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Délibérations du Comité sénatorial permanent des
Transports et des communications

Fascicule 9 - Témoignages du 13 mai 2003


OTTAWA, le mardi 13 mai 2003

Le Comité sénatorial permanent des transports et des communications se réunit aujourd'hui à 9 h 37 pour examiner l'état actuel des industries de médias canadiennes; les tendances et les développements émergents au sein de ces industries; le rôle, les droits et les obligations des médias dans la société canadienne et les politiques actuelles et futures appropriées par rapport à ces industries.

Le sénateur Joan Fraser (présidente) occupe le fauteuil.

[Traduction]

La présidente: Le Comité sénatorial permanent des transports et des communications se réunit aujourd'hui pour examiner l'état des industries de médias canadiennes.

[Français]

Le comité examine quel rôle l'État devrait jouer pour aider nos médias d'actualité à demeurer vigoureux, indépendants et diversifiés dans le contexte des bouleversements qui ont touché ce domaine au cours des dernières années, notamment la mondialisation, les changements technologiques, la convergence et la concentration de la propriété.

[Traduction]

Nous commençons notre réunion aujourd'hui par le professeur Vince Carlin, président de l'École de journalisme à l'Université Ryerson. En plus de son travail dans l'enseignement, le professeur Carlin a une longue expérience dans les domaines de la radiodiffusion et des médias imprimés au Québec, en Ontario et aux États-Unis, dans les secteurs public et privé. En fait, il y a peu de choses auxquelles il n'ait pas touché.

Monsieur Carlin, nous avons hâte d'entendre votre introduction qui devrait prendre environ 10 minutes, nous passerons ensuite aux questions. Nous vous écoutons.

M. Vince Carlin, président et professeur agrégé, École de journalisme, Université Ryerson: C'est un plaisir que de travailler encore une fois sur le plan professionnel avec le sénateur Fraser. Les honorables sénateurs ne savent peut-être pas que le sénateur Fraser et moi-même avons travaillé ensemble comme journalistes il y a belle lurette, mais cela fait pas mal de temps que je suis au pays.

C'est comme journaliste immigrant que je suis ici aujourd'hui. Comme je l'ai dit à mes collègues, ici je suis un professeur, le président de l'École de journalisme de Ryerson, mais je n'ai pas de doctorat. J'ai 35 années d'expérience et un baccalauréat; j'ai donc seulement le droit d'avoir des idées. Il faut avoir un doctorat pour formuler des hypothèses. Donc je vais nous faire part quelques-unes de mes idées.

Pour résumer, ces idées sont — l'évidence même — tout le monde au Canada a le droit garanti par la Charte d'avoir une opinion. Il en découle que chacun a le droit d'obtenir de l'information valide qui permette de former cette opinion.

Compte tenu de la superficie et de la situation géographique du Canada, à côté de nos amis au sud, on peut faire la preuve qu'il y a lieu de protéger l'intérêt public et l'intérêt national. De plus, vu les besoins sociaux et politiques du Canada, il n'y a pas lieu que le gouvernement s'intéresse au contenu. Si l'on regarde le monde et le pays, il ne semble pas y avoir d'argument probant pour justifier la propriété croisée des médias, surtout pas dans la même ville. Par contre, il semble nécessaire de prévoir un mécanisme pour attirer de nouveaux capitaux dans certains domaines de nos médias. Toutefois, à mon avis, cela doit se faire sans permettre que le contrôle de secteurs d'intérêt public essentiels échappe aux Canadiens.

La radiodiffusion demeure un secteur où une certaine réglementation est nécessaire pour préserver une place aux voix canadiennes parmi la cacophonie d'entreprises agressives non canadiennes. Il faut préserver et renforcer la position de CBC, une des meilleures entreprises journalistiques au monde. L'expérience journalistique canadienne et le mélange unique entre secteur public et secteur privé constituent en fait un modèle pour d'autres pays. On recherche nos journalistes comme formateurs partout dans le monde. C'est une ressource à protéger et à sauvegarder.

Voilà donc quelques-unes des idées que j'aimerais que le comité considère.

Je suis venu au Canada comme correspondant étranger en 1970 pendant une élection au Québec, élection qui a porté au pouvoir un jeune technocrate qui s'appelait Robert Bourassa. J'ai participé comme journaliste, chef de pupitre ou commentateur à la plupart des élections au Québec et en Ontario depuis lors et à de nombreuses autres élections provinciales ainsi qu'à toutes les élections nationales depuis 1970.

À l'origine, c'est la revue Time, une organisation que vous n'êtes pas sans connaître, qui m'a muté au Canada. Enfin, c'est au Time que j'ai appris, en grande partie, mon métier. C'était à l'époque où Time Incorporated était un éditeur qui connaissait un succès immense, avant l'ère de la convergence, un éditeur qui exhortait ses journalistes à ne pas se mêler aux gens d'affaires — pas au milieu des affaires mais bien à ses propres employés du secteur des affaires. Un des éditeurs de Time Canada m'a réprimandé une fois parce que j'avais parlé avec un vendeur de publicité. Au Time, on croyait à l'idée — qui était une sorte de phrase conçue pour le milieu de l'édition — à la séparation de l'Église et de l'État. On considérait les journalistes comme étant l'Église bien que jusqu'à un certain point, ce soit ironique.

CBC m'a recruté pour animer une émission radio quelques années plus tard et par la suite je suis passé à la télévision. J'en ai appris beaucoup plus sur la pratique du journalisme et j'ai peut-être un peu enseigné en cours de route. J'ai sillonné le Canada et j'ai rencontré des journalistes canadiens de toutes les provinces et villes — des radiodiffuseurs, des reporters de journaux et des rédacteurs pour des magazines. J'ai fait quelques émissions au sujet du journalisme au Canada, ce qui m'a permis d'avoir accès aux opinions et perceptions de gens partout au pays et dans le monde. En cours de route, je suis devenu journaliste canadien et j'en suis fier.

Toutefois, étant imprégné de la mystique et du pouvoir du premier amendement de la Constitution américaine, j'étais souvent étonné et frustré par certains règlements et attitudes qui, à mes yeux américains, semblaient limiter notre capacité à faire du reportage dans ce pays.

Toutefois, je pense que j'ai vécu la renaissance du journalisme canadien, et à CBC et ailleurs au pays. Au cours des 30 dernières années, j'ai vu les journalistes canadiens trouver leurs propres voix, de dissocier complètement des partis politiques et copier certaines des meilleures pratiques aux États-Unis et ailleurs sans pour autant embrasser les éléments les plus douteux des tabloïdes américains ou britanniques. Les législateurs, les tribunaux et les organismes de réglementation au Canada ont certainement au cours des 15 dernières années accordé le poids voulu au rôle d'une presse libre dans notre société.

Vous savez peut-être qu'encore à la fin des années 60, certains journalistes canadiens bien connus travaillaient également comme conseillers et rédacteurs pour des politiciens. La pratique consistant à des cadeaux aux journalistes à certains endroits comme la tribune de la presse à Québec et ailleurs ne venait que de prendre fin lorsque je suis arrivé en 1970. Il y avait à l'époque quelques très bons centres de journalisme canadiens, mais je ne considère pas que c'était notre âge d'or.

En fait, et assez ironiquement, nous pouvons voir que le journalisme au Canada ne s'est probablement jamais mieux porté qu'aujourd'hui — malgré toutes ses fautes, que je suis persuadé que les honorables sénateurs peuvent très faire ressortir. Nos journalistes sont plus instruits — et non pas uniquement par les écoles de journalisme — ils sont mieux encadrés et ils sont plus motivés à faire du «vrai» journalisme qu'à toute autre époque d'après mon expérience. Ce serait tristement ironique si nous laissons la structure de l'industrie détruire l'occasion qui se présente.

J'ai grandi aux États-Unis dans une société où le journalisme était une fonction presque complètement privée. Les entreprises de radiodiffusion aux États-Unis étaient réglementées, supposément dans l'intérêt public, mais c'était essentiellement au profit des exploitants privés. Il y avait peu ou pas de présence publique sur les ondes. J'ai constaté en lisant le compte rendu de vos délibérations que l'un des honorables sénateurs a mentionné l'existence de National Public Radio et de PBS comme grandes forces aux États-Unis. En fait, si vous regardez ces institutions dans le contexte de la société américaine, elles sont assez modestes. PBS réalise très peu d'émissions originales et d'affaires publiques, outre NewsHour avec Jim Lehrer, une émission sur le monde des affaires et quelques documentaires. On pourrait considérer National Public Radio comme une force en puissance, mais c'est essentiellement parce que la déréglementation aux États-Unis a permis aux stations privées d'arrêter de produire les nouvelles locales qui étaient jadis une condition de leur licence. Aux États-Unis, si vous voulez écouter les nouvelles à la radio, dans de grandes régions du pays, il n'y a à peu près que National Public Radio.

Lorsque je suis arrivé au Canada, j'ai constaté une grande présence publique dans le secteur de l'information: CBC. Je dois reconnaître qu'à cause de mes antécédents américains, je me méfiais de tout ce qui ressemblait à une participation du gouvernement dans une organisation journalistique. Je dois reconnaître aussi que regarder et écouter CBC au cours de la Crise d'octobre à l'automne et à l'hiver de 1970 n'était pas pour me rassurer. Je ne travaillais pas pour CBC à l'époque.

J'ai toutefois découvert plusieurs choses en cours de route. J'ai découvert que CBC avait joué un rôle essentiel dans l'épanouissement de la culture du pays et son indépendance culturelle, certainement au début et au milieu du XXe siècle. C'est un rôle qu'elle continue à jouer. Les erreurs commises au cours de la Crise d'octobre qui, à mon humble avis, venaient du fait que l'on était trop attentifs aux désirs du gouvernement, ont été reconnues par des esprits, et la Société s'est donné pour tâche de créer une culture journalistique qui empêcherait que cela ne se reproduise ou tout au moins en réduirait le risque. Dans une grande mesure, l'effort a porté fruit puisque la radio et la télévision de CBC se sont considérablement améliorées depuis cette époque et continuent à le faire. En fait, CBC joue maintenant un rôle tout aussi important que le Globe and Mail à l'échelle nationale, le Toronto Star à Toronto et, plus récemment, le National Post de Lord Black, en déterminant de quelles questions elle traitera. Nous verrons si la nouvelle mouture joue aussi bien ce rôle.

Ce rôle de CBC n'existait pas vraiment avant les années 80. À l'époque, le Canada possédait les plus grands propriétaires de journaux au monde: les Southam. Ils faisaient de l'argent; ils rendaient un service public et ils produisaient des journaux tout à fait lisibles. La plupart des Canadiens, sauf les résidents de Toronto, ont grandi en lisant un journal de l'empire Southam, mais comme d'autres témoins vous l'ont dit, des considérations économiques ont pris le dessus et les journaux sont passés à d'autres mains.

