avancés de l'Amérique du Sud.
Comment pouvez-vous nous aider à asseoir notre étude sur des bases utiles non seulement pour l'enjeu très précis dont nous nous débattons, mais aussi pour l'ensemble du processus? Impossible de cultiver l'accord en marge du processus général que nous cherchons à établir de concert avec les pays d'Amérique latine.
M. Graham: Rappelez-moi à l'ordre si je digresse. Je suis heureux de dire que, sur ce plan, le ministère des Affaires étrangères jouit d'une feuille de route très enviable. Utilisant la Charte démographique comme premier exemple, je dirais que le MAECI a, depuis la réunion de Windsor en 2000, fait l'impossible pour consulter la société civile. Il a consulté jusqu'à 25 organismes différents, y compris les groupes d'universitaires, au sujet du contenu d'une Charte démocratique souhaitée par le Canada.
Le processus de consultation s'est poursuivi aux différentes étapes, de la réunion de Windsor à celle de Québec jusqu'à l'assemblée générale suivante tenue au Costa Rica. C'est à cette occasion que le processus d'élaboration de la Charte démocratique s'est enrayé, à cause de difficultés d'ordre politique et des problèmes liés à la rédaction. En fait, à son arrivée au Costa Rica, la Charte n'était pas dans un état très enviable.
Une fois de plus, on a invité la société civile au Canada et ailleurs à prendre part à des consultations. Ces dernières se sont déroulées ici, à Ottawa, sous les auspices du ministère des Affaires étrangères et aussi à Washington, sous celles de l'Organisation des États américains. Si j'en parle, c'est parce qu'il s'est agi, à mes yeux, d'un excellent précédent.
Depuis un certain nombre d'années, le ministère des Affaires étrangères tient des réunions annuelles sur les droits de la personne en général. La dernière a eu lieu il y a deux mois. J'y ai assisté dans une perspective légèrement différente. La réunion se divise en sections correspondant à des continents. Ainsi, des représentants du ministère des Affaires étrangères et des ONG ont, pendant un après-midi, discuté des progrès et des problèmes liés à la question des droits de la personne dans divers pays d'Amérique latine, sans oublier les tragédies qui perdurent dans certains cas. Comme on ne pouvait s'intéresser à tous les cas, on en avait choisi un certain nombre.
Dans ce domaine, les débuts sont déjà encourageants. Nous pourrions vous citer le nom des intéressés au ministère des Affaires étrangères. Vous pourriez obtenir beaucoup plus de détails sur l'organisation et les avantages de ces rencontres en discutant avec certains de ces représentants. Ils ont fait du bon travail.
Le sénateur Cochrane: Ma question fait suite à celle du sénateur Joyal. Je tiens à revenir à ce qu'il a dit. Je pense que vous pouvez nous aider. Vous connaissez le tabac, si j'ose dire. Vous pouvez citer des exemples dont nous pourrons nous inspirer pour parvenir à nos fins.
Vous venez tout juste de dire que le ministère des Affaires étrangères a organisé des consultations au cours des derniers mois. Vous n'avez pas parlé de Patrimoine canadien, qui agit comme ministère responsable dans ce domaine. Pourquoi? Où en est-il?
M. Graham: Je n'en ai pas parlé. J'ai mentionné le nom du ministère uniquement pour relever une anomalie. Je ne comprends pas le rôle qu'il joue.
Le sénateur Cochrane: Y a-t-il quelqu'un qui comprenne?
M. Graham: Je n'ai pas la réponse à cette question. Cependant, je suis certain que le ministère du Patrimoine canadien a une excellente réponse qu'il se ferait un plaisir de fournir.
Le sénateur Cochrane: Nous devrions peut-être poser la question, madame la présidente.
La vice-présidente: L'idée me semble bonne, en effet.
Le sénateur Cochrane: Vous venez d'indiquer que vous étiez présent aux discussions de la table ronde réunie à l'occasion du Sommet de Québec il y a un an. Je vous pose la même question que celle que j'ai posée au témoin précédent à ce propos. Pouvez-vous nous présenter certains des problèmes issus de ces discussions en atelier?
J'aimerais vous entendre au sujet des progrès réalisés par le Canada au cours de la dernière année relativement à la mise en œuvre des initiatives issues du Sommet de Québec? Pouvez-vous me mettre au courant?
