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Délibérations du Comité sénatorial permanent de la
Sécurité nationale et de la défense

Fascicule 3 - Témoignages du 15 novembre 2004


OTTAWA, le lundi 15 novembre 2004

Le Comité sénatorial permanent de la sécurité nationale et de la défense se réunit aujourd'hui à 9 h 40 pour examiner la nécessité d'une politique de sécurité nationale au Canada et en faire rapport.

Le sénateur Colin Kenny (président) occupe le fauteuil.

[Traduction]

Le président : Bonjour. Je m'appelle Colin Kenny. Je suis président du comité. Je suis heureux de vous accueillir au Comité sénatorial permanent de la sécurité nationale et de la défense. J'aimerais vous présenter les membres du comité.

Le sénateur Norman Atkins, de l'Ontario, a passé plus de 27 ans dans le domaine des communications. Le sénateur Atkins a beaucoup oeuvré au sein des organismes de bienfaisance, ayant été entre autres président d'une campagne de levée de fonds pour le Camp Trillium, un camp pour les enfants atteints du cancer.

Le sénateur Meighen est également de l'Ontario. Il est avocat et membre du Barreau du Haut-Canada, et membre du Barreau du Québec. Le sénateur Meighen est un protecteur des arts et il s'intéresse au Festival de Stratford à titre d'ancien président.

Le sénateur Munson, de l'Ontario, a fait une longue carrière en journalisme, au Canada et à l'étranger. Il a été chef de bureau à Beijing pour le réseau de télévision CTV de 1987 à 1992 et il a fait des reportages sur des événements qui se sont déroulés en Chine, notamment le massacre du 4 juin 1989 sur la place Tian'anmen. À titre de journaliste, il a couvert la guerre entre l'Iran et l'Irak, la guerre du Golfe et les Philippines.

Le sénateur Terry Mercer est de la Nouvelle-Écosse. Il a été nommé au Sénat en 2003. Auparavant, il a occupé divers postes au sein d'organismes de bienfaisance. De 1993 à 1995, il a été directeur exécutif de la division de la communauté urbaine de Toronto de l'Association canadienne du diabète. De 1997 à 2003, il a été vice-président et directeur, Développement financier, du YMCA du Grand Toronto.

Le sénateur Marilyn Trenholme Counsell est du Nouveau-Brunswick. Elle a été nutritionniste auprès des gouvernements du Nouveau-Brunswick et de l'Ontario. Elle a été médecin de famille au Toronto General Hospital et au Sackville Memorial Hospital. Elle a également été ministre d'État pour la province du Nouveau-Brunswick et, plus récemment, lieutenant-gouverneur de cette province.

Notre comité est le premier comité sénatorial permanent qui ait pour mandat d'étudier la sécurité et la défense. Au cours de la dernière législature, il a publié un certain nombre de rapports, dont le premier était intitulé L'état de préparation du Canada sur les plans de la sécurité et de la défense. Cette étude, déposée en février 2002, fait le point sur les grandes questions de défense et de sécurité auxquelles le Canada est confronté.

Le Sénat a ensuite demandé à notre comité d'étudier la nécessité d'une politique nationale sur la sécurité. À ce jour, nous avons publié cinq rapports sur différents aspects de la sécurité nationale : le premier, La défense de l'Amérique du Nord : une responsabilité canadienne, en septembre 2002; le deuxième, Mise à jour sur la crise financière des Forces canadiennes : une vue de bas en haut, en novembre 2002; le troisième, Le mythe de la sécurité dans les aéroports canadiens, en janvier 2003; le quatrième, Les côtes du Canada : Les plus longues frontières mal défendues au monde, en octobre 2003; et le cinquième et le plus récent, Les urgences nationales : Le Canada, fragile en première ligne, en mars 2004.

Le comité examine maintenant la politique nationale de défense. Au cours de l'année à venir, il tiendra des audiences dans chacune des provinces et consultera les Canadiens afin de déterminer les intérêts nationaux, afin de savoir ce qu'ils considèrent comme étant les principales menaces pour le Canada, et de quelle façon ils aimeraient que le gouvernement y réponde.

Le comité essaiera de lancer un débat sur la sécurité nationale au Canada et de dégager un consensus public sur nos besoins sur le plan militaire. Ce matin, notre premier témoin est Desmond Morton. Il est directeur fondateur de l'Institut d'études canadiennes de McGill et il est professeur Hiram Mills d'histoire à l'Université McGill. Bienvenue à notre comité.

M. Desmond Morton, professeur, Département d'histoire, Université McGill : J'ai été très flatté et un peu surpris de l'invitation car je suis assez connu pour être réfractaire en ce qui concerne les examens des politiques. Je comprends leur intérêt et je connais bien leurs pièges, puisque lorsque j'ai écrit Une histoire militaire du Canada, je m'attendais à y trouver énormément de conseils, ce qui a été le cas. L'ennui — et vous y échapperez peut-être du fait de votre indépendance ou de votre intelligence supérieure — c'est qu'elles menaient habituellement dans la mauvaise direction.

En 1949, par exemple, Brooke Claxton, qui n'était pas un homme stupide, loin de là, mais un ministre capable et bien informé, a préparé un Livre blanc sur la défense qui prédisait que le Canada aurait considérablement de problèmes en matière de défense intérieure et que les efforts en matière de défense devaient être presque entièrement dirigés vers la protection du Canada. Un an plus tard, nous étions en Corée, deux ans plus tard, nous étions en Europe, et la défense du Canada a été une priorité mineure pendant les dix années qui ont suivi.

En 1964, Paul Hellyer a publié un Livre blanc dans lequel il disait, ce qui était approprié pour son premier ministre, que le maintien de la paix serait le principal rôle que jouerait le Canada dorénavant. À certains égards, il avait raison, mais nous n'avons inauguré aucun nouveau projet pour le reste de cette décennie. Nous avions terminé notre travail à Chypre, qui s'est transformé en une mission permanente exigeant beaucoup de ressources. Si vous lisiez le Livre blanc de Hellyer, à part quelques passages discrets au sujet de l'unification enfouis dans le texte, vous n'auriez aucune idée de ce qui devait arriver dans le domaine de la défense au Canada.

Récemment, Perrin Beatty, un de mes anciens élèves, a produit un document dans lequel il se trompait royalement. C'était tout à fait compréhensible; c'était exactement ce que les gens s'attendaient à ce qu'il dise en 1985. Cependant, comme projection de la politique future, il a fait un cadeau extraordinaire à ses critiques.

Je vous fais cette mise en garde car l'histoire n'est pas garante de l'avenir en l'occurrence, et pour des raisons évidentes. Comme quelqu'un l'a dit — c'était peut-être moi — seul Dieu sait ce qui arrivera, et elle ne le dit pas. C'est un grave problème pour nous tous qui faisons des plans. En matière de défense, il faut faire des plans car il est très difficile de commencer quoi que ce soit quand tout est déjà en train.

On ne peut pas aller chez Wal-Mart acheter l'équipement, on ne peut pas installer un poste de recrutement sur la rue Sparks et trouver du personnel qualifié. On peut prétendre le faire, et le Canada l'a fait continuellement, lors de deux guerres mondiales et à d'autres reprises. Le résultat, cependant, est une partie cachée de notre histoire militaire. Les Canadiens ne veulent pas s'attarder trop longtemps aux raisons pour lesquelles nous avons eu si peu de succès au cours des deux guerres mondiales.

Nous voulons dire que nous avons brillamment réussi. Les anciens combattants, plus que qui que ce soit, veulent dire cela. Pourquoi la marine n'a-t-elle pas réussi à couler des sous-marins jusqu'à la fin de la guerre? Pour une bonne raison : elle n'avait aucune idée de ce qu'il fallait faire pour faire couler un sous-marin en 1939. Ce n'était pas sa spécialité; elle devait être une toute petite partie de la flotte britannique.

Ce n'était pas ce qu'on lui demandait de faire; cependant, on ne pouvait pas trouver du matériel, des connaissances, des compétences et donner de la formation avec une armée inexpérimentée, avec de l'équipement maison.

Je pourrais dire la même chose des forces aériennes et de l'armée. Pourquoi n'avons-nous pas mieux réussi à Dieppe? C'était une situation terrible dans laquelle nous nous retrouvions. On savait que les troupes qui étaient bien entraînées et bien équipées — par exemple, les Royal Marines — étaient loin d'avoir aussi peu de succès que les troupes qui avaient été mal entraînées en Angleterre pendant de nombreuses années par des officiers et des sous-officiers qui n'avaient eux-mêmes pas eu un très bon entraînement. On ne peut pas s'élever de ces rangs aussi rapidement ni aussi facilement que cela.

