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Délibérations du Comité sénatorial permanent de la
Sécurité nationale et de la défense

Fascicule 4 - Témoignages du 29 novembre (matin)


KINGSTON, le lundi 29 novembre 2004

Le Comité sénatorial permanent de la sécurité nationale et de la défense se réunit ce jour à 8 h 10 pour examiner la nécessité d'une politique de sécurité nationale et pour faire rapport à ce sujet.

Le sénateur Colin Kenny (président) occupe le fauteuil.

[Traduction]

Le président : La séance est ouverte.

Bonjour tout le monde. Je suis très heureux de vous souhaiter la bienvenue devant le Comité sénatorial permanent de la sécurité nationale et de la défense. Nous recueillerons aujourd'hui des témoignages concernant notre analyse de la politique de la défense.

Je m'appelle Colin Kenny, je suis sénateur de l'Ontario et je préside le comité.

Vous voyez à ma droite l'éminent sénateur de la Nouvelle-Écosse, le sénateur Michael Forrestall, qui a été au service de ses électeurs de Dartmouth pendant 37 ans, d'abord comme député puis comme sénateur. Il a été secrétaire parlementaire de plusieurs ministres, notamment du ministre des Transports et du ministre de l'Expansion industrielle régionale.

À sa droite se trouve le sénateur Tommy Banks, de l'Alberta, que tout le monde connaît puisque c'est l'un de nos musiciens et artistes les plus polyvalents. Sa carrière musicale couvre plus d'un demi-siècle. Il a été lauréat du Prix Juno et il est Officier de l'Ordre du Canada. Il préside le Comité sénatorial permanent de l'énergie, de l'environnement et des ressources naturelles, et il préside le caucus libéral de l'Alberta.

À côté de lui se trouve le sénateur Jane Cordy, de la Nouvelle-Écosse. C'est une enseignante chevronnée qui a toujours joué un rôle très important dans le secteur communautaire, notamment comme vice-présidente de la Commission de développement du port de Halifax-Dartmouth. Le sénateur Cordy préside l'Association parlementaire canadienne de l'OTAN.

À ma gauche se trouve le sénateur Joseph Day, du Nouveau-Brunswick. Il possède un baccalauréat en génie électrique du Collège militaire royal de Kingston, un baccalauréat en droit de l'Université Queen's, également de Kingston, et une maîtrise en droit de Osgoode Hall. Avant d'être nommé au Sénat, en 2001, le sénateur Day avait fait une carrière remarquée comme avocat. Il est vice-président du Comité sénatorial permanent des finances nationales et il est membre du Sous-comité des affaires des anciens combattants qui relève de notre comité.

Vous trouvez au bout de la table le sénateur Jim Munson, de l'Ontario. Le sénateur Munson est un ancien journaliste de grande renommée qui a été directeur des Communications du premier ministre Chrétien avant d'être nommé au Sénat en 2003. Il a été nommé à deux reprises pour l'obtention d'un Prix Gemini pour l'excellence en journalisme.

Notre comité a publié un certain nombre de rapports mais je ne vous en parlerai pas car je pense que la plupart d'entre vous les connaissez.

Nous entreprenons aujourd'hui des audiences publiques sur la politique de défense du Canada. Durant les prochain mois, nous tiendrons des réunions dans chaque province de façon à savoir comment les Canadiens définissent leurs intérêts nationaux, quelles sont à leur avis les principales menaces qui pèsent sur la nation, et comment ils pensent que le gouvernement devrait y répondre.

Le comité s'efforcera de susciter un débat sur la sécurité nationale et de forger un consensus sur la nécessité d'une force militaire.

Notre comité est le premier comité sénatorial permanent à se pencher sur des questions de sécurité et de défense nationale et nous tenons à effectuer rapidement cette étude, que nous espérons réaliser de pair avec celle du comité des Communes une fois qu'il aura terminé son enquête sur les sous-marins.

Nous accueillons ce matin M. Douglas Bland, président du département des Études de gestion de la défense à l'Université Queen's. M. Bland s'intéresse essentiellement à l'élaboration et à la gestion des politiques de la défense au palier national et international, à l'organisation et au fonctionnement des ministères de la défense, et aux relations entre la société civile et le monde militaire.

Nous accueillons également le BGen à la retraite Donald Macnamara, Attaché supérieur de recherche du Centre de relations internationales de l'Université Queen's. Lorsqu'il était membre des Forces armées, M. Macnamara a consacré une bonne partie de sa carrière à l'analyse stratégique et à la planification des politiques.

Je crois comprendre que vous serez le premier à parler ce matin, monsieur Macnamara, et je vous donne donc tout de suite la parole.

M. W. Donald Macnamara, agrégé supérieur de recherches, Queen's University : Bonjour, sénateurs, et bienvenue à Kingston, à l'Université Queen's et au Collège militaire royal où je crois comprendre que vous avez passé quelque temps hier soir.

M. Bland et moi-même vous avons préparé pour aujourd'hui et demain un très vaste programme. Ce matin, nous voulons commencer par traiter de toute la question de la politique de la défense. Si nos exposés vous semblent un peu trop théoriques, je m'en excuse d'avance mais je pense qu'il est important de présenter d'abord quelques définitions et explications, ne serait-ce que pour nous assurer que nous parlons la même langue.

D'abord et avant tout, si nous voulons parler de politique de la défense, qu'est-ce que cela signifie? Qu'est-ce que c'est exactement qu'une politique de la défense? Qu'est-ce que ça devrait être?

Fondamentalement, la politique de la défense, en tout cas pour le Canada, désigne les moyens que l'on choisit pour défendre les intérêts du pays. Cette affirmation est relativement simple mais ce devrait être l'élément le plus important d'une politique beaucoup plus vaste concernant notre sécurité nationale.

Deuxièmement, qu'est-ce qu'une politique? Ce mot galvaudé est souvent employé à tort. Une politique constitue en fait l'énoncé d'une action ou d'une orientation, voire d'une inaction, choisie par une organisation gouvernementale en réponse à l'incidence prévue d'événements, de questions ou de tendances pouvant avoir une certaine incidence sur ses intérêts. Autrement dit, une politique exprime ce qu'on choisit de faire et pourquoi.

Passons maintenant aux intérêts. De quoi s'agit-il? Bon nombre d'entre vous venez du monde des affaires, ou en tout cas du secteur privé, et savez donc que les intérêts sont en fait l'expression d'une combinaison de valeurs et d'objectifs fondamentaux qu'une organisation — un pays, une entreprise ou une institution — s'efforcera de préserver, de protéger et de promouvoir dans l'exercice de ses activités. Les intérêts, dans le contexte des intérêts nationaux, sont en fait les choses qui sont vraiment importantes pour le pays.

Il y a un autre aspect des politiques que l'on oublie souvent, c'est le plan d'action ou l'énoncé même de la politique. Autrement dit, il s'agit des détails concernant sa mise en oeuvre. L'énoncé de politique devrait donc clairement identifier les objectifs, les ressources, les responsabilités et les échéanciers, c'est-à-dire les qui, où, quand et comment de la mise en oeuvre. C'est ce qui définit la problématique, les objectifs, les instruments et les moyens.

Si l'on voulait évaluer la qualité d'une politique de la défense, on devrait être capable de la lire et de cocher les divers éléments en disant : « Tout d'abord, il nous faut voir un énoncé des intérêts du pays, les intérêts nationaux, fondés sur les valeurs et objectifs fondamentaux de la nation ».

Ensuite, on voudrait y voir une analyse globale des tendances, problèmes et événements, nationalement et internationalement, susceptibles d'affecter ou de menacer ces intérêts. Constatez que je dis « affecter » et « menacer » parce qu'on parle bien souvent de menaces alors qu'il s'agit de choses qui peuvent nous affecter sans nécessairement nous menacer mais auxquelles nous devons quand même réagir.

On voudra voir également dans la politique un énoncé clairement identifié des choix effectués quant aux intérêts qu'il faudra défendre par la force militaire, en particulier, et des raisons pour lesquelles il faudra le faire.

Finalement, on devra y trouver le plan, c'est-à-dire le comment, où, quand et qui, énonçant clairement les instruments et ressources militaires, c'est-à-dire les capacités globales que l'on juge nécessaires pour faire usage de la force, y compris d'une force létale, pour défendre les intérêts de la nation.

Je ne voulais pas paraître trop académique, comme je l'ai dit, mais il m'a semblé important d'éclaircir ces éléments, et j'espère les retrouver au moins dans vos rapports.

Vous nous avez demandé quels sont les intérêts du Canada, les intérêts nationaux. C'est un sujet qui pourrait se prêter à une très longue discussion académique entre ceux qui sont pour le concept d'intérêts nationaux et ceux qui s'y opposent, ceux-ci disant que les intérêts nationaux sont simplement ce qu'on décide qu'ils sont. Évidemment, cela ne prête pas à une discussion très approfondie ou analytique. Pour ma part, j'affirme que les intérêts nationaux peuvent être énoncés de manière beaucoup plus précise, mais il faut quand même bien réaliser que c'est une expression que les politiciens et les chefs d'État utilisent fréquemment alors que le concept n'est pas vraiment bien compris.

Le Canada n'a pas encore exprimé clairement quels sont ses intérêts nationaux, même si je pense que l'on peut les déduire de manière implicite du Livre blanc de 1995 sur la politique étrangère, bien qu'ils resteront alors quand même assez obscurs. Si vous demandez au Canadien moyen quels sont les intérêts nationaux du Canada, même après lui avoir fait lire le Livre blanc sur la politique étrangère, vous constaterez sans doute qu'il lui est difficile de les énoncer et de les exprimer en détail.

En l'absence d'une telle déclaration, nous pouvons commencer, d'abord et avant tout, en disant qu'un intérêt national évident est la défense de la patrie. Cela doit manifestement être un intérêt fondamental. Il s'agit de la défense de la population, de ses biens, de ses valeurs, de son territoire, de sa souveraineté. Ces éléments constituent le cœur même des intérêts nationaux.

Un deuxième intérêt national important et direct doit être, comme l'indique le Livre blanc sur la politique étrangère, la prospérité économique. Cette notion est importante pour le pays. Sans une économie assurée et dynamique, nous n'aurons pas les revenus nécessaires pour financer nos programmes nationaux, allant de la défense jusqu'aux infrastructures et, même, les services sociaux. Un intérêt national fondamental doit donc être la prospérité économique du pays.

L'économie sûre et dynamique du Canada, pays où le commerce joue un rôle très important et qui est de ce fait particulièrement tributaire des États-Unis, exige évidemment un environnement international stable, pour que nous puissions continuer à commercer.

Finalement, l'un de nos intérêts consiste à projeter nos valeurs à l'étranger, c'est-à-dire les valeurs que nous aimons défendre : démocratie, liberté et justice sociale. Ces trois éléments peuvent constituer un intérêt fondamental, mais ce sont aussi un moyen qui permet de contribuer aux autres intérêts que sont la prospérité économique et la démocratie.

Si les intérêts du Canada reposent sur ces valeurs et objectifs, nous avons déjà une bonne idée de ce que nous voudrons voir dans la politique de la défense.

Je n'aborderai pas cette question en détail aujourd'hui car je suppose que c'est un sujet qui vous est déjà bien familier, mais je tiens à préciser que l'identification de nos intérêts nationaux doit également comprendre, comme volet important, la détermination du degré d'importance de ces intérêts.

Vous avez sans doute tous probablement entendu ou utilisé de temps à autre l'expression « intérêts vitaux » qui désigne les intérêts critiques, ceux qui sont essentiels à la survie de la nation.

L'un de mes collègues des États-Unis, Don Nuechterlein, a publié plusieurs ouvrages sur le sujet, qu'il a traité de manière assez exhaustive. Il existe pour lui trois catégories fondamentales d'intérêts : d'abord, les intérêts vitaux, ensuite, les intérêts majeurs et, finalement, les intérêts périphériques.

À mon avis, le Canada s'est intéressé jusqu'à présent avant tout à ses intérêts vitaux, c'est-à-dire aux choses qui sont importantes pour la sécurité du pays. Il vaut la peine de souligner que, lorsqu'on parle d'intérêts « vitaux » aux États-Unis, on parle d'intérêts que l'on est prêt à défendre par la force militaire. Donc, les intérêts vitaux sont ceux pour lesquels on est prêt à se battre.

Il ne faut pas oublier non plus que, lorsqu'on parle d'intérêts et de valeurs, et de la manière dont les valeurs fondent les intérêts, nous avons participé à plusieurs guerres au XXe siècle pour préserver les valeurs fondamentales que sont la démocratie, la liberté et la justice sociale. Autrement dit, il s'agit là d'intérêts vitaux extrêmement importants pour lesquels nous sommes prêts à nous battre, ou en tout cas pour lesquels nous l'avons fait dans le passé.

Les intérêts majeurs désignent plutôt les choses que l'on s'efforce de promouvoir par le truchement de traités internationaux, du multilatéralisme, des négociations, des accords de libre-échange, et cetera, et qui peuvent être très importantes pour la prospérité économique. Toutefois, ce ne sont pas nécessairement des choses pour lesquelles nous serions prêts à nous battre. Cela dit, si un pays est confronté à un problème d'accès à ses ressources nationales, ou à une menace, il sera peut-être prêt à utiliser la force militaire pour assurer cet accès s'il est devenu économiquement tributaire de ces ressources.

En ce qui concerne la troisième catégorie d'intérêts, je dirais, à la différence de Nuechterlein, qui classe les intérêts commerciaux dans les intérêts périphériques, que notre histoire récente révèle que nous voyons le monde par le truchement d'un prisme appelé « intérêts humanitaires ». Ce sont là des intérêts reliés à des questions auxquelles le Canada ressent la nécessité de contribuer — par exemple, les catastrophes naturelles, les conflits locaux, les injustices graves, les États effondrés, et cetera — qui peuvent appeler une réponse d'ordre politique, économique ou militaire.

Un exemple d'intérêts humanitaires combinant ces trois éléments pourrait être le cas de Haïti. De même, comme l'avait dit le premier ministre Chrétien, quand nous sommes allés en guerre au Kosovo en 1998-1999, à la question « Pourquoi avons-nous fait cela? », il a répondu : « Parce que nos valeurs l'exigeaient, nos valeurs humanitaires l'exigeaient ».

Quelles sont les choses qui devraient être prises en considération dans une politique de la défense? Je n'en dresserai pas une liste exhaustive mais il y a un certain nombre de documents pertinents. Le ministère de la Défense nationale a produit un document d'analyse stratégique et un document sur l'environnement de la sécurité de demain. De même, l'Institut canadien d'études stratégiques et l'Institut international d'études stratégiques ont produit des documents exhaustifs de même nature.

Après avoir analysé ces choses, j'ai dressé une liste de ce que je considère être les 10 questions, tendances ou événements à l'échelle internationale qui pourraient à terme constituer une source de menaces pouvant affecter les intérêts du Canada.

D'abord et avant tout, au tout premier rang, figure le terrorisme. Cela ne vous étonne probablement pas. Je précise en passant que j'utilise cette liste depuis 1979 et que je la modifie chaque année depuis lors. Il est étonnant de voir combien ces facteurs restent constants depuis 25 ans.

Le terrorisme, qui était au dixième rang quand j'ai dressé cette liste pour la première fois, est devenu important parce que nous considérons que les terroristes peuvent aujourd'hui avoir accès à des armes de destruction massive. La plupart des gens croient que les plus terrifiantes seraient les armes nucléaires. En fait, pour la plupart des stratèges, les plus terrifiantes seraient les armes biologiques. Donc, le risque d'utilisation d'armes de destruction massive par les terroristes figure au premier rang de la liste.

Le deuxième élément concerne toute la question de l'ordre mondial, de manière générale, et de ce qui se produit en matière de restructuration politique et économique dans pratiquement chaque région du monde. Nous ne pouvons nous concentrer sur une seule région car il existe une interdépendance mondiale énorme dans ce domaine, certainement au niveau économique et, de plus en plus, au niveau politique. Il est cependant important de bien comprendre quelles sont les préoccupations issues de la restructuration politique et économique de l'ordre mondial dans les diverses régions. Dans chacune, il y a des conflits régionaux et, surtout, des États effondrés. Que cela nous plaise ou non, nous ne pouvons pas faire fi des problèmes d'États effondrés que nous voyons à l'heure actuelle au Soudan, en Haïti, au Congo — l'ex-Zaïre — et, en fait, dans de nombreuses parties de l'Afrique. En outre, chacune de ces situations soulève un certain nombre de problèmes secondaires.

L'économie internationale est extrêmement importante — les blocs commerciaux et régionaux, l'Organisation mondiale du commerce. Nous nous efforçons au Canada d'avoir un régime commercial fondé sur des règles mais cela exige que tous les autres acceptent de le respecter, et nous aussi. Nous devons respecter les règles si nous voulons que les autres fassent de même.

L'économie internationale, comme nous pouvons le voir avec la situation du dollar et la dépendance de l'économie mondiale envers l'économie, la dette et les investissements des États-Unis, constitue un élément très important de l'économie mondiale. Les déficits excessifs, autant commercial que budgétaire aux États-Unis, vont éponger une quantité énorme de capitaux nationaux et internationaux. Si ces capitaux se déversent aux États-Unis, surtout si ceux-ci répondent de manière appropriée avec leurs taux d'intérêt, cela ne nous sera pas favorable.

La prolifération des armements est le facteur suivant sur la liste. Il faut l'envisager non seulement dans le contexte du terrorisme mais aussi de manière générale, et en tenant compte des armes de destruction massive. Là où il y a concentration d'armements, on a tendance à les utiliser.

