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RAPPORT INTÉRIMAIRE SUR LES MÉDIAS CANADIENS D’INFORMATION

Comité sénatorial permanent des transports et des communications

Quatrième rapport


PARTIE III : TÉMOIGNAGES ENTENDUS JUSQU’À MAINTENANT

Le XXe siècle a été marqué par une multiplication des commissions royales et autres commissions d'enquête officielles en Grande-Bretagne, en Australie, au Canada et ailleurs dans le monde, commissions qui ont étudié dans quelle mesure les médias s'acquittaient de leur responsabilité civique et qui se sont interrogées sur ce qui pouvait être fait afin de corriger leurs apparentes lacunes et les inciter à faire preuve de plus de responsabilité.

Même aux États-Unis, la toute dernière des démocraties occidentales à envisager d'intervenir dans la conduite des médias sur le plan de la politique gouvernementale, il y a eu la commission Hutchins dans les années 40. Celle-ci a essayé, de façon souvent torturée, de composer avec les tensions qui existaient entre, d'une part, les obligations civiques des médias envers le projet démocratique et, d'autre part, les réalités du marché s'appliquant aux médias. (Christopher Dornan, 6 mai 2003)

Bien que les questions soumises à l’étude ne soient pas nouvelles, elles prennent un tout nouveau sens en raison des changements observés chez les médias d’information. Le Comité a déjà entendu le témoignage d’un grand nombre de témoins éminents. La plupart des témoins, même s’ils sont affiliés à des universités ou à d’autres organisations, ont comparu devant le Comité à titre personnel. L’annexe donne la liste des témoins et indique lesquels ont comparu à titre personnel. En déposant un rapport intérimaire, le Comité reconnaît évidemment qu’il n’a pas nécessairement encore entendu tous les points de vue sur les médias canadiens. D’autres témoins viendront sans aucun doute se prononcer à leur tour sur la liberté de presse.

La présente partie rapporte brièvement les propos des témoins et se divise en quatre grands thèmes : la Charte canadienne des droits et libertés et le droit des médias, le « marché des idées », la pratique du journalisme et les questions de politique.

 

A. La Charte candienne des droits et libertés et le droit des médias

            Toute étude des médias au Canada, surtout si elle porte sur les nouvelles, l’information et l’opinion, doit aborder le traitement de la presse en droit.

1.         La Charte et la liberté de presse

            Avant 1982, la liberté de presse n’était pas garantie par la Constitution du Canada, même si on l’attendait depuis longtemps, sur le modèle de la common law anglaise[1]. Cette liberté est devenue expresse avec l’adoption de la Charte canadienne des droits et libertés. L’article 2 de la Charte énumère les quatre libertés fondamentales :

Chacun a les libertés fondamentales suivantes : a) liberté de conscience et de religion; b) liberté de pensée, de croyance, d’opinion et d’expression, y compris la liberté de la presse et des autres moyens de communication; c) liberté de réunion pacifique; d) liberté d’association.

            Tout aussi pertinent, l’article 26 de la Charte se lit comme suit : « Le fait que la présente charte garantit certains droits et libertés ne constitue pas une négation des autres droits ou libertés qui existent au Canada. » Comme l’ont fait remarquer plusieurs témoins, aucune de ces libertés n’est absolue. L’article premier de la Charte admet d’ailleurs certaines limites : « La Charte canadienne des droits et libertés garantit les droits et libertés qui y sont énoncés. Ils ne peuvent être restreints que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique. »

            L’expression « liberté de presse » est souvent utilisée pour résumer le concept plus large de la « liberté de la presse et des autres moyens de communication ».

 

2.         Les positions de base quant à la liberté de presse

            Bien entendu, tous les témoins qui ont comparu devant le Comité connaissaient les libertés garanties par la loi à propos de la presse et des autres médias. Toutefois, le Comité a remarqué des divergences d’opinion considérables sur la définition de la liberté de presse, sur le bénéficiaire de cette liberté et sur le rôle que doit jouer le gouvernement pour la garantir.

Ces divergences ont été exposées clairement à la réunion du 29 mai 2003, dans le témoignage de deux professeurs de droit : Jamie Cameron, de la Osgoode Hall Law School de l’Université York, et Pierre Trudel, du Centre de recherche en droit public de l’Université de Montréal. Quiconque s’intéresse à la question de la liberté de presse au Canada lira avec intérêt les témoignages de cette réunion.

Mme Cameron et M. Trudel ont comparu la même journée, mais pas en même temps, alors il ne s’agissait pas d’un débat thématique entre eux sur les divers aspects de la Charte et de la liberté de presse au Canada. La présente section met l’accent sur les différences entre les deux témoignages afin de faire ressortir les zones grises de l’analyse de la liberté de presse au Canada.

Ils ont tous deux présenté un exposé sensé et très raffiné, puis répondu aux questions des membres du Comité de façon franche mais subtile, de sorte qu’il est difficile de généraliser leurs points de vue. Selon M. Trudel :

Parmi les deux grandes familles de conception de la liberté de presse, on peut reconnaître la conception classique de la liberté de presse, celle qui postule que la liberté de s'exprimer, c'est la liberté de faire usage de ses droits de propriété afin de s'exprimer. Il y en a de plus contemporaines qui ont émergé depuis la Deuxième Guerre mondiale, qui attachent plus d'importance au rôle que joue la liberté de presse dans les processus démocratiques. (29 mai 2003)

La conception la plus récente de la liberté de presse, celle de la responsabilité sociale, est plus susceptible d’accepter l’intervention du gouvernement dans les médias. Il s’agit d’une liberté positive (avec un rôle positif pour le gouvernement), contrairement à la conception classique où la liberté était négative (jadis, les éditeurs étaient à l’abri de toute ingérence gouvernementale). M. Trudel souligne que, dans une démocratie, on ne peut imposer une seule et unique conception de la liberté et fait remarquer ce qui suit :

Au Canada comme dans les autres démocraties, ces conceptions coexistent et se développent dans un tissu culturel, suivant des mentalités et des représentations de ce qui est acceptable ou non.

La Cour suprême du Canada a reconnu l'importance de la liberté de presse. Mais dans certains passages, la cour a reconnu ce que certains appellent « le volet positif de cette liberté de presse », volet selon lequel l'État, au nom de la qualité des processus démocratiques et de la diversité, peut prendre des mesures qui tendraient à assurer certains équilibres.

C'est ce qui fonde un très grand nombre de règles qui font partie du tissu le plus fondamental du droit canadien des médias. La Loi sur la radiodiffusion, à la fois dans son historique et dans sa conception actuelle, procède d'une volonté très présente dans l'histoire canadienne, depuis le début du XXe siècle, de s'assurer qu'il y ait une circulation d'information et de contenu de toutes sortes qui reflète les visions canadiennes et les conceptions qui existent dans le pays, et qui s'opposent en grande partie à une conception plus classique, qui postule que l'on peut utiliser sa propriété pour s'exprimer. (29 mai 2003)

Bien que M. Trudel semble accepter l’intervention gouvernementale, il ne pense pas qu’une telle intervention puisse être adoptée à la légère.

[L]'action régulatrice de l'État, quelle qu'elle soit, doit toujours être tout en nuance et conçue de manière à éviter « de jeter le bébé avec l'eau du bain » . Lorsqu'il s'agit de réglementer une liberté aussi fragile et aussi fondamentale que la liberté de presse, il faut faire attention aux mesures qui essaieraient de prétendre que tout est blanc ou tout est noir. Malheureusement et/ou heureusement, pourrait-t-on dire, cela n'est pas aussi simple.

Il faut privilégier des mesures qui sont à la fois un mélange harmonieux d'autorégulation par les entreprises elles-mêmes, d'implications très fortes de membres de la société civile et des autres composantes plus gouvernementales de notre société. Il faut se garder d'une intervention réglementaire comme celle qui peut peut-être fonctionner dans d'autres domaines que les médias d'information. (29 mai 2003)

            De son côté, Mme Jamie Cameron est consciente que l’article premier de la Charte permet l’imposition de certaines limites à la liberté de presse, mais rappelle que les limites, imposées par voie de règlement, compromettent le rôle de la presse dans la société démocratique. Elle insiste sur la fonction de « chien de garde » que doit assumer la presse.

On entend par là que la presse surveille les institutions gouvernementales de tous genres et à tous les niveaux; et qu'elle le fait pour notre compte. La presse nous dit — à nous les citoyens canadiens — ce que font ces institutions. C'est par la presse que le public reçoit des informations et apprend ce que fait notre gouvernement et peut, à partir de là, prendre position dans le débat et apprécier les mesures que prennent nos institutions représentatives.

C'est par le canal de la presse que le public est en mesure d'exiger des comptes de ceux qui nous gouvernent, de ces institutions. (29 mai 2003)

Elle prétend que la presse peut s’acquitter de son rôle de chien de garde, ou de vérificateur, seulement si elle n’a pas à composer avec les règlements et l’ingérence du gouvernement.

            Mme Cameron a relevé plusieurs problèmes possibles relativement aux médias — le mercantilisme indu, le consumérisme indu, le sensationnalisme indu, les politiques éditoriales discutables, la convergence excessive — mais elle ne croit pas que la réglementation soit le remède miracle à ces maux. Selon elle :

[…] ma liberté d'expression ne dépend pas de votre approbation ou de l'approbation de quiconque, notamment de celle du gouvernement. C'est ainsi que je définis la liberté d'expression. Et il se trouve que je définis de la même manière la liberté de la presse. J'affirme que le même principe s'applique à la presse.

Elle perçoit la réglementation des médias comme un choix ayant des conséquences indésirables.

Nous avons le choix : ou bien l'État exige que la presse rende des comptes au gouvernement — et c'est ce qu'une réglementation cherche à faire — ou la presse peut demander des comptes au gouvernement pour le bénéfice du public du fait qu'elle a la liberté de surveiller les institutions publiques. Je ne crois pas qu'on puisse avoir l'un et l'autre en même temps. Une fois que la presse devient comptable envers l'État étant donné qu'elle se trouve placée sous le parapluie de la réglementation gouvernementale — et ce pourrait être un gros parapluie — elle perd son indépendance. C'est inévitable. Lorsqu'elle perd cette indépendance, elle perd le pouvoir d'exiger des comptes du gouvernement et elle ne peut plus permettre aux citoyens d'exiger des comptes du gouvernement sur la manière dont il exerce son pouvoir.

Mme Cameron a conclu son exposé avec la mise en garde suivante :

[…] il ne faut pas réglementer la presse parce qu'il y a certaines choses que nous n'aimons pas dans la presse ou parce que nous croyons pouvoir l'améliorer, mais parce qu'avant tout, la presse doit être libre et indépendante si on veut qu'elle joue son rôle. Voilà, dans une large mesure, la raison pour laquelle la liberté de la presse est une valeur et un droit protégé par la Charte. (29 mai 2003)

            Ces deux professeurs préconisent la recherche de l’équilibre. Pour Mme Cameron, l’équilibre se situe « entre la jouissance des droits, d'une part, et les limites raisonnables conformes aux valeurs démocratiques, d'autre part » (29 mai 2003). Pour M. Trudel, « [i]l faut privilégier des mesures qui sont à la fois un mélange harmonieux d'autorégulation par les entreprises elles‑mêmes, d'implications très fortes de membres de la société civile et des autres composantes plus gouvernementales de notre société » (29 mai 2003).

            Le Comité a entendu de nombreux autres témoins à ce sujet. La liste suivante résume quelques-uns des points de vue exprimés :

·                    Tom Kent, associé, École des études politiques, Université Queen, et ancien président de la Commission royale sur les quotidiens, le 29 avril 2003

La Charte est conçue, avant tout, pour sauvegarder les droits et libertés des Canadiens. Les droits et libertés des autres sont secondaires par rapport aux droits des particuliers dans notre société, et en dépendent.

La propriété croisée et la convergence ne représentent pas des phénomènes locaux, mais nationaux, et elles devraient être interdites au nom de la liberté et de la diversité de l’information.

·                    Mark Starowicz, chef de production, CBC CineNorth, le 29 avril 2003

La liberté de choix s'entend maintenant de la liberté de choisir parmi 200 canaux; alors qu’elle devrait s’entendre de la liberté de produire des émissions qui ne sont pas axées sur la publicité.

·                    Russell Mills, boursier Neiman, Université Harvard, et ancien éditeur du Ottawa Citizen, le 1er mai 2003

Au Canada, la liberté d'expression appartient en définitive aux propriétaires des médias d'information, et non pas aux rédacteurs en chef ou aux autres journalistes.

·                    Christopher Dornan, directeur, École de journalisme et des communications, Université Carleton, le 1er mai 2003

La liberté de presse est exercée par tous ceux et celles qui travaillent pour les médias, des propriétaires au plus humble stagiaire.

·                    Roger D. Landry, ancien éditeur de La Presse, le 15 mai 2003

La liberté de presse réside dans le professionnalisme des journalistes, c'est-à-dire dans leur volonté d’agir s’ils sentent cette liberté menacée.

·                    Brian MacLeod Rogers, avocat et enseignant à l’École de journalisme, Université Ryerson, le 3 juin 2003

Les lois canadiennes sur la diffamation ont une incidence sur le contenu des médias.

La liberté d’expression appartient autant aux citoyens qu’aux journalistes et aux propriétaires : ces libertés ne s’excluent pas mutuellement et ne sont pas hiérarchiques.

·                    Anne Kothawala, présidente-directrice générale, Association canadienne des journaux, le 17 juin 2003

La Charte protège le droit du propriétaire ou du rédacteur en chef d’influer sur le contenu.

·                    Armande Saint-Jean, professeure, Département de lettres et de communications, Université de Sherbrooke, le 21 octobre 2003

Il est de la responsabilité du gouvernement d’affirmer le droit du public à l’information comme assise de tout le système d’information et d’assurer sa mise en œuvre. La Charte québécoise des droits reconnaît déjà ce droit.

 

3.         La liberté de presse ailleurs dans le monde

            M. Trudel a expliqué au Comité qu’il faut « reconnaître que la liberté de presse connaît plusieurs conceptions dans les sociétés modernes » (29 mai 2003). Les États-Unis et les pays européens ont probablement une définition très différente de la liberté de presse, en termes d’intervention du gouvernement. Selon M. Trudel, aux États-Unis, « on considère que, à priori, toute mesure gouvernementale qui vient restreindre la liberté de presse, et notamment celle relative au contenu, arrive devant la cour avec une très forte présomption à l'encontre de sa validité » (29 mai 2003).

            Clifford Lincoln, qui présidait le Comité permanent du patrimoine canadien de la Chambre des communes lors de l’étude de la radiodiffusion canadienne, a comparu devant le Comité sénatorial et abordé des problèmes d’intérêt commun pour les deux comités. Sur la question de la liberté de presse, il a mentionné l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme, qui lie la diversité médiatique aux droits de la personne :

1.                   Toute personne a droit à la liberté d'expression. Ce droit comprend la liberté d'opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu'il puisse y avoir ingérence d'autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n'empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d'autorisations.

2.                  L'exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l'intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l'ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d'autrui, pour empêcher la divulgation d'informations confidentielles ou pour garantir l'autorité et l'impartialité du pouvoir judiciaire.

De nombreuses décisions de la Cour européenne des droits de l’homme ont étendu la protection garantie par la liberté d’expression à une liberté d’information très positive. Comme l’a expliqué M. Lincoln :

Cette approche s’appuie sur l’hypothèse que la liberté de radiodiffusion, comme les autres libertés des médias, a pour objet de veiller à la liberté d’information et doit donc offrir au public l’accès à des informations exhaustives et gratuites, ce dans l’intérêt de la démocratie. La liberté des médias suppose donc que le public ait accès à un système de médias libres qui livre des informations équilibrées, exhaustives et variées. Il s’ensuit que ce concept de liberté des médias garantit également la diversité des médias. L’État est par ailleurs tenu de prendre des mesures de réglementation positives afin d’assurer la plus vaste gamme possible de médias privés équilibrés si, pour des raisons pratiques, une telle variété n’est en fait pas réalisée. (26 février 2004)

En parlant des décisions des tribunaux à l’appui de l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme, M. Lincoln a déclaré :

Ils soulignent le rôle démocratique spécial de la presse en tant que chien de garde public et disent que l’article 10 de la Convention non seulement enchâsse un droit individuel à la liberté d’expression des médias, mais suppose également un devoir de garantir la pluralité d’opinion et la diversité culturelle dans l’intérêt du bon fonctionnement de la démocratie et de la liberté d’information pour tous. (26 février 2004)

Il est tout de même ironique que cette approche positive face à la liberté de presse insiste sur son rôle de « chien de garde public », rôle qu’invoquait Mme Cameron dans ses arguments contre la réglementation de la presse.

L’approche du Canada en matière de radiodiffusion se situe quelque part entre celle des États‑Unis et celle des pays membres du Conseil de l’Europe. Ce n’est pas tant l’interprétation de la liberté de presse des États-Unis qui a influencé le Canada, que la taille énorme, l’influence économique et la dominance potentielle des entreprises médiatiques américaines. Comme l’a fait remarquer M. Trudel :

Dans la plupart des pays — notamment dans les petits pays, ou dans les pays comme le nôtre, voisins d'un pays particulièrement gigantesque —, on trouve des façons de s'assurer que les voix nationales et régionales puissent trouver un accès à l'univers des médias.

C'est ce qui explique l'importance que prend, au Canada, cette conception qui est plus positive, qui donne plus d'importance au volet positif de la liberté d'expression. Certains parlent du « droit à l'information du public ». (29 mai 2003)

 

4.         Droit des médias au Canada

Mme Cameron a mentionné que la « loi elle-même freine la presse » (29 mai 2003). Elle a cité en exemple des lois concernant la décence et la diffamation. (Elle a également mentionné d’autres limites imposées à la presse — le public pourrait se plaindre aux conseils de presse ou à d’autres organismes, ou il pourrait boycotter certains journaux et certaines chaînes.)

            D’autres témoins ont également mentionné les lois sur la diffamation, le droit pénal, le droit de la concurrence, ainsi que le droit des télécommunications et de la radiodiffusion.