Je ne vais pas avancer d'arguments contre le libre marché. Je crois fermement au libre marché malgré le fait que j'ai travaillé pour une société d'État et que je suis maintenant un professeur d'université en bonne et due forme. Le libre marché est la façon la plus efficace de distribuer la plupart des produits et services. Toutefois, il ne faut pas oublier que ce marché est un mécanisme et non une idéologie et qu'un marché débridé peut être désastreux, tant sur le plan économique que sur le plan social.

Les gouvernements ont toujours eu l'obligation de fournir certains services publics et de créer un espace public pour protéger leurs citoyens. Chacun semble reconnaître que les gouvernements ont un rôle à jouer dans la réglementation de la voie publique. Si nous laissons de côté l'autoroute 403 de l'Ontario, les gouvernements limitent le droit des individus à entraver le flot de la circulation. La circulation de l'information est tout aussi essentielle à la santé d'une société que la circulation automobile et il n'est pas étrange que les gouvernements défendent l'intérêt public et créent des espaces publics.

Quel est l'intérêt public? Je dirais que l'intérêt public consiste à avoir des entreprises de presse rentables dirigées par des gens qui considèrent leur produit comme une mission publique. Il faut croire qu'on peut faire de l'argent en offrant de l'information fiable et intéressante qui attirera le lecteur et par conséquent les commanditaires; mais le produit dans la presse écrite, c'est l'information.

Évidemment, ce n'est pas le modèle dans la télévision privée. On vous a déjà dit que la tâche de la télévision privée — que je ne conteste pas nécessairement — ce n'est pas l'information, il s'agit de réunir autant de paires de yeux appropriées devant l'écran pour visionner des émissions essentiellement de divertissement. Le produit de la télévision privée, c'est le consommateur; l'appât, c'est la programmation.

Toujours dans le domaine de la télédiffusion, il y a eu des exemples par le passé d'entreprises à très grand succès qui ont consacré beaucoup d'argent aux nouvelles. CBS, pendant son âge d'or — la radio pendant la Seconde Guerre mondiale, la télévision dans les années 50 et 60 — était en fait un modèle de bon radiotéléjournalisme pour les journalistes du monde entier. Pourquoi? Parce que le propriétaire, William Paley, aimait avoir Edward R. Murrow et son successeur, Walter Cronkite, à son service et était prêt à dépenser beaucoup d'argent pour ce qui était essentiellement un produit vendu à perte. C'était également — Paley n'était pas sot — son as lorsqu'il devait traiter avec les responsables de la réglementation à la Federal Communications Commission, la FCC à Washington.

Toutefois, cet âge d'or est terminé. Les actualités, c'est ironique, ont commencé à rapporter. Ce fut le début de la fin aux États-Unis. ON avait commencé à faire des profits? Il fallait continuer. La division des nouvelles est devenue un centre de profit comme le divertissement et les sports.

Il est à noter qu'aucun des réseaux américains, même réunis, ne joue le même rôle que CBC au Canada pour ce qui est de déterminer quelles sont les questions les plus importantes. Je dirais aussi qu'aucun de ces réseaux, dotés de budgets extraordinairement plus élevés que le réseau anglais de CBC, ne fait un meilleur travail de journaliste. En fait, je prétends que c'est le contraire.

Pour revenir à nos journaux, aujourd'hui, le Canada a la chance d'avoir d'excellents journaux pour un si petit pays. Là où je vis, à Toronto, nous sommes incroyablement riches. Nous l'oublions parfois. Nous avons deux journaux nationaux qui se comparent favorablement à certains des meilleurs au monde, à plusieurs égards. Nous avons un journal local qui est solide et rentable, probablement le seul à ma connaissance qui réponde vraiment à la définition de libéral avec un petit l dont Lord Black qualifie la plupart des journaux canadiens. Toronto possède également un tabloïde populiste bagarreur qui fait très bien ce qu'il a à faire dans son domaine.

Vous l'avez peut-être deviné, j'aime les journaux malgré le fait que j'ai passé le gros de ma carrière professionnelle dans le secteur de la radiotélédiffusion. J'ai grandi à New York où il y avait 14 quotidiens lorsque j'étais enfant. On y trouve maintenant moins de journaux de qualité qu'à Toronto. Je ne me préoccupe pas trop des opinions des propriétaires dans la mesure où elles sont intéressantes et bien rédigées; et je n'ai aucune objection à ce qu'ils fassent des profits — au contraire. Toutefois, ce qui me préoccupe, c'est si cette opinion est la seule que je risque de voir régulièrement et si les journalistes qui travaillent au journal n'ont pas l'impression d'avoir la liberté de suivre une piste d'enquête qui semble dans l'intérêt public.

Nous avons entendu les propriétaires de monopole dans ce pays — monopole dans certaines villes — dire que si leurs employés sont malheureux, ils peuvent partir. On s'adressait en fait à des employés en Saskatchewan où il n'y a aucun autre employeur dans le monde de la presse écrite — et certainement un nombre limité, dont le même employeur, dans la radiotélédiffusion. Je dirai que ce n'est pas vraiment un choix.

Comment mettre sur pied un système qui permette aux entreprises de réaliser de bons profits tout en réduisant l'arrogance et l'influence d'une seule entité? Ce n'est pas en réglementant le contenu d'aucune façon. Il est inacceptable de réglementer le contenu.

Toutefois, c'est une bonne politique publique de créer un cadre qui favorise une variété de contenus et d'opinions. L'objectif devrait être de laisser à la population le soin de déterminer les objectifs en politique publique et ensuite d'augmenter au maximum la capacité des propriétaires à faire des profits raisonnables. Nous devons tenter de trouver un mécanisme qui permette d'attirer le capital étranger sans pour autant céder notre contrôle canadien.

Je me distingue de nombre de mes collègues universitaires, je pense, car je tente de comprendre les réalités économiques qui sont inhérentes à la préservation de la propriété uniquement canadienne. Il est difficile pour nous de nous plaindre du peu de propriétaires canadiens sans reconnaître qu'il y a très peu de capitaux au Canada prêts à se lancer dans les journaux. C'est un vrai dilemme: comment donner accès à des capitaux d'ici et d'ailleurs sans céder le contrôle d'une ressource culturelle vitale? C'est un véritable défi. Je ne suis pas sûr de connaître la réponse, mais je suis persuadé que, certainement dans le milieu de la presse, il faut équilibrer ces besoins. Toutefois, la solution ne consiste pas à faire appel à la réglementation.

Si nous ne pouvons pas aller chercher ces groupes de gens qui s'intéressent au monde des journaux, la propriété passera à ceux dont les intérêts et l'expertise se trouvent souvent dans un autre domaine d'activité. Au Canada évidemment, nous avons l'exemple des téléphones et de la télédiffusion. Je dois avouer que j'ai de l'affection pour ceux qui comprennent et aiment les journaux. Je reviens constamment aux journaux malgré mon admiration et mon respect pour CBC car la pierre angulaire de notre chaîne d'information demeure les journaux dans ce pays. J'ai de l'affection pour ceux qui comprennent et qui aiment les journaux.

Lord Black de Cross Harbour — que l'on soit d'accord avec sa façon de penser ou non —, est une personne qui semble aimer les journaux et le monde de la presse écrite. Son oeuvre, le National Post, entreprise audacieuse — difficile d'en dire trop sur l'audace de l'initiative —, était un journal dont j'étais loin de partager l'opinion de l'éditorialiste la plupart du temps, mais dont j'admirais le panache et le style. Espérons que ses nouveaux propriétaires — spécialistes de la publicité télévisuelle commerciale — retiendront certaines valeurs de son fondateur.

J'ai été heureux de constater hier et ce matin qu'ils envisagent de conserver leurs reportages d'enquête sur un sujet souvent jugé délicat dans cette chaîne de journaux.

Du côté de la radiodiffusion, nous devrions cesser de se faire la guerre des chiffres quand ces chiffres sont erronés. En relisant une partie des délibérations de votre comité, j'ai constaté qu'à la fois les témoins et les honorables sénateurs parlent de la part de l'auditoire de 7 p. 100 que récolte la télévision de CBC. J'ai parfois eu l'impression que les gens croyaient qu'il fallait définir qui faisait partie de ces 7 p. 100, qu'on pouvait les regrouper et qu'on aurait l'ensemble des téléspectateurs de CBC. Eh bien, ce n'est pas le cas. Un éventail de gens bien différents regarde CBC à divers moment pour diverses raisons: hockey, opéras, dramatiques et nouvelles auxquels on ne peut avoir accès ailleurs. Certains, de tous âges, regardent CBC pour les programmes sur l'histoire du Canada qui nous permettent tous de mieux comprendre notre pays, tandis que d'autres la regardent pour la couverture des événements de la politique canadienne qui suscitent toujours beaucoup d'intérêt chez beaucoup de Canadiens.

Il est impératif que notre politique publique énonce nettement la nécessité d'une présence publique soutenue en radiodiffusion et d'un intérêt public soutenu envers la façon dont le système est géré. Effectivement, Internet changera peut-être l'avenir, mais songez un peu à son évolution depuis quelques années. C'était autrefois perçu comme la foire d'empoigne; tout le monde y avait accès. Il y avait une kyrielle de choses incontrôlées et incontrôlables. De grands pans du service seront bientôt assujettis à des contrôles de la part de sociétés et soumis à une surveillance gouvernementale, par le biais de la U.S. Patriot Act. Nous ne sommes pas encore parvenus à l'ère de la nouvelle Jérusalem; l'Internet n'est pas sur le point de nous y amener.

Ne livrons pas le système de télédiffusion à l'anarchie. Nous n'aurions pas plus de diversité, mais plutôt un oligopole. En fait, renforçons notre système à certains égards, en réintroduisant d'abord l'interdiction de la propriété croisée, surtout dans la même ville.

Quant aux journalistes, je m'inscris dans la démarche d'établissement d'une référence nationale sur la reddition de comptes — pas devant un gouvernement, mais devant un représentant ou des représentants du public. Il va sans dire que les propriétaires des médias et les journalistes ont des droits, mais ils n'ont pas de permis. Les gens qui se sentent lésés par les journalistes devraient pouvoir se plaindre auprès de quelqu'un qui aurait l'autorité morale de les tenir responsables.

Il est intéressant de noter que parmi les ombudsmans canadiens, espèce en voie de disparition — oserais-je dire disparue —, l'un des plus efficaces est celui de la CBC et l'un des ombudsmans les plus efficaces des États-Unis à Nation Public Radio est un ancien journaliste de CBC, Jeffrey Dvorkin.