M. Graham: Oui. Avec votre permission, je vais vous donner une réponse qui va au-delà des droits de la personne. MmeLamarche a invoqué les avantages issus du Sommet de Québec pour les mécanismes relatifs aux droits de la personne. Je vais en mentionner d'autres.
Il faut bien sûr parler de la déclaration des leaders qui ont assisté au Sommet — la déclaration des chefs de gouvernement et des chefs d'État sur la démocratie. En ce qui concerne la protection de la démocratie, l'OEA est probablement l'organisme international qui possède le dossier le plus enviable. Il s'agit d'une réalisation plutôt remarquable pour les Amériques, où la souveraineté et l'érection de murs infranchissables pour protéger la souveraineté de chacun revêtent depuis longtemps une grande importance. On a conféré un peu plus de mordant à certains des instruments interaméricains ayant pour but de protéger et de préserver la démocratie. Ce dont je parle remonte à l'adhésion du Canada à l'organisme, il y a une douzaine d'années. La première véritable mesure a été prise au Chili en1990.
Au cours de cette période, l'organisation a cumulé une jurisprudence positive et pratique qui a contribué au maintien de la démocratie lorsque l'engagement envers cette dernière commençait à vaciller. Les premières mesures prises visaient les violations précises de la constitution du processus démocratique d'un pays, notamment les coups d'État. Dans d'autres cas, l'altération de la démocratie n'a pas été le fruit d'un événement aussi direct ou aussi violent qu'un coup d'État — on songe par exemple à l'expérience de Fujimori au Pérou ou à celle du président Chavez au Venezuela; plutôt, elle a résulté de l'effritement graduel des poids et contrepoids essentiels à l'infrastructure démocratique.
À Québec, notre gouvernement, en collaboration avec d'autres, a mis au point une déclaration ayant pour but de combler ce vide — toute altération majeure du processus constitutionnel peut, au terme de rencontres, se traduire par l'imposition de sanctions aux gouvernements concernés. Le Sommet de Québec avait pour but de combler ce vide. À Québec, les chefs d'État ne pouvaient parler qu'au nom des chefs d'État. Ils ne pouvaient pas parler — même si cela paraît un peu bizarre — au nom de l'Organisation des États américains. Cette dernière a dû se doter d'une charte lui servant d'instrument juridique qu'elle allait appliquer dans l'ensemble des Amériques. Il s'agit de l'étape la plus importante dans la mesure où l'Organisation des États américains est l'instrument qui a pour but d'assurer les principes de la démocratie au sein de l'hémisphère.
Dans la Déclaration de Québec, on a également invité l'Organisation des États américains à se doter de sa propre Charte. C'est, je suppose, l'une des principales réalisations issues du Sommet de Québec. Permettez-moi d'en mentionner une autre. Le plan d'action élaboré à Québec compte plus de 200 résolutions. À l'occasion des trois derniers sommets des Amériques, un tel problème s'est posé sans cesse: on affirme qu'il faut ramener le nombre de mesures à prendre à des proportions plus pratiques, faute de quoi elles seront négligées. Parce que de nombreux intervenants ont leur propre ordre du jour, le plan d'action devient très lourd.
Dans ce cas-ci, le plan d'action comporte un certain nombre de points qui bénéficient du soutien de la Banque interaméricaine de développement et de la Banque mondiale, qui a pour effet de les concrétiser. On peut également penser qu'il y aura un suivi.
Dans notre dictionnaire, on trouve un nouveau mot:«connectivité». La création d'un Institut pour la connectivité dans les Amériques faisant partie du CRDI est une initiative canadienne. Le CRDI a reçu des fonds de l'ACDI pour mener l'initiative, en consultation avec d'autres gouvernements de la région. L'idée consiste notamment à tenter de faire accéder les collectivités les plus petites et les plus éloignées de notre hémisphère à l'ère électronique, afin qu'elles aient accès aux bibliothèques, à l'information sur la santé et à de l'information organisationnelle sur les moyens de faire face à des catastrophes naturelles, et ainsi de suite. Il s'agit d'un autre avantage important.