Plusieurs témoins ont fait observer qu’une presse libre, c'est-à-dire non réglementée, doit quand même être responsable devant le public. Par exemple, on ne peut invoquer la liberté de presse et la liberté d’expression pour calomnier quelqu’un impunément. Comme l’a expliqué M. Dornan :

Il y a, par exemple, les lois anti-diffamatoires. En revanche, il n'y a pas d'interdit avant l'étape de la publication. Si je décidais de dire quelque chose de diffamatoire à votre sujet […] et vous savez que je suis sur le point de le faire, vous ne pourriez pas m'en empêcher parce que nous sommes dans une société libre. J'ai le droit de dire tout ce que je veux. Toutefois, si je tenais des propos diffamatoires et portant atteinte à votre réputation, vous pourriez m'attaquer en justice. Vous pourriez me poursuivre. (6 mai 2003)

            Le Comité a consacré toute une séance à la question du libelle diffamatoire au Canada avec Brian MacLeod Rogers, un avocat qui se spécialise dans ce domaine et qui enseigne à l’École de journalisme de l’Université Ryerson. Il a rappelé que « [d]ans notre pays, la réglementation du contenu des médias s'effectue principalement, sur une base quotidienne, par les règles du libelle diffamatoire ». Comme il le dit si bien, les règles sur le libelle « obligent les médias à justifier les textes qu’ils publient » (3 juin 2003).

            Bien que l’esprit de la loi veuille que la vérité soit le moyen de défense absolu des propos diffusés, la justification risque d’être ardue. Les moyens de défense varient d’un pays à l’autre. M. Rogers a expliqué que les documents publiés aux États‑Unis à propos du Watergate n’auraient pu être publiés au Canada (ni au Royaume-Uni). Il a expliqué que :

Aux États-Unis, il est possible d'écrire un article sur une personne publique pourvu qu'il concerne l'aspect public que joue cette personne. Cet article peut être publié pourvu que certaines mesures aient été prises pour en vérifier la véracité.

[...] Au Canada, dans la même situation, nous aurions été tenus de prouver que ce qui avait été publié était vrai, ce que nous n'aurions pas pu faire. Nous n'aurions pas pu utiliser nos sources confidentielles au procès parce qu'elles n'auraient pu témoigner, étant donné qu'elles auraient ainsi perdu leur anonymat. (3 juin 2003)

Par ailleurs, la menace d’une poursuite en diffamation peut engendrer la « crainte du libelle » dans les salles de presse, crainte qui peut amener certains journalistes à abandonner des reportages ou à revoir leur façon de traiter une histoire.

            Plusieurs témoins ont signalé le conflit possible entre la Loi sur la radiodiffusion et la Loi sur la concurrence, du fait que le mandat du CRTC est essentiellement culturel et que celui du Bureau de la concurrence est économique. Qui plus est, ni l’un ni l’autre n’a le mandat de tenir compte de l’incidence de leurs décisions respectives sur la presse écrite et les médias d’information. Les rôles du CRTC et du Bureau de la concurrence sont abordés plus à fond à la section portant sur les questions de politique.

 

5.         Les dimensions provinciales de la liberté de presse

M. Trudel a souligné que :

Les provinces ont une juridiction en matière de responsabilité civile des médias, c'est‑à‑dire les conséquences civiles résultant de la diffamation ou du libelle diffamatoire. Les provinces exercent une importante compétence en matière de relation de travail à l'intérieur des médias. Lorsqu'il s'agit de parler d'indépendance rédactionnelle, il y a d'importantes dimensions relatives aux relations de travail. Ce sont souvent des questions reliées à l'éthique journalistique. Ces questions sont fortement liées à la responsabilité civile, à la compétence de définir ce qu'est une faute sur le plan journalistique. Cela relève des gouvernements provinciaux. (29 mai 2003)

Il a ajouté que « le phénomène de convergence fait en sorte que la presse écrite et la radiodiffusion sont de plus en plus interreliées », ce qui accroît l’importance de la collaboration entre les deux ordres de gouvernement.

            Un autre témoin, Armande Saint-Jean, professeure au département de lettres et de communication de l’Université de Sherbrooke, a également abordé la dimension provinciale des médias canadiens. Elle a présidé le Comité conseil sur la qualité et la diversité de l'information, qui a présenté son rapport au gouvernement du Québec en 2002. Ce comité « a été créé à la suite des préoccupations qui avaient été engendrées par une cascade de transactions survenues dans les médias québécois tout comme dans ceux du Canada et du monde occidental en général. Ces transactions avaient soulevé des préoccupations quant aux effets potentiellement négatifs de cette concentration accrue de propriétés de médias » (21 octobre 2003).

            Mme Saint-Jean a abordé l’ampleur de la concentration des médias au Québec et identifié le « droit à l’information » comme une mesure partielle visant à contrer la convergence.

Le comité a estimé qu'il est de la responsabilité de l'État d'affirmer, solennellement et concrètement, le droit du public à l'information comme assise de tout le système d'information et d'assurer sa mise en œuvre. Jusqu'à présent, le gouvernement du Québec a reconnu le droit du public à l'information en l'inscrivant, il y a déjà une vingtaine d'années, dans la Charte québécoise des droits. Quant à sa mise en œuvre, les moyens sont extrêmement limités. (21 octobre 2003)

 

B.  Le « marché des idées »

            La notion de marché des idées est étroitement liée à la liberté de presse et à la liberté d’expression. Tout le monde est en faveur des trois, mais, comme le démontre la section précédente, tous ne s’entendent pas nécessairement sur la définition de ces termes. Voici les propos de Mme Cameron qui résument le consensus général :

[…] vous savez tous que la presse est une institution précieuse et même une institution indispensable à la gouvernance démocratique. Nous savons également que la liberté d'expression est une valeur chérie et idéalisée dans notre tradition politique et juridique pour plusieurs raisons. Entre autres, parce que c'est un élément essentiel du processus démocratique et du principe qui veut que nos institutions représentatives servent à nous gouverner nous-mêmes et sont par conséquent comptables à la population. Nous savons également que la liberté d'expression facilite la circulation et l'échange d'idées à tous les niveaux et dans tous les domaines. Nous savons par expérience que ces échanges libres de toute entrave encouragent la croissance et facilitent le choix ainsi que le changement dans nos valeurs sociales, politiques et culturelles. (29 mai 2003)

            C’est le marché des idées qui permet « la circulation et l'échange d'idées à tous les niveaux et dans tous les domaines » (29 mai 2003). Différents témoins ont utilisé la notion de marché des idées de diverses façons.

 

1.                  Les différentes notions de marché

            Pour certains témoins, le marché des idées n’était qu’une métaphore : tout comme il existe un marché pour le blé ou pour les automobiles, il y a un marché pour les idées (bien que la majorité des témoins se sont empressés d’ajouter que les idées sont plus importantes dans un démocratie que la plupart des produits). Une différence fondamentale entre ces deux groupes de témoins — différence qui complique l’utilisation de la métaphore du marché des idées — portait sur la nature du marché dans la société canadienne.

            Quiconque passe en revue les quelque 500 pages de témoignages remarquera qu’un grand nombre de professeurs d’université et d’observateurs du secteur des médias utilisent le terme « marché » au sens théorique, généralement comme synonyme de capitalisme ou de maximisation des profits. Selont cette conception, les forces du marché considèrent les auditeurs et les lecteurs comme des consommateurs plutôt que des citoyens. Et le marché se concentre sur la consommation de la publicité par l’auditoire, un produit profitable, plutôt que sur l’information. Certains témoins craignent cette tendance.

            M. Vince Carlin, professeur à l’École de journalisme de l’Université Ryerson, est représentatif de ce point de vue.

Je ne vais pas avancer d'arguments contre le libre marché. Je crois fermement au libre marché malgré le fait que j'ai travaillé pour une société d'État et que je suis maintenant un professeur d'université en bonne et due forme. Le libre marché est la façon la plus efficace de distribuer la plupart des produits et services. Toutefois, il ne faut pas oublier que ce marché est un mécanisme et non une idéologie et qu'un marché débridé peut être désastreux, tant sur le plan économique que sur le plan social. (13 mai 2003)

            Les cadres et les analystes financiers des entreprises médiatiques qui ont comparu devant le Comité voient les choses d’un autre œil. Pour eux, le « marché » est pratique, plutôt que théorique. Il s’agit d’une zone géographique où se trouvent des clients éventuels (ou le marché de la dette et le marché des actions auxquels les entreprises font appel pour obtenir du financement).

Les cadres ont parlé des « marchés télévisuels locaux », des « petits marchés non urbains », du marché de Toronto, du marché de Vancouver, du marché canadien et du marché étranger. Pour eux, le marché est un milieu de concurrence féroce; ils parlent souvent de « part du marché » ou de « chef de file du marché ». Les observations suivantes de John P. Hayes, président de Corus Radio, le montrent bien :

Nos stations de nouvelles et d'émissions-débats à Vancouver, Edmonton, Winnipeg, Hamilton et Calgary sont des chefs de file sur le marché, et se classent soit au premier rang ou dans les trois premiers. (4 novembre 2003)

            Pour ce groupe de témoins, le marché est plus qu’une métaphore. Ils fabriquent des produits — journaux, magazines, émissions de radio et de télévision — qui sont achetés et vendus dans des marchés très réels. Au Canada, ce marché représente des milliards de dollars en publicité et en abonnements. Qui plus est, dans ces marchés, les recettes doivent compenser les coûts, sinon les entreprises ne survivront pas. Une analyste financière a insisté sur la contrainte du résultat financier : « […] des personnes investissent leur argent pour créer une entreprise et [qu']ils veulent réaliser des profits plutôt que d'essuyer des pertes » (Horan, 12 juin 2003).

            Ces perceptions du marché — théorique et pratique — font en sorte qu’il est difficile de généraliser à partir des témoignages. Il est particulièrement important de ne pas généraliser dans le cas présent en s’imaginant tous les professeurs d’université d’un côté et tous les cadres d’entreprise de l’autre. Voici un exemple qui illustre bien une partie des différences qui opposent les deux visions du marché.

            D’une part, M. Marc-François Bernier, professeur du Département de communication de l’Université d’Ottawa, a fait ressortir l’homogénéité de l’information produite par le marché.

Un marché libre nous donne une information de piètre qualité et peu diversifiée, parce que tous cherchent à servir le même marché, les mêmes gens, le même créneau, le même segment, ceux qui ont de l'argent pour acheter les biens que veulent vendre les publicitaires. (8 mai 2003)

            D’autre part, André Préfontaine, président de Transcontinental Media Inc., fait remarquer avec une pointe de fierté :

Pour tirer son épingle du jeu, Transcontinental a choisi de se concentrer dans des créneaux. Cette stratégie n'est toutefois pas un rempart contre la concurrence […]

Nos principes d'édition sont simples et ont fait notre succès jusqu'à maintenant. Les Canadiens et les Canadiennes vont toujours préférer des magazines offrant un contenu canadien de qualité, préparé par des Canadiens pour des Canadiens. Nos magazines, nous le croyons fermement, contribuent à façonner l'identité canadienne, à partager nos expériences et nos valeurs, et à unir les Canadiens autour de ces valeurs qui reflètent leur identité. (30 octobre 2003)

            Il faut mentionner qu’un grand nombre de témoins n’ont pas parlé de marché des idées. Ils ont plutôt parlé d’« échange d’opinions », d’« échange d’idées » et de « diversité ».

            Comme le disait Riad Saloojee, directeur général du Council on American Islamic Relations Canada :

Les stratégies possibles sont bien sûr diverses et chaudement débattues. Une option, qui est fidèle et à la doctrine libérale et à la responsabilité sociale des médias, est de veiller à ce que les groupes lésés aient suffisamment l’occasion de faire part de leur propre interprétation. Notre marché aux idées ne saurait exiger moins que cela. (26 février 2004)

Toutefois, le terme « diversité » peut aussi prendre plusieurs sens.

 

2.         Diversité

À maintes reprises, les témoins ont mentionné qu’il fallait se demander si les récents changements dans le secteur des médias canadiens — c'est-à-dire la concentration et l’ampleur de la propriété croisée — ont diminué la diversité des points de vue qui sont présentés à la population.

            La diversité se définit de bien des façons. Mme Armande Saint-Jean l’a constaté lorsqu’elle présidait le Comité conseil sur la qualité et la diversité de l'information au Québec :

Le comité, que j'ai présidé, a commandé une recherche à un universitaire sur la question de la diversité, de la définition théorique de la diversité et des différentes études à ce jour sur les liens entre la notion de diversité et d'autres aspects de l'information. Les conclusions auxquelles cet expert est arrivé, est qu'il y a très peu de connaissances théoriques qui nous donnent une connaissance raffinée de ce qu'est la diversité. (21 octobre 2003)

            Dans son rapport de 1970 sur les médias, le Sénat a suggéré que la situation idéale en termes de diversité dans les médias serait que chaque Canadien ait son propre journal. Évidemment, il s’agissait d’une exagération volontaire, mais cet énoncé a pourtant un fond troublant de vérité. Qu’importe le nombre de points de vue exprimés dans les médias, il est toujours possible pour un groupe de faire valoir que son expérience distincte ou son point de vue n’a pas été présenté.

La diversité des points de vue peut également être définie en termes de sexe, génération, langue maternelle, politique, croyance religieuse, revenu ou classe sociale, culture, milieu rural ou urbain. La liste est longue. Et elle ne fait état que d’un seul aspect de la diversité, soit la diversité des points de vue.

            Il y a aussi la diversité de propriété. En examinant la concentration de la propriété des médias et la prévalence de la propriété croisée, bon nombre de témoins ont conclu que le nombre de propriétaires distincts dans le secteur des médias a chuté. Gaston Jorré, commissaire intérimaire de la concurrence, a comparu devant le Comité et a fait valoir qu’on trouve aussi la diversité dans les formes de propriété, par exemple une station de radio universitaire sans but lucratif par rapport à une station de radio commerciale.

            Ces types de diversité de propriété pourraient influer sur la diversité des points de vue présentés, mais les témoins n’étaient pas unanimes à ce sujet. Certains prétendent que chaque propriétaire présente un point de vue, alors si le nombre de propriétaires change, la diversité des points de vue change automatiquement. D’autres affirment que « [l]a diversité de propriété ne garantit pas la diversité d'opinion ». Mme Saint-Jean était d’accord avec cet argument, disant « [b]ien sûr que non » avant d’ajouter avec précaution qu’« [à] l'heure actuelle, il n'y a pas de bonne étude ou recherche universitaire qui brosse un portrait nuancé ou détaillé de la situation de la diversité » (21 octobre 2003).

Des données recueillies récemment par la Guilde nationale des travailleurs dans les secteurs médiatique, manufacturier, professionnel et de services du Canada/Travailleurs en communications d’Amérique (GNT Canada) soulignent la nécessité de procéder à une étude plus poussée. Dans un sondage effectué auprès de 125 journalistes par la Guilde (qui représente des travailleurs de la SRC, de la Presse canadienne et de journaux d’un océan à l’autre), 44 p. 100 des répondants estiment que la perte de l’indépendance locale dans la politique éditoriale était un problème très grave dans les journaux qui appartiennent aux magnats de la presse, et 79,8 p. 100 disent avoir remarqué un changement dans le contenu éditorial de leur journal depuis le dernier changement de propriétaire. De ces répondants, 71,3 p. 100 affirment que, dans l’ensemble, la qualité du journal a diminué. Les répondants étaient également d’avis qu’il est « probable » voire « très probable » que la concentration des médias fera en sorte que : les décisions de programmation seront concentrées au niveau d’un trop petit nombre de responsables (89,6 p. 100); les « médias, dans chaque communauté, offriraient moins de points de vue différents » (83,2 p. 100); la qualité de la couverture des nouvelles diminuerait (82,4 p. 100); le nombre de reportages locaux couverts par les journaux diminuerait (66,4 p. 100).

            Un des cadres d’une entreprise médiatique qui a comparu devant le Comité, M. André Préfontaine, président de Transcontinental Media Inc., a laissé entendre que la consolidation n’était pas encore terminée dans le secteur des médias canadiens et que son entreprise entendait bien poursuivre sa croissance. Il a ajouté : « notre taille et nos ressources, vont favoriser une information de qualité, une diversité des [voix] » (30 octobre 2003). Autrement dit, une plus grande concentration des médias et la propriété croisée pourraient améliorer la diversité des points de vue.

            Dans le même ordre d’idées, John P. Hayes, président de Corus Radio, a souligné que la politique mise à jour de 1998 en matière de radiodiffusion du CRTC permettait la propriété commune de plusieurs licences. « Elle a amélioré la situation financière des stations de radio commerciales de ce pays en permettant aux propriétaires de plusieurs licences de radiodiffusion de rendre leur exploitation plus efficace sur le plan administratif. Elle a également favorisé une plus grande diversité dans nos stations […] » (4 novembre 2003). La diversité, dans ce cas, est dans le format des stations de radio commerciales, notamment les stations d’information continue.

            Dans les témoignages, il a également été question de diversité des sources. Pour certains, il s’agit de la disponibilité d’un plus grand nombre de produits médiatiques, comme des chaînes d’information continue sur le câble. Cette notion de diversité est particulièrement importante pour ceux qui prétendent que la diversité des points de vue au Canada est plus grande depuis quelques décennies.

            La diversité des sources peut également désigner la diversité de ceux qui trouvent et sélectionnent l’information diffusée dans les médias, c'est-à-dire la diversité des journalistes. Des témoins ont soutenu que la consolidation de la propriété dans les médias a réduit le nombre d’emplois disponibles pour les journalistes, tandis que les journalistes en poste cumulent les tâches. Comme James Travers, chroniqueur au Toronto Star et ancien rédacteur en chef du Ottawa Citizen, l’a expliqué au Comité :

Pour les gens qui considèrent les médias comme des entités abstraites, il était parfaitement logique de combiner les sources d'information imprimées et électroniques. Pour les gens qui voulaient réduire les coûts, il semblait raisonnable de confier des rôles multiples aux journalistes. (19 juin 2003)

Pour M. Travers, la liberté de presse est davantage respectée lorsque non seulement différentes options s’offrent aux lecteurs, mais aussi lorsque différentes occasions d’emploi s’offrent aux journalistes.

