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Délibérations du comité sénatorial permanent des
Banques et du commerce

Fascicule 12 - Témoignages du 12 février 2003


OTTAWA, le mercredi 12 février 2003

Le Comité sénatorial permanent des banques et du commerce se réunit ce jour à 16 h 05 pour examiner, afin d'en faire rapport, la situation actuelle du régime financier canadien et international (dimension canadienne de la faillite d'Enron).

Le sénateur E. Leo Kolber (président) occupe le fauteuil.

[Traduction]

Le président: Notre premier groupe de témoins représente l'Advisory Group on Corporate Responsibility Review.

Monsieur Kazanjian, vous avez la parole.

M. John Kazanjian, associé, Osler Hoskin and Harcourt (Advisory Group on Corporate Responsibility Review): Le comité consultatif que nous représentons se compose de six grandes sociétés canadiennes ouvertes au public, soit Alcan; Bell Canada Enterprises, BCE; CN Rail; EnCana; Banque royale du Canada, RBC; et TransCanada Pipelines Ltd. Toutes ces sociétés sont intercotées, c'est-à-dire cotées à la Bourse de Toronto et aussi à la Bourse de New York et, dans certains cas, à d'autres bourses étrangères.

Nous avons formé ce groupe dans l'intention de collaborer étroitement avec le gouvernement fédéral à la réponse législative et réglementaire à donner à la Loi Sarbanes-Oxley, et ce peu après l'adoption de cette dernière.

L'objectif du groupe est de favoriser une action législative et réglementaire rapide dans l'intérêt des marchés des capitaux canadiens. Nous vous avons fait parvenir en décembre 2002 un mémoire en prévision de notre comparution devant votre comité. Le mémoire se compose de trois parties. M. McAusland va vous présenter la première, dans le cadre de ses remarques liminaires, énonçant les principes généraux sur lesquels, à notre sens, devrait reposer la réaction des pouvoirs publics canadiens à la Loi Sarbanes-Oxley.

La deuxième partie définit un ensemble de principes relatifs au contenu de la législation. Nous formulons quelques propositions concrètes, mais non exclusives, en particulier pour ce qui est de la définition de «l'indépendance», par exemple.

La seule chose qui a changé entre notre position en décembre dernier et celle d'aujourd'hui est que notre comité s'inquiète de plus en plus du temps écoulé depuis l'adoption de Sarbanes-Oxley. Bien qu'il y ait eu diverses initiatives canadiennes, nous aimerions voir une accélération de la démarche canadienne, particulièrement au niveau fédéral.

M. David McAusland, vice-président principal, Fusions et acquisitions, et directeur général des services juridiques, Alcan, Advisory Group on Corporate Responsibility Review: Nous bavardions avec le sénateur Kolber et il a mentionné Warren Buffet, ce qui m'a rappelé une petite anecdote. Commentant ses nombreux mariages, il a indiqué que la clé de la réussite d'un mariage résidait dans «de faibles attentes...» Ses conceptions en matière de mariage ne s'étendent pas aux marchés financiers — bien au contraire.

Je vous remercie de cette invitation, au nom d'Alcan et de nos cinq partenaires dans cette entreprise. L'évolution de la situation relativement au cadre réglementaire et législatif de la régie d'entreprise, lorsqu'on compare les États-Unis et le Canada, nous inquiète. Elle est inquiétante pour deux raisons apparentées.

Premièrement, un schisme est en train d'apparaître du fait que deux approches différentes sont suivies de part et d'autre de la frontière. L'une est beaucoup plus agressive et l'autre est beaucoup plus lente ou s'engage dans une direction différente. Alors que les deux marchés boursiers s'orientaient vers plus d'intégration, nous voyons actuellement se profiler le spectre de règlements disparates dont l'observation sera mal commode et coûteuse pour les sociétés. C'est un fardeau déjà pour des entreprises comme Alcan et nos cinq partenaires, et ce sera évidemment encore plus coûteux pour des entreprises plus petites.

Nous avons élaboré quatre matrices différentes qui montrent combien il est difficile pour une société de déterminer tous les règlements et contraintes différents à respecter. À long terme, cela n'a pas de sens. Ce n'est pas viable.

Si rien n'est fait pour réduire ce schisme entre les deux juridictions, les efficiences que nous attendions de l'intégration des marchés des capitaux seront perdues, d'une façon ou d'une autre. Nous ne souhaitons pas voir le marché des capitaux canadiens marginalisé ou devenir moins intégrés, moins efficients ou moins liquides. C'est certainement une possibilité. À l'heure actuelle, les bourses canadiennes ne peuvent concurrencer les américaines si elles n'adoptent pas des règles aussi rigoureuses en matière de régie d'entreprise.

Il y a quelques années, la Bourse de Toronto a opté pour des mesures volontaires en matière de gouvernance des sociétés. Nous ne pensons pas que cette approche soit encore possible, il faudra quelque chose de plus étoffé. Pour être considérés comme compétitifs par nos voisins du Sud, il nous faudra mettre en place un cadre beaucoup plus formel.

Nous aimerions soulever également le problème de juridiction. Nous n'aimerions pas que la législation boursière américaine enjambe la frontière pour imposer des solutions au Canada à des situations purement canadiennes. Je songe, par exemple, aux règles américaines relatives à la dénonciation, qui pourraient faire que des situations purement canadiennes soient soumises à l'examen de l'autorité réglementaire américaine, notamment par le Department of Labor.

Nous aimerions que le Canada mette en place des exigences compatibles — même si elles ne sont pas identiques, de telles façons à ce que les sociétés canadiennes soient jugées conformes du côté américain. Cela encouragerait et le Canada et les États-Unis à élaborer des exemptions réciproques.

Le sénateur Oliver: Vous consacrez un long passage dans votre mémoire aux diverses définitions de l'indépendance. Beaucoup de gens considèrent que l'indépendance est une condition essentielle d'un bon système de régie dans les grandes sociétés. Les membres du comité de vérification et ceux du conseil d'administration doivent être indépendants. Or, on trouve toutes sortes de définitions de l'indépendance au Canada, aux États-Unis, à la TSE. Cela signifie-t-il être financièrement indépendant, ou bien ne pas être le conjoint de quelqu'un? J'aimerais connaître votre définition de l'indépendance des administrateurs, celle dont vous préconisez l'adoption au Canada.

M. Kazanjian: Je pourrais peut-être répondre à cela.

Nous indiquons effectivement qu'il y a plusieurs définitions possibles de l'indépendance.

Le sénateur Oliver: Il en existe effectivement de nombreuses chez nous.

Le président: Pour la gouverne de tous, elles sont énoncées dans le mémoire.

Le sénateur Oliver: C'est le point 8 du mémoire.

Le président: Pourriez-vous les passer en revue? Cela suffirait-il, sénateur?

Le sénateur Oliver: Certainement. J'aimerais connaître leur conclusion. Ils ont indiqué ce que beaucoup de gens pensent être une définition de l'indépendance. J'aimerais savoir ce qu'ils recommandent au comité.

M. Kazanjian: En bref, nous recommandons que la définition de la Bourse de New York, qui sera finalisée très prochainement et qui est très proche de la définition de la Bourse de Toronto, soit retenue comme norme unique, tant au niveau fédéral que provincial.

Le sénateur Oliver: Une norme unique?

M. Kazanjian: Par exemple, dans la législation sur les valeurs mobilières ontarienne ou québécoise, on prévoit des circonstances spéciales, des transactions exigeant un niveau spécial d'indépendance. Cependant, s'agissant des éléments de l'indépendance dont vous traitez, c'est-à-dire la composition du conseil d'administration et des comités de celui-ci, il serait bon d'avoir une norme unique compatible avec la norme américaine et celle des autorités avec lesquelles nous avons travaillé jusqu'à maintenant, soit la définition de «sans lien de dépendance» de la Bourse de Toronto.

La définition de la Bourse de Toronto et celle de la Bourse de New York sont en fait très proches.

Le sénateur Oliver: Quelle est la différence entre les deux?

M. McAusland: Il n'y en a pratiquement pas. Toutes deux sont acceptées sur le principe d'une absence de relation susceptible d'affecter l'indépendance. La formulation est légèrement différente.

Le sénateur Oliver: Cela signifie que vous ne pourriez être le conjoint ou le frère de quelqu'un. Mais qu'en est-il de liens financiers? L'administrateur peut-il être un avocat travaillant pour la société ou partenaire d'un cabinet auquel la société verse des honoraires? Est-ce être indépendant?

