Délibérations du comité sénatorial permanent des
Banques et du commerce
Fascicule 32 - Témoignages
OTTAWA, le jeudi 6 novembre 2003
Le Comité sénatorial permanent des banques et du commerce se réunit aujourd'hui, à 11 h 10, pour étudier le projet de loi C-249, Loi modifiant la Loi sur la concurrence.
Le sénateur Richard H. Kroft (président) occupe le fauteuil.
[Traduction]
Le président: Honorables sénateurs, je constate que nous avons le quorum. Je déclare la séance ouverte; nous allons poursuivre notre examen du projet de loi C-249, Loi modifiant la Loi sur la concurrence.
M. J. Tim Kennish, membre de l'exécutif, Section du droit de la concurrence, Association du Barreau Canadien: Honorables sénateurs, nous sommes heureux de profiter de cette occasion pour présenter le point de vue de la section nationale du droit de la concurrence de l'Association du Barreau canadien relativement à ce projet de loi qui soulève d'importantes questions dans le contexte des politiques touchant la concurrence. J'ai déjà été président de cette section.
Que l'on soit d'accord ou non avec l'opinion exprimée dans le premier jugement dans l'affaire Supérieur Propane, à savoir que la poursuite de l'efficience doive être le grand objectif de la législation en matière de concurrence, il s'agit certainement de l'un des principaux buts visés par le projet de loi. Il est donc souhaitable que les modifications proposées à la loi sur cet important point soient examinées avec le plus grand soin et fassent l'objet d'un débat public et des consultations les plus vastes possible.
Étant donné les procédures suivies pour l'introduction de ce projet de loi, les choses ne se sont pas passées de cette façon. Cependant, une consultation publique est actuellement en cours, sous l'initiative du Forum des politiques publiques, afin d'examiner d'autres réformes majeures proposées à la Loi sur la concurrence dont traitait le document de travail publié par le gouvernement plus tôt cette année.
Compte tenu de l'importance des gains d'efficience dans l'analyse de la concurrence et des avantages qu'il y aurait à tenir une plus vaste consultation publique, nous préférerions que ces propositions soient plutôt examinées dans le cadre du processus déjà en marche.
S'il est déterminé qu'il convient toujours de poursuivre l'initiative, nous préconisons que cela se fasse en même temps que les modifications découlant des propositions du document de travail. Quoi qu'il en soit, si l'on décide par ailleurs d'aller de l'avant avec le projet de loi C-249, nous croyons fermement qu'il faudrait éliminer deux éléments de l'amendement proposé car ils feraient en sorte de limiter la reconnaissance des gains en efficience pour les fins de l'application de l'article aux seuls gains qui apporteront des avantages démontrables aux consommateurs ainsi qu'à ceux qui découlent directement du fusionnement, c'est-à-dire qui ne seraient pas réalisés d'une autre manière ne portant pas autant atteinte à la concurrence.
À notre avis, ces restrictions sont peu souhaitables et inutiles dans le contexte des mesures proposées par le projet de loi C-249, qui vise le traitement des gains d'efficience non pas comme un argument de défense, comme c'est actuellement le cas avec l'article 96 de la loi, mais plutôt comme un facteur à considérer parmi d'autres pour déterminer si un fusionnement est susceptible de donner lieu à une réduction sensible de la concurrence.
Ainsi, il faut se demander d'abord et avant tout si la concurrence sera réduite de façon considérable. Toutes les considérations possibles relativement aux gains en efficience sont fonction de la réponse à cette question.
En limitant l'analyse aux seuls gains en efficience qui procurent des avantages aux consommateurs, nous pourrions négliger d'importantes économies résultant d'une fusion, comme celles au chapitre des coûts fixes, et d'autres types de gains en efficience pour lesquels il est difficile d'établir qu'ils profitent effectivement aux consommateurs. Les innovations et les améliorations de la productivité sont des phénomènes se déroulant en amont par rapport aux consommateurs. Dans ces cas, il faut déterminer si les consommateurs vont effectivement en profiter en bout de ligne.
Il est également peu souhaitable de demander aux parties de choisir un mécanisme particulier, autre qu'un fusionnement, pour obtenir des gains en efficience, alors qu'en considérant ces gains comme un facteur plutôt que comme un argument de défense, on pourrait procéder à une fusion dont les avantages surpasseraient les effets d'une diminution substantielle de la concurrence.
S'il est déterminé que, compte tenu de tous les facteurs à considérer — gains en efficience, autres éléments —, il y aurait diminution sensible de la concurrence, alors il est probable que le fusionnement n'aurait pas lieu.
Pour ces deux éléments, le fardeau de la preuve ne se limite pas à la seule obligation de démontrer — ce qui n'est déjà pas chose facile — que les gains en efficience découlant d'une fusion seraient probablement réalisés. C'est un point important, parce que les organisations optent fréquemment pour le fusionnement dans le but justement de réduire leurs coûts et de réaliser des gains en efficience de différentes façons. Et, comme je l'ai dit au départ, l'accroissement de l'efficience est l'un des principaux objectifs de la loi.
Selon nous, les gains d'efficience ne jouent pour l'instant qu'un rôle marginal dans les analyses de fusionnement réalisées en application de la loi. Nous croyons que cette situation est regrettable. Comme vous le savez, l'argument de défense prévu à l'article 93 n'a été invoqué avec succès qu'une seule fois en 16 ans d'existence. Certains soutiennent d'ailleurs — mais je n'ai pas moi-même vérifié ce point de vue — que si la perte sèche dans l'affaire Supérieur Propane avait été calculée différemment, cette solution n'aurait pas nécessairement été possible.
