Délibérations du Comité sénatorial permanent de la
Sécurité nationale et de la défense
Fascicule 6 - Témoignages du 2 décembre 2004 (matin)
TORONTO, le jeudi 2 décembre 2004
Le Comité sénatorial permanent de la sécurité nationale et de la défense se réunit aujourd'hui à 8 h 10 pour examiner la politique nationale sur la sécurité pour le Canada, afin d'en faire rapport par la suite.
Le sénateur Colin Kenny (président) occupe le fauteuil.
[Traduction]
Le président : Bonjour. J'ai le plaisir de vous souhaiter la bienvenue devant le Comité sénatorial permanent de la sécurité nationale et de la défense. Aujourd'hui, notre comité poursuit sa semaine d'audiences sur l'information nécessaire à l'élaboration de notre rapport sur la politique canadienne de défense.
Nous accueillons aujourd'hui M. Conrad Winn. M. Winn est président et directeur général de COMPAS. Il est l'auteur de cinq ouvrages et de nombreux articles professionnels. Il a enseigné les affaires publiques et la communication pendant près de trois décennies au niveau du premier cycle et du doctorat au Canada et à l'étranger.
Soyez le bienvenu, monsieur Winn. Nous sommes heureux de vous accueillir. Je crois que vous avez préparé une courte déclaration et que vous êtes prêt à nous la présenter. Vous avez la parole.
M. Conrad Winn, président et directeur général de COMPAS : Honorables sénateurs, ma déclaration est courte car sinon, je risquerais d'abuser de votre temps. Permettez-moi de vous dire que si vous arrivez à cours de questions, j'ai un certain nombre de sujets que j'aimerais vous soumettre, mais en fait, je viens ici dans une double perspective. Tout d'abord, j'ai eu la chance d'être invité par les médias, au fil des années, à faire un grand nombre de sondages d'opinions. Vous pourrez en prendre connaissance sur notre site Web. Un des principes essentiels de COMPAS veut que toutes les données originales soient disponibles à quiconque souhaite les vérifier, car des chiffres identiques peuvent toujours être interprétés de différentes façons. On peut dire par exemple que le verre est à moitié vide ou à moitié, c'est bien connu.
Dans la mesure où je fais de l'enseignement, je n'enseigne pas à plein temps, bien que j'aie le titre de professeur titulaire; mon enseignement porte sur les médias et sur leur rôle de façonniers de l'opinion publique. Voilà les deux perspectives que j'aimerais vous soumettre.
Le président : Ce sera très utile. Le comité s'intéresse particulièrement à mieux comprendre la réaction de la population aux problèmes de sécurité et de défense et à la place du Canada dans le monde, si l'on veut. Dans la mesure où vous comprenez bien le sens de notre démarche, nous pouvons passer directement aux questions.
Le sénateur Cordy : Merci beaucoup. Vous avez l'habitude de vous faire adresser des questions et non pas des réponses, n'est-ce pas? Nous savons qu'au début des années 90 et même bien avant cela, les dépenses militaires ont subi des compressions, sans pour autant susciter un tollé de la part des Canadiens. Ils étaient très heureux de voir des fonds publics réorientés vers d'autres secteurs, que ce soit la santé, l'éducation, la prise en charge des enfants, et cetera. Pourtant, si l'on demande aux Canadiens s'ils voient un intérêt à la constitution d'une armée forte, ils répondent positivement. Ma question est la suivante : lorsqu'on va au-delà des réponses selon lesquelles la plupart des Canadiens veulent une armée forte, que trouve-t-on?
M. Winn : Vous posez la question la plus difficile, et je me doutais que ce serait la première. Il est extrêmement difficile de savoir ce que pensent les Canadiens, et ce pour diverses raisons. Je vais quand même essayé de vous répondre, mais permettez-moi de vous dire pourquoi cela me semble aussi difficile. Tout d'abord, il n'y a pratiquement pas eu de sondages à ce sujet et l'essentiel des recherches sur l'opinion publique en matière de défense et de sécurité, y compris nos propres recherches, doivent être considérées avec circonspection.
Les deux principaux clients des recherches sur l'opinion publique concernant les affaires étrangères, la défense et la sécurité sont le gouvernement et les médias. La règle d'or de l'administration publique est une forme de serment d'Hippocrate, à savoir qu'il ne faut rien faire qui puisse faire du tort au patient, c'est-à-dire que toutes les questions qui pourraient être embarrassantes sont éliminées. Dans le cas des médias qui font des sondages, la règle d'or est le meilleur rendement possible sur l'investissement, sous forme de manchette la plus percutante.
Pour bien comprendre un domaine aussi complexe que la sécurité et la défense, que vous avez parfaitement décrit, je crois, il faut poser beaucoup de questions et donner beaucoup d'informations. On ne peut pas le faire pour les ministères, car cela les expose à un risque, et on ne peut pas non plus le faire pour les médias, pour ne pas grever leur budget. C'est l'une des raisons pour lesquelles nos connaissances en la matière sont bien modestes.
Ensuite, quand on considère le comportement des Canadiens en prenant leur consommation des médias comme indice de leur intérêt, on peut dire qu'ils délèguent énormément. Il y a 75 ans, la moyenne des ménages était abonnée à 1,2 journal. Aujourd'hui, les journaux ne sont plus des médias de masse. Moins de la moitié des ménages du pays sont abonnés à des journaux.
En outre, si l'on prend des journaux que je considère personnellement parmi les meilleurs, comme le National Post et l'autre journal national, ils ne sont pas en grande forme. Ils ont très peu d'abonnés et il y a fort à parier pour que leurs finances soient dans le rouge, car lorsqu'on demande aux gens ce qu'ils attendent d'un journal, ils mentionnent d'abord l'actualité locale. Ils veulent savoir où sortir le vendredi soir. Lorsqu'ils ont des enfants, ils veulent savoir quelles sont les meilleures écoles, ils veulent connaître les scandales dans le monde de l'enseignement, la criminalité et ils veulent être avertis des grèves dans les transports. C'est une information très locale et tout à fait pratique.
Il en est ainsi notamment parce que, dans une certaine mesure, les gens évitent les nouvelles. Les nouvelles sont négatives et déprimantes. En outre, on ne sait plus ce qu'il faut croire. En résumé, des journalistes à qui on ne peut pas faire confiance parlent de politiciens à qui on ne peut pas faire confiance, et tout cela peut devenir très déprimant pour le lecteur moyen. On remarque bien une certaine consommation des véritables nouvelles, mais elle est très concentrée. Un petit nombre de lecteurs consomment toutes les nouvelles, en particulier dans le domaine international. Ce sont essentiellement les abonnés de ces deux journaux nationaux.
La plus forte consommation de nouvelles se produit en situation de crise, et c'est ce qui explique ces pointes d'activité médiatique. Quand des événements comme ceux du 11 septembre se produisent, tout le monde regarde la télévision. C'est comme un incendie dans le quartier ou un accident sur la route qu'on emprunte. Mais entre deux événements du genre, l'attention se relâche considérablement.
Cela veut-il dire que les gens ne vont pas reprocher au gouvernement de ne pas avoir planifié en fonction du prochain 11 septembre, même si eux-mêmes ne font aucune planification? Évidemment pas.
Ensuite, certains facteurs spécifiques entrent en jeu. Pourquoi les dépenses de défense semblent-elles ne bénéficier d'aucun soutien? Le renforcement du sens de l'éthique parmi les électeurs quant aux secteurs dans lesquels le gouvernement devrait investir a sans doute été un élément déterminant. La classe politique s'est souvent tenue en retrait, sans se rendre compte de la rapidité de l'évolution des normes d'éthique. Des façons d'agir autrefois considérées comme normales et efficaces, comme les nominations par favoritisme, ont commencé à être contestées, notamment par la presse dès la fin des années 60. La population a pris conscience de l'optimisation des ressources, et la défense n'a pas été considérée comme une bonne optimisation des ressources. Elle était plutôt considérée comme un jeu d'enfant. À quoi sert-il d'avoir des chars d'assaut?
Cette réticence à soutenir les dépenses de défense était notamment due à une prise de conscience des responsabilités en matière d'emploi des fonds publics et d'efficacité. Tout cela faisait partie, en termes plus charitables, de la montée rapide des normes d'éthique.
Le sénateur Cordy : Quand on est sondeur et qu'on pose des questions, il est bien difficile d'entrer dans de longues conversations et de gratter sous la surface, parce que si un sondeur m'appelle chez-moi en disant : « Pouvez-vous me consacrer un peu de votre temps? », je vais lui dire : « Combien de temps? » Si c'est 30 minutes je vais lui dire : « Je suis désolé, rappelez-moi une autre fois », c'est-à-dire, s'il vous plaît, ne m'appelez plus. Si c'est 15 minutes, je lui répondrai sans doute : « D'accord. »
Comment faites-vous pour aller au-delà de la surface? Vous en avez un peu parlé en disant que la population canadienne ne veut pas nécessairement entendre parler de tout. Par exemple, je ne suis pas certain que les Canadiens comprennent ce que représente le maintien de la paix, ni qu'ils sachent à quel point cette activité a évolué au fil des années. Ils ont toujours l'impression qu'on arrive sur place, que tout est calme et qu'il suffit de hisser le drapeau : « Nous faisons du maintien de la paix, et non pas du rétablissement de la paix. » Pour maintenir la paix en 2004, presque en 2005, et pour intervenir dans un État en déroute, il faut une armée parfaitement équipée. Comment faites-vous pour savoir ce que les Canadiens en pensent? S'intéressent-ils uniquement à l'optimisation des ressources, sans vouloir entendre parler de tous les détails?
M. Winn : Non, ils sont prêts à entendre les détails, mais il faudrait des responsables politiques très convaincants et excellents comédiens pour communiquer directement avec la population, car non seulement une minorité de gens lisent les journaux, mais encore faut-il savoir comment ils les lisent.
Le sénateur Cordy : Ils lisent le premier paragraphe.
M. Winn : La première page, avec un peu de chance. Il faut être très habile pour les rejoindre car ils sont très occupés, ils ne voient pas en quoi leur opinion peut avoir de l'importance, et tout cela est affreusement compliqué.
La meilleure combinaison, c'est une situation de crise et des chefs politiques doués de grand talent de comédien. Ensuite interviennent la tendance naturelle des gens à prêter attention aux événements exceptionnels, et l'habilité des chefs politiques pour s'adresser directement à la population.
Il y a aussi d'autres facteurs, donnant lieu à toutes sortes d'interprétations. On a donné d'autres explications à la diminution de l'appui aux dépenses de défense. Je vous en ai indiqué quelques-unes, mais il y en d'autres. Le colonel Macdonald, qui passait sur CTV il y a quelques années, considérait que la détérioration avait commencé avec l'unification des forces armées, qui a écarté les officiers les plus éduqués, nous laissant une armée relativement mal éduquée et donc malhabile sur la scène des affaires publiques. Elle n'a pas financé les groupes d'intérêts qui auraient pu infléchir l'opinion publique en faveur de la défense, contrairement, par exemple, à Environnement Canada, à Condition féminine et à d'autres entités du gouvernement fédéral s'intéressant aux affaires intérieures, auprès desquelles ont émargé pendant des décennies des groupes qui faisaient la promotion de leur propre agenda ministériel.
Le sénateur Cordy : On nous a dit hier que les militaires canadiens étaient parmi les plus éduqués au monde mais peut-être ne font-ils pas assez la promotion du rôle de l'armée.
M. Winn : Ce témoin ne parlait pas de la situation actuelle; il parlait de ses origines.
Le sénateur Cordy : D'accord.
M. Winn : Quoiqu'il en soit, c'est sa théorie, et non la mienne. J'essaie simplement de me rendre utile.
Le sénateur Cordy : Vous avez parlé de la difficulté à rejoindre les Canadiens. Comment peut-on les rejoindre? Sont-ils fiers de leur pays? Je pense que depuis le 11 septembre, les Canadiens font preuve de complaisance quant à la sécurité de notre pays en partant du principe qu'elle est assurée. Dans les mois qui ont suivi le 11 septembre, les Canadiens étaient disposés à ce que la classe politique agisse très rapidement pour adopter des lois susceptibles de mieux protéger notre pays. Je pense que si on envisageait des lois semblables aujourd'hui, les Canadiens invoqueraient toutes sortes d'objections, notamment en matière de protection des renseignements personnels.
M. Winn : Il y a ici deux questions différentes à considérer. La première concerne l'opinion publique, la deuxième concerne les groupes de revendication. Il y a un fossé entre les deux. Après le 11 septembre, les militants se sont rendus compte qu'il était inutile de revendiquer, mais dans le contexte actuel, ils trouvent que le moment n'est pas mal choisi pour invoquer la protection des renseignements personnels, même si ce domaine n'a connu que de timides revers. Il faut faire la distinction entre l'opinion publique et le point de vue des militants. Même dans les grandes questions qui polarisent les points de vue, comme l'avortement, où l'on dit que les pro-vie s'opposent au pro-choix, la grande majorité des gens sont au centre.
Le sénateur Banks : Monsieur Winn, vous avez parlé de certains arguments que vous tenez à formuler. Quels sont-ils?
M. Winn : Je dirais qu'il y a trois grandes questions dont il faut parler. Tout d'abord, comment explique-t-on la transformation historique qui a fait d'un pays très militant un pays très pacifiste? Qu'il soit question de la guerre des Boers ou de la guerre de Corée, on notait un très fort engagement des Canadiens, que ce soit au niveau gouvernemental, dans l'opinion publique ou sous forme d'enrôlement volontaire.
Comment explique-t-on le changement? Je pense qu'il y a plusieurs facteurs à considérer. Nous en avons déjà invoqué quelques-uns. Le premier est l'optimisation des ressources au sens propre; le gouvernement doit prouver que ses dépenses sont appropriées. Si leur ampleur suscite la moindre interrogation, il arrive ce qui est arrivé au Parti conservateur. Toute l'histoire de la politique depuis Mme Kim Campbell a tourné essentiellement autour des questions de dépenses publiques. Si vous avez le moindre doute quant à l'intérêt très vif que suscitent les dépenses excessives de fonds publics chez la population, regardez ce qu'il est advenu du Parti conservateur. Je crois que c'est un facteur très important. Les gens n'acceptent pas les dépenses qu'ils ne comprennent pas. Il faut les leur expliquer. Il faut pouvoir les persuader que cet argent n'est pas gaspillé, qu'il ne s'agit pas de jouets ni de véhicules dans lesquels les élus vont se promener, que tout cela a un objet bien précis. C'est cet objet qu'il faut clairement leur expliquer, en leur proposant également d'autres objets.
Je pense qu'il y a aussi d'autres facteurs à considérer, notamment le fait que l'opinion publique ne sert pas uniquement à animer la gestion des affaires publiques. Elle sert aussi à la rationaliser. Comme l'a dit un jour un grand spécialiste canadien de philosophie politique, M. Henry Mayo, l'homme n'est pas seulement un animal rationnel; c'est un animal qui rationalise. Les Canadiens savent que nos dépenses militaires ne sont pas très élevées, ils savent que les Américains sont nos meilleurs amis, que cela nous plaise ou non, comme l'a dit récemment le président Bush, et ils sont convaincus que les Américains vont nous défendre et que nos moyens ne sont pas indispensables. La principale opposition à cette tendance de l'opinion publique est celle des gens d'affaires. Nous avons fait de très nombreux sondages auprès des gens d'affaires, notamment dans le cadre des sondages hebdomadaires du Financial Post. On constate un point de vue persistant selon lequel le fait de passer pour des pique-assiette en matière militaire auprès des Américains mettrait en danger l'ensemble de notre économie. Les gens d'affaires sont convaincus que si nous ne nous engageons pas dans le domaine militaire à l'intérieur d'un périmètre commun, nous hypothéquons l'avenir de plusieurs générations. En revanche, ces gens d'affaires se fondent sur des considérations très simples : nous sommes les premiers exportateurs au monde, presque toutes nos exportations s'en vont vers les États-Unis, et Mme Carolyn Parrish n'est pas le porte-étendard de la bonne volonté canadienne. Mais ce sont là des questions qui n'intéressent pas l'ensemble de la population. Le Canadien moyen ne pense pas aux importations ni aux exportations, pas plus qu'à nos relations commerciales et à leurs conséquences. Pourquoi devrait-il s'en préoccuper?
Quelle est l'opinion des Canadiens? On peut considérer qu'ils sont plus favorables aux dépenses militaires qu'ils ne l'étaient il y a 20 ans, mais il est bien difficile d'en dire davantage. Quels sont les obstacles à une bonne perception de l'opinion publique? Je peux vous en nommer quelques-uns.