M. McAusland: C'est une affaire de jugement à prononcer par le conseil dans son entier, au cas par cas, mécanisme justement prévu par ces règles. Le conseil aurait la responsabilité d'examiner la situation de chaque administrateur et de se prononcer sur son indépendance. Cette évaluation devrait figurer dans la circulaire sollicitant des procurations et dans la déclaration aux actionnaires, devant lesquels le conseil est responsable, attestant que chaque administrateur est indépendant. Lorsqu'il existe des circonstances qui pourraient potentiellement intéresser les actionnaires, par rapport à la question de l'indépendance, elles devraient être divulguées.

Permettez-moi de vous donner un exemple. Notre société, et d'autres de notre groupe, adopte une approche proactive à cet égard, volontairement. Nous effectuons une évaluation de l'indépendance de nos administrateurs que nous joignons à notre circulaire de sollicitation de procurations de cette année. Dans le cas de certains administrateurs, nous insérerons un renvoi disant: «Nous avons jugé qu'ils sont indépendants, cependant vous voudrez noter que tel administrateur est membre d'un cabinet juridique qui reçoit de temps à autre des honoraires». Nous le faisons au titre d'une bonne transparence. Nonobstant, nous considérons ces administrateurs comme indépendants.

Je vais répondre à votre question directement. S'agissant de savoir si un avocat qui travaille pour la société, ou quelqu'un qui est consultant ou associé d'un grand cabinet d'experts-conseils travaillant pour la société, peut être un administrateur indépendant, la réponse est oui, absolument. Cependant, tout dépend de l'ordre de grandeur de la relation et de son caractère significatif, ce qui sera évalué sur la base de trois critères différents. Premièrement, il y a l'importance pour le cabinet. On examinera la situation et on se demandera: Quelle est la taille de ce cabinet d'experts- conseils? Sont-ils 3 000 associés dans le monde?» Dans ce cas, des honoraires de 500 000 $ sont totalement insignifiants. Ensuite on se demandera: «Est-ce que 500 000 $ sont une somme substantielle pour la société elle-même?» Pour une compagnie comme la nôtre, c'est insignifiant. Mais pour d'autres sociétés, ce le serait peut-être beaucoup moins.

Par ailleurs — et c'est là où le jugement devient un peu plus délicat — comment le marché boursier verra-t-il la chose? Est-ce que le marché jugera la relation comme significative ou insignifiante, ou comme susceptible d'influencer la faculté de cette personne de rester indépendante? Évidemment, si le cabinet en question était beaucoup plus petit, la situation changerait. Il est impossible d'avoir une règle précise. Il faut s'en remettre au jugement du conseil pour ces questions, un jugement dont il est responsable.

Le sénateur Oliver: Comment évitez-vous le problème de décision intéressée, puisqu'il n'y a plus de critère objectif? C'est un critère subjectif. Comment éviter que les décisions et conclusions soient intéressées?

M. McAusland: À ce sujet?

Le sénateur Oliver: Oui.

M. McAusland: Je suis en désaccord avec vous. Je pense que le jugement peut être objectif. Il y a un peu de subjectivité dans l'évaluation, mais en fin de compte, je pense que c'est un critère objectif de l'indépendance.

Lorsqu'un conseil sait qu'il doit faire une évaluation de l'indépendance de chaque administrateur, officiellement et par écrit, à l'intention du marché boursier et dans la circulaire sollicitant les procurations, il se montrera très prudent et devra faire preuve d'objectivité. Cela ne fait aucun doute.

Le sénateur Oliver: Passons aux comités de vérification et aux vérificateurs. Beaucoup de gens aux États-Unis, et aussi au Canada, cherchent à définir ce que l'on entend par «compétence financière». Autrement dit, dans le cas d'Enron, la situation que nous examinons, on a affirmé que plusieurs des membres du comité de vérification n'avaient pas de «compétence financière». Qu'est-ce que la «compétence financière» à vos yeux, et quelle sorte de qualification devraient posséder les membres du comité de vérification d'une société ayant votre envergure?

M. McAusland: Premièrement, je ne pense pas que le problème soit limité aux entreprises de notre taille. La complexité des affaires financières n'est pas l'apanage des grosses sociétés, des sociétés plus petites peuvent avoir des affaires tout aussi complexes.

Le sénateur Oliver: Enron était une grosse société et vous en êtes une aussi.

M. McAusland: Vous pouvez rencontrer le même degré de risque et de complication dans les états financiers de sociétés plus petites. Je dirais qu'il est même plus difficile pour les sociétés plus petites de trouver des administrateurs qualifiés en matière financière que pour les grosses.

Pour ce qui est de la compétence financière, aux États-Unis on a initialement opté pour des normes très rigides. Vous les avez vues. Ils sont en train de reconsidérer cela et ont assoupli les conditions dans un nouveau projet de texte. Mais ils ne sont pas allés assez loin. Si les conditions ne sont pas davantage assouplies, ils vont finir quand même par restreindre excessivement le bassin d'administrateurs admissibles.

Je pense que pour être «financièrement compétent» il faut avoir une expérience considérable, soit comme comptable, soit comme financier ou analyste financier, c'est-à-dire avoir l'habitude de lire et comprendre des états financiers. À l'évidence, il n'est pas nécessaire d'être comptable pour cela. Tous les directeurs financiers ne sont pas comptables. Tous les banquiers ne sont pas comptables. Beaucoup de gens qui travaillent dans le domaine de la fiscalité, comme conseillers fiscalistes, doivent savoir lire des états financiers, les comprendre et posséder cette compétence financière. Il faut éviter de restreindre indûment le bassin d'administrateurs admissibles. Il faut néanmoins imposer un seuil relativement élevé à cet égard. Je pense que la proposition américaine, suite à la Loi Sarbanes-Oxley, est trop restrictive.

Pour en revenir à votre question antérieure sur l'indépendance, la démarche américaine est très agressive. On y exige un niveau d'indépendance supérieur au niveau du comité de vérification, une indépendance supérieure à tous les autres critères d'indépendance. Aucun membre du comité de vérification ne peut toucher de rémunération d'aucune sorte de la société, c'est la tolérance zéro. Ce sera très difficile à mettre en oeuvre dans la pratique.

Le président: Vous avez dit, si j'ai bien compris, qu'il devrait y avoir une seule norme d'indépendance aux niveaux fédéral et provincial.

M. McAusland: Oui.

Le président: Comment comptez-vous y parvenir?

M. Kazanjian: En recommandant une norme tellement convaincante que les provinces et le gouvernement fédéral s'y rallieront tous deux.

Le président: Certes, mais vous vous fiez au seul pouvoir de persuasion. La LCSA est notre seule porte d'accès concrète.

M. Kazanjian: Oui, mais nous avons noté également dans la demande du ministre Bevilacqua qu'il vous a demandé de le guider à cet égard. Si votre comité formulait une recommandation claire et rigoureuse pour ce qui est d'une définition de l'indépendance, ce serait très utile. Nous savons, par exemple, que dans le courant de l'année, la Commission des valeurs mobilières de l'Ontario va établir une norme d'indépendance des membres des comités de vérification, avec le projet de loi 198. Selon le moment où votre rapport sera publié, je pense qu'une déclaration de votre comité serait utile, ainsi qu'une recommandation à l'effet d'instaurer une norme unique.

Le président: Nous y sommes tout à fait disposés. Pensez-vous que le Québec va nous écouter? Ce n'est pas une bonne question, mais je la lance quand même. Avez-vous regardé l'autre jour à la télévision le débat sur la santé? Tout ce genre de choses est marqué par un réel antagonisme.

M. McAusland: J'aimerais revenir sur une remarque faite lors du dernier échange sur la norme d'indépendance susceptible de régir les comités de vérification et ma position sur la Loi Sarbanes-Oxley. Imaginez une situation où l'autorité réglementaire imposerait un critère général d'indépendance pour les administrateurs — c'est-à-dire l'absence de relation significative, comme nous l'avons vu. Prenons cela comme exemple. On dirait ensuite: «Eh bien, pour le comité de vérification, c'est un critère d'indépendance différent». Cela pourrait être le cas avec le projet de loi 198. Il n'a pas encore été adopté, mais il penche dans le même sens que la Loi Sarbanes-Oxley. Cela appelle la question de savoir si une indépendance relative peut exister. Comment peut-on être relativement indépendant? Vous êtes indépendants pour un comité et pour le conseil, mais non pas pour le comité de vérification. C'est insensé. Cela ne tient pas debout. Il devrait y avoir un seul et même critère d'indépendance, simple et clair, que le conseil applique et communique aux actionnaires.