Un autre concerne une question qui m'intéresse tout particulièrement: l'administration locale. À ce propos, il y a eu un suivi. La première réunion ministérielle consécutive au Sommet de Québec s'est tenue à La Paz, en Bolivie. L'objectif était de faire en sorte que les administrations locales bénéficient d'une attention plus grande, d'une décentralisation plus poussée et de plus de ressources, suivant des modalités raisonnables. Sans habilitation des administrations locales, les fondements mêmes de la structure démocratique sont absents. Or, il s'agit, on le sait, du niveau qui, en Amérique latine, a l'incidence la plus grande sur la qualité de vie.
Le sénateur Cochrane: Vous avez fait allusion aux sanctions pouvant être imposées aux États récalcitrants. L'OEA les a-t-elle incluses dans son projet de document?
M. Graham: Oui. Ces sanctions ont été intégrées dans les premiers instruments. Cependant, elles figurent de nouveau dans la Charte démocratique.
La vice-présidente: Est-il juste de dire que, compte tenu d'un point de vue réaliste sur les difficultés politiques intérieures, vous êtes favorable à la ratification de la Convention par le Canada?
M. Graham: J'y suis favorable en principe. Cela dit, je ne possède pas une compréhension suffisante du problème des réserves. Si nous y adhérions, nous pourrions à coup sûr intervenir de façon plus efficace dans le domaine des droits de la personne.
La vice-présidente: La description que vous avez faite des tendances sociales et économiques actuelles en Amérique latine était sinistre — pas surprenante, malheureusement, mais sinistre.
Vous avez montré avec éloquence qu'une situation d'urgence se profile à l'horizon. Dans ce contexte, est-il plus important qu'au cours des douze dernières années que le Canada ratifie la Convention, se jette dans la mêlée et devienne un membre à part entière de ces mécanismes?
M. Graham: Oui. À mes yeux, cela va de soi.
La vice-présidente: Selon vous, que ferions-nous une fois la Convention ratifiée?
M. Graham: Pardonnez-moi de vous répondre par une question, mais avez-vous eu l'occasion de discuter avec l'un ou l'autre des membres de la mission canadienne à l'Organisation des États indépendants?
La vice-présidente: Je ne crois pas, du moins pas à l'occasion de la présente ronde de discussions.
M. Graham: Je crois que ces personnes seraient en mesure de vous fournir à ce propos certaines réponses utiles.
En attendant, je vous propose une réponse peut-être moins éclairée: si vous êtes membre d'un club, on prendra beaucoup plus au sérieux les recommandations que vous avez à formuler au sujet d'améliorations éventuelles de ces pratiques.
On peut tracer un excellent parallèle: toute l'histoire du Canada et de l'OEA. Pendant près de 100 ans, nous sommes restés à l'écart. On nous a invités avant même que nous soyons suffisamment souverains pour pouvoir donner suite. À l'époque, l'invitation des Américains avait irrité Whitehall.
Depuis, notre influence s'est accrue; notre adhésion à l'Organisation des États américains l'a amplifiée considérablement. Notre adhésion à l'OEA était importante d'un certain nombre de points de vue pratiques, en plus de constituer un geste symbolique important signifiant: «Enfin, nous ne nous considérons pas comme trop bons pour vous. Au contraire, nous nous considérons comme des membres à part entière de l'hémisphère.» Nous passions pour un peu distants. Une telle situation a forcément eu des effets nuisibles sur nos relations multilatérales et bilatérales dans la région.
Le sénateur Joyal: J'aimerais profiter de votre expérience du terrain, étant donné que vous avez tous les deux travaillé en Amérique latine. Vos collègues et vous avez été témoins de la situation déplorable des droits de la personne dans bon nombre de ces pays. Dans vos propos liminaires, vous avez fait allusion aux conditions en vigueur il y a 20 ans de même qu'à ce qu'elles seront à l'avenir, compte tenu, comme vous l'avez indiqué, de l'existence d'un fossé plus large entre les groupes sociaux qui menace la cohésion de ces sociétés. Tout cela ne relève-t-il pas de la volonté politique, au sens le plus large possible?