Les ressources, le pétrole et, maintenant, l'eau. Je reviens d'un voyage de 10 jours au Moyen-Orient où « l'eau » est le mot que j'ai probablement le plus souvent entendu. « L'eau ». Si nous n'avons pas d'eau, nous n'avons rien, nous n'avons pas de vie.

Une question que connaissent bien les Canadiens mais pas les autres est celle des réfugiés et des migrations. Chacun sait que nous avons au Canada des minorités importantes de pratiquement chaque nation au monde. Cela veut dire que nous avons chez nous une minorité importante qui s'intéresse d'office à ce qui se passe dans pratiquement chaque pays. Cela veut dire aussi que nous devons être conscients de l'incidence qu'un tel phénomène peut avoir sur nous, à l'intérieur de nos frontières, ainsi que de la manière dont ces intérêts peuvent agir sur différentes parties de notre population.

L'élément suivant sur la liste est toute la question du VIH et du SIDA. On en entend beaucoup parler au sujet de l'Afrique mais il est en pleine propagation aussi en Russie et en Chine. Allons-nous pouvoir en faire fi? S'agit-il simplement d'une question de santé ou d'une question qui pourrait déboucher sur quelque chose de beaucoup plus profond, au palier humanitaire ou même dans le contexte du commerce international?

Viennent ensuite sur la liste la dégradation de l'environnement et le problème du climat. Nous pensons que nous avons déjà des changements climatiques mais nous devons y réfléchir à longue échéance, avec la possibilité d'une ouverture du passage du Nord-Ouest et de ce que cela signifierait du point de vue des intérêts de la défense du Canada.

Finalement, et c'est loin d'être le moindre de tous ces facteurs, il y a toute la question des drogues, du crime organisé et du blanchiment d'argent, éléments qui sont tous reliés. L'une des choses que nous oublions souvent à cet égard est qu'il s'agit d'éléments extrêmement corrosifs pour la société canadienne aussi.

Je terminerai par un bref aperçu de ce que je crois être une liste de nos intérêts.

Nos intérêts vitaux comprennent d'abord et avant tout la souveraineté et la défense du Canada, la protection de la population canadienne, de nos valeurs et de nos biens, contre une attaque directe par terre, air ou mer; un autre intérêt vital concerne les terroristes, comprenant l'utilisation éventuelle d'armes nucléaires, radiologiques et biologiques; la perturbation, l'épuisement ou le vol de nos ressources, notamment de notre pétrole et des pêches, constituent aussi un intérêt vital.

Un deuxième aspect de nos intérêts vitaux est nécessairement notre relation avec les États-Unis, pour des raisons non seulement d'ordre économique mais aussi de défense et de sécurité, c'est-à-dire la défense de notre sécurité commune au sein du périmètre nord-américain, et de nos frontières et de nos approches. Cela touche aussi la défense et l'appui de nos valeurs communes, non seulement nationalement mais aussi internationalement.

Nos intérêts importants, c'est-à-dire la prospérité économique du Canada, comprennent le maintien de notre relation commerciale avec les États-Unis, la contribution à un environnement commercial fondé sur des règles, la libre circulation des ressources essentielles, c'est-à-dire l'importation et l'exportation de tous nos produits, dont le pétrole, la surveillance des flux d'immigration, la répression du crime organisé, comprenant le trafic de drogues et le blanchiment d'argent, et la protection de l'environnement, dont la surveillance des effets des changements climatiques.

Un autre intérêt important est de contribuer à l'ordre mondial et à sa sécurité, d'abord et avant tout par la maîtrise et le traitement des maladies endémiques, c'est-à-dire essayer de les contenir pour qu'elles ne deviennent pas des épidémies mondiales ou des pandémies; les opérations d'établissement de la paix dans les zones de conflit chronique constituent également un intérêt important. Un autre consiste à répondre aux besoins des États effondrés, et je soupçonne que vous avez déjà beaucoup entendu parler de toute cette question du devoir de protection, mais c'est quelque chose qui est plus qu'un aspect secondaire du contexte de notre sécurité. Viennent ensuite la répression du crime organisé et la sécurité des Canadiens et de leurs biens à l'étranger.

Finalement, sur le plan des intérêts humanitaires, je dirais que nos intérêts comprennent certainement la promotion des valeurs canadiennes par notre réaction aux catastrophes naturelles ou humanitaires, selon ce que les circonstances exigent. Cela signifie aussi, bien sûr, la prestation d'une aide au développement international adéquatement ciblée.

J'ai plusieurs recommandations à formuler au sujet de ce que nous aimerions avoir en matière de Forces armées, mais je crois avoir déjà utilisé tout mon temps de parole.

Je répondrai avec plaisir à vos questions à ce sujet.

Le président : Merci, monsieur Macnamara. Nous serons très heureux d'avoir un exemplaire de votre liste par écrit, si vous pouvez nous l'envoyer. Je suis sûr que nous reviendrons sur certains de ces éléments durant la période des questions, mais vous pourriez nous envoyer un mémoire complémentaire.

Je donne maintenant la parole à M. Bland.

M. Douglas Bland, président, président, Études en gestion de la défense, Université Queen's : Bonjour, mesdames et messieurs. Je vous souhaite la bienvenue à Kingston, ainsi qu'aux membres du Réseau des études stratégiques de la défense à Kingston que vous rencontrerez aujourd'hui.

Je vais aborder la question d'un point de vue un peu différent en examinant la politique de la défense du point de vue de l'administration publique et en y ajoutant un soupçon d'histoire, puisque les deux vont évidemment de pair. Je m'adresse également à vous en tant qu'anticonformiste frustré, soucieux de bien décrire le défi que devra relever votre comité.

Si vous demandez à la plupart des gens bien informés : « Quelle est la politique de défense nationale du Canada? », ils vous répondront, s'ils sont honnêtes, que c'est n'importe quelle politique que le premier ministre décide à n'importe quel moment, et c'est tout ce que nous faisons au moment considéré.

Beaucoup d'entre nous, et nous ne sommes pas les seuls, tentons depuis longtemps de convaincre les politiciens et premiers ministres canadiens que la défense devrait être l'une des premières priorités absolues du gouvernement et qu'elle devrait être à certains égards rationnelle, surtout lorsque nous tentons de les alerter au sujet de la crise actuelle de l'effondrement des capacités militaires. C'est une quête fondée sur le postulat que le simple bon sens devrait finir par avoir un effet sur les politiques publiques.

Ces derniers mois, beaucoup de gens ont également dit que, considérant l'accumulation énorme et impressionnante de déclarations adressées au Parlement, et d'études faites par vos comités, par la Chambre, par les universitaires, par les ONG, et cetera, considérant aussi la crise à laquelle nous sommes confrontés, et considérant le fait que, à certains égards, le Canada est en guerre, et considérant les circonstances politiques et les tonnes d'argent dont semble disposer Ottawa, si nous ne réussissons pas cette fois, nous ne réussirons jamais.

J'en arrive à la conclusion que nous n'allons pas réussir. Néanmoins, j'appuie les efforts déployés par votre comité pour faire en sorte que la politique de défense soit importante aux yeux des Canadiens et de leurs politiciens, et je veux donc moi aussi faire une nouvelle tentative.

Comme je l'ai dit, la politique de la défense du Canada est depuis fort longtemps formulée si ce n'est de manière erratique, du moins au coup par coup, situation par situation, sans égard aux principes des études stratégiques et aux principes militaires, et vide de toute stratégie nationale. Cela illustre tout simplement que notre politique de défense est depuis très longtemps — au moins pour la période qui m'intéresse, c'est-à-dire depuis la Deuxième Guerre mondiale — difficile à séparer de notre histoire nationale.

En 1950, Brooke Claxton avait prévenu les chefs d'état-major au sujet des activités des officiers s'occupant de la planification et du développement des forces armées de l'OTAN en disant : « Le grande danger des activités de planification de cette nature est que les planificateurs, qui sont généralement des officiers brillants ayant rang de colonel, de major ou de capitaine, vivent et travaillent sans tenir compte des réalités de la vie nationale. À moins qu'ils ne soient étroitement surveillés, ils sont fort susceptibles de dresser des plans totalement irréalistes et impossibles à mettre en oeuvre. La planification militaire à cette échelle cherche des solutions idéales; la programmation militaire au Canada doit invariablement viser beaucoup plus bas ». Après avoir longtemps réfléchi à cette déclaration, j'ai commencé à réfléchir aux facteurs de notre vie nationale qui touchent la planification de la défense et j'en ai retenus neuf dont je vais vous donner la liste.

Je vais brièvement énumérer les réalités de la vie nationale telles que je les vois, en m'appuyant sur quelques preuves, puis je parlerai de la formulation d'une politique de défense nationale en essayant encore une fois de proposer quelques idées sur ce qu'elle pourrait être.

Quels sont les réalités?

La première est qu'il n'existe aucune menace et que, s'il en existait une, les Américains nous sauveraient. Wilfred Laurier l'avait dit en 1910 : « Il ne faut pas prendre la milice au sérieux. Bien qu'elle soit utile pour réprimer les troubles internes, c'est la doctrine Monroe qui nous sauve ». Chaque premier ministre s'est probablement dit la même chose et l'a dite à son Cabinet, peut-être pas aussi ouvertement aux Canadiens, et c'est un postulat fondamental de nos politiques de la défense.

Deuxième réalité : notre politique de la défense ne répond à aucun but implicite et cette idée s'est transmise du monde politique à celui de la fonction publique; elle touche la manière dont les fonctionnaires du ministère des Finances, du Conseil du Trésor et des autres ministères importants interprètent les avis que leur transmettent les militaires. Comme le sénateur Forrestall s'en souvient probablement, Robert Sutherland a écrit en 1963-1964, alors qu'il travaillait pour Paul Hellyer : « Du point de vue du ministère de la Défense nationale, il serait extrêmement avantageux de découvrir une justification stratégique qui permettrait de donner aux programmes de la défense du Canada, un caractère totalement canadien. Hélas, cette justification n'existe pas et on ne peut pas en inventer ». Je crois que les gens partagent toujours cet avis.

Troisième réalité : les budgets nationaux sont limités et, comme il n'existe pas de menace et que les Américains nous sauveront, la politique de défense peut être formulée en fonction des crédits disponibles, pas nécessairement de ceux qui seraient nécessaires.

En 1970, dans son Livre blanc sur la défense, Donald Macdonald avait écrit ceci : « On ne pas se contenter de dire `` besoins de la défense '' et appeler ça un budget de la défense. Il n'existe pas de niveau évident de budget de la défense au Canada ».

David Collenette, qui répondait au comité mixte du Sénat et de la Chambre des communes, comme certains d'entre vous s'en souviennent, s'était penché sur les recommandations du comité et avait écrit dans le Livre blanc de 1994 que « bien que les recommandations soient saines, le gouvernement a jugé qu'elles ne sont pas conformes aux paramètres financiers au sein desquels le ministère doit fonctionner ».

La leçon à tirer de tout cela est que la politique, demain comme hier, dépendra de ce qui est disponible, pas de ce qui semble nécessaire.

Quatrième réalité : les premiers ministres et la plupart des chefs politiques, à l'exception de Lester Pearson, arrivent à Ottawa pour des raisons de politique intérieure. Pour tout le monde à Ottawa, et c'est encore plus vrai depuis quelques années, c'est le volet intérieur de la politique de défense qui est vraiment important. Dans son Livre blanc de 1970, MacDonald avait également écrit ceci : « La taille du budget de la défense ne peut être déterminée que dans le contexte des priorités nationales du gouvernement, à la lumière de ses programmes intérieurs ». Collenette disait la même chose en 1994 : « La défense du Canada est d'abord et avant tout une question de politique intérieure ». Pour replacer cela dans son contexte, il faut le faire à l'intérieur des paramètres du budget intérieur.

Cinquième réalité : les premiers ministres n'interviendront pas, et cela ne les intéresse généralement pas, dans la construction d'une force armée efficiente et efficace, au sens où l'entendent les militaires; ils essaieront plutôt d'envisager la chose sous un autre angle. Quand Hellyer a présenté son Livre blanc visionnaire de 1964 sur la défense nationale au Cabinet, avant de le déposer en Chambre, Lester Pearson et Paul Martin père lui ont réglé son sort en quelques mots : « Paul, nous n'avons pas besoin d'une force armée efficiente. Nous n'avons pas besoin d'être un modèle pour l'OTAN. Continuons de faire ce que nous avons toujours fait ». Cela a fait éclater l'assise stratégique des idées de Paul Hellyer sur l'unification.

Sixième réalité : Les chefs politiques et la plupart des citoyens ont une connaissance douteuse de l'histoire de la défense; ils croient que le Canada est un pays pacifique. Or, à l'aune de tous les critères objectifs, ce postulat est faux. Les gens le croient, cependant, tout comme les députés et la presse. C'est une idée qui est profondément ancrée dans la culture d'aujourd'hui. Les gens ne peuvent pas parler des opérations auxquelles participent les Forces canadiennes en Afghanistan, où elles tirent sur des ennemis, entre autres, sans mettre dans la même phrase que le Canada y mène une opération de « maintien de la paix ». On ne peut pas aller très loin dans ce pays en avançant une image des Forces canadiennes qui irait à l'encontre de cette idée reçue que nous sommes un pays pacifique non militaire, même si notre sport national est le hockey.

Septième réalité : en règle générale, les politiciens ont de mauvaises relations avec le corps des officiers, mais pas avec les individus. Il existe beaucoup d'exemples de bonnes relations entre les premiers ministres et les chefs d'état-major mais, pour ce qui est de la profession, les officiers et les stratèges militaires ont tendance à soumettre aux députés et aux cabinets des besoins et des évaluations qu'il leur est difficile de saisir, et c'est pourquoi ils refusent souvent de croire ce qu'ils voient ou d'entendre ce qu'on leur dit.

Récemment encore, lors d'une rencontre non pas avec un politicien mais avec un ex-membre de la fonction publique, de très haut niveau, je mentionnais la crise de l'effondrement de nos capacités et il m'a répondu : « Vous dites toujours la même chose. Chaque fois que nous vous demandons d'aller quelque part, vous le faites, et vous le faites bien. Nous ne vous croyons plus quand vous parlez de crise. Vous n'arrêtez pas de crier au loup ».

J'ai dû lui rappeler que, si ma mémoire ne me trompait pas, dans l'histoire de Pierre et le loup, le loup finit par arriver. Je pense que le loup est maintenant à l'horizon, même si les gens n'accordent aucun crédit à nos excellentes recherches.

Huitième réalité : le colonel Maurice Pope, qui devint général, écrivit il y a longtemps, en 1937, que les officiers doivent résister à l'idée de présenter aux comités sénatoriaux, aux gouvernements et aux autres institutions des avis en fonction des différentes armes : « Aux yeux du gouvernement, le problème de la défense nationale a toujours été un problème unique, qu'on ne peut pas scinder en armes différentes ».

Faites tous les efforts possibles, il vous sera très difficile de chasser cette réalité militaire de la vie nationale. Si vous vous promenez à Ottawa et que vous examinez les uniformes, vous verrez que l'héritage de Paul Hellyer n'a pas duré très longtemps. Plus sérieusement, je pense que vous constaterez, ce qui fut mon cas, que bon nombre des conseils et des analyses produits par le système de planification de la défense sont spécifiques à chaque arme.

Finalement, neuvième réalité, et c'est peut-être la plus importante après la première : les officiers, les cadres et, apparemment, les stratèges militaires des universités, sont incapables d'obliger les politiciens à respecter les principes militaires stratégiques. La neuvième réalité nous dit qu'on ne peut pas changer la première.

Ces réalités, que Claxton appelait les réalités de « la vie nationale », comme je l'ai dit, sont profondément ancrées dans notre culture politique et même, plus encore, dans la culture de notre fonction publique, voire à l'intérieur du ministère de la Défense nationale. Produire une politique de la défense qui soit pertinente pour les Canadiens, et c'est le défi que doit relever votre comité, oblige à s'attaquer à ces réalités.

Permettez-moi maintenant de dire quelques mots de ce à quoi pourrait ressembler un nouveau modèle de politique de la défense.

Dans le passé, les politiques de la défense ont toujours été formulées en fonction d'un ensemble traditionnel d'idées structurelles. Examinez les documents de discussion ou les livres blancs depuis 1964, au moins, et vous verrez que l'élément central en a toujours été d'exposer clairement aux Canadiens la justification — stratégique, universitaire et militaire — du fait que nous avons des forces armées et que nous pourrions les déployer.

Je veux dire ici qu'il nous faut renoncer à ce modèle et mettre beaucoup plus l'accent sur les aspects de la politique de défense du Canada reliés à l'administration publique, étant donné qu'une politique qui est fondée et annoncée simplement en fonction des prémisses d'une analyse stratégique, même sophistiquée, ne reflète pas ce que nous faisons effectivement, ne donne pas beaucoup d'indications utiles aux gestionnaires des ministères, ne donne aucune orientation aux forces armées et laisse donc les principaux moteurs de la politique de la défense à la dérive.

Une nouvelle politique serait un nouvel énoncé de politique, quelque chose de vraiment différent illustrant les quatre matrices intégrées de la planification de la politique de défense au Canada, à savoir les séries stratégiques de décisions au sujet des fins et des moyens, les décisions organisationnelles au sujet de l'arrangement des ressources de la défense, des unités et des responsabilités internes, des séries sociales de décisions concernant les forces armées au sein de la société, les relations entre la société et les forces armées et, finalement, des séries opérationnelles de décisions au sujet de l'emploi de la force.

Ces séries de décisions qui débouchent sur l'élaboration d'une politique sont reliées et devraient être exprimées, au moins de manière générale, dans une politique de la défense.