Le sénateur Kroft: Mon intervention fait suite aux questions du sénateur Oliver sur l'indépendance. J'ai essayé de trouver une référence expresse à des normes. Vous vous abritez derrière le fait que le conseil d'administration a la responsabilité d'attester l'indépendance de ses membres. Il le fait, mais ensuite la loi prend effet. Le conseil va-t-il alors faire des déclarations de confirmation de l'indépendance de ses propres membres? Est-là le processus prévu? J'essaie de voir où intervient l'objectivité dans tout cela et je passerai ensuite aux critères de jugement.

J'essaie de cerner le processus.

M. Kazanjian: Sur la question de l'objectivité, la règle dit que les administrateurs ne peuvent avoir de relation significative avec la société. Il incombe au conseil de l'établir et de l'attester. Il s'agit d'une évaluation, mais faite à la lumière de la norme objective de l'absence de relation significative avec la société. Voilà le critère fondamental, lequel pourra bien être étoffé au fur et à mesure que ces règles évoluent.

Le sénateur Kroft: Prenons l'exemple de Disney, dont on a beaucoup parlé. Il est instructif et intéressant à divers égards. Un certain nombre d'administrateurs avaient des membres de leur famille, enfants ou autres, qui travaillaient pour la société, et cela enfreignait l'une des règles applicables à eux.

Supposons donc qu'une règle interdise d'avoir des membres de sa famille travaillant pour la société. Votre rapport dirait donc: «Nous avons examiné la situation de chaque administrateur et établi qu'aucun n'a de membre de sa famille travaillant pour la société, ou bien nous en avons évalué les circonstances. Dans le cas de tel administrateur, nous avons déterminé que cela n'a pas de conséquence négative pour son indépendance». Est-ce là le genre de jugement que l'on pourrait rendre?

M. McAusland: Oui, absolument, et le conseil en assumera la responsabilité.

Pour que vous compreniez bien, je vais vous expliquer comment nous procédons nous-mêmes. Nous agissons proactivement et je pense que c'est la bonne méthode. Nous examinons la situation de chaque administrateur. Nous envoyons à tous un questionnaire détaillé et examinons les archives de la société et présentons un rapport au conseil sur chaque administrateur, après l'avoir soumis à l'intéressé pour éventuelle rectification.

Le sénateur Kroft: Qui est «nous»?

M. McAusland: La direction de la société.

Le rapport final est remis au conseil. Celui-ci l'examine et détermine s'il existe ou non une relation pouvant être considérée «significative».

Sur le plan de la procédure, cette décision est prise pour chaque administrateur. L'intéressé quitte la pièce lorsqu'on parle de lui, revient, et le suivant quitte la salle. On est obligé de procéder ainsi car un administrateur ne peut prendre part à la décision sur sa propre indépendance. Voilà comment nous procédons, et ce n'est pas très compliqué.

Dans une société comme Alcan, si un administrateur a un fils ou une fille travaillant dans une fonderie dans le nord du Québec, le seul fait qu'un parent soit employé dans la société ne va pas l'influencer. En revanche, s'il a un fils ou une fille qui est cadre supérieur — c'est sûr, il ne pourra pas siéger au Comité des ressources humaines.

Le sénateur Kroft: Est-ce que les règles actuellement en place ou sur le point d'entrer en vigueur donneront aux gens la possibilité de s'adapter et de s'accoutumer et établiront-elles un cadre dans lequel les conseils pourront fonctionner? À votre connaissance, cette latitude existe-t-elle?

M. McAusland: Oui. Ce que je vous ai décrit est conforme au cadre législatif américain actuel, hormis les règles applicables au comité de vérification qui, à mon avis, vont devoir être revues. Elles engendrent des complications inutiles au niveau du comité de vérification, pour ce qui est de l'indépendance, à cause de ce critère d'indépendance renforcé qui introduit une notion de relativité.

Le président: Pensez-vous que si l'on rendait ces règles plus précises, cela ouvrirait la porte à toutes sortes de procès et de contentieux?

M. McAusland: Je ne préconiserais certainement pas plus de précision.

Plus les choses sont précises et plus elles deviennent artificielles, par définition. On supprime par ce biais un principe fondamental que beaucoup de gens perdent de vue, à savoir qu'une bonne régie d'entreprise n'est pas une question de forme, c'est une question de substance. Beaucoup de gens ont perdu cela de vue dans le climat actuel. Ils pensent que tous ces problèmes pourront être réglés en instaurant de nouvelles règles bien précises, des formulaires avec des cases à cocher: «Êtes-vous en conformité avec telle et telle règle précise?» Si l'on a coché toutes les cases, on aurait ipso facto une bonne gouvernance de société. Désolé, mais cela ne marche pas ainsi. La régie d'entreprise est une affaire de substance et non de forme.

Le sénateur Kroft: Dans le contexte du débat actuel, penchez-vous pour le camp des principes plutôt que celui des règles, de façon générale?

J'essaie de cerner votre position. Vous commencez par préconiser un régime rigoureux. C'est en gros votre message. Vous dites que ce régime doit être cohérent et ne pas paraître plus laxiste que celui de notre voisin le plus important. J'essaie de voir ce que cela signifie concrètement; quelle serait l'application d'un régime plus rigoureux dans des cas particuliers?

M. Kazanjian: Par rapport au sujet dont vous débattez, l'indépendance, la norme qui a été et sera appliquée par la Bourse de New York et, dans une large mesure, celle de Toronto, est principalement axée sur des principes. Mais elle s'accompagne de deux éléments essentiels. Premièrement, elle rend le conseil responsable de la décision, de l'évaluation, en quelque sorte. Existe-t-il une relation significative entre tel administrateur de la société et sa direction? Deuxièmement, la divulgation est exigée.

Pour ce qui est de la question précise que vous posez, il ne s'agit pas de savoir si l'on va avoir une règle extrêmement détaillée disant que vous ne pouvez être administrateur si vous avez un cousin au premier, deuxième, troisième ou quatrième degré. Ce serait là une norme axée sur des règles. Comme M. McAusland l'a expliqué, nous préconisons une norme d'indépendance fondée sur des principes, adossée sur l'obligation d'assumer la responsabilité de la décision et de la divulgation au public.

Le sénateur Kroft: Merci. C'est très utile.

Le président: Est-ce que les choses sont maintenant claires pour vous? Pas pour moi.

Vous semblez être d'avis qu'il faudrait tout inscrire dans la loi, ou bien ai-je mal saisi? Il me semble que vous suggérez une discussion philosophique: par exemple, «assurez qu'ils soient indépendants, mais décidez vous-même ce que cela signifie».

M. Kazanjian: Je pensais que nous avions dit clairement: s'il vous plaît, assurez leur indépendance et, s'il vous plaît, utilisez la norme de la Bourse de New York.

Le président: Lorsque vous énoncez cette norme, elle ne semble pas particulièrement axée sur des règles. Je ne veux pas ouvrir un débat, j'essaie de comprendre.

Le sénateur Kroft: Tout tourne autour de l'absence de relation significative. Vous dites que le conseil doit exercer son jugement à cet égard.

M. McAusland: Précisément. D'ailleurs, M. Kazanjian parle de la Bourse de New York. Cependant, le cadre législatif aux États-Unis — laissons de côté les règles de la NYSE — va dans ce sens. Pour ce qui est de cette règle particulièrement étroite applicable au comité de vérification dont j'ai parlée, la Loi Sarbanes-Oxley, ou SOX, est pratiquement silencieuse sur la question de l'indépendance et s'en remet à la Bourse de New York.

Nous ne voulons pas une série déroutante de principes à cet égard, car les conseils seront dans l'incertitude. Les actionnaires seront dans l'incertitude et amenés à agir inutilement. Il faut indiquer aux conseils et aux marchés boursiers que les gens sont censés respecter une norme donnée. C'est une norme unique, mais c'est au conseil de l'appliquer. Il incombe aux conseils de faire cette évaluation à la lumière de cette norme.

Je ne sais pas si c'est plus clair, je crains que non.

M. Kazanjian: À ce sujet, nous avons décrit ce que font les Américains et donné une définition conforme à celle adoptée par la TSX. Nous disons: «Relativement à cette question, faites comme eux».

Le sénateur Kroft: Pour ce qui est de votre proposition 16 concernant les amendes et sanctions pour fausse représentation de la situation financière, je ne sais pas quelles étaient les peines théoriques prévues jusqu'à maintenant. Les peines théoriques pouvant être imposées par les tribunaux étaient considérables. Pensez-vous que les autorités et le marché vont accepter cela? Si quelqu'un proposait une amende de 1 million de dollars, pensez-vous que ce serait appliqué? Autrement dit, ce ne serait plus seulement de la théorie. Pensez-vous que cela deviendra la réalité?