Les Canadiens passent facilement par-dessus cela et se disent qu'ils ont été héroïques et qu'ils ont fait des sacrifices. Oui, ils ont fait des sacrifices. Oui, ils ont été héroïques. Ont-ils eu du succès? Eh bien, il vaut mieux ne pas y regarder de trop près. C'est pour cette raison qu'il est si important de savoir ce qui arrivera. On serait béni si Dieu acceptait de nous dire ce que nous réserve l'avenir, même s'il est peu disposé à le faire. L'ennui, c'est que vos concitoyens ne sont peut-être pas tous prêts à croire ce qui, selon Dieu, arrivera. Je dirais que si l'on avait donné suite à cette partie du Livre blanc de Perrin Beatty concernant l'acquisition de 12 sous-marins nucléaires, notre marine serait mieux équipée aujourd'hui. Ce n'est pas une question d'acquisitions; je voudrais tout simplement dire que les marines peuvent utiliser ces sous-marins nucléaires pour toutes sortes de tâches que nous pourrions, à mon avis, accomplir et que nous aurions pu accomplir par le passé. Cependant, à l'époque, cela était pratiquement impensable pour trois raisons. Premièrement, en raison du lobby instinctif de Canadiens qui, lorsqu'ils entendent le mot « nucléaire », ne peuvent qu'avoir un sentiment de rage et d'indignation; deuxièmement, parce que les gens d'affaires ont vu le coût et envoyé au gouvernement de l'époque des messages, dont j'ai vu des exemplaires, disant : « Ne faites pas cela »; troisièmement, parce que le Pentagone a envoyé ce message, non seulement plus discrètement, mais également avec beaucoup plus de poids.

Dans les questions que j'ai reçues, on me demandait : quels sont les intérêts du Canada? Bien simplement, ils consistent à éviter les problèmes que la défense nationale et la sécurité nationale ont pour but d'éviter; assurer la paix, la sécurité et l'intégrité du pays, et préserver les bases de notre prospérité. On le fait trop peu souvent, mais il vaut la peine de signaler que si l'on en juge d'après ces normes, le Canada a étonnamment bien réussi à cet égard, pendant toute son histoire, depuis la Confédération. On ne nous a pas envahis. On ne nous a ni pillés, ni démantelés. Nos pertes de guerre ont été substantielles, et on ne saurait l'oublier si près du 11 novembre, mais nous avions choisi d'entrer en guerre. Ces pertes ne nous ont pas été imposées par des agressions extérieures, mais plutôt par notre décision d'appuyer nos alliés.

Les Canadiens ont à maintes reprises prouvé qu'ils voulaient la paix et, dans une grande mesure, nos politiques leur ont permis de la garder. Comparez notre expérience à celle de toute autre puissance importante du XXe siècle. Je crois que mon argument est valable, même si vous remarquerez que ce n'est pas celui que vous présentent habituellement vos témoins.

Je pense que cela découle pour une bonne part d'une décision prise très tôt dans la Confédération par le premier ministre de l'époque, sir John A. Macdonald, dont on voit le portrait de l'autre côté de la rue, où il est présenté comme un grand Canadien, ce dont je ne doute aucunement. Je pense que j'étais ici avec le sénateur Lynch-Staunton pour demander la commémoration d'une journée en souvenir de Macdonald, ou de Laurier. En 1867, la Grande-Bretagne s'est acquittée de l'obligation qui résultait directement d'une évaluation raisonnable d'une vieille politique britannique selon laquelle il fallait défendre le Canada contre les États-unis. Dans ces années-là, les Britanniques avaient consacré des sommes incroyables à défendre le Canada, en construisant le canal Rideau, le fort Henry, les citadelles de Québec et de Halifax et en maintenant des garnisons de troupes britanniques au Canada dont les effectifs rivalisaient avec ceux de l'armée régulière américaine.

La guerre civile a forcé les Britanniques, tout doucement et discrètement, à se demander s'il était possible de continuer ainsi. La réponse était très claire : nous ne pourrions pas gagner une autre guerre de 1812. Il était raisonnable de se retirer, ce que fit la Grande-Bretagne. Le 11 novembre 1871, le dernier soldat britannique s'est embarqué dans le port de Québec, et ce fut la fin de la garnison britannique. Bien entendu, il revenait alors urgemment à la nouvelle Confédération de se défendre elle-même à mort, s'il le fallait, et à fourbir ses armes. D'ailleurs, on nous laissait des armes. Le gouvernement de l'époque a vu les choses autrement, ce qui lui a valu les reproches des militaristes, des généraux britanniques et des colonels canadiens depuis lors. C'était tout simple : si nous ne menacions pas les Américains, ils ne nous menaceraient pas. C'était pour l'époque tout un pari, que ne soutenait pas une bonne partie de l'opinion publique canadienne, particulièrement chez les gens influents. Mais contre 1 million de dollars, le gouvernement Macdonald a trouvé des milices suffisantes pour protéger la frontière essentiellement contre nos invasions et tout trouble que l'on aurait pu causer aux États-unis. C'était certainement la principale fonction de la milice structurée par sir George-Étienne Cartier en 1868. Quand l'Ouest nous a appartenu et qu'il menaçait aussi la quiétude américaine, nous avons créé une police montée de 300 membres pour patrouiller la frontière et pour préserver sa sécurité et son intégrité. Voilà une politique de défense brillante, qui a été vraiment durable et qui est au cœur du succès de la politique de défense canadienne dont nous nous souvenons collectivement, comme peuple.

Dans les hagiographies de Macdonald, je ne me souviens pas qu'on ait reconnu combien il était brillant. C'était tenu pour acquis, comme tant d'autres choses dans l'histoire. Si j'essaie d'attirer l'attention des gens là-dessus, c'est pour rendre justice, enfin, à la mémoire de notre vieux chef. C'est aussi pour qu'on se rappelle ce que les Canadiens pensent de la défense, et pourquoi, comme ils le font si clairement.

J'ai dû raconter cette histoire plusieurs fois déjà, et vous l'avez peut-être déjà entendu aussi racontée par moi ou par d'autres. Au printemps 2001, je me trouvais à Washington avec un groupe d'universitaires canadiens et américains spécialisés en études canadiennes, dans le but d'informer l'actuel ambassadeur des État-Unis au Canada sur ce pays où il allait être posté. Cet exercice n'était pas absolument nécessaire. En effet, M. Cellucci, à titre de gouverneur du Massachusetts, en savait déjà beaucoup plus sur le Canada que ce que peuvent savoir bon nombre de Canadiens, je pense, au sujet des États-Unis, ou certainement l'État du Massachusetts. L'un des membres de notre équipe, Joel Sokolsky, qui enseigne les sciences politiques au Collège militaire royal du Canada a commencé son exposé par ces propos mémorables : « Le problème militaire du Canada, c'est que nous n'avons pas de problème militaire. »

Eh bien, ces propos ont ébranlé les gens, parce que M. Cellucci quant à lui pensait que nous avions un problème militaire dû à notre piètre état de préparation — nous n'étions pas à la hauteur — et il l'a ensuite bien dit. Cependant, pendant qu'il prenait la parole, j'ai commencé à me rendre compte qu'il était en train de dire des choses qui étonneraient beaucoup les nombreux Canadiens à qui j'ai déjà parlé de cette question. Non pas qu'ils ne sont pas au courant de notre piètre état de préparation. Les sondages d'opinions nous l'ont montré.

Cependant, ces mêmes sondages d'opinion ont révélé que la plupart des Canadiens n'estimaient pas prioritaire de faire quelque chose pour régler le problème, même quand ils en reconnaissaient l'existence.

Après tout, j'avais grandi au Canada à l'époque de Diefenbaker, où on nous incitait à construire des abris antiatomiques. Avec une belle unanimité, les Canadiens, qui devaient être conscients du risque d'une guerre thermonucléaire — les journaux regorgeaient d'articles sur cette menace — ne bâtissaient pas de tels abris. Le premier ministre en avait fait construire un; des particuliers l'avaient fait; des gens dont le nom figurait à l'occasion dans les journaux aussi, mais il est évident que la grande majorité des Canadiens ne l'ont pas fait.

Je me souviens que pendant la crise des missiles de Cuba — comme je l'ai écrit dans un récent numéro de Litterary Review of Canada — je me trouvais sur le terrain de parade à Borden avec nos camions vides derrière nous, ayant pour mission de partir secourir les survivants de Toronto, où se trouvaient mes parents, pour les tirer des ruines fumantes de cette ville à l'expiration de la crise et je me souviens m'être demandé pourquoi le lobby pour le désarmement nucléaire les avait-il si fermement exhortés à ne pas se construire d'abris et pourquoi tout le monde avait suivi ce conseil.

La réponse tient au fait qu'ils ne croyaient pas en cette menace. On pensait qu'on criait encore au loup. Il me semble que dans les années qui ont suivi, on a à maintes reprises crié au loup et les Canadiens ont réagi comme les bergers de la fable.

Après un certain temps, suite à cette observation qu'avait faite le professeur, je lui ai demandé : « Que voulez-vous dire par là? » Il a répondu : « Il n'y a pas de véritable menace pour le Canada qui soit perçue par les Canadiens. » J'ai dit : « En êtes-vous certain? Il me semble que nous avons toujours eu trois côtés invulnérables — les trois océans et l'Arctique — Mais il y en a un quatrième, d'où le danger est toujours venu. » Il a dit : « Oui, mais vous attendez-vous à ce que je dise cela à Washington, devant un ambassadeur des États-Unis? Réfléchissez un peu. » Oui, je comprends.

En fait, la menace vient bel et bien de là. La pression vient de là. La réalité vient de là. En fait, nous avons bel et bien un problème militaire. Le problème ce n'est pas la défense du Canada contre les États-Unis, à moins peut-être, que vous soyez Mel Hurtig. Il s'agit de la défense de l'Amérique du Nord et du rôle que nous devons jouer dans cette défense. Après tout, une autre date dont il vaut la peine de se souvenir, c'est celle du 20 août 1940, quand le premier ministre du Canada s'était rendu à Ogdensburg et avait demandé au président des Etats-Unis de tenir la promesse que Roosevelt avait faite deux ans plus tôt à l'Université Queen's quand on lui avait décerné un diplôme honorifique, à savoir qu'ils seraient là pour nous défendre contre tout autre empire. Je pense qu'il voulait dire, à l'époque, le Japon, et en 1940 c'était l'Allemagne nazie.