            Plusieurs témoins se disent inquiets de la qualité des nouvelles rapportées par un journaliste qui doit cumuler les tâches ou courir les nouvelles pour suffire à la demande des nouvelles chaînes d’information continue. Le journalisme a toujours comporté un éventail de qualités de produits, du sensationnalisme de bas étage des journaux à scandale jusqu’à l’analyse intelligente et bien écrite de l’actualité dans les journaux plus prestigieux. Selon certains témoins, l’information de qualité est compromise par le manque de temps pour faire des recherches et le manque d’expertise dans les domaines spécialisés, comme la médicine, qui deviennent de plus en plus importants.

M. Travers craint que la pression du temps et la concentration des médias électroniques sur l’aspect divertissement des nouvelles ne compromettent la qualité de l’information. Pour sa part, Neil Seeman, directeur du Canadian Statistical Assessment Service du Fraser Institute, craint que le manque d’expertise dans certains domaines et le manque de rigueur dans les reportages portant sur des questions techniques ne viennent diminuer la qualité de l’information.

Bien souvent, [les journalistes] manquent de nuance, en omettant par exemple des précisions d'une importance critique au moment de faire connaître le fruit de certaines recherches. Ce n'est pas uniquement dans le domaine de la santé ou des sciences. Les reportages et les commentaires d'ordre économique sont particulièrement sujets aux erreurs statistiques. Le compte rendu d'études complexes dégénère souvent en véritable cirque politique, les extrémistes des deux camps ayant l'occasion de faire entendre leurs voix. (27 mai 2003)

Contrairement à M. Travers, M. Seeman ne pense pas que la propriété croisée ait une incidence sur la qualité des nouvelles :

Est-ce que la convergence ou les participations croisées ont quelque chose à voir avec tout cela? […] En passant en revue une grande partie des témoignages présentés devant votre comité et des avis exprimés dans les journaux canadiens sur ce sujet, je n'ai trouvé aucune référence à des recherches effectuées sur le terrain qui puisse corroborer l'opinion selon laquelle la convergence des médias a une quelconque influence sur les questions de qualité telles que la représentation fidèle des statistiques ou l'exposé de politiques complexes. (27 mai 2003)

            Enfin, une dernière notion de diversité a été présentée au Comité : la diversité des approches face à l’information. Mme Saint-Jean explique que :

[…] au-delà de la recherche du profit, l'autre dénominateur commun de toutes les entreprises de presse est d'épouser les tendances et les modes qui traversent le milieu de l'information. […] Lorsque nous parlons de diversité d'opinions, nous parlons de diversité non seulement d'avis éditoriaux partisans mais d'approches différentes à l'information. Nous parlons de préoccupations qui reflètent différents secteurs de la société ou différentes catégories de la population et pas seulement un avis tranché au moment des élections. (21 octobre 2003)

D’autres témoins ont parlé de « journalisme de meute », où un groupe de journalistes rapportent la même histoire de la même façon. On a posé des questions à M. Bernier, par exemple, au sujet du spectacle fréquent d’une meute de journalistes qui poursuivent un ministre sur la Colline du Parlement, pour obtenir sa réaction. Il a fait observé que : « C'est pourquoi le nombre de journalistes sur la colline n'est pas nécessairement un bon indicateur de la diversité des médias » (8 mai 2003).

 

3.         Le point de vue canadien

De nombreux témoins ont souligné au Comité l’importance de conserver un point de vue typiquement canadien. Gaëtan Tremblay, professeur à l’UQAM, a soutenu que cette diversité des opinions est « essentielle à l’exercice d’une souveraineté nationale et [...] d’un débat démocratique à l’intérieur du Canada ». Il a aussi servi cette mise en garde :

Il doit y avoir des balises dans une société pour assurer que nous avons accès à des sources d'information diverses, non seulement de sources étrangères mais également produites par des citoyens canadiens.

En faisant abstraction du marché, on se retrouve rapidement, en matière d'information internationale, avec peu de choix. (8 mai 2003)

            D’autres ont insisté sur le besoin de conserver un regard canadien sur le monde, compte tenu de la puissance et de la prédominance des médias américains. Dans une discussion au sujet de la couverture de la guerre en Irak par les médias canadiens, Mme Logan a aussi soulevé la question :

Vous ne m'avez pas interrogée au sujet de la propriété étrangère, mais je me suis demandé, en observant la couverture des événements pendant la guerre, ce qui se serait passé si les journaux et les chaînes de télévision avaient été au Canada la propriété des Américains. (27 mai 2003)

            Pour illustrer le besoin de conserver un point de vue canadien sur les questions importantes, de nombreux témoins ont parlé de la façon dont les radiodiffuseurs canadiens, plus particulièrement Radio-Canada et CBC, ont traité le conflit en Irak.

            Notre radiodiffuseur national avait, pour l’occasion, une quarantaine de personnes sur les lieux. L’objectif, au dire de Robert Rabinovitch, président-directeur général de Radio-Canada/CBC, était le suivant :

[...] fournir une interprétation canadienne des événements au fur et à mesure qu'ils se déroulaient. En tant que pays, nous ne pouvions pas et nous ne devions pas compter sur les réseaux américains ou même la BBC pour recréer l'information. En tant que nation, le Canada ne participait pas à cette guerre. Les Canadiens méritaient qu'on leur présente les événements selon une perspective canadienne. (23 octobre 2003)

            Un témoin s’est plaint de la subjectivité des reportages de CBC et de la BBC sur la guerre, mais, comme l’a expliqué Gerald Caplan, ancien coprésident du Groupe de travail de 1986 sur la politique de la radiodiffusion :

Ce qui est en jeu, c'est la qualité de l'information, l'équilibre de l'information, et la présence d'un contexte. Pour cela, il faut des sources qui font preuve de scepticisme en rapportant les propos des sources officielles. Il ne s'agit pas de s'en prendre aux Américains; il ne s'agit pas d'être anti-Américain. C'est seulement que tous les gouvernements et toutes les parties intéressées apportent une certaine coloration à leur vision des choses. C'est la tâche d'un journaliste sérieux et d'une entreprise de presse sérieuse de mettre en doute toutes les sources et de nous donner non pas un point de vue anti-américain, mais un point de vue non américain et, pour tout dire, un point de vue pro-canadien, un point de vue qui reflète la diversité du Canada. (1er mai 2003)

            Radio-Canada/CBC était fière de sa couverture du conflit. M. Rabinovitch a fait observer qu’elle a été :

[...] regardée et écoutée partout au Canada : à la radio, à la télévision, en français comme en anglais, ainsi que sur cbc.ca. Mais elle a également été diffusée avec grand succès dans le monde entier. À la radio sur ondes courtes, notre couverture a été écoutée dans des douzaines de pays, en français, en anglais, et dans d'autres langues, sur les ondes de Radio-Canada International. Le Téléjournal et d'autres émissions télévisées de Radio-Canada ont été regardés dans toute la francophonie par l'entremise de TV5. De plus, l'ensemble des émissions télévisées importantes et spéciales de CBC, dont The National, ont été regardées quotidiennement sur notre service international par câble, Newsworld International. (23 octobre 2003)

            Le point de vue distinct du Canada était apprécié partout dans le monde. La voix du Canada, essentielle à notre existence en tant que nation, assure une diversité qui ressort particulièrement en période de crise ou de conflit. Comme l’a fait remarquer M. Tremblay :

Au cours du conflit en Irak, nous avons joui au Canada d'une information très diversifiée par rapport à plusieurs autres pays au monde. Nous avons accès à des médias canadiens. Nous avons des reporters à l'étranger, notamment ceux du service public, qui nous ont donné un point de vue différent de celui des chaînes américaines ou provenant de pays arabes. Cette diversité est essentielle à l'exercice d'une souveraineté nationale et à l'exercice d'un débat démocratique à l'intérieur du Canada. (8 mai 2003)

Cela étant dit, les témoins ne partageaient pas tous cet avis. Ainsi, Christopher Maule, professeur de recherche émérite du Département d’économie et de l’École de relations internationales Norman Patterson de l’Université Carleton, comparaissant à titre personnel, a déclaré :

Au Canada, la couverture qui a été faite de la guerre en Irak et de la politique au Moyen-Orient par la CBC n'est pas à mes yeux équilibrée, pas plus que celle de la BBC. Par contre, j'ai pu voir des reportages éclairés et équilibrés au cours de l'émission News Hour de Lehrer, sur PBS, cette chaîne dont le cofondateur est canadien. La CBC a particulièrement souffert de la diffusion d'une émission d'affaires publiques comme Counterspin dont l'animateur, à une certaine époque, était une personne qui, non seulement, avait une opinion bien définie des questions politiques et sociales complexes mais se faisait également un point d'honneur de promouvoir cette opinion au cours des débats qu'elle animait. S'il s'agissait là d'une tentative d'établissement d'un plan d'action par le diffuseur public, ses efforts ont été efficacement minés. (3 juin 2003)

 

a)                  Preuve empirique

            Même si la notion de diversité présente plusieurs visages, la diversité des points de vue est probablement au centre de la majorité des idées qu’on se fait de cette notion. La diversité de propriété, par exemple, semble importante parce qu’on suppose qu’il existe un lien entre le nombre de propriétaires et le nombre de points de vue.

Tel qu’il était indiqué précédemment, la GNT Canada a fait enquête auprès des journalistes des plus grandes chaînes de journaux au Canada. Dans la partie de l’enquête traitant des récents changements de propriétaires survenus dans les médias canadiens, on a sondé les répondants au sujet des problèmes qu’ont pu susciter ces changements. Appelés à se prononcer sur la politique rédactionnelle des journaux locaux, en proie à un conformisme grandissant, 75,2 p. 100 des répondants ont jugé le problème « très grave » ou « assez grave », 67.2 p. 100 ont trouvé tout aussi grave le fait qu’on restreigne la diversité des opinions et 68,2 p. 100 étaient d’avis que la détérioration de la qualité du journalisme représentait également un grave problème.

Exception faite de cette enquête menée par la GNT Canada, il existe très peu d’études sur le sujet au Canada. De telles études s’imposent si on veut établir un lien véritable entre la propriété croisée et la diversité de l’information dans les différents marchés. À ce jour, les études réalisées dans les marchés américains n’ont pas permis d’établir de liens entre la propriété croisée et la qualité ou la diversité de l’information disponible. Tel que l’a expliqué Neil Seeman :

Les quelques études qui ont été faites l'ont été aux États-Unis. L'une d'entre elles a été effectuée par le Project for Excellence in Journalism, un groupe de réflexion affilié à la Columbia Graduate School of Journalism, auquel a fait allusion la professeure Logan. Cette étude, qui s'intitule « La propriété a-t-elle une importance pour les nouvelles locales à la télévision : une étude de cinq ans sur les questions de propriété et de qualité », a été mise à jour en avril. Après avoir passé en revue 172 émissions différentes d'actualités et 23 000 autres émissions, et après en avoir analysé le contenu, les auteurs ont conclu :

Lorsqu'on réunit tous les éléments, on constate que la question de la propriété des médias est plus complexe que ne l'avaient imaginé les avocats des deux camps dans le débat sur la déréglementation. Un certain nombre des arguments en faveur des grosses entreprises ne sont pas corroborés, et sont même contredits, par les chiffres. De leur côté, certains arguments prônant le mérite d'un contrôle local semblent eux aussi difficiles à prouver.

L'étude a montré, par exemple, que les stations bénéficiant de participations croisées dans lesquelles la société mère possède en même temps un journal desservant le même marché, avaient tendance à produire des émissions d'actualités de meilleure qualité. Certains auraient pu penser le contraire. (27 mai 2003)

            Lorsqu’on a demandé à M. Carlin, de l’École de journalisme de l’Université Ryerson, s’il existait une preuve quelconque que « des opinions communes réduisent la diversité de l'information en général à laquelle le public canadien a accès », celui-ci a répondu : « À ma connaissance, il n'y a aucune étude universitaire qui le prouve, bien qu'il y ait des preuves anecdotiques. » Il a également dit s’inquiéter en fait de la circulation de l’information de façon plus subtile, et particulièrement des contraintes que pose aux journalistes la concentration des médias.

S'ils n'ont pas cette liberté de passer d'un endroit à l'autre, c'est très restrictif. Si, dans un endroit, il y a un employeur qui domine le marché, cela a un effet paralysant. (13 mai 2003)

James Travers semble partager cet avis et craint qu’un propriétaire dominant n’incite les journalistes à pratiquer l’autocensure, au détriment de la diversité des opinions.

Je vais vous donner un exemple pour vous donner une idée des effets pernicieux de cette autocensure. Je me demande qui accepterait de devenir correspondant au Moyen-Orient pour les Asper après avoir lu leurs éditoriaux. Il n'y a aucune possibilité là-dedans de faire du journalisme honnête et objectif, en couvrant une situation très difficile et explosive. C'est une chape de plomb que chacun peut presque sentir sur ses épaules. (19 juin 2003)

            CanWest Global, qui n’a pas encore comparu devant le Comité, est souvent citée en exemple pour illustrer la notion de conformisme idéologique. Plusieurs témoins, en effet, ont fait mention des politiques rédactionnelles observées dans les journaux appartenant à cette chaîne, et surtout de la tentative d’adoption d’une politique rédactionnelle nationale, ainsi que de la prédominance de CanWest Global dans le marché de Vancouver, où la société est propriétaire des deux quotidiens locaux et de la station de télévision locale la plus regardée. 

            D’autres témoignages, se fondant sur des données non scientifiques ou incomplètes, pointent vers une plus grande diversité de l’information qui existerait maintenant au Canada. Ceux qui sont cités ici concernent particulièrement la région de Toronto, plutôt que celle de Vancouver. Ainsi, le journaliste Kirk LaPointe, témoignant à titre personnel, a affirmé ce qui suit :

Je travaille à Toronto, qui est un marché très particulier du Canada [...] Nous avons cinq quotidiens, deux hebdomadaires importants, une multitude de journaux en langue seconde, trois stations de télévision et trois ou quatre stations de radio qui diffusent exclusivement des nouvelles et toute une flopée de sites Internet. Si vous ne pouvez pas trouver ce que vous voulez, c'est certainement parce que vous n'avez pas assez cherché. Toutes les nuances politiques sont représentées. Cette diversité est l'une des meilleures caractéristiques de ce marché, où vous ne trouverez pas d'approche à l'emporte-pièce. (10 juin 2003)

En milieu francophone, Montréal offre à peu près la même diversité médiatique, avec quatre quotidiens, plusieurs hebdomadaires et de nombreuses autres sources d’information en français, en anglais et dans d’autres langues. Elle est aussi le siège de plusieurs grandes entreprises médiatiques.

            Anne Kothawala, présidente de l’Association canadienne des journaux, a présenté au Comité des données qui, selon elle :

[...] démontrent clairement que l'industrie canadienne des journaux est plus diversifiée et moins concentrée qu'elle ne l'était il y a 10 ans. En 1994, il y avait 10 grands propriétaires. En 2003, il y en a 15. Quoi qu'il en soit, la concentration de la propriété dans le secteur de la presse écrite ne représente pas vraiment une source d'inquiétude dans un marché où les consommateurs ont maintenant accès à des sources d'information multiples et variées. (10 juin 2003)

M. Christopher Maule a souligné pour sa part que :

Le nombre et la diffusion des journaux locaux et ethniques pourraient constituer un autre indicateur de diversité. Le volume 1 du comité précédent du Sénat sur les moyens de communication de masse comportait des chapitres sur ces publications. Des recherches ponctuelles m'ont permis de constater que la Bibliothèque nationale avait reçu 130 journaux ethniques rédigés dans près de 35 langues en 2003. (3 juin 2003)

            Charles Dalfen, président du CRTC, a renvoyé le Comité au Rapport de surveillance de la politique de radiodiffusion préparé par son organisme :

[...] nous avons fait une recherche sur la concentration des médias dans les quatre principaux marchés au Canada durant une période de dix ans, de 1991 à 2001. Dans chaque cas, dans presque chaque médium, vous constaterez qu'il y a un grand nombre de propriétaires et un grand nombre de sources journalistiques et de radiodiffusion sur cette période de dix ans. C'est peut-être contraire aux idées reçues, mais c'est effectivement le cas quand on scrute la question. (25 septembre 2003)

Plusieurs témoins ont exprimé le même sentiment. Un témoignage, entre autres, celui de Philip B. Lind, vice-président de Rogers Communications Inc., est représentatif de cette idée :

Ces inquiétudes reposent sur la prémisse voulant qu'une telle propriété croisée des médias prive les Canadiens d'un accès à des sources diversifiées de nouvelles et d'information. Nous sommes totalement en désaccord avec cette proposition.

Il n'y a jamais eu autant de sources de nouvelles et d'information pour les Canadiens. Les gens de Toronto peuvent lire le Toronto Star, le Globe and Mail et le National Post, et peuvent en outre regarder des centaines de canaux de télévision, lire des centaines de magazines et d'innombrables journaux communautaires et consulter un nombre presque illimité de sites Web.

S'il est vrai qu'il y a plus de journaux à Toronto que dans les autres villes canadiennes, le volume de nouvelles et d'informations de sources diverses auxquelles les Canadiens ont accès est plus important qu'il ne l'a jamais été. Avec la télévision par satellite, même les Canadiens habitant dans les parties les plus lointaines du pays peuvent capter des centaines de chaînes du Canada et d'ailleurs dans le monde.

Internet est disponible presque partout. Rogers offre Internet haute vitesse dans toutes les régions où il a la licence nécessaire, et le gouvernement fédéral cherche maintenant à donner accès à ce service aux régions rurales et éloignées. (7 octobre 2003)

 

4.         Moyens indirects de promouvoir la diversité des opinions

            Comme on a pu l’observer ci-dessus, plusieurs témoins, généralement critiques à l’égard des entreprises médiatiques du secteur privé, ont établi une distinction entre citoyens et consommateurs. Pour eux, tant que ces entreprises se concentreront sur les profits et traiteront leurs clients principalement comme des consommateurs de publicité, on aura droit à une information moins diversifiée et d’une qualité inférieure à celle qui serait nécessaire dans une société démocratique. On semble imputer la responsabilité des lacunes au chapitre de l’information aux entreprises privées.

            Mme Armande Saint-Jean a aussi fait la distinction entre citoyens et consommateurs, mais au lieu de blâmer les entreprises privées et de suggérer une intervention dans le secteur des médias, elle a recommandé le recours à la sensibilisation aux médias.