M. McAusland: Si vous demandez si les sociétés canadiennes sont prêtes à vivre dans un monde où les sanctions pour inconduite sont sensiblement plus lourdes que par le passé, je répondrais par un oui catégorique.

Notre société et notre groupe y seraient très favorables. Nous pensons avoir toujours fait les choses correctement et avons tenté de nous hisser au plus fort dénominateur commun. Nous pensons que nos collègues le font et que quasiment toutes les sociétés canadiennes le font aussi. Il y a toujours des exceptions, car il y a des pommes pourries dans tous les paniers. Mais nous sommes de fervents partisans de cela.

C'est peut-être l'une des causes du problème qui s'est produit: l'application n'a pas été très agressive ou rigoureuse. La situation actuelle s'explique sans aucun doute en partie par cela. Les amendes imposées n'ont pas été très lourdes.

Le sénateur Kelleher: Lorsque je lis vos trois premières propositions, j'ai l'impression que vous dites en substance, si je lis entre les lignes, que nous devons copier nos voisins. Nous devons être compétitifs et assurer de nous doter de règles aussi strictes et récentes qu'eux.

Notre président y a déjà songé et c'est pourquoi nous allons nous rendre à New York et à Washington vers la fin de mars. D'ailleurs, nous espérons rencontrer personnellement M. Sarbanes et M. Oxley. Apparemment, il existe réellement des personnes portant ces noms et nous voulons les pincer pour voir si elles existent réellement et nous aurons une conversation.

J'ai l'impression que vous souhaitez que nous nous rapprochions autant que possible des Américains. Cela nous pose un petit problème en ce sens que les Américains semblent préférer un système axé sur des règles, alors que nous- mêmes avons plutôt un système fondé sur des principes. Mais il nous faudra nous adapter. Je ne pense pas que les Américains soient d'humeur à faire des compromis par les temps qui courent.

Avez-vous des conseils quant à la façon de réaliser cet objectif? Je ne conteste pas l'objectif ou le principe que vous énoncez, mais comment s'y prendre? Je suis sûr que le comité aimerait connaître vos suggestions.

M. Kazanjian: Il importera de faire comprendre aux Américains que nous avons actuellement un système de régie d'entreprise solide dans notre pays, que plus de 180 de nos plus grosses sociétés sont maintenant tenues de se conformer entièrement aux prescriptions de ces deux excellents sénateurs et que, pour l'essentiel, nous pouvons avoir un régime très similaire. Une fois qu'ils en seront convaincus, ils pourront peut-être reconnaître certaines de nos lois et, pour reprendre l'exemple de M. McAusland, laisser les autorités canadiennes en matière de travail étudier les plaintes de dénonciateurs, au lieu que ce soit le ministère du Travail américain. Mais pour cela, les Américains devront être assurés que notre régime remplit les objectifs ou principes qu'il cherche à mettre en place.

M. McAusland: J'aimerais ajouter une chose qu'il vous faudra souligner lors de cette conversation.

Si nous avons eu quelques problèmes notables au Canada, leur envergure était beaucoup moindre. Le marché boursier canadien est certes beaucoup plus réduit, mais proportionnellement, les problèmes y sont de moindre envergure et gravité. À cet égard, le cadre réglementaire canadien a été historiquement en avance sur l'américain dans trois domaines, que voici: Les exigences relatives aux déclarations d'initiés ont été par le passé et restent encore aujourd'hui plus strictes et couvrent davantage de personnes que les américaines. Il en va de même des règles d'information occasionnelle qui sont beaucoup plus rigoureuses au Canada qu'aux États-Unis. Enfin, un exemple extraordinaire, on veut aux États-Unis faire nommer les vérificateurs par le comité de vérification indépendant, plutôt que par la direction. Comme vous le savez, la législation canadienne exige depuis toujours que les vérificateurs soient élus par les actionnaires.

Au départ, nous n'avons pas lieu d'avoir honte. Cela dit, les États-Unis ont resserré depuis leur régime. Nous ne voulons pas d'un écart réel ou apparent entre la rigueur de nos normes de régie d'entreprise entre les deux marchés boursiers, car le marché le plus petit et le plus vulnérable — qui est certainement le marché canadien — en souffrira.

En fin de compte, toute cette question se ramène au coût du capital pour les entreprises canadiennes. Si nous ne restons pas compétitifs et ne faisons pas en sorte d'être perçus comme compétitifs sur le plan de la régie d'entreprise, les sociétés canadiennes vont devoir payer plus cher leurs capitaux.

Le sénateur Kelleher: Aucun d'entre nous ne conteste vos observations lorsque vous dites que nous sommes plutôt en avance sur le plan de la réglementation et de la régie d'entreprise et des choses de cette nature. Une étude récente de l'OCDE confirme que le Canada était en avance.

Cependant, je crains que nous rencontrions un problème similaire — Dieu nous en préserve — à celui du conflit sur le bois d'oeuvre. Nous avons dans ce cas un problème fondamental parce qu'aux États-Unis les terres sont à 90 p. 100 privées, alors qu'au Canada c'est l'inverse. Les forêts appartiennent à l'État.

Dans la pratique, les Américains disent que nous devons modifier notre régime de propriété. Je crains que l'on nous oppose le même argument ici, en ce sens qu'ils vont nous demander modifier notre système. S'ils l'exigent, ce sera un problème pour nous.

Quels arguments pouvons-nous utiliser pour justifier le maintien de notre système axé sur les principes? Bien qu'il soit différent, il offre quand même une bonne gestion et une bonne protection pour les sociétés et les pouvoirs publics américains. Comment s'y prendre? Il est difficile de leur expliquer que notre système est meilleur et qu'il fonctionne bien et que nous n'avons pas lieu de le changer.

M. Kazanjian: Je comprends votre préoccupation, d'autant que les Américains sont encore moins patients qu'il y a quelque temps. J'admets également que le problème à la base du contentieux sur le bois d'oeuvre n'en est qu'un parmi une série toujours plus longue de problèmes — qu'il s'agisse du mouvement transfrontalier de marchandises ou de personnes ou de tout ce que vous voudrez — que nous allons devoir confronter si nous voulons conserver nos bonnes relations avec nos voisins.

La différence ici est que les États-Unis ont déjà agi. Ils ont déjà légiféré à l'égard de 180 de nos grosses sociétés.

Le sénateur Kelleher: C'est ce qui nous inquiète.

M. Kazanjian: Ils ont déjà planté les jalons. La question pour nous est de savoir quoi faire dans ces conditions.

Ce n'est pas comme d'autres problématiques où la situation est plus fluide. La société de M. McAusland et d'autres clients savent déjà qu'ils vont être confrontés cette année à un ensemble de règles. Ces règles n'ont pas été décidées ici.

Le sénateur Kelleher: C'est certainement le problème, à nos yeux. Nous allons devoir le confronter. Évidemment, il faudra le faire d'une manière qui soit acceptable pour nos sociétés.

Le sénateur Kroft: Si les compagnies intercotées avaient le choix d'être ou non assujetties à la Loi Sarbanes-Oxley et aux règles de la Bourse de New York, quel serait celui d'une société typique, à votre avis? Il semble que tout le monde cherche un moyen de se soustraire à ces règles. Je ne vois pas très bien quel serait l'avantage pour une compagnie de le faire. Elle doit quand même fonctionner sur ce marché. Est-ce que l'exemption est un enjeu?

M. McAusland: C'est un enjeu non seulement pour les marchés des capitaux américains, c'en est devenu un aussi pour les marchés canadiens. Historiquement, à bien des égards, le Canada était en avance. Les Canadiens cherchent des signes qui puissent les rassurer.

Le sénateur Kroft: Si une société canadienne avait le choix d'être exemptée des règles américaines, choisirait-elle de le faire?

M. McAusland: Je suis sûr que certaines le feraient. Idéalement, la réponse à cette question ne peut être que «oui». Cependant, nous ne vivons pas dans une situation idéale.

La question est un peu trop hypothétique: la réalité est que les sociétés n'ont pas ce choix. Si le Canada peut créer un environnement qui apparaisse compétitif du point de vue de la régie d'entreprise, alors les sociétés pourront accéder au marché des capitaux américains, dans une certaine mesure, tout en étant exemptées de la SOX, dans la mesure où elles se conforment à un nouveau régime canadien compétitif.

J'imagine néanmoins que leur accès sera plus limité. Les sociétés qui veulent être pleinement active sur le marché américain devront se conformer à la SOX.

Le président: Il me semblait que le sénateur voulait savoir si les règles Sarbanes-Oxley sont trop contraignantes pour nous.