Tout d'abord, les Canadiens sont ambivalents. Toutes les opinions nuancées sont ambivalentes. Le sondeur pose une question, mais toute question peut être trompeuse, et c'est pourquoi on obtient souvent des résultats de sondage contradictoires. Dans un sondage, on dit que les Américains sont nos meilleurs amis et dans un autre, on dit que l'anti-américanisme est en croissance. Les deux sont tout à fait compatibles. Les deux sont sans doute parfaitement justes. Tout dépend de la situation. Les gens ont une opinion beaucoup plus complexe que les sondages ne peuvent l'indiquer. Un sondage est comme un instantané. Il n'est pas tridimensionnel. Il n'y a pas de question d'affaires publiques qui divise davantage les anglophones et les francophone, ou le Québec et le reste du pays, que la défense et la politique étrangère.
À ce chapitre, on note au Québec plus d'un siècle de passivité, aggravée du fait que les médias du Québec dépendent plus que jamais des médias français, où se manifeste un courant d'anti-américanisme. Naturellement, les médias du Canada anglais dépendent moins de l'Agence France-Presse. Il y a donc une divergence.
Comme je le dis depuis le début, toute opinion est dépendante des faits et du contexte. Elle dépend même de certains aspects de la méthodologie employée. Par exemple, dans un sondage par téléphone réalisé à partir du Centre d'études du libre-échange et du commerce, des affaires publiques et de la croissance économique, si vous sollicitez des opinions sur Brian Mulroney, il obtiendra sans doute des scores astronomiques. Par contre, si vous dites que vous faites un sondage pour le Centre d'études de l'éthique dans le secteur public, il n'obtiendra pas les mêmes scores. C'est simplement un contexte particulier.
Nous savons aussi que le sexe de l'interviewer a de l'importance. Dans un sondage effectué uniquement par des femmes, l'appui manifesté à la défense obtiendra des résultats inférieurs alors que l'action positive, par exemple, obtiendra un appui massif. Il y a une certaine distorsion de ce point de vue, et c'est dommage, car les femmes sont souvent meilleures pour faire des entrevues.
Quand ce sont des chefs de parti qui s'expriment, la réaction est différente. On sait, par exemple, que les mesures préconisées par un chef qui jouit d'une bonne cote de popularité obtiennent l'adhésion de la population, alors que cette dernière tend à s'opposer aux mesures préconisées par un chef mal-aimé.
J'ai déjà parlé des problèmes de précision de la mesure lorsque les deux principaux commanditaires des sondages, à savoir le gouvernement et les médias, sont soumis à des contraintes qui tronquent leurs sondages.
L'évolution de l'opinion publique canadienne à l'avenir pose une troisième question importante. Le principal élément sera sans doute l'objectif visé par les leaders d'opinion au Canada, car les Canadiens résistent mal aux argumentations. Chaque argument doit leur être présenté sous une forme facilement assimilable : voici les différentes possibilités qui se présentent. Quant aux chiffres, il faut les expliquer 50 fois plutôt qu'une; les expliquer d'abord, dire comment on les a expliqués et en fin de compte, on a peut-être une chance de se faire comprendre par 25 p. 100 de la population.
Voilà les principaux éléments dont je voulais vous parler.
Le sénateur Banks : Aux fins de la discussion, permettez-moi d'apporter la contradiction pendant un instant. Vous vous demandez comment on peut expliquer le changement d'attitude. Je ne suis pas certain qu'il s'agit d'un changement d'attitude. Je lisais l'autre jour un article de Stephen Leacock publié dans la University Review en 1912, dans lequel il disait exactement ce que nous disons aujourd'hui, en formulant les mêmes problèmes. Au début de chacune des deux guerres mondiales, le Canada n'était absolument pas préparé et ne disposait pas d'une armée suffisante, parce que personne ne s'intéresse à l'armée lorsqu'on ne perçoit aucun danger. Il me semble que le Canada a toujours été un pays essentiellement pacifiste et qu'il se considère comme un pays sûr, non agresseur et partisan de la paix. L'opinion se raffermit toujours dès que quelqu'un s'avise de nous frapper. N'est-ce pas là une vérité historique? Si c'est la vérité, ne peut-on pas prétendre qu'il n'y a pas eu de changement d'attitude et que nous sommes ce que nous avons toujours été, c'est-à-dire un peu complaisants tant que le premier coup de poing n'a pas été porté?
M. Winn : Votre argument ne manque pas d'intérêt. Je ne me suis peut-être pas bien exprimé. Je me demandais simplement s'il n'y a pas eu un renversement de tendances. Je ne cherchais pas à imposer mon interprétation; je voulais plutôt me rendre utile en vous soumettant plusieurs interprétations, comme celle du colonel MacDonald, par exemple.
Le sénateur Banks : Deuxièmement, vous dites que la règle d'or, c'est comme le serment d'Hippocrate : ne pas faire de tort au patient.
M. Winn : Oui.
Le sénateur Banks : Est-ce que les gouvernements — et je parle spécifiquement des pouvoirs publics, peu importe l'échelon — vous demandent, lorsqu'ils vous confient un sondage...
M. Winn : Bien sûr.
Le sénateur Banks : Est-ce qu'ils vérifient le questionnaire pour s'assurer qu'aucune des questions ne risque de leur faire du tort, ou est-ce qu'ils vous disent : « Voici le sujet, trouvez la vérité »?
M. Winn : Oui, c'est cela.
Le sénateur Banks : Oui quoi?
M. Winn : C'est la première proposition, évidemment.
Le sénateur Banks : Le gouvernement organise le sondage en fonction des résultats souhaités?
M. Winn : Non. Cela peut parfois arriver, évidemment, mais dans la majorité des cas, il s'agit de ne pas faire de tort. Évidemment, le gouvernement vérifie les questionnaires et il est bien entendu que si l'on veut travailler avec lui, il ne faut pas lui faire de tort. Depuis la Grèce antique, on sait ce qu'il advient du porteur de mauvaises nouvelles.
Curieusement, je crois que l'accès à l'information a été préjudiciable à l'objectivité des recherches, parce que les ministères craignent, à juste titre, que les résultats soient publiés et que les journalistes s'en donnent à cœur joie pour les acculer au pied du mur. Dans ce contexte, on se met au moins d'accord dès le départ sur un processus formel d'approbation en écartant les questions qui, à première vue, risquent de porter atteinte à certaines réputations.
Le sénateur Banks : Voilà des informations très intéressantes.
Passons maintenant à un autre sujet. Vous avez dit que la réticence de l'opinion publique à l'égard des dépenses militaires était due en partie à une tangente que vous qualifiez aimablement d'éthique. Quel autre mot pourriez-vous utiliser, quitte à être moins aimable?
M. Winn : La paranoïa à l'égard de la classe politique, et je tiens à rester aimable.
Le sénateur Banks : Quand ils s'en prennent véritablement à vous, ce n'est pas de la paranoïa.
M. Winn : Si, car même les paranoïaques ont des ennemis.
Le sénateur Banks : L'éthique dont vous parlez tient au fait qu'après avoir posé toutes sortes de questions, vous constatez globalement que les gens ne veulent pas d'armée parce que les soldats détruisent. C'est bien ça?
M. Winn : C'est un point de vue qui existe, mais ce n'est pas celui de la majorité des gens.
Le sénateur Banks : De quelle éthique s'agit-il? Voilà le sens de ma question.
M. Winn : Depuis une génération et demie, on considère que le gouvernement doit consacrer les fonds publics à des activités honnêtes, efficientes et efficaces. Les gens ne sont pas convaincus que les montants considérables consacrés à la défense servent à quelque chose. À quoi servent-ils? Les médias ont des ressources très limitées et doivent faire face au problème que leur pose leur auditoire, dont le champ d'attention est très court. Il n'est pas facile de conserver longtemps un auditoire avec une émission où l'on débat de la politique de défense, alors qu'un élu pris en flagrant délit de malversation financière ou de frasques sexuelles permet de faire un excellent reportage. On obtient ainsi une ou deux générations qui vont médire de la classe politique et manifester une baisse de confiance envers les dirigeants et envers le gouvernement. Dans un tel climat, il est difficile de persuader les gens de la nécessité de consacrer des fonds publics à des activités dont la finalité n'apparaît pas très clairement.
Le sénateur Banks : Dans ce cas, nous ne sommes peut-être pas dans la bonne direction. Je parle en mon nom personnel, mais je peux dire qu'à mon avis, notre comité en est venu à un point de vue collectif et unanime selon lequel il faudrait prêter davantage attention à l'institution militaire et y consacrer davantage de fonds publics. C'est ce qu'il faut faire dans l'intérêt national du Canada. C'est ce que nous avons dit de différentes façons. Actuellement, nous craignons que le gouvernement, quelle que soit sa tendance, soit amené par l'opinion publique à prendre une orientation différente. C'est du moins une éventualité qui nous préoccupe. Ce que vous nous dites, c'est qu'il faut gouverner quelle que soit l'opinion publique, donner des explications, et tout se passera bien.
M. Winn : Je ne raffole de l'idée de prendre des décisions avant de donner des explications, pour deux raisons. Du point de vue professionnel qui est le mien, il faut d'abord juger chaque type de décision. Lorsqu'une décision peut servir à persuader, je dirais qu'il faut y aller; mais si une décision ne sert qu'à se mettre la population à dos, je dirais qu'au contraire, il ne faut pas la prendre. Comme citoyen et comme être humain, je suis convaincu que la démocratie représente le niveau le plus élevé de la civilisation; que le rôle le plus important que doit assumer une personnalité, ce n'est pas de prendre une décision, mais plutôt de persuader autrui que ces décisions doivent être prises. Le plus important, à mon avis, c'est ce que les Américains appellent parfois le discours d'intimidation, c'est-à-dire la capacité de persuader.
Le sénateur Day : Monsieur Winn, en réponse à mes collègues, vous avez émis deux idées sur lesquelles j'aimerais que vous reveniez. Dans un des cas, vous avez parlé d'un dirigeant ou d'un politique qui aurait la fibre théâtrale et la capacité de bien transmettre son message. Ensuite, vous avez discuté de ce que je décrirais comme étant un dirigeant plus logique, c'est-à-dire celui qui explique et a recours à la logique pour convaincre la population de ses arguments. D'après votre expérience de sondeur et les observations que vous avez faites au cours des ans, lequel de ces deux dirigeants a plus de chance de réussir à transmettre son message aux Canadiens?
M. Winn : Il nous faut les deux. Mise à part la logique, il faut beaucoup de talent pour convaincre, car même si ce que je vais vous dire peut vous sembler étrange, je suis convaincu qu'il existe en très grand nombre des gens logiques. Par contre, les gens sachant persuader sont beaucoup moins nombreux. La fibre théâtrale est très importante, chez les extrovertis, par exemple. Regardez le discours que nous a fait le président Bush : j'ai souvent dit que M. Bush passerait dans les annales des débats comme l'un des pires orateurs de l'histoire politique, mais le discours qu'il a prononcé était extraordinaire par sa qualité littéraire et par ses allusions à l'histoire du Canada. Il a été très persuasif.
Laissez-moi vous donner un petit exemple de la façon dont on peut user de logique tout en faisant de l'effet théâtral. Ceux qui prônent d'augmenter les dépenses militaires tombent parfois dans un piège et affirment que si les Américains dépensent dans ce secteur, nous devons le faire nous aussi. Je n'appelle pas cela un discours persuasif. Par contre, ce qu'on peut faire, c'est de citer en parallèle un pays que nous avons suivi pendant une grande partie de notre histoire, l'Australie. Nous pouvons dire que nous nous sommes battus aux côtés des Australiens au cours de telle ou telle campagne, pour établir la liberté ici, protéger les droits de la personne là-bas, et dire que tout comme les Australiens, nous devons nous préparer à relever certains défis. Voilà comment on peut être logique tout en étant persuasif et en faisant de l'effet.
Le sénateur Day : Laissons de côté la question de leadership et passons maintenant à la définition de l'âme de la population canadienne. Les Canadiens ont l'habitude de se rallier autour de situations graves et de démontrer beaucoup de sympathie. Rappelez-vous l'accident en Afghanistan sous les tirs amis, et aussi un cas beaucoup moins grave survenu en Afghanistan, alors que les soldats avaient besoin de matériel pour faire de l'action sociale dans les collectivités et pour aider à reconstruire des écoles. De nombreux Canadiens ont répondu à l'appel parce qu'il s'agissait d'une cause à laquelle de nombreux Canadiens se sont ralliés. Certains de mes collègues d'Ottawa ont même suspendu de grandes affiches dans les bureaux de poste de leur circonscription pour que la population aille les signer afin d'envoyer un message de sympathie à notre personnel des forces armées. Cela ne vous convainc-t-il pas qu'il existe dans la population un courant de sympathie générale à l'égard de nos militaires, courant de sympathie qui n'est peut-être pas suffisamment exploité par nos dirigeants?
M. Winn : Oui, je crois qu'on peut dire cela.
Le sénateur Day : Comment faire pour que ce soit exploité? Quel est le problème? Pourquoi nos dirigeants n'exploitent-ils pas ce potentiel qui existe bel et bien.
Le sénateur Meighen : Faisons-le!
M. Winn : J'ai certaines idées là-dessus. Je ne suis pas certain que tout le raisonnement stratégique... Enfin, à vrai dire, ce genre-ci de réunion n'est peut-être pas le meilleur qui soit pour en discuter. Cela a beaucoup à voir avec les stratégies de persuasion, entre autres choses.
Le sénateur Day : Vous ne voulez pas nous en dire plus? Nous aimerions savoir ce que...
M. Winn : Je serais ravi de vous en parler, si vous acceptiez de prendre avec moi un café à l'extérieur de la salle de comité.
Le sénateur Day : Monsieur le président, voulez-vous prendre une tasse de café?
Le président : Vous allez prendre un café?
Le sénateur Day : Il y a un autre sujet que j'aimerais aborder avec vous, il s'agit de l'absence d'image de nos militaires aujourd'hui au Canada. Je me rappelle l'époque où nos gouverneurs généraux avaient fait souvent carrière dans les forces armées, et on peut penser immédiatement à M. George Vanier. Les militaires n'ont plus beaucoup de visibilité au Canada, et ce depuis un certain temps. Nos forces armées ont fondu comme neige au soleil, de sorte qu'il n'y a plus beaucoup de gens qui se promènent en uniforme. Une fois sur deux, les dirigeants militaires conseillent à leurs officiers et à leurs soldats de ne pas porter leurs uniformes dans telle ou telle circonstance, pour ne pas se faire remarquer. Beaucoup de nos bases militaires sont situées loin des centres urbains, et il faut dire que la masse de nos immigrants ne se fait peut-être pas la même idée que nous des militaires. Ces facteurs entrent-ils en jeu dans les décisions que prennent nos politiques?
M. Winn : Bien sûr. Ces facteurs entrent certainement en jeu, mais les Canadiens ne connaissent pas non plus assez bien leur histoire. Cela fait des décennies que l'on a cessé d'enseigner l'histoire, et il ne faut donc pas s'étonner qu'ils n'en sachent pas plus de leur histoire militaire qu'ils n'en connaissent de leur histoire scientifique. L'histoire du Canada regorge d'inventeurs extraordinaires, mais combien de Canadiens savent qui a inventé la vis à tête Philips ainsi que bien d'autres choses?
Le président : Alexander Graham Bell.
Le sénateur Day : Non, c'est un M. Philips.
M. Winn : Nous ne savons vraiment pas — même si cela nous ferait chaud au cœur — toutes les choses extraordinaires que les Canadiens ont inventées, que ce soit dans le domaine de la quincaillerie, ou dans l'industrie du pétrole et du gaz que certains affirment même avoir été inventée essentiellement par les Canadiens. Comme nous ne savons rien là-dessus, il ne faut pas s'étonner que nous ne sachions rien non plus de notre histoire militaire. Nous n'en savons pas plus sur les autres pans de notre histoire non plus.
Le sénateur Day : À ce sujet, nous venons tout juste de perdre un de nos grands historiens il y a à peine quelques jours, Pierre Berton, qui nous avait beaucoup parlé de notre histoire militaire.
Je cède maintenant la parole à mon collègue.
Le sénateur Meighen : Professeur, avez-vous remarqué une évolution quelconque dans la perception que les Canadiens ont de nos militaires, étant donné que le rythme opérationnel de nos forces armées a été frénétique, et le mot n'est pas trop fort, depuis quelques années? Dans la mesure où on lit les journaux, ceux-ci regorgent d'histoires dont certaines sont très tristes, et d'articles portant sur les activités de nos militaires qui ont fait la manchette. On peut lire beaucoup d'articles là-dessus, beaucoup plus qu'à l'époque où nous avions une force de maintien de la paix pendant une vingtaine d'années à Chypre, avant qu'elle ne disparaisse dans l'oubli. On parle de nos forces armées. Mais avez-vous constaté une évolution dans l'opinion?
M. Winn : Certes, on peut parler d'une certaine évolution. Mais l'une des choses sur laquelle je voudrais m'attarder, ce serait la façon dont les Canadiens perçoivent le monde. Comment le perçoivent-ils? Principalement d'un point de vue éthique. C'est vrai, même si cela peut vous sembler naïf. Pourquoi la plupart des sondages révèlent-ils que pour les Canadiens, l'important c'est d'augmenter les dépenses en santé?