Le 20 août 1940, le Canada s'est tourné vers les États-Unis et il en est résulté un communiqué de presse sur un important traité. Le sénateur Munson reconnaîtra l'importance de ce document. Le communiqué de presse a donné lieu au comité mixte permanent de la défense, qui aurait pu disparaître à la fin de la Seconde Guerre mondiale mais qui est resté vivant à cause de la guerre qui a suivi, la guerre froide, Dieu merci, grâce à laquelle on a confirmé notre partenariat dans la défense de l'Amérique du Nord.

À la fin de la guerre froide, en 1989 ou en 1990, on aurait pu encore changer de position, mais nous ne l'avons pas fait. Je pense souvent que l'un des aspects tragiques de l'expérience du général Dallaire au Rwanda, c'est qu'à mon avis, c'est le seul général que je connaisse qui était résolu à repenser la planification et le fonctionnement de la défense nationale au Canada mais que, après le Rwanda, il n'était plus en mesure d'assumer ce genre de leadership. C'est une tragédie, que nous n'ayons pas eu cette option, dans ces années-là. Mais, bien entendu, à partir du 11 septembre 2001, nous sommes revenus à cette position, dans l'arrangement le plus prévisible et logique, en raison de l'obligation le plus prévisible et logique, qui demeure.

Pour toutes ces raisons, nous avons donc des responsabilités. Sans nécessairement percevoir une menace, il nous faut être prêts. Être prêts, c'est très difficile. Où trouver la sagesse? Comme historien, je ne sais que ce qui s'est produit dans le passé. Si j'avais des talents de prophète, je pourrais bien gagner ma vie. Les historiens ne sont jamais les bienvenus, à cause de ce dont ils se souviennent. On les aime pour ce qu'ils ne savent vraiment pas, mais que tout le monde veut, c'est-à-dire des prédictions. Je ne peux pas vous en donner.

Pour répondre aux attentes quant à ce que nous devrions faire, et certainement à celles de mes collègues américains, et d'autres personnes que vous connaissez mieux que moi, le pays pourrait se mettre en faillite en essayant de moderniser ses forces pour qu'elles soient au niveau de celles que les Américains ont, veulent avoir ou savent qu'ils doivent avoir.

Que veulent les Canadiens? Tout le monde le sait — avec le temps, ils veulent une source de fierté. Ils sont embêtés de savoir que leurs forces sont mal équipées, inférieures en qualité, en taille et en importance, même si cela ne les pousserait pas nécessairement à agir. Comme toutes les puissances mineures, nous voulons que notre organisation militaire soit une source de fierté.

Nous voulons aussi le moins de pertes possible. Vous connaissez la grande sensibilité des Canadiens face aux pertes, si petites soient-elles, qui n'est pas sans rappeler celle des Américains.

Si on adopte une politique qui fait augmenter l'infanterie sur le terrain, je présume que c'est ainsi que l'on interprétera la promesse électorale de M. Martin relative à 5 000 paires de bottes supplémentaires sur le terrain — il faut se rappeler que ceux qui portent ces bottes dans des endroits dangereux sont vulnérables, et c'est la raison pour laquelle les alliés les veulent, pourquoi les Britanniques voulaient des soldats en 1914-1915 et en 1939-1940, et pourquoi les gouvernements veulent leur procurer du matériel perfectionné. Comme vous, sans doute, j'ai remarqué qu'on a pu garder un escadron important dans la mer d'Oman pendant toute la période de la crise qui a suivi le 11 septembre 2001, sans perte de vie. Il a été impossible de garder des troupes en Afghanistan, même dans une situation qui n'en était pas vraiment une de combat, sans pertes.

Les Canadiens veulent la réussite et la reconnaissance mais ne veulent pas en payer le prix, ou alors très peu.

Enfin, comme toutes les puissances de moindre importance, nous voulons la reconnaissance de nos alliés. Ce n'est pas un grand mystère. Comment y arriver, c'est la question à laquelle devra répondre votre comité, qui a des ressources supérieures aux miennes.

Le président : Merci, professeur Morton.

Le sénateur Munson : Bienvenue, professeur. Au début de votre présentation, je pense que vous avez laissé entendre que les examens sont une perte de temps.

M. Morton : Non, ils sont difficiles et il est rare qu'on les fasse correctement.

Le sénateur Munson : Comme l'a mentionné le président, nous sommes en train de procéder à un examen de la défense. Quelle orientation à votre avis devrions-nous prendre?

M. Morton : Je pense que certaines des autres questions qui m'ont été proposées comme « Que veulent les Canadiens? » pourraient être plus utiles parce qu'il existe des réponses, des réponses déconcertantes et contradictoires, sans aucun doute, mais la confusion et la contradiction sont des expériences courantes lorsque l'on a affaire à des êtres humains.

Comprendre la complexité me semble une tâche plus difficile pour tous ceux qui s'occupent de politique publique que tout autre groupe. Se frayer un chemin à travers cette confusion est encore une meilleure façon d'exercer le pouvoir et un résultat de l'expérience que la plupart des Canadiens associent à des comités sénatoriaux dirigés fermement.

Le sénateur Munson : Dans votre déclaration, vous avez parlé de la défense de l'Amérique du Nord et de la part que nous devons payer. Compte tenu des énormes sommes d'argent que les Américains consacrent à la défense de l'Amérique du Nord, comment pouvons-nous, dans nos budgets, même jouer au moins un petit rôle dans cette défense? Je ne crois pas que nous serons jamais en mesure de les rattraper.

M. Morton : Vous avez mis l'accent sur « petit ». Je ne sais pas ce que « petit » signifie. Lorsque je viens à Ottawa, il me semble que quelques zéros se rajoutent au « petit » montant dont je m'accommode pour exercer mes activités dans mon département à McGill. Cela est coûteux et cela devient encore plus coûteux.

Je suis maintenant abonné à une publication très intéressante intitulée Defense News. Il s'agit « du » journal du complexe militaro-industriel. J'ai pensé vous en apporter un exemplaire quoique vous y êtes probablement abonnés. Il vaut la peine d'en prendre connaissance dans son incarnation bi-hebdomadaire.

Il s'agit d'une publication américaine. On y présente la perspective mondiale de la production, des ventes, des contrats, de soumissions rivales en matière de défense et des rivalités complexes qu'entretiennent les pays, en ce qui concerne la production, qu'il s'agisse de l'Europe par rapport aux États-Unis par rapport à l'Inde et au Pakistan. C'est une façon incroyable de nous rappeler que nous vivons dans un monde intégré. L'industrie de l'armement est l'industrie la plus planétaire qui soit, même si elle se livre une concurrence vigoureuse.

Cette publication traite entre autres de la façon de permettre à Boeing de survivre. Une grande question pour cette revue consiste à déterminer comment permettre aux systèmes de défense aériens de l'Europe de survivre? Comment peut-on assurer la survie de l'industrie aéronautique de la Russie, ou doit-on le faire? Si on ne le fait pas, que leur arriverait-il?

Je ne suis pas ici pour faire la promotion de l'abonnement à Defense News, mais le comité devrait être au courant de l'existence de cette publication. Elle renferme de nombreux renseignements sur l'état du monde. On y mentionne le Canada à l'occasion, comme dans le cas du NCSM Chicoutimi, et dans le cas de l'achat d'hélicoptères et des problèmes qu'ils ont connus.

Notre rôle sera un petit rôle. Cependant, nous avons un territoire à offrir, si nous décidons de le faire ou non, selon le cas, pour le système de défense contre les missiles balistiques. Avons-nous demandé aux Américains ce qu'ils aimeraient que nous fassions? Je crois que nous avions prévu de le faire et on a eu l'impression que cela allait trop loin. Avons-nous entamé des négociations préalables pour déterminer ce que nous ferions?

Si les Canadiens se mettent à craindre les missiles nucléaires, alors notre négligence dans ce domaine sera une source d'indignation publique. Je parle maintenant de gens autres que ceux qui s'opposent aux missiles dont j'ai parlé, comme Mel Hurtig, mais ils seraient furieux que nous n'ayons pris aucune mesure pour nous protéger. Nous serions furieux, avec raison, si les Américains décidaient de traiter notre territoire comme le champ de bataille des missiles en approche et des missiles anti-missiles. Nous serions bouleversés d'apprendre que Vancouver, ou même l'intérieur de la Colombie- Britannique, pourrait être une cible pour y déverser des choses dont on veut se débarrasser. Quelle est l'opinion que l'on se fait alors des biens des Premières nations? Ne doit-on pas assurer une forme de protection contre cette menace?

Ce qui semble déranger particulièrement Hurtig, jusqu'ici, c'est que le mécanisme de défense ait découvert nos lacunes. Avons-nous quoi que ce soit qui permettrait que cela marche mieux? Peut-être pas, mais qu'en sais-je? Le savez-vous? Peut-on être là pour offrir ce que l'on a à offrir? Est-ce que ce n'est pas ce que l'on fait pour ses amis? Quand des amis ont besoin d'aide, ils ne vont pas voir votre solde créditeur pour savoir s'ils peuvent attendre de l'aide. Ils souhaitent une aide quelconque, peut-être seulement un endroit où entreposer leur mobilier endommagé alors qu'ils nettoient la maison après l'incendie. Pourquoi ne pas faire ce genre d'offre? Pas besoin que ce soit plus que ce que nous pouvons nous permettre. Les Américains ont peut-être l'intention de ruiner leur propre économie, mais je crois que nous pouvons protéger la nôtre.