Le sénateur Kroft: Je lis partout que les sociétés européennes demandent à être exemptées. Je n'ai pas lu grand-chose sur ce que font les sociétés canadiennes. Pourriez-vous m'éclairer là-dessus? Est-ce que l'exemption est dans leur intérêt?

M. McAusland: On ne peut comparer le marché des capitaux canadiens aux marchés européens. Nous sommes devenus un appendice des marchés américains. Les Européens sont moins intégrés. C'est une grosse distinction.

S'il serait souhaitable d'obtenir quelques exemptions, je pense que le législateur américain voudra voir un régime comparable au Canada avant de suivre cette route. Le problème est beaucoup plus délicat pour les émetteurs canadiens que pour les émetteurs européens. C'est évident.

Le président: Votre comité porte le nom d'Advisory Committee on Corporate Responsibility. Il me semble que l'un des gros problèmes que nous avons sur le plan de la responsabilité des sociétés intéresse la rémunération, mais vous ne semblez pas vouloir l'aborder. Cela m'intrigue un peu.

M. McAusland: Souhaitez-vous que nous en parlions?

Le président: Absolument.

M. McAusland: Dans ce cas, voudriez-vous nous poser une question précise?

Le président: Non. Le fait est que BCE figure parmi les sociétés que vous représentez. Elle possédait jadis Nortel. M. Roth est parti avec 135 millions de dollars juste avant que les actions s'effondrent. Les Canadiens trouvent cela plutôt odieux. Je ne sais pas si c'est bien, mal ou neutre.

Il y a là un défi que nous ne pouvons pas éluder. Mais comment faire pour légiférer sur ce genre de choses? Je pensais que vous pourriez peut-être nous éclairer un peu.

M. Kazanjian: Notre groupe ne s'est pas penché sur les questions de rémunération. Notre mandat ne couvre pas les problèmes de rémunération.

Le président: Pourquoi pas?

M. Kazanjian: Nous voulions dégager un consensus sur les sujets les plus pressants. Pour ce qui est de la rémunération, tout le monde admet et peut constater que le fait que certains cadres aux États-Unis ou ailleurs empochent des sommes énormes alors que les employés et retraités et d'autres perdent leur emploi et leur pension politicise cette question de manière néfaste. Je ne parle pas au nom du comité en le disant, je reconnais simplement la tension politique engendrée par la crise d'Enron et les niveaux de rémunération élevés.

Le président: Je ne suis pas sûr de comprendre votre réponse.

J'ai lu quelque part que l'écart entre les salaires supérieurs et inférieurs est maintenant passé à 411 à un. Je ne sais pas si c'est bon, mauvais ou neutre. Auparavant, c'était un rapport de 40 ou 50 à un. Peut-être était-ce trop peu.

Nous sommes le gouvernement. Nous avons une conscience aiguë du fait que le public considère que l'avidité dépasse les bornes. Ce n'est d'ailleurs pas nouveau. Je me souviens que le chef de cabinet de Trudeau est venu m'en parler il y a 25 ans et déjà alors il envisageait de légiférer. J'ai répondu que l'on ne pouvait pas faire cela, que c'était impossible. Comment enrayer cela?

M. McAusland: C'est une question de marché. C'est un marché, de deux points de vue. En fin de compte, on ne peut perdre de vue le fait que les actionnaires doivent eux aussi assumer leurs responsabilités. S'ils n'aiment pas ce qui se passe, ils peuvent voter avec leurs pieds ou autrement, ils peuvent mettre les dirigeants et les administrateurs à la porte.

Le président: Sauf votre respect, n'est pas un peu naïf? Qui va rassembler les actionnaires pour voter le congédiement des dirigeants?

M. McAusland: Je vais vous raconter une anecdote tout à fait pertinente. Je dînais au restaurant au début de la semaine. Comme je sortais, il y avait juste à côté de moi Stephen Jarislowsky, l'un des détracteurs les plus virulents à ce sujet dans le pays. Il parlait de la rémunération de M. Pierre Lessard, le premier dirigeant de Métro, qui touche 26 millions de dollars par an. D'aucuns jugent cela scandaleux. M. Jarislowsky, pour sa part, disait qu'il méritait chaque sou. Pourquoi? Parce qu'il crée de la valeur pour ses actionnaires. C'est une question de création de valeur. Il apporte la valeur.

L'autre argument nous amène à l'indépendance du conseil et à l'indépendance au niveau du comité. Si vous avez un comité de la rémunération ou des RH véritablement indépendant, alors ces administrateurs feront leur devoir et dicteront les niveaux de rémunération qu'ils jugent appropriés. Le gouvernement et les autorités réglementaires ne peuvent pas, sur un sujet aussi étroit que la rémunération, devenir le curateur. Les actionnaires doivent assumer leurs responsabilités. S'ils n'aiment pas ce qui se passe, ils doivent voter contre et changer la direction.

Le président: Je comprends bien.

M. McAusland: Nous ne souhaitions pas aborder la question de la rémunération.

Le sénateur Prud'homme: Je suis toujours troublé lorsqu'on parle de prime pour talent exceptionnel. Voyez un peu mon secteur, l'arène politique, et l'administration publique. On accorde des primes de temps à autre pour service exceptionnel rendu au pays ou au ministre, ou tout ce que vous voudrez. Lorsque vous êtes un employé, n'êtes-vous pas censé faire tout votre possible, soit pour votre ministère soit pour votre entreprise, afin qu'elle ait les meilleurs résultats possibles, indépendamment de ce que l'on vous paye?

Par exemple, ne seriez-vous pas inquiet si quelqu'un qui ne touche jamais de prime était la personne qui vous conseille? Vais-je maintenant être obligé de demander, lorsque quelqu'un vient me conseiller: «Cet homme a-t-il touché le maximum? A-t-il obtenu une prime l'an dernier? L'année d'avant? Non. L'année précédente? Non». Il ne touche jamais de prime et pourtant il est toujours là. Est-il bien à sa place? Ne vaudrait-il pas mieux pouvoir dire: «Suivez le conseil de ce gars, il est exceptionnel». N'est-il pas employé pour cette raison?

Je considère que je donne tout mon possible au Sénat, comme je le faisais à la Chambre des communes. Je touche le même salaire que tout le monde. Certains ont peut-être un meilleur rendement que moi, mais nous touchons tous le même salaire et il n'a jamais été question de prime d'aucune sorte. Vous arrivez là-dessus et vous dites: «Pour du talent exceptionnel, nous allons payer des primes par millions».

J'aimerais beaucoup vous entendre là-dessus.

M. McAusland: Je pense que ma réponse se résumera à deux mots: compétition et incitation.

Le sénateur Prud'homme: Quel est le deuxième mot?

M. McAusland: Incitation. Le fait est, que cela plaise ou non, que le marché du travail canadien pour les meilleurs et les plus capables est concurrentiel. Il y a une quête agressive de talent. Nous ne vivons pas dans un monde où tout le monde est également talentueux; le talent est variable, nous le savons tous, et il y a une guerre pour le talent. On peut facilement vous subtiliser vos gens de talent. Il faut pouvoir les fixer. On fait cela au moyen d'incitations. Pour beaucoup de gens, les incitations prennent la forme d'argent. Elles peuvent aussi prendre la forme d'un travail intéressant et d'un milieu de travail agréable. Pour certaines personnes, l'argent ne sera pas la meilleure incitation, ce sera leur description de fonctions. Pour certains, c'est l'argent, un point c'est tout.

En fin de compte, pour la plupart des gens, c'est un mélange des deux. Il faut aimer le travail que l'on fait, les gens qui vous entourent, et aussi avoir le sentiment d'être équitablement rémunéré. Si votre rémunération n'est pas compétitive et si quelqu'un vous offre un emploi similaire dans un cadre au moins aussi bon, alors vous serez moins satisfait de vos conditions et vous partirez. Tout revient à cela.

Les comités RH de ce pays doivent trouver le juste équilibre et le bon niveau d'incitation de façon à conserver les cadres de talent et faire prospérer l'entreprise pour le bien des actionnaires, des employés, de toutes les parties prenantes et des caisses du gouvernement.

Le sénateur Fitzpatrick: J'aimerais rester sur la question de la rémunération. Vous avez dit qu'il faut rémunérer les gens en fonction de la valeur. Le problème, en partie, est de savoir comment on peut mesurer cette valeur?

Prenons le cas de Nortel que le président a mentionné. Cette valeur était mesurée sur la base de projections optimistes et pas grand-chose de plus. Peut-être le fait de dépenser plus qu'il n'aurait fallu pour racheter d'autres entreprises a-t-il alimenté ces projections et cet optimisme. Évidemment, en dernière analyse, c'était une erreur. Je me suis toujours interrogé sur la façon de mesurer correctement la valeur à long terme.