L'idée est de rendre au public son statut de citoyen, de l'instrumenter pour avoir un regard critique sur l'information qui lui est fournie, même d'aller jusqu'à éveiller sa conscience pour qu'il puisse revendiquer d'obtenir l'information qui est par ailleurs jugée essentielle à une vie démocratique digne de ce nom. (21 octobre 2003)

            Il s’ensuit que la population, en étant mieux sensibilisée aux médias, exige une information plus diversifiée et de meilleure qualité, et les entreprises privées se voient contraintes de la leur fournir.

            Mme Logan, directrice et professeure de l’École de journalisme de l’Université de la Colombie-Britannique, s’oppose elle aussi à des solutions trop radicales pour régler les problèmes perçus dans le secteur des médias, mais elle n’écarte pas entièrement une intervention de la part des pouvoirs publics :

[...] le mieux que puisse faire votre comité sénatorial est de s'efforcer de présenter des recommandations offrant un cadre dans lequel des médias libres et indépendants sont en mesure de présenter une grande diversité d'opinions à l'ensemble des Canadiens. Plutôt que de réglementer précisément les questions de propriété et de contenu, il vous faut étudier de nouveaux moyens de donner une voix au chapitre aux groupes qui se sentent aliénés par les grandes entreprises de communication en place. Il y a de nombreuses façons d'y parvenir. (27 mai 2003)

            Il est difficile de se prononcer avec certitude sur l’incidence que le secteur des médias canadiens, de la façon dont il est structuré, peut avoir sur le marché des idées et la diversité des opinions. Les différents témoins qui ont comparu devant le Comité avaient une interprétation différente de certains termes clés, notamment de la diversité. Ainsi, plusieurs témoins ont fait observer que, à la lumière des données empiriques recueillies, la diversité s’est amenuisée au cours des dernières années. On a beaucoup parlé de la politique rédactionnelle nationale de CanWest Global, de sa couverture de CBC et de la situation au Moyen-Orient et du fait qu’elle est propriétaire des deux quotidiens et de la station de télévision locale la plus populaire à Vancouver. D’autres témoins, par contre, ont affirmé que les avancées technologiques, telles qu’Internet, la télévision par satellite et les services de câblodistribution étendus, ont grandement accru la diversité d’idées au Canada.

 

5.         L’impact d’Internet

Plusieurs témoins ont fait état de l’importance grandissante d’Internet. Certains ont exprimé l’avis que ce dernier constituait une riposte à tous ceux qui se plaignent d’une concentration accrue des médias, laquelle entraînerait selon eux une réduction de la diversité des opinions. D’autres croient qu’Internet aura un impact plus tard et qu’il ne règle pas directement les problèmes actuels. D’autres encore ont mis en doute sa capacité de se substituer aux sources de nouvelles conventionnelles. Comme l’a fait observer M. Tom Kent : « La navigation sur Internet est très utile, mais elle ne doit pas remplacer la communication informée de nos affaires d'intérêt public — aux niveaux local, provincial et national » (29 avril 2003).

En revanche, Mme Logan a déclaré au Comité :

L'autre évolution qu'il faut prendre en compte pour évaluer nos besoins actuels — et surtout à l'avenir — c'est l'apparition d'Internet en tant qu'acteur au sein des médias. (27 mai 2003)

Les témoins ont exprimé des points de vue différents au sujet de l’importance ou de l’impact probable d’Internet. Mme Logan pense que cet instrument a eu une incidence importante sur les habitudes des citoyens dans la jeune vingtaine, et elle cite en exemple le travail accompli par des jeunes stagiaires en journalisme, lequel démontre qu’ils « lisent les journaux, regardent la télévision et écoutent même la radio sur Internet » (27 mai 2003).

            D’autres témoins ont mentionné l’importance d’Internet pour le travail du Comité, mais ils entretenaient des réserves au sujet de ses répercussions à long terme sur le journalisme. M. Dornan, par exemple, a fait observer que :

[...] il se pourrait qu'Internet ne soit pas un véhicule particulièrement adapté pour le journalisme, du moins pour le journalisme tel que nous le connaissons. Internet est un excellent outil d'interactivité [...] En revanche, le journalisme n'a rien à voir avec l'interactivité. (6 mai 2003)

            Il y avait aussi des témoins selon qui, pour avoir une idée de l’avenir, le Comité devait bien comprendre l’impact qu’aura Internet sur les médias conventionnels. Mark Starowicz était du nombre :

[...] Les gens se demandent de quelle façon la télévision sera touchée par Internet. Honorables sénateurs, la télévision va devenir Internet. Ce que nous voyons ici, c'est un mécanisme de distribution multipoint, efficace; dès que la largeur de bande devient acceptable, tout va sur Internet. C'est de là que viendront vos nouveaux canaux. (29 avril 2003)

 

C. Le journalisme et les répercussions possibles de la concentration et de la convergence

            Les opinions au sujet des retombées positives ou négatives de la convergence et de la propriété croisée sur le journalisme étaient tout aussi partagées que celles qui avaient été exprimées au sujet de l’impact d’Internet. La majorité des témoins ont noté une augmentation marquée de la convergence et de la propriété croisée, que l’on explique de différentes façons. L’explication la plus courante, et peut-être la plus généralement admise, est la fragmentation de l’auditoire (lecteurs et auditeurs), un phénomène attribuable aux changements technologiques et à la multiplication des sources d’information.

Des témoins ont exprimé l’avis que les propriétaires de multiples médias compriment les effectifs journalistiques sur le terrain par souci d’efficience. D’autres, par contre, ont soutenu qu’il fallait accroître l’efficience pour résister aux impacts économiques de la fragmentation. Comme l’a indiqué M. Maule :

Il est possible d'étudier la concentration des médias sous deux angles, économique et non économique. Sur le plan économique, l'enjeu principal est l'effet de la concentration sur les prix, la marge bénéficiaire et la part du marché. En termes non économiques, le point de vue est celui de la diversité des médias. Le premier se mesure et s'évalue au moyen de données financières et d'informations sur les ventes; pour le second, les indicateurs sont moins précis et le jugement joue un rôle plus important.

[...] Pour ma part, je crois que tout mène à un accroissement de la diversité des médias à cause des sources traditionnelles et des nouvelles, et de la volonté du consommateur de rechercher l'information, ce qui concurrence les sources traditionnelles d'information. (3 juin 2003)

            Neil Seeman a décrit dans son témoignage certains des problèmes qui se posent lorsqu’on tente de déterminer si la propriété croisée nuit à la pratique du journalisme.

[...] les recherches concernant l'impact de la convergence et des participations croisées dans les médias sur la qualité des nouvelles étaient parcellaires, contradictoires et avant tout superficielles.

[...] Si je dis tout cela, c'est pour indiquer que le principe selon lequel la concentration est mauvaise en soi — il y a bien des mythes dans ce domaine — s'appuie souvent sur des recherches très lacunaires. Si cette opinion s'appuie sur des faits, ils proviennent souvent des enquêtes d'opinion, qui nous laissent entendre qu'un certain nombre de Canadiens sont censés être préoccupés par la baisse de qualité du fait de la convergence. Toutefois, on n'en a pas beaucoup analysé les raisons.

[...] Je dirai en résumé que le plus gros défi à relever en matière de qualité des nouvelles n'est pas celui de la concentration ou des participations croisées dans les médias. Il est de nature plus fondamentale : Comment faire passer des politiques publiques complexes avec exactitude et de manière cohérente? (27 mai 2003)

Les témoins ont émis un certain nombre de commentaires au sujet de la pratique du journalisme et souligné l’importance de dissocier les questions structurelles dans l’industrie des médias (p. ex., la propriété et la concentration) des questions liées au journalisme comme tel (notamment les normes journalistiques). Florian Sauvageau s’est surtout attaché à établir une distinction sous ce rapport, et MM. Mills et Kent ont insisté à leur tour sur la question. M. Sauvageau, par exemple, pose cette question et y répond : « Pourquoi est-ce que tous les journaux quotidiens sont semblables? Parce que dans les écoles de journalisme, on enseigne aux étudiants la même technique journalistique. » Et il ajoute : « Le fait est que tous les médias cherchent à retenir le plus de lecteurs possibles et cela conduit les pratiques journalistiques à une certaine homogénéité » (1er mai 2003).

Les témoins s’entendent pour dire que les journalistes devraient présenter les faits en toute objectivité et être à l’abri de toute influence risquant de compromettre la pratique d’un journalisme aussi impartial que possible. Selon M. Mills : « Il est important que les propriétaires soient indépendants du gouvernement, et c'est pourquoi les propriétaires de médias imprimés ne doivent pas être liés au gouvernement par l'octroi de licences. » (1er mai 2003).

Même s’ils reconnaissent généralement l’importance de l’équité et de l’impartialité, ils sont loin de s’entendre sur les mécanismes qui pourraient ou qui devraient être mis en place pour aplanir les difficultés sous ce rapport. Dans son témoignage devant le Comité, M. Landry a indiqué que le journal La Presse avait « une philosophie écrite depuis 1976 [...] Il était dit clairement que La Presse allait informer et donner la liberté aux journalistes, mais qu'elle serait toujours canadienne ». Il avait déclaré plus tôt que le propriétaire « n’avait pas l’intention d’intervenir » et que, pendant ses vingt ans à la direction de La Presse, il avait « bénéficié de cette liberté ». De dire M. Landry : « Je n'ai jamais vu durant mes 20 ans dans ce milieu une influence majeure au point où les journalistes n'écrivent plus ce qu'ils veulent écrire et que les commentateurs à la radio ne disent plus ce qu'ils veulent dire, parce qu'il n'y a qu'une pensée unique » (15 mai 2003).

Lise Lareau, présidente de la Guilde canadienne des médias, a tenu ces propos :

[...] beaucoup de nos employés doivent travailler pour bien des médias et présenter la même nouvelle à la radio, à la télévision, dans les journaux ou ailleurs. Vous en avez entendu parler. C’est inquiétant parce que la charge de travail est ainsi plus lourde et plus stressante, et nous cherchons à régler la question dans un contexte syndical conventionnel. Cependant, il est certain que cette situation fait en sorte qu’il y a moins de points de vue exprimés sur une question. C’est ce qui se passe sur ces marchés où la propriété croisée existe. (9 mars 2004)

Des représentants de la Periodical Writers Association of Canada (PWAC) ont affirmé que la concentration des médias et la propriété croisée avaient entraîné des distorsions dans le marché en ce qui concerne leur travail. D’après Michael OReilly, président de la PWAC :

[...] la concentration des médias a des répercussions directes et mesurables sur les rédacteurs indépendants du Canada. On est en train de nous évincer du marché. Certains diront qu’il s’agit simplement de l’économie de marché à l’œuvre, qu’il faut laisser le marché décider. Ce serait peut-être vrai s’il s’agissait d’un marché libre, mais ce n’est pas le cas. Chaque fusion, chaque rachat, chaque nouveau pas dans la voie de la concentration des médias fait en sorte que ces puissants radiodiffuseurs peuvent déformer le marché davantage en leur faveur. En ce qui me concerne, il s’agit d’un monopole. (9 mars 2004)

M. OReilly explique ainsi les pressions auxquelles sont soumis les membres de son association :

[...] Les propriétaires de nos journaux, de nos magazines et des services radiophoniques et télévisuels sont cependant de plus en plus exigeants envers les rédacteurs et ils les rétribuent de moins en moins. Les grands éditeurs comme CanWest, Transcontinental, Quebecor/Sun Media, Rogers et Thomson exigent plus d’articles, plus de contenu et plus de droits, mais ils paient moins pour ces services. (9 mars 2004)

Des représentants de la GNT Canada ont relevé plusieurs problèmes découlant des changements survenus dans l’industrie des journaux, notamment la centralisation qui s’est opérée au sein de CanWest Global. Lois Kirkup, présidente de la section de la Guilde à Ottawa, a fait observer ce qui suit :

La centralisation des emplois ne s'est pas restreinte à ces services. En fait, elle n'a pas tardé à viser la salle de presse [...]

Il en a découlé une augmentation considérable de la charge de travail des employés qui restaient en poste. Parfois, nous étions aux prises avec une grave pénurie de reporteurs pour couvrir les actualités locales importantes. Certains directeurs de la rédaction sont maintenant responsables de plus d'une section, tandis que nos réviseurs de textes sont gravement surtaxés. Les employés sont démoralisés et stressés. (11 mars 2004)

Jan Ravensbergen, président de la section montréalaise de la Guilde à Montréal, a ajouté ceci :

Cet équilibre est influencé indirectement par le nombre d'employés. Mme Kirkup l'a bien dit et nous le constatons chaque jour. Il y a des nouvelles dont on ne parle pas. Des sujets moins importants sont parfois mis de côté parce qu'il n'y a personne pour les couvrir. Il y a des nouvelles qui passent inaperçues parce qu'il n'y a personne sur place. Il y en cependant d'autres qui peuvent exiger un plus plus de journalisme d'enquête. Il n'est plus beaucoup possible d'en faire à CanWest. (11 mars 2004)

En réponse à une question au sujet du président de la firme Asper, M. Landry a dit ne pas croire qu’il faille « pour l'exception, établir une règle générale » (15 mai 2003). M. Mills, dans son témoignage, était d’accord sur ce point :

[...] la concentration est essentiellement un problème local qui touche des collectivités, plutôt qu'un problème national. Vous devriez examiner la concentration de tous les médias dans des villes comme Vancouver, Calgary et Edmonton, et des provinces comme la Colombie-Britannique, l'Alberta, la Saskatchewan et le Nouveau-Brunswick, au lieu de vous attarder aux statistiques nationales. (1er mai 2003)

Des témoins ont affirmé que seuls quelques marchés sont aux prises avec ce genre de problèmes, mais d’autres ont proposé des mécanismes précis pour venir à bout de ce qui, à leurs yeux, sont des problèmes propres à l’industrie dans son ensemble. M. Kent, entre autres, a proposé dans son témoignage la création d’un poste de protecteur du public et la mise sur pied d’une « fiducie » lorsqu’un propriétaire possède plus de deux journaux. D’autres, comme M. Mills, estiment que l’intervention du gouvernement dans les opérations d’un journal constituerait un « remède pire que le mal » (1er mai 2003). Ce dernier pencherait plutôt en faveur d’un système qui interdirait aux propriétaires de journaux d’acquérir des intérêts dans la radiodiffusion et aux radiodiffuseurs de posséder aussi des journaux.

MM. Sauvageau et Caplan sont l’un et l’autre d’avis que la concentration représente un grave problème, qui a des répercussions sur toute la profession journalistique. « Je pense qu'il faut trouver des solutions modulées, selon les marchés », a fait observer le premier, avant d’ajouter plus tard qu’il « ne faut surtout pas regarder les médias comme des silos indépendants, mais il faut regarder dans un marché ou dans un lieu donné l'ensemble des médias » (1er mai 2003).

Les discussions sur ces points représentent le gros du défi auquel le Comité fait face. Les opinions concernant le niveau à partir duquel la concentration devient un problème sont très variées. Tel que l’a souligné M. Sauvageau :

Je ne crois pas qu'il faille carrément tout bannir. Il faut établir des seuils au-delà desquels la concentration devient dangereuse. Ces seuils peuvent être établis à l'échelle nationale, mais aussi à l'échelle locale [...]

La question est de savoir à quel moment c'est trop. M. Kent a déjà dit, pour la presse écrite, qu'un taux de 10 p. 100 pour le tirage quotidien est le seuil. M. Claude Ryan parle de 30, 40 ou 50 p. 100. En France, c'est autour de 30 p. 100 pour le tirage national. Quel est le seuil à ne pas dépasser? (1er mai 2003)

 

D. Questions de politique

Toutefois, c'est une bonne politique publique de créer un cadre qui favorise une variété de contenus et d'opinions. L'objectif devrait être de laisser à la population le soin de déterminer les objectifs en politique publique et ensuite d'augmenter au maximum la capacité des propriétaires à faire des profits raisonnables. Nous devons tenter de trouver un mécanisme qui permette d'attirer le capital étranger sans pour autant céder notre contrôle canadien. (Vince Carlin, 13 mai 2003)

De nombreux témoins ont dit craindre que les récents changements structurels survenus dans le secteur des médias au Canada ne brident la diversité des opinions, mais peu d’entre eux préconisent une intervention de la part du gouvernement pour garantir la liberté de presse ou la diversité du contenu des médias. Beaucoup, cependant, ont mentionné des domaines où le gouvernement ou le secteur privé pourraient jouer un rôle important (ou le font déjà). Il en sera question ci-dessous.

1.                  Le rôle du gouvernement

            L’article 3 de la Loi sur la radiodiffusion expose clairement les objectifs du système canadien de radiodiffusion. Plusieurs paragraphes sont particulièrement pertinents pour notre étude, qui s’intéresse aux nouvelles, à l’information et aux opinions exprimées dans les médias.

3. (1) Il est déclaré que, dans le cadre de la politique canadienne de radiodiffusion :

a) le système canadien de radiodiffusion doit être, effectivement, la propriété des Canadiens et sous leur contrôle [...]

i) la programmation offerte par le système canadien de radiodiffusion devrait à la fois :

(i) être variée et aussi large que possible en offrant à l'intention des hommes, femmes et enfants de tous âges, intérêts et goûts une programmation équilibrée qui renseigne, éclaire et divertit [...]

(iv) dans la mesure du possible, offrir au public l'occasion de prendre connaissance d'opinions divergentes sur des sujets qui l'intéressent

            L’article 3 définit également le mandat du radiodiffuseur public national, la Société Radio-Canada.

 

a)         Le radiodiffuseur public national

Un certain nombre de témoins ont traité de l’importance d’un radiodiffuseur public dans le milieu effervescent des médias canadiens. M. Dornan a soulevé à ce sujet les points suivants :

Si la crainte que les médias du secteur privé ne fussent trop sujets à des considérations commerciales et trop susceptibles des manipulations par les propriétaires, les médias du secteur public, eux, devaient faire contrepoids et offrir une autre formule, à l'abri du mercantilisme et des pressions politiques. Tant qu'il existe un secteur public solide, répondant à un besoin — tant que le secteur public demeure important, véritablement autonome et à l'abri du contrôle politique et des considérations commerciales — ce que fait le secteur privé importe peu. [...]Tout comme il importe de pouvoir compter sur des médias du secteur privé échappant à toute entrave, il est important de disposer d'un secteur public professionnel bien doté et bien financé. [...]