Le sénateur Meighen : C'est par intérêt personnel.
M. Winn : Je ne le crois pas, car la plupart des Canadiens n'y pense pas sans arrêt, pour la plupart. D'abord, tous les moins de 40 ans sont convaincus qu'ils sont indestructibles.
Le sénateur Meighen : Et ne tomberont jamais malades.
M. Winn : En effet.
Je ne crois pas que cela soit uniquement par intérêt personnel. C'est à cause de la valeur que nous accordons à la vie. Nous ne nous assassinons pas les uns les autres, pas par peur du policier mais parce que ce ne serait pas une bonne chose. Les Canadiens se tiennent loin des empoignades, pas par peur des gardiens de sécurité qui tapissent les rues, mais parce que cela ne leur semble pas être une bonne idée.
À mon avis, l'appui massif des Canadiens à l'égard des soins de santé vient de leur sens de l'éthique, ainsi que de la révérence qu'ils ont pour la vie. Et leurs hésitations au sujet des questions de défense, ou à tout le moins leur manque d'enthousiasme, vient de ce que pour eux, la défense ne contribue pas nécessairement à la vie. À leurs yeux, les dépenses militaires servent à tuer plutôt qu'à protéger.
Le sénateur Meighen : J'ai une autre question sur un autre sujet. Peut-être ai-je tort et corrigez-moi si c'est le cas, mais je me demande pourquoi les Canadiens se sentent à l'abri du danger, même s'ils se trouvent juste en face de Rochester, de l'autre côté du lac? Le bombardement de précision n'est parfois pas si précis que cela. Même si les Canadiens ne sont pas nécessairement dans la mire des terroristes, une petite erreur pourrait être catastrophique pour le Canada, mais cela ne semble inquiéter personne. Les Canadiens ont l'impression d'être à l'abri de tout et qu'ils ne seront jamais dans la mire des terroristes. Pourquoi?
M. Winn : Je ne suis pas sûr qu'ils se sentent complètement à l'abri. Si vous demandez aux gens, comme nous l'avons fait, de coter sur une échelle de 1 à 100 la probabilité que différents actes soient menés contre le Canada, vous obtenez des résultats très élevés, dans les deux chiffres. Si vous leur posez directement la question, ils vous répondront que la probabilité est très élevée.
Le sénateur Meighen : Leur avez-vous demandé ce que nous devrions faire?
M. Winn : Nous leur posons la question à l'occasion, mais la plupart de nos clients ne sont pas intéressés à le savoir. Je crois que les Canadiens sont sensibles à cela, mais je crois qu'ils pensent aussi que les personnalités sont là pour leur offrir des options. Les fonctionnaires sont censés leur proposer des options et les leur expliquer. Voilà ce qu'ils pensent.
Le sénateur Forrestall : Professeur, pourquoi, depuis le 11 septembre à peu près, la télévision américaine ne cesse-t-elle de diffuser des émissions de violence, de procès et de meurtres? Ce genre d'émissions est diffusé sans arrêt de 6 heures du matin jusqu'à minuit. Quel est ce phénomène?
M. Winn : Cela s'appelle de l'info-divertissement qui marie information et divertissement et qui va chercher d'énormes auditoires. Le procès d'O. J. Simpson illustre à la perfection ce phénomène, puisqu'il a réussi à attirer d'énormes auditoires, parce que c'était du divertissement déguisé en information, à bon marché. Le sénateur Banks avait raison de dire qu'il faut constamment tenir compte des coûts. Les actualités qui sont diffusées reflètent l'équilibre entre les coûts et l'attrait pour l'auditoire. C'est comme s'il s'agissait purement d'une émission de divertissement. Pourquoi diffuse-t-on à votre avis autant d'émissions de flics et de voleurs? Est-ce parce qu'elles attirent un large auditoire? Non. Les meilleures comédies diffusées, telles que Seinfeld, battent haut la main les émissions de flics et de voleurs, mais elles coûtent beaucoup plus cher et ne sont pas une garantie de succès. Il en va de même pour l'information : vous diffusez des nouvelles, en fonction des coûts. Cela explique pourquoi on entend parler d'Israël et des Palestiniens, parce que la couverture des actualités ne coûte pas cher, alors qu'il en coûterait beaucoup plus cher pour faire des actualités sur les tumultes du Sud de la Thaïlande, sur les problèmes de la Malaisie ou de l'Indonésie ou même du Nigeria.
Le sénateur Forrestall : Prenons notre comité qui siège ici à Toronto et qui se penche sur l'opportunité de publier un autre livre blanc sur la défense; supposons qu'à notre sortie, un attentat terroriste nous décime. La presse canadienne parviendrait-elle à en faire un sujet d'actualité pendant deux, quatre ou cinq mois, ou pendant quatre à cinq heures par jour à la télévision ou à la radio, ou sur les trois premières pages de tous les journaux? La presse a-t-elle besoin de ce genre-là de motivation pour susciter de l'intérêt, parce que tout serait entre les mains de la presse, et cela n'aurait rien à voir avec le fait que quelqu'un a fait sauter une bande de sénateurs, situation qui pourrait éventuellement être bien reçue.
Le président : Si ça saute, je ne vais certainement pas sortir.
M. Winn : Il y a toutes sortes de lorgnettes à travers lesquelles les journalistes choisissent leur sujet, dont les coûts au départ, mais ce qui les motive principalement c'est qu'ils ont besoin d'un auditoire.
Le sénateur Forrestall : Il y a les coûts fixes et les coûts variables, et dans l'exemple que je vous ai donné, si le reportage change les coûts, cela ne donne rien. L'argent ne serait pas dépensé de toute façon. Il s'agit du temps des journalistes et de leurs salaires.
M. Winn : En effet.
Le sénateur Banks : Je voulais reprendre votre réponse à la question du sénateur Meighen sur l'éthique. Le sens de l'éthique chez les Canadiens, qui les fait hésiter à agir dans certains domaines par crainte que cela ne soit éthique, est une cible qui ne cesse de bouger. Le lendemain du 11 septembre, on aurait pu facilement légiférer pour rendre la torture légale, et c'est presque ce qui est arrivé. D'ailleurs, n'eut été du Sénat, le Parlement aurait adopté des lois qui lui auraient donné les coudées franches, sans que personne n'y trouve à redire, ce qui est en soi une situation qui est anathème pour les Canadiens. Mais ce jour-là, devant les circonstances, les Canadiens ont vu les choses autrement, tout comme ils les ont vues le jour où nos soldats d'Edmonton ont malheureusement péri sous les tirs amis. Le lendemain de cet accident, nous aurions pu intervenir de bien des façons, ce qui illustre à quel point l'éthique est une cible mouvante, qui se déplace en fonction des circonstances.
M. Winn : En effet.
Le président : Monsieur Winn, vous avez été bien aimable de vous présenter à notre comité. Nous vous sommes reconnaissants de votre aide, car nous essayons de démêler l'écheveau. Vous nous avez aidés à concentrer sur certains éléments de cet écheveau, et nous vous en sommes reconnaissants. Nous espérons avoir l'occasion de nous entretenir à nouveau avec vous. Merci beaucoup de votre témoignage.
Honorables sénateurs, nous accueillons maintenant le professeur David Dewitt, qui dirige le Centre d'études internationales et de sécurité de l'Université York, affilié au forum sur la sécurité et la défense. M. Dewitt a beaucoup écrit sur les questions de politique étrangère canadienne, de sécurité internationale, de contrôle des armements, de gestion de conflit et de maintien de la paix.
Professeur Dewitt, bienvenue au comité. Nous nous réjouissons de vous entendre. Je crois que vous avez une brève déclaration à faire, après quoi nous pourrons avoir le plaisir de vous poser des questions.
M. David Dewitt, directeur, Centre d'études internationales et de sécurité, Université York : Merci beaucoup de m'avoir invité à comparaître, et je me réjouis d'être ici. J'ai été un peu désarçonné lorsque j'ai appris, tard hier soir, que mon collègue du centre, Martin Shadwick, ne viendrait pas préparer le terrain pour moi. Nous étions censés comparaître ensemble, et il devait pour sa part faire une introduction du sujet et mettre l'accent principalement sur les enjeux traditionnels en matière de défense, sur lesquels je devais ensuite vous donner plus d'explications. Toutefois, il semble qu'il comparaîtra après moi, et c'est pourquoi j'ai dû restructurer quelque peu mon intervention. Je vous fais mes excuses, mais sachez que je suis heureux d'avoir plus de temps pour engager la discussion avec vous.
Comment réagiriez-vous si je vous disais qu'on estime à plus de 50 000 le nombre d'étrangers se trouvant au Canada, mais que de ce nombre, on ne peut en localiser que 18. De plus, ces 18 personnes dont on connaît les faits et gestes coûtent à l'économie canadienne, selon les calculs, de 13 à 42 milliards de dollars par année. Ces chiffres illustrent l'ampleur du problème de sécurité que nous avons. Ce problème est une menace à nos valeurs fondamentales à cause de son énormité et parce qu'il met en lumière la pauvreté d'information que nous avons sur ces étrangers. Ce problème menace nos institutions en raison de ses coûts énormes et met à mal notre économie tout en grevant nos moyens.
À mon avis, il s'agit d'un problème de sécurité fondamental. Toutefois, laissez-moi vous rassurer : je parle ici d'une espèce invasive et non indigène, dont on compte quelque 50 000 variétés en Amérique du Nord. Je répète que nous avons les coordonnées d'environ 18 de ces 50 000 variétés au Canada, mais que ces 18 coûtent à notre économie de 13 à 40 milliards de dollars par année.
Nos scientifiques en connaissent bien l'aspect scientifique. Nos décideurs et nos universitaires des sciences sociales, du droit, des études environnementales, de l'éthique et des sciences humaines ne font que frôler la surface de nos connaissances. Si l'on ne peut pas parler ici d'un problème de sécurité pour l'État canadien, pour les Canadiens, pour les intérêts du Canada et pour notre avenir, il est difficile de savoir ce qui pourrait bien être considéré comme un problème de sécurité.
Si je vous le signale, ce n'est pas uniquement parce que c'est un problème très sérieux et parce que nous n'avons pas de connaissance ni de renseignement là-dessus, et que nous ne pouvons donc pas le suivre, ce qui est aussi le cas pour toutes sortes d'autres problèmes de sécurité. Non, si je vous le signale, c'est pour vous confirmer que la discussion que vous avez aujourd'hui sur l'opportunité de publier un autre livre blanc est la bienvenue et que nous l'attendons depuis longtemps. Votre réflexion doit porter sur les questions de sécurité nationale et de défense, comme l'illustre parfaitement le titre de votre comité. Ce ne sont pas toutes les questions de sécurité qui sont nécessairement des questions de défense, et les questions de sécurité ne sont pas nécessairement traitées de la façon optimale par le ministère de la Défense nationale. C'est une situation qu'il faut bien comprendre, à la fois pour respecter le programme de la sécurité nationale, mais aussi pour assurer la vitalité, la capacité de décision et la crédibilité du MDN. Le ministère doit comprendre parfaitement quelle est sa mission, quels sont ses objectifs, ses engagements et ses responsabilités. Il doit bien connaître les questions de sécurité mais sans nécessairement piloter ces dossiers, pas plus qu'on ne doit lui demander de puiser à même ses maigres ressources pour s'en occuper.
Cette grave situation donne à réfléchir. Cette connaissance de la situation, nous aurions dû déjà l'avoir il y a plusieurs années. Peut-être est-ce encore plus pertinent depuis les événements du 11 septembre 2001, jour où il est devenu de plus en plus clair pour le gouvernement et la population du Canada à quel point la menace à notre sécurité était diffuse et évolutive et à quel point le défi était grand.
On m'a demandé de limiter mes propos à cinq ou six minutes. J'aurais beaucoup à dire. Je ne pourrai évidemment pas aborder toutes les questions importantes, mais j'espère que j'y parviendrai lors de notre discussion. J'aimerais néanmoins aborder une ou deux choses. Il faut d'abord que vous compreniez que nous formons au Canada une société très privilégiée. Cette réalité est assortie d'un engagement de longue main qui doit être maintenu, même en période de tension et de contrainte. Comme société très privilégiée qui s'est dotée d'une éthique bien à elle, nous avons compris depuis longtemps que nous avons des obligations et la responsabilité de jouer un rôle solide dans l'environnement de la sécurité internationale, dans son sens large. Chaque fois que la violence a apporté de la souffrance aux êtres humains, nous nous sommes toujours targués d'utiliser notre capacité expéditionnaire de façon sélective et soignée pour intervenir à un niveau approprié, dans des questions de sécurité, de violence et de guerre.
Cette attente n'a pas disparu. Je n'étais pas présent lorsque M. Winn vous a expliqué l'opinion canadienne, mais j'ai l'impression que l'élite du Canada et la population en général ont une longue et profonde admiration pour les militaires canadiens et s'attendent à ce qu'ils jouent le rôle dont je vous ai parlé et à ce qu'on leur donne cette capacité d'intervenir.
Cela dit, je ressens une frustration énorme et croissante parmi la population, et sans doute aussi dans les foyers des militaires canadiens, devant l'absence de capacité des forces armées et l'absence de vision. Toutefois, j'irais encore plus loin et je vous proposerais l'hypothèse suivante : dans plus d'une circonstance, ce sont les militaires canadiens qui se sont nui le plus à eux-mêmes en ne réussissant pas à nous convaincre du rôle qu'ils pouvaient jouer en matière de sécurité internationale.
Il est vrai que pendant bien longtemps, les forces militaires du Canada ont eu à faire face à des contraintes énormes imposées par les finances et le Trésor. Nous connaissons tous l'écart entre les engagements et les ressources. Je n'ai pas à vous l'expliquer en détail. Toutefois, lorsque mises au défi, les Forces canadiennes ont eu l'habitude de se rabattre sur des arguments éprouvés et réels, à savoir qu'on leur a toujours demandé d'être prêtes à combattre et d'être polyvalentes pour pouvoir réagir dans toutes les circonstances et de façon à assurer l'interopérabilité.
Nous aurions dû depuis très longtemps nous demander ce que nous pouvions offrir comme valeur ajoutée. Autrement dit, demandons-nous comment nous pouvons faire la différence, et pas seulement dans les grandes questions générales de sécurité nationale — qui dépassent de loin l'aspect strictement militaire, comme j'ai voulu le dire au début — car, puisque nous voulons ici parler du rôle des forces armées, demandons-nous dans quels secteurs les militaires canadiens peuvent faire la différence, et comment.
Mes collègues des forces armées sont souvent portés à sourciller lorsqu'ils entendent parler de créneau, à cause des contraintes et des limites que cela impose. Toutefois, je voudrais vous convaincre que la question doit être posée. Il faut passer par-dessus les hésitations ou l'incapacité des militaires à se poser la question, souvent pour des motifs politiques ou autres parfaitement compréhensibles.
En effet, cela renforcerait à la fois les militaires comme force apte au combat et renforcerait le soutien politique aux forces armées canadiennes au Canada si la population du Canada, de même que ses dirigeants politiques et particulièrement ses dirigeants militaires regardaient les choses en face. Nous ne pouvons intervenir sur tous les fronts. Sur quoi devrions-nous nous concentrer? Seulement sur ce qui nous permet d'exceller. Accepterons-nous de nous engager à être une force expéditionnaire apte au combat qui excelle sur un ou deux fronts? Acceptons-nous d'être sur la ligne de front dans ces cas-là seulement, sans prétendre que nous devrions être toujours prêts, comme les scouts, dans n'importe quelle circonstance?
Ce revirement pourrait évidemment poser d'énormes défis en termes de doctrine, d'éducation et d'approvisionnement, mais ce questionnement s'impose.
Je crois que mon temps est déjà écoulé, mais je n'ai abordé qu'un seul des nombreux sujets dont je voulais vous entretenir. Je m'arrêterai ici, car j'espère pouvoir aborder le reste en répondant à vos questions.
Le président : Professeur Dewitt, vous voudrez peut-être nous brosser rapidement le tableau de tous les points que vous vouliez aborder? Cela pourrait aider les membres du comité à vous poser les bonnes questions.
M. Dewitt : J'aimerais vous décrire certains éléments dont nous devons tenir compte. Je puis également vous laisser un exemplaire du rapport sur la défense canadienne que j'ai préparé il y a environ un an avec l'aide du centre et de mes collègues. Nous étions tous d'avis qu'il y allait de l'intérêt du Canada de reconnaître que notre pays ne fait pas face aux graves menaces militaires traditionnelles et que lorsque l'on parle de menaces au bien-être des Canadiens, il faut envisager la question à deux points de vue.