Je suppose que j'appartiens à l'ancienne école. J'ai toujours pensé que la chose à faire pour les entreprises était d'accumuler des biens durables. Mais de plus en plus ces options d'achat d'actions sont déterminées par des projections et une promotion par les médias et les institutions financières. Je n'ai rien contre les gros salaires versés aux dirigeants s'ils créent une valeur réelle. Là où j'ai un réel problème, c'est lorsqu'on donne à penser aux actionnaires qu'ils ont créé de la valeur alors que ce n'est pas le cas. Je n'attaque pas votre société — ne pensez pas que cela est dirigé contre vous — c'est simplement que je me demande comment déterminer équitablement la valeur à long terme?

M. McAusland: Aucune de ces questions ne m'offense. Je ne les considère pas comme une attaque personnelle.

Si vous avez la transparence, de bons rapports financiers et des administrateurs responsables, véritablement indépendants, dans votre comité des ressources humaines, vous avez une combinaison qui devrait bien marcher. Je ne suis pas venu exprimer des avis sur des cas particuliers qui ont pu être mentionnés, mais je dis qu'il est très injuste et peu sage d'examiner ces questions à la lumière du plus petit dénominateur commun. Il a pu se produire quelques excès, mais il ne faut pas mettre tout le monde dans le même sac et penser que tout le monde ne cherche qu'à faire payer les actionnaires et à s'en mettre plein les poches sans contrepartie. Ce n'est pas conforme à la réalité. Je pense qu'on peut tenir acquis que l'écrasante majorité des conseils d'administration font tout leur possible pour assurer l'expansion de la société, la rendre compétitive, conserver les cadres de talent et créer de la valeur pour leurs actionnaires. C'est la réalité, mais on tend à la perdre de vue.

La question est celle-ci: comment créer un cadre de gouvernance compétitif de façon à asseoir une atmosphère de confiance, et très comparable et compétitif avec les marchés au sud de la frontière et être équitable envers ceux qui ont toujours fait les choses qu'il fallait de bonne foi, conformément à leurs obligations fiduciaires?

Le président: Je souligne que le comité est d'accord avec vous. Nous savons que la majorité des entreprises ont des dirigeants et des administrateurs honnêtes, intègres, qui travaillent fort et tout le reste. Notre problème, ce sont les quelques escrocs qui veulent s'enrichir trop vite.

En ce qui concerne Enron, d'aucuns disent qu'il existe suffisamment de lois pour sanctionner tous ceux qui ont mal agi. Peut-être faudrait-il ne rien faire; mais je pense que le gouvernement n'a pas ce choix.

M. McAusland: Il y a là deux aspects. L'un est la «théorie de la combinaison orange», à laquelle nous souscrivons pleinement. Ce n'est là qu'un élément du casse-tête. L'autre aspect, c'est le dynamisme et la compétitivité des marchés des capitaux canadiens et l'adéquation du cadre pour les entreprises canadiennes qui sont destinées à recourir aux deux marchés et doivent disposer d'un environnement où elles peuvent fonctionner efficacement. Nous disons qu'il faut veiller à ce que les marchés des capitaux canadiens restent fonctionnels.

Le président: Nous admettons cela. Vous avez raison. Nous en convenons.

Le sénateur Fitzpatrick: Je suis d'accord, je pense que la plupart des sociétés sont honnêtes et que la plupart des administrateurs sont intègres, surtout ceux de nos grandes sociétés. Je pense que nous avons fait de notre mieux pour assurer une bonne régie d'entreprise.

Ma question était la suivante: vous dites que la plupart de ces régimes d'incitation et de rémunération des premiers dirigeants sont fondés sur un critère de valeur, soit le cours des actions à la bourse, ce qui peut donner lieu à des abus. Pensez-vous qu'il existe de meilleures façons de mesurer la valeur aux fins des régimes de rémunération?

M. McAusland: Premièrement, il n'est pas vrai que la plupart des régimes de rémunération sont axés sur le prix des actions. Les options d'achat d'actions sont un élément de la rémunération des cadres supérieurs, mais il y a presque toujours aussi des primes fondées sur des facteurs différents, tels que la valeur économique ajoutée, la VEA, un indice beaucoup plus profond et à plus long terme.

Pour ce qui est des options d'achat d'actions, celles-ci ne sont pas mauvaises par définition ou contraires aux intérêts des actionnaires, loin de là. Ce qui compte, c'est la manière dont ces régimes d'options sont administrés.

Le président: On en recalcule le prix.

M. McAusland: Comme nous l'avons dit, notre rôle ici n'est pas de recommander tel ou tel régime de rémunération. Nous n'avons pas de position sur la pondération des prix. Il y a eu des abus, mais les bourses sont là pour réglementer et elles doivent donner leur aval à la retarification. Vous ne pouvez retarifier des options sans l'aval de la bourse ou sans l'agrément de vos actionnaires. C'est très clair.

Le sénateur Hervieux-Payette: J'ai une question concernant la valeur et le lien avec la rémunération. Je vais vous donner un exemple facile. Tout le monde sait aujourd'hui que les actions de Bombardier ont baissé. Lorsque les actions baissent parce que le marché est en recul — et j'imagine que M. Milton est dans la même situation — comment évaluez- vous ces dirigeants? Le marché a rendu certains très riches à un moment donné, avec des résultats économiques illusoires. Lorsque le marché baisse, j'imagine que M. Tellier va quand même travailler très fort chez Bombardier. Comment évalue-t-on cela? Lorsque le marché est en hausse, très bien. Vous envoyez des chèques, des options, tout. Cependant, lorsque le marché baisse, il ne se passe rien, ou bien on donne une prime ou quelque chose du genre.

J'ai de la difficulté avec cela. Il est bel et bon d'envoyer un chèque de 26 millions de dollars à M. Lessard lorsque tout va bien, mais lorsque le marché est en recul, que faites-vous? C'est un système qui ne marche qu'à la hausse, jamais à la baisse.

M. McAusland: Votre question est-elle de savoir comment on s'assure de toujours payer les primes, même lorsque les actions baissent? C'est ce que j'ai cru comprendre.

Le sénateur Hervieux-Payette: Non. Je suis sûre que M. Milton travaille plus de 35 heures par semaine en ce moment et qu'il fait tout ce qu'il peut dans l'intérêt de sa compagnie aérienne. Cependant, toutes sortes de facteurs interviennent. Ce ne sont pas tous des facteurs qui dépendent de lui. Lorsque le cours des actions augmente, ce n'est pas de son fait. Comment détermine-t-on que les facteurs de hausse ou de baisse ne sont pas le seul fait du marché mais du talent et du dévouement du dirigeant? C'est là où je vois un problème.

À mon avis, si l'évaluation est fondée uniquement sur des chiffres, parfois le contexte n'a rien à voir avec les compétences et le talent de la personne. Certains cadres de Nortel en ont donné un bel exemple.

Ma question est celle-ci: que fait-on lorsque le marché baisse? Comment fonctionne alors la formule?

Le président: Je ne pense pas qu'il y ait de réponse à cela. Je pense que parfois les choses tournent mal et l'on n'y peut rien.

Le sénateur Kelleher: Réjouissez-vous, je vais revenir à ma préoccupation d'origine. Je ne parlerai pas de rémunération avec vous.

C'est là mon opinion personnelle, mais je pense qu'il est extrêmement peu probable que nous nous retrouvions avec une législation quasiment identique à celle des États-Unis. Nous nous retrouverons avec un système canadien. Je suppose que nous allons essayer de nous approcher autant que possible du système américain car nous convenons tous qu'il faut rester compétitifs. Cependant, nous allons devoir apprendre, comme c'est souvent le cas, à nous accommoder de deux systèmes différents.

Vous allez devoir collaborer étroitement avec nous et voir dans quelle mesure nous pouvons rapprocher ces deux systèmes et convaincre les Américains que le nôtre, bien que différent, en est un dont tout le monde peut s'accommoder. J'aimerais que vous vous concentriez sur ce problème auquel nous sommes maintenant confrontés, car je ne pense pas que nous nous retrouvions avec un système identique à celui des Américains.

M. Kazanjian: Il suffit de s'en rapprocher suffisamment pour que les actions canadiennes ne soient pas sous-cotées sur les marchés boursiers.

Le sénateur Kelleher: Est-ce que vous pouvez nous aider à cet égard et nous donner des lignes directrices?