L'un des principaux éléments de l'instauration d'un univers médiatique canadien est la place à accorder au secteur privé et la vitalité de ce secteur. Je crois qu'à la suite d'une série de réductions budgétaires importantes et répétées, on a laissé dépérir les médias du secteur public [...] Il est évident qu'il ne suffira pas simplement de donner davantage de fonds à la Société. Si, par exemple, Radio-Canada devait utiliser d'éventuelles ressources supplémentaires uniquement pour surenchérir sur le secteur privé afin d'obtenir les droits de diffusion d'événements sportifs, nous ne gagnerions rien. À bien des égards, le dilemme actuel de la Société Radio-Canada est une conséquence de la réussite des médias du secteur privé [...]

Tout cela complique les choses pour une institution comme Radio-Canada. Pour ma part, j'estime que le secteur public n'a jamais été aussi pertinent. Il est certain que le secteur public est aux prises avec un défi de taille, celui de trouver sa place dans le spectre multi-médiatique où la plupart de ses fonctions traditionnelles ont été prises par le secteur privé. À l'heure même où le secteur privé prend de l'expansion, il est encore plus nécessaire de compter sur une source de contenu médiatique qui soit à la fois solide et indépendante de toute considération mercantile.

Le thème du débat d'aujourd'hui n'est pas de déterminer quelle place Radio-Canada doit occuper, ni d'évaluer la pertinence de cette institution dans l'univers des médias d'actualité. (6 mai 2003)

M. Caplan, dans son témoignage, rejoint M. Dornan sur certains points.

Curieusement, la problématique de la convergence s'est posée rapidement à la SRC, mais pour eux, la convergence signifiait deux choses : cela voulait dire moins d'argent [...] une plus grande concurrence et plus de difficulté à comprendre exactement quel créneau et quel rôle la SRC jouerait dans l'ensemble du système de radiodiffusion. (1er mai 2003)

            D’autres témoins ont soutenu que le radiodiffuseur public n’est pas simplement une voix de plus dans le concert d’opinions exprimées par les radiodiffuseurs. Arthur Lewis, directeur général de Nos Ondes Publiques, a cité une étude effectuée pour le compte de la BBC par McKinsey & Company, une société internationale d’experts-conseils, afin d’examiner le rôle des radiodiffuseurs publics dans un marché où foisonnent les radiodiffuseurs privés.

Un radiodiffuseur public solide comme la BBC, qui produit des émissions ayant un caractère bien distinct, crée ce que McKinsey appelle un cercle vertueux avec ses concurrents du secteur privé. Parce que la BBC produit de meilleures émissions, les radiodiffuseurs privés sont forcés de faire la même chose. (9 octobre 2003)

M. Lewis est d’avis que l’argument du « cercle vertueux » vaut également au Canada.

Si le radiodiffuseur public ne fait pas un travail de qualité, le radiodiffuseur privé est moins porté à le faire. La SRC a une influence importante sur le marché et, selon moi, force CTV, Global et d'autres radiodiffuseurs à faire un travail convenable. (9 octobre 2003)

            M. Caplan a exprimé la même opinion :  

L'avantage, c'est que je suis absolument convaincu que grâce aux normes de qualité fixées par la SRC, les réseaux Global et CTV sont devenus meilleurs qu'ils ne le seraient autrement. La tragédie des États-Unis, c'est qu'ils n'ont pas de SRC. PBS est marginal, tandis que la SRC est un élément majeur de notre système. (1er mai 2003)

À une question du Comité concernant l’impact de la concentration des médias et de la propriété croisée sur la diversité de l’information et des opinions exprimées, Mme Bombardier a répondu ce qui suit :

La concentration est la raison pour laquelle il est tellement important de pouvoir compter sur un service public. On se rend bien compte, en regardant TVA, en écoutant des stations radio privées et en lisant le Journal de Montréal ou encore des magazines, que le service public est plus nécessaire que jamais pour assurer la diversité. (6 mai 2003)

Si maints témoins ont souligné l’importance de pouvoir compter sur un radiodiffuseur public solide, ils ont aussi rappelé au Comité que la performance de la SRC n’est pas à la hauteur des attentes, et ce, pour différentes raisons. Le problème réside en partie dans le peu d’espace occupé par le secteur public dans le marché de la radiodiffusion, mais il tient surtout aux compressions budgétaires dont ce secteur a été victime. Comme l’a rappelé M. Rabinovitch au Comité :

En chiffres absolus, notre budget a diminué de 319 millions de dollars entre 1990 et 2003. Étant donné que 85 p. 100 de nos dépenses sont liées à nos ressources humaines, nous avons été obligés de freiner notre croissance et notre programmation. Nous avons trouvé cela extrêmement douloureux. (23 octobre 2003)

La question des coûts pour redresser la situation du radiodiffuseur public national a été soulevée à plusieurs occasions tant par les sénateurs que par les témoins. M. Rabinovitch a laissé entendre que la SRC pourrait s’acquitter de son mandat (sauf sous le rapport de l’expansion locale et régionale) si elle disposait d’une somme supplémentaire de 100 millions de dollars. D’autres témoins ont dit qu’il faudrait investir beaucoup plus que cela dans le secteur public. M. Starowicz, par exemple, témoignant à titre personnel, a déclaré ce qui suit :

Pour élaborer une stratégie nationale, le premier élément consiste à créer d'urgence un programme en vue de renouveler et d'accroître le rôle du secteur public dans le domaine de la télévision pour qu'il serve de force motrice à l'industrie. Cela signifie également essayer de ressusciter les réseaux éducatifs et réinvestir dans l'Office national du film. (29 avril 2003)

Interrogé au sujet du coût de ces mesures, M. Starowicz a répondu : « Je triplerais la partie du secteur public, mais pas nécessairement le budget de la CBC. » (29 avril 2003).

 

b)         Un journal public national?

Une des solutions possibles avancées par les témoins pour favoriser une plus grande diversité au chapitre de l’information et des opinions serait de créer un journal doté au départ par le gouvernement. À ce sujet, M. Watson a indiqué ceci au Comité :

J'estime aussi que dans le domaine de la presse écrite, le moment est venu de ressusciter l'idée d'un journal d'État [...] Je ne vois aucun obstacle — si ce n'est la superstition — au fait d'avoir un journal public financé au moyen d'une dotation plutôt que d'une subvention annuelle renouvelable du Parlement. Un tel journal jouirait d'une indépendance financière et son conseil d'administration serait composé de journalistes de tous les coins du pays, et ce, dans le respect d'un mandat clairement énoncé dans une loi du Parlement. Il pourrait avoir une double fonction, soit servir de source d'information sur les aspects de notre vie nationale et de nos relations internationales qui ne sont pas très bien couverts dans la presse ou dans les médias populaires, et agir en tant que chien de garde de la presse actuelle.

M. Watson a ensuite fait cette suggestion :

Son mandat consisterait en partie à prendre connaissance des articles publiés dans les quotidiens et les hebdomadaires de la presse nationale pour évaluer la qualité des reportages. Cela ne se fait pas suffisamment [...] La presse conventionnelle s'y opposerait peut-être initialement, mais petit à petit, ses membres apprendraient à l'apprécier. D'ailleurs, du fait que des journalistes feraient partie du conseil d'administration, cela ouvrirait la voie à des normes supérieures et à une qualité journalistique optimale dans toute la presse. (1er mai 2003)

Cette solution proposée par M. Watson a trouvé peu d’appuis parmi les autres témoins. En fait, plusieurs de ceux-ci pensent qu’elle entraînerait des problèmes, notamment au chapitre du financement. Appelé à se prononcer sur la somme approximative nécessaire, M. Landry a répondu « que cela coûterait au moins 25 p. 100 des dépenses globales de CBC et de Radio-Canada », ce à quoi la présidente du Comité a ajouté : « C'est-à-dire, environ 200 millions de dollars » (1er mai 2003).

Les coûts dépendent en partie des moyens de fabrication et de distribution d’un tel journal. De dire M. Dornan :

J'estime tout de même que le conseil de M. Watson est synonyme de beaucoup de difficultés, dont l'une des moindres serait les coûts associés à la distribution d'un quotidien national publié sous les auspices d'une société d'État.

Les opérations de livraison de tout ce qui est imprimé, dont les quotidiens, sont particulièrement capitalistiques [...] Cela me semble être une dépense insurmontable, étant donné la situation actuelle dans laquelle se trouvent les médias.

Toutefois, moyennant des ressources comparativement moindres, Radio-Canada a vite fait de se lancer dans l'édition électronique sur Internet. Radio-canada.ca a devancé le Globe and Mail et le National Post, par exemple, sur Internet. (6 mai 2003)

M. Bernier a indiqué ce qui suit :

Un journal public devrait tout d'abord être dans les deux langues. D'autre part, les coûts de distribution seraient énormes, à moins de publier uniquement sur Internet.

Je crois qu'il serait préférable de consacrer plus de ressources à Radio-Canada/CBC et les soustraire davantage de l'expression commerciale qu'ils possèdent dans leurs bulletins d'information. Soustraire cette pression serait un bien meilleur investissement que de verser les fonds publics dans un journal public.

D'autre part, le problème de distance entre le gouvernement et les responsables de ce journal me causeraient les mêmes ennuis que les problèmes de distance qu'on peut constater entre la CBC/Radio-Canada et le gouvernement. Qu'il revienne au premier ministre de nommer les fonctionnaires pose, à mon avis, un problème important et nuit à la notion d'absence de lien de dépendance. (8 mai 2003)

M. Landry s’est prononcé contre l’idée d’un journal national financé par l’État. Commentant la proposition de M. Watson, il a déclaré : « Il nous arrive souvent d'être d'accord, mais là je dois vous dire que je ne suis pas d'accord avec sa recommandation à cet égard » (1er mai 2003). Plus tard, interrogé au sujet de la possibilité que le gouvernement subventionne un journal comme L’Évangéline, M. Landry a dit ceci :

Je pense que ce serait un geste aussi mauvais qu'une intervention gouvernementale dans quoi que ce soit. Je pense qu'un journal doit avoir cette indépendance de pensée, cette indépendance philosophique. En effet, vous allez constater des défaillances dès lors que l'intérêt probant de la population à vouloir s'informer à cette source ne sera plus là. Mme Fraser et moi avons connu, à l'époque, le lancement du journal Le Jour. C'était un journal qui n'était pas de libre expression. Il représentait un parti politique. Il n'a pas survécu parce que le public veut avoir une plus grande et une meilleure information, et il est libre. (15 mai 2003)

 

c)         Soutien direct et indirect du gouvernement aux médias imprimés

Russell Mills a déclaré, au sujet du rôle du gouvernement fédéral dans la réglementation et le financement des médias imprimés, que :

[...] je serais mal à l'aise si un organe du gouvernement ou du Parlement faisait des recommandations sur le contenu rédactionnel des médias imprimés, qui ne sont pas réglementés et ne doivent pas l'être.

Il a ajouté cependant que :

Les médias imprimés sont également visés par des règles régissant leur structure. La propriété étrangère est à toutes fins pratiques interdite et une partie de l'industrie bénéficie de subventions postales. Ces règles et leur influence éventuelle sur l'information constituent un sujet légitime d'étude de la part d'un comité du Parlement. La ligne de démarcation entre la structure et le contenu est évidemment ténue, mais je suis confiant que vous aurez l'habileté voulue pour faire la distinction entre les deux. (1er mai 2003)

Le soutien gouvernemental à l’égard des médias imprimés canadiens est canalisé dans deux programmes administrés par le ministère du Patrimoine canadien : le Fonds du Canada pour les magazines (FCM) et le Programme d’aide aux publications (PAP). Le PAP vise à donner aux lecteurs canadiens un accès abordable aux produits culturels imprimés canadiens (périodiques, bulletins commerciaux et journaux hebdomadaires), à veiller, dans les collectivités rurales, à l’accès aux petits hebdos communautaires; et à soutenir la distribution des journaux publiés dans la langue officielle minoritaire ou dans une langue étrangère. Le FCM, quant à lui, vise à favoriser la création de contenu rédactionnel canadien dans les magazines canadiens; à accroître l’accès des Canadiens aux magazines d’ici; à améliorer la qualité et la diversité des magazines canadiens; finalement, à consolider l’infrastructure de l’industrie canadienne des magazines.

Le PAP, qui accorde des subventions postales aux éditeurs canadiens admissibles, remonte, dans une forme ou une autre, à l’ère qui a précédé la Confédération. En 2003-2004, selon le Budget principal des dépenses du ministère du Patrimoine canadien, ce programme a versé des subventions totalisant 46,4 millions de dollars. Plusieurs témoins ont mentionné la contribution importante du PAP sur le plan culturel et économique à la santé des médias imprimés canadiens.

Selon Brian Segal, président-directeur général de Rogers Publishing, le PAP est « l'une de nos politiques culturelles les plus efficaces au Canada ». À son avis :

[...] Les magazines d'intérêt général auraient de la difficulté à survivre au Canada s'ils étaient seulement distribués en kiosque. Il suffit de visiter un kiosque pour constater à quelle concurrence se livrent les magazines. Les magazines canadiens ont absolument besoin de leurs abonnés pour survivre, et c'est la possibilité de demander un prix raisonnable pour l'envoi du magazine, grâce à ce programme de subventions postales, qui leur permet de s'assurer un nombre suffisant d'abonnés. (7 octobre 2003)

Partageant sensiblement le même avis, André Préfontaine, président de Médias Transcontinental Inc., a déclaré au Comité que le PAP :

[...] a contribué à développer une industrie canadienne des périodiques très prospère. En fait, si on regarde les périodiques qui sont vendus au Canada, il y en a environ 50 p.  100 qui sont canadiens et 50 p. 100 américains. Cependant, si on regarde les périodiques qui sont vendus par abonnement, « abonnement » signifiant que ces abonnements sont distribués avec l'aide du Programme d'aide aux publications, 80 p. 100 des périodiques canadiens sont vendus par abonnement.

Essayez de visualiser un kiosque à journaux où vous seriez allé récemment, peut‑être celui qui se trouve à l'aéroport d'Ottawa, et vous verrez que l'on est bombardé de titres américains. Quatre-vingt-quinze pour cent des magazines vendus dans les kiosques à journaux canadiens sont américains. Le gouvernement fédéral n'a accordé aucune aide à l'industrie canadienne des périodiques pour l'aider à faire face à la concurrence américaine dans les kiosques à journaux. (30 octobre 2003)

Cela dit, M. Préfontaine est très préoccupé par un récent changement aux subventions du PAP, qui a haussé de 12 p. 100 les taux d’affranchissement des éditeurs de magazines. Cette augmentation, a-t-il expliqué, a été imposée après que le gouvernement fédéral et la Canadian Magazine Publishers Association ont conclu une entente de trois ans. Étant donné que certains éditeurs canadiens arrivent à peine à être rentables sans la subvention postale, il craint que les petits éditeurs ne puissent plus, tôt ou tard, rivaliser avec leurs concurrents sur le marché canadien. Dans ces circonstances, il a recommandé que les répercussions d’une modification du programme PAP soient examinées de nouveau, que les règles soient prévisibles et qu’elles ne changent pas sans préavis suffisant.

Les mêmes témoins qui ont commenté le PAP ont aussi parlé des compressions imposées au Fonds du Canada pour les magazines. Une explication du FCM et de ses enjeux est donnée dans le témoignage de M. Segal. Le Fonds du Canada pour les magazines, a-t-il dit :

[...] a été établi en réaction aux changements dans la législation qui ont permis l'entrée au pays de magazines américains à tirage dédoublé en conservant la politique éditoriale américaine et en remplaçant la publicité américaine par de la publicité canadienne. Comme vous le savez probablement, ce fonds, qui représentait auparavant 50 millions de dollars, a été réduit à 16 millions. On a justifié cette réduction en disant que la menace que représentaient les magazines américains à tirage dédoublé ne s'était pas matérialisée et qu'il n'était donc pas nécessaire d'assurer un soutien aussi important.

Nous admettons que la menace ne s'est pas matérialisée, mais il commence à y avoir des indices que cela commence à se produire. Sports Illustrated et People vendent maintenant de la publicité au Canada. Le Print Measurement Bureau, le PMB, surveille ces deux magazines. Nous verrons probablement les magazines américains ou étrangers devenir de plus en plus populaires au Canada.

L'élément le plus important du Fonds du Canada pour les magazines est son fonds d'aide au contenu rédactionnel. Il permet aux maisons d'édition canadiennes de mettre plus d'argent sur la qualité du contenu. Il en résulte qu'elles ont plus de lecteurs et, donc, plus d'argent avec leurs contrats de publicité. Rogers, ainsi que d'autres maisons d'édition, petites et grandes, ont bénéficié du fonds d'aide au contenu rédactionnel pour s'assurer un meilleur contenu en fait d'articles de fond. (7 octobre 2003)

M. Préfontaine a ajouté, au sujet du FCM :

Les éditeurs américains voient le Canada comme un autre État américain. Ils incluent le Canada dans des programmes nord-américains de promotion et de développement de tirage et nous considèrent comme une source de tirage à bon marché puisqu'ils n'ont pas à investir dans des ressources éditoriales ou des opérations au Canada.

C'est pourquoi, d'ailleurs, les compressions qui ont été effectuées cet été au programme de soutien à l'industrie du magazine par Patrimoine canadien sont regrettables. Pour Transcontinental, il s'agit d'une perte, sur 24 mois, de plus de six millions de dollars.

Il n'y a pas de doute dans mon esprit que ces compressions vont entraîner des bouleversements profonds et à long terme dans l'industrie canadienne du magazine et qu'elles constituent un changement de politique du gouvernement canadien, qui n'a pas été planifié. Quand je réfère à la politique, je veux préciser, à la politique culturelle du gouvernement canadien. Les éditeurs de magazines canadiens, pour prospérer dans un environnement tel que celui que je vous ai décrit précédemment, ont besoin d'une approche structurée qui leur permette de développer des plans d'affaires à long terme. Quand on constate les coûts associés à l'extension de nos contenus sur Internet, et on parle de centaines de milliers de dollars par titre, on comprend encore plus difficilement la décision de Patrimoine canadien de réduire son appui aux éditeurs de magazines canadiens. (30 octobre 2003)

Il importe de signaler que MM. Segal et Préfontaine parlaient au nom de deux plus grands éditeurs canadiens. Le Comité comprend qu’il lui faudra entendre des représentants de toutes les sphères de l’industrie du magazine.