Le sénateur Munson : Êtes-vous en train de dire que vous ne voyez pas de problème à avoir des systèmes de radar américains sur notre territoire?

M. Morton : Je n'y voyais aucun inconvénient lorsqu'ils étaient là pour nous protéger contre les bombardiers soviétiques. Pourquoi cela me gênerait-il maintenant qu'ils veulent nous protéger contre les missiles d'États voyous?

Le sénateur Munson : Est-ce que cette menace est vraiment réelle quand on sait que certains parmi l'armée américaine disent que l'on devrait peut-être s'occuper davantage des barges qui longent les côtes américaines avec des missiles à courte portée que de ce dont nous discutons aujourd'hui? Il est évident que c'est une question qui divise notre pays.

M. Morton : Toutes les questions de défense divisent les États-Unis, pour la même raison qu'ici. Divers intérêts au sein du Pentagone se font la guerre depuis qu'ils sont entrés à West Point, Annapolis et Colorado Springs. L'armée des États-Unis est, comme vous le savez tous, une organisation qui connaît très bien les conflits. Si la Marine peut obtenir sa version de défense antimissile, elle le fera. Sans doute l'armée a-t-elle quelque chose elle-même qu'elle aimerait faire. Il est donc difficile de traiter avec les Américains quand ils se bagarrent ainsi entre services et il est impossible de trouver un moment où ce n'est pas le cas. Cela fait partie de la réalité que nous sommes parvenus à comprendre alors que nous nous sommes davantage rapprochés des Américains en matière de politique de défense ces 30 à 40 dernières années.

Le sénateur Meighen : J'aimerais continuer dans la veine des questions abordées par le sénateur Munson. Considérons un instant l'Amérique du Nord, en laissant de côté le reste du monde et toute obligation que nous pouvons avoir dans ce contexte. Évidemment, notre grand défi, sinon notre première obligation, comme vous le disiez il y a un instant, est d'aider, dans notre propre intérêt, les Américains dans leur défense de l'Amérique du Nord. On se demande toujours, comme le faisait le sénateur Munson : que pouvons-nous faire à cet égard? Vous avez répondu à la question.

Étant donné l'importance de notre armée aujourd'hui, et probablement demain, et sachant les responsabilités qu'on lui donne en dehors de l'Amérique du Nord, il me semble que la meilleure chose que nous puissions faire pour aider les Américains est de leur faire comprendre qu'ils n'ont plus à « s'inquiéter » de leur frontière du Nord, qui semble continuer de les inquiéter, à tort ou à raison. À supposer que nous ayons 100 $ à dépenser en Amérique du Nord pour la défense, au sens large, que diriez-vous d'une thèse, que je n'épouse pas nécessairement, qui préconiserait que nous utilisions 80 de ces dollars à régler les problèmes à la frontière, qu'il s'agisse de la sécurité de la frontière ou de notre propre intérêt dans le contexte économique, à savoir, que la frontière ne ferme pas pour des raisons matérielles, faute par exemple d'installations de traitement, de ponts ou autres, ou parce que les Américains perçoivent une menace qui viendrait du Nord? Ensuite, disons que nous mettions 15 $ dans un secteur ou un autre de la défense traditionnelle, qu'il s'agisse de la marine, de l'armée de l'air, ou d'autre chose.

C'est prendre bien des détours pour en arriver à la question suivante : Pour que ce soit plus rentable, et dans notre propre intérêt, ne devrions-nous pas plutôt — et ce avec l'appui d'une plus grande partie de la population et sans être obligés d'aller chercher de l'argent ailleurs — dépenser plus à l'heure qu'il est sur les questions de frontière plutôt que sur les questions militaires à l'échelle de l'Amérique du Nord?

M. Morton : Vous soulevez une question très importante. Traditionnellement, nous avons toujours cherché à préserver la confiance en eux-mêmes des Américains pour asseoir notre propre sécurité. Autrement dit, et c'est la théorie de Macdonald, ils ne devaient pas nous craindre ni nous les craindre. Je voudrais évidemment que cette théorie s'applique le plus longtemps possible. Un des problèmes qui sautent aux yeux c'est que nous devons cependant dépendre du comportement rationnel de nos voisins et espérer qu'ils ne s'inquiètent pas outre mesure de menaces qui pourraient ne pas être aussi graves qu'ils nous le font croire ni de menaces que l'on voudrait, dans certains cas, faire paraître plus graves pour des raisons politiques.

Nous dépendons également de la façon dont les Américains jugent le reste du monde, et j'ai l'impression que, à tort ou à raison, la plupart des Canadiens jugent que les États-Unis ne traversent pas la période de leur histoire la plus brillante en termes de gestion du monde ou même de gestion de la politique intérieure. Certains de ceux qui me conseillent dans mes terribles investissements me disent qu'il ne fait pas bon actuellement investir aux États-Unis et que je devrais sortir mes investissements de ce pays, bien que leur conseil d'aller investir en Chine m'inquiète et me laisse croire qu'ils ne connaissent pas ce pays aussi bien qu'ils connaissent les États-Unis. Or, je répète que ce que l'on sait des États-Unis se limite à ce qui se passe aujourd'hui et que nul ne peut prédire l'avenir.

Mais vous avez raison. Il me semble qu'au moment des attaques de septembre 2001, ce n'est pas tant le 11 septembre lui-même qui a troublé les Canadiens mais plutôt ce qui s'est passé le lendemain, lorsque l'on a fermé la frontière et qu'on a eu l'impression que notre économie allait à vau-l'eau. Cela continue à me troubler, et s'il faut vraiment ajouter au tableau la dimension de la sécurité à la frontière, nous devrions évidemment agir.

À l'époque, j'ai été frappé de voir le gouvernement Chrétien — qui n'avait jusque-là pas été généreux outre mesure en matière de sécurité de défense — trouver tout à coup 2 milliards de dollars à dépenser à la frontière, parce que cela correspondait à une priorité pour lui et pour les Canadiens et que dépenser 80 cents par dollar semblait correspondre à ce que demandaient les Canadiens. Mais je ne sais pas vraiment comment on peut faire plus pour accroître la sécurité à la frontière, au-delà d'un certain point.

Je suis arrivé ici aujourd'hui en me plaignant de mon expérience avec les couteaux suisses. Pendant des années, je me suis curé les ongles avec un petit couteau suisse pendu à mon porte-clés. Or, à l'aéroport, les gens de la sécurité présupposaient que n'importe qui pourrait détourner aisément un avion en proférant des menaces avec un couteau suisse. Parvenir à le faire, ce serait être digne de la croix de Victoria dans l'histoire du terrorisme. Néanmoins, cela constituait une crainte pour les gens de la sécurité, et j'ai d'ailleurs perdu un ou deux couteaux suisses à Dorval à cause de cela.

La situation illustre pour beaucoup de Canadiens le fait que les questions de sécurité peuvent être aussi stupides qu'elles peuvent être importantes; mais personne ne veut tenter sa chance, n'est-ce pas? On peut rendre les mesures de sécurité ridicules si on les applique de façon ridicule, et cela s'est déjà produit, mais pas nécessairement avec un couteau suisse.

La sécurité peut également devenir un alibi pour les intérêts économiques qui ne voudraient pas voir les produits canadiens concurrencer les leurs. À la lumière des connaissances scientifiques, j'ai du mal à croire que la menace d'une vache infectée à l'ESB puisse justifier le type de boycott qui s'est abattu sur l'industrie canadienne du bétail. L'affaire du bois d'oeuvre canadien est devenue aujourd'hui si complexe que je suis incapable de rester assis assez longtemps pour en comprendre tous les tenants et les aboutissants; mais dans ce cas-ci également, je crois que des groupes d'intérêts puissants sont en jeu et qu'ils ont plus d'influence à Washington que leurs homologues canadiens.

J'ai toujours des doutes lorsqu'on se sert de problèmes de sécurité pour justifier ce qui me semble être des pratiques déloyales de commerce, et je suis sûr que vous en avez vous aussi.

Cependant, pourquoi ne pas discuter avec les Américains de leurs priorités et des nôtres? J'ai de graves réserves devant les priorités que se fixent les Américains et qui les poussent à envoyer plus de troupes d'infanterie dans divers endroits désagréables du monde, sous prétexte qu'ils veulent être présents dans ces régions, contrairement à nous; nous n'avons pas nécessairement les mêmes intérêts et je sais comment les Canadiens réagiront devant de lourdes pertes de soldats qui ne se justifient pas à leurs yeux.

J'ai aussi des réserves lorsque je vois le gouvernement canadien refuser de s'équiper avec des armes à la fine pointe, ce qui rend vulnérables nos forces canadiennes lorsque nous les envoyons servir les intérêts américains. Les vies humaines ont plus de poids pour moi que les technologies, et si le Canada peut éventuellement jouer un rôle en s'équipant de technologies à la fine pointe de l'électronique, il devrait y investir à la hauteur de son budget. Notre pays n'est tout de même pas doté d'équipement sommaire.