Comme d'autres témoins vous l'ont déjà dit, ce pays a beaucoup à exporter — pas seulement du bois et du blé. Nous exportons nos journalistes qui travaillent, pour la plupart, pour les grands journaux américains et les grandes entreprises de radiodiffusion du monde. Nous exportons aussi nos formateurs de journalistes. Lors des premières élections démocratiques de l'Afrique du Sud au cours de la dernière décennie, les conseillers de la société de radiotélédiffusion de l'Afrique du Sud étaient canadiens. Je faisais partie du groupe. Les Africains du Sud ont cherché partout dans le monde un pays dont ils voulaient épouser les pratiques journalistiques. Ils sont venus au Canada pour trouver cette expertise. Ce phénomène se produit tous les jours. Nous sommes très compétents en matière de journalisme et les pays de par le monde veulent tirer profit de notre expérience. Je crois qu'il serait utile que les honorables sénateurs se penchent sur un système où ces compétences et ces intérêts ne seraient pas noyés dans un système dominé par une poignée de très grandes entreprises.

Voilà certaines des notions qui découlent de mon expérience. Je suis disposé à répondre à vos questions.

La présidente: C'étaient des notions complexes qui méritaient certainement notre attention.

Le sénateur Spivak: Quel mécanisme nous permettrait de garantir que les Canadiens comprennent la valeur d'un radiodiffuseur public? Dans ma région, on dénigre beaucoup CBC.

Un des témoins que nous avons reçus a comparu CBC au système de radiodiffusion public britannique et il s'est attaché à nous expliquer comment le système avait réussi à maintenir son statut tout en tirant parti de retombées. Je me demandais ce que vous en pensiez.

M. Carlin: Pour répondre à la dernière partie de votre question d'abord, la BBC est une organisation extraordinairement prospère. Je crois que son budget représente environ sept à huit fois celui de CBC, dans un pays loin d'être sept à huit fois aussi grand. Il ne faut pas perdre ce facteur de vue.

La BBC a créé une chaîne destinée aux minorités. Grâce à TV Ontario, à CBC ou à PBS si l'on est abonné au câble, nous pouvons regarder des émissions britanniques extraordinaires souvent diffusées devant de petits auditoires en Grande-Bretagne et subventionnées par la BBC, par la population, qui croyaient en leur valeur. Il ne faut pas l'oublier. Ils consacrent des sommes importantes à l'espace public qui leur permet de créer des dérivés.

Certains témoins ont parlé du modèle d'entreprise canadien qui ne permet pas aux radiotélévisions publiques comme privées d'échouer comme c'est le cas de leurs homologues américains. Seule une comédie de situation sur 50 ou 100 réussit à percer dans le marché américain. Cela ne peut pas se produire ici; il faut réussir à tout coup. Le directeur de la programmation de CBC essaie de veiller au développement de chacun des scénarios mis en ondes puisque des sommes importantes sont en jeu.

Le sénateur Spivak: Croyez-vous que c'est principalement une question d'argent?

M. Carlin: C'est à la fois une question d'argent et d'espace — un espace public.

Le sénateur Spivak: C'est intéressant de vous l'entendre dire. Il est vrai que PBS ne crée pas ses propres émissions, en grande partie. On me dit que les studios de CBC sont vides pour le moment. En raison d'un manque de liquidités et de l'orientation des politiques, le nombre de productions recule sans cesse, sauf pour l'exportation. Est-ce réellement le cas?

M. Carlin: Les superbes plateaux de tournage du centre de diffusion de Toronto sont à présent principalement utilisés par des Américains qui y tournent «les films de la semaine» et ainsi de suite. C'est bien que l'on fasse des affaires avec eux et qu'ils participent aux frais, mais certains d'entre nous pensent tout de même que ce serait préférable qu'on y réalise des productions canadiennes — et pas des productions canadiennes qui doivent à tout coup faire merveille. C'est ça, notre problème. Les productions canadiennes doivent réaliser des exploits à défaut de quoi, elles sont retirées des ondes. Un radiodiffuseur privé les diffusera au moins jusqu'à la prochaine série d'audiences publiques d'octroi de licences pour les retirer par la suite. Il faut faire place aux petites et aux grandes histoires, principalement dans le cas des séries dramatiques.

En ce qui a trait au dénigrement de CBC, c'est comme ne pas aimer Toronto. C'est le droit de tout Canadien qui ne travaille pas pour CBC et qui n'est pas originaire de Toronto. Tout le monde peut faire valoir ce droit. À titre d'institution publique, la Société doit prêter le flanc à toutes sortes de critiques. Elle doit d'ailleurs réagir à celles-ci.

Il faut être réaliste. Je ne sais pas si vous avez distribué les documents que j'ai écrits dans le passé, mais j'ai été à diverses époques à la fois chef des nouvelles télévisées et radiodiffusées à CBC. À titre de directeur de la salle des nouvelles télévisées, je recevais des plaintes de partout au pays disant que certaines collectivités ne paraissaient pas suffisamment au bulletin de nouvelles nationales. J'ai maintes fois étudié la question, et la région la moins couverte du pays est Toronto. Sauf votre respect, les gens de Regina, de Red Deer ou de Happy Valley, à Goose Bay — l'endroit le plus couvert par les médias canadiens à l'époque —, ne veulent pas le croire. Nous essayions d'établir un équilibre garantissant que chaque région était suffisamment représentée afin que les événements marquants pour chacune d'entre elles soient couverts.

Je devrais vous expliquer pourquoi j'ai fait une remarque sur Happy Valley—Goose Bay. Lorsque j'étais à la tête de la salle des nouvelles télévisées il y a bien des années, un habitant de Happy Valley s'est plaint que sa collectivité se retrouvait bien rarement au bulletin de nouvelles nationales. À son avis, la situation était terrible et il voulait que je fasse quelque chose pour la corriger. J'ai donc procédé au calcul du nombre de journalistes de CBC. CBC avait effectivement une station radio à Happy Valley—Goose Bay, à laquelle s'ajoutait une station de télévision obtenue en vertu de la Confédération. Elle avait hérité de tout ce personnel travaillant pour les stations radio et télévision et disposait de plus de journalistes que la station radio de CBC à Toronto. J'ai indiqué cela à la dame qui m'avait adressé la plainte, mais elle n'était toujours pas satisfaite. Elle voulait voir sa collectivité au téléjournal. C'est ce qui comptait. Il faut accepter ce genre de critique.

Il faut aussi savoir aller au-devant des gens. Étrangement, CBC n'a jamais été très apte à faire passer son message. Je n'arrive pas à comprendre pourquoi l'une des sociétés de communication les plus réputées n'arrive pas à communiquer son propre message à la population, mais c'est une constante pour tous ceux qui se sont succédé à la tête de CBC.

Le sénateur Spivak: En ce qui a trait à la part de 7 p. 100, un témoin nous a dit que dans le milieu télévisuel, la fragmentation est monnaie courante. Le nombre de téléspectateurs ne permet plus d'évaluer le succès d'une émission puisque, à présent, ce sont des segments de population qui sont ciblés par des chaînes spécialisées.

M. Carlin: CBC et moi avons échangé nos points de vue sur la fragmentation avant qu'elle ne se produise. CBC devrait être la chaîne spécialisée canadienne. Ce devrait être son mandat. Une démarche a été entreprise en ce sens. Elle met en ondes des émissions que n'importe quel radiodiffuseur privé sensé s'empresserait de rejeter. Le jeudi soir, elle diffuse des opéras. Aucune chaîne privée ne le ferait à moins que Madonna ne tienne le rôle principal. Bon nombre de Canadiens — ils ne sont peut-être pas légion, mais ils sont importants pour notre culture —, croient que c'est le rôle d'un radiodiffuseur public.

Le sénateur Banks: Peut-être que tout le problème de la convergence disparaîtra de lui-même puisque dans bien des cas, cela ne semble pas être une bonne décision d'affaires. Lorsque Time, AOL et Warner ont fusionné, tout le monde croyait que c'était le filon du siècle, mais la réalité était tout autre. Peut-être que le problème s'évanouira tout seul.

Autrefois, on interdisait la propriété croisée dans le domaine du journalisme parlé. Les licences de radiodiffusion n'étaient pas accordées aux entités qui avaient des intérêts dans le journalisme. Il était impossible d'obtenir une licence pour la télévision si l'on possédait une licence pour la radio. À l'époque, le CRTC — et avant lui le BBG, et avant cela, CBC — ne permettait pas la propriété croisée dans le domaine des médias, surtout dans un marché donné.

Pourquoi cela a-t-il changé, à votre avis? Si, comme vous le dites, il serait préférable de réintroduire cette interdiction, qu'est-ce qui l'a fait disparaître en premier lieu? Elle était pourtant présente autrefois.

M. Carlin: C'est davantage une question d'ordre politique. Si je ne m'abuse, le gouvernement voulait maintenir cette directive à l'intention du CRTC, mais elle est tombée avec l'ancien gouvernement. Certaines personnes croient que l'interdiction ne serait pas une bonne idée et qu'il faut permettre aux entreprises d'exploiter un médium ou un autre sans nuire à leurs activités en leur imposant des règlements. La réglementation à outrance n'est jamais une bonne chose, mais dans le cas qui nous occupe, les intérêts de la population canadienne en cause sont si capitaux que certains règlements s'imposent.

Nous savons qu'aux États-Unis d'énormes entreprises exploitent des centaines de stations radio par exemple. Si ce que l'on dit est vrai, de nouvelles restrictions seront éliminées, ce qui aura pour effet de concentrer encore davantage la propriété. Je ne crois pas que ce soit sain pour la concurrence. Nous devrions tenter de séparer ces grands regroupements dans des catégories de médiums différents et ne pas permettre à une société de dominer toutes les sources médiatiques d'une ville pour ainsi dire. Nous avons de nombreux exemples de ce phénomène ici même au Canada.

Le sénateur Banks: Effectivement, mais comme vous l'avez souligné, au Canada anglais, exception faite de la ville de Toronto, pendant de nombreuses années, la plupart des gens qui lisaient un grand quotidien lisait un journal de la chaîne Southam. Je ne crois pas qu'on pourrait dire que les villes canadiennes où ces journaux étaient distribués étaient mal servies. Je ne crois pas que les propriétaires de ces quotidiens s'immisçaient dans la couverture locale de l'actualité, des éditoriaux ou des opinions des équipes de rédaction. D'ailleurs, comme vous l'avez souligné, il s'agissait d'un excellent exemple d'un propriétaire responsable de médias.

M. Carlin: La question de la stimulation éventuelle de la concurrence dans une ville dans un domaine donné comme les journaux est une chose. Je ne suis pas certain que ce soit possible. Les gens ont souvent d'autres choix. À Winnipeg, comme à Calgary, divers journaux s'offraient à la population. Aucun modèle économique ne semble défendre ce genre de thèse.

Je parlais de la domination totale des médias; d'une propriété croisée de journaux et d'entreprises de radiodiffusion qui atteint un certain niveau de domination en un endroit donné. Je ne crois pas qu'il serait bien avisé d'essayer d'orienter la concurrence de quelque région que ce soit au Canada en matière de presse écrite.