Je ne voudrais pas donner l'impression de lancer la balle dans l'autre camp. Cependant, les ambassadeurs bénéficient d'un auditoire de qualité. On les respecte parce qu'ils sont responsables. Ils sont au diapason de la réalité du milieu où ils représentent les intérêts du Canada. Périodiquement, ils attirent l'attention des autorités ministérielles sur d'importants enjeux locaux dans les pays où ils sont en poste. Les personnes qui ont à cœur de doter le gouvernement de la volonté politique voulue unissent leurs efforts pour qu'on procède à ce genre de second examen objectif.
Chaque année, nous dépensons des millions de dollars pour venir en aide à d'autres personnes. L'existence d'un cadre juridique relatif aux droits de la personne faciliterait cependant nos efforts dans ce domaine.
[Français]
Comme on dit en français, aide-toi et le ciel t'aidera.
[Traduction]
Parfois, on a, pour s'assurer que les choses bougent, intérêt à s'appuyer sur un cadre juridique de protection des droits de la personne.
Comment cela pourrait-il s'inscrire dans les efforts généraux déployés? C'est dans l'intérêt du Canada — pas seulement dans son intérêt commercial, mais aussi dans son intérêt général — lorsque ces sociétés sont stables, les affaires sont meilleures. Impossible de dissocier les deux aspects. Ils font partie de la croissance d'une société.
Fort de votre expérience, comment recommanderiez-vous qu'on utilise la force que représentent les ambassadeurs de ces pays? Quel est le meilleur moyen de transmettre et de relayer le message?
M. Graham: Sénateur, vous me posez une question difficile.
Bon nombre de mes collègues ont apporté des contributions importantes à la politique. Lorsqu'ils entrevoient un problème et une solution, ils font part au niveau politique de leur version d'une éventuelle solution. Parfois, ces solutions sont rejetées. La nature des grandes bureaucraties est telle qu'il arrive parfois qu'une bonne idée ne franchisse pas toutes les mailles du système jusqu'au décideur. Cela arrive parfois. Comme vous l'avez dit, sénateur, on sera plus susceptible d'obtenir des résultats si un certain nombre de collègues se réunissent pour agir de concert. Il y a de cela un certain nombre d'exemples.
Comme dans toute situation, il y a certains sous-ministres qui aimeraient que ces fenêtres soient ouvertes, tandis que d'autres souhaiteraient qu'elles ne le soient pas autant. Il est arrivé qu'on soulève des préoccupations relatives au syndrome du «ne tirez pas sur le messager».
Une fois à l'extérieur de l'appareil gouvernemental, il arrive parfois qu'on ne bénéficie pas du même accès aux communications, mais on dispose d'une liberté d'expression plus grande. Les deux voies existent donc.
Sénateur, je n'ai pas l'impression d'avoir bien répondu à votre question.
Le sénateur Joyal: Lorsque nous avons joint les rangs de l'OEA, en 1990, vous vous trouviez en Amérique latine, n'est-ce pas?
M. Graham: Oui.
Le sénateur Joyal: Quant à vous, madame O'Regan, je crois comprendre que vous étiez au Venezuela, n'est-ce pas?
Mme Sharon O'Regan, directrice adjointe, Fondation canadienne pour les Amériques (FOCAL): En 1991, je me trouvais au Venezuela
Le sénateur Joyal: À la lecture des notes biographiques vous concernant, je constate que vous étiez aussi sur le terrain.
À l'époque, avez-vous eu l'impression que nous envisagions sérieusement d'adhérer aux instruments lorsque le gouvernement affirmait qu'il allait les étudier et agir ensuite? Était-ce une façon diplomatique de dire: «Nous allons les oublier sur une tablette»?
M. Graham: C'était une époque fascinante. Le sérieux de l'entreprise ne faisait aucun doute dans mon esprit.
Il y a eu des consultations. En fait, il s'est agi d'un excellent exemple d'échange d'idées, notamment au niveau officiel, à Ottawa, et de consultations auprès d'un certain nombre de missions. À l'époque de l'adhésion du Canada, il y avait une dynamique utile et fertile.
Bien entendu, des points de vue différents se sont fait entendre. Certains se disaient d'avis que nous allions joindre les rangs d'un autre organisme contrôlé par les Américains — était-ce vraiment ce que nous souhaitions? Il était de notoriété publique que le Canada envisageait d'adhérer à l'organisation. Un certain nombre de pays d'Amérique latine disaient: «Joignez-vous à nous. Nous avons besoin d'un meilleur équilibre. Nous avons besoin d'un autre point de vue.Nous avons vraiment besoin de vous.»