Le sénateur Meighen : Passons maintenant au rôle des Forces canadiennes à l'échelle internationale. Vous avez, à mon avis, correctement évalué la situation en dénonçant les examens et affirmant qu'ils avaient de tout temps été source d'erreurs. Supposons que l'on vous demande de concevoir de nouvelles forces armées pour le Canada; supposons aussi que nous ayons accepté, à la demande des Américains, de prendre part à la défense de l'Amérique du Nord; supposons que, une fois cela fait, le Canada perçoive qu'il peut jouer un rôle à l'échelle internationale : que pensez-vous de ces obligations militaires internationales? En avons-nous? Est-ce qu'elles répondent à l'intérêt de notre nation? Nous faut-il intervenir pour assurer la paix en Bosnie, autrement que pour des raisons strictement humanitaires? Intervenons-nous uniquement pour que le conflit ne déborde pas de ce pays et entraîne une conflagration mondiale qui finira par aboutir sur les côtes du Canada? Si c'était le cas, quel type de forces militaires nous faudrait-il? Ce qui semble évident, il me semble, c'est qu'il nous faut des forces flexibles qui puissent se rendre sur les lieux plus rapidement qu'elles ne le font actuellement. Avons-nous vraiment intérêt à intervenir? Même si nous avons essayé de le faire, nous ne pouvons pas intervenir dans tous les conflits qui surgissent. Comment choisir?

Enfin, comment avons-nous fait pour que les États-Unis ne reconnaissent aucunement notre participation considérable — étant donné la taille de nos forces armées — dans la guerre du Golfe et en Afghanistan? Nous avons envoyé dans ces deux endroits une grande partie de nos forces, et pourtant, les États-Unis ne l'ont absolument pas reconnu. Était-ce parce qu'il n'y avait aucun atome crochu entre notre premier ministre et le président américain de l'époque, ou est-ce pour d'autres raisons?

M. Morton : Les historiens ne devraient jamais répondre à des questions portant sur l'actualité trop récente. Vous avez entendu dire que personne n'avait encore vu des documents, et c'est vrai. Les Américains sont très préoccupés par leur propre rôle dans le monde et par leur propre contribution au changement dans le monde, et c'est pourquoi il ne reste plus grand place dans les médias pour qui que ce soit d'autre. Si vous deviez vous rendre en Grande-Bretagne, qui a contribué considérablement à la guerre en Irak, vous constateriez que les Britanniques reprochent aux médias américains de les négliger malgré leur contribution à cette guerre, même si, dans les fais, on mentionne l'apport des Britanniques dans certains médias, particulièrement ceux de l'est des États-Unis.

De tout temps, dans toutes les guerres, les alliés ont toujours voulu qu'on reconnaisse plus largement leur contribution. Si on revient à la guerre que je connais la mieux, la Première Guerre mondiale, on constate que les Canadiens ont fini par être mentionnés considérablement dans les médias britanniques en 1918 simplement parce qu'ils avaient pris part au combat au cours des 100 derniers jours de la guerre. À la fin de celle-ci, une des raisons pour lesquelles il y a eu tant d'affrontements entre les Britanniques et les Canadiens en Angleterre, c'est parce que les Canadiens accaparaient toute la reconnaissance. Obtenir tous les remerciements peut vous nuire, même si les Canadiens s'attendaient à encore plus à cette époque-là. Un siècle plus tard, on remarque que la reconnaissance était quelque peu excessive que ce à quoi on aurait eu droit.

Mais comment décider à qui vont les éloges? Comment décider de la manchette du lendemain? C'est un problème difficile à résoudre. L'appétit de reconnaissance des alliés est toujours énorme, de même que leur répugnance à être critiqués; alors tant pis, comme on dit. Il ne faut pas s'attendre à beaucoup.

Il est difficile de prédire l'avenir, de même qu'il est difficile de perfectionner ses compétences. J'ai mentionné la capacité de faire la guerre avec des sous-marins, dont les Canadiens affirment ne plus avoir besoin. Comment savoir si c'est vrai? Nos sous-marins de catégorie Victoria sont de bonne qualité, même s'ils sont de l'époque des sous-marins pré-nucléaires. D'ailleurs, certains États voyous sont équipés de ces bâtiments. Je ne sais pas si on peut toujours qualifier la Libye d'État voyou, mais ce pays s'est équipé de sous-marins conventionnels, tout comme la Corée du Nord. Mais pas les Américains, qui cherchent à affréter un sous-marin suédois de type conventionnel, de façon à pouvoir faire leur entraînement à partir de leur base de Honolulu.

Est-il mauvais que les Canadiens en aient un?

Je crois que c'est au contraire très utile à avoir, puisque le bâtiment de catégorie Victoria est excellent dans son genre. Ce n'est pas un bâtiment des plus modernes, et j'aurais été plus heureux si l'on avait fait comme le souhaitait Perrin Beatty et ses conseillers. Mais tant pis, et nous devons quand même faire votre part.

De façon générale, nous devrions maintenir autant de compétences actives dans les Forces canadiennes que possible, car on ne sait jamais lesquelles seront nécessaires au moment voulu. On me dit aujourd'hui, par exemple, et à ma grande surprise, que l'on fait la guerre actuellement au terrorisme. C'est actuellement dans le discours politique, mais cela n'a aucun sens juridique. D'ailleurs, cela ne fait que compliquer la situation du point de vue juridique, comme on l'a vu à Guantanamo.

Je terminerai par une autre possibilité de situations qui pourraient survenir et à laquelle vous avez peut-être déjà songé. J'ai parmi mes amis à Kingston un ancien colonel de l'Armée de libération populaire de la Chine. Il est converti au Canada et considère que l'ALP a toutes sortes de problèmes, mais il m'informe régulièrement par courriel de la moindre nouvelle de troubles qui seraient survenus dans le détroit de Taiwan. On parle ici d'une guerre à laquelle aucun de vous n'avait songé, je l'espère, jusqu'à ce que je la mentionne, mais elle reste possible. Ce serait catastrophique, surtout si l'on considère les investissements étrangers faramineux des États-Unis en Chine ainsi que le poids économique que ce pays acquiert d'un jour à l'autre, et presque d'une minute à l'autre, à en croire mes conseillers. De plus, la Chine peut compter sur une armée relativement moderne qui a beaucoup d'attitude et qui ne peut se permettre de perdre la face dans quelque situation que ce soit, que l'on parle de Tienanmen ou de Taiwan. Pour qu'il y ait une crise dans cette région, il suffirait d'une campagne organisée de propagande pour convaincre les Taïwanais qu'ils doivent former une province plus loyale à la Chine; et cette crise interpellerait immédiatement les États-Unis. Les Américains s'engageraient-ils sur le terrain? Pourraient-ils le faire? Ont-ils les ressources pour mener une guerre sur deux fronts et dans deux mondes différents? Quelle est la position du Canada? Les Chinois forment une part importante de nos immigrants. Qu'en penseraient-ils, et que penseraient les Canadiens?

Il y a une chose que j'ai bien comprise depuis la guerre du Golfe. À l'époque de cette guerre, j'étais le recteur du campus à Mississauga de l'Université de Toronto. J'étais bien tranquille une journée lorsqu'une délégation d'étudiants irakiens est venue me demander, à titre d'historien militaire et de recteur du campus, pourquoi leur pays, le Canada, attaquait leur pays, l'Irak. J'avais déjà causé avec l'un d'entre eux de temps à autre, et je savais que son père avait été torturé par le régime de Saddam, mais avait réussi à échapper à ses sbires. Lorsque je lui ai demandé ce qu'il en pensait, il m'a répondu qu'il haïssait Saddam, bien entendu, mais que Bagdad était le berceau de la civilisation et la plus belle ville du monde. J'ai pensé, en mon for intérieur, que tous ne seraient nécessairement du même avis, mais pour lui, la question était entendue.

Vous savez bien que le Canada est rempli de gens qui ont plusieurs allégeances. En 1914, le pays était peuplé de beaucoup de Canadiens dont l'allégeance allait à la Grande-Bretagne, nombre d'entre eux parce qu'ils avaient immigré récemment et parce que c'est là qu'ils trouvaient leurs racines. D'autres Canadiens avaient des liens plus ténus avec la France, même si cela paraissait beaucoup moins évident à l'époque. Les Canadiens sont donc allés en guerre en 1914 et en 1939 parce que, et je le dis publiquement, le Canada était fondamentalement pour bon nombre d'entre eux un pays britannique. Même le premier ministre, William Lyon Mackenzie King, qui était personnellement contre la guerre, était un anglophile profondément attaché à la Grande-Bretagne. Il était donc convaincu qu'il nous faudrait aller en guerre et nous a préparés à le faire.

Tout cela semblait très bien à l'époque, mais aujourd'hui, beaucoup de Canadiens portent des noms doubles qui les relient à un autre pays dans le monde, auquel ils sont aussi profondément attachés que l'étaient nos ancêtres d'origine britannique ou française. Cela complique encore plus la tâche d'élaborer une politique en matière de défense. Dès lors que CNN vous montre des images de votre pays, cela vous touche directement, et ces jeunes Irakiens dont la plupart étaient carrément hostiles au régime de Saddam Hussein étaient pourtant très attachés à leur pays. Je n'ai été nullement surpris qu'une guerre civile éclate en Irak après l'invasion américaine, parce que je savais que les Irakiens voulaient récupérer leur pays. C'était peut-être des gestes stupides, malavisés et même terroristes, mais ils étaient parfaitement prévisibles. Cela m'a rappelé ces jeunes que j'avais rencontrés en 1991. Je me suis vu obligé de les convaincre que le Canada n'intervenait pas beaucoup en Irak, et que même s'il l'avait voulu, il n'aurait pas pu. Nous avons fait couler une canonnière, ce qui n'est pas mauvais dans une journée de travail, mais c'est tout. Quand on prépare une politique de défense, il faut tenir tout autant compte d'une population multiculturelle, multinationale et à plusieurs noms que du facteur géographique.