Nous savons que des gens s'intéressent toujours au marché, des investisseurs qui préfèrent les petits regroupements. Cela stimule la concurrence et c'est un signe de bonne santé économique.

Le sénateur Banks: Existe-t-il un exemple d'un marché dont la couverture de l'actualité a souffert d'une propriété croisée? Y a-t-il un problème à corriger?

M. Carlin: Peut-être bien. Ce que vous avez dit au sujet de la gestion de la famille Southam de son entreprise et de la latitude qu'avaient les équipes de rédaction est intéressant. Nous assistons peut-être à l'émergence d'un nouveau modèle. Il faudra voir comment les choses évolueront, mais il semble que le modèle de gestion de CanWest soit légèrement différent. L'entreprise mise sur l'efficacité et l'impact de la centralisation des éditoriaux et de l'actualité. Le modèle d'entreprise est peut-être efficace, mais ce n'est peut-être pas le meilleur modèle journalistique pour le pays.

Le sénateur Banks: Pour ce qui est des journaux, c'est exact. Quant aux entreprises de radiodiffusion, leur liberté en matière d'opinion éditoriale est plus limitée. Il semble que l'on impose certaines restrictions aux opinions éditoriales émises dans le secteur de la radiodiffusion. IL faut être nuancé parce que c'est un mandat public.

M. Carlin: Des plaintes peuvent être déposées auprès du CRTC, mais les stations peuvent diffuser les émissions qu'elles souhaitent. Elles doivent respecter certaines dispositions concernant la diffamation, les campagnes électorales, l'équilibre et ainsi de suite, mais elles sont libres d'émettre les opinions qu'elles veulent.

Le sénateur Banks: Devraient-elles être réglementées davantage?

M. Carlin: Non, je suis suffisamment en faveur du libéralisme. Je n'aime pas que les gouvernements ou les organismes de réglementation se mêlent de dicter les opinions. L'intérêt du public réside dans la création de cadres qui favorisent l'épanouissement des opinions. Je ne voudrais pas que le gouvernement dicte ce qu'il est permis ou non de dire. Bien que je croie fermement à la nécessité d'avoir un radiodiffuseur public, je ne suis pas favorable à l'idée que l'État possède un journal.

CBC s'est en quelque sorte développée de façon organique dans ce pays suite à sa création forcée par le gouvernement conservateur. Je ne crois pas que la création d'un journal d'État représenterait un progrès à ce moment- ci. Nous créons un système qui permet aux entreprises de croître et de se faire concurrence, pas un système dominé par un oligopole.

Le sénateur Banks: Vous vous êtes évidemment penché sur la question de l'accès aux capitaux étrangers sans perte de contrôle. Y a-t-il une contradiction dans les termes?

M. Carlin: Je ne puis pas dire que j'ai conçu un modèle exemplaire. Il y a bien longtemps, lors d'un entretien avec Conrad Black, à l'époque où il s'appelait toujours ainsi, et qu'il ne possédait toujours pas de journaux canadiens, je lui ai demandé pourquoi il n'en possédait justement pas et il m'a offert une explication. Il m'a dit qu'il s'en arrangerait bien, mais que seules cinq personnes avaient suffisamment de fonds ou d'intérêt pour posséder des journaux canadiens et qu'elles n'étaient pas intéressées à les vendre. Voilà. Il était coincé. Il n'avait aucun moyen de percer le marché. Il n'y avait pas suffisamment de capitaux canadiens pour permettre la diversité. C'est une situation inquiétante. On peut toujours se plaindre du petit nombre de propriétaires au Canada, mais si l'on cherche véritablement une solution, il faudra s'ouvrir sur le monde. Laissons les Gannett et les autres géants américains exploiter leurs activités ici. Pour un comité comme le vôtre, c'est une question de politique publique grave: Combien? Dans quelle mesure? Quelle prépondérance?

Est-ce que je préfère une discussion avec Lord Black ou quelqu'un du Globe and Mail plutôt qu'avec quelqu'un de la société Garnett? Probablement. Leurs intérêts sont uniquement financiers par opposition à un vestige d'intérêt dans la création d'une institution sociale et politique au pays.

Le sénateur Banks: Chaque pays impose des restrictions à la propriété dans le domaine de la radiodiffusion. Un Canadien est propriétaire du Times de Londres et un Australien est propriétaire du New York Post.

M. Carlin: À travers l'histoire, les États-Unis ont aussi imposé des restrictions à la propriété. On a dû adopter une loi spéciale pour permettre à M. Murdock de devenir propriétaire d'une entreprise de radiodiffusion. On a imposé des restrictions à la propriété croisée aux États-Unis.

Le sénateur Banks: Y a-t-il des restrictions à la propriété de journaux dans quelque pays que ce soit?

M. Carlin: Certainement. Dans de nombreux pays, vous devez obtenir une licence du gouvernement pour devenir propriétaire d'un journal.

Le sénateur Banks: Y a-t-il des démocraties occidentales qui imposent des restrictions à la propriété?

M. Carlin: Pas à ma connaissance. Il faudrait que j'y réfléchisse un peu.

La présidente: Nous avons l'intention d'examiner comment les autres pays abordent ces questions.

Poursuivons ce dilemme de propriété croisée versus capitaux étrangers. Est-il vrai que, à une certaine époque, on interdisait la propriété croisée? Nous avons cessé de le faire avec, pour résultat, que maintenant c'est très commun. De nombreuses entreprises sont propriétaires de divers médias dans plusieurs régions du pays.

Dites-vous qu'il faut remettre les choses comme elles étaient? Si oui, qu'est-ce que cela signifie pour la survie des industries ainsi remises à leur état antérieur? On peut supposer qu'il y avait de très bonnes raisons économiques — je me fais un peu l'avocat du diable — qui justifiaient la propriété croisée au départ. Cela n'a pas été fait par altruisme. À moins de faire appel à Gannett et Murdoch et de transformer Global TV en «Fox News nord», comment parvenir au but?

M. Carlin: Vous parlez de remettre les choses comme elles étaient. Je préfère parler de se retirer progressivement. Quant à savoir s'il y avait une justification économique, c'est aux entreprises d'en décider.

J'ai fait une conférence à Calgary après que les Entreprises Bell eurent acheté CTV et le Globe and Mail et d'autres sociétés. C'était l'avenir. Je n'ai pas été très bien accueilli parce que j'ai dit que ce n'était pas parce que Bell l'avait fait que c'était une bonne affaire. Pourquoi supposer que c'était une bonne affaire? Ma position, c'était que l'avenir nous le dirait.

Même si c'était une bonne affaire — ce qui est contestable — est-ce dans le meilleur intérêt du public? Ce n'est pas parce qu'on le fait qu'il ne faut pas faire tous les efforts possibles pour faire marche arrière si cela est nuisible et empêcher que cela ne se reproduise.

Si notre principale préoccupation c'est la propriété croisée dans le monde de la télévision et des journaux, faut-il avoir recours à la réglementation? On peut procéder progressivement lors du renouvellement des licences. Je dirais que c'est à examiner. Il ne faut pas hésiter à mettre en place de bonnes politiques publiques tout simplement parce qu'à court terme, cela pourrait être désagréable.

Le sénateur Ringuette: Au cours de votre carrière des plus intéressantes, vous avez eu l'occasion d'être directeur du service des nouvelles de la télévision et de la radio de CBC. Était-ce au même moment?

M. Carlin: À des moments différents.

Le sénateur Ringuette: À l'époque, est-ce qu'on partageait les nouvelles entre le groupe de la télévision et le groupe de la radio?

M. Carlin: Oui, jusqu'à un certain point. En fait, CBC a tenté tôt une certaine convergence. On a tenté de réunir les deux services. C'était le vieil argument — et à l'interne et à l'externe. Je dois avouer que je n'étais pas fermement convaincu qu'il fallait faire la convergence des deux médias.

CBC tente de faire les deux de son mieux. C'est l'une des rares organisations qui fasse encore les nouvelles radiophoniques de façon formelle avec de longs reportages et pas uniquement des bulletins d'actualité. Il y a la BBC, NPR et CBC. C'est à peu près tout ce qu'il reste.

Un bon scénario pour des nouvelles radio ne passerait pas à la télévision. Si vous rédigez bien un reportage pour la télévision, cela ne se comprendrait pas à la radio. Les gens de l'extérieur demandent pourquoi on n'utilise pas le même texte. Si vous le faites, ça fait de la mauvaise télévision et de la mauvaise radio.

Vous devez trouver les occasions où on peut réunir les deux. La diffusion en direct est un secteur qui permet le partage des ressources en couvrant quelque chose ensemble et en partageant l'information. Il y a des façons de partager l'information. Toutefois, les actes journalistiques comme tels sont distincts si on les fait bien. Ce n'est pas aussi facile que cela en a l'air. Cela risque d'être au détriment des deux métiers. Toutefois, il est facile de dire que c'est du journalisme. Ça se fait avec des micros; donc, faisons le tout ensemble.

Cela dit, c'est une utilisation judicieuse des deniers publics de trouver les domaines où il y a intersection et où l'on peut faire appel aux ressources des deux. J'étais toujours en faveur de cela à la Société, ce qui n'était pas toujours populaire. Mais j'en suis fermement convaincu.

Le sénateur Ringuette: Je partage tout à fait votre avis que pour faire la meilleure utilisation possible des deniers publics, il faut parfois utiliser ces ressources au maximum.

Toutefois, je suis quelque peu perplexe de vous entendre dire que nous devons limiter la propriété croisée dans une même ville. Comment peut-on dire qu'il faut faire la meilleure utilisation possible des deniers publics, mais qu'on ne peut imposer les mêmes normes ou s'attendre aux mêmes efficiences s'il y a propriété croisée dans une même ville?

M. Carlin: Je ne suis pas sûr d'avoir compris la question. Si vous dites que cette réglementation empêcherait une société privée de pousser au maximum son potentiel de profit, c'est vrai.

La présidente: Y a-t-il une différence entre la coopération intermédia que vous décrivez à CBC et le genre de coopération intermédia que font certaines sociétés privées multimédias?

M. Carlin: Il y a une différence en ce sens que dans un cas il s'agit d'une société publique et dans l'autre d'une société privée.

La présidente: Il s'agit donc de deux motifs différents et de deux publics différents?

M. Carlin: Oui. Les témoins précédents ont dit qu'à la télévision — et à la radio aussi — l'objectif du diffuseur public est de réunir divers groupes de citoyens devant l'écran. L'objectif fondamental du diffuseur privé est de réunir des consommateurs devant un écran afin de leur vendre un produit. Ce n'est pas mauvais. Toutefois, les deux approches à la programmation et à l'information sont alors très différentes.