Je peux dire que, à maints égards, la décision a été prise avec sérieux et qu'un certain nombre de personnes, y compris les ambassadeurs en poste dans la région, ont été consultées.
Mme O'Regan: De 1991 à 1995, j'ai agi comme agent du service extérieur au Pérou et en Bolivie. À l'époque, je croyais fermement à la volonté du ministère des Affaires étrangères et de l'Organisation des États américains de jouer un rôle plus grand dans le processus interaméricain, en particulier dans le dossier des droits de la personne.
Comme j'ai visité bon nombre de prisons d'Amérique latine, j'ai représenté les Canadiens à l'étranger dans une perspective consulaire — sur le plan juridique et des affaires consulaires —, je dirais que le Canada a réalisé des gains considérables en exerçant une influence sur d'autres gouvernements du point de vue du respect des droits de la personne — grâce en particulier à notre engagement au sein des Nations Unies et à notre respect des pactes sur les droits de la personne. De même, notre Charte canadienne, qui nous protège et enchâsse les droits de la personne dans ces textes de loi, nous a conféré un avantage considérable en tant qu'émissaires dans les Amériques relativement au dossier des droits de la personne.
J'ai également travaillé à titre d'agente politique des Affaires étrangères dans la région des Andes — la Colombie, le Venezuela, l'Équateur, le Pérou et la Bolivie. Pendant trois ans, j'ai eu l'occasion de travailler avec des groupes canadiens préoccupés par la question du respect des droits de la personne actifs sur le terrain. En ce qui concerne les interventions annuelles du ministère des Affaires étrangères dans le dossier des droits de la personne qui se font en janvier et en février, avant les rencontres que les Nations Unies tiennent en mars avec la communauté des ONG, je me suis trouvée des deux côtés de la clôture. J'ai également fait partie de la communauté des ONG qui s'étaient adressées au ministère des Affaires étrangères relativement au dossier de pays donnés dans le domaine du respect des droits de la personne.
Je suis en mesure d'affirmer que nous jouissons d'une solide réputation, mais qu'elle serait encore plus forte si, de fait, nous adhérions aux instruments en matière de droits de la personne qui renforcent notre capacité de nous exprimer sur la question. Je ne suis pas avocate, et je ne suis pas au courant des réserves que le gouvernement du Canada émettrait en signant la Convention. Cependant, notre crédibilité est quelque peu amoindrie lorsque nous tentons d'exercer des pressions sur d'autres gouvernements relativement à leur dossier dans le domaine du respect des droits de la personne alors que nous qui avons signé d'autres conventions n'avons pas nécessairement signé celle pour laquelle nous exerçons des pressions dans une région.
Je tiens à souligner une chose: de nombreux pays ont signé l'accord, mais le dossier des intéressés en matière de respect des droits de la personne ne s'améliore pas forcément. Jusqu'ici, ces instruments ne s'accompagnent pas de mécanismes permettant d'assurer la conformité. Nous sommes d'avis qu'il importe que le Canada joue un rôle dans les Amériques et qu'il renforce sa capacité d'exercer des pressions sur les gouvernements pour qu'ils améliorent leur dossier en matière de respect des droits de la personne, même s'il serait à souhaiter que la signature de tels pactes se traduise par un accroissement de la force de persuasion. Cependant, la question qui me préoccupe a davantage trait à la possibilité de mettre en œuvre des mécanismes obligeant les gouvernements à se conformer aux accords qu'ils ont signés.
La vice-présidente: Avec votre permission, j'aimerais vous engager sur une piste légèrement différente. À vous entendre, j'ai été frappée par la richesse de l'expérience pratique que vous avez acquise sur le terrain.
Concrètement, il est habituellement sage, relativement à ces questions, de songer au pays qui, vous l'avez dit, monsieur Graham, est le plus puissant membre de l'OEA — nommément les États-Unis. Comme nous le savons tous, la politique actuelle des États-Unis n'est certainement pas favorable à une participation américaine aux mécanismes de justice internationale, la Cour pénale internationale représentant l'exemple récent le plus visible.
Pouvez-vous nous donner une idée de la perception qu'ont les États-Unis de l'adhésion d'un pays comme le nôtre à la Convention, aux mécanismes pour l'Amérique latine?