M. Kazanjian: Nous serons ravis de poursuivre le dialogue tant avec le gouvernement qu'avec le comité sénatorial.

Le sénateur Kelleher: Vous savez mieux que nous comment fonctionnent les marchés boursiers.

Le président: Peut-être.

Le sénateur Kelleher: Oui, peut-être, excepté notre président.

M. Kazanjian: C'est ce dont parlait M. McAusland lorsqu'il disait que les marchés des capitaux sont essentiels à la création d'emplois au Canada.

Nos sociétés ne sont pas seulement en concurrence sur les marchés des biens mais aussi sur ceux des capitaux. Elles lèvent des capitaux auprès d'investisseurs étrangers et nationaux. Si les investisseurs étrangers réclament un prix plus fort parce qu'ils jugent que le risque est plus grand et qu'ils appliquent, à toutes fins pratiques, une décote aux actions canadiennes, alors notre législateur aura mal fait son travail. L'impératif est de se rapprocher autant que nécessaire du système de ceux qui représentent 45 p. 100 de notre marché des capitaux et ont planté leurs jalons dans le sol.

Le président: Messieurs, il était agréable de nous entretenir avec vous, des messieurs aussi intelligents et éloquents. Nous avons beaucoup apprécié.

M. McAusland: Au nom de notre groupe, je tiens à vous dire, monsieur le président, ainsi qu'à vos collègues sénateurs, combien nous avons apprécié l'entretien.

Le président: Notre dernier témoin représente le Centre pour la collaboration gouvernementale.

Soyez le bienvenu, monsieur Lenihan. Vous avez la parole.

M. Donald G. Lenihan, directeur, Centre pour la collaboration gouvernementale: Merci de votre invitation à comparaître devant votre comité.

Je suis ici parce que, au début de l'été dernier, diverses personnes m'ont demandé de rassembler un groupe pour traiter de certains des sujets que vous étudiez, bien que selon une perspective légèrement différente.

Le projet était parrainé par l'Association des comptables généraux accrédités du Canada. Je crois que Guy Legault a comparu il y a quelque temps et a mentionné le rapport que nous avons rédigé suite à ce travail. D'ailleurs, il me semble qu'il vous a déjà été remis. Il est intitulé «Question de normes: La comptabilité au XXIe siècle». C'est de cela dont je suis venu vous parler aujourd'hui. J'aimerais vous donnez une idée des objectifs que nous poursuivions avec ce projet, de ce que les intervenants nous ont dit et des conclusions que nous avons tirées dans ce rapport d'étude.

Le but de ce projet était de mettre en rapport les discussions qui se déroulent sur les normes comptables avec d'autres enjeux de politique publique canadienne. Il s'agissait donc d'ouvrir un débat plus large sur la politique publique.

Je ne suis pas un comptable et n'ai pas beaucoup de connaissance dans ce domaine. Je m'intéresse plutôt à la politique publique. J'ai rédigé des ouvrages sur divers sujets, dont la normalisation, mais pas particulièrement la normalisation comptable.

Nous aimerions dire quelques mots au sujet de la dimension confiance du public dans ce débat. S'il existe un lien immédiat avec le débat de politique publique, c'est bien cette notion de confiance et comment elle est perçue plus généralement par la collectivité. C'est cela qui fait que ce débat intéresse les non-comptables, c'est-à-dire la confiance qu'ils peuvent faire à autrui. Nous voulons contribuer aux grandes lignes du débat parmi les intervenants et dégager quelques points de référence fondamentaux pour des discussions ultérieures, sans tirer de ce processus de conclusions majeures.

Il y avait une quinzaine de participants qui se retrouvaient lors de réunions et d'entretiens face-à-face. Le groupe comprenait un représentant de l'IASB, l'International Accounting Standards Board, en la personne de son président, des personnalités politiques, des comptables, des représentants de l'administration publique et d'entreprise. Vous pouvez voir d'après cet échantillonnage que nous cherchions à avoir une discussion large, selon différentes perspectives, sur la nature de la problématique et les enseignements que l'on pouvait en tirer.

Le contexte général dans lequel s'inscrivait cette étude et bien connu de tous: les faillites d'Enron et WorldCom et toutes leurs retombées. Ce semblait être un bon moment pour parler des répercussions générales.

La mondialisation est importante. Il en a souvent été question dans nos discussions. Quels enseignements pouvons- nous en tirer et que signifient-ils pour l'avenir de la normalisation comptable en général et de la profession comptable? L'importance de la confiance du public dans les états financiers et la nécessité d'aborder cela selon la perspective de la politique publique était certainement au centre de nos discussions. J'en parlerai plus tard. Je vous invite à poser la question: «Que cela signifie-t-il d'adopter une perspective de politique publique sur cette question?» Que recherchons- nous?

Pour ce qui est du débat sur les modèles comptables, je ne suis pas expert dans ce domaine. À mon arrivée dans ce projet, je me suis documenté et j'ai écouté les délibérations de ce comité à maintes reprises et suivi le débat sur les deux modèles, soit celui axé sur des principes et celui axé sur des règles. Je pensais que notre discussion tournerait autour de la question de savoir s'il faut opter pour un système fondé sur des principes ou un système fondé sur des règles.

Nous avons certes entendu quantité de points de vue à ce sujet et je m'attendais pleinement à ce qu'aucun consensus ne se dégage. La discussion semblait s'enliser. Il me semblait qu'il y avait plus de fumée que de feu. Ce n'est pas que je ne comprenne pas la différence entre des principes et des règles ou que les autres membres du groupe ne la voyaient pas. Mais la discussion était plutôt centrée sur ce qu'on lit dans les journaux, les magazines spécialisés ou que l'on entend dans les conversations, des points de vue qui tendent à être polarisés et passent probablement à côté des problèmes réels. En parlant de tout cela avec le groupe, il est apparu que des personnes qui au départ avaient des vues plutôt divergentes ont fini par converger autour de quelques principes fondamentaux sur le débat lui-même.

Premièrement, chaque système combine des règles et des principes, pas seulement les systèmes comptables mais aussi les systèmes judiciaires et beaucoup d'autres. En dernière analyse, le débat n'oppose pas les règles aux principes; il s'agit plutôt de savoir quelles règles et quels principes et quel équilibre entre les deux.

Les systèmes évoluent avec le temps. C'est ce que nous voyons aujourd'hui. Le système est en évolution. Il faut en tenir compte. La question «Où voulons-nous aller?» est probablement plus importante que de savoir où nous étions et si nous étions d'un côté plutôt que d'un autre.

À plus long terme, le FASB et l'IASB vont probablement converger dans le cadre d'un processus continu. Si c'est le cas, cela peut signifier que la dichotomie entre règles et principes pourrait bien être exagérée ou représenter une fausse piste.

Le Canada n'est pas obligé de suivre les États-Unis. Il nous a semblé au début de la discussion sur les règles par opposition aux principes que l'argumentation en faveur du passage à un système davantage fondé sur des règles était la nécessité de conserver et de garantir l'accès aux capitaux américains. Mais il est devenu très clair que presque personne ne considérait qu'il fallait absolument suivre les États-Unis. J'ai entendu des raisonnements similaires exprimés ici.

Enfin, dans la mesure où il s'agit d'un système en évolution, la question réelle est de savoir vers quoi nous nous dirigeons. Le rôle du Canada n'est pas de suivre, il devrait être — comme il a toujours été — celui d'intermédiaire impartial entre les règles et les principes, la gauche et la droite, et d'aider à trouver un équilibre qui soit dans l'intérêt du Canada et, finalement, dans l'intérêt d'un meilleur système à l'échelle mondiale.

En résumé, je suis ressorti de là comme une personne qui n'était pas très au fait du sujet au départ. Cependant, après de nombreuses conversations au sein du groupe, il m'est apparu que c'est là un enjeu important, mais dont l'importance peut être exagérée.

Où cela nous a-t-il amené? Vers la fin de la discussion, il s'agissait, entre autres, pour le groupe de savoir vers quoi il convenait de se diriger. Nous pensions que nous en discuterions pendant longtemps. Étant donné l'accent mis sur l'avenir et la notion de convergence et de mondialisation, nous avons voulu faire une expérience de réflexion. Nous avons demandé aux participants d'imaginer qu'ils étaient le ministre responsable de la création d'une nouvelle institution, d'une nouvelle instance de normalisation pour le XXIe siècle et d'imaginer ce que ce serait que de s'asseoir et de rédiger la charte de cette instance ou d'établir un cadre dans lequel une telle organisation pourrait être édifiée. Nous leur avons demandé de faire une réflexion prospective, d'oublier ce qui a pu exister dans le passé, c'est-à-dire de faire comme si on démarrait à zéro. À quoi ressemblerait cette instance?