Il y a de la place pour une entreprise publique, comme il se doit. Il y a des règlements et il y a un conseil d'administration à CBC qui expriment très activement ses opinions. Ainsi il y a une structure et une réglementation pour surveiller l'entreprise.

Le sénateur Ringuette: Je veux qu'on dépense à bon escient mes impôts et que l'on maximise mon investissement. Je ne vois aucune différence entre les normes, les approches et le modèle d'entreprises que nous exigeons d'une institution publique et d'une institution privée. Nous ne sommes pas du même avis.

M. Carlin: Vous pouvez investir dans un grand nombre d'entreprises qui sont assujetties, d'une façon ou d'une autre, à la réglementation et dont par le fait même, les profits sont limités bien que suffisants. Il vous suffit de choisir une entreprise.

Le sénateur Eyton: Vous et d'autres témoins avez exprimé des inquiétudes au sujet de la propriété croisée sous diverses formes. Je vais utiliser un exemple particulier. Je n'ai jamais vu aucune preuve qu'une attitude exprimée d'une façon générale à Global Television était reprise d'aucune façon dans le National Post. Y a-t-il une preuve que la propriété croisée et des opinions communes réduisent la diversité de l'information en général à laquelle le public canadien a accès?

M. Carlin: À ma connaissance, il n'y a aucune étude universitaire qui le prouve bien qu'il y ait des preuves anecdotiques.

Ce qui me préoccupe, c'est en fait le flot de l'information de façon plus subtile. Si vous êtes un journaliste et travaillez dans une ville où il n'y a qu'un seul employeur, vous êtes assez limité dans vos possibilités de partir. Les bons journalistes — comme nous l'avons vu récemment — qui ont quitté le Globe and Mail pour aller au National Post par exemple, doivent pouvoir poursuivre leurs recherches comme ils l'entendent. S'ils n'ont pas cette liberté de passer d'un endroit à l'autre, c'est très restrictif. Si, dans un endroit, il y a un employeur qui domine le marché, cela a un effet paralysant. Quand on dit à un journaliste à Saskatoon d'aller se trouver un autre emploi, comme il n'y a pas d'autre employeur, ça ne sert à rien. Il faudrait que le journaliste déracine sa famille et déménage.

Le sénateur Eyton: Des gens ont quitté Global pour travailler au National Post. J'aurais cru qu'ils étaient gérés de façon indépendante et que leurs valeurs n'étaient pas les mêmes.

M. Carlin: Les deux entreprises étaient gérées séparément jusqu'à présent, mais il n'est pas garanti que ce sera le cas dans l'avenir. Je crois que la société mère a resserré son étreinte autour d'elles.

Le sénateur Eyton: Dans un ordre d'idées légèrement différent, soulignons que nous cherchons tous des médias divertissants, éloquents et intelligents qui se fassent l'expression d'une gamme d'opinions. La diversité elle-même a une grande valeur marchande.

Quel rôle doivent jouer les écoles de journalisme? Certains voient les écoles de journalisme d'un bon oeil tandis que d'autres, non. Quelle est la valeur de l'apport des écoles de journalisme dans la formation de reporters bien informés sachant s'exprimer intelligemment et respectueux de la diversité?

M. Carlin: Je crois qu'elles y participent sans en être le rempart. Je ne sais pas si on en a beaucoup discuté autour de cette table — quoique Tom Kent et d'autres témoins en ont peut-être parlé — mais le journalisme est une discipline étrange et unique. Elle ne s'intéresse pas à elle-même, mais plutôt à tout le reste. Le journalisme s'inscrit difficilement dans la démarche universitaire traditionnelle par exemple. Le corps professoral tant de l'Université de Toronto que de Colombia, qui vient d'être éclaboussé par une controverse, ne sait pas exactement comment enseigner cette discipline puisqu'elle ne s'apprend pas par l'étude des textes sacrés de ceux qui la pratiquent. Pour les journalistes, elle se définit par tout le reste; elle est plutôt une architecture de pensée. Comment cette réalité peut-elle être traduite en discipline? Eh bien, à bien des égards, c'est impossible.

À titre de domaine d'activité, le journalisme ne devrait pas et ne peut pas être réglementé. J'en suis intimement convaincu. L'étiquette de journaliste ne devrait pas exister.

Le sénateur Eyton: Les écoles de journalisme sont-elles différentes les unes des autres?

M. Carlin: Oui, toutes les écoles que je connais ont leur spécialité. Certaines sont des écoles de premier cycle, tandis que d'autres comme Ryerson et Carleton offrent des études de premier, deuxième et troisième cycle. Elles ont chacune leur expertise.

En toute honnêteté, les études de premier cycle en journalisme ne conviennent qu'aux étudiants qui savent vraiment ce qu'ils veulent faire. Autrement, c'est trop difficile de maintenir l'intérêt pour la discipline. L'éducation qu'ils reçoivent est assez équilibrée. Certains étudiants s'imprègnent d'autres disciplines comme la littérature anglaise, l'architecture et l'anthropologie — peu importe —, mais ce sont des gens curieux qui souhaitent découvrir de nouvelles choses et les partager avec autrui. C'est l'essence d'un journaliste. Ainsi, les écoles de journalisme font partie d'une multitude de choix qui s'offrent à ceux que le métier intéresse. Comme vous le savez, le journalisme est à la fois un métier, une science et un art.

Le sénateur Eyton: Que penseraient vos étudiants des questions dont ce comité est saisi? Se seraient-ils déjà forgés une opinion sur elles?

Un peu avant que je ne termine mes études de droit à l'Université de Toronto, j'ai contemplé l'immense monde du droit et me suis forgé un idéal de pratiques assorties de choix précis.

Les étudiants en journalisme font-ils la même chose?

M. Carlin: À titre de président de l'École de journalisme de Ryerson depuis cinq ans, jusqu'à tout récemment, je tirais profit de l'oeuvre de Lord Black puisque les étudiants diplômés de Toronto étaient recrutés presque immédiatement en raison de la lutte aux jeunes talents que se livraient les journaux. En ce sens, c'était excellent pour mes affaires.

Aujourd'hui, le rythme d'embauche a beaucoup ralenti, et les opinions ont peut-être changé. Il est peut-être plus difficile de décrocher un poste, mais il s'agit de s'y prendre de façon différente. Je constate que de nombreux étudiants ont choisi de suivre un cours de deuxième cycle ou d'étudier en droit pendant un certain temps. De nombreux emplois sont toujours disponibles.

Depuis que j'enseigne, nous essayons d'élargir les horizons de nos étudiants en assurant la partie du programme qui ne traite pas de journalisme. Nous avons élargi le potentiel de connaissances de nos étudiants en leur permettant de faire une mineure dans une série de domaines afin qu'ils soient plus cultivés lorsqu'ils décrocheront leur diplôme. Nous arrivons à enseigner le métier de journaliste admirablement bien, mais les étudiants ont besoin de ce bagage additionnel.

Nous essayons de leur apprendre à être responsables, courageux et réalistes. J'enseigne des cours de radiotélédiffusion et j'insiste sur le fait que bien des emplois en radio et télédiffusion se trouvent dans le secteur privé et qu'il existe d'excellents employeurs privés. D'excellents journalistes exercent leur métier sur les chaînes CTV, Global et d'autres stations américaines ou canadiennes. Il y a bien des endroits où aller et bien des choses à faire. Qu'auriez-vous pensé à l'issue de vos études de droit s'il n'y avait eu que deux cabinets d'avocats au Canada susceptibles de vous embaucher?

Le sénateur Eyton: À l'époque, je crois que c'était le cas.

Qui est l'employeur de choix pour les nouveaux diplômés? Est-ce CBC?

M. Carlin: Nous enseignons le journalisme pour les revues et les journaux et pour la radiotélédiffusion.

Le sénateur Eyton: Prenons le cas de la radiotélédiffusion.

M. Carlin: Les étudiants qui étudient en radiotélédiffusion choisiraient probablement CBC dans la plupart des cas. J'ai voyagé partout dans le monde pour étudier les mécanismes du journalisme et, même parmi les radiodiffuseurs publics très réputés, pendant les 25 ans que j'ai travaillé pour CBC, je crois que c'était l'endroit où l'on était le plus libre de pratiquer le type de journalisme que l'on souhaite. C'était un environnement de travail idéal pour le journaliste. La direction essayait de se tenir au courant de ce qui advenait de son équipe — sans toutefois toujours y parvenir —, mais elle l'encourageait toujours à exprimer son point de vue.

Au cours des 25 ou 30 dernières années, les gouvernements qui se sont succédé ont essayé de respecter l'indépendance de la Société. Les hommes et les femmes politiques aiment essayer de manipuler les journalistes — cela fait partie du jeu —, mais les gouvernements et la direction de CBC et de la SRC ont généralement réussi à maintenir l'équilibre journalistique. Je ne parle pas d'un gouvernement plus que d'un autre; tous les gouvernements ont respecté cette règle. Ils cherchaient à maintenir cet équilibre. C'était une approche très canadienne, une philosophie que j'apprécie.

Le sénateur Eyton: J'écoute souvent CBC, plus précisément Radio One. La plupart du temps, les animateurs me mettent en boule, mais je ne me lasse tout de même pas de les entendre.

Le sénateur Hubley: Nous avons parlé de la situation générale, mais je me demande ce qu'il en est des petits journaux communautaires. Je suis originaire de l'Atlantique où les journaux traditionnels de petite taille connaissent beaucoup de succès.

Pourriez-vous nous dire quelle influence auront les tendances émergentes dans le monde des médias canadiens sur ces petits journaux?

M. Carlin: La principale tendance que je constate est celle des grandes entités qui achètent les petits journaux sans les fusionner, mais en créant une sorte d'uniformité entre les régions.

Je vis en périphérie de la ville de Toronto, à Oakville, Ontario, une municipalité d'assez grande taille. C'est une agglomération plus importante que la plupart des villes du Canada. Cent trente mille personnes vivent actuellement à Oakville qui refuse toujours de se déclarer une ville. Le taux d'alphabétisation y est très élevé et les gens assez fortunés. Lorsque j'y suis déménagé il y a plus de 20 ans, Oakville imprimait deux journaux. L'un était quotidien et l'autre bi- hebdomadaire. Depuis lors, bien du temps, de l'intérêt et de l'argent a coulé sous les ponts, et il ne reste qu'un seul journal pour toute la municipalité qui était autrefois un hebdomadaire, mais qui est à présent distribué quelques fois par semaine. Il trouve sa raison d'être dans les publicités de l'épicier local qui se retrouvent sur mon paillasson. Il est très épais, avec un minimum de nouvelles; image bien peu fidèle des ressources dont devrait disposer un journal aussi populaire. En définitive, il appartient au Toronto Star. Le groupe a racheté tous les journaux du couloir Hamilton- Oshawa. Presque tous les journaux locaux de cette région appartiennent au groupe Torstar comme ce sera bientôt le cas dans bien des régions.