Le point de départ des débats à ce sujet est souvent cette question : Que voulons-nous que fassent nos forces armées? Cette question engendre généralement un large éventail de réponses quant aux choses particulières et immédiates que peuvent faire les soldats, les marins et les pilotes.

Je pense qu'il est important de généraliser la réponse. Qu'est-ce que les forces armées peuvent faire pour la société que personne d'autre ne peut faire? La réponse à cette question est qu'elles peuvent nous donner une capacité organisée et soutenue d'exercice de la violence, ou en tout cas elles devraient en être capables, gérée par un groupe de personnes mises à part par la société et spécialement formées à cette fin. Autrement dit, l'objectif ultime des forces armées est de faire usage de la force, et d'une force mortelle si nécessaire, dans l'intérêt de la politique gouvernementale, et c'est tout.

L'objectif immédiat des forces armées peut toujours être déterminé et le sera toujours par la somme des engagements que les gouvernements ont pris au cours des années, et l'usage d'une force coercitive soutenue fait partie de ces objectifs immédiats. Des capacités coercitives plus ou moins grandes débouchent sur des occasions plus ou moins égales d'utilisation de la force armée de diverses manières pour atteindre les objectifs du gouvernement en matière de politique étrangère et de défense en donnant profondeur, expérience et souplesse à ces politiques.

Voilà selon moi ce que nous devrions chercher et ce que nous devrions proposer aux Canadiens. Certes, les soldats peuvent éteindre des incendies, chercher les enfants perdus, appuyer les bases militaires, construire des barrages à Winnipeg, mais ce ne sont pas les seuls à pouvoir faire ça. Les forces armées sont là pour être une force coercitive.

En résumé, l'objet de l'énoncé de politique doit être de définir les objectifs nationaux du gouvernement, les ressources qu'il consacrera à ces objectifs, les règles régissant leur organisation, les règles régissant l'usage de la force et, finalement, les règles régissant le processus par lequel l'autorité civile, le Sénat et la Chambre, surveilleront l'application de cette politique par les forces militaires.

L'objet de la gestion de la défense est d'établir, d'équiper et de maintenir des forces armées pour produire le maximum possible de force coercitive avec l'argent qui est fourni — comme le dit le vieux dicton : « Le maximum de force pour nos sous ou de troubles pour nos roubles ».

L'objet du commandement militaire, le troisième élément de cet énoncé, est de préparer les Forces canadiennes à exercer la force coercitive de manière efficace et efficiente, conformément aux principes militaires, sous la direction du gouvernement.

C'est par rapport à ces objectifs que nous devrions envisager les politiques, choix et décisions de la défense pour l'avenir.

Je crois que les politiques de la défense, comme la plupart des autres politiques publiques, ne sont pas crées mais trouvées, c'est-à-dire trouvées grâce à une discussion qui débouche sur un consensus fixant les objectifs dans chacune de ces catégories. Ce genre de discussion, malgré mon complexe de Bourriquet du début de cette séance, est importante parce que c'est ce qui permet de découvrir ce qu'on peut faire de manière durable dans le système.

En dernière analyse, il ne faut pas oublier que la politique de la défense sera tout ce que le premier ministre voudra bien décider qu'elle soit à un moment quelconque, dans l'immédiat, mais que nous avons besoin, à plus longue échéance, d'un nouvel énoncé traitant clairement des relations existant entre les perspectives stratégiques, les ressources, la gestion et le commandement. Si nous n'avons pas d'énoncé exhaustif dans tous ces domaines, et d'énoncé les reliant logiquement, nous n'aurons finalement qu'un nouveau Livre blanc, sans doute beau à regarder et intéressant à lire, mais immédiatement mis sur les tablettes par les gens que nous chargeons de donner une capacité armée au Canada.

Le président : Avant d'aborder la période des questions avec le sénateur Forrestall, vous me permettrez peut-être de jouer le rôle de maman Gourou face à votre Bourriquet et de vous demander des précisions sur l'élément le plus fondamental qui différencie l'armée de tout le reste, c'est-à-dire l'usage de la force. Que diable, cela semble totalement anti-canadien. Comment peut-on penser ça?

Pourriez-vous indiquer brièvement au comité comment, s'il s'agit là de la caractéristique la plus importante qui différencie les ressources militaires de toutes les autres ressources dont dispose le gouvernement, cela devrait affecter la manière dont on structure les forces armées et si, de ce fait, elles devraient s'intéresser à autre chose qu'à cela?

M. Bland : Oui, dans le contexte actuel, cela semble tout à fait anti-canadien. Toutefois, je ne pense pas que cela eût paru anti-canadien à mon père.

Cela étant — et je pense qu'il s'agit de la cinquième réalité — quand on fait une analyse de la valeur de notre politique de défense nationale, la première chose sur laquelle on se penche, c'est le fer de lance, pas le manche. Combien de bataillons avons-nous? Combien de navires avons-nous? Combien d'avions avons-nous?

Ce qui arrive souvent lorsque les gens viennent devant les comités parlementaires, à mon avis, c'est qu'ils recommandent de réduire, c'est qu'ils veulent s'attaquer au fer de lance sans toucher au reste. Si l'on veut parler de réaffectation des ressources et du financement de la défense, il faut s'intéresser autant au fer de lance qu'au manche.

Ce que nous devons dire dans nos politiques — si nous croyons que le but des forces armées est d'avoir des forces capables d'utiliser leurs compétences spéciales et leur force coercitive pour rallier les autres à notre point de vue, eh bien, c'est pour cela que l'on devrait bâtir les forces armées.

Autrement dit, les comités devraient demander aux fonctionnaires combien de dollars il faut pour produire une force coercitive — une force de combat. Combien? Quelle doit être la répartition des ressources dans ce contexte? Selon certaines estimations, mais il est difficile de le dire avec certitude car personne ne semble jamais savoir combien il y a de gens au QG de la Défense nationale, environ 10 p. 100 seulement de nos forces sont consacrées à ça.

Pourquoi doit-il y avoir tant de catégories professionnelles dans les forces armées, tant de catégories militaires et d'autres classifications? Quand je suis entré dans les forces armées — et je ne vous dirai pas quand, c'est beaucoup trop vieux — il n'y avait que 11 classifications, et elles comprenaient les médecins, les dentistes, les avocats et tout le monde. L'aviation et la marine étaient constituées de la même manière, en petits groupes. Aujourd'hui, il a plus de 100 catégories, si je ne me trompe, et chacune exige des coûts, des gestionnaires de carrière, des spécialistes de l'entraînement, et cetera.

Ce que nous devrons voir dans le prochain énoncé de politique, c'est ce qui nous permettra d'avoir plus de militaires. Si nous devons en recruter 5 000 de plus, est-ce qu'ils feront tous partie du fer de lance, comme ils le devraient, et comment pourra-t-on s'en assurer?

Je sais que je réponds de manière un peu incohérente à votre question mais les Canadiens perdent facilement de vue l'élément essentiel, tout comme les bureaucrates, autant militaires que civils, c'est-à-dire que ce que nous sommes censés faire, c'est produire une force armée mise à la disposition du gouvernement canadien. Je ne pense pas que nous ayons bien fait à cet égard depuis de nombreuses années.

Le sénateur Forrestall : Je tiens à dire immédiatement à M. Macnamara, colonel honoraire du Collège des Forces de Toronto, que j'ai passé trois heures particulièrement agréables avec une centaine des sénateurs potentiels les plus brillants que j'ai jamais vus dans ma vie. Ils étaient enthousiastes et curieux, et je peux vous dire qu'ils se sentaient très à l'aise dans les fauteuils.

Veuillez m'excuser, M. Bland, je tenais à dire cela à M. Macnamara. Cela dit, loin d'avoir répondu de manière incohérente, je pense que vous commenciez à toucher l'essentiel. Comme moi, vous êtes là depuis si longtemps que vous ne savez plus non plus quand vous êtes focalisé et quand vous ne l'êtes plus. Vous et M. Macnamara venez de me faire remonter à l'ancien temps.

Je voudrais parler des dollars disponibles et vous demander d'imaginer, si vous le pouvez, l'avenir de ce grand pays. On dit que l'Ontario est en train de supplanter le Michigan dans le secteur de l'automobile, et que l'Ontario est aujourd'hui le nouveau géant de l'automobile. Incroyable, peut-être, mais c'est la manchette du Globe and Mail d'aujourd'hui.

Avons-nous les dollars nécessaires pour le long terme? Avons-nous l'argent nécessaire pour financer une structure des forces capable de résister à l'attaque massive que sera ce grand Livre blanc sur les affaires étrangères qui va nous tomber dessus?

M. Macnamara : Évidemment, c'est une question de choix. Nous consacrons au Canada environ 320 $ par habitant à la défense, contre environ 2 500 $US à la santé, par exemple.

Votre comité a produit un rapport indiquant combien de dollars nous devrions investir par personne — je ne me souviens plus du chiffre exact — pour améliorer nos forces armées, et la question est de savoir si l'on est prêt à discuter de cela pour déterminer combien les Canadiens sont prêts à payer pour leur police d'assurance en matière de sécurité collective.

Je trouve toujours intéressant de constater que ce qu'une famille canadienne typique dépense au restaurant chaque mois est beaucoup plus élevé que ce qu'elle dépense pour les forces armées.

Ma réponse est donc claire : oui, nous avons les moyens nécessaires. Je ne pense pas qu'il puisse y avoir le moindre doute à ce sujet car la proportion de notre PIB et la proportion du budget global de notre gouvernement qui est consacrée à la défense et à la sécurité est exceptionnellement petite en regard de toutes les normes internationales, quelles qu'elle soient, et par rapport à notre histoire nationale. J'ai donc la conviction que l'on peut investir beaucoup plus dans ce secteur, de manière durable.

Toutefois, je suis tout à fait d'accord avec M. Bland qui dit que nous devons nous assurer que ce que nous dépensons maintenant produit le maximum de résultats possibles. Certes, il est actuellement très difficile de faire cette analyse à cause de la manière dont les choses se font et du fait que le ministère de la Défense nationale est un ensemble d'organisations civiles et militaires. Dans l'ancien temps, si je peux dire, il y avait le ministère de la Défense nationale d'un côté et les Forces canadiennes de l'autre, et on savait exactement à n'importe quel moment à qui on avait affaire. Aujourd'hui, tout est complètement mélangé et on trouve du personnel civil et militaire au QG de la Défense nationale et partout ailleurs. Donc, le coût de la défense n'est pas seulement un coût militaire, c'est aussi le coût d'une infrastructure civile substantielle.

Deuxièmement, pour ce qui est d'obtenir le maximum de résultats possibles pour l'argent dépensé, les gens vont se mettre à compter le nombre de bataillons d'infanterie que nous avons, alors qu'il ne s'agit pas seulement de ça. Il y a quelques années, le vice-chef d'état-major de la Défense m'a demandé de faire une étude du système des ressources humaines et, dès le deuxième jour, nous sommes parvenus à la conclusion que le facteur le plus contraignant pour le déploiement des Forces canadiennes, pour le déploiement d'un groupe d'attaque, était l'absence d'officiers supérieurs de logistique.

Un certain nombre de ces postes d'officiers de logistique ont été confiés à des civils dans le cadre du processus de DMPS — diversification des modes de prestation des services — il y a quelques années, tout comme un certain nombre d'autres fonctions. Or, on a tendance à oublier que, si l'on veut une force de combat, il faut qu'il y ait des gens pour la transporter. Les responsables du transport ne sont pas seulement les pilotes de navires et d'avions, ce sont aussi les mécaniciens. Si vous voulez déployer une force au Moyen-Orient, par exemple, ou même plus loin, en Afghanistan, il vous faut des bases de déploiement, il vous faut des mécaniciens qui pourront entretenir les avions. Évidemment, si vous n'avez ni les avions pour aller là-bas, ni les mécaniciens pour entretenir les avions, il ne sert à rien d'avoir une force de combat.

Certes, le problème est complexe mais il ne faut surtout pas dire que l'on peut se contenter de compter les bataillons, les navires et les avions.

D'autre part, il est aussi important de savoir qu'il y a toutes sortes d'autres choses qui sont affectées ou attribuées à la défense et qui ne contribuent peut-être pas directement à la mission de défense, et je crois que c'est quelque chose que l'on devrait analyser de beaucoup plus près.

Beaucoup d'entre vous connaissez l'étude que nous avons publiée l'an dernier, intitulée Canada Without Armed Forces? Nous avons tenté d'y analyser plusieurs des éléments dont nous venons de parler. C'est une question complexe.

Pour répondre directement à votre question, qui était « En avons-nous les moyens? », oui, nous les avons. Je ne pense pas qu'il puisse y avoir de doute à ce sujet. Cependant, la première chose à faire est de s'assurer que nous savons ce que nous dépensons maintenant et que ce que nous en obtenons en vaut la peine.

M. Bland : La question est typiquement canadienne : « Combien devrions-nous dépenser pour la défense nationale? » Moi, la question que je préfère poser, c'est : « De combien avons-nous besoin pour la défense nationale? »

Le sénateur Forrestall : J'allais poser une troisième question.

M. Bland : Le Canada aurait les moyens de dépenser des sommes énormes pour sa défense nationale s'il était suffisamment menacé.

À mon avis, personne ne sait quels sont les besoins budgétaires de la défense nationale à l'heure actuelle. La réaction typique du gouvernement à ce sujet, depuis fort longtemps, c'est : « Voici ce que nous allons vous donner, une fois que le Cabinet aura pris toutes sortes de décisions, et la défense nationale devra se débrouiller avec ça ». Ensuite, l'argent est transmis au ministère, au ministre, au sous-ministre et au chef d'état-major, avec l'instruction suivante : « Voyez ce que vous pouvez faire avec ça ». Il serait au minimum utile d'avoir un budget normatif indiquant ce que nous pensons être les besoins, un budget formulé avec beaucoup de discipline pour éviter les rivalités entre les différentes armes. Le ministère avait essayé de le faire en 1986, quand Bev Dewar était le sous-ministre et que le général Gerry Thériault était le CEMD. Ils avaient conçu ce qu'on a appelé le « processus normatif » et, après beaucoup de difficultés, ils ont fait le total de ce dont avait besoin la Défense nationale à partir des engagements que le gouvernement avait pris pour les forces armées. À la fin du processus, Bev Dewar, pour qui j'ai beaucoup de respect, a dit : « Nous ne pouvons pas dire ça au gouvernement. Donnons-lui un autre chiffre ».

Je me suis laissé dire que quelqu'un vient de calculer quel sera le coût du recrutement de 5 000 nouvelles personnes, non pas du point de vue des salaires, mais du point de vue du programme — c'est-à-dire de tout le programme nécessaire pour intégrer 5 000 personnes de plus au programme — et le chiffre est 1 milliard de dollars. « Nous ne pouvons pas dire ça au gouvernement! Disons-lui 750 000 $ ».

Il est difficile de savoir exactement quelle somme suffirait parce qu'il y a beaucoup d'éléments à prendre en considération en fonction des réalités de la vie nationale. Il serait utile d'avoir — et je ne me propose pas pour le faire — un énoncé des besoins à partir duquel on pourrait établir un modèle, une sorte de cible, pour définir le type de forces armées dont on a besoin.

Si l'on me demandait : « Combien donneriez-vous aux forces armées à l'heure actuelle? », je ne leur donnerai rien si l'objectif était simplement de dépenser pour les forces armées. Par contre, si quelqu'un disait, comme je l'ai dit à certaines personnes de haut rang, si vous voulez avoir des outils de politique étrangère, vous avez intérêt à commencer à dépenser de l'argent pour les forces armées. C'est bien beau d'avoir une politique sur le devoir de protection mais, au Canada, ce que nous avons, c'est le devoir de parler du devoir de protection, point à la ligne. Quand on n'a pas les outils, ce ne sont que des platitudes.

La vraie question est de savoir combien d'argent il faut consacrer aux capacités de la défense nationale pour rendre la politique étrangère pertinente. Voilà l'approche que je retiendrais.

Le sénateur Forrestall : Je suis toujours très favorable au concept du Polar 8, le navire que nous devions construire sur la côte ouest pour patrouiller dans l'Arctique. L'appui à ce projet émanait en grande mesure de la sagesse de ceux que préoccupaient les questions de propriété ou de souveraineté du Nord autant, sinon plus, que les intérêts militaires.

J'ai entendu dire que, même si l'Arctique fond très rapidement, nous aurons toujours besoin de gros brise-glaces pendant longtemps pour assurer notre accès. Les glaces ne fondent pas si vite que cela. À mesure qu'elles reculent vers la plaine côtière, le processus de fonte va s'allonger et ralentir, ce qui fera subsister le problème de la souveraineté nationale.

Deuxièmement, la souveraineté doit être démontrée par une présence. Le Polar 8 était un navire qui, nous l'espérions, devait avoir à son bord une cour fédérale, la cour territoriale, qui sera bientôt une cour provinciale — ce qui donne une idée de tout le temps qui s'est écoulé — un détachement de la GRC, un détachement de Rangers, une bonne bibliothèque, de bons services de diagnostic pour les habitants de la région, et qui devait être présent dans l'Arctique pendant trois, quatre ou cinq ans à la fois, en revenant dans le sud quand son entretien l'exigerait.

Toutes ces choses proposées à une certaine époque m'avaient amené à penser qu'il avait un potentiel énorme comme instrument de démonstration de notre souveraineté nationale.

Aujourd'hui, le problème de la souveraineté nationale vient de resurgir. À mon avis, on ne peut pas renoncer automatiquement au Polar 8 mais, s'il devait coûter cher il y a 15, 20 ou 30 ans, qu'est-ce que ce serait aujourd'hui? Avons-nous la capacité nationale de produire ce genre d'argent? Je n'ai aucune idée de ce que cela coûterait. Je vous pose la question à tous les deux. S'il n'y a pas d'argent, si l'idée est folle, je n'embêterai pas mes collègues du comité avec ça. Je recommencerai simplement ma promotion des Fusiliers de Halifax, le concept qui est là pour répondre aux besoins de la défense canadienne à un niveau de coût approprié et raisonnable.