En premier lieu, nous devons envisager la situation en tenant compte de l'évolution de l'État, et des préoccupations qui proviennent de l'intérieur en termes de priorités et de préoccupations nationales. Je songe ici au terrorisme, au crime transnational, à l'évolution de la structure démographique de notre État, à l'espionnage économique et à toute une gamme de problèmes allant du bien-être de la nation jusqu'à l'avenir des Canadiens et de l'État.
Nos relations avec les États-unis sont évidemment essentielles. Elles le sont non seulement en termes d'échanges commerciaux et de relations économiques, mais aussi parce que nous partageons avec eux les mêmes visions d'éthique fondamentales et de préférence en termes de mode de vie. Nous devons donc trouver des façons de mener ces objectifs en harmonie, tout en explorant plus à fond les secteurs sur lesquels nous différons de vision.
En ce qui concerne la défense et la sécurité nationale, nous n'avons d'autre choix que de répondre aux exigences et aux attentes découlant du partage par nos deux pays du même continent. Il serait illusoire de prétendre qu'elles n'existent pas. Mais en même temps, cela ne signifie pas pour autant que nous n'avons aucune marge de manœuvre. Mais il nous faut reconnaître que ce sont là des questions à traiter en priorité.
Ensuite, nous devons faire porter notre attention sur la sécurité et la politique internationale dans notre hémisphère comme région de la planète.
Nos propres définitions et préoccupations en termes de sécurité et le rôle de nos forces armées s'inscrivent dans la question plus générale de la réforme des Nations Unies, puisque nous devons nous demander quel rôle nos forces armées peuvent jouer de façon significative pour contribuer à l'avancement de la réforme de l'ONU.
D'ailleurs, j'en parlais justement ce matin avec Paul Heinbecker à l'émission The Current, diffusée à la radio de la CBC.
Le président : Ce qui m'intéressait surtout, c'était la réforme de l'ONU et le rôle que peuvent jouer nos forces armées pour la promouvoir.
M. Dewitt : D'accord.
Le président : Ensuite, si vous pouviez nous donner un aperçu des autres sujets qui vous intéressent, les questions pourraient peut-être être plus pointues.
M. Dewitt : Bien sûr. J'aurais voulu mettre l'accent sur le multilatéralisme, c'est-à-dire les Nations Unies, l'OTAN, à savoir la coalition des partenaires pour une même cause. Je vous ai déjà expliqué qu'il fallait se demander quel créneau pouvait occuper la défense canadienne et dans quoi elle pouvait se spécialiser. Je pense que c'est un bon point de départ, et je m'arrêterai ici.
Le sénateur Day : Monsieur Dewitt, merci beaucoup de votre comparution et de nous avoir fait part de vos réflexions. Nous nous réjouissons de pouvoir continuer la discussion avec vous. Nous voulons mettre l'accent sur une politique de défense, mais après vous avoir entendu, je me demande si vous êtes d'accord sur le fait que nous devrions commencer par une politique étrangère clairement définie, à laquelle se greffera une politique de sécurité, puis une politique de défense?
M. Dewitt : Certainement. Nous attendons tous depuis longtemps l'examen de la politique internationale qui est censé se faire et qui est, à mon avis, essentiel. Même si ce n'est pas admis par tous, d'aucuns disent depuis longtemps que la politique de la sécurité nationale et internationale est en quelque sorte un prisme qui intervient entre la politique étrangère et la politique de défense. C'est sans doute ce que beaucoup d'entre nous confirmeraient. Tant que nous n'aurons pas cerné les problèmes de sécurité nationaux et internationaux et établi nos priorités en fonction de ceux-ci, et tant que nous n'aurons pas décidé lesquels parmi ces problèmes de sécurité nous menacent comme pays plutôt que comme membre de la communauté internationale, nous ne serons pas suffisamment bien informés pour arrêter la politique de défense du Canada, à l'échelle nationale et internationale.
Le sénateur Day : Au cours de la dernière campagne électorale, le premier ministre a dit qu'il envisageait un rôle élargi pour la Réserve du Canada, particulièrement dans le cadre de la sécurité du territoire et pour agir à titre de premier intervenant, surtout dans les cas d'attaque nucléaire, biologique, chimique, et cetera. Peut-on décider cela de façon abstraite? Est-ce que nous n'illustrons pas ainsi le cloisonnement traditionnel qui nous empêche de regarder l'enjeu plus large de la sécurité et de nous demander si une organisation de type militaire n'est pas la mieux placée pour répondre à ce genre de problèmes de sécurité?
M. Dewitt : Vous avez soulevé deux questions importantes, et je répondrai d'abord à la deuxième, sur le cloisonnement. Étant un critique qui ne fait pas partie du secteur public, je me suis réjouis d'entendre plusieurs de mes collègues qui avaient de longs états de service au gouvernement canadien expliquer que l'une de leurs plus graves préoccupations, c'était justement ce cloisonnement, malgré le grand chevauchement dans les préoccupations et dans les intérêts. En effet, de nombreux ministères n'assurent aucune coordination entre leurs activités, ne savent pas ce que font les autres ni en termes de politiques ni en termes d'opérations. Il est donc essentiel de faire tomber ce cloisonnement.
Si je comprends bien, le nouveau ministère dirigé par Mme Anne McLellan illustre de façon éclatante l'effort déployé par le gouvernement du Canada pour défaire ce cloisonnement. Pour répondre à votre question plus précise, je dois avouer que cela déborde de mon secteur de compétence. Certains des rôles dont vous avez parlé sont très techniques et exigent des capacités techniques que, sur la foi de ce que j'ai lu dans certains des rapports, le Canada n'a jamais eues dans le passé et pour lesquelles il devrait se préparer.
Le nouveau document sur la sécurité nationale publié l'année dernière indique la nécessité d'un engagement de la part du gouvernement. Si cet engagement se concrétise, il faudra assurer une bonne coordination et de ce point de vue, le rôle du ministère de la Défense nationale va être essentiel. Reste à savoir s'il va en assumer la responsabilité ultime.
Le sénateur Day :Vous connaissez sans doute notre rapport dans lequel nous avons dénoncé les services gouvernementaux qui fonctionnent en vase clos. Le ministère de Mme McLellan a été créé en partie en réponse à notre intervention pressante, et nous en avons été très satisfaits.
Les déclarations concernant les réservistes, auxquelles je viens de faire référence, risquent de nous ramener à ce mode de fonctionnement en vase clos, car la Réserve fait partie de la politique de défense, alors que sur les questions de sécurité, les perspectives doivent être un peu plus vastes. Voilà ce qui me préoccupe, et ce à quoi je voulais faire allusion dans mon commentaire.
M. Dewitt : Je comprends votre préoccupation, qui me semble légitime. Je pense qu'il faut renvoyer la question aux représentants du gouvernement et solliciter leur point de vue sur l'attribution des responsabilités et l'utilisation des capacités. Il serait dommage que le problème retombe sur le ministère de la Défense, comme vous le dites. Je crains également que l'on surutilise les capacités du ministère de la Défense nationale, qui subit déjà les contraintes imposées par ses activités plus traditionnelles résultant de ses missions à l'étranger. Est-ce que le ministère de la Défense nationale a la capacité nécessaire pour faire face aux différentes tâches que vous mentionnez?
Le sénateur Day : J'aimerais que vous développiez cette notion de créneau, car nous avons entendu des points de vue contradictoires à ce sujet.
Tout d'abord, j'aimerais qu'on termine la discussion sur le manque de leadership au sein de l'armée. Est-ce que vous avez analysé le phénomène et est-ce que vous avez considéré ce que j'appellerais la politisation au QGDN? Avez-vous eu l'occasion de réfléchir au fait que la plupart des militaires de haut rang en uniforme ont de plus en plus tendance à se comporter comme des fonctionnaires dans leur raisonnement, dans leur prise de décision et dans leur rôle de leaders? Est-ce que vous y avez réfléchi?
M. Dewitt : Je ne pense pas avoir parlé de « manque de leadership ». Je me suis interrogé sur l'aptitude des militaires de haut rang à amorcer le débat. En réalité, je pense que le ministère de la Défense nationale est comparable à la plupart des autres grands ministères fédéraux. Plus on monte dans la hiérarchie, plus les responsabilités consistent à protéger la capacité du ministère à s'acquitter de la mission qui lui est confiée. Et pour cela, il faut de grands talents politiques. Il faut savoir faire face aux comités et aux budgets, relever les défis résultant des intérêts concurrents au sein du Cabinet, en particulier ceux des finances et du Conseil du Trésor. C'est ce que l'on remarque depuis longtemps, même à l'intérieur du ministère.
Le simple fait que le ministère ait réussi à fonctionner dans un contexte de difficultés extrêmes montre bien qu'il dispose de leadership pour agir dans les secteurs dont il est responsable.
Au lieu de parler de manque de leadership, je pense qu'il arrive un moment où il faut faire front devant ceux qui voudraient vous imposer des contraintes supplémentaires et dire : on ne peut pas en faire plus. Si l'on veut faire preuve d'excellence, non pas uniquement en fonction de ses capacités mais en fonction des exigences de la tâche, il faut faire des choix. La classe politique nous impose des contraintes, nous empêche de faire ces choix et par conséquent, il faut continuer à progresser vaille que vaille dans la confusion. Il faut trouver une façon de s'en sortir.
S'il y a un manque de leadership, c'est sans doute au niveau de la capacité à contester les contraintes politiques imposées par le gouvernement. Je suppose que si vous réunissiez la fine fleur du commandement militaire autour d'une table en disant : « Voici les contraintes. À vous de nous dire comment vous allez les neutraliser. Vous devrez faire des choix. Dites-nous quels choix vous allez faire, car vous ne pourrez pas tout faire. Nous ne vous demandons plus de tout faire. » Ainsi, ils seraient contraints de modifier leur raisonnement.
Je pense qu'ils ont formé un cercle de chariots pour protéger leurs acquis pendant une période de contraintes aggravées de compressions budgétaires. Il y a aussi un état d'esprit, parfaitement compréhensible, parmi ceux qui ont passé 40 ans dans l'armée, et dont la base opérationnelle repose sur trois piliers : la défense continentale, qui exige une coopération active et intense avec les États-Unis et impose par conséquent l'interopérabilité et l'intégration; l'OTAN, qui multiplie nos actifs, dans la mesure où nous maintenons l'interopérabilité active avec les États-Unis; et enfin, l'ONU.
Quand on regarde de l'extérieur, on constate que la réputation du Canada et de l'armée canadienne, des unités chargées du maintien de la paix jusqu'à ceux qui ont été chargés d'intervenir activement dans des régions à forte intensité de conflits, est fondée sur le rôle du Canada en matière de sécurité multilatérale par l'intermédiaire de l'ONU. En revanche, notre doctrine, nos approvisionnements et nos déploiements reposent sur les deux autres piliers.
Aujourd'hui, l'OTAN passe par de grands changements dont il est impératif de tenir compte. Le point de vue américain change également. Je comprends pourquoi nos collègues du ministère de la Défense nationale insistent sur nos relations avec les États-Unis, parce que c'est là qu'il est question de technologie et d'interopérabilité; par conséquent, ces relations ont une incidence sur l'ensemble de nos opérations. Néanmoins, à l'étranger, notre réputation et notre statut sont fondés sur nos activités multilatérales, essentiellement dans le cadre de l'ONU, et nos résultats ont été extraordinaires.
Il y a eu rupture de synchronisation. Si le leadership militaire étudiait attentivement l'histoire de nos opérations, il verrait d'où vient notre réputation et saurait quels engagements prendre pour intervenir de façon décisive au plan de la paix et de la sécurité internationale, quitte à réorienter notre doctrine, notre politique d'approvisionnement et la répartition de nos forces armées. Si l'on cesse de se concentrer sur l'OTAN et l'Europe occidentale pour envisager d'autres formes d'opérations et d'autres secteurs d'interopérabilité, est-ce que nos choix et notre doctrine en matière d'approvisionnement vont s'en trouver modifiés?
Voilà, à mon sens, le genre d'examen minutieux à partir duquel le gouvernement va pouvoir développer sa responsabilité de protéger et ses principes éthiques en matière de sécurité de l'être humain. Les militaires n'emploient pas encore ce langage mais en fait, c'est déjà ce qu'ils font. Est-ce qu'ils sont en mesure d'occuper les avant-postes? Voilà à mon sens les questions qu'il faut résoudre.
Si le gouvernement canadien n'assume pas sa responsabilité de protéger et met essentiellement l'accent sur les questions continentales, le résultat sera différent. S'il continue à insister sur le rôle des Nations Unies alors que le contexte des Nations Unies et des rapports multilatéraux est en pleine évolution, comment pourra-t-on définir notre doctrine et comment pouvons-nous investir en fonction de choix d'approvisionnement à long terme? Voilà les questions qu'il faut poser et je pense que le haut commandement militaire s'est montré réticent à se les poser, parce que la tradition et les perspectives d'avancement penchaient en faveur de l'OTAN et des relations canado-américaines, considérés comme facteurs déterminants quant à la formation des cadres militaires.
Le sénateur Day : Vos propos soulèvent bien des questions. J'aimerais en poser une avant de céder la parole au président.
Nous avons entendu des intervenants qui disaient, comme vous, que l'élément militaire du QGDN devrait quitter Ottawa afin que les soldats en uniforme puissent jouer leur rôle de soldat au sein de l'institution militaire, quitte à ce que l'autre aspect de la défense nationale...
M. Dewitt : C'est cela.
Le sénateur Day : ...l'élément civil, soit assumé à Ottawa. Qu'avez-vous à dire à ce sujet? D'autres pensent le contraire, soit qu'il faut politiser davantage le haut commandement militaire en uniforme.
Quel que soit le rôle de l'armée à l'avenir, lequel de ces deux modèles vous semble préférable?
M. Dewitt : Excusez-moi, sénateur, je ne pense pas pouvoir vous donner un point de vue bien informé fondé sur la recherche. Je peux vous donner mon point de vue de simple citoyen. Dans ce contexte, malgré toutes les difficultés rencontrées par mes collègues militaires, qui sont très mécontents d'être cantonnés à Ottawa, je pense qu'il est essentiel que les cadres civils du ministère de la Défense nationale et du quartier général aient accès à des cadres militaires parfaitement informés et de grande expérience.
De plus, je pense que le monde est fortement politisé et que la plupart des décisions sont prises en fonction d'options et de préférences politiques. Il est très important que nos cadres militaires soient sensibles et se positionnent toujours par rapport au cadre civil.
Je crois que c'est très important, étant donné que notre forme démocratique de gouvernement exige que les militaires soient toujours assujettis aux gouvernants civils, selon des modalités institutionnalisées et transparentes. Malgré toutes les difficultés et les frustrations, cette structure parallèle existe pour une raison bien précise. Cela ne veut pas dire qu'il soit impossible de la réformer ou de l'améliorer. Je suis sûr qu'on peut l'envisager, et c'est ce qu'il faut faire. Cependant, en tant que simple citoyen, je suis rassuré par ce partage de responsabilités et par cet échange de connaissances au quotidien.
Le président : Monsieur Dewitt, je n'ai peut-être pas bien compris le sens de votre témoignage quand vous répondiez au sénateur Day, mais j'ai cru percevoir, dans vos propos, l'idée selon laquelle les militaires décidaient de certains engagements. Si vous aviez dit cela en précisant que c'est la classe politique qui détermine le programme des activités militaires, qui décide des déploiements et qui détermine le rythme des activités, j'aurais suivi votre raisonnement. Vous semblez dire que ce rythme est déterminé par les militaires.
M. Dewitt : Non. Je vous remercie de demander cette précision. J'ai fait l'erreur classique des universitaires, qui se permettent certaines ruptures de logique, mais je considère que les militaires doivent répondre à des ordres, des demandes ou des exigences provenant de nos dirigeants politiques, de nos dirigeants élus.
Le président : Deuxièmement, dans la dernière partie de votre réponse, vous semblez dire qu'il y a un dialogue interrompu entre le sommet de la hiérarchie militaire et les dirigeants politiques. Pensez-vous vraiment que ce dialogue existe?
M. Dewitt : Pas autant que je le souhaiterais. C'est pourquoi une réforme me semble essentielle. J'estime que ce dialogue devrait exister. C'est ce que je souhaite en tant que citoyen. J'y ai plus ou moins participé et je sais les ressentiments qu'il suscite de part et d'autre.
Le sénateur Forrestall : Faut-il prévoir un préambule à ce livre blanc? Et dans ce cas, vous nous en avez pratiquement livré la teneur. Pouvez-vous nous dire, en deux minutes, ce que devrait comporter le préambule?