 

2.         Autoréglementation

a)         Rôle du secteur privé

Un certain nombre de témoins ont suggéré ou mentionné quelques mécanismes que les médias d’information pourraient élaborer eux-mêmes pour améliorer la qualité de l’information. Cinq de ces mécanismes étudiés plus en profondeur sont les conseils de presse, un protecteur du public, une association professionnelle, un organisme de contrôle indépendant et les contrats de fiducie.

Les témoins ont fait remarquer qu’il existe au Canada plusieurs conseils de presse. La plupart ont été créés dans les années 1970 et 1980 par suite des enjeux soulevés par le Comité sénatorial (Davey). Ils traitent les plaintes des citoyens portant sur divers aspects du comportement des journaux membres dans une situation particulière. La composition des conseils de presse varie d’une province à l’autre.

S’il est vrai que les conseils de presse ont contribué à rehausser la qualité du journalisme, ils demeurent néanmoins des organismes provinciaux, qui fonctionnent selon des critères différents et qui ne possèdent pas les outils nécessaires pour avoir un impact réel sur la profession de journaliste. Malgré tout, comme l’a dit M. Mills :

Il est vrai que les conseils de presse sont des organes imparfaits, mais ayant siégé à des conseils, ayant témoigné devant eux et ayant été visé par beaucoup de leurs jugements, je crois que, globalement, leur existence améliore les journaux en les rendant davantage responsable et à l'écoute du public. Par ailleurs, les débats publics au sujet des médias d'information qui ont entouré ces études et enquêtes ont également eu des résultats positifs.

Les travaux de votre comité ont également le potentiel d'exercer une influence positive et même encore plus profonde si vous évitez soigneusement d'aborder directement la question du contenu rédactionnel. Vous devez faire attention de ne pas aller trop loin. Certaines dispositions qui figuraient dans la loi sur les journaux que l'on avait proposée en 1981 dans la foulée des travaux de la commission Kent nous auraient rapprochés dangereusement d'une situation où le gouvernement se serait ingéré dans les salles de rédaction du Canada. Une mesure tendait à rendre les rédacteurs en chef des journaux comptables devant un comité de membres de la collectivité fonctionnant sous l'égide d'un ministre du gouvernement. J'ai combattu cette proposition, aux côtés de tous les autres cadres supérieurs de l'industrie des journaux. Avec l'aide des organisations internationales qui luttent pour la liberté de la presse, nous avons finalement réussi à faire mettre au rancart la loi proposée. (1er mai 2003)

Plusieurs témoins ont mentionné l’idée d’un protecteur du public qui serait rémunéré par les médias d’information. Dans son témoignage, Mme Taylor, après avoir souligné que Radio-Canada/CBC a deux protecteurs du public :

Selon notre système d'ombudsman, si quelqu'un nous appelle pour déposer une plainte précise, nous l'encourageons à se mettre directement en contact avec notre protecteur du public. Ces deux personnes — une pour les Anglophones et l'autre pour les Francophones — ont la responsabilité de prendre au sérieux chaque plainte qui est déposée et d'y répondre. (23 octobre 2003)

Il y a eu quelques échanges sur la possibilité de créer une désignation professionnelle, similaire à celle des avocats et des médecins. M. Bernier a suggéré que « [s]elon une hypothèse, ceux qui souhaitent devenir membre de la profession devraient subir un examen » (8 mai 2003). Cet arrangement pose cependant plusieurs problèmes éventuels, car il pourrait, en fin de compte, enlever à certaines personnes la liberté d’expression.

D’autres témoins ont proposé la création d’un organisme de contrôle indépendant qui étudierait la profession de journaliste et ferait des observations à ce sujet. Un tel organisme pourrait souligner des sujets qui devraient être rapportés, mais qui sont oubliés par les médias d’information, ou les problèmes relatifs à la présentation de sujets politiques complexes au grand public. Parlant du besoin de tels commentaires, M. Luciani a déclaré que : « On ne peut pas couvrir la politique comme on couvre le sport. Il faut une participation bien plus active de la part des lecteurs. Souvent, on retire une impression tout à fait fausse compte tenu de ce que l'étude de politique publique s'efforçait d'exprimer » (27 mai 2003).

Pour sa part, M. Kent a parlé des ententes de fiducie entre le propriétaire d’un journal et son rédacteur en chef :

La Commission royale a suggéré une telle mesure, mais nous n'avons pas reçu tous les détails et l'opinion journalistique n'était pas prête à ce moment-là. Je crois qu'elle est maintenant prête à adopter les ententes de fiducie proposées, qui ont cours depuis longtemps dans certains des meilleurs journaux au monde et qui permettent d'éviter la domination du propriétaire.

Au Canada, ces ententes pourraient s'appliquer à plus d'un journal par propriétaire. Par exemple, le propriétaire, par contrat, indique au rédacteur en chef qu'il sera responsable du contenu du journal et le rédacteur est appuyé par un conseil consultatif. Parmi les structures possibles, on peut donner l'exemple de celle où deux membres sont nommés par le propriétaire, deux membres sont élus par le personnel journalistique et ensemble, ces quatre membres décident du choix de trois représentants communautaires. S'ils ne s'entendent pas, un arbitre impartial choisit alors les membres. Les membres indépendants choisissent le président du conseil. Le rédacteur fournit au conseil un rapport annuel sur l'exonération de la responsabilité publique du journal, lequel doit publier ledit rapport ainsi que la réponse du conseil. (29 avril 2003)

Lors des discussions sur les mécanismes éventuels d’autoréglementation, il n’a pas été question de leur financement. En outre, on n’a pas exploré en profondeur les effets secondaires néfastes possibles (p. ex., les limites superflues qui pourraient être imposées à ceux qui se disent journalistes ou, plus important encore, la menace pour la liberté d’expression).

 

b)         Rôle du gouvernement

Lorsqu’il a comparu devant le Comité, M. Kent a suggéré la création d’un protecteur du public responsable des médias imprimés qui rendrait compte au Parlement régulièrement. Quant aux médias électroniques, M. Lincoln a proposé de créer un poste de contrôleur de la radiodiffusion, au Bureau du vérificateur général. Il a expliqué que :

Cet agent serait redevable au Parlement, surveillerait le respect des objectifs de la Loi sur la radiodiffusion et les médias en général et ferait chaque année rapport au Parlement. Ce contrôleur produirait des rapports à la manière du vérificateur général, du commissaire à l'environnement et au développement durable et du commissaire aux langues officielles. (26 février 2004)

Le Comité traitera plus en détail dans ses futurs travaux de ces mécanismes de gouvernance.

 

3.         Propriété

a)         Le Bureau de la concurrence et le CRTC

            Les entreprises médiatiques, comme toutes les entreprises commerciales au Canada, sont soumises à la Loi sur la concurrence, qui est la responsabilité du Bureau de la concurrence. Les radiodiffuseurs sont aussi assujettis à la Loi sur la radiodiffusion, qui est la responsabilité du CRTC. Les journaux sont assujettis à la Loi sur la concurrence et sont touchés indirectement par la Loi sur la radiodiffusion lors de transactions de propriété croisée avec des radiodiffuseurs.

Comme on le faisait remarquer plus haut, les entreprises médiatiques — radiodiffuseurs et médias imprimés — sont traitées différemment des autres entreprises au Canada, car l’article 2 de la Charte canadienne des droits et libertés leur garantit « la liberté de la presse et des autres moyens de communication ».

Le Comité a entendu Gaston Jorré, commissaire intérimaire du Bureau de la concurrence, et Charles Dalfen, président du CRTC. Étant donné la multiplication des grosses transactions de propriété croisée au Canada, le Comité souhaitait savoir comment la diversité des voix était préservée. Autrement dit, comment chaque organisme traite-t-il la question et comment travaille-t-il avec l’autre?

M. Jorré a remarqué que la diversité des voix est un enjeu important dans une démocratie, mais que la Loi sur la concurrence ne s’en préoccupait pas directement. La Loi se limite aux aspects économiques et commerciaux, même si elle peut avoir un impact indirect sur la diversité des voix. Il a dit que :

Parfois, pour essayer de modifier une transaction afin que des questions de concurrence ne soient pas soulevées ou de mettre un terme à cette transaction, nous pouvons accessoirement maintenir un nombre de propriétaires supérieur à ce qui serait nécessaire. Accessoirement, cela peut exercer un effet sur la diversité. (23 septembre 2003)

Il a suggéré que le Bureau de la concurrence continue de s’occuper des aspects économiques et que le CRTC traite des aspects culturels, notamment de la diversité des voix.

            M. Dalfen a commencé sa présentation en expliquant le large mandat de la Loi sur la radiodiffusion, qui précise que le système de radiodiffusion devrait, « dans la mesure du possible, offrir au public l'occasion de prendre connaissance d'opinions divergentes sur des sujets qui l'intéressent » (25 septembre 2003).

M. Jorré a souligné que la Loi sur la concurrence et la Loi sur la radiodiffusion s’appliquent toutes deux aux industries de la radio et de la télévision, situation qui a provoqué des conflits de compétence et qui a mené, à la fin des années 1990, à une tentative pour aplanir les difficultés entre le Bureau et le CRTC.

En 1999, le Bureau de la concurrence et le CRTC ont signé un protocole d'entente qui décrit les pouvoirs détenus par le CRTC en vertu de la Loi sur la radiodiffusion de même que les pouvoirs du Bureau en ce qui a trait aux secteurs des télécommunications et de la radiodiffusion. Le document porte sur divers enjeux relatifs à la concurrence, dont l'accès, l'examen des fusions, les moyens pour préserver la concurrence et différentes pratiques commerciales. Le document traite exclusivement d'enjeux relatifs à la concurrence. (23 septembre 2003)

Le document, surnommé l’interface, souligne qu’il y a compétence parallèle dans les questions de fusion.

Charles Dalfen, président du CRTC, a cité l’interface pour tenter de démêler les rôles du CRTC et du Bureau de la concurrence face aux radiodiffuseurs :

Aux termes de la Loi sur la radiodiffusion, l'approbation préalable du Conseil est nécessaire pour les changements de contrôle ou de propriété des entreprises titulaires de licences. Alors que l'examen du Bureau en matière de fusionnements porte exclusivement sur les effets de la concurrence, l'étude du Conseil prend en considération une gamme plus vaste d'objectifs définis par la loi. Elle peut notamment aborder des questions de concurrence dans le but de réaliser la politique énoncée dans la loi. En ce qui concerne les marchés de la radiodiffusion et de la télédiffusion, le Bureau se préoccupe principalement de l'incidence sur les marchés de la publicité et, en ce qui concerne les entreprises de distribution de services de radiodiffusion, des choix du consommateur et des prix qui lui sont offerts. Les préoccupations du Conseil englobent celles du Bureau, mais son étude des marchés de la publicité a trait à la capacité des radiodiffuseurs de réaliser les objectifs énoncés dans la loi. (25 septembre 2003)

            L’interface n’est pas parvenue à éviter un conflit ces dernières années au sujet de la transaction d’Astral-Télémédia touchant le transfert de propriété de stations de radio. Le Bureau de la concurrence, selon M. Jorré, croit que « le marché devrait décider des entreprises qui survivront » (23 septembre 2003). Le CRTC, pour sa part, tient compte de la survie commerciale lors de ses délibérations. Comme M. Dalfen l’a dit :

[...] il m'apparaît inconcevable que nous puissions accorder de nouvelles licences [...] sans pouvoir évaluer la capacité du marché d'absorber de nouvelles stations, sans pouvoir examiner la nature du marché. [...] la question centrale que nous examinons dans l'étude d'une demande de nouvelle licence n'est pas de savoir qui nous devrions choisir, mais plutôt si le marché peut absorber un, deux ou trois nouveaux titulaires de licence. (25 septembre 2003)

            Lorsqu’on lui a demandé comment d’autres pays s’efforcent de concilier les divergences de leur politique sur la concurrence et de leur politique sur les médias, M. Jorré a répondu :

Je peux vous dire que dans les grands pays, les autorités en matière de concurrence sont dans la même situation que nous. Par exemple, aux États-Unis, la Federal Trade Commission et la division antitrust du département de la Justice ont examiné les fusions des médias sous le même angle que nous. En outre, c'est la Federal Communications Commission qui, je crois, applique certaines règles qui définissent les limites de la propriété des médias de radiodiffusion, et cetera.

Il y a quelques exceptions. Au Royaume-Uni, certains critères spéciaux ont été ajoutés à la loi pour ce qui est de l'examen des transactions qui touchent les journaux. C'est un peu différent à ce sujet. (23 septembre 2003)

Certains craignent que les journaux, dans leur rôle fondamental de contributeur à la diversité de l’information, ne passent inaperçus aux yeux du législateur.

M. Jorré a rappelé que le Bureau de la concurrence s’intéresse avant tout aux questions économiques et que la Loi sur la concurrence est une loi d’application générale qui touche toutes les industries. Comme l’a expliqué Peter Sagar, sous-commissaire de la concurrence :

Le Bureau de la concurrence est ciblé spécialement sur la concurrence. Nous avons l'expertise. La loi est claire et précise et l'expérience va s'appliquer à n'importe quelle industrie, que ce soit les médias, les télécommunications, la radiodiffusion, les journaux; nous appliquons les mêmes principes à toutes les autres industries. On prend en considération toutes les questions importantes pour cette industrie.

Nous ne négligeons pas les éléments particuliers d'un secteur d'activités. En ce qui concerne les médias, nous tenons compte des lecteurs, des fournisseurs, des journalistes et du marché de la publicité. Nous l'avons déjà fait. Dans la plupart des cas, la publicité constitue la partie la plus importante de cette équation, mais nous ne faisons pas abstraction des autres éléments. (23 septembre 2003)

M. Dalfen a admis que les journaux ne relèvent pas du mandat du CRTC, mais il a souligné que le CRTC en tient compte au moment d’examiner la situation d’un radiodiffuseur qui a des liens avec des journaux.

[...] nous ne nous attardons pas au sort d'un journal dans cette décision; nous mettons l'accent sur les répercussions que le fusionnement en question aura sur le réseau de radiodiffusion. Cependant, ce faisant, nous ne nous limitons pas seulement à la concentration de la partie de l'équation qui concerne la radiodiffusion. Autrement dit, nous élargissons le champ de notre examen pour englober toute la question de la diversité des voix dans la collectivité et nous tenons compte de la propriété des journaux dans la collectivité en question [...]

À aucun de ces deux niveaux, nous ne limitons notre analyse aux radiodiffuseurs. Nous examinons l'ensemble du marché dans le cas des fusionnements, et la diversité dans l'ensemble du marché dans le cas de la propriété croisée de radiodiffusion et de journaux.

Nous ne dirions pas que nous approuvons ou refusons la demande à cause du secteur des journaux comme tel. Ce n'est pas dans notre mandat. (25 septembre 2003)

Il resort des commentaires de MM. Jorré et Dalfen que ni le Bureau de la concurrence ni le CRTC ne se préoccupent directement du problème « des nouvelles » dans les journaux. Le Bureau de la concurrence se préoccupe des marchés (de la publicité dans le cas qui nous intéresse). Le mandat du CRTC vise le système de radiodiffusion et ne touche qu’indirectement les journaux lorsque celui-ci examine des fusions ou des ventes qui impliquent un radioddiffuseur qui possède également des journaux.

 

b)         Concentration

            Les études passées sur les médias canadiens ont souvent été préoccupées par le fait que des intérêts puissants pourraient avoir un impact indu sur la circulation de l’information. La mesure du pouvoir potentiel a généralement été la concentration, par une entreprise unique ou un petit nombre d’entreprises, dans un marché particulier, et la concentration a été généralement calculée selon la part du marché dans une industrie du secteur des médias — le pourcentage de titres ou de tirage des quotidiens qui appartiennent au plus gros propriétaire ou le pourcentage de stations de télévision qui appartiennent à un même propriétaire.

            Récemment, des inquiétudes suscitées par la propriété croisée se sont ajoutées aux inquiétudes habituelles qui entourent la concentration dans une industrie. Pour d’aucuns, il semble plus préoccupant maintenant qu’un conglomérat puisse posséder des journaux et des stations de télévision dans un même marché, que ce soit à Vancouver, au Nouveau-Brunswick ou au Québec. La propriété croisée est examinée plus en détail ci-dessous.

Comme on le soulignait auparavant à la partie II, le Canada a déjà eu, pendant trois ans, une politique sur la propriété croisée. C’est en effet en 1982 que le gouvernement fédéral a donné au CRTC des instructions lui interdisant de délivrer ou de renouveler une licence à un requérant qui était en réalité dirigé, directement ou indirectement, par le propriétaire d’un quotidien dont le tirage couvrait une grande région desservie (ou qui serait desservie) par le radiodiffuseur. Ces instructions ont toutefois été retirées en 1985.

            La GNT Canada a comparu devant le Comité et a soumis les résultats d’un sondage réalisé auprès de ses membres, dont bon nombre sont journalistes dans les plus grands quotidiens du Canada. Lorsqu’on leur a demandé s’il faut limiter la concentration des médias au Canada, 77,6 p. 100 des membres ont répondu « oui ». Seulement 14,4 p. 100 des répondants ont déclaré que la meilleure façon de procéder consisterait à limiter le nombre de journaux qu’une entreprise peut posséder. C’est environ la moitié des répondants qui ont déclaré que la meilleure façon de procéder consisterait à interdire la propriété croisée (27,8 p. 100).