Le M. Macnamara pourra peut-être répondre au sujet du Polar 8.

M. Macnamara : Je pense que le Polar 8 est toujours une possibilité. Toutefois, quand on l'avait proposé, il s'agissait uniquement d'un brise-glaces; ensuite, on y a ajouté tous les éléments que vous venez de mentionner.

Certes, construire un seul Polar 8 aurait coûté extrêmement cher car il aurait fallu équiper un chantier naval pour un seul navire, puis le démanteler.

La deuxième question est donc devenue : pourquoi un seul Polar 8? Pourquoi ne pas obtenir l'usage le plus efficient possible de ces ressources en en construisant trois au minimum? Donc, au lieu de 10 milliards pour un — je crois que c'était le prix cité à l'époque — on avait calculé qu'il faudrait payer 18 ou 20 milliards pour trois. Il y avait une énorme économie d'échelle.

L'autre chose que j'ai trouvé intéressante à l'époque — et ceci n'est pas rare lorsqu'on parle de défense et de sécurité... Comme je l'ai dit au début, il s'agit de faire des choix. Il est très facile de justifier le Polar 8 pour des raisons stratégiques et de souveraineté, et il a été très facile d'y renoncer pour des raisons financières. À un certain moment, il va falloir accepter que la souveraineté peut coûter 25 milliards de dollars ou quelque chose comme cela. On ne peut pas dire que notre souveraineté doit être assurée seulement si nous en avons les moyens.

J'avais autrefois un collègue — il est mort maintenant, hélas — qui, quand je faisais de la planification stratégique, venait me rendre visite dans mon bureau pour me communiquer ses frustrations sur les questions budgétaires. Il disait : « Donnez-moi un autre milliard de dollars et je vous donnerai un milliard de dollars de menaces en plus ». Tout ce que nous faisons, c'est que nous adaptons la menace au budget, ce qui ne tient pas debout. Ou il y a une menace ou il n'y en a pas.

Les questions dont a parlé M. Bland il y a quelques instants, au sujet de l'ancien chef et de l'ancien sous-ministre, ne me sont pas étrangères. Il m'est arrivé d'être vertement tancé par un membre d'un cabinet ministériel qui m'avait demandé si je voulais faire congédier son ministre en produisant des chiffres comme ceux que j'avais donnés. J'avais été chargé de préparer l'aperçu stratégique et les augmentations de crédits qui seraient nécessaires pour respecter les engagements.

Il m'a dit : « Allez changer ça. Souvenez-vous d'une chose — il n'y a que l'intérêt national qui nous préoccupe, et c'est celui-ci : empêcher les alliés de se plaindre. Quand les alliés se plaignent, nous augmentons le budget jusqu'à ce qu'ils arrêtent de se plaindre. Voilà quel est notre intérêt national. »

C'est peut-être la réalité politique mais, à mon avis, ça ne correspond pas à nos besoins en matière de sécurité et de souveraineté.

Je ne pense pas que l'on puisse faire de compromis entre les deux. Il faut choisir ce que l'on veut faire et accepter de payer la facture. Ou vous voulez une voiture ou vous n'en voulez pas. Si vous en voulez une, vous allez devoir l'acheter ou la louer, mais vous ne pourrez pas en avoir sans que ça vous coûte un minimum d'argent. Puisque nous vivons dans une société de consommation, ça devrait être assez facile à comprendre.

M. Bland : Au sujet du brise-glaces, si je me souviens bien, on est souvent revenu sur le projet mais, dans les années 70, lorsqu'il y avait beaucoup d'enthousiasme pour la défense de l'Arctique, la décision de le construire avait en fait été réglée — ou pas réglée, finalement — suite à un débat entre le ministère des Transports et le ministère de la Défense nationale. Chacun disait que c'était l'autre qui devait en assumer la responsabilité car aucun des deux ne voulait assumer la dépense et, malheureusement, on a fini par ne rien faire.

Pour revenir à l'Arctique, je ne suis pas convaincu que l'on ait besoin de forces militaires dans cette région. J'ai toujours pensé que la souveraineté est un concept juridique appelant des solutions juridiques, et non pas un problème militaire.

Affecter beaucoup de membres de la GRC dans l'Arctique avec des chiens serait aussi efficace que quelques soldats avec des motoneiges. Je pense que nous avons besoin d'une présence dans l'Arctique, mais je ne suis pas convaincu que nous ayons besoin d'une présence permanente des forces armées.

De toute façon, si les pouvoirs civils ont besoin d'aide, au cas où les efforts de la Police montée échoueraient, on pourrait faire appel aux forces armées pour prêter assistance.

En 1970, quand Trudeau et Macdonald tenaient à protéger l'Arctique, après le Livre blanc de 1970, il y a eu une grande réunion de cadres à Ottawa pour essayer de cerner le problème qu'ils étaient censés résoudre, étant donné qu'il était parfaitement évident qu'il n'y avait là aucun problème militaire à résoudre.

Le sénateur Banks : Messieurs, vous êtes tellement précis et inclusifs que je ne sais par quoi commencer. Nous discutons d'une politique de défense nationale et je crois que vous avez raison de dire, en tout cas dans le contexte actuel, mais peut-être aussi pour toujours, que la politique de défense du Canada, c'est ce que le premier ministre décide au moment donné. En réalité, comme vous l'avez dit, c'est un objectif mouvant.

Je crois que tout dépend en fait de notre interprétation de la menace. La politique de défense et les sommes que l'on est prêt à y consacrer n'étaient plus du tout la même chose en 1939 qu'en 1938.

En fait, monsieur Bland, comme vous l'avez dit, c'est notre interprétation de la menace qui déterminera ce que le public pense qu'on devrait consacrer à la défense. Les politiciens et le premier ministre suivent l'opinion publique.

Descendez dans la rue aujourd'hui — et le président y a fait allusion — même ici, à Kingston, et c'est sans doute encore pire ailleurs, et demandez aux gens : « Êtes-vous d'accord ou non avec l'affirmation suivante : l'utilisation d'une force mortelle pour appuyer la politique gouvernementale est à notre avis le rôle des Forces armées canadiennes », et vous ne trouverez pas beaucoup de gens qui seront d'accord avec ça car, et c'est à mon avis une erreur, on oublie souvent que, tôt ou tard, si l'on doit être appelé à défendre les choses qui comptent, on doit être prêt à se battre, comme nous l'avons fait à plusieurs reprises.

Les livres blancs sur la politique de défense ne m'intéressent pas beaucoup parce qu'il s'agit souvent, comme pour le dernier, de pures banalités. On y dit « Voici ce que nous allons faire » et, si nous avions fait ça, tout serait parfait. Malheureusement, on ne l'a pas fait. Donc, ces rapports n'ont aucun sens. Ce qui compte, c'est le pouvoir inexorable de l'opinion publique sur les politiciens.

Vous avez abordé cette question. Je regrette de faire des déclarations au lieu de poser des questions mais vous avez dit que les gens ont peur de dire la vérité au gouvernement. Ils disent « On ne peut pas dire ça au gouvernement ». Eh bien, notre comité a dit ce qu'il voulait dire au gouvernement, à tort ou à raison. Nous avons dit : « Considérant ce que le gouvernement exige actuellement des forces armées, voici combien de milliards de dollars supplémentaires il doit leur fournir ». Évidemment, nous ne nous attendons pas à obtenir la somme jeudi prochain, parce que le navire bouge très lentement.

Comment pourrait-on obtenir que l'opinion publique, qui est le facteur déterminant, à mes yeux, oblige ou force le gouvernement à consacrer plus d'argent à la défense, si c'est ce qui est nécessaire, pas à la politique de défense?

M. Bland : C'est une distinction intéressante. Je ne veux pas nécessairement que l'on consacre de l'argent à la politique de défense. Je veux plutôt qu'on consacre l'argent au développement des capacités militaires, c'est-à-dire au personnel, à l'entraînement, à l'équipement, au soutien logistique et à la structure de commandement et de contrôle qui sont nécessaires pour utiliser les forces armées de manière efficiente et efficace.

Cela dit, je n'aime pas utiliser la menace comme point de départ de l'analyse de politique — en fait, je le refuse dans mes cours, et certains de mes étudiants qui sont assis au fond de la salle pourront vous le confirmer. C'est un concept beaucoup trop difficile à utiliser. Du point de vue de la bureaucratie ou de l'administration publique, la plupart des gens vous indiqueront la menace qu'ils souhaitent voir. La marine veut une menace navale, une menace de sous-marin, ce qui est naturel considérant la manière dont elle est organisée.

Je pense qu'il est plus utile de demander aux Canadiens ce qu'ils pensent des vulnérabilités. Où le Canada est-il vulnérable? Où le Canada est-il vulnérable si les États-Unis ne le protègent pas? Où est-il vulnérable s'il le protège, pour reprendre le concept de Niles Orvik concernant la défense contre l'aide? Où notre politique étrangère est-elle vulnérable parce que nous n'avons pas assez de ressources pour faire autre chose que de beaux discours? Où sommes-nous vulnérables dans l'Arctique parce que nous n'avons pas de brise-glaces?

L'une des solutions pour faire avancer le débat consisterait peut-être à dire aux Canadiens : « Vous êtes vulnérables ici, vous êtes vulnérables là ». Je pense que les gens comprendraient mieux.

Le sénateur Banks : L'un d'entre vous a dit que le terrorisme était tout en haut de sa liste et que c'est la toute première menace à l'heure actuelle. C'est vous, monsieur Macnamara, qui avez dit qu'il était monté au premier rang de la liste.

Considérant ce que M. Bland vient de dire, comment peut-on prétendre que la bonne manière de répondre à un terroriste qui se promène avec une éprouvette remplie d'une arme biologique consiste à faire appel à la force militaire? Je conviens que les Canadiens estiment que le terrorisme constitue la première menace à l'heure actuelle, mais qu'est-ce que cela a à voir avec l'armée?

M. Macnamara : Votre première question était de savoir comment faire comprendre la problématique aux Canadiens. Je fais beaucoup d'exposés dans les Canadian Clubs et les clubs Rotary, et je peux vous dire qu'il n'est pas facile d'exposer la situation mondiale en 20 ou 25 minutes.

Ce que j'ai conclu, et c'est ce que vous trouverez dans le texte que je vous remettrai tout à l'heure, c'est qu'il y a six facteurs qui trouvent un écho auprès des Canadiens. Après avoir présenté un aperçu et avoir mentionné les six facteurs, vous me direz si c'est le genre de choses que vous approuvez.

Premièrement, nous sommes préoccupés par la sécurité de la défense et la souveraineté parce que notre prospérité et notre mode de vie en dépendent.

Vrai ou faux? Vrai.

Deuxièmement, il y a dans le monde des factions, comme l'ont révélé le 11 septembre, les attentats de Madrid et d'autres évènements, qui n'acceptent pas les fondements de notre mode de vie, de la démocratie, de la règle de droit, des libertés individuelles, des droits humains et de la justice sociale, et qui ne reculeront devant rien, y compris leur propre destruction, pour les perturber.

Êtes-vous d'accord ou non avec ça?

Troisièmement, nous pouvons nous attendre à devoir faire face à ces factions sur leur lieu d'origine, dans leur patrie, ainsi que chez nous, ce qui veut dire que nous devons avoir les moyens d'intervenir contre eux à la fois chez nous et à l'étranger. Les confronter à l'étranger peut fort bien être une fonction militaire; chez nous, ça peut être une fonction policière.

Quatrièmement, nous ne sommes pas seuls dans cette bataille et nous devons veiller à partager nos valeurs avec les États-Unis, l'OTAN, l'Australie et la Nouvelle-Zélande, mais nous devons avoir les moyens nécessaires de faire notre part, notamment en étant en mesure de protéger nos propres intérêts chez nous.

Êtes-vous d'accord avec cela ou non? Une majorité écrasante dit oui.

Cinquièmement, il faut admettre que nous avons le devoir et la responsabilité de contribuer à la stabilité, à la sécurité et au développement économique et social des États effondrés et des autres régions du monde qui nourrissent le terrorisme et aident les terroristes et les autres éléments criminels, en ayant recours à une combinaison de défense, de diplomatie et de développement économique fondée sur un engagement multigénérationnel à longue échéance.

Quand on parle de cela aux gens, généralement, ceux qui comprennent le moindrement la situation pensent que l'approche que nous proclamons au sujet de ces problèmes ne donne rien puisqu'ils ne cessent de réapparaître.

Donc, un engagement à longue échéance pour faire face à ces problèmes dans la mesure où ils nous affectent et affectent notre économie? Oui.

Finalement, comme nous voulons protéger nos intérêts vitaux, notre patrie et notre mode de vie, nous devons assumer les coûts élevés que cela peut entraîner, comme première priorité nationale, parce que les options sont inacceptables.

Pour parler franchement, après avoir exposé ces facteurs à beaucoup de monde, je n'ai jamais entendu personne me dire : « Non, ce n'est pas du tout ce que nous voulons ». Jamais. Donc, que ce soit ou non l'approche que vous souhaitez, c'en est une qui, je l'ai constaté, engendre une réaction positive. J'ajoute que cette liste n'est certainement pas exhaustive.

Le sénateur Banks : Je m'excuse de vous avoir interrompu, docteur Bland.

C'était ma dernière question, monsieur le président. Avons-nous assez de temps pour permettre à M. Bland de conclure sa réponse?

M. Bland : Ce n'est pas un problème, je pense que les questions et les réponses s'interpénètrent. C'est de l'administration publique. Ce ne sont pas des casse-tête. En fait, ce sont dans la plupart des cas des problèmes sans réponse. Notre rôle est de les gérer le mieux possible.

Je suis d'accord avec l'approche de M. Macnamara. Une autre manière de s'adresser aux Canadiens est de leur demander, sur les questions de souveraineté et de défense du Canada, ce qu'ils ne sont pas prêts à accepter. Hans Island, le rocher de l'Arctique sur lequel les Danois ont planté leur drapeau, semble avoir excité beaucoup de monde. Ne devrions-nous pas demander aux Canadiens si c'est légitime?

En ce qui concerne le terrorisme, il faut faire attention à ne pas commencer à penser que, parce qu'un facteur constitue la menace numéro un aujourd'hui, c'est le seul facteur dont on doit s'inquiéter. Nous devons être capables de réagir à tout un éventail de menaces, et c'est pourquoi nous avons besoin soit de forces policières, soit de forces armées.

Dans le contexte actuel, je conviens que ce serait une bonne idée de dépenser beaucoup d'argent pour permettre à la police fédérale et au service de renseignement de pourchasser les méchants partout au Canada, afin de leur mettre la main au collet, tout en envoyant les forces armées à l'étranger pour arrêter les autres avant qu'ils ne viennent chez nous. Je pense qu'il faut une stratégie intégrée.

Pour ce qui est de la question des forces armées comme force coercitive, c'est peut-être un concept difficile à faire accepter à Monsieur Tout-le-Monde, mais je n'en suis pas convaincu. C'est une question de simple logique : Pourquoi avons-nous des forces armées? Parce que nous avons besoin d'une force armée.

Toutefois, j'espère que l'idée sera bien ancrée dans l'esprit de nos politiciens, des membres du Cabinet et de la haute fonction publique que ce qu'il faut faire avec le ministère de la Défense nationale et les forces armées, c'est se doter d'une capacité de combat, point à la ligne. S'ils n'y croient pas, rien de très utile ne se fera au BCP, dans la fonction publique, au Conseil du Trésor ou ailleurs.

Le sénateur Cordy : Je vous remercie tous les deux pour vos exposés très cohérents et truffés d'informations utiles.

Si vous interrogez le Canadien moyen, qui ne s'intéresse pas nécessairement à la chose militaire, au sujet de la souveraineté et de la défense du Canada, il vous dira que la priorité est de défendre la patrie, de défendre le pays. Après cela, je pense comme vous, docteur Bland, qu'il vous dira aussi : « Cela dit, nous n'avons pas tellement de raisons de nous inquiéter grâce à notre situation géographique. Nous sommes près des États-Unis qui ont la meilleure armée au monde. Ils s'occuperont de nous parce que nous faisons partie de l'Amérique du Nord. Nous faisons partie de leur champ de sécurité ».

Cela dit, le monde est beaucoup plus petit aujourd'hui. Nous ne pouvons pas être insulaires; nous ne pouvons pas penser qu'à la souveraineté canadienne. Que cela leur plaise ou non, les Canadiens voient également dans leurs soldats des agents du maintien de la paix. L'état d'esprit canadien est aussi que les Canadiens ont tendance à avoir une conscience sociale aiguë et que nous avons tendance à penser que nous avons le devoir de protéger ceux qui ne sont pas aussi chanceux que nous dans le reste du monde.

Durant votre exposé, monsieur Macnamara, vous avez parlé de la manière dont le Canada a changé à cause du nombre d'immigrants et de réfugiés que nous accueillons. Il est vrai que nous avons probablement des gens de tous les coins du monde et c'est pour cette raison que, lorsqu'il y a un problème à Haïti, nous avons des Canadiens qui y ont vécu et qui en sont partis à titre de réfugiés ou d'immigrants.

C'est la même chose quand on parle du Soudan ou d'autres pays d'Afrique, la même chose quand on parle du Moyen-Orient, la même chose quand on voit ce qui se passe en Ukraine. Quand nous étions à Ottawa, la semaine dernière, nous avons vu toute une foule de manifestants sur la colline du Parlement qui tenaient à s'assurer que les politiciens canadiens étaient conscients du déficit démocratique constaté lors des dernières élections en Ukraine.