M. Dewitt : Il faudrait reconnaître, dans ce préambule, que des changements fondamentaux se sont produits aussi bien dans la société canadienne, au niveau de l'État canadien que dans la communauté internationale. Il faudrait préciser ce qu'on entend par « sécurité », insister sur la tradition canadienne qui reconnaît à la fois la responsabilité du gouvernement envers ses citoyens et envers l'État, mais aussi la responsabilité et l'obligation de remédier aux atteintes à la sécurité des populations du monde entier. Nous avons constaté, de notre point de vue, que ces valeurs peuvent changer à cause des facteurs démographiques et de l'évolution de l'opinion publique au Canada. Les défis à relever en matière de sécurité nécessitent de nombreux outils d'intervention, parmi lesquels figurent l'armée et le ministère de la Défense nationale. Ce sont des éléments très importants, mais on ne peut pas s'attendre à ce qu'ils puissent résoudre tous les problèmes d'insécurité, que ce soit au plan intérieur ou sur la scène internationale. Voilà les premiers éléments que je peux vous soumettre.
Le sénateur Forrestall : Permettez-moi d'insister, car vous prenez une direction intéressante que nous allons devoir étudier, accepter, rejeter ou modifier.
Le rôle des organismes de sécurité nationale et de défense doit-il comprendre, par exemple, la reconnaissance du fait que nous sommes menacés par cette pandémie dont on nous parle depuis quelques semaines? À votre avis, est-ce que cela fait partie de la catégorie des menaces pour le Canada?
M. Dewitt : Absolument. Ce n'est pas un problème que le ministère de la Défense nationale et les forces armées devraient être tenus de résoudre, même si on peut leur demander d'assumer un rôle de soutien grâce à leur moyen d'intervention, mais les pandémies ne relèvent pas de leurs responsabilités.
Le sénateur Forrestall : Est-ce que vous considérez que notre littoral septentrional et la question de la souveraineté du Canada peuvent constituer une menace éventuelle?
M. Dewitt : Oui; je me préoccupe moins du sujet précis de la souveraineté, mais je m'intéresse davantage au partage des responsabilités dans l'Arctique, à l'écologie et à l'environnement, aux problèmes à court et à long terme. Je pourrais aborder l'aspect scientifique du problème, si vous le souhaitez.
Le sénateur Forrestall : En ce qui concerne la défense du littoral?
M. Dewitt : Oui. C'est un domaine d'étude très intéressant, car on pourrait recourir à certains éléments d'actifs du ministère de la Défense nationale, mais la menace dans ce domaine n'est pas d'ordre militaire. Elle est liée à toutes sortes de trafics illicites de drogues, d'armes, de clandestins, et à différentes questions environnementales et écologiques, à la gestion des ressources et aux questions de sécurité.
Le sénateur Forrestall : C'est intéressant. Nous n'avons pas beaucoup parlé de l'exportation de la guerre. Dans notre cas, il faudrait définir le territoire national en fonction d'autres catégories d'opération. On en a parlé publiquement récemment. Les gens de notre milieu et les militaires commencent à en parler.
Nous ne pouvons plus miser sur cette forme de défense.
M. Dewitt : Excusez-moi, je ne comprends pas. Nous ne pouvons plus miser sur quoi?
Le sénateur Forrestall : Nous ne pouvons plus miser sur une défense du Canada — j'hésite un peu — à partir de l'espace. Il va falloir défendre notre territoire ici même contre le terrorisme, car c'est une forme nouvelle et différente de menace. Je me demande s'il ne faudrait pas reconnaître que l'agitation terroriste va finir par arriver au Canada sous une forme ou une autre, qu'il faut s'y préparer mentalement et en parler dans le livre blanc.
M. Dewitt : Il est certain qu'il y a déjà eu et qu'il y aura encore des défis à relever en matière de sécurité intérieure. Ces menaces ont toujours existé, et leur nature change. La prolifération d'une forme horizontale de menace résultant du terrorisme mondial, qui défie l'organisation verticale de l'État, est extrêmement sérieuse. Elle nécessite une augmentation des capacités de renseignements, de surveillance et de répression. Il existe au plan intérieur toute une gamme de menaces potentielles à la sécurité. À mon avis, elles ne relèvent pas de la responsabilité du ministère de la Défense nationale et des Forces armées canadiennes, même si leurs éléments d'actifs peuvent être mis à contribution. Néanmoins, je ne souhaite pas qu'on en impute le fardeau aux Forces armées canadiennes. Par ailleurs, ces menaces ne peuvent pas être traitées uniquement au plan intérieur, puisqu'elles proviennent de l'étranger. Là où elles se manifestent, elles apparaissent dans un contexte où la participation de l'armée canadienne dans un engagement multilatéral peut-être souhaitable. Dans le rapport qui vient d'être déposé aux Nations Unies, on invoque de façon transparente la nécessité d'envisager une approche multilatérale pour comprendre les besoins de prévention, et c'est un rôle que le Canada peut être amené à assumer en tant qu'acteur responsable de la communauté internationale et en tant que leader d'opinion de la diplomatie multilatérale.
Le sénateur Forrestall : Par conséquent, notre préambule dans l'ensemble sera sans doute davantage nécessaire dans le cas de ce livre blanc qu'il ne l'a été récemment.
M. Dewitt : Je suis d'accord, parce que je considère que l'environnement est beaucoup plus complexe, tant sur le plan international que national. Plus que jamais, et ce sont des mots à la mode connus de tout le monde, en cette ère de mondialisation et compte tenu de la porosité des frontières et de l'interdépendance qui existe, il est à la fois difficile mais nécessaire de comprendre le caractère distinct de la sécurité externe et interne et les liens que cela suppose, de même que le partage des rôles et des responsabilités.
Bien que moi-même et un grand nombre de mes collègues au centre sommes souvent considérés parmi les principaux critiques de la politique du Canada en matière de sécurité internationale, je tiens à préciser que non seulement dans mon cas personnel mais au Canada, il existe je crois un fort sentiment d'admiration et de soutien pour les Forces armées canadiennes. Le problème, je crois, est attribuable à la frustration suscitée par la façon dont elles sont utilisées et par les attentes que l'on a à leur égard compte tenu des ressources disponibles et de l'évolution de la sécurité tant à l'échelle internationale qu'à l'échelle nationale. Je crois que c'est un problème qu'il faut régler avant que tout membre de la défense puisse être en mesure de faire une évaluation correcte, une autocritique, et d'adopter une démarche prospective, et il s'agit là d'une entreprise très difficile.
Le sénateur Meighen : M. Dewitt, je tiens à vous remercier d'être ici. Vous avez soulevé des questions tout à fait fondamentales et vous avez même semé le doute dans mon esprit quant à l'orientation adoptée par le comité.
Je crois que vous avez souligné les liens étroits qui existent entre un grand nombre d'éléments avec lesquels nous devons composer ici au Canada. Hier, nous étions à Windsor pour étudier les problèmes de sécurité nationale et de commerce international que provoquent les goulots d'étranglement au pont Ambassador. Il est frustrant de constater que malgré la nomination de la ministre McLellan, que nous avons recommandée et que nous avons été heureux de constater, mais pour parler franchement et il ne s'agit pas d'une critique, elle n'est pas en mesure d'éliminer le cloisonnement. S'il s'agit d'une question qui relève du ministère des Transports, et bien il faut que ce soit le ministère des Transports qui s'en occupe. Si quelqu'un veut causer des dommages au pont Ambassador et qu'il arrive du Canada, il peut se rendre jusqu'au milieu du pont sans avoir subi la moindre vérification.
Cependant, j'avoue que je ne peux même pas concevoir qu'il soit approprié de donner même à quelqu'un aussi important que le vice-premier ministre le droit d'éliminer le cloisonnement, et de lui confier le pouvoir suprême de dicter aux autres ministères, par exemple au ministère des Transports, ce qu'il peut faire et ne pas faire et d'ordonner ceci et cela. Avez-vous réfléchi à la façon dont nous pourrions contourner ce cloisonnement, comment nous pourrions l'éliminer si nécessaire?
M. Dewitt : Il s'agit d'une question extrêmement complexe et très importante dont je ne suis pas vraiment bien au courant. Laissez-moi essayer. Comme M. Winn l'a indiqué dans son témoignage, malheureusement nous n'enseignons plus beaucoup l'histoire, mais l'histoire récente semble indiquer qu'à certains niveaux la coopération interministérielle a été en fait efficace.
Il y a de nombreuses années, un comité interministériel sur les relations extérieures, le CIRE, a été mis sur pied et était présidé par, je crois, le sous-secrétaire d'État aux affaires extérieures, qui, à l'époque, était Allan Gotlieb. Au fur et à mesure que les initiatives internationales du Canada ont commencé à susciter l'intérêt d'un plus grand nombre de ministères, qu'il s'agisse de l'Environnement, de l'Agriculture, de l'Immigration, du Commerce et ainsi de suite, on a reconnu la nécessité d'établir ce comité interministériel. Je crois que son fonctionnement ou plutôt son manque d'efficacité a suscité certaines critiques. Cependant, il ne faut toutefois pas nier l'importance de réunir régulièrement de hauts fonctionnaires pour qu'ils puissent vérifier de l'information, mettre de l'information en commun, dialoguer — entre autres le ministère des Affaires étrangères et le ministère de la Défense nationale procèdent à des échanges où les membres de leurs ministères respectifs siègent à des comités pertinents. De toute évidence, c'est une option qu'il faut envisager. Il faudrait déterminer s'il s'agit d'un modèle dont la portée devrait être élargie et qu'il faudrait assortir de certaines capacités.
Mes propos sont soumis à des contraintes, car je suis en conflit d'intérêts avec le ministère de Mme Anne McLellan. Je ne peux pas entrer dans les détails. Ce serait inapproprié, mais, selon moi, les questions budgétaires et financières constituent évidemment des contraintes également. Les ministères ne sont pas prêts à céder certaines de leurs responsabilités à cause des conséquences que cela pourrait avoir sur leur personnel et leur budget. D'autres ne sont pas prêts à assumer de nouvelles responsabilités si elles ne s'accompagnent pas d'effectifs et de fonds.
Peut-on espérer, de façon réaliste, apporter des changements à cet égard? Probablement pas. Je crois que cela serait très difficile. Peut-on mettre sur pied des comités et des équipes interministérielles? Selon moi, il convient d'étudier attentivement la possibilité de créer des équipes opérationnelles interministérielles. Je suis responsable d'un programme offert par l'université à Washington, je communique donc régulièrement avec de nombreuses personnes. Mes collègues américains ne sont pas satisfaits de leur nouveau super ministère. D'après ce que je comprends de leurs évaluations extérieures, ce ministère a créé d'énormes difficultés, mais en a réglées très peu. C'est exactement l'essence même d'une bureaucratie gigantesque. Les tracasseries politiques et bureaucratiques...
Le sénateur Meighen : Vous parlez du Department of Homeland Security ou ministère de la Sécurité intérieure des États-Unis?
M. Dewitt : Oui, c'est exact. Plusieurs d'entre nous se sont demandés dès le départ s'il s'agissait d'un modèle approprié. De plus en plus de faits, de données, d'éléments tendent à démontrer que ce modèle doit être remis en question. Néanmoins, je ne peux vous offrir que la réponse suivante : il faut un engagement sérieux et beaucoup de bonne volonté pour rassembler des gens issus de plusieurs ministères afin qu'ils travaillent ensemble sur ces questions. Toutefois, il faut absolument reconnaître que ces enjeux ne peuvent être gérés unilatéralement. C'est curieux. Au Canada, pendant des années, nous avons affirmé à nos amis, et par cela j'entends non seulement nos alliés américains mais nos amis du monde entier, que les principaux problèmes ne pouvaient ni ne devaient être résolus unilatéralement. Nous avons toujours prôné des solutions issues de la collaboration et de la coopération soutenues. Nous devrions véhiculer le même message dans notre pays. Nous sommes de plus en plus confrontés à cette situation. Nous pourrions tracer des parallèles intéressants. J'aimerais être en mesure de vous répondre, mais malheureusement, ce n'est pas le cas.
Le sénateur Meighen : J'imagine que vous nous diriez qu'il n'y a pas de réponse absolue même si vous pouviez tout nous dire au sujet de votre conflit d'intérêt. Il me semble que vos suggestions sont très utiles et je crois également qu'elles sont plutôt conformes aux réflexions de notre comité.
M. Dewitt : Sauf votre respect, j'aimerais ajouter quelque chose. Il est possible que cela se produise déjà et que je n'en sois pas au courant. Si le gouvernement, dans toute sa sagesse, créait un comité composé à la fois de membres qui connaissent les rouages du gouvernement de l'intérieur et de personnes reconnues qui ne sont pas des fonctionnaires, qui peuvent exprimer des critiques sans crainte de représailles mettre à profit leurs connaissances et leurs compétences, et qui ont un accès total aux renseignements nécessaires, alors un tel comité permettrait de mieux comprendre ces enjeux et offrirait des solutions intéressantes qui feraient sans doute l'objet d'importants débats.
Je crains malheureusement que les travaux d'un tel comité demeurent sans suite, comme c'est le cas pour les rapports de presque chaque commission royale que j'ai examinés. Lorsque ces rapports sont réellement intéressants et percutants, ils sont écartés, car ils sont trop polémiques d'un point de vue bureaucratique ou politique et cela engendre une réticence face au changement.
Le président : Monsieur Dewitt, une préoccupation a été soulevée et vous pourrez peut-être nous apporter votre aide à cet égard. Vous avez dit être en conflit d'intérêts avec le ministère dont Mme Anne McLellan est responsable.
M. Dewitt : C'est exact.
Le président : Pourriez-vous nous donner des éclaircissements là-dessus et nous indiquer quelles pourraient être les répercussions de cette situation?
M. Dewitt : Certainement. En raison des changements aux responsabilités qu'assument certains ministères, le ministère de Mme McLellan s'occupe maintenant d'une équipe dont ma femme est l'une des employés principale.
Le président : Merci beaucoup.
Le sénateur Meighen : Soyons clairs. Je fais peut-être des généralisations à outrance de vos propos, mais vous avez dit que les hautes instances militaires n'avaient pas assez de leadership ou n'étaient pas en mesure de s'opposer aux contraintes auxquelles les soumettent les dirigeants politiques. Comment expliquer cela? Je souscris à votre opinion. Le comité a connu cette frustration, si je peux m'exprimer en termes simples, lorsqu'il a essayé de convaincre les militaires hauts gradés de nous dire exactement ce qui se passe. Ils sont très réticents à exprimer le fond de leur pensée. Nous connaissons tous cette longue tradition qui existe dans notre pays et ailleurs selon laquelle ce ne sont pas les hautes instances militaires qui disent au gouvernement quoi faire mais plutôt l'inverse. Une adhésion excessive à cette tradition est-elle à l'origine de la situation que vous évoquez? Si le contexte est clairement établi par les politiciens, quelle solution encouragerait les hautes instances militaires à participer à des discussions animées sur des options permettant de concrétiser ce changement?
M. Dewitt : Je vais vous donner d'abord une réponse générale puis une réponse précise. De façon générale, les auteurs, non seulement ceux qui écrivent sur le Canada mais aussi les spécialistes qui s'intéressent à des organisations complexes, surtout au sein de gouvernements démocratiques, suggèrent que les dirigeants qui atteignent le sommet de la hiérarchie de ce genre d'organisation sont promus parce qu'ils sont perçus comme étant à la fois compétents et rassurants. Ils sont rassurants dans la mesure où ils donnent l'impression qu'ils appuient les traditions, qu'ils souscrivent aux attentes et qu'ils sont favorables aux gens qui prennent les décisions leur permettant d'occuper les postes les plus élevés.
Le sénateur Meighen : Pardonnez-moi, mais parlez-vous seulement du personnel militaire ou vos observations s'appliquent-elles à la sphère politique ou à d'autres secteurs d'activités?
M. Dewitt : Ces conclusions portent sur les organisations complexes, tout particulièrement les organisations bureaucratiques, où les promotions dépendent d'une combinaison de facteurs de rendement, de reconnaissance et d'évaluation. Les critères comprennent à la fois les succès professionnels et les attributions de l'employé. Cela ne signifie pas que le mérite ne compte pas, mais le mérite découle souvent du fait que l'employé est peu susceptible de créer des remous. Il y a eu toutes sortes d'études qui ont été effectuées et de commentaires qui ont été publiés sur cette question.
Du point de vue canadien, je crois qu'il s'agit là d'un facteur primordial. Vous avez fait référence à la tradition et c'est un élément très important. Toutefois, je crois que les hautes instances militaires ont fait preuve d'honnêteté et de beaucoup d'intégrité, car elles comprennent que leur rôle consiste en partie à appuyer les demandes émanant du gouvernement au meilleur de leurs capacités et à faire en sorte que les forces armées, comme organisation professionnelle, se portent bien. Il leur incombe donc de s'occuper du budget des forces armées, ce qui inclut à la fois les pensions, l'approvisionnement et les relations avec nos principaux alliés tel que déterminé par les dirigeants politiques. En fait, ces principaux alliés sont d'abord les États-Unis et ensuite les membres les plus importants de l'OTAN.