Si les gains d'efficience sont autant négligés dans les analyses de fusionnement, c'est notamment parce qu'ils sont considérés comme des moyens de défense et ne sont donc invoqués qu'à la suite d'un jugement indiquant que la fusion est néfaste pour la concurrence. Il ne semble pas que les gains en efficience soient pris en compte pour en arriver à ce premier jugement.
Il s'ensuit que les gains d'efficience ne sont vraiment considérés que dans les cas où le fusionnement porte atteinte à la concurrence, ce qui crée une situation de tout ou rien. Dans ce genre de scénario, le Bureau de la concurrence adopte une attitude pouvant aller du soupçon jusqu'à l'hostilité, ce qui n'est guère surprenant étant donné les répercussions de cet argument de défense qui permet à une transaction d'aller de l'avant sans égard aux grands risques de diminution sensible de la concurrence.
Comme je l'ai déjà mentionné, cet article n'a été invoqué qu'à une reprise en 16 ans. C'est pourquoi je dis que son utilité est plutôt restreinte. Les facteurs relatifs à l'efficience, qui sont tout de même importants, ne sont considérés qu'à l'occasion.
Si l'article 96 devait demeurer dans la loi sans modification, nous croyons qu'outre la réduction de son champ d'application attribuable aux interprétations qu'en ont faites le Tribunal de la concurrence et la Cour d'appel fédérale, notamment en faisant du critère des «coefficients pondérateurs» un facteur déterminant, il pourrait devenir très difficile de déterminer quand cet article peut être invoqué. Non seulement les gains d'efficience, tels que mesurés, devraient-ils surpasser les pertes sèches, mais également — et permettez-moi de vous donner mon point de vue d'avocat à ce sujet — la portion «socialement néfaste» du transfert de richesse devant découler de la fusion.
Compte tenu de l'interprétation qui en a été donnée, les possibilités d'application de cet article deviennent grandement incertaines et de portée limitée, ce qui rend très difficile de conseiller les clients quant à l'alternative d'invoquer ou non l'article en question. À cet égard, le fait de considérer les gains en efficience comme un facteur constitue une amélioration, car cela permet de les prendre en compte dans à peu près tous les cas. Il ne fait aucun doute que l'on reconnaît ainsi la pertinence de ces facteurs — conformément à l'approche utilisée aux États-Unis à ce chapitre, je crois — et qu'ils sont pris en compte dans la décision globale visant à déterminer si les répercussions nettes d'une fusion sont néfastes pour la concurrence. Il serait plus logique que les gains d'efficience soient considérés en application de l'article 93, qui définit les différents facteurs à prendre en compte pour l'analyse d'un fusionnement.
Cependant, je le répète, cette approche devient moins intéressante si la nouvelle disposition est entravée par l'application des deux exigences touchant les avantages pour le consommateur et la nécessité que les gains proviennent du fusionnement.
Pour conclure, j'aimerais seulement vous laisser avec deux autres suggestions plus ou moins techniques. Plutôt que d'aller de l'avant avec l'amendement proposé, nous préconisons que l'article 96 soit abrogé et que le traitement des gains en efficience comme facteur à considérer soit ajouté à l'article 93 qui prévoit les éléments à prendre en compte pour les fusionnements.
Deuxièmement, nous demandons l'abrogation des paragraphes (2) et (3) de l'article 96 actuel, lesquels sont inutiles dans le contexte d'une approche factorielle des gains en efficience.
Merci de votre attention. Je suis disposé à répondre à vos questions après les présentations.
M. Neil Finkelstein, Blake, Cassels & Graydon, LLP, témoignage à titre personnel: Honorables sénateurs, j'ai plaidé dans quatre des cinq causes de fusionnement contesté qui ont été entendues par le Tribunal de la concurrence. J'ai gagné ces quatre causes au détriment du commissaire.
À mon avis, le problème ne réside pas dans la loi, mais bien dans les causes que le commissaire choisit de porter devant les tribunaux. L'affaire Supérieur Propane en est un bon exemple. Le Tribunal de la concurrence et la Cour d'appel fédérale ont déterminé que les gains en efficience surpassaient tous les effets socioéconomiques néfastes, y compris le monopole, dans une proportion de 3,5 pour 1.
Il s'agit d'un fusionnement très profitable. Il améliore la situation financière du Canada dans un rapport de 3,5 pour 1. Cette fusion n'aurait toutefois pas été possible en vertu de l'amendement proposé.
Cet amendement fait totalement fausse route. Ses effets seraient dévastateurs. Je vais vous expliquer mon point de vue dans un moment.
Je dois préciser que, bien que je comparaisse ici à titre personnel, bon nombre des chefs de file du droit de la concurrence abondent dans le même sens. En effet, de nombreux membres du Barreau spécialisés en la matière désapprouvent l'amendement proposé, comme l'a fait M. Kennish au nom de l'Association du Barreau canadien. C'est une réalité que vous devez prendre en compte.
L'article 96, dans sa forme actuelle, prévoit qu'un fusionnement doit être approuvé s'il accroît la richesse nationale nette. Selon l'interprétation de la Cour d'appel fédérale et la décision rendue par le Tribunal de la concurrence, si l'apport à la richesse canadienne excède tous les effets socioéconomiques néfastes, le fusionnement doit être approuvé.
Dans l'affaire Supérieur Propane, les gains d'efficience se chiffraient à 29,2 millions de dollars. Les effets néfastes sur l'économie ont été évalués à 6 millions de dollars. L'ensemble des répercussions sociales défavorables, c'est-à-dire le transfert de revenus des pauvres consommateurs à Supérieur Propane, s'élevaient à 12,6 millions de dollars, ce qui donne un total de 8,6 millions de dollars pour les effets néfastes de toutes sortes.
Comme les gains de 29,2 millions de dollars dépassaient de beaucoup les répercussions de 8,6 millions de dollars, le fusionnement a pu être réalisé. Si ce fut le cas, ce n'est pas parce que la loi est déficiente, mais bien parce que le Tribunal de la concurrence et la Cour d'appel fédérale ont déterminé que les gains en efficience étaient beaucoup plus élevés que les effets négatifs.