Le sénateur Mercer : Bienvenue, monsieur Morton. Vous avez parlé plus tôt de Perrin Beatty et du fait qu'il s'était complètement trompé. Comme vous nous aviez également dit qu'il avait été votre étudiant, je me dois de conclure qu'il n'était pas un si brillant élève que cela.

M. Morton : Au contraire, c'était un très bon étudiant, mais incapable de prédire l'avenir.

Le sénateur Mercer : Vous avez effleuré ce que j'appellerais le grand complexe d'infériorité des Canadiens. Nous avons l'habitude de nous en vouloir parce que nous ne sommes pas aussi bons que nous le souhaiterions, pas assez gros ou pas assez puissants que nous le voudrions. C'est une attitude qui m'embête beaucoup. Même si les Forces américaines sont imposantes et bien équipées, on lit dans les journaux des articles au sujet de parents cherchant à protéger leurs fils qui sont envoyés en Irak, de toutes les façons possibles — le 351e bataillon a besoin d'être protégé — ou qui collectionnent des vestes pare-balles pour les envoyer en Irak. Au fond, peu importe la préparation militaire, comme nous ne savons pas où nous allons nous engager ou vers quoi nous nous destinons, nous ne nous préparons sans doute jamais avec le bon équipement. Même les Américains se retrouvent aujourd'hui à conduire en Irak des véhicules qui sautent sur les mines terrestres, et ils cherchent à se protéger en tapissant le plancher de leurs véhicules avec de vieilles vestes pare-balles pour protéger leurs troupes.

Je reviens maintenant à la question posée par le sénateur Munson au sujet de la défense antimissile. Qu'en pensez- vous? Devrions-nous prendre part au projet de défense antimissile? Peut-il donner de bons résultats ou coûte-t-il trop cher pour nous?

Enfin, en discutant de la défense de l'Amérique du Nord, vous avez parlé d'« obligation ». À votre avis, quelles sont nos obligations? Devons-nous uniquement fournir un théâtre d'entraînement pour le personnel de nos alliés, parce que nous sommes bénis par une immense masse terrestre, ou devons-nous plutôt prendre part aux manœuvres de façon plus concrète?

M. Morton : Les armées sont-elles jamais préparées pour la guerre? D'habitude, elles ne le sont pas, et certainement pas quand elles n'ont pas pris part depuis longtemps à une grande guerre comme c'est le cas pour le Canada; en effet, on oublie comment faire la guerre, même si les armées peuvent apprendre très rapidement. Les Russes ont en effet beaucoup appris de la Tchétchénie. Le Canada a pour sa part été épargné, sauf qu'il peut néanmoins apprendre de l'expérience de ses alliés.

Il est extrêmement utile d'apprendre de l'expérience de ses alliés et cela coûte moins cher que de prendre une part active. Voilà pourquoi il est bon d'avoir des alliés, de tirer des leçons de leurs connaissances, de s'adapter de son mieux et, comme je le disais plus tôt au sénateur Meighen, d'avoir autant de compétences qu'on peut se permettre d'en avoir, c'est-à-dire de ne pas refuser d'acquérir certaines compétences parce que l'on n'en aura pas besoin à court terme. C'est ce qui est difficile à faire, car maintenir active une compétence coûte cher. Il n'est pas nécessaire d'avoir la fine pointe de l'équipement; il faut bien sûr s'équiper dans une certaine mesure, et l'expérience s'acquiert justement en faisant des expériences. Autrement dit, il n'est pas nécessaire d'être armé jusqu'aux dents. On peut s'équiper de certaines armes, en acheter quelques-unes et les mettre à l'essai.

Il y a un avantage à ce qu'un pays soit divisé en régions et à ce que les forces militaires soient régionales, et je pense particulièrement aux forces armées qui semblent parfois fonctionner dans trois endroits distincts et hermétiques — Valcartier, Petawawa et Wainwright : cela permet de faire certaines choses à un endroit, et pas nécessairement dans les trois endroits, et de maintenir actives vos compétences.

Lors de la guerre de Corée, nous avions oublié comment faire des patrouilles. Même si c'était l'aspect le plus important de la guerre, nous étions très mauvais dans nos patrouilles, même si nous voulions nous convaincre que nous étions formidables. D'habitude, quand on veut se convaincre qu'on est formidable, c'est parce qu'on ne l'est justement pas. C'est ce à quoi certaines équipes de hockey et de football devraient se sensibiliser. Donc, il est possible de maintenir actives des compétences, et cela devrait faire partie des priorités les plus hautes de toute politique de défense, en raison des incertitudes et des inconnus.

Maintenant, que faire du projet de défense antimissile des Américains? Je n'ai pas une liste à vous donner, mais plutôt une suggestion : Pourquoi ne pas discuter avec eux de la façon dont nous pouvons les aider et de la façon dont ils peuvent nous aider plutôt que de faire comme si le projet n'existait pas et espérer qu'il disparaisse de lui même? Je pense d'ailleurs qu'il y a déjà des discussions en ce sens, car j'ai parlé à certaines gens qui m'ont dit des choses sous le sceau du secret que je ne partagerai pas avec vous. Vous pourriez d'ailleurs le leur demander vous-mêmes. J'ai l'impression que la discussion s'est tenue surtout dans les clubs des officiers plutôt que dans les salles de comité. Quoi qu'il en soit, on fait circuler des idées.

Quelles sont nos obligations? C'est, à mon avis, de faire de notre mieux pour convaincre nos alliés que nous sommes de leur côté. C'est une situation qui n'est pas confortable pour un gouvernement dont la population n'est pas convaincue, peu importe la raison. C'est comme aller à la guerre avec des généraux qui semblent vieux et incompétents. Mais nos armées ont déjà dû faire la guerre dans ce genre de climat, et cela fait partie de la vie. On aimerait faire mieux, et à la fin de la guerre, c'est le cas parce que ces gens sont renvoyés. C'est une chose qu'il faut accepter tout comme il faut accepter la propagande déployée par les médias qui affirment que ces gens sont les plus grands sauveurs depuis Napoléon. C'est la réalité. On voudrait faire mieux, mais comme je l'expliquais, à moins de devenir Américain, vous ne pouvez voter lors des élections aux Etats-Unis. Autant oublier vos doléances et vous habituez à ce que les Américains auront élu pour en prendre votre partie. Ces gens feront de bien meilleurs alliés si vous les traitez comme des amis plutôt que comme des ennemis méprisables.

Le sénateur Trenholme Counsell : Je vous ai trouvé très intéressant ce matin. Ma première question est tout à fait frivole. J'aimerais savoir comment vous avez conclu, comme historien, que Dieu était une femme.

M. Morton : C'est pour avoir toute l'attention.

Le sénateur Trenholme Counsell : C'est un peu rapide comme réponse, mais je l'accepte.

Plus sérieusement, j'aimerais savoir si, à votre avis, nous accordons suffisamment d'attention aux opinions, aux connaissances et à l'expérience de nos dirigeants militaires. Si je pose la question, c'est que j'ai passé beaucoup d'heures avec nos chefs militaires à Gagetown, base que vous avez omis de mentionner lorsque vous avez parlé des trois silos. Vous en avez nommé trois autres, sans mentionner Gagetown, ce qui m'a fait réagir, moi qui suis du Nouveau- Brunswick. J'ai été très impressionné par l'intelligence, le niveau de compétence et la scolarisation de nos leaders militaires. J'ai parfois l'impression qu'on ne les écoute pas suffisamment lorsqu'on se demande si le Canada doit faire plus et comment il devrait le faire, et je songe notamment aux enjeux canadiens et internationaux.

Je devrais avoir les chiffres des derniers sondages en tête, mais je ne les ai pas. Peut-être est-ce parce que le 11 novembre vient tout juste de passer, mais j'ai l'impression que les Canadiens sont d'accord en plus grand nombre que jamais auparavant pour que l'on soutienne de façon accrue les forces militaires du Canada. Je ne sais si c'est vrai, mais j'aimerais votre avis là-dessus.

M. Morton : Ma mère vient de Saint-Jean, au Nouveau-Brunswick, et c'est là que j'ai été élevé pendant la guerre. Je connais bien Gagetown, base militaire censé faire tomber le mur qui sépare les trois silos distincts et hermétiques dont j'ai parlé et qui abritent nos trois régiments des forces régulières. Je me rappelle avoir déjà conseillé à un ministre de la Défense nationale du Nouveau-Brunswick de réorganiser l'armée pour qu'elle ne soit pas divisée ainsi. Quand l'armée est petite, la diviser en trois sections distinctes d'un point de vue culturel, ce peut être ridicule. Or, à Gagetown, on a une base qui essaie de réunir les trois secteurs, mais je ne sais pas si elle y parvient.