Si vous êtes soumis à de telles contraintes et à de telles attentes, vous allez orienter vos activités en conséquence. Vous n'allez pas soulever d'autres questions, surtout si vous risquez de vous voir retirer de certains domaines traditionnels d'activité parce que vous vous interrogez sur certaines connaissances et compétences spécialisées, sur certaines capacités associées à un créneau spécialisé ou à des rôles très limités.
Je crois sincèrement que je peux exprimer mon désaccord avec le gens que j'ai rencontrés, et j'ai beaucoup de respect pour leur intégrité et pour leurs efforts, mais je crois qu'ils sont soumis à des contraintes du fait de la tradition, de leur profession, de leur sens des responsabilités et des obligations qui leur incombent. J'estime néanmoins qu'ils sont en partie dans l'erreur.
Le sénateur Meighen : J'aimerais conclure avec cette observation, mais je crois que le temps ne nous permettra pas d'aller au fond de cette question. Que signifie un rôle spécialisé par opposition à un rôle non spécialisé et qu'est-ce que la spécialisation? Peut-être qu'il n'y a pas de réponse définitive. Nous avons maintenant décidé d'abandonner le concept de blindé lourd et de char de combat principal. Dans une certaine mesure, cela nous a confinés à un créneau spécialisé. Il y a longtemps, nous avons décidé que nous ne voulions plus de porte-avions. Jusqu'où voulez-vous que nous nous spécialisions?
Je vais vous faire part de ma théorie. Je crois qu'il nous faut des forces armées très sophistiquées, et cela s'applique à tous les aspects du travail militaire y compris l'instruction du personnel, qu'il soit très mobile, fort bien formé, hautement intelligent, afin que ces forces armées puissent s'adapter à la théorie dominante, qu'il s'agisse de la vôtre ou de la pensée actuelle. Les Américains ne nous demandent pas de fournir beaucoup de personnel militaire. Ils veulent que nous les aidions à réaliser des gains politiques. Ils n'exigent pas que nous fassions notre part d'un point de vue moral plus général, pour notre patrie collective, l'Amérique du Nord. Je crois que si nous avions les forces armées que j'ai décrites, et que je qualifierais de forces armées quelque peu spécialisées, nous pourrions atteindre ces objectifs et effectuer le travail que vous avez décrit, comme de la collaboration avec les Nations Unies par exemple. Ce travail nous a valu, si je ne m'abuse, des félicitations de sources externes, ce qui m'a intrigué. En revanche, si nous ne nous dotons pas d'une telle force armée, dont l'effectif n'a pas besoin d'être énorme, comment pourrions-nous par exemple nous rendre au Rwanda rapidement et prévenir ce dont nous avons été témoins?
M. Dewitt : Je crois qu'il y a plusieurs façons d'identifier un créneau. Permettez-moi de vous donner deux exemples et je privilégie le second en ce qui concerne la spécialisation des Forces armées canadiennes. On nous compare souvent à l'Australie. Ce pays a une force qui est à la fois spécialisée et apte au combat. La spécialisation découle de sa situation géopolitique, qui a déterminé les intérêts stratégiques et de sécurité du pays ainsi que ses activités. C'est une spécialisation qui ne peut s'appliquer au Canada. En fait, le Canada s'est basé sur ce facteur pendant longtemps pour façonner la structure de ses forces armées, mais, à la différence de l'Australie, nous nous sommes toujours perçu comme un acteur sur la scène mondiale et nous avons affirmé avoir des intérêts mondiaux. Je vais reprendre une citation attribuée à un ancien diplomate canadien, M. John Holmes, qui a dit que le Canada était une puissance régionale sans région. Alors l'Australie est une puissance régionale qui a une région et des responsabilités régionales. Nous avons pris une décision il y a longtemps...
Le sénateur Meighen : Et des menaces.
M. Dewitt : ... à partir de 1947, avec les conférences Gray, et depuis la déclaration de Louis St. Laurent sur nos responsabilités à l'échelle mondiale et sur le fait que nous allions devenir un acteur mondial. La spécialisation qui s'est effectuée en Australie ne correspond pas à notre contexte, car nous sommes prêts à jouer un rôle sur la scène internationale. Toutefois, si nous avions adopté la même structure pour nos forces, ce que nous avons tenté de faire, ou une structure similaire, au cours de toutes ces années, nous aurions constaté une érosion graduelle de notre capacité à maintenir cette structure. Les politiciens et nous décidons que le gouvernement ne dégagera pas les fonds nécessaires pour nous doter de forces armées composées de 120 000 ou 150 000 membres du personnel, d'avions de chasse, d'appui tactique, de capacité stratégique d'aérotransport, et de la marine hauturière dont tout cela s'accompagne. On ne peut avoir le beurre et l'argent du beurre, même si nous avons tenté de le faire et que notre personnel militaire s'est montré à la hauteur de la tâche.
Je proposerais une spécialisation toute différente pour le Canada. Elle ressemble beaucoup à ce que vous avez décrit. Selon moi le créneau du Canada pourrait consister en la détermination des principaux défis auxquels la communauté internationale et le Canada sont confrontés en matière de sécurité. Quelles menaces sont associées à ces défis? Une fois ces éléments cernés, il s'agit de déterminer quelles seront les menaces dont s'occuperont des agences autres que les Forces armées canadiennes. Une fois ces questions réglées, une préoccupation demeure à mes yeux de citoyen canadien : je veux que les Forces armées canadiennes disposent de ce qu'il y a de mieux en ce qui concerne la formation, l'équipement, les théories sous-jacentes, et la capacité de faire le meilleur travail possible dans des circonstances qui soient aussi sécuritaires que faire ce peut. Comme vous l'avez dit, cela ne signifie pas qu'il faille se débarrasser de toutes sortes d'équipements, comme cela s'est produit. Nous devrions investir bien davantage dans nos aéronefs, par exemple des hélicoptères qui ont des capacités d'aérotransport que ce soit pour la force opérationnelle interarmée 2 ou ...
Le sénateur Meighen : Vous voulez parler des Strikers?
M. Dewitt : ...le Dart, qui permet d'entrer et de sortir des milieux hostiles pour assurer la sécurité d'une région, pour la protéger et pour y faire entrer d'autres militaires? Voulons-nous demeurer à l'avant-garde eu égard aux activités que nous avons menées et continuons de mener en Afghanistan? Si c'est le cas, il nous faut des types d'équipement et de matériel précis sans nécessairement en acquérir d'autres. Il y a différentes catégories de missions sur lesquelles nous pourrions tous nous entendre.
Pour ma part, je penche pour la thèse selon laquelle le Canada, fidèle à sa longue tradition, agirait comme corps expéditionnaire dans un contexte multilatéral, tout en composant avec des défis de plus en plus complexes et difficiles en matière de sécurité qui comprend à la fois un contexte de violence grave et soutenue ainsi que la reconstruction après un conflit. La mise en pratique de cette thèse s'accompagnerait nécessairement de réformes au chapitre de la sécurité, y compris la réédification de notre secteur de la sécurité et toutes les mesures de construction que cela suppose. Il faudrait également s'interroger sur les capacités dont nous devons nous doter à cet égard. Selon moi, si nous formons des soldats rapides, légers, très aptes au combat et adéquatement organisés, et si nous les dotons du meilleur équipement, et si nous adoptons des mesures d'interopérabilité avec nos alliés, alors, non, nous n'avons pas besoin de sous-marins. Il faut se poser ces questions. Quelles sont les menaces auxquelles nous sommes confrontés? Quels sont les enjeux de sécurité qui exigent des porte-avions ou de l'artillerie lourde? On pourrait peut-être soutenir qu'il n'est pas nécessaire de remplacer les F-18 par une nouvelle génération d'avions de chasse, car nous allons limiter notre flotte à l'équipement qui permette d'envoyer nos militaires sur le terrain et de les protéger.
D'aucuns pourraient réfuter cet argument et préciser ce dont nous avons besoin. Ainsi, on pourrait dire qu'il nous faut des avions de chasse, car nous avons besoin d'un appui tactique. Ce type de formation et d'interopérabilité est nécessaire en vertu de cet argument. Je crois qu'il faut discuter de ces questions mais pas sous l'optique traditionnelle liée à un contexte où l'on attendait une guerre tout à fait différente qui ne s'est jamais produite.
On pourrait avancer un argument polémique que mes collègues qui sont pilotes de F-18 soutiendraient : voyez ce que nous avons fait en Irak et dans l'ancienne Yougoslavie. Absolument. Je leur répondrais : si nos 18 ou 12 avions de chasse n'avaient pas été déployés en Irak ou en Yougoslavie, qu'est-ce que cela aurait changé? Cette campagne aérienne aurait-elle eu lieu? Probablement. Notre absence n'aurait pas été regrettée de la même façon. Si nous avions d'autres atouts, aurions-nous été en mesure de fournir une contribution tout aussi importante mais de façon plus soutenue ou, de notre point de vue, en assurant la viabilité de notre participation, car celle-ci est mieux adaptée à d'autres aspects du travail de maintien de la paix et de la sécurité sur la scène internationale?
Il s'agit d'une hypothèse qui porte à controverse, et je ne suis pas prêt à me prononcer en définitive, mais j'aimerais que cette théorie soit examinée à la fois par des militaires, par des spécialistes de l'extérieur afin que nous étudiions sérieusement et que nous débattions des conséquences de telles décisions. Il faut évaluer les effets à court terme et aussi à long terme, car nous savons que l'approvisionnement se planifie sur un horizon de 15 ou 20 ans; il ne s'agit pas seulement d'acquérir le matériel, il faut également s'assurer que l'on dispose d'un personnel qui puisse piloter et entretenir ces aéronefs. Sans ce personnel qualifié, qui fera ce travail? Il faudra embaucher d'autres personnes pour assumer d'autres tâches. Voilà le genre d'études sérieuses que nous devons préconiser.
Le sénateur Meighen : Merci beaucoup, monsieur Dewitt, je comprends tout à fait votre point de vue. Je n'ajouterai qu'une mise en garde, qui est sérieuse : votre scénario exige que beaucoup de gens se fient à leur jugement pour prendre des décisions, et les êtres humains ont la mauvaise habitude de se tromper lorsqu'ils exercent le jugement, alors il faut inclure un élément de souplesse.
M. Dewitt : Absolument. Voilà pourquoi nous agissons dans un contexte multilatéral. De telles études sont généralement effectuées en collaboration avec nos alliés américains et avec les membres de l'OTAN. Nous sollicitons également la participation d'un nombre croissant d'États de la communauté internationale qui disposent d'un capital militaire et qui sont prêts à participer à ces missions à l'étranger. Ainsi, les décisions ne sont pas prises unilatéralement, sans savoir ce que prévoient les autres pays ni quel rôle nous pourrions jouer. C'est un domaine fort complexe. Je dis simplement qu'il faut nous donner l'occasion de réfléchir à tout cela, de s'interroger sur ces questions et de les étudier en toute connaissance de cause plutôt qu'en fonction de principes idéologiques. Merci.
Le président : La bureaucratie militaire fonctionne très bien. Avez-vous un document? Avons-nous omis laissé de côté le document où vous décrivez cette démarche de spécialisation, document que vous pourriez remettre au comité?
M. Dewitt : J'ai écrit un texte qui a lancé cette discussion. Il a été publié en 2000.
Le président : Avez-vous précisé votre pensée depuis?
M. Dewitt : Pas dans les détails, bien que je m'y consacre lentement alors j'aurai peut-être un texte à vous remettre dans quelque temps.
Le président : Il semble que la position qu'aient adoptée les forces armées en est une de retenue jusqu'à ce que les fonds soient débloqués. Ils estiment qu'ils peuvent faire les deux à la fois.
M. Dewitt : Oui.
Le président : Ils espèrent simplement qu'un jour il existera une volonté politique leur permettant de le faire. En ce qui concerne votre proposition, il a fallu attendre la toute fin de votre exposé pour entendre parler du facteur temps, c'est-à-dire qu'il faut tenir compte des retards et des délais qui peuvent souvent faire prendre de 13 à 15 ans. Toute cette hypothèse présuppose que nous ne nous trouvons pas dans un contexte de relation avec nos alliés qui est en constante évolution. Ces questions sont débattues maintenant et la situation est statique. Vous avez un instantané des conditions actuelles, vous évaluez les choix et faites des compromis, et quand l'équipement arrive 15 ans après, les autres membres de la coalition ne sont plus du tout dans la même situation. Au bout du compte, le gouvernement se retrouve donc avec beaucoup moins d'options, et c'est là l'essence même de l'exercice que nous entreprenons dès que nous parlons de spécialisation. Cela revient à restreindre l'éventail de possibilités dont dispose le gouvernement pour mettre en œuvre sa politique étrangère. Nous pouvons le faire, mais cela aura des conséquences.
Selon moi, l'un des objectifs de notre comité est d'expliquer au gouvernement quelles options seront perdues s'il n'affecte pas les fonds nécessaires. Toutefois, si l'on va au bout de cette analyse, on peut se demander si cet effort en vaut vraiment la peine considérant que les circonstances ne seront plus les mêmes lorsque les changements entreront en vigueur.
M. Dewitt : Je peux vous donner la réponse qui vient le plus facilement et qui est répandue dans le milieu de la défense et de la sécurité. On part toujours du pire scénario, ce qui crée un état d'esprit et une série d'attente particuliers car, si l'on envisage le pire, on doit considérer le plus vaste éventail de possibilités.
Le président : Nous revenons donc à l'idée voulant qu'il faut maintenir toutes les capacités.
M. Dewitt : C'est exact. C'est pourquoi j'ai suggéré que cet exercice doit être mené de façon sérieuse. Nous devons reconnaître que nous ne sommes pas un acteur unilatéral et qu'à l'extérieur de nos frontières, nous ne pouvons pas agir de notre propre chef. Nous devons collaborer et coordonner nos activités avec celles de nos alliers dans une certaine mesure, ou, du moins, être au courant de leurs activités. Dans une certaine mesure, cela nous donne accès à davantage d'atouts qui constitueront la base de la série d'options que nous envisagerons pour nous. Si l'orientation que privilégient nos alliés nous inquiète, cela changera la donne. Vous avez raison de dire qu'un gouvernement ne veut jamais restreindre l'éventail de ces possibilités. Les gouvernements veulent envisager toutes les options qui s'offrent à eux et rester souples.
Si nous voulons nous adapter au même rythme que la révolution dans le domaine militaire, et si nous voulons conserver toutes les catégories d'armement dans tous les services pour mener toutes les missions, alors, bien que cela soit possible, les coûts financiers et politiques ne seront pas perçus par le gouvernement comme étant acceptables dans un avenir rapproché. Il faut donc relever le défi qui consiste à évaluer de façon réaliste les autres solutions.
Le président : Je suis d'accord. Diriez-vous qu'une bonne façon de mettre votre hypothèse à l'épreuve serait de revenir 15 ans en arrière, d'examiner la situation de nos alliés à cette époque, et de se demander où nous en serions si nous avions fait ces compromis à ce moment-là?
M. Dewitt : Je vous dirai deux choses. Tout d'abord, il serait mal venu de ne pas se reporter en arrière et faire cette analyse, car nous exclurions alors toute une série de possibilités.
Ensuite, je crois que ma thèse serait confirmée par une telle analyse.
Le président : Je suis impatient de lire votre document.
Le sénateur Cordy : J'allais d'abord vous demander si vous pouviez nous donner un aperçu de l'avenir des forces armées selon vous, mais je crois que vous y aviez très bien répondu. J'aimerais avoir un éclaircissement. Lorsque le mot créneau a été utilisé par les autres intervenants, il voulait dire que les forces armées devraient se priver de certaines capacités. Toutefois, pour vous le mot créneau semble signifier que le Canada doit trouver sa spécialisation au sein de la communauté internationale au lieu de tenter de jouer tous les rôles.
M. Dewitt : C'est exact.
Le sénateur Cordy : Pourrait-on dire que c'est là une version abrégée de votre définition?
M. Dewitt : Absolument. Oui.
Le sénateur Cordy : Vous avez parlé de l'OTAN, c'est une organisation qui a beaucoup changé au cours des dernières années à cause de son élargissement. Les troupes de l'OTAN sont maintenant déployées là où on n'aurait jamais imaginé qu'elles pourraient aller. En outre, l'OTAN se dote actuellement d'une force d'intervention rapide qui peut envoyer nos militaires dans des régions en crise dans le monde entier. Quelles sont les conséquences des changements que vit l'OTAN pour le Canada si ces conséquences existent?
M. Dewitt : Comme vous le savez, le Canada est depuis très longtemps l'un des plus ardent défenseur de l'utilité d'une capacité d'intervention rapide. Il est grand temps que l'OTAN prenne des mesures à cet égard, et c'est une bonne chose. Cela étant dit, il est évident qu'il est dans notre intérêt de pouvoir jouer un rôle responsable et actif dans cette force, voire même un rôle de premier plan.