Les Canadiens s'attendent à ce que nous assumions notre rôle, que ce soit en envoyant de l'argent, des médicaments ou l'armée.

Je ne demande si le problème des États qui s'effondrent va dominer, ou domine peut-être même déjà, la scène internationale, et quel en sera l'effet sur la sécurité mondiale et sur le rôle que le Canada et l'armée canadienne seront appelés à jouer.

M. Macnamara : C'est l'une de mes questions préférées, et je peux vous garantir qu'il n'y a eu aucune collusion à ce sujet.

Prenons l'exemple de Haïti, que vous venez de mentionner. Il y a plus de 100 000 Haïtiens à Montréal. Il y a 225 000 Jamaïcains à Toronto. Il y a au Canada 555 000 personnes originaires des Caraïbes. C'est plus que toutes les personnes originaires du Moyen-Orient, d'Afrique, d'Amérique latine et du Mexique mises ensemble.

Haïti est-il une région d'intérêt pour le Canada? Que se passe-t-il quand un État s'effondre à nos portes?

Le fait est qu'il y a des liens entre Haïti et le Canada et que, si les choses vont mal là-bas, il se peut fort bien que des choses aillent mal aussi au Canada. On a déjà dit que Haïti est un lieu où des éléments criminels peuvent profiter des carences en matière de sécurité pour faire ce qu'ils veulent, que ce soit du trafic de drogues, former des terroristes ou quoi que ce soit d'autre. C'est un pays proche des États-Unis et du Canada.

Il est donc dans notre intérêt commun de faire en sorte que la sécurité soit rétablie en Haïti, tout à fait à part nos intérêts humanitaires, qui comptent également beaucoup. La première chose que nous avons entendue ce matin, et la plus importante, est que trois ou quatre enfants des rues ont été assassinés à Haïti. La première chose et la plus importante dans chacune de ces régions, c'est la sécurité. On ne peut rien faire s'il n'y a pas de sécurité, mais qui va s'en charger? Ce ne seront pas les citoyens. C'est le fer de lance militaire qui peut garantir la sécurité.

D'aucuns peuvent croire qu'il s'agit là de maintien de la paix. Si c'est le cas, c'est une activité de maintien de la paix qui peut exiger des combats. Il faut donc bien comprendre que maintenir la paix consiste aussi à établir la paix, à en faire assurer le respect, à intervenir pour la paix et à intervenir à des fins humanitaires. Toutes ces choses exigent un fer de lance aiguisé, c'est-à-dire qu'on ait les moyens d'envoyer des gens sur place et de subvenir à leurs besoins pendant longtemps, pas seulement six à huit mois. Dans le cas de Haïti, il va falloir deux générations. Nous venons déjà de connaître deux générations qui n'ont abouti à rien du tout car, chaque fois que nous en partons, une fois tous les cinq ans, nous devons y retourner deux ans plus tard.

C'est pour cette raison qu'il nous faut des analyses très solides en nous demandant : « Quels sont nos intérêts? » Si nos intérêts concernent les États qui s'effondrent comme Haïti, faisons quelque chose. Envoyons-y notre armée pour rétablir la sécurité. Il faudra donner un entraînement à la police et aux juges pour rétablir la règle de droit. Il faudra envoyer des gens pour surveiller les élections. Il faudra qu'il y ait des enseignants pour éduquer les enfants. Il faudra qu'il y ait des investisseurs pour relancer l'économie. Il faudra qu'il y ait des agronomes pour rétablir l'agriculture de base qui a été détruite par une combinaison d'inondations et d'exploitation abusive des forêts. Et la liste peut continuer longtemps.

Ce n'est donc pas simplement un problème militaire. C'est une question d'intérêt de sécurité nationale qui implique toutes sortes d'autres ministères. Ça commence avec la sécurité car, sans sécurité, il ne peut rien y avoir d'autre. Après cela, cependant, il faut qu'il y ait un développement politique, d'abord, puis un développement économique et un développement social, et tout cela prend au moins deux générations.

Voilà pourquoi on ne peut pas gérer notre armée avec des hauts et des bas comme on le fait actuellement. Si nous voulons envisager cette question sous l'angle des intérêts à long terme du Canada, il nous faut une armée durable. Cela ne va pas se produire en agissant dans un seul domaine mais dans plusieurs à la fois.

Je reviens tout juste du Moyen-Orient où j'ai eu l'occasion de regarder BBC International. Toutes les 15 minutes, il y a sur ce réseau une publicité qui dit : « Darfour : premier génocide du XXIe siècle et nous regardons sans rien faire ».

Est-ce que les Canadiens veulent voir de telles publicités sur leurs écrans toutes les 15 minutes? Je ne sais pas s'ils les écouteraient mais c'est une réalité. C'est une réalité en Haïti, et je rappelle que c'est un pays qui est très proche du nôtre, avec un problème qui touche beaucoup de Canadiens.

J'espère que cela répond à votre question.

M. Bland : Si nous choisissions Haïti comme l'un de nos intérêts et décidions d'y envoyer toutes les ressources des Forces canadiennes, nous ne pourrions quand même pas y rétablir la sécurité. Nous n'avons pas assez de monde pour ce faire, même si nous pouvions y envoyer nos Hercules.

Il y a là-bas des problèmes énormes, même si c'est un petit État. Il faut bien saisir l'énormité des problèmes quand nos dirigeants politiques nous parlent du devoir de protection. Dans bien des cas, les États, comme les gens, s'effondrent pour de nombreuses raisons différentes. Certains sont tout simplement des catastrophes économiques. D'autres sont ce que j'appelle des « truandocracies », des États criminels. Bon nombre d'États caribéens avancent dans cette voie. Évidemment, des problèmes différents appellent des solutions différentes mais je conviens avec M. Macnamara, bien sûr, que tout y commence par la sécurité, comme chez nous.

Il faudrait que les dirigeants canadiens modèrent leurs remarques de façon à ne pas faire croire aux citoyens que nous pourrions effectivement faire quelque chose sans ressources. Les politiciens canadiens veulent donner un sens aux idéaux et aux valeurs canadiens, ce qui est sans doute louable, mais ils ne devraient pas créer des attentes que nous ne pourrons pas satisfaire, non pas parce que c'est immoral ou anti-éthique et que cela détruirait notre réputation à l'étranger mais parce que, voyez-vous, nos alliés savent compter. Ils savent combien de bataillons nous avons. Ils savent combien il nous serait difficile de les déployer.

Pour revenir au déploiement en Haïti, si nous décidions d'y envoyer nos trois principaux bataillons d'infanterie, ils devraient y rester pour toujours. Nous devrions adopter une sorte de conscription afin de réunir assez de personnel pour pouvoir gérer un tel dossier.

Nous n'allons pas pouvoir faire cela tout seuls et nous pouvons donc nous demander si nous pouvons mener l'effort de sauvetage. D'aucuns se souviendront que nous avons tenté de le faire au Zaïre et que ça a été, comme disent les gars « la frousse dans la brousse ». Nous ne pouvions pas aller sur place, nous n'avions pas les ressources et nous n'avions pas les renseignements. À l'arrivée, certains des nôtres ont été arrêtés par le pays d'accueil parce qu'ils avaient des armes à feu sans autorisation de douane. Il y a eu des difficultés énormes.

Les pierres blanches de notre politique nationale depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale sont, d'un côté, la mission au Zaïre pour sauver un État effondré et, de l'autre, en 1956, quand nous sommes allés au Moyen-Orient comme puissance influente avec nos propres bateaux, nos propres avions et nos propres unités. Un commandant canadien responsable a réuni beaucoup d'autres nations et a intercédé comme si nous étions un pays neutre, ce que nous n'étions évidemment pas. Nous pouvions faire ça, en donnant l'impression que nous pouvions être réellement fonctionnels. Voyez le Zaïre.

C'est cette image qui me désole — je vais peut-être me mettre à la poésie. Voilà l'état dans lequel nous nous sommes placés nous-mêmes. Si nous voulons redresser les capacités de nos forces armées et empêcher que les choses n'empirent, il va falloir faire un effort énorme, ce que j'appelle le plan de sept ans — et ce, à condition que le gouvernement décide d'investir immédiatement beaucoup d'argent.

Quel sera le monde dans 10 ans? Je pense que notre politique à ce niveau devrait être formulée en fonction de certaines généralisations importantes, dont celle-ci : pendant les 10 prochaines années, nous allons faire ce que nous venons de faire pendant 10 ans. Avons-nous fait les changements militaires, bureaucratiques ou de politique étrangère nécessaires pour nous préparer aux 10 prochaines années? Non.

Le QG de la Défense nationale — c'est ma bête noire — est un anachronisme de la guerre froide. Il n'a pas été réformé depuis 1972. On y a augmenté le nombre de personnes, on y a diminué le nombre de personnes, on a déplacé les uns et les autres, on a changé les noms sur les portes mais, fondamentalement, on n'a rien changé. Nous continuons de recruter comme nous le faisions pour la guerre froide. Nous continuons d'acheter du matériel comme nous le faisions pour la guerre froide. Rien n'a vraiment changé.

Le sénateur Cordy : Vous avez dit que les autres pays savent fort bien combien de bataillons nous avons à notre disposition et que c'est bien moins que ce que nous devrions avoir, considérant notre statut économique.

Les Canadiens en sont-ils conscients? Chaque fois qu'un problème éclate, les Canadiens répondent en disant qu'il faut y envoyer nos forces — mais, je suis d'accord avec vous, quand elles arrivent sur place, et qu'elles doivent parfois y rester longtemps, on constate qu'il est souvent plus facile d'entrer que de sortir.

Les Canadiens réalisent-ils que nous devrions rehausser les capacités de nos forces armées? Réalisent-ils qu'il y a un travail énorme à faire dans ce domaine? Ce que disent les militaires, par le truchement des médias, c'est que, oui, nous ferons ce qu'il faut. Nous ne les entendons pas souvent dire : « Nous ne pouvons envoyer personne, nous n'avons pas les moyens durables d'envoyer nos gens là-bas pour de longues périodes ».

M. Bland : Je sais que les Canadiens sont parfaitement conscients de l'état de nos forces armées, parce qu'on en rit beaucoup à la télévision, malheureusement. On fait plein de blagues à ce sujet à la télévision : « Pourquoi le Canada n'envoie pas son bateau? » Je ne pense pas que les Canadiens en soient très fiers. En fait, je sais qu'ils ne le sont pas, mes conversations me l'ont indiqué.

Voici d'ailleurs une question que je pose à votre comité : « Le gouvernement tient-il à ce que la population connaisse l'état des forces armées? » La réaction suscitée par certaines des études que mes collègues et moi-même avons publiées a été « pas du tout », parce que la bureaucratie nous attaque quand nous disons la vérité.

Nous n'avons pas à nous pencher sur des questions de deuxième ordre, par exemple sur ce que devrait être la structure de nos forces ou sur le nombre de soldats que nous devrions avoir, car ça ne sert à rien. Après toutes ces années, j'ai finalement compris que ce que nous devons faire, c'est changer les réalités de notre vie nationale.

Il y a une menace et les Américains ne vont pas nous sauver. Nous ne sommes pas une nation de maintien de la paix. Dépenser l'argent dont on dispose plutôt que ce qu'il faudrait n'est pas la bonne chose. Il nous faut une armée efficiente et efficace, qui possède un minimum de capacités.

Si quelqu'un trouvait la solution magique pour changer les réalités de la vie nationale qui sont maintenant tellement ancrées dans l'esprit des politiciens et des bureaucrates, je pourrais peut-être reprendre du service parce que nous pourrions vraiment changer les choses. En attendant, tant que la liste sera là, et je pense qu'elle est valide, je ne pense pas que nous pourrons faire quoi que ce soit.

M. Macnamara : Une brève remarque : les Canadiens sont parfois mieux informés et en avance sur le gouvernement que nous le pensons.

Il y a quelques semaines, une enquête a révélé que plus de 80 p. 100 des personnes interrogées — je crois que c'était un échantillon de 1 200 personnes et je ne sais pas si le sénateur Munson ferait confiance à ce résultat — ont répondu qu'il fallait rehausser les capacités des Forces canadiennes. Je ne connais pas les détails de ce sondage mais il m'indique que la population canadienne est fort bien informée.

Comme l'a dit M. Macnamara, quand on voit le comité à la télévision qui fait ces commentaires et que les foules éclatent de rire et que certains viennent à Halifax, bien sûr, et le public applaudit lorsqu'ils font ces déclarations, le public n'est pas dupe. En réalité, le public ne peut plus parler au gouvernement.

Le sénateur Forrestall : Dire la vérité au patron n'est pas difficile que dans l'armée.

Le président : Hélas, nous sommes arrivés à la fin du temps prévu. En fait, nous l'avons largement dépassé. Nous venons d'avoir une extraordinaire entrée en matière, déprimante, certes, mais excellente.

Je sais pour leur avoir parlé que les sénateurs Munson et Day aimeraient vous poser plusieurs questions et je pense que nous devrons vous inviter à nouveau pour qu'ils puissent le faire.

Nous vous sommes très reconnaissants d'avoir participé à cette séance inaugurale de nos audiences, qui continueront dans le reste du pays. Vos exposés ont été très francs, et c'est important. Le comité vous remercie pour ce que vous faites dans l'intérêt du Canada, et aussi d'avoir partagé vos opinions avec lui. Soyez certains que nous reprendrons contact avec vous pour discuter à nouveau de certaines des questions difficiles auxquelles le pays est confronté.

Honorables sénateurs, le témoin suivant sera M. Kim Richard Nossal, de l'Université Queen's. C'est un expert en politique étrangère canadienne et il connaît très bien les questions de défense.

M. Nossal enseigne les relations internationales depuis plus de 25 ans. Avant d'arriver à Queen's, en 2001, il avait enseigné à McMaster, à Hamilton, où il avait été chef du Département de sciences politiques de 1989 à 1990 puis de 1992 à 1996.

M. Nossal fait actuellement partie du comité de rédaction de plusieurs revues savantes, dont Études internationales et Revista Mexicana de Estudios Canadienses. Il est également vice-président de l'Association canadienne de science politique.

Il est accompagné de Charles Pentland, qui est également professeur au Département d'études politiques de l'Université Queen's. M. Pentland a mené une carrière diversifiée d'enseignant au Canada et en Europe. Bien que basé à Queen's, sa carrière l'a mené à l'Université libre de Bruxelles, au Centre d'études et de recherches internationales et communautaires de l'Université d'Aix-Marseille, à l'Université Carleton et à l'Université du Manitoba.

Les recherches actuelles de M. Pentland portent sur l'évolution politique et les relations extérieures de la Communauté européenne, notamment sur l'incidence qu'aura du point de vue de la sécurité l'élargissement de la Communauté aux pays d'Europe centrale et de l'Est, sur le rôle de la Communauté dans les Balkans et sur l'évolution d'une politique étrangère et de sécurité commune.

M. Pentland a récemment publié un article intitulé Sailing from St. Malo : The Renewed Quest for a European Defence and its Implications for North America qui intéressera certainement les membres du comité.

Messieurs, bienvenue devant le comité.

Je donne d'abord la parole à M. Nossal.

M. Kim Richard Nossal, professeur et directeur, Département des études politiques, Université Queen's : Merci beaucoup, sénateur. Avant de commencer, je tiens à vous souhaiter la bienvenue à Kingston, au nom du Département d'études politiques de l'Université Queen's.

Comme l'a dit Doug Bland ce matin, il est tout à fait approprié que vous commenciez vos audiences à Kingston étant donné l'expertise considérable qui existe dans cette ville sur le sujet qui vous préoccupe, non seulement au Département d'études politiques mais aussi au Centre des relations internationales que dirige M. Pentland, au Collège militaire royal et, bien sûr, dans les institutions militaires de Fort Frontenac et de BFC Kingston.

J'espère que la journée continuera d'être intéressante.

Je vais concentrer mon exposé sur une seule des questions que vous nous avez posées, la dernière : « Quel genre de forces armées veulent les Canadiens? » J'espère que nous pourrons parler des autres questions après les exposés.

À première vue, demander « Quel genre de forces armées veulent les Canadiens? » ne semble pas être une question déraisonnable de la part d'un comité parlementaire. C'est une question qui découle naturellement de l'idée que, dans une démocratie, les gouvernants devraient répondre aux intérêts et préférences des gouvernés.

Toutefois, malgré tout le respect que je vous dois, je prétends que c'est en fait la mauvaise question parce que le type de réponse que vous obtiendrez ne sera pas très utile pour formuler une politique.

Vous parliez tout à l'heure de la manière dont les Canadiens répondraient à des questions concernant la défense. La plupart d'entre eux, si vous leur posiez cette question, vous regarderaient probablement avec un étonnement considérable, tout simplement parce que, durant toute leur histoire, ils ne se sont pas tellement intéressés au genre d'armée dont le pays a besoin en période de paix systémique, tant et aussi longtemps qu'elle ne leur coûte pas trop cher.

Ceci n'est pas particulièrement étonnant, comme l'a dit avec éloquence le professeur Desmond Morton, de l'Université McGill : « Les Canadiens sont tout à fait honnêtes quand ils veulent une défense bon marché parce qu'il est parfaitement impossible d'assurer la sécurité d'un pays aussi vaste, et à cause de l'emplacement sûr de leur pays à proximité des États-Unis. Historiquement, les Canadiens n'ont tout simplement pas eu besoin de s'intéresser au genre d'armée dont ils ont besoin en temps de paix ».