J'ai déjà fait un documentaire sur les raisons pour lesquelles Lord Black possédait tous ces petits journaux aux États-Unis dans son groupe Hollinger. Il avait des dizaines de petits journaux et je me demandais comment cela pouvait être rentable. C'était un modèle de rentabilité de journaux locaux.

La quasi-totalité des journaux qui ont fini par se retrouver dans des regroupements suffisamment importants pour intéresser quelqu'un comme Hollinger avaient été des journaux de famille capables de bien faire vivre une seule famille. Souvent, le fils était revenu de la guerre, avait dirigé le journal pendant 30 ans, avait eu des enfants et avait dû fragmenter cette entreprise très rentable mais relativement petite en quatre ou cinq. La seule façon de retirer un bénéfice de toute l'énergie et de tout le temps investi était de vendre à un grand groupe.

J'ai aussi appris qu'il y a 15 ans, certains de ces journaux dans des villes de 10 000 habitants faisaient des affaires d'environ 1 million de dollars. Il n'y avait pas de concurrence de la télévision et la marge bénéficiaire était de près de 50 p. 100. Ce n'était pas une mauvaise affaire. Pour une personne seule, c'était un excellent revenu. Pour une entreprise familiale de quatre ou cinq chefs de ménage, ça l'était moins. Pour une compagnie, en regrouper une cinquantaine dans la même région, cela commence à devenir alléchant.

Malheureusement, les entreprises familiales sont en train de disparaître. Celle qui essaie de tenir le coup contre une chaîne n'y parvient pas. Pendant une courte période, les chaînes réduisent leurs tarifs de publicité, mais pas trop pour attirer l'attention des autorités qui luttent contre les coalitions et finissent par évincer du marché l'entreprise artisanale.

Voilà la tendance que j'observe. J'aurais aimé avoir une réponse à votre question, mais je ne pense pas en avoir une qui soit facilement applicable et soit sensée du point de vue économique.

Le sénateur Hubley: Les petits journaux locaux sont le miroir de la personnalité des gens qui habitent la collectivité. Kensington, ville de 1 200 habitants, a son propre journal, le County Line Courier. Il arrive la même chose dans le domaine de la télévision avec les stations de câblodistributeurs. Je ne veux pas aller jusqu'à parler d'esprit de clocher, mais ces journaux parlent d'eux à leurs lecteurs, ce que les autres ne font pas. Peut-être y aura-t-il des journalistes à l'esprit d'entreprise qui verront combien ces petits journaux sont nécessaires et se substitueront aux grands groupes.

M. Carlin: C'est peut-être plus facile dans votre région. Ça l'est beaucoup moins là où les grands groupes sont déjà en présence parce que le marché de la publicité locale est très âpre. L'entreprise qui occupe une position dominante peut accumuler des pertes pendant quelque temps, mais l'entrepreneur seul va y perdre sa chemise.

La présidente: Professeur Carlin, merci beaucoup. On n'a jamais le temps de répondre à toutes les questions. Accepteriez-vous de nous répondre par écrit à une question que nous n'avons pas réussi à vous poser?

M. Carlin: Volontiers.

La présidente: Dans votre déclaration liminaire, vous avez parlé d'un point de référence national pour la reddition de comptes en précisant bien qu'il ne s'agit pas de contrôle par l'État mais bien d'une entité indépendante. Pourriez- vous nous dire à quoi vous songiez?

M. Carlin: Avec plaisir.

La présidente: Je vous remercie beaucoup d'être venu aujourd'hui. Vous nous avez donné matière à réfléchir et nous vous en sommes reconnaissants.

Nous entendrons maintenant Carolyn Newman et Charly Smith. Elles ont réalisé récemment des travaux de recherche dans le domaine de l'actualité destiné aux jeunes, y compris la planification des émissions pour les jeunes ainsi que leur attitude face aux médias.

Je précise que Carolyn Newman est une ancienne étudiante du professeur Carlin. Elles vont participer à la conférence nationale de l'Association canadienne des journalistes à Toronto où elles feront l'exposé qu'elles vont maintenant nous présenter. Je vous remercie d'être venues aujourd'hui. C'est avec plaisir que nous allons vous écouter.

Mme Carolyn Newman, réalisatrice autonome, témoignage à titre personnel: Merci, madame la présidente et mesdames et messieurs les sénateurs de m'avoir invitée à comparaître devant le comité. Au cours des quatre dernières années, ma collègue Mme Smith et moi-même avons étudié les perceptions des adolescents face aux médias, à l'information et aux actualités canadiennes et américaines. Nous sommes ici pour discuter des questions suivantes. Comment les adolescents perçoivent-ils les médias? Comme les médias les dépeignent-ils? Qu'est-ce qu'une nouvelle pour un adolescent? Enfin, nous allons présenter une étude de cas de production indépendante pour des émissions d'actualité et d'information jeunesse.

Pour lancer la discussion d'aujourd'hui, je vais citer une jeune femme de 15 ans appelée Paloma de Montréal, que nous avons rencontrée lors de nos interviews auprès de jeunes Canadiens à propos de l'actualité et des médias:

J'en ai assez de l'état de la télévision d'aujourd'hui, de la télévision canadienne. La télévision n'a pas son pareil pour la diffusion des idées. Cela se voit très bien dans le phénomène de la publicité. Pourquoi les entreprises décident-elles de faire de la publicité pour leurs produits et leurs services à la télévision? Parce qu'elles savent pouvoir joindre un auditoire gigantesque grâce à ce média. J'implore CBC d'en tirer profit et de se servir de son réseau pour faire autre chose que la promotion des voitures. Donnez-nous une voix. J'espère que vous reconnaîtrez que la jeunesse d'aujourd'hui n'est pas qu'un autre public-cible, une bande de consommateurs aveugles, mais une force puissante avec laquelle il faut compter.

La majorité des jeunes avec qui nous avons parlé connaissent le paysage télévisuel canadien. Ils disent comprendre que les émissions américaines sont de meilleure qualité parce qu'elles bénéficient de plus gros investissements et de meilleure qualité technique. Comme consommateurs de télévision canadienne, ils savent ce qu'ils veulent; et c'est précisément pourquoi ils nous disent écouter les émissions américaines plutôt que les émissions canadiennes.

Quel est l'impact culturel? Pour la plupart des jeunes avec qui nous avons parlé, si c'est canadien, ce n'est pas chic. Pourquoi? Je cite: «Les émissions canadiennes, c'est du toc parce qu'on voit qu'elles sont faites à rabais et qu'elles n'en finissent pas de rappeler qu'elles sont canadiennes». Ce sont leurs propres paroles.

Nous pensons qu'en général les médias ont peur du pouvoir des jeunes puisqu'ils ont leur propre culture qui est passionnée, turbulente et qui regorge de vérités dures et politiquement incorrectes. Le problème avec les ados, c'est que si vous leur posez la question, préparez-vous à la réponse. C'est ce que vous avez voulu, c'est ce que vous avez eu.

Quand on leur pose des questions sur les médias d'information, ce qui leur plaît et ce qui ne leur plaît pas à propos de la couverture du conflit irakien, par exemple, voici ce que la majorité d'entre eux vous disent:

«Il devrait y avoir une diversité d'opinions et plus de choses sur la façon dont ça touche les Canadiens et les Américains.» C'est de Chris, 18 ans.

«J'ai le sentiment qu'on ne me dit pas tout. Les opinions devraient être plus diversifiées et il devrait y avoir plus d'information de fond sur les causes de la guerre.» Ça vient de Hyla, 16 ans.

«Je hais la partialité de CNN et des autres médias. Ils sont tellement subjectifs et ça se voit tout de suite», dit Matthew, 17 ans.

«Beaucoup de stations sont très biaisées. Il est difficile de voir ce qui est vrai et ce qui ne l'est pas. On se demande toujours ce qui a été laissé de côté.» Cela vient de Caitlin, 17 ans.

«Je chercherais peut-être à me tenir informée à propos de ce qui se passe si je pouvais trouver ne serait-ce qu'un seul reportage ou information vraiment objectif. Malheureusement, ce n'est pas le cas. Pour moi, le fait de ne pas regarder les actualités à la télévision ou d'acheter le journal est une façon de boycotter tout ce que je reproche à l'ensemble des médias.» Ça vient de Sarah, 19 ans.

Comme vous pouvez le voir d'après ces réponses, les jeunes ne font pas confiance aux médias ou à sa façon de travailler. Pouvez-vous les en blâmer? Les jeunes sont mis sur la touche et sous-représentés sauf lorsqu'il s'agit de stéréotypes comme les hiphoppers, les coureuses de boîtes, les skaters, les bidouillards.com ou les Goths à mitraillette.

Les médias finissent par ne pas s'occuper d'eux et se demandent pourquoi ils sont délaissés par eux. Tous ces jeunes cherchent des réponses et posent des questions. Ils ont l'esprit vif. Les jeunes d'aujourd'hui ne sont ni naïfs, ni aveugles ni apathiques. Ils sont éveillés, à l'affût et très intuitifs face aux médias.

Le problème, ce n'est pas que les jeunes ne veulent pas participer, c'est que les médias conventionnels ne veulent pas jouer le jeu si ce n'est pas eux qui fixent les règles. Les jeunes ne regardent pas les actualités parce que les reportages ne montrent pas l'effet des événements sur leur vie. Les actualités sont un monologue, non un dialogue. Voilà le problème.

Ils aimeraient bien regarder une émission sur la politique, par exemple, si vous preniez un problème de tous les jours et si vous leur montriez en quoi cela les touche dans leur quotidien. Par exemple, au sujet de la crise dans l'enseignement, les jeunes avec qui nous avons parlé aimeraient voir les politiques répondre à leurs questions. Ils veulent que les médias mettent les choses en contexte d'une manière qui les rejoint.

Ils veulent voir des récits positifs et un tandem action-réaction, à l'opposé de l'impartialité des médias adultes. Des voix et des cultures différentes appellent des méthodes différentes de transmission de l'information et devraient être considérées comme aussi légitimes et nécessaires que les actualités traditionnelles même si cela semble déroger aux normes contemporaines.

Ce n'est pas que les jeunes ne veulent pas s'entendre, se voir ou s'exprimer. Ce qu'ils reprochent au journalisme leur a permis de mettre le doigt sur le problème des médias aujourd'hui. Cela ne me rejoint pas. En termes rédactionnels, cela signifie qu'il faut entendre un plus grand nombre de voix sur nos ondes.

Mme Charly Smith, réalisatrice autonome, témoignage à titre personnel: Beaucoup sont venus et ont parlé avec éloquence de la nécessité de sauver la culture et le patrimoine des collectivités canadiennes distinctes, mais un groupe a toujours été tenu à l'écart des discussions sur la diversité dans l'information et les questions d'actualité. Les jeunes constituent le groupe le plus ignoré et mal servi dans les émissions d'information et d'actualité au pays. Ils ne se voient pas. Ils ont été en grande partie tenus à l'écart des grandes orientations et donc marginalisés depuis les débuts de la télévision il y a plus de 50 ans.