Notre réflexion s'est située à trois niveaux différents. Nous nous sommes penchés sur l'expertise et la démocratie, les principes, le mandat et la mission, et les capacités.

Sur le plan de la perspective politique, nous avons demandé à nos participants de cerner les principes par lesquels ils se laisseraient guider. C'était un exercice intéressant. En premier lieu, tout le monde a bien compris que si vous créez une instance de normalisation et devez fixer des principes de base pour celle-ci, dans un domaine comme la comptabilité, les connaissances et les preuves sont d'importance vitale. Curieusement, en parlant aux gens, nous avons constaté qu'il tend à y avoir cette croyance que la problématique se résume à cela, l'expertise et la preuve. Mais ce n'est pas toujours vrai. Nous avons constaté que ces deux ingrédients ne suffisent pas, que très souvent on est obligé de rendre des jugements prêtant à controverse. C'est un aspect que l'on tend à trop souvent négliger dans toutes sortes de domaines.

Deux principes supplémentaires ont émergé de cette discussion: ce que nous avons appelé la démocratie et le principe de transparence. Il se présente comme suit: ce que nous entendons par perspective politique est que lorsque l'expertise et le jugement ne suffisent plus pour prendre les décisions, on entre alors dans une sphère nouvelle. On entre dans une sphère de controverse sur quels intérêts doivent l'emporter, sur quels intérêts sont importants et sur la manière de prendre ces décisions. Mon rôle ici n'est pas de prendre une décision ni de vous dire quelle norme il faut choisir en fin de compte, car ce n'est pas mon domaine de spécialisation. Mais il me semble que l'on reconnaît que si l'on va créer une nouvelle instance, celle-ci devra intégrer de manière efficace ces divergences. C'est ce que nous entendons par le principe de démocratie. C'est lui qui sous-tend cette institution. Il signifie qu'il faut mettre en place des procédures décisionnelles qui autorisent la libre discussion et ce qui pourra être perçu comme une décision équitable et légitime sur des sujets controversés.

Le président: Je ne comprends pas. Je ne sais pas si les autres comprennent. Cela me semble être un travail davantage théorique. Nous espérons aboutir à quelque chose de concret. Pourriez-vous nous emmener dans cette direction, s'il vous plaît?

Nous avons reçu ici des experts comptables qui mettent en évidence certaines choses qu'il faut améliorer, ou modifier, ou supprimer. Vous parlez là de généralités, et je ne les conteste pas, mais je ne vois pas en quoi cela nous est utile.

M. Lenihan: S'il est vrai que nous établissons des principes, il faut ensuite voir quelles sont les capacités. Je vais vous informer de ce que nous pensions être les capacités essentielles que devait présenter une telle organisation au XXIe siècle, c'est-à-dire la manière de concrétiser ces principes.

L'organisation devrait avoir la capacité d'évaluer les intérêts des utilisateurs canadiens du système et de les peser. Il devrait avoir la capacité d'évaluer les intérêts du village mondial et de les peser à la lumière des intérêts canadiens. Il devrait rendre les normes opérationnelles d'une manière qui soit perçue comme impartiale et équitable. Il doit assurer un leadership à l'échelle nationale, jouer le rôle d'intermédiaire impartial. Il doit avoir la capacité d'examiner et de juger la manière dont les normes sont appliquées — ce pourrait être une organisation externe. Enfin, elle doit avoir la capacité d'être une organisation apprenante et un centre d'excellence.

Les enjeux véritables ici consistent à comparer les différentes organisations qui existent dans le monde et à déterminer dans quelle mesure l'instance de normalisation que nous voulons pour l'avenir possède ces capacités. Il faut cerner la différence que cela représenterait à la lumière des défis que la mondialisation et d'autres facteurs représenteront sur le plan de la normalisation.

Le sénateur Kroft: Je songe aux couples qui arrivent en fin de carrière, qui ont perdu 50 p. 100 ou 60 p. 100 de leur épargne, qui cherchent à assurer leurs vieux jours et sont terrifiés et ne savent plus quel placement faire parce qu'ils ont perdu toute confiance dans les marchés boursiers. Ils ne savent pas vers quoi se tourner. Que disons-nous à ces gens?

M. Lenihan: Je pense que c'est une question de confiance du public. Il faut avoir des raisons de croire que les organisations qui vont prendre ces décisions à l'avenir sont dignes de confiance. Nous reconnaissons que le public a perdu confiance. Comment la rétablir? Comment créer des organisations dans lesquelles les gens puissent avoir confiance?

Le sénateur Kroft: S'ils ont perdu confiance dans les organisations, et supposons qu'ils aient perdu confiance dans les maisons de courtage parce qu'ils voient que des gens sont arrêtés et condamnés pour usage abusif de l'information. Ils ont pu aussi perdre confiance dans les sociétés parce qu'ils ont vu leurs cadres mal agir par appât du gain. Est-ce que tout cela oblige à conclure que l'État est le dernier refuge pour leur confiance?

M. Lenihan: Eh bien, j'espère que non. C'est la question que devra se poser l'instance de normalisation pour le XXIe siècle. Ce n'est pas vrai seulement dans le domaine comptable. Quel doit être le rôle de l'État? Dans quelle mesure le public aura-t-il confiance parce qu'il voit le gouvernement intervenir d'une manière qui inspire confiance? L'État, en tant qu'autorité de réglementation, aura forcément un rôle.

Le sénateur Kroft: À votre avis, les gens auront-ils davantage confiance dans une structure qui établit des règles claires et contraignantes? J'en reviens à l'alternative entre règles et principes, le point dont vous pensiez initialement partir. Qu'est-ce qui va rétablir la confiance, des règles ou des principes?

M. Lenihan: Je suppose que le Canadien moyen n'arrivera jamais jusqu'à ce niveau. Le Canadien moyen assoira sa confiance sur le fait qu'il y a un large débat public dont on parle dans les médias et dans les soirées et sur le fait que des personnes dont il respecte le jugement considèrent que quelque chose est fait pour remédier aux défaillances. Que cela prenne la forme de règles ou de principes ne fait guère de différence pour la personne dont vous parlez.

En fin de compte, la question politique est celle-ci: «Que faut-il faire pour amener ceux qui s'intéressent à la politique publique à considérer que des progrès sont réalisés et qu'ils transmettent ce message à l'homme de la rue, aux médias et ailleurs?» Il ne faut pas ignorer les considérations techniques, simplement, à un certain niveau, le message doit filtrer jusqu'à l'homme de la rue.

Le président: Notre problème est de savoir comment s'y prendre.

M. Lenihan: La petite contribution, à mon avis, qu'une discussion comme celle-ci peut apporter est que si le débat est philosophique à un niveau supérieur, c'est parce que c'est à ce niveau que se situe la discussion dans les médias et ailleurs. J'ai lu dans la presse que les organisations professionnelles sont divisées sur des points très fondamentaux. Il me semble que le message qu'il faut transmettre aux journalistes et à d'autres est que ces divisions ne sont pas si grandes, que les gens peuvent collaborer et que certaines des questions dont nous parlons ne sont pas un aussi grand facteur de division qu'il le semble.

Le sénateur Mahovlich: Les témoins précédents représentaient six grandes sociétés également cotées sur les bourses américaines. Ils doivent suivre les règles des bourses américaines. Ils sont également responsables au Canada devant les autorités fédérales et les bourses provinciales. Dans le secteur du bois d'oeuvre, près de la moitié des entreprises d'exploitation forestière sont maintenant contrôlées par des Américains.

Nous devons donc mettre en place des règles très similaires à celles des États-Unis. Suivez-vous ce raisonnement?

M. Lenihan: Il est ressorti clairement de ce travail que si nous nous éloignons trop des Américains, il y aura beaucoup de difficultés. Nous ne pouvons nous permettre de le faire. Je comprends ce raisonnement, oui.

Le sénateur Mahovlich: Nous n'avons pas d'autre choix.

Les Américains rachètent nos entreprises. Si nous allons établir des règles, nous devons coopérer et les suivre.

M. Lenihan: Ce dont je traite, c'est la manière de communiquer à ceux qui suivent la politique publique, et par leur intermédiaire aux Canadiens, le fait que des progrès sont réalisés, et les raisons pour lesquelles les décisions sont prises, de manière à rétablir la confiance du public. J'espère que c'est l'une des tâches ultimes qui sera entreprise.

Le président: Merci beaucoup de votre comparution. Tous mes voeux vous accompagnent.

M. Lenihan: Merci.

La séance est levée.


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