Même s'ils étaient portés à répondre à une question de leurs gouvernants au sujet du genre d'armée qu'ils préfèrent, comme MM. Macnamara et Bland — surtout M. Bland — l'ont dit ce matin, il n'y a pas de bonne ou de mauvaise réponse logique à cette question dans un pays qui a le luxe d'occuper la place tout à fait sûre dont jouit traditionnellement le Canada sur la scène internationale.

Donc, confrontés à un éventail incroyablement complexe de solutions possibles, les Canadiens répondront à une telle question de nombreuses manières différentes, conformément à ce luxe de possibilités. De plus, toutes ces différentes possibilités, me semble-t-il, paraîtront aussi logiques l'une que l'autre.

Autrement dit, quand vous demandez à 33 millions de gens vivant dans un pays particulièrement sûr de quel genre d'armée ils ont besoin, vous obtiendrez une cacophonie d'opinions qui sera complètement inutile pour formuler sérieusement une politique.

À cet égard, je suis d'accord avec M. Bland qui dit qu'il y a une bien meilleure question à poser : « De quel genre d'armée le Canada a-t-il besoin? »

Bien sûr, poser cette question exigerait que nos gouvernants fassent quelque chose qu'ils évitent consciencieusement de faire depuis des années, réfléchir avec un minimum de sérieux intellectuel à la question de savoir à quoi les Forces armées canadiennes pourraient bien servir, de façon à prendre ensuite les décisions budgétaires qui en découlent. Au lieu de cela, il me semble que nos gouvernants, depuis au moins 30 ans, ont laissé à l'état-major militaire le soin de prendre les grandes décisions stratégiques au sujet des détails concrets de la politique de défense. Quant à eux, ils se sont contentés d'envoyer chaque année un chèque aux militaires, en l'augmentant chaque fois d'un petit pourcentage correspondant à la croissance du PIB, ce qui a toujours donné aux militaires moins que ce qu'ils voulaient mais toujours plus que ce que les politiciens pensaient qu'ils méritaient. Après tout, le chèque reflète toujours la parcimonie foncière des Canadiens. Il est toujours établi en tenant compte du fait que le budget militaire est le plus gros élément discrétionnaire du budget fédéral et qu'il est si vaste, en fait, qu'on peut l'utiliser à toutes sortes d'autres fins, par exemple pour le développement industriel, le développement économique régional ou, comme nous l'avons vu récemment, la réduction du déficit.

L'état-major militaire, de son côté, vient de passer les 30 dernières années à éviter consciencieusement de prendre ses propres décisions stratégiques sur la manière de dépenser les vastes sommes que lui donnent chaque année les politiciens. Au lieu de cela, les galonnés du QGDN prennent simplement les 10 à 12 milliards de dollars qu'ils reçoivent et ils les répandent sur un appareil militaire en portion de plus en plus congrue, en veillant bien à arroser comme il faut ceux qui se plaignent le plus parmi les nombreuses tribus militaires clamant continuellement à hauts cris qu'on ne saurait avoir une force militaire qui tienne debout sans leur expertise particulière.

Si vous pensez qu'il s'agit là d'une vision particulièrement cynique de l'armée canadienne, demandez-vous simplement quand vous avez entendu un premier ministre ou un chef politique canadien quelconque exprimer pour la dernière fois une vision stratégique claire de la défense canadienne. Demandez-vous ensuite qui a calculé le coût de cette vision et qui a fourni les fonds correspondants en exigeant que les généraux du QGDN en assurent la concrétisation. Depuis 30 ans, tout simplement personne. Certes, cette situation est parfaitement compréhensible du point de vue des sciences politiques. Les Canadiens ne s'intéressent pas particulièrement à la défense, les politiciens, quel que soit leur parti, en sont parfaitement conscients et ils réagissent en conséquence.

Laisser cette responsabilité aux militaires en prétendant, comme le font maints politiciens, que ce sont eux les experts et qu'ils devraient donc prendre ces décisions, découle tout naturellement de ce manque d'intérêt de la population. De même, il est parfaitement compréhensible que la hiérarchie militaire, de son côté, ne veuille pas prendre les difficiles décisions stratégiques qu'exigeraient les forces armées. Après tout, peuvent-ils prétendre, cette responsabilité appartient aux politiciens et, si ceux-ci ne font pas preuve de ce leadership, que peut bien faire un CEDM si ce n'est la même chose que son prédécesseur, veiller à ce que les tribus se tiennent coites.

Bien qu'il soit parfaitement compréhensible du point de vue politique, ce système est en réalité complètement dysfonctionnel du point de vue de l'élaboration d'une politique de la défense, sans compter qu'il est extrêmement troublant pour le contribuable car, à mon avis, une telle approche engendre des gaspillages gigantesques. Je parle de gaspillage car, depuis 20 ans, nous avons pu dépenser des centaines de milliards de dollars pour la défense sans avoir encore aujourd'hui des forces armées qui soient utiles pour notre politique étrangère ou pour la promotion et la défense de nos intérêts nationaux.

Ce qu'il nous faut, me semble-t-il, c'est une approche différente, une approche caractérisée par des dirigeants politiques qui dirigent vraiment, et des gouvernants qui gouvernent vraiment en faisant les choix difficiles et, plus important encore, même si cela n'a pas été vraiment évoqué dans la discussion de ce matin, en justifiant leurs choix auprès des Canadiens. Autrement dit, il me semble que ce que nous devrions exiger de nos dirigeants, c'est qu'ils disent aux Canadiens pourquoi ils devraient avoir une armée, qu'ils décident ensuite comment la structurer, qu'ils calculent combien cela coûtera et, enfin, qu'ils paient ce qu'il faut. Ensuite, qu'ils fassent ce que je n'ai jamais entendu de la part d'aucun dirigeant politique canadien, à aucun moment, c'est expliquer à la population pourquoi cette manière particulière d'organiser les forces armées correspond au genre d'armée que les Canadiens devraient avoir.

Le sénateur Michael J. Forrestall (vice-président) occupe le fauteuil.

Le vice-président : Monsieur Pentland, vous avez la parole.

M. Charles Pentland, Études politiques, Centre des relations internationales, Université Queen's : Merci beaucoup, sénateur. Permettez-moi tout d'abord de me faire l'écho de Kim Nossal en vous souhaitant la bienvenue à Kingston. C'est un plaisir de vous accueillir chez nous, et c'est effectivement tout à fait approprié que vous débutiez votre enquête ici. Je vous souhaite beaucoup de succès dans vos futures pérégrinations dans le reste du pays.

Permettez-moi tout d'abord de vous présenter mes excuses pour le mémoire que je vous ai adressé car il ne semble pas correspondre tout à fait à ce que vous attendiez. Je n'ai reçu les lignes directrices que le lendemain du jour où je l'ai envoyé, et leur lecture m'a montré que vous envisagiez la question d'un point de vue plus vaste, pas particulièrement axé sur une région donnée du monde.

Cela étant, je vais m'en tenir à la tâche que je me suis donnée, qui est d'examiner le rôle du Canada dans la sécurité européenne, en essayant le plus possible de me concentrer sur deux des questions figurant à la première page de votre lettre, à savoir : « Quels sont les intérêts nationaux du Canada? » et « Qu'est-ce qui menace ces intérêts, selon les Canadiens? »

Le thème général de mon mémoire est que l'Europe reste la préoccupation canadienne centrale au-delà de l'Amérique du Nord à ces deux égards, c'est-à-dire à l'égard de nos intérêts nationaux et à l'égard des menaces susceptibles d'apparaître. Je crois pouvoir dire que, dans les débats touchant la politique étrangère et de sécurité du Canada, ceux d'entre nous qui appuient avec vigueur la relation transatlantique semblent toujours être sur la défensive. Nous en sommes parfois réduits à dire que, même si de profonds changements structurels au sein des systèmes mondiaux, politiques et économiques, et au sein de la société canadienne risquent à longue échéance de nous tourner de plus en plus vers l'hémisphère occidental et vers l'Asie-Pacifique, nous n'en sommes pas encore là. Au mieux, nous sommes obligés de souligner avec insistance que, pour le moment tout au moins, l'Europe compte encore à nos yeux. Certes, il peut être parfois décourageant d'en arriver à devoir faire la promotion du traditionnel et du familier tout en remettant en question l'immédiateté d'un avenir imaginé apparemment inévitable et peut-être plus excitant.

Dans mon mémoire, j'ai tenté d'exprimer un point de vue relativement plus optimiste et plus dynamique des relations transatlantiques du Canada car j'y affirme, premièrement, que l'Europe, loin de diminuer en importance est en train de devenir un élément croissant de l'environnement international futur au sein duquel le Canada devra asseoir sa sécurité, sa prospérité et son appartenance.

Deuxièmement, j'affirme que le Canada a tout intérêt à la fois à maintenir et à améliorer son accès à l'Europe et à participer à la construction de l'architecture au moyen de laquelle les Européens mèneront leurs activités politiques, économiques et militaires.

Troisièmement, je dis dans mon mémoire que les Canadiens devraient plus réfléchir non seulement aux raisons pour lesquelles les relations de sécurité transatlantiques sont importantes mais aussi à la manière de les gérer. Il peut être utile dans ce contexte de se demander ce que ça signifie pour nous d'être à la fois en Europe, comme nous y avons été pendant longtemps, et de travailler pour l'Europe.

Durant la guerre froide, la relation n'avait pas beaucoup besoin d'être défendue dans les milieux politiques canadiens, bien que des irritants occasionnels, des définitions changeantes de la menace et les crises existentielles récurrentes de l'OTAN aient parfois engendré de vifs débats sur des questions particulières.

La fin de la guerre froide a été caractérisée par l'émergence de l'ALENA et des marchés de l'Asie-Pacifique. Dans ce contexte, l'Europe a perdu un peu de sa séduction mais une série d'événements dramatiques et aux conséquences profondes dans les années 1990 l'ont gardée dans la ligne de mire du Canada. Je ne pense pas qu'il soit nécessaire de revenir sur ces événements.

Bien que les premières années de l'après-guerre aient été une période difficile pour la relation transatlantique, et bien que le Canada se soit parfois senti exclu des décisions cruciales ou des tribunes importantes — je songe ici au groupe de contact de la Bosnie, par exemple, ou, après avoir pris un engagement considérable pour le maintien de la paix avec l'ONU, nous nous sommes retrouvés sur la touche pendant que l'on prenait les grandes décisions sur l'avenir de la Bosnie — dans l'ensemble, l'Europe est quand même restée le premier point focal régional de la politique étrangère et de défense du Canada.

Nous arrivons maintenant à la première décennie du XXIe siècle, où la justification de notre présence en Europe et de notre action avec elle sur des questions de défense et de sécurité comporte à la fois des éléments familiers et des éléments nouveaux.

L'argument économique a toujours existé, bien sûr, mais l'amenuisement relatif de notre commerce avec l'Europe par rapport à notre commerce avec les États-Unis et les autres régions du monde fait que c'est un argument qui perd peu à peu de son importance pour ceux qui veulent défendre la cause européenne. Aujourd'hui, par contre, je pense que nous pouvons honnêtement mettre en exergue la taille phénoménale du nouveau marché élargi de 450 millions de personnes de l'Union européenne, les avantages de la zone euro pour les entreprises canadiennes, et la taille de l'investissement étranger direct réciproque.

Je précise en passant que l'investissement canadien en Europe en 2002, l'investissement étranger direct, a atteint près de 100 milliards de dollars, soit 23 p. 100 de tout l'investissement canadien direct à l'étranger, alors que l'investissement de l'UE au Canada, la même année, a atteint 94 milliards de dollars, soit 27 p. 100 de tout l'investissement direct étranger au Canada — chiffres qui ne sont peut-être pas aussi connus qu'ils devraient l'être et qui sont évidemment beaucoup plus révélateurs que les chiffres bruts du commerce. Le déclin longuement attendu du dollar américain, auquel nous semblons désormais assister, rend les marchés européens relativement plus attrayants pour nos exportateurs.

L'argument de la sécurité pour le lien avec l'Europe repose d'abord sur le passé, pas tellement à cause de la tradition, bien qu'il ne faille jamais la sous-estimer dans les affaires gouvernementales, mais plus à cause des coûts déjà assumés, si vous voulez, c'est-à-dire des investissements passés en sang et en trésor. L'argument de la sécurité repose également sur l'analyse de l'avenir. La manière dont l'Europe est gouvernée, autant dans chacun de ses pays membres que collectivement, et la manière dont elle mène ses relations internationales restent un élément important pour la propre sécurité du Canada.

Finalement, l'argument des valeurs concerne des questions pérennes mais revitalisées telles que la démocratisation et la nature des relations entre l'État et la société civile. Évidemment, l'argument des valeurs communes s'appuie sur des liens culturels, sociaux et ethniques que l'immigration croissante émanant d'autres sources que l'Europe a jusqu'à présent peu contribué à affaiblir du point de vue de leur influence sur notre politique étrangère.

Dans le reste du mémoire, j'avance l'idée que les perspectives de liens plus étroits entre le Canada et l'Europe sur les questions de sécurité et de défense paraissent aujourd'hui un peu meilleures que durant la guerre froide.

À l'époque de la guerre froide, nous faisions face à certaines difficultés découlant du fait que nous retirions nos troupes de l'Allemagne, ce qui nous a pénalisés quand nous avons voulu obtenir un meilleur accès aux marchés de l'Union européenne, par exemple. En revanche, depuis 1992, des contingents canadiens ont été envoyés en Bosnie, sous les auspices d'abord de l'ONU puis de l'OTAN, et les Forces canadiennes ont joué un rôle considérable dans la campagne du Kosovo. Cela nous a donné une certaine monnaie d'échange même si, bien sûr, le contingent de Bosnie doit achever sa mission cette année pour être remplacé par les Européens.

Deuxièmement, durant la guerre froide, l'identité de l'Europe en matière de défense était axée sur l'OTAN. L'Union européenne, ou son prédécesseur, la Communauté, ne jouait aucun rôle militaire. Depuis 10 ans, cependant, elle est entrée de plain pied dans ce domaine, par la politique étrangère et de sécurité commune et, depuis 1998, l'émergence d'une politique de sécurité et de défense suite à une initiative franco-britannique. Cette politique a suscité un certain scepticisme, autant en Europe qu'en Amérique du Nord, bien sûr, mais je pense qu'il est important de prêter attention à l'émergence rapide de plans très précis et même d'engagements budgétaires, dont nous n'avons parfois pas tenu compte.

Tout récemment, on a annoncé que les Européens sont prêts, au cours des deux prochaines années, à organiser 10 groupes d'intervention rapide comprenant environ 1 500 soldats chacun, qui pourraient être utilisés dans le voisinage immédiat de l'Europe ou même plus loin, peut-être en Afrique, avec un délai de déploiement de moins de 15 jours. Il s'agit là d'une capacité remarquable — si elle se réalise — et je crois que nous devrions considérer très sérieusement que le projet sera réalisé et réfléchir dès maintenant à la manière dont nous pourrions y réagir.

Cela dit, il ne faut pas oublier que l'OTAN reste le lien primordial des Canadiens avec l'Europe et que ce lien revêt aujourd'hui un aspect différent de ce qu'il était pendant la guerre froide suite à la nouvelle priorité que l'OTAN accorde aux activités hors de sa zone.

Il n'est pas nécessaire de préciser que nous avons joué un rôle important dans l'action de l'OTAN en Afghanistan, en collaboration étroite avec les Européens.

Je ne voudrais pas monopoliser la parole et je vais donc laisser de côté d'autres éléments de l'intervention du Canada en Europe, concernant les Balkans et, en particulier, le Kosovo.

Permettez-moi de conclure en soulignant l'importance de ces développements du point de vue de la relation du Canada à l'égard de la politique étrangère et de sécurité commune et, en particulier, de son aspect militaire, c'est-à-dire de la force de sécurité et de défense.

Quand les Anglais et les Français ont formulé cette proposition, en 1998, nous avons exprimé sensiblement les mêmes réserves que les Américains. Nous tenions tout d'abord à ce que les buts, structures et processus de la PESD — politique européenne de sécurité et de défense — n'affaiblissent pas l'OTAN. Ensuite, nous avons tenté d'avancer l'idée d'une participation canadienne sélective au projet.

En ce qui concerne le premier facteur, la position d'Ottawa, fondée sur notre souci traditionnel de préserver la santé de l'Alliance, complétait les efforts beaucoup plus influents des États-Unis, de l'extérieur, et du Royaume-Uni, de l'intérieur, pour veiller à ce que le projet ne menace aucunement l'Alliance atlantique.

La plupart des préoccupations soulevées lors de l'annonce de la PESD sont maintenant réglées, y compris la querelle concernant la planification, le quartier général et tout le reste. Ce qui n'a pas encore été réglé, c'est la question fondamentale et irréductible de savoir si les alliés européens peuvent effectivement mobiliser la volonté politique de se doter des capacités militaires dont l'OTAN a besoin et qu'ils veulent consacrer à la PESD.

Comme je l'affirme dans mon mémoire, il n'est absolument pas certain que cela soit possible, bien que les événements récents semblent indiquer qu'ils entreprennent cette tâche beaucoup plus vigoureusement qu'ils ne l'ont jamais fait en engageant des ressources et en agissant ensemble. Toutefois, pour ce qui est de consacrer des ressources à la défense — et je ne peux m'empêcher de faire cette remarque — le gouvernement canadien serait sans doute mal placé pour donner des leçons aux autres.

La deuxième question émergente — savoir si le Canada pourrait effectivement participer aux opérations de sécurité européennes, et comment — a pris un certain temps à résoudre et tous les éléments ne sont pas encore en place.