Prête-t-on aux chefs des Forces canadiennes l'attention qu'ils méritent? Comme je l'ai dit plus tôt, à force de crier « au loup! », on lasse les gens. C'est la morale de la fable bien connue. Si vous poussez sans cesse de hauts cris à propos de dangers qui ne se matérialisent jamais, les gens perdent toute confiance en vous, tout respect pour vous. Les généraux canadiens, comme les chefs de la sécurité en général, doivent rappeler aux Canadiens qu'ils vivent dans un monde dangereux, où ils doivent payer pour se protéger. Hélas, après des années et des années d'une existence bénie, ce n'est pas une appréhension que partagent les Canadiens. Politiquement, c'est une réalité incontournable.

Voici plusieurs années que je m'adresse systématiquement aux officiers nouvellement promus des Forces canadienne,s généraux, brigadiers, commodores, adjudants-chefs, disant : « Vous n'aimez pas la politique? Eh bien, forcez-vous. Si vous souhaitez finir votre carrière dans un poste de haute direction à Ottawa, vous avez beaucoup de choses à apprendre sur le processus politique, sur l'art de convaincre, sur la façon de se faire des amis dans la bureaucratie. »

J'ai entendu parler d'une conférence sur la sécurité organisée à Ottawa par Agriculture Canada. Cela m'intéressait car il y a des questions de sécurité qui concernent au plus haut chef le ministère de l'Agriculture. Étaient présents Santé Canada et toute une série d'autres ministères. Leurs noms ont changé si souvent dernièrement que je les oublie. Mais la Défense nationale n'était pas représentée. Les gens du ministère avaient décliné l'invitation. Pourquoi? Ils étaient trop occupés.

Au cours de mes visites occasionnelles à Ottawa, je constate effectivement qu'il semblerait y avoir une pénurie de personnes aux épaulettes dorées. Le personnel de l'édifice George Pearkes est-il trop occupé pour qu'un capitaine ou un lieutenant assiste à la conférence d'Agriculture Canada et discute un peu avec les participants pendant la pause café? Manifestement, oui. Trop occupés, ou trop bêtes, parce que c'est dans ces cercles que l'on tisse des contacts politiques, pas nécessairement avec les honorables sénateurs ici ni avec les députés, mais avec les gens qui font partie de la structure des ministères ici, à Ottawa. On apprend ainsi à savoir comment ces ministères fonctionnent et qui compte.

L'information politique de nos généraux est insuffisante. Ils ne comprennent pas les rouages d'Ottawa. Ils passent l'essentiel de leur carrière aussi loin de la capitale que possible, ce dont on est en droit de s'étonner, vu que leur ultime ambition est d'avoir trois ou quatre feuilles d'érable à leurs épaulettes et de finir à Ottawa. Si vous orientez toute votre carrière pour pouvoir finir à Ottawa, il semblerait pourtant logique de vous former à comprendre Ottawa.

Il est vrai que nous faisons peu de cas des chefs militaires et que nous nous privons ainsi d'un bagage de bon sens et de sagesse. N'empêche qu'ils se privent eux aussi de l'occasion d'être présents, d'avoir de l'influence, d'être intéressants, faute de se préparer de façon adéquate. C'est pourquoi je leur passe un savon chaque fois que j'en ai l'occasion, notamment à ceux qui sont encore susceptibles d'être formés. Ceux qui grimpent dans la hiérarchie sont ceux qui ne dérangent pas, qui ne font pas de vague.

Le comité de Doug Young m'a appris autre chose : à quoi tenait l'art d'être promu. On est promu en s'abstenant toujours de causer le moindre dérangement. Par exemple, j'entends à l'occasion des gens dire qu'un tel a un peu d'ombre dans sa carrière. Quand je demande ce qu'ils entendent par « ombre », ils me disent qu'il a fait quelque chose, à un moment quelconque, on ne sait pas vraiment quoi, mais c'était sujet à controverse. Dans un cas, par exemple, à un moment de sa carrière, un officier avait renvoyé son adjudant. Avec raison? Sans doute. Mais le renvoi avait donné lieu à un grief. Rien là de bien étonnant. L'adjudant renvoyé aurait bien tort de se priver de déposer un grief. Toujours est- il qu'il y a eu une controverse. Il me semble pourtant souhaitable d'avoir un général prêt à se battre, pour ce à quoi il croit, pas pour le plaisir de déranger.

Vous me direz que c'est précisément ce que les soldats sont censés faire : aller à l'étranger et déranger. D'accord, mais là-bas, pas ici, pas dans la chaîne de commandement. C'est peut-être à cela que tient le problème, car je connais beaucoup d'officiers éminemment capables.

Il existait autrefois pour les capitaines une École d'état-major des Forces canadiennes où j'allais faire des présentations sur le Canada et le Québec, ce qui suscitait une discussion franche, emportée, éloquente. Un tel plaisir que j'ai envoyé d'autres collègues de l'Université de Toronto, simplement pour changer leur idée des officiers des Forces canadiennes. Je faisais également des présentations à l'École d'état-major des Forces canadiennes d'Armour Heights, ce qui, par contre, était désespérément ennuyeux. Pourquoi? Parce que le personnel de direction prenait place à l'arrière de la classe et cherchait à repérer les fauteurs de trouble. Il n'y en avait pas, personne ne voulant risquer sa carrière. C'est à se demander ce qui arrive à ces gars, entre le moment où ils sont capitaines et celui où ils deviennent majors. L'enthousiasme est-il systématiquement étouffé? C'est un phénomène qui m'a troublé et qui me semblait profondément regrettable. Je suis donc particulièrement heureux que vous ayez soulevé la question, parce que je pense que ce n'est pas entièrement notre faute ni entièrement la vôtre.

Le sénateur Trenholme Counsell : Le troisième point portait sur la population canadienne.

Le sénateur Mercer : Vous avez dit que les militaires hauts placés se mêlaient peu de politique. Permettez-moi d'en douter. C'est un ministère où on a vite fait de se débarrasser du ministre, en cas de conflit entre lui, le ministère et des militaires. Cela se vérifie gouvernement après gouvernement, ce que vous constateriez aisément, en tant qu'historien. De mon vivant, déjà, j'ai vu plusieurs fois un ministère de la Défense saboter la carrière politique de son propre ministre. Il y a parfois dans le ministère une enveloppe qui crée une situation gênante que le ministre doit assumer, même s'il n'en est pas responsable. Le ministre qui ne leur donne pas ce qu'ils veulent devient bon à jeter. Dans leur capacité à se débarrasser des ministres dont ils ne veulent pas, ils sont on ne peut plus politiques.

M. Morton : Qui, « ils »? C'est comme les envois enveloppés de papier brun, l'expéditeur n'est pas indiqué. N'oublions pas non plus le nombre croissant de civils dans la Défense nationale, du moins depuis le début des années 70 et les réformes de Macdonald. À mon sens, ce ne sont pas nécessairement les militaires qui jouent ce rôle politique. D'ailleurs, les ministres qui servent la cause des forces armées sont souvent les premiers dont on se débarrasse. Les manoeuvres politiques au sein du ministère de la Défense nationale sont complexes. Il a été remanié par la réforme effectuée à l'époque de Macdonald, pour que la voix des civils soit entendue.

Diriger un ministère de ce type, où existe un système tribal et où s'affrontent des intérêts divergents, n'est pas une sinécure. J'ai parlé du Pentagone; je pourrais en dire autant de l'édifice Pearkes : un écheveau d'intérêts différents au service de causes différentes, avec des cheminements de carrière et des loyautés différents, des programmes d'équipement différents, le tout dans une mêlée aussi acharnée qu'inefficace, vu la fréquente absence de véritable expérience politique ou d'expérience des rouages à Ottawa. On a tendance à s'imaginer la politique avec un grand « P ». Or, c'est plutôt le petit « p » de « partisan » qui s'applique à la gestion des mémoires pour Ottawa. J'entends d'ailleurs bien des militaires se plaindre : quand ils ont un ministre correct, on la remplace alors qu'il commence juste à savoir de quoi il retourne.

Le sénateur Trenholme Counsell : Pour revenir à ce qu'a dit le sénateur Mercer, je ne parlais pas vraiment d'implication dans le milieu politique. Je parlais de la nécessité pour les décideurs de s'adresser à des experts, pas nécessairement en matière de relations internationales, mais en matière de développement, de planification et de préparation militaires, par exemple. C'est ce que vous avons fait pour les garderies : faire participer pleinement tous les intervenants des garderies. Je ne parlais donc pas de politique, bien que ce soit une autre façon de considérer les choses et un point de vue important. L'autre élément est l'évolution de l'opinion publique. Je ne sais pas jusqu'à quel point on peut se fier aux sondages, ni quels sont les derniers résultats. Le sénateur Munson serait sans doute au courant.