Selon l'amendement proposé, un fusionnement ne pourrait être approuvé que si les gains en efficience sont transférés aux consommateurs, entre autres facteurs.
Je comprends bien que «consommateurs» est un terme qui sonne bien du point de vue politique, mais il faut se demander qui sont les consommateurs clients de Supérieur Propane. Il s'agissait dans bien des cas d'entreprises beaucoup plus grandes que Supérieur Propane elle-même. Imperial Oil était d'ailleurs l'un de ses principaux clients. Exon détient 70 p. 100 des parts d'Imperial Oil qui a donc des actionnaires américains. En vertu du projet de loi, le fusionnement ne serait approuvé que si Supérieur Propane, qui appartient en grande partie à des pensionnés canadiens, transférait les gains en efficience à Imperial Oil et, par le fait même, à ses actionnaires américains. Ce n'est certes pas l'effet désiré.
Shell était l'un des autres gros clients de Supérieur Propane. L'une des principales actionnaires de Royal Dutch Shell est la reine Beatrice. Encore là, l'amendement proposé ne permettrait pas le fusionnement à moins que les gains en efficience soient transférés à la reine Beatrice. C'est totalement inacceptable.
Revenons-en à Supérieur Propane. Je constate que la plupart des membres du Bureau de la concurrence sont présents ici. Ils n'aiment pas Supérieur Propane. Si on les laissait agir à leur guise, la fusion de Supérieur Propane ne serait pas approuvée. Et c'est Imperial Oil qui s'en réjouirait. Shell également, mais pas les pensionnés canadiens. Ce n'est pas une bonne affaire, je vous le dis.
Aux États-Unis, il y a six entreprises de distribution de propane au détail qui sont plus grandes que Supérieur Propane — six!
Le fusionnement de Supérieur Propane et Inter-City Gas, ICG, permettait de gains d'efficience de 29 millions de dollars. C'est ce que le tribunal a déterminé. Comment peut-on soutenir la concurrence de six entreprises américaines de plus grande taille sans l'efficience suffisante? Eh bien, ce projet de loi favorise le manque d'efficience, parce que ce fusionnement n'aurait pas été approuvé. Voyons les choses bien en face: cet amendement ne vise que Supérieur Propane. C'est sa seule raison d'être. Cette fusion ne serait pas approuvée et nous serions dans l'impossibilité de soutenir la concurrence.
Le commissaire par intérim vous a dit qu'il voulait une règle rendant illégal le monopole. Voilà un autre terme qui a beaucoup d'importance du point de vue politique. J'aimerais faire valoir trois points au sujet du monopole.
Premièrement, le paragraphe 92(2), qui n'est pas modifié, indique qu'il ne faut pas tenir compte de la part de marché. Qu'elle soit de 80 p. 100, 90 p. 100 ou 100 p. 100, peu importe. Vous ne prenez pas en considération la part de marché. Rien n'est changé à cette disposition.
Deuxièmement l'article 96 actuel traite du monopole. Le Tribunal de la concurrence a pris cette question en considération dans sa seconde décision. Il a conclu que même en tenant compte du monopole et de tous les autres facteurs, 29 millions de dollars, c'est préférable à 8,6 millions de dollars.
Troisièmement, une situation de monopole peut être extrêmement concurrentielle. Demandez aux économistes du Bureau. Demandez à n'importe quel autre économiste, mais demandez aussi à ceux du Bureau. Il est possible qu'une entreprise se retrouvant dans une situation de monopole à 100 p. 100 estime que si elle augmente ses prix, ne serait-ce que d'un sou, d'autres compétiteurs feront leur apparition. C'est ce que dans le jargon du métier on appelle la «concurrence potentielle».
En l'espèce, le jargon est compréhensible pour le commun des mortels. Nous savons tous que si nous faisons certaines choses, cela entraînera des réactions. Il y a des exemples de cela dans des marchés fortement concurrentiels.
L'une des causes que j'ai gagnées contre le Bureau de la concurrence était l'affaire Hillsdown. Mes clients ont fusionné pour s'assurer une part de marché de 67 p. 100. Le Tribunal de la concurrence a conclu que les gains en efficience étaient sans importance, parce qu'il n'y avait pas réduction sensible de la concurrence. Cette décision s'expliquait notamment par la concurrence potentielle. D'autres compétiteurs n'étaient pas sur le marché, mais ils y auraient fait leur apparition si les prix avaient augmenté.
Il ne faut pas s'arrêter au seul terme monopole; il faut examiner l'ensemble de la situation. Si le commissaire veut une règle interdisant le monopole, il fait fausse route. Merci.
M. Brian A. Facey, Blake, Cassels et Graydon, LLP, témoignage à titre personnel: Honorables sénateurs, j'ai trois questions pour vous. Premièrement, pourquoi modifions-nous la loi? Deuxièmement, que signifie la nouvelle loi, tant en elle-même qu'aux yeux du pays? Troisièmement, qu'est-ce qui presse tant?
Concernant ma première question — pourquoi modifions-nous la loi? — est-ce parce que la loi actuelle est trop permissive, c'est-à-dire qu'elle donne à toute fin pratique le feu vert à la création de monopoles? Je répondrais non à cette question. L'article 96 est en vigueur depuis 1986. Depuis 1991, le Bureau s'en remet à l'interprétation la plus permissive possible de cet article pour établir ses lignes directrices en matière de fusionnement.