Alors que le projet prenait forme, entre 1999 et 2002, nos diplomates sont parvenus à obtenir une reconnaissance du droit du Canada à être invité à contribuer aux opérations dites de Pétersbourg et à faire connaître son point de vue, c'est-à-dire au sujet des opérations humanitaires et de maintien de la paix que la nouvelle force entreprendra. Cette concession n'a pas été facile à gagner et elle a finalement été obtenue au Conseil européen de Séville en 2002. Personne ne sait encore comment cela se traduira dans la pratique mais la concession, l'entente avec les Européens, est une reconnaissance que le Canada possède désormais un profil de puissance européenne compétente de taille moyenne avec une panoplie de compétences militaires correspondant aux tâches envisagées pour cette nouvelle force.

En conclusion, si nous pensons que des intérêts canadiens ont un rôle à jouer en Europe, nous pouvons appliquer une sorte de méthode standard que la plupart d'entre nous, dans le domaine des relations internationales, tentons d'appliquer pour cerner les intérêts de n'importe quel pays. La voici : examiner sur le plan interne les pressions émanant des forces politiques, de la société civile, des partis et de l'opinion publique, puis produire une sorte d'analyse stratégique du système mondial et du rôle qui joue le pays concerné, afin d'essayer d'en déduire des politiques et des intérêts.

Si l'on applique cette méthode à la situation européenne, force est bien de constater, à mon avis, que le vieux continent reste très haut dans la liste des priorités.

Ce qui se passe en ce moment en Ukraine en est une illustration particulièrement frappante. Si l'on voit ce qui s'est passé au Canada, il y a eu des manifestations dans tout le pays, avec des milliers de personnes dans les rues.

Hier soir, à CPAC, et tout à fait par accident, j'ai croisé quatre Canadiens discutant avec vigueur de ce que nous devrions faire pour l'Ukraine, notamment un ou deux portant la couleur orange de l'une des deux partis à la controverse actuelle.

Manifestement, ce qui se passe en Ukraine, du point de vue des intérêts extérieurs du Canada, est extrêmement important. Dans le cadre de notre évaluation stratégique du monde, la manière dont ce pays est gouverné est importante pour nous, tout comme la sphère d'intérêt à laquelle il appartient — et, je regrette, on doit à nouveau parler de sphère d'intérêt — étant donné sa situation géographique, sa taille, son potentiel militaire et ses liens démographiques avec le Canada. Ces enjeux sont extrêmement importants.

Ce n'est là qu'un exemple, au demeurant particulièrement frappant, de la convergence de forces politiques internes et d'une analyse stratégique de la situation mondiale dans un intérêt canadien parfaitement clair du point de vue de la politique étrangère, qui exige absolument que nous agissions de concert avec les Européens.

Le sénateur Colin Kenny (président) occupe le fauteuil.

Le président : Merci beaucoup, messieurs Nossal et Pentland.

Au sujet de votre dernière remarque, monsieur Pentland, ne pensez-vous pas que le Canada adhère en fait à beaucoup trop de clubs? N'avez-vous pas l'impression que nous adhérons à chaque club du jour qui apparaît ce qui veut dire que nous poussons nos ressources et nos capacités largement au-delà de leurs limites?

Si tel est le cas, votre dernier exemple peut être très important. Ne devrions-nous pas limiter en fait le nombre de clubs et d'organisations auxquels nous adhérons, étant donné que nous n'avons pas les ressources pour, comme on dit, joindre le geste à la parole?

M. Pentland : Nous avons tous nos clubs favoris dans lesquels nous voulons faire entrer le Canada, et il n'y a certainement pas d'unanimité à cet égard. En ce qui concerne les miens, vous pouvez facilement les deviner. Nous faisons déjà partie de l'Europe, par l'OTAN, ce qui nous permet de démultiplier considérablement le rôle de nos forces, et nous avons en fait des capacités raisonnables à consacrer à ces exercices comme nous l'avons montré avec la FIAS.

Je vois d'un oeil un peu plus favorable la propension des Canadiens à entrer dans des clubs parce que je n'ai jamais pensé que nous devrions le faire par réflexe irréfléchi. Je pense plutôt que nous devons le faire par calcul étant donné que nous sommes souvent plus sûrs et plus efficaces en compagnie de pays partageant nos idées, d'où l'importance de la relation transatlantique. Comme chacun sait, cela est relié dans une certaine mesure à notre volonté d'oeuvrer avec les Américains en compagnie d'autres, si possible.

Pour ce qui est de l'Union européenne, nous ne tentons pas d'adhérer à un club. L'idée d'une collaboration se justifie parce qu'elle nous permettrait de choisir quels exercices militaires européens reflètent un intérêt vital pour nous, de façon à ne pas embarquer dans chaque opération que les Européens pourraient vouloir entreprendre dans leur propre intérêt. Nous pourrions choisir les opérations auxquelles nous voudrions participer.

Quand nous adhérons à un club ou tentons de participer à tel ou tel projet ponctuel, c'est généralement par intérêt.

Le sénateur Day : Sur le même sujet, monsieur Pentland, et pour que les choses soient parfaitement claires dans mon esprit, vous avez dit que ce que les diplomates ont réussi à obtenir à l'égard de la force européenne de défense et de sécurité, c'est que le Canada ait le droit d'être invité à contribuer. Quel choix de mots diplomatique!

Pouvons-nous nous inviter nous-mêmes? Est-ce cela que nous avons obtenu par les voies diplomatiques?

M. Pentland : Nous ne pouvons pas exiger d'être présents.

Le sénateur Day : Nous ne le pouvons pas.

M. Pentland : Nous ne pouvons pas insister pour participer, nous pouvons simplement dire que cela nous intéresse et que nous sommes prêts à contribuer. Si vous voulez de nous, nous sommes là. Par contre, si vous nous invitez, nous voulons être présents à la table lorsqu'on décidera de la manière dont ces forces seront utilisées.

Le sénateur Day : Je crois comprendre que ces forces sont essentiellement les mêmes que la Communauté européenne fournit à l'OTAN, la différence étant simplement qu'elles auront une double désignation. Évidemment, comme nous participons à l'OTAN, je présume que c'est lorsqu'une spécialisation quelconque ou une activité quelconque à laquelle nous contribuons à l'OTAN est transférée à la force européenne de sécurité et de défense ou utilisée par elle que nous voudrons participer.

Est-ce bien cela?

M. Pentland : Tout à fait, et cela découle d'une série de négociations très difficiles qui ont duré deux ou trois ans sur la manière exacte dont l'UE obtiendrait l'accès aux ressources de l'OTAN, et dans quelles circonstances, une bonne partie de ces ressources étant américaines et, à un degré considérablement moindre, canadiennes. Tel est en tout cas le processus.

Le sénateur Day : Monsieur Nossal, vous avez dit que les politiciens savent fort bien que les Canadiens ne s'intéressent pas aux questions de défense.

J'aimerais connaître votre réaction au phénomène que nous constatons depuis deux ou trois ans, c'est-à-dire au débordement de sympathie qui est apparu au Canada quand, c'est le cas le plus récent, le lieutenant Saunders a perdu la vie dans un accident de sous-marin et, avant cela, des soldats ont perdu la vie sous des tirs amis en Afghanistan.

Cela ne démontre-t-il pas plutôt que les Canadiens s'intéressent peut-être quand même à leurs forces armées et qu'il y a toujours au sein de la population un profond respect envers nos soldats que les politiciens ne mesurent pas exactement?

M. Nossal : Je ne voulais pas dire que les Canadiens se moquent de ce qui peut arriver à leurs soldats mais plutôt qu'il est incontestable que l'armée n'occupe tout simplement pas, dans la culture politique canadienne, le genre de position respectée qu'elle occupe dans d'autres communautés politiques.

Tout ceci s'explique par notre histoire et par la dualité fondamentale de l'origine de notre pays, facteurs qui continuent de se manifester aujourd'hui.

En ce sens, d'un point de vue historique — ce n'est pas particulièrement surprenant mais, si vous comparez, par exemple, la manière dont les Canadiens et les Australiens considèrent leur armée, vous constatez une différence fondamentale de culture politique.

Certes, les Canadiens continueront d'être en colère quand leurs soldats perdront la vie sous des tirs amis ou dans des accidents de sous-marin, ou lorsque leurs véhicules exploseront en passant sur des mines en Afghanistan ou à cause d'attentats terroristes suicidaires.

La réalité, me semble-t-il, c'est que les Canadiens, généralement parlant et historiquement, se sont rarement, sauf à des époques particulières de crise nationale, comme durant les deux guerres mondiales ou à l'aube de la Guerre des Boers à l'automne de 1899, intéressés à consacrer une sorte de trésor national à cette institution.

À cet égard, les politiciens interprètent parfaitement bien la situation.

En temps de guerre, c'est autre chose mais, en période de paix systémique, il existe chez nous une sorte de parcimonie fondamentale que les politiciens saisissent implicitement.

Le sénateur Day : Évidemment, nous n'avons pas de conscription. Nous n'avons pas de service militaire obligatoire mais nous avons aussi aboli dans les universités le programme de service militaire qui avait existé pendant très longtemps. Nous avons aussi eu un afflux massif d'immigrants.

Pensez-vous que ce sont ces différents phénomènes qui expliquent que l'on n'ait pas tendance à accorder autant d'attention à l'armée dans notre pays que dans d'autres?

M. Nossal : À mon avis, cette différence d'appréciation s'explique en grande mesure par une sorte de dynamique circulaire qui a beaucoup à voir avec la manière dont nos autorités politiques ont eu tendance à traiter la chose militaire.

Les Canadiens savent décoder les signaux que leur envoient leurs chefs politiques, et vice versa. Quand un premier ministre passe tout son mandat sans mettre les pieds une seule fois au QG de la Défense nationale, cela indique à l'homme de la rue le genre de mentalité et d'approche de son gouvernement à l'égard des forces armées.

Je crois que les Canadiens sont très sensibles à ces signaux, autant ceux qui ont connu les dernières périodes de combat à grande échelle outre-mer, que ce soit durant la Seconde Guerre mondiale ou la Guerre de Corée, que ceux arrivés plus récemment.

Le sénateur Day : Ma dernière question, avant de laisser la parole à mon collègue — l'un ou l'autre d'entre vous peut choisir d'y répondre — est de savoir si c'est folie de notre part que d'essayer de formuler une politique de la défense quand, comme les témoins qui vous ont précédé l'ont dit, la politique étrangère, la politique de défense, c'est à toutes fins pratiques ce que le premier ministre décide qu'elle doit être à tel ou tel moment. Le gouvernement signe sa carte d'adhésion à différents clubs, comme vient de le dire notre président.

Est-il réaliste pour nous d'essayer de formuler une politique de la défense dans l'abstrait, alors qu'il y a tous ces autres phénomènes qui flottent dans la nature en évoluant si rapidement et qui sont si mal définis du point de vue d'une politique étrangère définie et du point de vue des questions de sécurité globale dont nous devons tenir compte?

M. Pentland : Je vous répondrai brièvement.

Je me demande si votre comité devrait se fixer pour objectif de formuler une politique de la défense, afin de la présenter globalement au gouvernement et à la population, si c'est là en fait l'objectif que vous visez, ou si votre objectif ne devrait pas plutôt être de contribuer à rehausser le niveau du débat sur les questions de défense et de politique étrangère.

Je soupçonne que, pour M. Nossal et moi-même, comme pour les autres témoins que vous entendrez, l'on peut fort bien avoir l'impression qu'il y a un débat continu et relativement éclairé au sujet de la politique étrangère et de la politique de sécurité dans le pays, mais je soupçonne que nous verrions peut-être la chose un peu différemment si nous nous mettions à votre place.

Après avoir passé récemment six mois en Grande-Bretagne et avoir assisté également à la formulation du débat de fond à Bruxelles et, comme tous les autres Canadiens, à Washington, j'ai le sentiment que la qualité générale et la quantité même des débats de politique étrangère et de politique de défense au Canada ne sont certainement pas comparables.

Je pense que le comité jouerait un rôle déjà très utile s'il pouvait tout simplement provoquer le débat et le porter à un nouveau palier en faisant apparaître de nouvelles idées dans l'espoir que le gouvernement en fasse un usage utile.

M. Nossal : Je suis d'accord avec M. Pentland. L'exercice que vous entreprenez est utile. Toutefois, et c'est une réalité incontournable, personne ne peut contester sérieusement la primauté du premier ministre en matière de politique étrangère et de défense.

Ce qui compte plutôt, je crois, c'est de réfléchir aux moyens susceptibles de remettre en question cette primauté lorsqu'elle s'exerce de manière dommageable pour l'ensemble de cette communauté politique.

Quelqu'un a soulevé ce matin la promesse de 5 000 nouveaux soldats faite par le premier ministre lors des dernières élections. Tout indique que ce chiffre est venu de nulle part. Il existe très peu de mécanismes de contrepoids, même avec un gouvernement minoritaire, pour lancer un débat sur cette contribution particulièrement singulière à une réforme relativement radicale de la capacité de défense du Canada.

Je crois que des initiatives comme celle que vous venez de lancer ont avant tout pour objectif de lancer des idées et de mettre la population en garde contre le danger d'écouter passivement ce que dit le centre, sans esprit critique, si je peux m'exprimer ainsi.

Le sénateur Munson : Dans le même ordre d'idées, et pour revenir sur ce que disait un témoin précédent au sujet des cataplasmes qui ne mènent à rien, c'était politiquement utile pour le premier ministre Martin de faire cette promesse durant la campagne électorale parce que ça paraissait bien et que ça allait faire les manchettes.

Est-ce que cette approche est également un cataplasme? Ne pensez-vous pas que ce soit quand même un peu plus utile?

M. Nossal : Je ne parlerais pas de cataplasme car cela suppose qu'il y a une blessure à guérir.

Comme Doug Bland, je ne suis pas nécessairement convaincu qu'il y ait beaucoup à guérir dans le système actuel et, de ce fait, l'analogie du cataplasme ne me semble pas appropriée.

Ce qui est problématique, me semble-t-il, c'est qu'il y a certaines décisions stratégiques cruciales à prendre, même si nous continuons à consacrer des sommes énormes à la défense.

Le sénateur Munson : M. Bland nous a dit ce matin — ça m'a frappé — qu'il est parvenu à la conclusion que les choses ne changeront jamais, ce qui était très pessimiste. Dans votre déclaration liminaire, vous avez dit que la vraie question n'est pas de savoir quel type de forces armées nous voulons mais plutôt de quel type nous avons besoin.

Pouvez-vous nous donner une idée du type de forces armées dont le Canada a besoin?

M. Nossal : Il serait peut-être un peu présomptueux de ma part de faire des suggestions sur la structure des forces.

Une des choses que suggère l'étude de l'histoire c'est que, qu'il agisse d'envoyer des troupes participer à des guerres impériales en Afrique du Sud ou d'envoyer des troupes en Russie pour essayer de renverser la révolution bolchevique, ou d'aller participer à la Première Guerre mondiale, à la Deuxième Guerre mondiale, à la Guerre de Corée, à la guerre du Golfe, ou au Kosovo ou en Afghanistan, ou qu'il s'agisse d'envoyer des troupes outre-mer pour des opérations de maintien de la paix, de vrai maintien de la paix, des opérations de maintien de la paix de première génération, l'essence même de tout cela, à part l'aide aux autorités civiles et à part le mésusage, à mon humble avis, des forces armées en cas de catastrophe intérieure, comme pour aller nettoyer les rues de Toronto, les Canadiens ont toujours essentiellement considéré leur armée comme une sorte de corps expéditionnaire.

L'une de mes préoccupations, à titre d'observateur externe, c'est que, bien que nous ayons toujours utilisé nos forces de manière expéditionnaire, elles ne sont même pas bien organisées pour ce genre de missions.

Dans un sens, si je réfléchis à la manière dont les Forces canadiennes seront utilisées à l'avenir, je ne peux éviter le poids de l'histoire. Ma recommandation serait donc, au fond, que nous commencions à nous organiser tout à fait explicitement de cette manière.

Ce que cela voudrait dire, ce serait d'avoir une capacité de combat pouvant être projetée à l'extérieur et y être maintenue. Cela veut dire une capacité de combat complète, ce qui veut dire, comme M. Bland l'a dit avec force ce matin, songez à être capable d'envoyer des soldats sur le terrain avec une capacité de combat.

Dans quel but précis? Ce sont les autorités politiques qui le décideront. Si le premier ministre est sérieux quand il parle du devoir de protection, cela veut dire que nous devons nous organiser avec d'autres pour participer précisément à ce genre d'exercice de façon à ce que, à l'avenir, personne n'en arrive à conclure que nous avons serré la main au diable.

Le sénateur Munson : Peut-être pourrions-nous redéployer tous ces gens qui travaillent au QG du MDN et qui ne semblent pas avoir beaucoup à faire, me semble-t-il, si j'en crois certaines observations.

Une dernière remarque. Je ne saurais laisser cette session se terminer sans défendre mon ancien patron. Nous ne sommes pas allés au QG du MDN mais nous sommes allés à Kaboul et en Bosnie. pour rendre visite aux troupes.

J'accepte votre critique mais je tenais à apporter cette précision.

Le sénateur Banks : Puis-je dire tout d'abord que je suis vivement impressionné par la pertinence de vos questions, comparées aux miennes. J'aimerais avoir plus de précisions sur le décalage qui semble exister, en tout cas dans mon esprit, entre les déclarations du premier ministre sur le R2P, comme on dit en anglais, le devoir de protection, et notre capacité réelle d'y faire quoi que ce soit.

J'ai l'impression que toute cette idée, à en juger d'après ce que nous ont dit M. Bland et M. Macnamara tout à l'heure, n'est que du vent.