M. Morton : D'après certains des sondages dont j'ai pris connaissance récemment et qui ont été effectués sous l'impulsion de groupes en faveur de la défense, et j'ai dans l'idée qu'ils reflètent leurs points de vue. Les Canadiens seraient plus conscients des limites de leur représentation militaire et auraient hâte d'y remédier. Le problème, comme toujours, est de savoir ce qu'ils seraient prêts à sacrifier en contrepartie. Quand je m'adresse à différents groupes sur des questions de défense, je m'efforce d'abord de définir le groupe. L'une des façons de recueillir des fonds est de cesser de rembourser les soins médicaux prodigués lors de la dernière année de la vie, la plus coûteuse. Pourquoi pas? Si vous voulez consacrer de grosses sommes à la défense, sans augmenter le déficit, économisez donc dans le domaine de la santé. Si je m'adresse à un groupe tourné vers les finances, j'ai une suggestion différente : oubliez le déficit et empruntez. C'est précisément ce que fait M. Bush. Voilà un modèle dont on peut s'inspirer. Si vous aimez George Bush, le financement de l'économie par le déficit doit vous plaire. Il y a toujours une suggestion adaptée à chaque groupe. Pourquoi ne pas financer la défense en contraignant les étudiants à assumer le coût véritable de leurs études, par exemple? Dès que l'on présente les choses ainsi, dès que l'on empêche ses interlocuteurs de refiler les dépenses de défense aux autres, ils expriment des réserves. Ils réagissent comme le Cabinet, qui représente une foule d'intérêts qui refusent de faire des dépenses ou d'engager des dépenses pour d'autres priorités que les leurs. C'est une complication qu'il est vital d'introduire dans l'équation. Dans l'abstrait, on est tous d'accord. Oui, on devrait avoir plus de militaires et d'équipement moderne. Oui, on devrait faire ce qu'il faut. Mais il y a un prix à payer. Savez-vous combien d'argent il faut pour remplir une des paires de bottillons promises par le premier ministre lors de sa dernière campagne? Cent mille dollars. Pas en salaire. C'est la somme qu'il faut pour nourrir et loger un soldat, lui acheter un fusil et l'expédier à l'autre bout du monde pour faire son métier. C'est si coûteux que même les Américains ne savent plus où trouver l'argent voulu.

Le sénateur Atkins : Monsieur Morton, je voudrais revenir à quelque chose que vous avez dit au sénateur Munson. Vous avez parlé de l'économie des États-Unis, de la pente dangereuse qu'elle suivait, et de la nécessité de protéger la nôtre. Ne sommes-nous pas dépendants de la réussite ou de l'échec de l'économie américaine?

M. Morton : Indubitablement, mais nous n'avons pas les moyens de contrôler cette économie. Le gouvernement actuel se targuerait sans doute d'être un exemple de bonne gestion financière. Le gouvernement actuel des États-Unis en a peut-être hérité, mais n'a pas été en mesure de le mettre en pratique. Prenez la façon dont les Américains ont fait supporter leur dette aux Chinois et créé un énorme déficit. Cela s'est fait sans qu'on y puisse grand-chose bien qu'on nous en fasse porter le blâme. Le problème existe, comme vous le savez sans doute si vous suivez la Bourse.

Le sénateur Atkins : Depuis 1994, je crois, les budgets de la défense stagnent, au mieux. Selon vous, est-ce sage de la part du ministre des Finances et du gouvernement? À présent, il est impossible de regagner le terrain perdu, même si on s'occupe de forces armées conventionnelles.

M. Morton : Si, on peut regagner le terrain perdu. Comme je l'ai dit, c'est une question de priorité, souvent désagréable. Quand je parle à un auditoire, je m'efforce de rendre les choix aussi simples que possible. Pour remettre en état nos forces armées, il faudrait 100 milliards de dollars. On ne les trouve pas sous le sabot d'un cheval. Je signale à mon auditoire un fait qui a échappé à bien des historiens : que, durant les années 50, sous le gouvernement de St. Laurent, la moitié des dépenses fédérales étaient consacrées à la défense nationale. C'est un détail qu'on tend à passer sous silence.

Durant cette période, les Canadiens se plaignaient du fait que les libéraux ne tenaient pas leurs promesses de 1945 en matière de bien-être social. Pourquoi? Parce qu'ils finançaient la guerre froide. Vu les circonstances, en fait, ils s'en sont plutôt bien tirés, en établissant à l'époque le régime de retraite et le remboursement en cas d'hospitalisation. Par contre, ils n'ont pas introduit le régime d'assurance pour soins médicaux qui devait faire partie du programme de sécurité nationale promis en 1945.

Toutefois, on a réarmé les Forces canadiennes, dont la taille a atteint un niveau sans précédent en temps de paix. Toutes les initiatives actuelles relatives aux Forces canadiennes sont encore influencées par la période des années 50, y compris les logements familiaux bâtis sur le modèle de maisons des années 50 sur la plupart des bases des Forces canadiennes et à tous les emplacements radar. La plupart des bases datent des années 50. Il est clair que la base de Gagetown a été achetée et construite à cette époque, de même que tous les bâtiments en maçonnerie de Petawawa, de Valcartier, de Wainwright et de Calgary, anciennement. Nous avons tendance à l'oublier tout comme le gouvernement.

Lorsqu'on a décidé de réarmer à nouveau à l'époque de M. Trudeau, cela s'est fait de façon improvisée et il s'agissait plutôt de rapiéçage car il n'y a jamais eu de volonté réelle de dépenser les sommes nécessaires. Le financement accordé aux Forces canadiennes a-t-il été maintenu? Le gouvernement vous dira que la défense nationale est le poste budgétaire qui s'est vu accorder les augmentations les plus importantes. Vous comprenez les chiffres mieux que moi et vous savez à quel point il est facile de faire de telles déclarations. Tout ce que je sais, c'est que les Forces canadiennes n'ont pas suffisamment d'argent pour joindre les deux bouts, et chaque année il y a de plus en plus d'équipement vieux de 30 ou 40 ans qui n'est pas remplacé.

En outre, il n'est pas facile de remplacer l'équipement. Je peux vous raconter une petite anecdote qui concerne la 8e escadre. Je suis colonel honoraire de la 8e escadre de la base aérienne de Trenton des Forces canadiennes. Il s'agit d'une escadre d'aérotransport. Nous pilotons des Hercules C117 qui datent des années 60. Ces aéronefs sont plus vieux que les pilotes qui les conduisent. Cela n'est pas sans rappeler un certain hélicoptère dont nous avons beaucoup entendu parler. Les fabricants du Hercules souhaitent que nous en achetions des modèles modernes. Ils produisent en effet un nouveau modèle de Hercules extensible. Ce ne sont pas là les Hercules dont les militaires me disent que nous avons besoin. Néanmoins, ces Hercules extensibles auraient l'avantage d'être neufs. Les forces aériennes veulent en obtenir. Les Hercules extensibles, comme tous les produits extensibles, peuvent porter une charge supplémentaire. Ils ne peuvent porter davantage de poids. Ils ne peuvent atterrir là où les vieux Hercules plus courts pouvaient atterrir. Toutefois, les anciens Hercules ne sont plus fabriqués. Il y a d'autres pays où de tels aéronefs sont construits mais nous devons nous contenter des Hercules. C'est ce que les Américains aimeraient que nous obtenions.

Est-ce là ce que nous voulons réellement? Non, nous aimerions fabriquer à nouveau l'ancien modèle des années 60. Il s'agit du modèle qui répond le mieux à nos besoins typiquement canadiens. Nous ne pouvons pas les obtenir.

Il y a plus. Si nous ne pouvons pas obtenir ces aéronefs, c'est parce qu'ils sont confinés à l'aire de trafic de Spar Aérospatiale à Edmonton, Spar Aérospatiale étant l'entreprise qui détient le contrat de remplacement des aéronefs. Pourquoi? Parce que l'entreprise manque de techniciens. Il y a pénurie de techniciens parce que l'entreprise est plus fière de son contrat avec la Garde côtière américaine. Spar Aérospatiale a signé un contrat de réparation avec la Garde côtière. Il s'agit là de leur priorité, comme vous l'imaginez.

Que pouvons-nous faire? Notre contrat comporte-t-il une clause pénale? Oui, mais Spar nous a avertis qu'elle comptait recruter nos techniciens de Trenton si nous évoquions la possibilité de nous prévaloir de la clause pénale. Nous manquons également de techniciens car nous voulons maintenir en état d'activité une base se trouvant dans un émirat arabe uni dont je tairai le nom, une base que vous connaissez tous. Vous l'avez peut-être déjà visitée.

Nous sommes pris au piège. Nous voulons renouveler notre flotte d'aéronefs et nous sommes dans l'impossibilité de le faire. Nous ne voulons pas obtenir le modèle de remplacement car il ne nous serait pas utile. Dites-moi quelle solution je dois proposer à mon colonel.

Le sénateur Atkins : Il nous faut une boule de cristal.

M. Morton : Si c'est la solution que vous proposez pour résoudre ce problème, ce doit être la bonne. Chaque fois que Mackenzie King faisait confiance à une boule de cristal ou à une table tournante, il se trompait. La veille des élections en Grande-Bretagne, on lui a demandé qui serait le vainqueur. Gladstone et d'autres personnages lui apparaissaient et lui disaient ce qu'il voulait entendre, et, de façon générale, ils se trompaient. Comme vous le savez, le Parti libéral britannique a été relégué au second plan. King a appris à ne pas se fier aux coups qui secouaient la table même s'ils lui semblaient réconfortants.

Le président : Professeur Morton, je voudrais vous remercier de votre comparution devant le comité. Votre témoignage, y compris vos propos sur les boules de cristal, nous sera très utile.

Si vous avez des questions ou des observations, veuillez consulter notre site Web à l'adresse suivante : www.sen- sec.ca. Nous affichons les témoignages de même que le calendrier de nos audiences lorsqu'il est confirmé. Vous pouvez également communiquer avec le greffier du comité en téléphonant au 1-800-267-7362 pour obtenir de plus amples renseignements ou pour prendre contact avec des membres du comité.

La séance est levée.


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