Par ailleurs, nous avons connu deux grandes vagues de fusions — l'une à la fin des années 80 et l'autre à la fin des années 90. Pendant ces périodes, le Bureau examinait souvent plus de 400 propositions de fusionnement par année, mais seul ce cas en est ressorti. Ce n'est certainement pas parce que la loi est trop permissive, d'autant plus que, selon la Cour d'appel fédérale, l'affaire en question a rendu la défense encore plus difficile auparavant. Je crois donc qu'il faut écarter l'hypothèse d'une loi trop permissive.
Ou alors est-ce parce que nous devons nous aligner davantage sur les États-Unis? Certains l'ont laissé entendre. Encore là, je réponds non pour différentes raisons. Premièrement, le Canada est trop petit, trop diversifié du point de vue géographique et peut-être aussi trop intrinsèquement inefficient pour appliquer le type de lois antitrust qui sont en vigueur aux États-Unis.
J'ai inclus à la page 12 de notre mémoire un extrait d'un rapport du Conseil économique que j'aimerais vous lire. Il s'agit du rapport de 1968 qui est essentiellement à l'origine de l'article 96. C'est un très court extrait qui va droit au but. Je vous rappelle que nous sommes en 1968 et que nous comparons les lois antitrust américaines avec celles en vigueur au Canada.
Le voici:
Bien que les politiques de concurrence établies au Canada et aux États-Unis, vers la fin XIXe siècle, aient été sous plusieurs rapports inspirées par des préoccupations communes, leur évolution divergente a été en partie causée par certaines différences profondes entre les deux pays et le fait que l'économie canadienne est de moindre taille, plus ouverte et plus orientée vers l'exportation que l'économie américaine.
Rien n'a changé aujourd'hui.
La semaine dernière, je me suis présenté ici mais je n'ai pas pu témoigner. Je me souviens toutefois très bien de la manchette du Globe and Mail en ce matin du 30 octobre. «Le Canada en chute libre: Il passe du troisième au seizième rang en deux ans au chapitre du taux de compétitivité à l'échelle mondiale.»
Je ne veux pas dire que les lois sur la concurrence sont la cause de cette régression ou une solution à ce problème. Cependant, voulons-nous vraiment priver les entreprises canadiennes d'un avantage concurrentiel en supprimant l'article 96 de la loi? Il faut répondre non à cette question-là aussi. Pourquoi voulons-nous modifier la loi? Je crois qu'il s'agit simplement d'une solution à une situation qui ne s'est présentée qu'une seule fois dans les 15 années d'application de cet article.
Je vous rappelle ma deuxième question: Que signifie la nouvelle loi en elle-même et aux yeux de l'ensemble du pays? À première vue, la nouvelle loi soulève de nombreuses questions. Comme vous le savez, M. Finkelstein a plaidé dans la plupart des causes touchant les fusionnements, et j'ai plaidé avec lui dans celle de Supérieur Propane. Nous avons étudié très minutieusement le sens de ces articles.
Dans le projet de loi C-249, il est question de «consommateurs». De quels consommateurs s'agit-il? Parle-t-on des consommateurs qui sont clients des entreprises qui fusionnent? S'agit-il des consommateurs en tant que groupe social? Fait-on référence aux actionnaires, qui sont aussi des consommateurs? Toutes ces questions ont été débattues dans la cause Supérieur Propane, et le projet de loi n'apporte aucune réponse.
Il faut aussi se demander quelle norme sociale doit s'appliquer. Je crois que M. Townley vous parlera plus en détail de cette question, mais s'agit-il de la norme du prix, de la norme du surplus pour le consommateur, de la norme des avantages pour le consommateur ou de la norme Hillsdown? Les ouvrages économiques traitent de nombreuses normes qui ont toutes été examinées dans l'affaire Supérieur Propane; le projet de loi C-249 ne dit pas laquelle doit s'appliquer.
Il convient en outre de déterminer de quelle façon cet article s'inscrit dans l'ensemble de la Loi sur la concurrence. L'article 1.1 définit les quatre grands objectifs de la Loi sur la concurrence. Ils concernent l'efficience, la compétitivité à l'échelle internationale, les petites entreprises et, en dernier lieu, les consommateurs. Dans l'affaire Supérieur Propane, la Cour fédérale d'appel a déterminé que l'article 1.1 permettait une interprétation valable de la loi, mais l'amendement proposé s'arrête seulement aux consommateurs. Selon la Cour d'appel, le tribunal ayant rendu la première décision avait fait l'erreur de ne s'intéresser qu'à l'efficience.
Enfin, un autre article de la loi propose une argumentation de défense invoquant les gains en efficience: il s'agit de l'article 86 traitant des accords de spécialisation. Le libellé est à peu près le même que celui de l'article 96; pourtant, personne ne veut modifier cet article. On parle également d'ajouter une disposition traitant des gains d'efficience dans l'article 45 de la loi qui traite de la fixation des prix. Si ce changement est apporté, nous aurions un critère relatif à l'efficience pour les fusionnements, un autre pour les accords de spécialisation et un troisième pour les alliances stratégiques entre sociétés. Les interactions entre l'article dans sa forme actuelle et le reste de la loi ne sont pas prises en considération.
Ma dernière question maintenant: qu'est-ce qui presse tant? Un ensemble beaucoup plus imposant de modifications fait l'objet de discussions et de consultations dans le domaine des lois antitrust depuis plusieurs années. En juin, le bureau a rendu public un document de travail d'une très large portée et tient en ce moment même des tables rondes au sujet des modifications. Rien de tel n'est fait pour le projet de loi C-249. Je soutiens — et je suis d'accord avec l'Association du Barreau canadien sur ce point — que l'on devrait mener des consultations plus poussées auprès des intervenants et des avocats qui pratiquent dans ce secteur.
Je vous ai présenté mon point de vue et j'attends vos questions.
Le président: Merci. Passons maintenant à la dernière présentation, celle de M. Townley.