Pourquoi? D'après certains professionnels de la radiodiffusion, les jeunes ne s'intéressent pas à l'actualité. Pour d'autres, les jeunes constituent un trop grand risque. Ils sont trop difficiles à cerner. De plus, il n'y a pas de fonds distinct pour encourager les réalisateurs ou radiodiffuseurs indépendants à créer ce genre d'émissions. Ce qui se traduit par l'absence de voix et de choix pour les jeunes sur les ondes nationales.

Culturellement, le Canada s'affaiblit lui-même en n'offrant pas d'émissions d'information et d'actualité qui plaisent à la prochaine génération de dirigeants du pays, les interpellent ou les reflètent. Comme productrices indépendantes, nous avons constaté que l'industrie fait qu'il est à peu près impossible pour nous de mettre en ondes une émission d'information et d'actualité pour les adolescents.

Permettez-moi, si vous le voulez bien, de vous décrire une idée qui aurait donné une voix nationale aux jeunes du Canada. Ça s'appelait Renegadz et c'est un excellent exemple de la façon dont on n'encourage pas ici les émissions d'information et d'actualité et la convergence.

Renegadz, c'était notre vision. C'était un système de communication indépendant multi-plateforme par et pour les jeunes. Cela comprenait une émission de télévision et un point-com. Le concept a mérité un prix de l'Association canadienne des radiodiffuseurs, une licence de radiodiffusion à CBC et a piqué l'intérêt de l'une des plus grandes compagnies canadiennes de télécommunications qui était prête à financer le volet nouveau média du projet. Toutefois, par manque de fonds pour les émissions d'information et d'affaires publiques dans des organismes de financement canadiens, Renegadz a été rejeté par le Fonds canadien de télévision.

Même si le concept de Renegadz a gagné un prix pour son plan d'activité, et obtenu des fonds du Programme de droits de diffusion, le pendant du Programme de participation au capital, des crédits de Shaw et les droits de diffusion maximum de CBC, le Programme de participation au capital estimait néanmoins que les émissions d'information et d'actualité sont un mauvais investissement à cause de son format.

Les déboires que nous avons eus avec les fonds de la télévision ne sont qu'une des difficultés que rencontrent les producteurs de ce genre d'émission. L'autre a été d'obtenir le financement du volet point-com de Renegadz, une nécessité pour un projet d'information et d'actualité à l'intention des jeunes. Quand un radiodiffuseur s'intéresse à un projet, il investit une certaine somme pour tourner une émission pilote. Pour ce qui est de créer le volet en ligne de l'émission, il n'y a pas d'aide financière des radiodiffuseurs. Ils s'attendent à ce qu'il y ait un site Web sans qu'ils aient à le financer.

L'autre problème du financement du point-com, c'est l'absence de plan clair des radiodiffuseurs sur la manière dont le volet en ligne doit être mené, quel contenu peut ou non apparaître en ligne et qui est propriétaire de quoi. C'est donc au producteur de s'assurer qu'il y ait des plans pour le point-com et que le site Web soit financé. Dans notre cas, nous avons essayé de convaincre CBC de s'associer à une des plus grandes compagnies canadiennes de télécommunications pour financer certains éléments du site Web. C'est ainsi que nous avons découvert que, à moins d'appartenir à une entité comme CTV, CBC, Global ou Alliance Atlantis et d'être développé à l'interne, il n'est pas possible pour un producteur indépendant d'être convergent à cause du coût et de l'absence de possibilités de financement. Dans notre esprit, la convergence devait précisément être des partenariats de plusieurs médias dans des projets et non servir à consolider les conglomérats.

Ce qui nous est arrivé est arrivé à des centaines d'autres producteurs indépendants au pays. Dans un rapport produit par Delvinia en 2001 intitulé «Filling the Pipe»: Stimulating Canada's Broadband Content Industry throught R&D», un producteur dit ceci:

Si nous ne prenons pas l'engagement et nous ne le soutenons pas, nous allons nous faire écraser. Nous allons absolument nous faire écraser au Canada. Nous allons perdre notre avantage, notre avantage concurrentiel dans le monde, et nous n'allons pas pouvoir utiliser ce que nous avons déjà, c'est-à-dire la reconnaissance comme le pays le plus branché du monde. Il faut agir rapidement et maintenant [...]

Mme Newman: Renegadz est l'une des nombreuses voix qui a été rendue muette parce qu'il n'y a pas d'aide du gouvernement pour la faire entendre. Voici une citation de Chris, 19 ans:

Il est important que les jeunes se racontent leur vécu. Prenez mon cas. J'étais en foyer d'accueil. Je n'ai pas eu la vie facile. Je brûle de parler de ce qui m'est arrivé à moi et d'autres m'ont dit que ça les aide. Ce serait super sur un réseau national.

Mesdames et messieurs les sénateurs, nous vous implorons de prendre des mesures sur plusieurs fronts. D'abord, créez un fonds pour les émissions indépendantes de télévision et de nouveaux médias en matière d'information et d'actualité et prévoyez un volet jeunesse. Deuxièmement, harmonisez les fonds nouveau média et télévision. Troisièmement, améliorez la transparence du processus de décision pour toutes les questions de financement public des médias.

Comme vous pouvez le constater, ce n'est pas qu'un projet de carrière pour Mme Smith et moi-même. C'est une passion. Il nous faut une voix qui soit aussi indépendante, vraie, crue et rebelle qu'eux.

La présidente: C'est fascinant. Vous avez présenté des points fort intéressants. J'ai plusieurs questions à vous poser, mais je voudrais d'abord comprendre à quoi Renegadz aurait ressemblé. Est-ce que ça aurait été une émission d'information à propos des jeunes?

Mme Newman: C'était une émission d'information et d'actualité pour les jeunes par les jeunes. Renegadz était un système de communication à plusieurs éléments. L'émission de télévision était la pierre angulaire parce que comme nous le savons tous, la télévision est un médium puissant. Il y avait donc un volet interactif avec la point-com. Nous avions des plans pour le sans-fil et pour la radio. C'était le concept de Renegadz.

La présidente: Le volet multimédia est fascinant et étonnant. Toutefois, peu importe qui exerce le métier, les éléments fondamentaux du journalisme restent les mêmes. Un des grands principes énoncés par une multitude de témoins, c'est que l'État ne finance pas le journalisme, à l'exception de Radio-Canada.

Vous parlez de financement public pour une émission d'information indépendante. N'y voyez-vous pas des considérations de morale?

Mme Smith: Lorsque l'on parle d'information et d'actualité pour les jeunes, c'est un genre très différent d'information. Je sais de quoi vous parlez. Je vais essayer de répondre du mieux possible.

Renegadz était essentiellement une émission d'information pour les jeunes qui porte sur ce qu'ils font, leur avenir, avec peut-être un reportage sérieux, sur l'enseignement par exemple. L'enseignement est le grand sujet chez les adolescents actuellement parce que partout c'est la crise. Les jeunes parlent du nombre d'élèves par classe; ils parlent du fait que les écoles sont en train de s'effriter.

Ils veulent des explications des autorités. Ils réagissent bien à cela. C'était un des éléments de l'émission.

Ils veulent savoir ce qui se passe dans leur monde à eux.

Mme Newman: Pour répondre plus particulièrement à votre question, CBC voulait l'émission. Elle voulait la diffuser. C'était unique en son genre puisque c'était indépendant et était au service de cette clientèle particulière.

Par contre, même si CBC en voulait, il n'y avait pas de mécanisme de financement pour mettre à l'antenne une émission comme celle-là. Sur le plan éthique, nous étions à la merci des lignes directrices de CBC. Par contre, cette voix n'a jamais été entendue à l'antenne, faute d'argent.

Je ne sais pas exactement comment vous réglez ce problème dans des règles qui régissent le financement, mais il y a au pays des voix qui doivent être entendues. Il en a été question plus tôt à propos des petites villes, des voix indépendantes et des entrepreneurs, mais il n'y a pas de mécanisme de financement pour les entrepreneurs du domaine de l'information. Il est impossible d'obtenir des fonds au Canada pour ce genre d'émission. Pour les journaux, je ne sais pas, parce que je n'ai pas essayé.

Nous avons dû investir nos propres fonds pour lancer le projet. Nous sommes absolument convaincues que les jeunes méritent de se faire entendre et nous étions prêtes à leur servir de porte-voix. Je ne regrette rien.

Mme Smith: Si l'émission avait été acceptée, nous aurions relevé de Cheryl Hassen, directrice des émissions pour enfants, ou de son adjointe, Kim Wilson, le chef de la production. Comme production indépendante, cela se fait de la même manière quel que soit le réseau — au bout du compte, le radiodiffuseur décide de ce qui va être supprimé et de ce qui va le remplacer.

Mme Newman: C'est comme lorsqu'on est journaliste pigiste; vous continuez de relever de votre relecteur, mais le point de départ est différent.

La présidente: Il doit bien y avoir un créneau ici. Même à mon âge avancé, je vois bien que la plus grande partie des émissions et des articles conventionnels à l'intention de cette catégorie d'âge sonnent faux. Ça me semble emprunté et déconnecté — ça pourrait aussi bien être des sonnets d'Elizabeth Barrett Browning.

Le sénateur Banks: Je m'y perds un peu parce que la Société Radio-Canada reçoit chaque année des crédits et vous dites que CBC voulait votre émission. Si CBC la veut, elle peut acheter votre émission. Peut-être la société n'en voulait- elle pas tant que cela.

J'admire votre entreprise. La présidente a raison. Les émissions conçues par les vieux réussissent rarement à attirer les jeunes.

Dans ce cas, si CBC voulait votre émission, pourquoi avez-vous dû vous adresser ailleurs pour obtenir des fonds? Les émissions d'information et d'affaires publiques de CBC ne sont pas commanditées; elles sont financées par les budgets de CBC.

Mme Newman: C'est parce que nous sommes des indépendantes et que nous voulions maintenir cette indépendance de productrices. CBC nous a donné un accord de droits de diffusion maximum, soit 26 p. 100 du budget total. Comme productrices indépendantes, c'était à nous de trouver le reste des fonds pour rester les maîtres d'oeuvre. Nous nous sommes adressées aux fonds traditionnels qui ne prévoient rien pour les émissions d'information et d'actualité.

Le sénateur Banks: Est-ce que CBC vous a offert d'accepter votre émission à condition d'accepter ses politiques concernant le contenu des émissions d'information et d'affaires publiques?