Y a-t-il une lueur au bout de ce tunnel? Devenez-vous cyniques vous aussi? Pensez-vous qu'il y ait quoi que ce soit de concret derrière ce que dit le premier ministre sur le droit de protéger?

Cela démontre-t-il, à vos yeux, un nouvel engagement, une nouvelle interprétation de l'idée de corps expéditionnaire?

M. Pentland : Il me serait difficile de juger ce qui peut justifier de telles déclarations et de vous dire si tout cela a été mûrement réfléchi dans tous les détails opérationnels.

Dans un sens, l'adoption vigoureuse du R2P par le gouvernement canadien est sans grand risque, pour le moment, étant donné...

Le sénateur Banks : Mais c'est précisément ma question. Ce n'est pas quand nous allons à la table internationale et que nous sommes accusés — « accusés » n'est pas le bon mot — quand nous tançons les autres pour qu'ils montent dans notre caravane alors que nous n'avons nous-mêmes aucune ressource à y consacrer.

M. Pentland : C'est précisément ce que je voulais dire, sénateur, quand je disais qu'il n'y a aucun risque pour nous à faire ce genre de déclaration en ce moment puisqu'il n'y a à l'évidence aucun consensus et que l'on n'en voit même pas apparaître à l'échelle internationale parmi les États qui, comme nous, seraient favorables au R2P. Il y a toutes sortes de réserves à cet égard, même chez les États que l'on pourrait s'attendre à voir nous emboîter le pas rapidement.

Dans ce sens, ça ne nous coûte rien de défendre ce genre d'idée. À terme, ça risque d'être un peu plus dispendieux car il est facile d'envisager des cas où, encore une fois, les Européens verront des situations apparaître en Afrique, au Caucase, peut-être au Moyen-Orient ou même beaucoup plus près de chez eux, où l'on pourrait invoquer le R2P et où nous serions appelés à livrer la marchandise dans le contexte de cette capacité de réaction rapide émergente que les Européens sont en train de mettre sur pied.

Les Européens l'ont d'ailleurs déjà démontré à petite échelle. L'an dernier, ils ont envoyé quelques milliers de soldats dans l'est du Congo pendant une très courte période, sous leadership français. Ce fut le premier exemple d'une insertion à des fins humanitaires basée sur la PESD. L'opération a été de courte durée mais je pense que nous en verrons beaucoup plus, surtout quand nous verrons toute une série d'États effondrés s'imposer à nous en Afrique et ailleurs.

On fera appel à nous.

Le sénateur Banks : Nous nous demandons qui a raison. Si nous adhérons au R2P, cela veut dire que nous devrons en même temps répudier la première règle de la Charte de l'ONU, n'est-ce pas?

M. Nossal : Et voilà sûrement l'origine du problème et l'une des raisons pour lesquelles, quand on y réfléchit vraiment, la promotion du R2P, tant que cela reste à l'Assemblée générale de l'ONU et qu'il s'agit d'encourager les autres États à réfléchir à ce que peut signifier la souveraineté nationale au début du XXIe siècle, est, comme je pense que Charles l'affirme, un projet sans risque.

La réalité, c'est que les Canadiens sont aussi attachés à leur souveraineté nationale que les citoyens de n'importe quel autre pays, et nous n'en avons pas eu de meilleure preuve que la question du sénateur Forrestall ce matin.

Pensez-y vraiment, quelle est la réaction des Canadiens quand une commission des Nations Unies ordonne au Canada de démanteler le système scolaire confessionnel de l'Ontario?

Quand les Canadiens veulent imposer des changements unilatéraux au droit international, par exemple dans le cas de la limite des 200 milles, au milieu des années 90, ou, en 1970, en imposant une zone de pollution complètement contraire au droit international, les Canadiens applaudissent. La réalité, c'est qu'ils sont loin d'être aussi multilatéralistes que leurs gouvernants ne voudraient le leur faire croire.

Voilà pourquoi, quand on arrivera aux choses concrètes, le projet de R2P n'ira en fait pas très loin, à cause de ses implications, mise à part l'hypocrisie évidente qui consiste à recommander quelque chose que l'on n'est tout simplement pas préparé, de manière sérieuse, à défendre par le sang et le trésor.

Le sénateur Cordy : Monsieur Pentland, je voudrais revenir sur l'élargissement de l'Union européenne, la PESD et les plans européens de groupes militaires. Je pense que ces plans ont avancé beaucoup plus vite que quiconque aurait pu l'imaginer.

Je rentre tout juste de réunions de l'OTAN et, chaque fois que j'y ai entendu parler des forces de l'Union européenne, on disait qu'elles ne devaient pas être compétitives mais plutôt complémentaires.

La réalité, du point de vue de ce côté de l'Atlantique, du Canada et des États-Unis, c'est qu'il est peu probable que les États-Unis soient laissés en dehors de n'importe quel projet au monde auquel ils voudraient participer.

Soyons réalistes, dans quelle situation se retrouve le Canada face à une Union européenne plus forte et en élargissement, et dotée d'une force militaire plus forte également, réunie par ses membres?

Je sais que vous avez dit que nous serions peut-être invités à participer aux décisions humanitaires et de maintien de la paix mais, à part ça, à quoi participerons-nous?

Je suppose que je me demande aussi ce que vont devenir les forces de l'OTAN si l'Union européenne continue de s'élargir.

M. Pentland : Les perspectives de participation canadienne à beaucoup d'opérations menées par l'Union européenne sont très minces, soyons réalistes. Évidemment, nous choisirons.

En ce qui concerne l'Afrique, par exemple, il est clair qu'il y aura des cas où bon nombre d'États européens, voire la totalité, ressentiront une forte nécessité d'intervenir. La Côte d'Ivoire en est l'exemple actuel, je suppose. Il y aura sans doute des cas dans lesquels nous n'aurons pas vraiment d'arguments très solides à avancer pour justifier notre participation à une opération européenne.

Les cas dans lesquels nous voudrons participer risquent d'être très rares mais je crois qu'il était quand même important pour nous de négocier cette possibilité.

Pour ce qui est des conséquences sur l'OTAN, je ne pense pas qu'il soit possible de les prévoir. Dans une certaine mesure, il y a déjà eu beaucoup de discussions sur la question de savoir si la nouvelle politique de l'Union européenne va à l'encontre des intérêts de l'OTAN. Pour ma part, et j'ai toujours cru que ce débat était en grande partie artificiel, il y a eu beaucoup de bluff des deux côtés. Quand on va au fond des choses, ce n'est pas un vrai problème. Si les Européens se dotent de la capacité de lancer des forces expéditionnaires à l'étranger, que ce soit pour le maintien de paix, de façon classique, ou plutôt pour une insertion plus robuste dans certains cas, l'OTAN en bénéficiera.

Le chevauchement des forces joue dans les deux sens. Les gens disent que l'Union européenne utilisera les forces de l'OTAN. Elle exploitera les mêmes forces qui sont engagées dans l'OTAN. Ça va aussi dans l'autre sens. Si on développe ces forces européennes, on développe l'OTAN. Il n'y a pas nécessairement de contradiction. Il n'y a pas nécessairement de coût passant de l'un à l'autre.

L'élargissement accroît considérablement la capacité de l'Union européenne — songez aux forces polonaises et, en particulier, aux Tchèques, avec leur capacité tout à fait spécifique — mais, bien sûr, cela étale également les zones de danger potentiel de l'Europe.

Je ne partage pas les arguments plus apocalyptiques que l'on entend aujourd'hui au sujet de l'Ukraine, c'est-à-dire que nous entrons dans une nouvelle guerre froide avec une Russie en pleine effervescence, inquiète de l'expansion de l'OTAN vers l'est. Il est clair que les frontières de la nouvelle Union européenne sont beaucoup plus sûres, non seulement du point de vue de ce que nous appelons les questions de sécurité « traditionnelles » mais aussi du point de vue des nouvelles, comme les migrations illégales, la drogue, l'argent, les armes, et cetera. À cet égard, l'accroissement des ressources est équilibré par l'accroissement des risques, et cetera. Dans la mesure où nous voudrons agir avec cette Europe élargie, nous devrons prendre des décisions sur la manière de faire face à ces risques.

Le président : Messieurs, nous venons d'avoir une discussion extrêmement intéressante et je me demande si nous pourrions conclure en vous demandant de faire des remarques finales susceptibles d'aider le comité quant à la manière dont il devrait structurer son travail.

Le comité est convaincu qu'aucun changement ne sera apporté du haut à la politique de la défense et que toute réforme devra être impulsée par le bas.

Quelqu'un a dit tout à l'heure que les politiciens ne se trompent pas, et c'est vrai. Ils interprètent bien l'opinion publique, jusqu'à présent.

Il y a probablement quatre facteurs que nous pourrions porter à la connaissance du public. Le premier concerne nos vulnérabilités. Qu'est-ce qui inquiète l'opinion? Contre quoi les Canadiens veulent-ils être protégés? Deuxièmement, il y a des questions de mode de vie, de qualité de vie, d'emploi. Troisièmement, il y a la fierté, la fierté nationale. Quatrièmement, il y a la colère, qui surgit quand on est attaqué et qu'on n'apprécie pas les raisons de l'attaque. Hélas, le quatrième facteur est probablement celui qui donnera les meilleurs résultats le plus vite possible, si l'on croit en une armée robuste.

Pourriez-vous dire au comité quelle serait la meilleure manière, selon vous, de favoriser le débat parmi les Canadiens?

Notre objectif n'est pas simplement de produire « un bon rapport ». Il s'agit aussi de favoriser une changement d'attitude, un changement dans la société, car nous pensons qu'il existe aujourd'hui une possibilité de lancer ce débat au Canada, au cours des six prochains mois.

M. Nossal : Comme je l'ai déjà dit, je pense que cet objectif du comité est tout à fait louable.

À mon sens, le comité a l'occasion de contribuer au débat sur la vaste totalité des relations du Canada avec le monde, en particulier parce que son travail va se faire après la publication de la révision de la politique internationale qui offrira, si je comprends bien, un point de vue particulier sur le Canada et le monde.

Le président : Vous êtes un optimiste, cher monsieur.

M. Nossal : C'est vrai mais, si l'on considère que la révision de la politique internationale pourrait sortir en 2005-2006, vous aurez au moins l'occasion de mener vos débats en même temps.

Cela vous donnera également l'occasion de contester certains des postulats qui seront formulés dans cette RPI, dont certains seront très clairement — à mon avis, si j'en juge d'après la rhétorique sortant du cabinet du premier ministre depuis décembre 2003 — dans la tradition qui a été établie dans les années 90. Essentiellement, il s'agira d'accorder la primauté à la tradition d'optimisme béat de la politique étrangère et de défense canadienne, tout simplement parce que — et Doug Bland a peut-être été un peu trop poli ce matin pour le dire — les Canadiens sont sérieusement drogués au genre de platitudes béates que leur ont serinées leurs politiciens dans les années 90 sur le fait que ce sont des gens tout à fait remarquable sur la scène internationale et que nous sommes absolument adorables. En fait, il me semble que l'un des problèmes à cet égard est le gouffre qui sépare l'image que les politiciens veulent nous donner de nous-mêmes de ce que nous sommes réellement dans le monde.

Dans ce sens, il me semble qu'une révision sérieuse de la politique de défense axée sur la sécurité nationale nous donnerait l'occasion de repenser certains de ces truismes.

La seule mise en garde que je voudrais faire est de vous recommander de ne pas tomber dans le piège de la création d'une menace. Les Canadiens sont-ils vulnérables? Eh bien, oui. Dans l'ensemble, les stratèges de la défense le disent. Le problème est que, pour la grande majorité de la population, les vulnérabilités sont des choses qu'aucune politique nationale de la sécurité ne peut vraiment résoudre.

La vraie vulnérabilité — et je reviens sur ce que disait M. Macnamara au sujet du terrorisme — c'est notre participation à une « guerre mondiale contre la terreur », expression que l'on doit mettre entre guillemets. Certes, il ne fait aucun doute que le Canada fait partie de ceux qui sont en état de guerre contre un assez grand nombre de gens dans le monde, notamment les fondamentalistes et extrémistes islamistes.

Toutefois, tant et aussi longtemps que le Canada n'aura pas été effectivement attaqué, ou que les intérêts canadiens ne l'auront pas été, la plupart des citoyens ne seront tout simplement pas convaincus que nous sommes confrontés à une vraie vulnérabilité.

Dans ce sens, il me semble que le comité fait face à un petit problème car il ne faudrait pas qu'il fonde son travail sur une présentation de menaces auxquelles de nombreux Canadiens ne croient tout simplement pas.

J'ai été frappé par un sondage que l'Institut canadien des affaires internationales a commandé en octobre et qui a révélé que les Canadiens ne se sentent pas nécessairement menacés par les sources traditionnelles de menace mais plus par des choses telles que le VIH/SIDA et les pandémies. De même, les menaces et vulnérabilités touchant ce que vous appelez « le mode de vie » ou, très simplement, « la qualité de vie », que ce soit à cause de changements de l'économie mondiale et de la place qu'y occupent le Canada et les Canadiens, ou de menaces à l'environnement — et le sénateur Forrestall a mentionné la menace considérable à laquelle nous risquons d'être confrontés dans les 20 prochaines années dans le Nord — ce sont des choses auxquelles les forces armées et le rôle traditionnel de la défense canadienne ne peuvent pas réagir.

De ce fait, je pense que votre comité devra faire preuve d'une grande prudence s'il veut galvaniser la population.

M. Pentland : Je n'ai que quelques détails à ajouter à ce que le professeur Nossal vient de dire.

Si nous voulons nous pencher sérieusement sur les questions de vulnérabilité et de menace au mode de vie des Canadiens, beaucoup sont d'origine intérieure ou ont en fait plus à voir avec la sécurité économique qu'avec les questions de sécurité pour lesquelles les forces armées constituent une solution appropriée.

Je participais il y a quelques semaines à une conférence où quelqu'un a dit que la plus grande menace pour le Canada serait une forme quelconque d'action destructrice contre le pont de Windsor-Detroit, étant donné les échanges commerciaux qui empruntent chaque jour ce pont et ce que cela signifie pour les travailleurs canadiens.

Cela combine l'économique au domestique d'une manière qui dépasse probablement la portée de vos travaux. Je ne sais pas.

Le président : Nous serons là-bas demain. Ce comité s'occupe de sécurité nationale et de défense et c'est au pont que nous tiendrons en fait nos audiences demain.

M. Pentland : Je comprends votre argument mais, en ce qui concerne l'utilisation des Forces canadiennes, c'était là où je voulais aller.

D'autres types de réponses, d'autres formes de langage doivent être trouvées pour sensibiliser les Canadiens aux questions de sécurité; il faut envisager d'autres formes de réponse à ces besoins.

Permettez-moi de faire une autre remarque sur la fierté nationale. Je rentre juste d'une conférence dans l'Ouest où nous discutions de la fierté envers les Forces canadiennes et leur histoire, et on a beaucoup parlé à cette occasion de la contribution possible des historiens militaires. Je constate que le musée d'Ottawa ouvrira bientôt ses portes dans le but explicite de mieux sensibiliser les Canadiens à l'histoire des Forces. Cela en fait partie, la fierté envers les Forces.

Pour revenir à la question du début, monsieur le président, concernant notre apparente fascination pour le multilatéralisme, la tradition canadienne du multilatéralisme n'est pas quelque chose que nous devrions rejeter trop vite. Un multilatéralisme vigoureux et responsable, pour lequel nous sommes prêts à payer, c'est en fait une bonne chose. C'est quelque chose que nous devrions poursuivre et quelque chose qui trouve un écho dans la population.

Le problème est de séparer ce que j'appellerais le clubbisme frivole du vrai travail difficile que nous faisons dans ces tribunes, pour l'exposer avec réalisme aux Canadiens.

Le président : Merci beaucoup. Ce fut une séance extrêmement fructueuse. Nous venons d'entendre deux groupes de témoins exceptionnels et nous vous remercions très sincèrement de nous avoir si bien ouvert la voie.

Il est clair qu'il est difficile d'amener les Canadiens à réfléchir sérieusement à ces questions. Nous accepterons toute l'aide qu'on nous donnera. Nous espérons que vous suivrez les travaux du comité. Nous avons besoin de toute l'aide possible.

Plus important encore, nous voyons ceci comme un exercice collectif, au sein duquel les personnes partageant des vues similaires devraient collaborer pour chercher une solution, et nous pensons que vous deux, messieurs, ainsi que les témoins qui vous ont précédés, partagez nos préoccupations. J'espère que vous travaillerez avec nous pour nous aider à faire avancer ce débat dans le but d'arriver en fin de compte à une solution répondant aux besoins des Canadiens.

Nous vous remercions très sincèrement d'être venus comparaître aujourd'hui. J'espère que vous resterez en contact avec nous.

Le sénateur Forrestall voudrait dire un dernier mot.

Le sénateur Forrestall : Nous avons récemment eu à Londres un exemple confirmant ce que vous venez de dire.

Alors que nous étions assis dans l'enceinte de la Chambre des communes, cinq ou six personnes ont envahi la Chambre, littéralement. Une dame semblait tout à fait détendue et avoir beaucoup de plaisir. Il a été intéressant d'apprendre qui elle était. Elle était en faveur de ce que disaient les manifestants. C'est ce qu'on nous a dit. Nous l'avons manquée et l'un de nos collègues l'a presque manquée.

Quand je suis rentré à mon hôtel, j'ai ouvert la télévision, et qu'est-ce que j'ai vu? Batman et Robin venaient d'être arrêtés, Batman sur les murs du Palais de Buckingham.

Qui donc peut dire d'où viendra la menace?

Le président : Merci à nouveau d'être venus témoigner aujourd'hui.

La séance est levée.


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