M. Peter G. C. Townley, professeur d'économie, Université Acadia, témoignage à titre personnel: Merci, honorables sénateurs, de m'avoir invité à m'adresser à vous. C'est une question fort complexe.
J'enseigne l'économie à l'Université Acadia depuis 1981. Pendant deux ans, et ce jusqu'au 30 juin dernier, j'ai été titulaire de la Chaire T.D. MacDonald en économie industrielle au Bureau de la concurrence. Je profite maintenant d'un congé sabbatique pour travailler à l'Institute for Policy Analysis de l'Université de Toronto.
Je vous ai remis le texte intégral de ma présentation. Je vais utiliser le temps qui m'est imparti pour vous en exposer l'essentiel.
Aux termes de l'article 92 de la loi, lorsqu'il est déterminé qu'un fusionnement proposé empêcherait ou diminuerait sensiblement la concurrence, ou aurait vraisemblablement cet effet — le fardeau de la preuve revenant au commissaire de la concurrence devant le tribunal —, les parties peuvent interjeter appel en vertu de l'article 96 de la loi relativement aux économies de coût — aux gains en efficience, si vous préférez — qui devraient résulter de la fusion. C'est principalement aux parties en cause qu'il revient de démontrer que les avantages d'un fusionnement anticoncurrentiel surpasseront les inconvénients.
L'application de l'article 96 consiste à trouver le juste équilibre entre les mesures qui sont profitables ou non pour les Canadiens en ce qui concerne les fusionnements et les acquisitions. Dans l'affaire Supérieur Propane, j'ai conseillé le commissaire quant à la façon de trouver ce juste équilibre d'une manière qui soit économiquement viable.
Avant la cause Supérieur Propane, le commissaire a appliqué une norme connue sous le nom de critère des surplus totaux. Dans le cas d'un fusionnement qui entraînerait des pertes pour les consommateurs et des gains pour les producteurs, la norme serait respectée si la valeur des gains des producteurs dépassait celle des pertes des consommateurs.
Je me suis opposé à l'application de ce critère dans l'affaire Supérieur Propane. Il ne tient pas compte du fait que les gains n'améliorent peut-être pas suffisamment le sort de ceux à qui ils profitent pour compenser la perte de bien-être de ceux qui sont lésés.
Il est normal qu'un individu relativement pauvre accorde une plus grande importance à une entrée d'argent supplémentaire qu'un individu relativement riche. Par conséquent, dans le cas d'un fusionnement, où les gagnants sont au départ plus riches que les perdants, le fait de satisfaire à la norme du surplus total ne signifie pas nécessairement une augmentation du bien-être global. On dirait qu'un tel fusionnement aurait des effets distributifs défavorables. Le critère du surplus total considère les effets distributifs comme négligeables, qu'ils le soient vraiment ou non.
Il faut absolument prendre en compte les effets distributifs d'un fusionnement. C'est exactement ce que fait l'approche que j'ai préconisée pour cette affaire: la méthode des coefficients pondérateurs.
Dans sa première décision en l'espèce, la Cour d'appel fédérale a déterminé que le critère du surplus total n'était pas suffisamment flexible pour permettre la concrétisation des objectifs prévus à l'article 1.1 de la loi que M. Facey vous a énumérés. La cour a également conclu que l'approche des coefficients pondérateurs offrait la souplesse voulue. C'est désormais comme cela que la loi s'applique: au moyen des coefficients pondérateurs.
Tout à l'opposé du critère du surplus total, on retrouve la norme du prix, à laquelle est assimilé le projet de loi C- 249. Tout comme le critère du surplus total, cette norme est arbitraire et inflexible. Un fusionnement ne satisfait pas à ce critère s'il entraîne des pertes pour une seule personne, sans égard à l'ampleur des gains qu'il peut procurer au reste de l'économie. Il suffit d'une seule personne lésée.
En fait, ce critère considère les effets distributifs comme s'ils se manifestaient au maximum, que ce soit le cas ou non. L'approche des coefficients pondérateurs, qui fait jurisprudence depuis la cause Supérieur Propane, exige qu'on examine les effets distributifs du fusionnement. S'ils sont énormes, il faut les traiter comme tels; s'ils sont négligeables, on doit agir en conséquence. Il convient donc d'examiner la preuve suivant les circonstances particulières à chaque cas, plutôt que d'appliquer un critère arbitraire et inflexible qui ne tient pas compte des faits en l'espèce et des différents objectifs de la loi exposés à l'article 1.1.
C'est, selon moi, le principal problème du projet de loi C-249. Il condamne à l'ignorance le Tribunal de la concurrence, cette même cour qui a appliqué une variante de l'approche des coefficients pondérateurs dans son réexamen de la décision concernant Supérieur Propane. Le tribunal a en effet alors pris en considération les effets distributifs de la fusion.
Nous craignons de permettre des fusionnements qui mineraient le mieux-être de la population et d'en empêcher d'autres qui le favoriseraient; bref, nous avons peur de commettre des erreurs. La norme du prix, telle qu'appliquée en vertu du projet de loi C-249, empêcherait un trop grand nombre de fusions favorables au mieux-être et le critère du surplus total pourrait favoriser un nombre trop élevé de fusionnements nuisibles au mieux-être. L'approche faisant désormais jurisprudence diminue les risques et les coûts associés à ce genre d'erreurs.
L'article 96, dans sa forme actuelle, avec le soutien de la jurisprudence établie par la Cour d'appel fédérale dans l'affaire Supérieur Propane, n'a pas besoin d'être modifié. Le projet de loi C-249 modifierait en profondeur la façon dont les fusionnements sont évalués et traités en justice, au détriment des Canadiens.
La transcription des audiences du Comité permanent de l'industrie, des sciences et de la technologie révèle que la décision rendue dans le cas Supérieur Propane est le principal facteur à l'origine du projet de loi C-249, surtout dans le cas de ces marchés régionaux qualifiés de monopoles après la fusion.