M. Graham: Comme vous l'avez indiqué, l'intérêt manifesté par Washington pour ce genre d'instrument multilatéral est nettement moins grand que celui qu'on trouvait chez les administrations précédentes. Pour le reste, je ne crois pas être en mesure de vous donner une bonne réponse.
La vice-présidente: Êtes-vous au courant d'une éventuelle campagne américaine de longue date ou même récente selon laquelle les États-Unis non seulement ne seraient pas intéressés, mais aussi préféreraient que nous ne le soyons pas non plus?
M. Graham: Je doute que les États-Unis exercent sur nous ce genre de pression. Je ne crois pas que ce soit le cas.
La vice-présidente: Je vous remercie. La question peut paraître un peu frivole, mais elle m'a traversé l'esprit.
Le sénateur Joyal: Je voulais inviter nos témoins à nous faire part de leurs réflexions sur la foi de leur expérience personnelle. Selon le New York Times, les États-Unis ont annoncé leur intention de retirer leur signature du pacte établissant la Cour pénale internationale. Ce que j'ai lu, c'est que non seulement les États-Unis ne vont pas ratifier le pacte, mais qu'en plus ils vont retirer leur signature du traité. On envoie ainsi à l'opinion publique un mauvais signal, c'est-à-dire qu'on peut signer pour ensuite se désister.
Je pense qu'il s'agit d'un élément important en regard du comportement des nations, particulièrement en ce qui concerne le genre de droits visés par cette cour: les crimes de guerre, le génocide et les crimes contre l'humanité. Ce sont les crimes les plus graves auxquels un pays peut faire face. Il ne s'agit pas ici de discrimination pour des motifs liés à la condition sociale. Il s'agit plutôt du droit à la vie et du droit d'être un être humain avec une couleur différente, des antécédents différents, une religion différente et ainsi de suite.
Comme vous l'avez dit, les pays comprennent leurs engagements internationaux dans le domaine des droits de la personne. À mon avis, lorsque les États-Unis, quelle que soit leur raison, envoient un tel message — c'est-à-dire que cette question ne les intéresse pas —, le reste de l'hémisphère comprend qu'il n'est pas lui non plus tenu de signer le pacte.
J'ai vérifié la liste des pays qui ont signé la Convention sur la Cour pénale internationale et qui ont l'intention de la ratifier. Je n'y ai pas vu beaucoup de pays d'Amérique latine.
Comme vous l'avez vous-même déclaré, certains pays ne se montrent pas trop empressés d'améliorer la situation. Lorsqu'on envoie un tel signal, on n'incite personne à améliorer la situation — surtout pas dans le contexte des régimes militaires qu'ont connu certains de ces pays au cours des 20 dernières années. Vous savez ceux auxquels je pense.
Il s'agit donc d'autres motifs qui militent en faveur de la signature et de la ratification du Canada: en effet, l'écart s'élargit entre les pays qui luttent pour la démocratie. La définition de ce qu'est la démocratie est complexe. Pour que la démocratie ait un sens, les pays doivent adopter des objectifs et contracter des engagements. En l'absence de tels engagements envers le respect fondamental des droits, nous avons intérêt à nous interroger sur ce que nous devrions faire sur la scène internationale en tant que pays.
M. Graham: Vous soulevez un point très important. Je suis d'accord avec vous pour dire que le retrait d'une signature de la Convention sur la Cour pénale internationale envoie un message très grave. Cela s'ajoute au fait que les Américains ont déjà annexé à leur signature initiale un certain nombre de réserves majeures. Ils se sentaient relativement en sécurité.
De même, je suis tout à fait d'accord avec vous pour dire que, dans ces circonstances, il est encore plus important que d'autres voix s'élèvent et affirment sans ambiguïté l'importance que revêt la préservation de l'intégrité de ces instruments et de ces institutions.
La vice-présidente: Sur cette note grave, je vous remercie tous les deux, monsieur Graham et madame O'Regan, de votre présence. Nous sommes au fait de la situation en vigueur là-bas. Entendre votre point de vue nous a été fort utile. Nous vous sommes reconnaissants d'avoir pris le temps de préparer un exposé à notre intention. Nous avons été heureux de vous compter parmi nous.
La séance est levée.