La mesure dans laquelle l'OTAN va au-delà de ses domaines traditionnels de responsabilités tient à une réalité politique évidemment complexe. Si je participais aux travaux de réforme de l'OTAN et aux débats qui émergent au Nations Unies, je voudrais étudier la nature en pleine évolution de ce qu'on pourrait appeler de façon générale des organisations ou des institutions régionales, et je dis de façon générale, car il en existe différents types. Certaines d'entre elles ont des capacités militaires et d'autres ont toujours été qualifiées d'alliances, mais ne sont plus des alliances au sens ancien de ce mot qui signifiait défense collective.
L'OTAN s'est éloignée de cette position de défense collective pour s'orienter vers autre chose. Certains soutiendront que l'ONU devrait envisager de fournir une force militaire hautement compétente pour apporter la paix et la sécurité là où c'est nécessaire. Beaucoup de travail politique doit s'effectuer entre l'OTAN et les Nations Unies afin qu'une telle initiative ne soit pas perçue comme un prolongement ou un équivalent pour le XXIe siècle du colonialisme ou de l'impérialisme.
Selon moi, le Canada doit jouer un rôle politique important pour assurer que l'OTAN s'engage sur cette voie de façon très prudente et délicate. J'hésite à laisser de côté ces questions politiques, car elles sont très importantes, mais si nous le faisons, nous constatons qu'il y a là une occasion formidable, notamment pour le Canada et son rôle militaire. Il est clair que nous avons pris des décisions au cours des 15 dernières années en ce qui concerne notre capacité à contribuer à l'OTAN. Nous avons retiré du matériel et de l'équipement que nous n'avons pas remplacés. En revanche, nous avons été des acteurs actifs et responsables dans le théâtre européen, dans les zones qui ne sont pas du ressort de l'OTAN.
Alors, au bout du compte, quel est notre rôle? Si nos dirigeants politiques décident que nous demeurons un partenaire actif et responsable au sein de l'OTAN, et j'espère qu'il le feront, alors nous devons apporter une contribution de premier plan à la redéfinition du rôle de l'OTAN qui pourrait devenir une institution spécialisée capable de déployer sa force militaire dans le monde entier. Une telle initiative devrait-elle être mise en pratique? Selon moi, c'est-là où les débats risquent de susciter des tensions politiques. Une telle décision doit-elle être prise par l'OTAN uniquement, ou doit-elle avoir lieu dans le contexte d'une certaine relation avec les Nations Unies? Plusieurs arguments pourraient être avancés. Si l'on reste dans le théâtre de l'OTAN, c'est à l'OTAN qu'il appartient de prendre une décision. Si l'on quitte le théâtre de l'OTAN, toute décision doit être prise par l'entremise d'un processus qui relève du lien avec les Nations Unies et qui obéisse à la charte des Nations Unies. On peut se pencher là-dessus. Je crois que cela devrait être le cas.
Personnellement, je dirais que l'avenir de l'OTAN est un des éléments moteurs de cette redéfinition des forces armées canadiennes. Pour que l'OTAN soit vraiment efficace, il lui faut non seulement une capacité combattante, mais aussi une souplesse extraordinaire. Elle doit pouvoir intervenir rapidement et efficacement, et le faire de façon durable. Pour que le Canada puisse jouer un rôle à cet égard, il faut que les forces armées aient une configuration différente.
Le président : Monsieur Dewitt, voilà une matinée qui a été fort instructive. Je peux vous dire que les membres du comité ont trouvé votre témoignage à la fois intéressant et provocant et qu'il appelle à la réflexion. Nous sommes mêmes d'accord avec une partie de ce que vous avez dit. Au nom du comité, laissez-moi vous dire que nous aimerions pouvoir nous entretenir davantage encore avec vous, et aussi que nous voudrions voir ce que vous avez écrit. Si vous publiez autre chose d'ici la fin de notre étude, nous vous serions reconnaissants de bien vouloir nous le faire parvenir.
Je tiens à vous remercier d'être venus et d'avoir pris le temps de nous aider à conduire cette étude.
M. Dewitt : Je vous remercie de m'en avoir donné l'occasion et aussi d'avoir bien voulu écouter certains propos peut-être un peu hérétiques, mais j'avais l'impression que c'était cela le but, essayer de sortir un peu des sentiers battus.
Le président : Nous pensons que c'est de bonne guerre et nous sommes donc ravis que vous soyez venus.
Honorable sénateurs, notre prochain témoin est le professeur Martin Shadwick, qui a enseigné les relations internationales, la politique étrangère et la politique de défense du Canada au Département de sciences politiques de l'Université York. Ses spécialités sont les marchés publics de la défense, les autres modes de prestations de services, les opérations de maintien de la paix et la sécurité maritime. Il a signé plusieurs articles et chroniques sur la politique canadienne en matière de défense et de sécurité.
Professeur, nous sommes ravis de vous recevoir. Je crois que vous allez nous lire une version abrégée du texte que nous avons déjà reçu, après quoi nous nous empresserons de vous poser des questions. Vous avez la parole, monsieur.
M. Martin Shadwick, agrégé de recherche, Centre des études internationales et de sécurité, professeur de sciences politiques, Université York : Monsieur le président, je vous suis très reconnaissant de me permettre de vous livrer une petite analyse des intérêts nationaux du Canada, mais plus particulièrement de la place qu'occupent la défense et les Forces armées canadiennes dans la recherche et la protection de ces intérêts nationaux.
Je vais axer mon propos sur quatre champs d'études intimement liés. Pour commencer, la nature de l'examen de la défense et la qualité du débat sur la politique de défense auxquels nous nous livrons depuis quelques années au Canada; en deuxième lieu, ce que pensent les Canadiens de la défense nationale et de la sécurité; troisièmement, les options en matière de structuration des forces armées entre lesquelles le Canada peut choisir; et enfin certaines répercussions financières possibles des différentes options qui s'ouvrent à nous en matière de restructuration.
Le temps m'a empêché d'inclure certains éléments importants dans le texte que j'ai préparé et aussi dans celui que je vais vous livrer, des éléments comme la mobilité stratégique, la souveraineté maritime et la sécurité, mais je serais ravi d'en parler pendant la période réservée aux questions.
En guise d'introduction, malgré l'évidence de la chose, il est néanmoins exact de dire que depuis quelques années, il y a eu une véritable marée de rapports, d'études et d'autres critiques concernant la politique de défense du Canada et les dossiers de la sécurité nationale. Tous ces rapports, comme je le dis dans mon texte, ont été produits par des comités parlementaires, des milieux universitaires, des groupes de réflexion et autres organismes non gouvernementaux. La polarisation de l'attention des médias sur les questions de sécurité nationale et de défense a bien entendu produit de multiples éditoriaux et des kilomètres d'enregistrement vidéo pendant le même laps de temps.
Ce dégorgement de textes et d'autres indicateurs de la sensibilisation accrue à l'endroit de la défense rappelle en partie le genre de débat de politique qui a eu lieu avant le dépôt, par M. David Collenette, de son Livre blanc sur la défense en décembre 1994, Livre blanc qui a d'ailleurs fêté hier son 10e anniversaire. La chose est passée inaperçue, et j'ai donc pensé que je pourrais profiter de l'occasion pour y faire allusion.
Or, je m'interroge et je me demande si le débat qui a cours cette fois-ci dans le domaine public a été de bonne tenue. Avons-nous vraiment interpellé les Canadiens dans un débat et une discussion véritable sur les questions de défense et de sécurité pour le Canada? Je soutiens que les débats de ces dernières années n'ont pas atteint le niveau pourtant modeste que les mêmes débats avaient atteint il y a dix ans encore. Les rapports d'il y a dix ans avaient souvent été plus polyvalents en ce sens qu'ils examinaient les éléments fondamentaux de la politique canadienne en matière de défense et de sécurité et, souvent aussi, qu'ils offraient des suggestions très précises sur les options qui s'ouvraient au Canada pour la structuration de ses forces armées.
Cette fois-ci, les rapports qui nous parviennent, disons 2 000, ont plutôt été axés sur des questions beaucoup plus étroites, par exemple l'interopérabilité, les rapports canado-américains en matière de défense. On ne sait pas grand chose de ce que les éditorialistes préconisent en fait d'orientation de notre politique de défense ou encore de structuration de nos forces militaires.
À mon avis, cela traduit en partie, c'est certain, les incertitudes attribuables aux attentats du 11 septembre étant donné que les rapports immédiatement antérieurs à cet attentat étaient devenus obsolètes. Par ailleurs, la qualité même des documents que nous avons pu voir dernièrement, de ces études et de ces rapports, traduit peut-être aussi une certaine incertitude quant à la nature, à l'envergure et au mécanisme de ce second regard du gouvernement Chrétien sur la politique de défense. Tous ces textes concrétisent également une certaine dose d'incertitude, du moins c'est ce que je pense, quant à la forme que cela allait revêtir : un document holistique unique examinant la question de la sécurité et de la défense sur un plan très large, ou encore des énoncés de politique distincts sur la défense, sur les affaires étrangères, sur le développement de systèmes et ainsi de suite. On s'est également demandé s'il y aurait un examen de politique complet ou plutôt un genre d'examen de programme à terme faisant intervenir les différents ministères compétents, ce qui aurait dès lors réduit les possibilités de participation depuis l'extérieur.
Dans un même ordre d'idée, alors que nous devions recevoir les nouveaux livres blancs sur la défense, nous avons plutôt reçu une série de communiqués de presse ronflants, ou comme j'aime le dire, peut-être pas un livre blanc, mais un paragraphe blanc, quelque chose de très condensé.
Je ne dis pas cela pour dénigrer ce qu'a fait Ottawa pour faire intervenir la population dans le débat. Il y a eu cette fois-ci, nous l'avons vu, certaines consultations en ligne intéressantes, des consultations entre le ministre et les parties intéressées. Comme je le remarque dans mon texte, ces consultations ont produit certains résultats. Je ne connais aucun Canadien de plus de 18 ans qui ignore le fait que le Sea King fait immédiatement penser à quelque chose de vieux, nous en sommes rendus à ce point-là. Cela ne veut pas pour autant dire que les Canadiens connaissent et comprennent parfaitement l'ampleur des problèmes de sécurité et de défense de leur pays. On ne sait trop au juste ce que les Canadiens choisiraient de faire pour notre défense, pas plus qu'on ne sait s'ils seraient prêts à payer le prix des options qui semblent parfois, à les entendre, retenir leur préférence pour l'instant.
Il est concevable que la montée et la généralisation du soutien populaire pour la défense et la sécurité qui ressort des derniers sondages pourraient se traduire par une augmentation des dépenses militaires, voire par une meilleure acceptation de celles-ci.
Malheureusement pour ceux qui prêchent un nouveau pacte pour la défense, les résultats apparemment éclatants des sondages ne sont pas pour autant les garants de la générosité financière des Canadiens ou de leur gouvernement. Même après les événements du 11 septembre, les Canadiens demeurent décidément inconstants. Selon tout ce que l'on peut voir, ils continuent à aspirer, pour le Canada, à un rôle planétaire en matière de sécurité nationale, mais ils rechignent à l'idée de payer pour cela. C'est aussi simple que cela. Il y a ici un paradoxe primaire — on pourrait dire que c'est de l'hypocrisie, mais le mot paradoxe décrit peut-être mieux la chose — un hiatus entre ce que les Canadiens disent vouloir et ce qu'ils semblent être prêts à payer pour l'avoir.
Mais il y a à mon avis des signes de changement. Il est intéressant de constater, depuis quelques semaines, à quel point la signature du contrat d'achat des hélicoptères Cyclone pour remplacer les Sea King a peu attiré l'attention, contrairement aux barrages de critiques qui ont accueilli le choix du EH-101 Cormoran au début des années 1990. Peut-être les Canadiens comprennent-ils maintenant que la sécurité a un prix. Mais je dirais à titre de mise en garde lorsque nous analysons les résultats des derniers sondages qu'il n'y a pas très longtemps encore, à la fin des années 90 — certes, c'était avant le 11 septembre — un sondage qui demandait aux Canadiens de choisir entre une augmentation du budget de la défense et une augmentation des subventions à la production cinématographique et télévisuelle au Canada, les Canadiens avaient choisi les secondes. Tant pis si la défense perd des plumes au profit des dépenses en matière de santé et d'éducation, mais réduire les budgets de la défense pour pouvoir augmenter les subventions à l'industrie du cinéma et de la télévision me semble vraiment la quintessence de l'attitude canadienne. Ou bien nous sommes extraordinairement économes, ou bien nous avons une attitude extrêmement détendue à l'endroit de la sécurité et de la défense nationales. Nous devons je crois nous souvenir de la faiblesse de la population à l'égard de la défense au Canada.
En ce qui concerne l'économie de la défense et la structure des Forces armées canadiennes, il y a plusieurs variations sur le thème que nous pourrions, en théorie du moins, envisager au Canada. Je vous dirais qu'il y a en fait trois options complètes qui nous interpellent lorsque nous nous employons à tracer nos options pour la structure à venir de nos forces militaires. Certes, on pourrait soutenir qu'il y en a une quatrième, en théorie, celle de sa passer d'armée. Mais je pense qu'il faudrait une certaine dose de courage pour défendre cette option à l'heure actuelle, et cela pour plusieurs raisons dont la moindre n'est pas la réaction que pourraient avoir les États-Unis. Il y a même la question de savoir si l'option armée zéro nous permettrait vraiment de faire toutes ces économies étant donné que le MDM assume actuellement certaines fonctions qui devraient être confiées à d'autres ministères ainsi qu'au secteur privé. Il faudrait pour cela créer de nouveaux organismes, et lorsqu'on fait le total de la facture, cela ne reviendrait pas tout simplement à réduire le budget de la défense à zéro. Il resterait quand même des dépenses considérables, même s'il n'y avait aucune armée, mais je n'en dirai pas plus long.
En deux mots, comme je vous le disais, il y a à mon avis trois options primaires. La première consiste à essayer de copier, dans le contexte actuel, les grands thèmes et les grands messages du livre blanc de 1994 sur la défense. Même si ce livre blanc est maintenant dépassé, c'est certain, au moins a-t-il mieux vieilli que ses trois prédécesseurs immédiats, ceux de 1971, de 1987 et aussi celui de 1964 qui n'a guère duré. Au Canada, les livres blancs sur la défense ont toujours tendance à imploser sitôt publiés. Celui de 1994, même s'il est maintenant dépassé par les événements, a relativement mieux vieilli que les autres à certains égards.
Voilà donc l'option no 1, donner suite aux messages et aux intentions de 1994 en les actualisant de façon convenable en fonction de l'évolution de l'environnement géostratégique, et donner suite aux promesses du même genre qu'on trouvait déjà dans le livre blanc de 1994.
La deuxième option consisterait à réitérer la nécessité d'avoir une force apte au combat, mais en optant plutôt pour une force polyvalente, le genre de créneau dont on parle un peu partout dans les textes de référence. Le risque bien sûr, et j'y reviendrai dans quelques instants, c'est qu'il est fort difficile de choisir les créneaux les plus utiles. Le risque majeur est que nous multiplions des capacités qui se révéleraient inutiles en négligeant celles qui apparaîtront indispensable. Voilà donc pour la deuxième option.
La troisième option est un peu plus complexe, car il y en a deux versions, l'option 3a et l'option 3b, si vous préférez.
Les deux versions de cette option seraient résolument égocentriques. La première version verrait la création d'une force armée de type constabulaire, une armée qui serait l'auxiliaire du pouvoir civil, une garde côtière de l'air, une marine qui ressemblerait davantage à un genre de garde côtière. Ce genre d'armée serait essentiellement là pour assurer la défense du territoire, la protection de notre souveraineté, la surveillance des pêches, la surveillance en général, l'intervention en cas de catastrophes naturelles, bref les fonctions classiques d'une force constabulaire du style gendarmerie. Cette force aurait peut-être quelques capacités lui permettant de jouer un rôle traditionnel de force de maintien de la paix à l'étranger, dans la mesure où ce genre d'opération traditionnelle a encore cours aujourd'hui, mais ce ne serait certainement pas une de ces formes plus robustes qui sont devenues la norme depuis la fin de la guerre froide.
Il y a une variante à cette option constabulaire et égocentrique qui serait assortie d'une capacité combattante crédible pour la défense de l'Amérique du Nord. En fait, j'imagine que cela reviendrait à une sorte de troisième version de ce modèle constabulaire. Ce modèle 3b serait une force constabulaire qui aurait plus d'aplomb parce qu'elle aurait certaines capacités combattantes de base.