Tout d'abord, un amendement voulant que les arguments relatifs à l'efficience ne pourraient pas être invoqués comme défense dans le cas de l'élimination, totale ou presque, de la concurrence aurait eu le mérite d'être clair et de répondre directement aux préoccupations exprimées par les membres du comité de la Chambre. Je n'approuve pas une telle mesure, mais je crois simplement qu'un amendement en ce sens ferait moins de tort au Canada que le projet de loi C-249.
En second lieu, on semblerait présumer que c'est l'article 96 de la Loi sur la concurrence qui est inadéquat, plutôt que les poursuites entamées par le commissaire de la concurrence dans l'affaire Supérieur Propane.
L'inefficacité avec laquelle cette cause a été traitée est un fait bien connu. Les revues spécialisées en ont parlé dès l'automne 2000, juste après la décision initiale du tribunal, bien avant que les mémoires pour le réexamen de la cause ne soient préparés, et avant la première audience de la Cour d'appel fédérale dans cette affaire. On a pris en compte des diminutions de coûts qui n'auraient pas dû être considérés et les pertes pour l'économie canadienne ont été sous- estimées dans un ratio de 8,5 pour un. C'est ce qu'ont soutenu les professeurs Mathewson et Winter qui enseignaient à l'Université de Toronto. Le ratio de 8,5 n'a pas été vérifié devant le tribunal.
Le tribunal était au courant de l'existence de telles preuves, mais le commissaire ne les a pas produites correctement à la première audience et ne les a pas soumises du tout lors du réexamen. Dans sa décision relative à la demande de réexamen, le tribunal indique ce qui suit à l'article 169:
On ne peut donc dire que le critère du surplus total aurait nécessairement mené le tribunal à approuver le fusionnement considéré si la perte sèche avait été mesurée correctement.
Le tribunal indique donc que si les preuves pertinentes avaient été produites, le fusionnement de Supérieur Propane n'aurait pas nécessairement satisfait même au critère le moins exigeant, et encore moins à celui des coefficients pondérateurs qui correspond à la loi actuelle.
Un calcul rapide à partir des données rendues publiques nous permet de conclure que les coûts sociaux de cette fusion auraient excédé de 14 p. 100 ses avantages pour la société si ces nouvelles preuves avaient été produites et avaient satisfait au critère.
À mon avis, si c'est la décision rendue dans l'affaire Supérieur Propane qui doit justifier l'adoption du projet de loi C-249, il convient de procéder à une enquête indépendante sur le traitement de cette cause. Dans l'intérêt des Canadiens et pour la réalisation des objectifs législatifs visés, il est préférable de s'en tenir aux dispositions actuelles de la Loi sur la concurrence concernant les fusionnements.
Le sénateur Hervieux-Payette: Ma première question s'adresse au représentant de l'Association du Barreau canadien. Il semble que vous n'ayez pas eu droit à beaucoup de temps devant le comité de la Chambre.
Est-ce que l'Association du Barreau canadien a présenté le même exposé devant le comité de la Chambre des communes?
Il semble que certains des témoins qui ont comparu ici n'ont pas pu prendre la parole à cette occasion.
Que pense le Barreau de l'idée d'apporter des amendements à un projet de loi en ciblant une seule société?
J'ai voté contre un amendement à la Loi sur la concurrence lorsque nous avons traité de la question d'Air Canada. Selon moi, il va totalement à l'encontre de l'intérêt public de légiférer en fonction d'une seule entreprise.
Je n'étais pas en situation de conflit d'intérêts. Je crois simplement qu'il est important de savoir le point de vue du Barreau concernant des amendements à des projets de loi qui ne toucheraient qu'une seule affaire.
M. Kennish: Nous avons déjà présenté trois mémoires à ce sujet à l'occasion de projets de loi antérieurs. Nous avons soumis une présentation écrite relativement au projet de loi C-248 et, lorsqu'il a été converti sous sa forme actuelle, nous avons comparu devant le Comité de l'industrie pour y présenter un point de vue similaire à celui que nous vous avons exposé aujourd'hui, mais en insistant surtout auprès des députés pour que le projet de loi soit abandonné en faveur d'une consultation publique plus vaste.
Nous estimons cette question très importante dans l'application des lois sur la concurrence et nous croyons qu'elle exige un examen approfondi. Un processus est d'ailleurs en cours à cette fin; l'examen de ce document de travail. Je considère que c'est le mécanisme idéal pour l'étude de cet amendement, et je ne crois pas qu'il soit trop tard pour agir car il est tout au moins aussi important que bon nombre des mesures qui sont actuellement examinées dans le cadre de ce processus.
Nous avons soulevé une objection devant le Comité de l'industrie parce que nous croyons que le mécanisme en place n'est pas assez inclusif pour permettre un examen adéquat de la question.
Le Barreau s'est prononcé à maintes reprises contre les dispositions particulières à une industrie parce que nous sommes d'avis que la Loi sur la concurrence est une mesure législative cadre d'application générale qui ne devrait pas cibler, par exemple, les agents de voyage qui font affaire avec des compagnies aériennes. Il y a une disposition à cet effet dans la loi.
En l'espèce, il est question de changer un argument de défense invoquant les gains d'efficience en faveur des fusionnements, ce qui est d'intérêt plus général. Je comprends que c'est la décision Supérieur Propane qui est à l'origine des modifications proposées, mais je l'ai traitée en fonction de son application générale, plutôt que de cette situation particulière. Néanmoins, nous croyons qu'il serait bon que les amendements soient soumis à un débat et à un examen public plus approfondis, et c'est là le principal point que nous voulions faire valoir.