            Bon nombre de témoins ont mentionné la concentration dans l’industrie des journaux. Anne Kothawala, présidente de l’Association canadienne des journaux, a dit que :

[...] l'industrie canadienne des journaux est plus diversifiée et moins concentrée qu'elle ne l'était il y a 10 ans. En 1994, il y avait 10 grands propriétaires. En 2003, il y en a 15. Quoi qu'il en soit, la concentration de la propriété dans le secteur de la presse écrite ne représente pas vraiment une source d'inquiétude dans un marché où les consommateurs ont maintenant accès à des sources d'information multiples et variées. (17 juin 2003)

            M. Kent s’est dit préoccupé par l’attitude des chefs d’entreprise :

La défense de la concentration proposée dans le passé — à savoir que les bonnes entreprises ne s'ingéraient pas dans le journalisme — a été mise en pièces par l'impétuosité sans retenue de Black et de Asper. (29 avril 2003)

            L’argument de l’attitude des chefs d’entreprise a été repris par M. Travers : « CanWest est une entreprise très différente du groupe Southam ou même de la société Hollinger de Conrad Black, et qui se comporte très différemment » (19 juin 2003).

C’est la centralisation et la consolidation des opérations des groupes à journaux multiples, et ses effets sur l’emploi, voire le contenu, qui ont troublé les témoins.

M. Jorré a rappelé qu’il est plus facile aujourd’hui de contester les fusions et les acquisitions dans le secteur des médias. Pour illustrer son argument, il a cité un cas des années 1970 :

Je vous signalerai que dans cette affaire, qui portait sur le fait que la famille Irving était propriétaire de la totalité des journaux de langue anglaise de la province du Nouveau-Brunswick, s'est déroulée au moment où la loi était entièrement du ressort criminel. Le Bureau de la concurrence — ou son prédécesseur, le Bureau des enquêtes et des recherches — a mené l'affaire jusqu'à la Cour suprême du Canada, qui a jugé que la preuve d'un monopole criminel n'avait pas été faite. (23 septembre 2003)

Aujourd’hui, on ferait appel au droit civil, dont les normes concernant la preuve sont moins strictes qu’en droit pénal.

            L’analyse de la concentration en radiodiffusion est plus compliquée que dans d’autres industries, et ce pour plusieurs raisons. Les radiodiffuseurs doivent posséder une licence et le CRTC, comme on le disait plus haut, peut limiter l’entrée de nouveaux concurrents dans un marché afin de protéger la survie économique des radiodiffuseurs déjà présents. Cela peut accroître la concentration dans un marché au-delà de ce que permettrait la libre concurrence. Les restrictions quant à la propriété étrangère peuvent aussi se traduire par plus de concentration (cette question est abordée plus en détail ci-dessous). Un autre facteur qui complique l’analyse de la concentration en radiodiffusion, surtout lorsqu’on veut effectuer des comparaisons historiques, est l’importance des changements technologiques que vit ce secteur.

En 1998, une modification à la politique du CRTC sur la radio a permis une plus grande concentration dans les marchés, lorsque les restrictions s’appliquant aux licences multiples ont été assouplies, mais peu de témoins ont jugé que c’était un problème. Comme l’a dit John P. Hayes, président de Corus Radio :

Cette modification a été effectuée en vue de favoriser l'émergence d'une industrie de la radiodiffusion forte, en bonne santé financière et bien organisée dans ce pays. [...]

Jusqu'à maintenant, cette nouvelle politique a donné de très bons résultats. Elle a amélioré la situation financière des stations de radio commerciales de ce pays en permettant aux propriétaires de plusieurs licences de radiodiffusion de rendre leur exploitation plus efficace sur le plan administratif. Elle a également favorisé une plus grande diversité dans nos stations, amélioré nos milieux de travail ainsi que les compétences de nos employés. (4 novembre 2003)

            Les témoins ont parlé également de la multiplication des chaînes disponibles par câble ou satellite, qui s’est traduite par un phénomène appelé « fragmentation de l’auditoire ». Mme Logan a estimé que cette fragmentation a des avantages et des inconvénients :

Parmi les points positifs, il y a eu la poussée exponentielle de la câblotélédiffusion et la croissance d'Internet. Ces deux avancées techniques ont largement contribué à remédier aux préoccupations touchant la concentration de la propriété. Leur inconvénient, c'est qu'il en est résulté une fragmentation des auditoires, ce qui permet plus difficilement aux médias de jouer leur rôle traditionnel d'établissement d'un consensus au sein d'une société démocratique. (27 mai 2003)

            Cette fragmentation de l’auditoire n’est pas attribuable uniquement à la multiplication des chaînes de télévision disponibles. M. Cassaday a expliqué que :

La consolidation des médias à laquelle nous assistons depuis quelques années — et Corus a très certainement alimenté cette tendance — a favorisé le développement de sociétés de médias canadiennes vigoureuses qui présentent des émissions de grande qualité qui parlent des Canadiens. Elle est essentielle dans cet univers où la concurrence est de plus en forte. La consolidation est le résultat de la fragmentation croissante des auditoires qui s'explique tout simplement par l'abondance des choix qui s'offrent aux consommateurs. Les Canadiens ont accès à des centaines de canaux de télévision, tant canadiens qu'étrangers, ainsi qu'à un grand nombre de stations de radio, de journaux, de sites Internet et de plates-formes de jeu. L'éventail de choix en concurrence pour captiver les yeux et les oreilles des Canadiens est tout simplement renversant. (4 novembre 2003)

 

c)         Propriété croisée

            Un membre du Comité a déclaré : « Je ne crois pas que nous ayons consacré plus de temps, durant nos discussions avec nos divers témoins, à un autre sujet que la propriété croisée » (25 septembre 2003). Il est évident que pour de nombreux témoins, la propriété croisée est l’enjeu central.

            La consolidation des médias que l’on a pu observer ces dernières années est un phénomène mondial qui a pris des proportions spectaculaires. La transaction la plus remarquable aux États‑Unis en 2000 réunissait AOL et Time-Warner. Elle était évaluée à des milliards de dollars et elle a uni contenu, moyens et nouveaux médias. Cette transaction est devenue le symbole de la convergence et les autres entreprises de médias partout dans le monde ont suivi cet exemple. Au Canada, BCE, CanWest Global et Quebecor ont acquis d’autres entreprises de médias — et se sont endettées énormément par la même occasion — et sont devenues des géants des médias avec une propriété croisée considérable.

            Les entreprises canadiennes, comme leurs homologues étrangers, parlaient de profits, de synergies, de convergence. Ces fusions signifient que désormais, de grandes entreprises possèdent des radiodiffuseurs et des journaux qui desservent un même marché. Cette situation préoccupe plusieurs témoins, qui s’inquiètent, entre autres choses, d’une baisse de la diversité des voix. Un témoin a cité la une que Le Journal de Montréal a accordé à Star Académie comme un problème éventuel de la promotion croisée, c’est-à-dire la confusion entre les nouvelles et le marketing.

            Parmi les autres inquiétudes que soulève la consolidation, il y a ses effets éventuels sur la diversité des voix dans les médias canadiens.

M. Kent a cité les instructions de 1982 au CRTC et il a noté qu’elles avaient pour but de préserver des sources indépendantes, concurrentes et diverses de nouvelles et d’opinions (29 avril 2003). Comme le rapport l’a déjà mentionné, M. Kent a rappelé que les instructions visaient la famille Irving au Nouveau‑Brunswick et a souligné que le problème de la propriété croisée était à l’époque limité à l’échelle locale. Aujourd’hui, selon lui, la propriété croisée est un enjeu national.

Après l’annulation des instructions de 1982 en 1985, le CRTC a commencé à examiner individuellement les transactions impliquant des radiodiffuseurs et d’autres médias. Le Comité a consacré une partie considérable de son entretien avec M. Dalfen, président du CRTC, à la façon dont les transactions de propriété croisée sont traitées.

Selon M. Dalfen, l’évaluation des transactions de propriété croisée nécessite un examen de leurs avantages et de leurs inconvénients.

La Loi sur la radiodiffusion définit notre mandat et énonce les objectifs de la politique canadienne sur la radiodiffusion. Parmi ces objectifs, la loi précise que le système canadien de radiodiffusion ainsi que sa programmation devraient servir à sauvegarder, enrichir et renforcer la structure culturelle, politique, sociale et économique du Canada; favoriser l'épanouissement de l'expression canadienne en proposant une très large programmation qui traduise des attitudes, des opinions, des idées, des valeurs et une créativité artistique canadiennes; et, dans la mesure du possible, offrir au public l'occasion de prendre connaissance d'opinions divergentes sur des sujets qui l'intéressent.

Lorsqu'il étudie les demandes qui lui sont soumises et qui soulèvent des préoccupations liées à la propriété croisée ou à la concentration des médias, le Conseil s'assure du respect de ces objectifs, tout en tentant de trouver un équilibre entre ceux-ci et les autres objectifs énoncés dans la loi. À moins qu'un requérant ne soit pas admissible à détenir une licence de radiodiffusion, en vertu d'une directive émise par le gouverneur en conseil conformément à notre loi (par exemple une entité qui n'est pas canadienne ou bien, entre 1982 et 1985, le propriétaire d'un journal dans le même marché), nous devons évaluer chaque demande selon ses mérites. Bien que les questions de propriété croisée et de concentration nous préoccupent constamment, dans certains cas, elles peuvent être contrebalancées par des avantages qui compensent. Dans d'autres cas, elles ne le sont pas et se soldent par un refus. (25 septembre 2003)

Plusieurs témoins ont abordé la question des avantages qui, selon d’aucuns, découlent de la convergence. Un exemple fréquent est celui de Star Académie. Selon Florian Sauvageau :

Les tendances fondamentales font de la concentration de la promotion croisée et que toutes les entreprises d'un même groupe travaillent évidemment pour le succès du groupe. Dans le cas de Québécor, on a fait avec Star Académie des nouvelles qui sont quasiment devenues plus importantes que la guerre en Irak et les élections au Québec. C'est assez extraordinaire comme phénomène. (1er mai 2003)

M. Sauvageau était critique, mais d’autres témoins estimaient que Star Académie avait été profitable. M. Charles Dalfen a déclaré : « nous estimons que, globalement, c'est [la promotion croisée] un élément positif » (25 septembre 2003).

Comme on pouvait s’y attendre, M. Lavoie n’avait que des bons mots à dire à ce sujet :

L'étanchéité des salles de rédaction n'a rien à voir avec l'espace publicitaire utilisé d'un média à l'autre [...] Nos médias poussent avec leur capacité énorme, nous sommes fiers de cette capacité. Quand nos médias poussent des artistes et que ces artistes vendent 565 000 disques. (28 octobre 2003)

Même dans les cas où les avantages d’une transaction de propriété croisée surpassent ses inconvénients, le CRTC essaie de protéger la diversité des sources de nouvelles et d’informations disponibles au public. M. Dalfen a énuméré les exigences que le CRTC impose pour le renouvellement des licences de CTV Inc. et de CanWest Global :

·                    conserver pour leurs opérations de télévision des structures de présentation et de gestion des nouvelles séparées et indépendantes qui soient distinctes de celles de tous leurs journaux affiliés;

·                    que les décisions ayant trait au contenu et à la présentation des nouvelles soient prises uniquement par la direction des nouvelles pour la télévision;

·                    que les directeurs des nouvelles ne siègent à aucun comité de rédaction de leurs journaux affiliés et vice versa;

·                    mettre sur pied un comité de surveillance chargé de traiter toutes les plaintes;

·                    informer annuellement le Conseil de toutes les plaintes reçues.

Il importe de souligner que certains témoins ont déclaré que le CRTC — malgré son interface avec le Bureau de la concurrence — ne s’efforce pas suffisamment de veiller à l’indépendance rédactionnelle ou, par extension, à la diversité des opinions. Lorsque Charles Dalfen a comparu devant le Comité, il a affirmé que :

Dans les cas où nous concluons que la propriété croisée est compensée par des avantages, nous établissons néanmoins des garanties afin que la concentration de propriété ne réduise pas le nombre de sources de nouvelles et d'information offertes au grand public. Par exemple, afin de protéger l'indépendance des diverses sources de nouvelles et d'information touchées par la transaction impliquant Québécor, le Conseil a accepté les mesures de sauvegarde proposées par la requérante, incluant le respect d'un code de déontologie applicable à TVA, LCN et LCN Affaires et la mise en place d'un comité de surveillance chargé de traiter les plaintes éventuelles. (25 septembre 2003)

Cependant, lorsqu’un membre du Comité a demandé plus de détails sur les comités de surveillance, l’indépendance de leurs membres et l’absence apparente de plaintes reçues, M. Dalfen a répliqué que : « [...] je vais donc vérifier ici pour ce qui est de la nomination. Il est certain que ce sont des personnes indépendantes qui font partie du comité ». En outre :

[...] le requérant prend l'engagement de dépenser un million de dollars pour en faire la publicité, mais je m'engage, après la réunion, à vérifier, premièrement, si cet argent a été dépensé, et deuxièmement, quelles techniques sont utilisées pour s'assurer que les gens sont au courant. S'il y a absence de plainte, c'est soit parce que tout va bien, soit parce que personne n'est au courant. Nous en prenons bonne note et si nous avons quelque chose à ajouter à ce que nous avons dit ici, nous allons faire nos devoirs.

On a aussi demandé à M. Dalfen si cela faciliterait-il la tâche du CRTC si le gouvernement donnait des directives très précises relativement à la propriété croisée des médias, comme c’était le cas entre 1982 et 1985. M. Dalfen a répondu que :

L'avantage, c'est que ce serait plus clair. Par contre, nous avons trouvé des cas dans lesquels les avantages l'emportent globalement à cause de la synergie. Pourvu qu'il y ait des sauvegardes, cela peut être une bonne chose, dans l'ensemble, et nous avons tiré cette conclusion dans un certain nombre de cas.

Si je prends du recul et que j'examine l'ensemble de la politique de la radiodiffusion, je ne réclamerais pas une telle directive, mais nous pourrions nous en accommoder si telle était la volonté du gouvernement. (25 septembre 2003)

            Le Bureau de la concurrence peut aussi se mêler des transactions de propriété croisée. Gaston Jorré, commissaire intérimaire du Bureau de la concurrence, a expliqué que le Bureau met l’accent sur les aspects économiques; pour les transactions touchant les médias, cela se réduit souvent à examiner l’impact sur les marchés de la publicité. Par conséquent, dans le cas des transactions de propriété croisée, le Bureau s’inquiète, en général, seulement si les marchés de la publicité des médias concernés se chevauchent. M. Jorré a fait remarquer que :

Historiquement, nous avons toujours constaté que certains médias peuvent être locaux ou nationaux sur le plan géographique. La plupart du temps, les journaux visent un marché local pour leur publicité, même si deux journaux nationaux importants font également de la publicité à l'échelle nationale. La publicité des réseaux de télévision a tendance à être nationale. Historiquement, nous avons également décelé que, en raison de leurs caractéristiques distinctes, les journaux, la radio et la télévision couvrent souvent des marchés différents dans le domaine de la publicité. J'insisterais sur le fait qu'il faut toujours vérifier chaque transaction. Nous ne pouvons pas présumer que le passé est toujours garant de l'avenir. (23 septembre 2003)

            Les témoins qui ont affirmé que la propriété croisée nuit à la diversité des voix ont, règle générale, suggéré de revenir à l’esprit des instructions de 1982 et d’interdire la propriété croisée au Canada. Certains ont proposé une interdiction appliquée graduellement sur cinq ans ou au moment du renouvellement d’une licence de radiodiffusion. D’autres ont estimé qu’il était trop tard pour annuler la consolidation des médias qui s’est produite au Canada.

Les témoins qui ne croyaient pas que la propriété croisée posait un problème et qui se sont émerveillés de la multitude de choix d’information au Canada, ont affirmé qu’il n’est pas nécessaire de l’interdire. Un de ces témoins, Anne Kothawala, présidente de l’Association canadienne des journaux, a même indiqué qu’une interdiction de la propriété croisée mènerait à une plus grande concentration dans l’industrie des journaux.

 

4.         Propriété étrangère

            Les entreprises médiatiques canadiennes sont actuellement à l’abri d’une prise de contrôle par des étrangers. L’article 3 de la Loi sur la radiodiffusion stipule que « le système canadien de radiodiffusion doit être, effectivement, la propriété des Canadiens et sous leur contrôle ». Des instructions au CRTC (Inadmissibilité de non-Canadiens) exigeaient une propriété canadienne directe de 80 p. 100 pour toutes les licences de radiodiffusion et de 66,7 p. 100 dans le cas des sociétés de portefeuille. Les restrictions quant à la propriété étrangère des journaux sont moins directes. L’article 19 de la Loi de l’impôt sur le revenu précise que des Canadiens doivent posséder au moins 75 p. 100 des parts d’un journal pour que celui-ci soit considéré canadien et qu’il puisse ainsi offrir des déductions d’impôts aux annonceurs canadiens.

            Les entreprises médiatiques ont été protégées des prises de contrôle par des intérêts étrangers en raison de leur importance pour la culture canadienne et la perspective canadienne. Les témoins qui voulaient conserver les restrictions à la propriété étrangère ont fait valoir que ces motifs sont toujours valables. Pour eux, l’assouplissement ou l’élimination des restrictions à la propriété étrangère mènerait à une prise de contrôle de nos médias par des intérêts étrangers, surtout américains, et à l’élimination de la perspective canadienne indépendante.

            Les témoins qui s’opposaient aux restrictions à la propriété étrangère ont pour leur part déclaré que leur assouplissement ou leur élimination se traduirait par une baisse du coût du capital pour les entreprises canadiennes et injecterait une bonne dose de concurrence dans le secteur canadien des médias.

M. Jorré, commissaire intérimaire du Bureau de la concurrence, a dit que :

Nous sommes en faveur d'une libéralisation générale des droits de propriété dans tous les secteurs de l'économie. Une telle libéralisation comporte certains avantages dont le principal est le suivant : les restrictions à la propriété restreignent souvent le nombre d'acheteurs. Vous pouvez constater cette situation dans tous les secteurs d'activités où des restrictions sont imposées sur la participation étrangère. C'est vrai notamment dans le secteur des transporteurs aériens et des médias. Si quelqu'un essaie de vendre et si le nombre d'acheteurs est restreint, les chances sont plus grandes que la transaction entraînera une concentration au sein du secteur parce que les acheteurs étrangers seront exclus. Dans bien des cas, je pense que l'accroissement du nombre d'acheteurs éventuels pourrait déboucher sur un avantage distinct, parce que vous pourriez éviter la conclusion de certaines transactions susceptibles d'intensifier la concentration. (23 septembre 2003)

Le Bureau de la concurrence n’avait pas d’opinion officielle sur la propriété étrangère dans l’industrie des médias, faisant remarquer que « le Parlement comme le gouvernement vont devoir répondre à des questions primordiales ». M. Jorré a cependant insisté sur un point :

Il y a une chose que nous avons dite très clairement et qui est très importante : si des changements sont apportés, ils doivent l'être en parallèle puisqu'il y a des règles qui s'appliquent au secteur des télécommunications et d'autres au secteur de la radiodiffusion.