Mme Newman: Sous cet angle, CBC a été extraordinaire. La Société nous a dit de faire ce que nous voulions et qu'elle allait intervenir si elle estimait devoir le faire. Elle acceptait que notre perspective serait authentique comme productrices de contenu indépendantes. Cela, elle voulait le garder. Notre perspective est l'une des raisons pour laquelle la Société avait retenu notre émission.

Le sénateur Eyton: Je suis intrigué par ce que vous avez dit, surtout le fait que d'après vous la télévision d'aujourd'hui ne rejoint pas les jeunes là où ça compte. Pour avoir travaillé avec de nombreuses compagnies qui vendent des produits et des services, j'ai vu qu'elles dépensent des centaines de millions de dollars par année pour atteindre les adolescents, qui ont un immense pouvoir d'achat. Les adolescents sont le plus gros marché. Par exemple, si vous vendez du Coca-Cola, vous voulez les atteindre et susciter chez eux des habitudes qui dureront toute une vie. Si vous êtes dans le secteur automobile, vous voulez qu'ils s'identifient à votre marque.

Je sais que vous vous êtes adressées à CBC, mais si vous avez un produit de qualité qui parle vraiment aux jeunes — et j'imagine qu'il s'agirait d'information et d'affaires publiques présentées autrement et avec un contenu différent — je m'étonne que vous n'ayez pas reçu d'appui public. Je m'étonne aussi que vous n'ayez pas obtenu de financement privé.

Mme Smith: Nous en avons reçu. Nous nous sommes adressées à un des réseaux privés canadiens et on nous a dit qu'il n'y avait pas de fonds pour ce genre d'émission et que ce n'était pas prioritaire pour eux même si ce n'était pas une émission traditionnelle d'information. Un autre réseau nous a dit: «Ils sont trop difficiles à cerner, trop difficiles à comprendre. On pourrait essayer, mais il est probable que ça ne marchera pas».

Le sénateur Eyton: Je parlais des bénéficiaires directs — les entreprises privées — qui ont de gros budgets pour essayer d'atteindre les adolescents. Les réseaux permettent d'y arriver. C'est quelque chose de différent, une sorte d'intermédiaire.

Il me semble que vous réussiriez à attirer des gens, surtout si vous décrivez des adolescents comme une sous-culture généralisée à la grandeur du pays. Et qui va même au-delà. On pourrait dire que les adolescents américains ont des vues et des valeurs semblables. D'après ce que vous avez dit, je ne pense pas qu'il y ait grand-chose aux États-Unis qui les satisfasse non plus.

Je m'étonne que vous n'ayez pas pu trouver une ou deux grandes compagnies qui auraient été intriguées par votre effort et qui vous auraient appuyées. Je pense que l'idée est bonne. J'aurais cru qu'il y a des gens qui comprendraient ce que vous essayez de faire et qui y auraient vu un grand potentiel commercial.

Mme Newman: De fait, nous avons essayé d'obtenir plusieurs commanditaires. Nous avons essayé avec acharnement quand nous avons appris que le Programme de participation au capital nous avait refusé son financement. Mais comme nous travaillions avec CBC, nous avions les mains liées. Il était difficile d'obtenir une commandite qui nous aurait permis de boucler notre budget à temps.

Nous sommes arrivées au mauvais moment. La télévision est basée sur 100 p. 100 de financement et sur les pourcentages. S'il vous manque 25 p. 100 de votre budget, vous n'obtiendrez pas le feu vert et vous n'obtiendrez pas d'autre financement.

C'était est un peu comme l'histoire de la poule et de l'oeuf. Les commanditaires ont dit qu'il nous manquait de l'argent et qu'il était difficile de faire affaire avec CBC parce qu'il s'agit d'un radiodiffuseur public. De leur côté, les représentants de CBC ont dit qu'ils ne pouvaient confirmer notre case horaire ni, par conséquent, décider des commanditaires auxquels faire appel. En tant que réalisatrices indépendantes, tout ce que nous voulions, c'était réaliser une émission et avoir voix au chapitre. Cela a été difficile, mais nous avons essayé.

Encore une fois, l'une des plus grandes sociétés canadiennes de télécommunications a manifesté de l'intérêt. Elle nous a écrit et pourtant il s'est avéré pratiquement impossible de réaliser un projet convergent qui ne serait pas une production interne de CTV ou de CBC. Mme Smith et moi avons travaillé jour et nuit, sept jours sur sept pendant deux ans pour essayer de mener le projet à bien, mais cela s'est révélé impossible.

Beaucoup de gens pourraient vous raconter des histoires semblables parce qu'ils ont essayé de faire la même chose. Et en plus, ils ont perdu de l'argent.

Le sénateur Eyton: Vous avez parlé de ceux qui n'ont pas réussi. Y a-t-il quelqu'un en Amérique du Nord qui a réussi à mener à bien un projet d'émissions destinées aux adolescents?

Mme Newman: Pas que je sache.

Le sénateur Eyton: Y a-t-il des exemples?

Mme Smith: Il y a l'émission 21C, une production interne au Canada. Il y a aussi l'émission Street Sense, une production interne du réseau CBC.

Mme Newman: Il y avait l'émission U8TV, qui s'adressait à une clientèle ayant un certain style de vie, mais ce n'est pas le genre d'émission que nous faisons.

Le sénateur Eyton: Y a-t-il des gens qui essaient de faire la même chose que vous, et de la même façon?

Mme Newman: Toutes les émissions que je viens de citer ont été produites à l'interne. Aucune n'a été réalisée par des créateurs indépendants, pour ainsi dire. Tout était centralisé. J'ai une analyse de la concurrence parce que nous devions la présenter à nos bailleurs de fonds.

Vous pourriez regarder ce qui se fait à MuchMusic, U8TV, ZedTV et 21C. L'émission Burly Bear, diffusée aux États-Unis, est celle qui se rapproche le plus de ce que nous voulions faire. Ses auteurs viennent de vendre l'émission à la chaîne Superstation de Ted Turner. C'est un cas un peu différent, mais il s'agit d'une entreprise indépendante convergente qui a réussi à vendre une émission de télévision à un réseau ainsi qu'à mettre sur pied une entreprise point- com florissante. C'est tout, d'après ce que nous avons pu savoir.

Le sénateur Eyton: Vous avez beaucoup de pouvoir et vous devriez être en mesure de réussir. Le marché des adolescents est vital.

Le sénateur Hubley: Vous avez fait une démarche fascinante, même si elle n'a pas été couronnée de succès.

Nous nous demandons pourquoi vous n'avez pas réussi? Y a-t-il d'autres avenues que vous pourriez explorer? J'avais oublié JonoVision parce que je ne pense pas que c'est le genre d'émission que vous souhaitiez. J'ai regardé Street Sense, mais je ne sais pas si cette émission s'adressait à un auditoire plus jeune. À mon avis, elle ne faisait pas grand place à l'actualité. Je n'ai pas vu d'émission comparable à celle que vous souhaitiez faire dans le domaine de l'actualité.

Avez-vous essayé d'autres médias? Avez-vous pensé à la presse écrite, par exemple?

Avez-vous trouvé irritante l'idée de l'opposition entre les émissions traitant de l'actualité et celles qui visent le simple divertissement? Comment avez-vous réagi quand on vous a demandé si votre émission était divertissante? Ce n'est peut-être pas de cette façon que vous l'aviez imaginée. Certes, votre émission serait divertissante, mais elle ne correspond pas à ce que l'on entend par divertissement au sens strict; vous n'avez pas besoin de clowns pour attirer les téléspectateurs.

Vous avez parlé du point de vue des jeunes sur cette question, en donnant l'exemple de l'éducation. Nous partageons beaucoup de vos opinions à ce sujet. Avez-vous constaté une réaction semblable quand vous réalisiez un programme axé sur l'actualité? Est-ce que vos points de vue touchaient de près les sujets qui préoccupent les politiciens et la direction des commissions scolaires?

Mme Newman: À Gananoque, nous nous sommes rendues dans une école pour parler de notre projet aux élèves de plusieurs classes. Nous avons parlé des nouvelles et des sujets d'actualité, ce qui a mené à des échanges sur notre passion de la réalisation. L'enseignante de ces classes nous a dit d'aller de l'avant parce qu'à son avis, il existait un véritable besoin pour ce genre d'émission et il fallait réveiller les gens.

Mme Smith: Les gens ont besoin d'entendre ce que les jeunes ont à dire. Il y a beaucoup d'adultes qui ne veulent pas que l'on aborde les sujets dont parlent les jeunes. C'est le principal facteur qui explique la difficulté qu'on éprouve à faire accepter une émission où les jeunes peuvent faire entendre leur voix.

Les adultes rejettent ces émissions, sous prétexte qu'ils ne veulent pas que leurs enfants fassent ceci ou cela. Ils ne veulent pas voir des adolescents parler de certains sujets à la télévision. Et pourtant les chansons d'Eminem parlent de ces sujets. On ne parle plus des «latchkey children», c'est-à-dire des enfants à la clé. Aujourd'hui, la plupart des jeunes rentrent chez eux et vivent avec leur groupe d'amis. Ils ne trouvent plus maman ou papa à la maison lorsqu'ils rentrent. Ils s'élèvent tout seuls, et c'est pourquoi ils vivent dans un monde très différent.

Nous avons constaté que les jeunes sont intelligents et qu'ils ont un désir brûlant de s'exprimer. Certes, il y a Internet, mais cela ne suffit pas. Nous les avons cités tout à l'heure, leurs propos sont très durs; les jeunes disent qu'ils ne font pas confiance aux médias, et c'est parce qu'ils font partie d'une génération très délurée face aux médias. Je dirais qu'ils en savent plus long sur les médias que nous n'en savions au début de notre carrière. Leurs jugements sur les médias sont si perspicaces; ils sont si intelligents.

Mme Newman: Pour en revenir à ce que vous avez dit au sujet des émissions de divertissement, nous avons misé sur l'idée de Michael Moore, par exemple dans Bowling for Columbine ou Stupid White Men. Voilà le genre de production qui plaît aux jeunes. Nous avons essayé de privilégier un point de vue plus proactif, d'adopter une perspective semblable à celle de Michael Moore face à l'actualité et aux récits présentés. Les jeunes ne veulent pas subir passivement les effets des événements dans le monde; ils veulent contre-attaquer.

Nous voulions donc modifier la façon dont on présente les actualités aux jeunes, en adoptant un point de vue plus proactif. C'est peut-être un peu moins divertissant, mais voilà ce que nous voulions faire.

La présidente: Je vous remercie toutes les deux d'avoir participé à ces échanges des plus intéressants. Les idées que vous avez exprimées pourront s'appliquer dans une perspective plus large. J'ai été frappée par votre déclaration selon laquelle la convergence est impossible pour les réalisateurs indépendants. Je m'en souviendrai en poursuivant la démarche d'apprentissage dans laquelle notre comité s'est engagé.

Nous vous sommes très reconnaissants d'être venues et nous vous souhaitons bonne chance.

La séance est levée.


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