Le sénateur Hervieux-Payette: Monsieur Finkelstein, vous avez parlé des avantages que des sociétés comme Imperial Oil et Shell auraient pu en tirer. Hier, on nous a dit que ce sont les agriculteurs qui seraient lésés en cas d'adoption du projet de loi.
J'aimerais que vous nous disiez qui sont les consommateurs d'après vous.
Monsieur Facey, où faut-il s'arrêter? Dans la population en général, on semble croire qu'à partir du moment où une société atteint 70 p. 100 de part de marché, il n'y a pratiquement plus de concurrence. Parlez-vous alors de monopole?
Ma dernière question s'adresse à M. Townley. Votre exposé était très intéressant. Sans vouloir vous offenser, j'aimerais savoir si vous faites cette démarche entièrement à titre personnel ou si des honoraires vous sont versés pour nous présenter ce mémoire. Je veux seulement m'assurer que c'est bien votre point de vue personnel.
M. Townley: Puis-je répondre tout de suite? C'est une question importante. Je ne reçois aucune rémunération pour ma présentation d'aujourd'hui.
Le sénateur Hervieux-Payette: Vous le faites entièrement à titre personnel?
M. Townley: Je suis en congé sabbatique. Ce sont les bons contribuables qui paient pour mon déplacement ici aujourd'hui.
Le sénateur Hervieux-Payette: Il est important qu'il soit bien établi que votre démarche est personnelle, car votre opinion en a d'autant plus de valeur. Monsieur Finkelstein et monsieur Facey, pouvez-vous répondre à mes questions?
M. Finkelstein: Permettez-moi également de préciser que nous ne touchons aucun honoraire pour être ici.
Le sénateur Prud'homme: D'accord, monsieur, mais vous en tirez beaucoup de prestige.
M. Finkelstein: Énormément de prestige, sénateur. Je suis ici parce que c'est excellent pour ma réputation.
Sénateur, votre question est tout à fait pertinente, mais totalement négligée par cet amendement. Vous demandez qui sont les consommateurs. Servons-nous un peu de notre jugement pour y répondre.
On considérera que certains consommateurs subissent des inconvénients, alors que pour d'autres ce ne sera pas le cas. C'est l'approche des coefficients pondérateurs. M. Townley et moi-même étions adversaires dans cette cause. J'ai procédé à son contre-interrogatoire et vous pouvez constater le succès que j'ai obtenu: la Cour d'appel fédérale a fait droit à sa méthode qui exige de déterminer qui sont les consommateurs.
Lorsque le commissaire vous a dit que les consommateurs étaient des agriculteurs, c'était difficile à croire compte tenu des preuves produites. Est-ce qu'on vous disait la vérité? Certainement. Y avait-il des agriculteurs? Tout à fait. M. Lancop semble perplexe, mais il y avait effectivement des agriculteurs. Nous disposions de preuves au sujet de consommateurs dans le secteur agricole, et je puis vous affirmer que bon nombre de ces producteurs étaient regroupés au sein de coopératives très importantes.
Il y avait aussi des consommateurs dans le secteur industriel. Imperial Oil, Bombardier, Shell et McDonalds. Il y avait également des consommateurs dans le secteur de la construction ainsi que des promoteurs de grande envergure. Mais il y avait aussi des personnes pauvres vivant dans des collectivités isolées. Il y avait des consommateurs de toutes sortes.
Ce que le tribunal a fait lorsqu'il a examiné la preuve, et on le voit lors de l'audience relative au réexamen, c'est qu'il a tenu compte des diverses catégories de consommateurs et a déterminé qu'il y avait un effet social négatif pour le consommateur pauvre, effet qu'il a évalué à 2,6 millions de dollars.
Le commissaire vous a-t-il dit la vérité? Oui, dans la mesure de ce qu'il a dit.
Vous a-t-on présenté l'ensemble du portrait? Non.
Mon exposé vise à faire valoir une chose: n'adoptez pas une règle absolue qui interdirait un fusionnement si les gains en efficience ne bénéficient pas aux consommateurs, à moins que vous ne soyez prêts à préciser «aux consommateurs étrangers», parce que de telles situations se présenteront et que le fusionnement sera refusé. Voilà mon point de vue.
M. Facey: Quant à savoir ce qu'est un monopole, cette question a occupé tout le débat antitrust du siècle dernier. Elle a un sens courant pour nous tous, mais aussi une signification économique. À quel moment peut-on parler de monopole? Quelle doit être la part du marché?
À mon avis, il s'agit d'un concept vide de sens, et c'est ce qu'a dit le tribunal dans l'affaire Supérieur Propane. C'est de l'emprise sur le marché dont nous parlons.
Qu'est-ce que l'emprise sur le marché? Il s'agirait de la capacité d'augmenter les prix ou de réduire les services. Voilà, en général, comment nous concevons cette notion. La question de monopole n'a rien à voir, puisqu'on pourrait avoir un accès parfait et complet, comme M. Finkelstein l'a dit relativement à l'affaire Hillsdown, et qu'on ne pourrait pas augmenter les prix parce qu'un concurrent pourrait entrer en jeu et faire échouer cette hausse de prix.
C'est pour cette raison que le paragraphe 92(2) se trouve dans la loi. Il interdit de conclure que la concurrence est sensiblement diminuée en se fondant uniquement sur la part du marché, parce qu'on n'utilise plus pareille approche.
Je reprends à mon compte les propos de M. Townley. Si c'est ce qui nous préoccupe vraiment, on ne règle pas le problème. Il vaudrait mieux dire que cela ne s'applique pas à la situation de monopole.
Le sénateur Angus: Je suis tenté de vous demander ce que vous pensez vraiment, mais je me contenterai de vous remercier de vos exposés clairs, qui n'ont épargné personne.
Monsieur Finkelstein, vous dites que les experts du droit de la concurrence ne sont pas tous d'accord avec les arguments présentés par M. Kennish.
Ai-je bien compris?