À l'heure actuelle, un certain nombre d'entreprises œuvrent dans les deux secteurs. Si des changements sont apportés dans l'un d'eux seulement, une série de réactions pourrait en résulter. Par exemple, si le secteur des télécommunications était ouvert, mais pas celui de la radiodiffusion, il faudrait scinder une entreprise donnée en deux pour qu'elle profite de l'un, mais non pas de l'autre. (23 septembre 2003)

            Le président du CRTC, M. Dalfen, a rappelé qu’il incombe au gouvernement d’établir une politique. Il a tracé un parallèle avec la possibilité pour le gouvernement d’interdire de nouveau la propriété croisée.

Je ne crois pas que ce serait un problème pour nous si le gouvernement avait des vues catégoriques là-dessus. La propriété étrangère est actuellement en jeu, comme vous le savez. Cela changerait notre exercice d'équilibrage. Nous ne pourrions plus mettre dans la balance le pour et le contre dans ce dossier  (25 septembre 2003)

Plus tôt dans sa présentation, il avait fait remarquer que les Canadiens jouissent déjà « de nombreuses sources de nouvelles et d'information étrangères, offertes par câble et par satellite ».

En outre, 64,9 p. 100 des membres qui ont répondu au sondage de la GNT Canada s’opposent ou s’opposent fortement à la modification des lois canadiennes dans le but de permettre une plus grande participation étrangère dans l’industrie des journaux.

            M. Travers a parlé de la réglementation sur la propriété étrangère des journaux. Bien qu’il favorise le maintien des restrictions, il envisage une retombée qui pourrait être profitable aux Canadiens qui sont mal desservis dans un pays où la concentration des médias est répandue.

La protection des journaux est depuis longtemps une pierre angulaire de la souveraineté canadienne. Cette politique ne devrait être remise en question qu'en dernier ressort, comme remède adopté en l'absence d'une concurrence adéquate [...] Au lieu d'autoriser des sociétés étrangères à acheter des journaux existants, Ottawa devrait étudier l'intérêt potentiel d'autoriser des firmes étrangères à créer, avec ou sans partenaires canadiens, de nouveaux outils de communications dans les collectivités mal desservies par les empires médiatiques nationaux. (19 juin 2003)

M. Travers ne permettrait pas l’achat de journaux existants, car il croit qu’il « serait fondamentalement mauvais de récompenser les entreprises en leur permettant de réaliser un gain fortuit » lorsque ce sont ces mêmes entreprises qui « ont réussi à créer, avec la bénédiction fédérale, la concentration actuelle malsaine de la presse et, dans certains cas, en visant plus l'intérêt de leurs actionnaires que l'intérêt public » (19 juin 2003).

            Il y avait un désaccord évident et fondamental entre les partisans des restrictions à la propriété étrangère et leurs opposants, qui souhaiteraient les voir assouplies ou éliminées. Il y a eu une discussion entre les opposants pour savoir si toutes les entreprises — diffuseurs et fournisseurs de contenu — doivent voir leurs restrictions modifiées. Plusieurs témoins, comme Rogers et Corus, ont fait valoir que les restrictions devraient changer pour les diffuseurs et qu’elles devraient être conservées pour les fournisseurs de contenu.

Le coût du capital faisait partie des arguments en faveur du changement des restrictions à la propriété étrangère et, si tel était le cas, les secteurs de l’industrie des médias qui devraient être touchés. Plusieurs témoins ont souligné que les besoins des diffuseurs (les entreprises de câblodistribution et de satellite) en matière de capital étaient énormes lorsqu’on les comparait à ceux des fournisseurs de contenu. Le président de Corus Entertainment Inc., M. Cassaday, a expliqué pourquoi il était d’accord avec la perspective de Rogers, qui estime que les restrictions devraient être éliminées pour les diffuseurs, mais conservées pour les fournisseurs de contenu :

Vous savez, même si nous avions accès à des capitaux de deux ou trois autres centaines de millions de dollars, j'ignore ce que nous en ferions. Nos besoins en capitaux sont modestes. En tant qu'entreprise d'une aussi grande envergure que celle que nous sommes devenus en quatre années d'existence, nos besoins totaux en capitaux se chiffrent annuellement entre 20 et 25 millions de dollars .

Pour ce qui est des principales EDR, connaissant leurs besoins énormes en capitaux, je comprends qu'elles aient besoin de capitaux étrangers. Toutefois, en ce qui nous concerne, nous n'éprouvons pas de besoins du même ordre. (4 novembre 2003)

Tim Casey, un des deux analystes financiers qui ont comparu devant le Comité, a appuyé le point de vue sur le besoin relatif de capitaux dans ses observations sur l’industrie des journaux :

L'autre lapalissade au sujet de ces entreprises est qu'elles n'ont pas besoin de beaucoup de capital. Contrairement aux entreprises de distribution par câble ou aux imprimeries, elles n'ont pas à renouveler leur usine et leur matériel. Certes, l'industrie des journaux le fait tous les 30 ans, mais il ne s'agit pas de coûts permanents. Les besoins en capital seraient de 5 p. 100 des revenus. (12 juin 2003)

Les analystes ne s’entendaient pas cependant à savoir si l’élimination des restrictions se traduirait par une baisse du coût du capital, même pour les entreprises canadiennes qui ont besoin de beaucoup de capitaux. Pour sa part, Andrea Horan, l’autre analyste financier qui a comparu devant le Comité, a déclaré que :

On a un peu le sentiment qu'une vague de capitaux qui attend à la frontière déferlera sur le Canada dès que l'assouplissement des règles relatives à la propriété sera chose faite.

Selon mon expérience, ce n'est pas le cas. Les entreprises médiatiques telles que les entreprises d'imprimerie et de publication d'information, qui ne sont pas soumises aux règles visant la propriété étrangère ont de la difficulté à attirer des capitaux étrangers. (12 juin 2003)

Elle a fait valoir que le Canada et les États-Unis ont des environnements réglementaires et fiscaux différents qui continueraient de nuire à la circulation des capitaux vers le Canada même si les restrictions explicites étaient levées. M. Philip B. Lind, vice-président de Rogers Communications Inc., a reconnu l’environnement réglementaire différent au Canada, mais il a affirmé que : « Les gens devraient être prudents en accédant à nos marchés, mais je pense qu'ils pourraient le faire et qu'ils le feraient » (7 octobre 2003).

Monsieur Tremblay, qui a axé sa présentation sur la propriété étrangère, a pour sa part déclaré que : « Pas de décisions précipitées, parce qu'il n'y a pas d'urgence, pas de consensus, pas de données convaincantes sur l'absence d'impact de la propriété sur les contenus [...] » (8 mai 2003).


PARTIE IV : Les prochaines étapes

            Ce rapport intérimaire a présenté les résultats de nos travaux à ce jour. Le Comité, comme on le disait plus haut, a entendu un grand nombre de témoins distingués et a acquis une très bonne compréhension des enjeux auxquels sont confrontés les médias d’information du Canada. Nous avons entendu de nombreuses personnes très au courant de ce dossier, mais il y en a d’autres que nous n’avons pas encore eu l’occasion de rencontrer. Il s’agit notamment :

·                    des collectivités autochtones;

·                    de la presse et des organisations de radiodiffusion de langue étrangère;

·                    des membres des divers conseils de presse actifs au Canada;

·                    des éditeurs de magazines;

·                    des membres du grand public;

·                    d’autres personnes qui s’intéressent aux enjeux auxquels sont confrontés les médias d’information du Canada;

·                    plusieurs des grandes entreprises médiatiques qui ont fusionné (comme Bell GlobeMedia et CanWest Global).

            Le Comité doit aussi examiner les études réalisées sur les effets éventuels de la convergence et de la propriété croisée sur la profession de journaliste. Nous sommes conscients qu’il nous faut des renseignements plus précis sur les différentes sources d’information auxquelles les Canadiens ont accès et qu’ils utilisent. Un sujet d’intérêt particulier est la façon dont les citoyens utilisent les différentes sources d’information pour comprendre les dossiers complexes qui marquent une société démocratique. Voici des exemples de questions que nous examinerons :

·                    La concentration et la propriété croisée se traduisent-elles par un manque de diversité des sources d’information?

·                    Le problème de la diversité est-il plus criant à l’échelle locale (p. ex., Montréal ou Vancouver) qu’à l’échelle nationale?

·                    Les citoyens canadiens reçoivent-ils suffisamment d’information sur les enjeux internationaux, nationaux et locaux?

·                    Y a-t-il des différences démographiques substantielles dans la façon dont divers groupes de la société (p. ex., les individus de moins de 30 ans et ceux de plus de 50 ans) utilisent les différentes sources d’information (p. ex., les livres, les magazines, les journaux, Internet)?

·                    La propriété par des actionnaires et les pressions financières attribuables aux fréquents changements de propriétaire de journaux ont-elles réduit le budget des salles de rédaction, le personnel et la qualité de l’information?

·                    Quel est l’avenir des agences d’informations télégraphiques?

·                    Nos citoyens reçoivent-ils suffisamment de nouvelles internationales avec une perspective canadienne des journalistes canadiens en poste à l’étranger?

            Plusieurs témoins ont déclaré qu’il serait possible d’améliorer les médias d’information en ayant recours à plusieurs mécanismes impliquant l’éducation aux médias ou la formation avancée pour les journalistes, y compris le perfectionnement professionnel en cours de carrière. Le Comité examinera de plus près ces suggestions et les arrangements possibles qui pourraient être pris pour encourager la formation avancée et le perfectionnement professionnel.

            Quelques études ont été réalisées sur bon nombre de ces sujets, mais les témoins ont rappelé qu’il n’existe que des données partielles sur la situation au Canada. Pour cette raison, le Comité examinera la possibilité de financer des projets de recherche précis et ciblés pour approfondir sa réflexion. Un tel projet pourrait porter sur la façon dont les Canadiens dans certains marchés utiliser les diverses sources d’information mises à leur disposition. Un autre projet pourrait examiner dans quelle mesure les Canadiens font confiance aux médias d’information.

            Un autre sujet sur lequel le Comité se penchera est les raisons qui expliquent la pénurie d’études objectives sur la situation au Canada. Le problème est-il attribuable à l’absence d’une institution ou d’une organisation compétente? S’agit-il d’un manque de financement, d’intérêt, de compétence ou de volonté?

            Le Comité a écouté des témoignages sur une multitude de sujets, dont bon nombre ont été abordés dans les pages précédentes. Certains de ces sujets, comme l’impact d’Internet et le roulement de personnel et la charge de travail des journalistes employés par les entreprises de médias fusionnées, nécessiteront beaucoup de travail supplémentaire. Dans certains cas, nous aurions besoin d’analyses d’experts. Dans d’autres, nous n’avons pas encore entendu d’opinions divergentes (comme les points de vue sur le roulement de personnel dans les entreprises fusionnées).

            Finalement, le Comité souhaite demander l’avis du public canadien. Pour ce faire, le Comité compte organiser des audiences publiques dans différentes régions du pays.

            Voilà donc notre rapport intérimaire. Nous avons fait beaucoup de progrès, mais nous sommes encore loin d’avoir terminé.


ANNEXE : TÉMOINS

Deuxième session, trente-septième législature

Le mardi 29 avril 2003

À titre personnel :
Tom Kent, boursier, École des études politiques, Université Queen’s;
Mark Starowicz, chef de production, CBC CineNorth.

 

Le jeudi 1er mai 2003

À titre personnel :
Patrick Watson, ancien président de la SRC;
Russell Mills, boursier Neiman, Université Harvard;
Gerald Caplan, ancien coprésident du Groupe de travail sur la politique de la radiodiffusion;
Florian Sauvageau, directeur, Centre d'études sur les médias, Université Laval, et ancien coprésident du Groupe de travail sur la politique de la radiodiffusion.

 

Le mardi 6 mai 2003

À titre personnel :
Christopher Dornan, directeur, École de journalisme et de communication, Université Carleton;
Denise Bombardier, journaliste et auteure.

 

Le jeudi 8 mai 2003

À titre personnel :
Marc-François Bernier, professeur, Département de communication, Université d'Ottawa;
Gaëtan Tremblay, professeur, Département des communications, et codirecteur du Groupe de recherche interdisciplinaire sur la communication, l'information et la société, Université du Québec à Montréal.

 

Le mardi 13 mai 2003

À titre personnel :
Vince Carlin, directeur et professeur agrégé, École de journalisme, Université Ryerson;
Carolyn Newman, productrice indépendante;
Charly Smith, productrice indépendante.

 

Le jeudi 15 mai 2003

À titre personnel :
Roger D. Landry, ancien éditeur de La Presse.

 

Le mardi 27 mai 2003

À titre personnel :
Donna Logan, directrice, École de journalisme, Université de la Colombie-Britannique.

Du Fraser Institute :
Neil Seeman, analyste principal de la politique, Fraser Institute, et directeur, Canadian Statistical Assessment Service;
Patrick Luciani, chercheur principal, Fraser Institute.

 

Le jeudi 29 mai 2003

À titre personnel :
Jamie Cameron, professeure, Osgoode Hall Law School, Université York;
Pierre Trudel, professeur titulaire, Chaire L.R. Wilson sur le droit des technologies de l’information et du commerce électronique, Centre de recherche en droit public, Université de Montréal.

 

Le mardi 3 juin 2003

À titre personnel :
Brian MacLeod Rogers, avocat;
Christopher Maule, professeur de recherche distingué, Département des sciences économiques et École de relations internationales Norman Paterson, Université Carleton.

 

Le mardi 10 juin 2003

À titre personnel :
Kirk LaPointe.

 

Le jeudi 12 juin 2003

À titre personnel :
Tim Casey, directeur général, médias et divertissement, BMO Nesbitt Burns;
Andrea Horan, analyste des communications et des médias, Westwind Partners.

 

Le mardi 17 juin 2003

De l’Association canadienne des journaux :
Anne Kothawala, présidente-directrice générale.

À titre personnel :
Peter Kohl.

 

Le jeudi 19 juin 2003

À titre personnel :
Clark Davey, ancien éditeur de journaux;
Hamilton Southam, ancien administrateur de Southam Inc.;
Wilson Southam, ancien administrateur de Southam Inc. et de Southam Newspapers;
James Travers.

 

Le mardi 23 septembre 2003

De Bureau de la concurrence:
Gaston Jorré, commissaire de la concurrence intérimaire;
Peter Sagar, sous-commissaire de la concurrence.

 

Le jeudi 25 septembre 2003

De Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes :
Charles Dalfen, président;
Andrée P. Wylie, vice-présidente, radiodiffusion;
Marc O'Sullivan, directeur général, Direction générale de la radiodiffusion.

 

Le mardi 7 octobre 2003

De Rogers Communications Inc. :
Philip B. Lind, vice-président;
Ken Engelhart, vice-président, lois de nature réglementaire;
Alain Strati, directeur des affaires réglementaires.

De Rogers Media Inc. :
Anthony P. Viner, président.

De Rogers Publishing Limited :
Brian Segal, président-directeur général.

 

Le jeudi 9 octobre 2003

De Nos Ondes Publiques :
Arthur Lewis, directeur général;
Sheila Petzold, présidente du Comité de coordination;
Doug Willard, ancien président de la Fédération canadienne des enseignantes et enseignants.

 

Le mardi 21 octobre 2003

À titre personnel :
Armande Saint-Jean, professeure, Département de lettres et de communications, Université de Sherbrooke.

 

Le jeudi 23 octobre 2003

De la Société Radio-Canada :
Carole Taylor, présidente, Conseil d'administration;
Robert Rabinovitch, président-directeur général;
Tony Burman, rédacteur en chef, CBC News, Current Affairs et Newsworld, CBC Radio, TV et cbc.ca;
Claude Saint-Laurent, conseiller spécial auprès du président-directeur général et président du comité des normes et pratiques journalistiques;
Alain Saulnier, directeur général de l'information radio, Radio-Canada.

 

Le mardi 28 octobre 2003

De Quebecor Inc. :
Luc Lavoie, vice-président exécutif, affaires corporatives.

 

Le jeudi 30 octobre 2003

De Médias Transcontinental Inc. :
André Préfontaine, président.

 

Le mardi 4 novembre 2003

De Corus Entertainment Inc. :
John M. Cassaday, président directeur-général;
Paul Robertson, président, Corus Television et Nelvana;
John P. Hayes, président, Corus Radio;
Kathleen McNair, vice-présidente, affaires corporatives et réglementaires, avocat général.

 

Le jeudi 6 novembre 2003

De CHUM Ltd. :
Jay Switzer, président-directeur général;
Sarah Crawford, vice-présidente, affaires publiques;
Peter Miller, vice-président, planification et réglementation.

 

Troisième session, trente-septième législature

Le jeudi 26 février 2004
Du Council on American-Islamic Relations Canada :
Sheema Khan, présidente;
Riad Saloojee, directeur général.

À titre personnel :
Clifford Lincoln, député.

 

Le mardi 9 mars 2004

De la Guilde canadienne des médias :
Lise Lareau, présidente;
Scott Edmonds, vice-président, division de la Presse canadienne.

De la Periodical Writers Association of Canada :
Michael OReilly, président;
Doreen Spendgracs, ancienne membre du bureau national de la PWAC.

 

Le jeudi 11 mars 2004

De la Guilde nationale des travailleurs dans les secteurs médiatique, manufacturier, professionnel et de services du Canada / Travailleurs en communications d’Amérique :
Arnold Amber, directeur.

De la Montreal Newspaper Guild / Travailleurs en communications d’Amérique :
Jan Ravensbergen, président.

De la Ottawa Newspaper Guild / Travailleurs en communications d’Amérique :
Lois Kirkup, présidente.


[1]               La Déclaration canadienne des droits, sanctionnée en août 1960, garantissait la liberté de presse.


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