M. Finkelstein: Vous avez bien compris.
Le sénateur Angus: Pourriez-vous préciser votre pensée, s'il vous plaît?
M. Finkelstein: La plupart sont d'accord, comme moi, avec les arguments de M. Kennish sur le processus, et sur la rigidité de la modification proposée, qui ferait en sorte que le fusionnement serait interdit si les gains en efficience ne profitent pas aux consommateurs.
Certains membres éminents du barreau qui sont spécialisés en droit de la concurrence, parmi lesquels j'inclus, avec sa permission, mon associé, M. Cal Goldman, ancien commissaire de la concurrence, ont une vue tout à fait divergente sur la question suivante: les gains en efficience sont très importants et il ne faut pas les considérer comme un facteur, que le commissaire pourrait alors ignorer.
J'ai entendu l'argument disant que le commissaire fait fi de l'article 96, et que si les gains en efficience deviennent un facteur, il en tiendra compte, parce que ce ne sera plus tout ou rien. À mon avis, cet argument est insensé. Si le commissaire ne respecte pas la loi qu'il est censé respecter, il ne faut pas changer la loi, mais changer le commissaire.
Le sénateur Angus: Nous avons lu les journaux.
M. Finkelstein: Comme M. Facey l'a dit, l'article 86 de la loi, au sujet des accords de spécialisation, permet la défense fondée sur les gains d'efficience. Lorsque ces gains dépassent tous les effets de la non-concurrence, le fusionnement est bon pour le Canada, et l'enquête devrait s'arrêter là. C'est sur une défense, et non seulement sur un facteur, que doit reposer le refus d'un bon fusionnement, c'est-à-dire qui contribue à améliorer le bien-être, comme l'a décrit M. Townley.
C'est sur ce point que moi-même et d'autres sommes en désaccord avec le barreau. Nous disons qu'il faut conserver le principe de défense plutôt que de considérer les gains en efficience comme un simple facteur.
Le sénateur Angus: Dans un sens plus général, êtes-vous d'accord avec la présentation du barreau, qui s'oppose au projet de loi C-249 ou à tout autre aspect technique de ce projet de loi?
M. Finkelstein: Avec le plus grand respect, monsieur le sénateur, c'est beaucoup plus qu'un simple aspect technique. Si l'on parle seulement d'un facteur, les fusionnements qui augmentent les gains en efficience sont très vulnérables. Ce n'est pas une question technique.
Le sénateur Angus: Non, je comprends.
M. Finkelstein: Nous sommes d'accord sur les concepts.
Le sénateur Angus: J'ai compris, et je crois que c'est en entendant votre témoignage, monsieur Townley, qu'on ne veut rien entendre du projet de loi C-249, mais que si les autorités souhaitent donner suite à l'affaire Supérieur Propane, il y a d'autres moyens à envisager, qui causeraient moins de tort au Canada, mais des dommages seraient quand même causés. C'est ce qu'a dit au moins l'un d'entre vous. Je ne peux concevoir qu'on puisse souscrire à quelque chose qui causerait du tort au Canada.
Pourquoi devrions-nous adopter une loi qui serait dommageable au Canada?
M. Finkelstein: C'est là où nous voulons en venir.
M. Townley: Vaut mieux prendre le moindre mal, mais je suis d'accord avec vous.
Le sénateur Angus: Je dois vous féliciter, surtout M. Finkelstein, pour la franchise avec laquelle vous avez parlé devant les hommes et les femmes qui se trouvent dans cette salle.
M. Finkelstein: Ils ne n'aimaient pas auparavant.
Le sénateur Angus: Je suis content qu'ils soient revenus. D'après les témoignages qu'ils ont rendus hier, j'ai compris que ce projet de loi n'émanait pas, au départ, du gouvernement, mais bien d'un député, pour des raisons que j'ignore et qui n'ont pas été expliquées. Ce projet de loi est presque devenu un projet de loi d'intérêt public. Je ne comprends pas comment il a réussi à passer les étapes ou pourquoi le gouvernement nous le soumet maintenant, surtout qu'on en est actuellement au document de travail, et que nos discussions se font au vu et au su de tout le monde.
Toutefois, nous sommes bien ici, et on nous dit que ce projet de loi amènera le Canada au XXIe siècle et qu'il permettra de moderniser nos lois sur la concurrence, parce que nous sommes encore au Moyen Âge. C'est ce qu'on a dit hier et j'en suis consterné. J'aimerais vous entendre à cet égard.
M. Finkelstein: Je suis consterné, monsieur, parce que nous avons réalisé un exercice d'envergure, dans lequel M. Kennish a joué un rôle important. Depuis le début des années 70, il y a eu de nombreux documents de travail qui ont abouti à la Loi sur la concurrence de 1986.
On considérait que le droit de la concurrence ne pouvait être fondé que sur le droit criminel, puis il a été décidé que ce n'était pas le cas. Par conséquent, les importantes modifications de 1986 ont donné naissance à nos lois sur le fusionnement en reconnaissant leur nature économique. Ce serait une grave erreur, du moins à mon avis, de dire qu'il s'agit de progrès.
Le sénateur Angus: Il semble plutôt que ce soit le contraire.
M. Finkelstein: M. Facey l'a dit, et M. Townley pourra le confirmer, et le tribunal l'a dit dans sa deuxième décision dans l'affaire Supérieur Propane: Les Américains cherchent des façons de tenir compte des gains en efficience, même si leurs lois ne le font pas. Ils font l'inverse.
Le sénateur Angus: Merci beaucoup. Je crois que la chose parle d'elle-même, monsieur le président.
Le président: Merci, messieurs. Voilà qui met fin à notre entretien avec vous. Je demanderais que le comité se réunisse à huis clos pour discuter de deux sujets.
La séance se poursuit à huis clos.