Une fois que l'on dépasse ces options primaires, il n'en demeure pas moins à mon avis que d'autres questions intéressantes se posent alors, et je vais brièvement les passer en revue pour laisser un peu de temps pour la discussion. Par exemple, la structure globale des Forces canadiennes de demain devrait-elle être essentiellement asymétrique? En d'autres termes, les trois armées devraient-elles se partager également le gâteau budgétaire ou y aurait-il d'autres variantes? Par exemple, allons-nous couronner des gagnants bureaucratiques, les deux armées sur un total de trois qui concrétiseraient le potentiel combattant fondamental des Forces canadiennes? À ce moment-là, on peut imaginer que la troisième armée serait contrainte à la pointe du couteau d'embarquer dans les radeaux de sauvetage en se trouvant réduite à une simple force constabulaire, tellement asymétrique. Deux des trois armées seraient aptes au combat et pourraient être envoyées outre-mer. La troisième armée serait davantage une force de type constabulaire. Vous pouvez vous-même remplir les espaces laissés en blanc et suivre vos propres préférences lorsqu'il s'agira de déterminer laquelle des trois doit embarquer dans les canaux de sauvetage.
Dans quelle mesure devrait-il y avoir des asymétries au sein des différentes armées? Autrement dit, la structure des forces armées devrait-elle nettement privilégier l'infanterie aux dépens de l'artillerie et de l'arme blindée? En ce qui concerne la force aérienne, les exigences en matière d'avions d'appui tactique devraient-elles prendre le pas sur les exigences en matière de transport aérien ou l'inverse?
Dans quelle mesure est-il souhaitable ou faisable de conserver un ensemble de compétences clés et l'équipement nécessaire au niveau cadre, que ce soit pour l'entraînement opérationnel ou comme base d'expansion en temps de crise, ou pour assurer une capacité limitée en matière de défense territoriale et d'opérations expéditionnaire? Je proposerais comme sujet de discussion ultérieur que si nous décidons de nous spécialiser dans des créneaux serrés particuliers, nous devrons choisir ces créneaux avec beaucoup de soin et dans certains cas chercher à conserver au moins des capacités de base polyvalentes. Nous pouvons peut-être nous débarrasser de nos chars d'assaut, mais il serait prudent de conserver certaines capacités de base pour l'entraînement opérationnel et pour d'autres raisons plutôt que d'éliminer complètement certaines capacités. De toute évidence, il y a des limites à ce sur quoi on peut rogner. Par exemple, en ce qui concerne les sous-marins, si on revient sur cette question, une marine n'ayant qu'un seul sous-marin ne me semble pas être une option viable. C'est absolument impensable compte tenu des frais généraux qu'entraînerait l'entretien d'un sous-marin. Mais il existe peut-être d'autres façons dont vous pouvez conserver certaines capacités essentielles. Conserver un petit nombre de chars de combat principaux, par exemple, pourrait relever de cette catégorie.
Il y a bien entendu d'autres questions qui reviennent perpétuellement : la répartition des tâches entre les forces régulières et les forces de réserve, la mesure dans laquelle on peut recourir à différents modes de prestation de services du secteur privé dans un contexte de défense; la question du niveau d'interopérabilité avec les États-Unis; et l'incidence de l'évolution des affaires militaires. La liste est très longue et je m'abstiendrai de vous la réciter.
L'autre variable importante c'est bien entendu l'aspect financier. Indépendamment de l'option que nous choisirons, d'où proviendront les fonds et quel en sera le montant? De toute évidence, comme ce comité le sait bien, les dix dernières années ont été difficiles pour les Forces canadiennes. Le gouvernement Chrétien, au cours de ses dernières années, a été beaucoup plus généreux dans le financement de la défense, mais si vous examinez les fonds supplémentaires qui ont été fournis immédiatement au chapitre de la sécurité nationale après les événements du 11 septembre, le MDN n'en a reçu en fait qu'une très faible part. Nous financions d'autres organismes d'application de la loi et le MDN n'en a reçu qu'une très faible proportion. Même dans ces cas, ces fonds ont été consacrés à des initiatives comme la Deuxième Force opérationnelle interarmées ou au centre de la sécurité des télécommunications plutôt qu'aux capacités essentielles de combat des forces.
Il existe peut-être un certain espoir pour l'avenir. On croit certainement que le gouvernement de M. Paul Martin s'avérera du moins en théorie moins dogmatique dans ses attitudes envers la défense, peut-être un peu plus favorable à la défense que ne l'était le gouvernement du premier ministre Chrétien. Si l'on se fit au discours très intéressant prononcé par le premier ministre Martin à Gagetown en avril dernier, on pourrait en déduire l'existence d'une mentalité différente au sein du gouvernement du Canada.
De même, il est absolument essentiel qu'indépendamment de l'importance des fonds consacrés à la défense, que nous dépensions de façon plus intelligente. Il me semble que nous n'arrivons toujours pas à optimiser le budget de la défense. Le problème, c'est que fermer des bases excédentaires, et elles sont encore très nombreuses, n'est pas une mesure facile à prendre sur le plan politique. Elles existent en partie pour des raisons politiques et socio-économiques et il est impossible de s'en débarrasser instantanément ou facilement. Cependant, il existe des fonds disponibles à l'heure actuelle dans le budget de la défense qui pourraient être réacheminés vers des secteurs de plus grande importance.
Je m'excuse, je vais accélérer le rythme. Il y a une citation qui m'est restée à l'esprit à propos de l'économie de la défense au Canada et qui provient du Sous-comité de la défense nationale du Comité sénatorial permanent des affaires étrangères, lequel, en mai 1983, a fait une observation cinglante à propos des dépenses militaires du Canada.
... le niveau actuel des dépenses militaires ne permet au pays que d'obtenir le pire des deux mondes. Bien que les dépenses soient suffisamment importantes pour représenter un changement important sur l'échiquier national, elles sont trop insuffisantes pour permettre de produire des résultats valables.
Il s'agit d'une citation qui date d'il y a 21 ans, mais je crois qu'elle demeure pertinente dans le contexte d'aujourd'hui, ou du moins dans le contexte de l'économie de la défense.
Quant à savoir s'il existe un preux chevalier prêt à sauver les forces canadiennes, cela pourrait faire l'objet d'un débat intéressant. Il ne fait aucun doute que lorsque le gouvernement Trudeau a revu ses politiques de défense au milieu des années 70, le fait que nous subissions de fortes pressions de nos alliés européens pour consacrer plus d'argent à la défense à une époque où nous cherchions à établir des liens commerciaux avec les Européens dans le cadre de notre stratégie de diversification du commerce, cela s'est traduit par des avantages très tangibles pour les Forces canadiennes. Une grande partie de l'équipement que nous avons aujourd'hui est de l'équipement que nous avons acheté dans les années 70 par suite du volte-face du gouvernement Trudeau en 1975.
Il est difficile d'envisager que le même scénario se répète aujourd'hui. Il n'est pas vraiment possible de jouer la carte de l'Europe dans le contexte de l'après-guerre froide. On peut jouer la carte des États-Unis et il ne fait aucun doute que les Américains semblent de par leur nature obligés de nous sermonner pour que nous consacrions plus d'argent à la défense de façon régulière. Le problème toutefois c'est que les pressions exercées par les Américains pour que nous consacrions plus d'argent à la défense peuvent être considérées comme allant à l'encontre du but recherché jusqu'à un certain point puisqu'elles peuvent susciter la colère des Canadiens qui refusent de se faire sermonner par Washington sur le montant qu'ils devraient consacrer aux dépenses militaires. Cela est particulièrement difficile à une époque où l'image publique des États-Unis au Canada a été ternie par son incursion en Irak et par l'unilatéralisme en tant que principe directeur de la politique étrangère américaine.
Je passerai très rapidement sur certains commentaires à propos du paysage stratégique parce qu'ils se trouvent dans le texte. Cependant, j'aimerais attirer votre attention, si vous n'avez pas déjà eu l'occasion de consulter ce document, sur l'excellente monographie rédigée par l'analyste stratégique britannique M. Colin Gray en 1994 et intitulée « Canadians in a Dangerous World ». Il a délibérément évité de prescrire un modèle pour ce qui est de la structure des forces au Canada, mais il a présenté une série de réflexions intéressantes sur les aspects à envisager lorsque l'on se penche sur la défense nationale et la sécurité nationale.
Vous en trouverez la liste et je me contenterai de mentionner certains des aspects qui portent sur ce qu'il appelle les cas difficiles. Préparez-vous pour le pire. Investissez dans des forces polyvalentes. Investir dans les tendances de pointe sur le plan de l'efficacité militaire. On y mentionne en fait la révolution dans les affaires militaires ou RAM. Visez la flexibilité en ce qui concerne la qualité et la quantité. La flexibilité était l'un des principaux aspects du message qu'il tâchait de transmettre. Exploitez les coûts irrécupérables. S'il existe des moyens de déterminer comment utiliser l'inventaire actuel de l'équipement, de recycler l'équipement, privilégiez ces moyens chaque fois qu'il est logique de le faire. Je crois qu'enfin et surtout il faut dans la mesure du possible établir des forces équilibrées qui tolèrent les fautes. Il faut se couvrir parce qu'il est impossible de prédire l'avenir.
On reproche aux militaires en général d'avoir tendance à pêcher par prudence et conservatisme et lorsqu'ils tâchent de protéger disons leurs flottes de chars d'assaut, d'avions de combat, de navires ou quoi que ce soit, ils le font par tradition peut-être mal placée. C'est possible. Les bureaucraties ont tendance à protéger ce qu'ils connaissent et ce à quoi ils sont habitués. Cela vaut pour tous les aspects de la vie et tous les secteurs des milieux professionnels. Cependant, je crois que les militaires sont aussi prudents et essaient de prévoir les risques parce que se sont eux qui paient le plus cher si nous faisons erreur et que nous prenons des décisions incorrectes quant aux créneaux dans lesquels nous voulons nous spécialiser et quant à l'équipement que nous voulons acheter. Les militaires sont peut-être conservateurs et bureaucratiques, mais je crois qu'ils sont aussi prudents et qu'ils tâchent de conserver autant d'options que possible sur le plan militaire.
Enfin, pour ce qui est de l'état de notre système de défense et de ce qui nous attend, opter strictement pour des forces de quasi-gendarmerie, à mon avis, ne nous mènera effectivement nulle part. Du reste, je pense que c'est avec raison que cette idée avait été rejetée, en des termes assez éloquents, dans le Livre blanc sur la défense de 1994.
La variante de l'option en faveur des forces de quasi-gendarmerie qui assurerait une certaine capacité de combat pour la défense territoriale est relativement plus crédible, quoi que je ne suis par certain qu'elle soit tout à fait convaincante. L'option de spécialisation assurerait la survie tout au moins d'une certaine capacité de combat du corps expéditionnaire au sein des Forces canadiennes. Encore là, je tiens à faire une mise en garde contre les dangers et les difficultés liés au choix de spécialisations. Par exemple, vous vous rappellerez la fameuse démission du vice-amiral Chuck Thomas au début des années 90 quand il avait laissé entendre après la première guerre du Golfe qu'en effet les vainqueurs bureaucratiques de la structure des Forces canadiennes de l'avenir devraient être la marine et l'armée de l'air grâce, en partie, à l'expérience de la guerre du Golfe. C'est à cela que devrait s'en tenir la capacité de combat de base et l'armée de terre devrait se transformer en une force de quasi-gendarmerie. Après les événements d'Oka, ce raisonnement se justifiait.
Le problème, c'est que si nous nous étions tenus à cela pour le reste des années 90, nous n'aurions pas eu la structure des forces nécessaires pour répondre à la grande diversité de mandats confiés à nos forces à l'échelle internationale, tout au moins pour ce qui est de l'armée de terre. Il y a donc là manifestement un danger, à mon avis.
Je préférerais pour ma part, pour conclure, qu'une variante de l'option ou du mantra contenu dans le Livre blanc de 1994, à savoir une force polyvalente et apte au combat paraisse encore raisonnablement convaincante sur le plan stratégique dans un monde aussi imprévisible que le nôtre. La difficulté, c'est qu'il faut de l'argent, mais peut-être pas un apport massif de nouveaux fonds. Je ne vois pas la nécessité d'aller dépenser sans compter en matière de défense comme le font les États-unis et cela même pour remplir le type de mandats proposés dans le Livre blanc de 1994, et de plus il est difficile d'imaginer qu'on puisse disposer de vraiment beaucoup d'argent. Au Canada, on ne sait plus où donner de la tête tant abondent les demandes concurrentielles et urgentes de fonds publics. Sans compter que dans certains milieux le soutien public laisse un peu à désirer en ce qui concerne la défense, quand vient l'heure notamment de remettre un chèque. Je dirais que cette vision d'une force polyvalente et apte au combat du Livre blanc de 1994, bien qu'elle offre le plus de souplesse sur le plan stratégique et permette le plus d'options possibles au Canada, n'est probablement pas abordable. J'aimerais être en mesure de dire autre chose à ce sujet, mais je pense que c'est la réalité. Je pense bien, par conséquent, qu'il est bien plus probable que nous finissions par avoir non pas un modèle de spécialisation, mais ce que j'appelle un modèle de spécialisation amélioré ou, si vous voulez, le modèle polyvalent de base. Voilà plus ou moins comment tout cela se terminera, mais quoi qu'il en soit, nous devons user de la plus grande prudence dans nos choix stratégiques ou nos choix de spécialisations pour les Forces canadiennes.
Le président : Si le niveau de financement demeure inchangé, ce sera le modèle de spécialisation de base, ne nous y trompons pas.
Le sénateur Banks : Les types de guerre ont bien changé depuis la belle époque où mon armée allait affronter la vôtre. Nous formions des lignes, passions la nuit et nous nous retrouvions le lendemain après-midi. Nous avions tous le même type de fusil, tout ce qui nous distinguait au fond c'étaient nos matricules et nos uniformes. C'est de plus en plus le cas, je pense, depuis Waterloo. Maintenant, le type de menaces auxquelles nous faisons face et auxquelles doit réagir la force militaire se sont élargies et multipliées, si bien qu'il y a tout un ensemble de spécialisations, si l'on veut partager cette tâche qui nous attend. Si nous optons pour une spécialisation, qu'elle soit de base, améliorée ou autre, cela veut dire qu'il y aura des parts de cette tâche que nous n'aurons pas. Nous ne les avons pas maintenant et nous ne pouvons pas les avoir toutes. Ce qui me préoccupe, c'est de savoir qui le fera pour nous? Qui comblera cet écart? Si nous disons que nous n'aurons plus de CF-18 parce que nous allons avoir une très bonne FOI 2 dix fois plus puissante sur un grand nombre de navires rapides ayant à leur bord des hélicoptères et intervenir quelque part dans le monde. Nous allons rater l'occasion, pour ce qui est de notre capacité aérienne. Qui donc alors va s'occuper de notre capacité aérienne? Ce n'est pas parce que nous n'en avons pas que nous n'en avons pas besoin, alors que faire, penser à une alliance?
Je sais bien que l'Australie a appris à ne pas compter sur, par exemple, la Grande-Bretagne pour assurer la puissance maritime qu'elle n'avait pas parce que des événements survenus ailleurs étaient devenus prioritaires. La marine de la Grande-Bretagne, dont on avait toujours présumé qu'elle était le rempart contre toute invasion de l'Australie, ne pouvait plus être appelée à la rescousse parce qu'elle avait autre chose à faire, et l'Australie est restée sans protection. Je n'aime pas jouer les cyniques, mais même si nous signons une entente avec un allié et selon laquelle, si nous nous dessaisissions de nos F-18, par exemple, et que cet allié nous fournisse les siens en cas besoin, je suppose qu'en cas d'incident ce sont les intérêts de cette autre nation qui l'emporteraient et nous en serions ainsi privés même s'il y ait eu entente. Si nous optons pour les spécialisations parce que nous ne pouvons pas tout avoir, ne craignez-vous pas de savoir qui le fera à notre place? Je m'en inquiète quant à moi.
M. Shadwick : Oui, je suis assez préoccupé. Je comprends bien vos inquiétudes. C'est en partie, je pense, une question de souveraineté. On souhaitait avoir des capacités à l'interne et aussi compter sur des alliés qui, malgré les meilleures intentions du monde, pourraient ne pas être en mesure de mettre certaines capacités à notre disposition quand nous en aurons besoin.
Le sénateur Banks : C'est juste.
M. Shadwick : Nous devrions viser la plus grande autosuffisance qu'il nous est raisonnablement possible d'atteindre. Même M. Colin Gray, l'analyste britannique, signalait dans cette monographie dont je viens tout juste de parler, quand il traitait en partie de cette question : « Les Canadiens se préoccuperont toujours davantage des Canadiens que ne le feraient des non-Canadiens ». Ce qu'il voulait dire par là, c'est qu'en temps de crise si vous avez besoin d'aide, d'hélicoptères ou de transport aérien ou de quoi que ce soit, il serait bien de pouvoir compter sur ses propres forces. Elles répondront en priorité aux besoins de leurs concitoyens canadiens et s'occuperont d'eux, car même des pays amis auront naturellement tendance à accorder la priorité à leurs propres intérêts. Malgré des protocoles d'entente sur la mise à disposition de transport aérien ou d'une capacité de transport maritime, le fait de dépendre autant au plan des ressources et des capacités vous place dans une situation inconfortable. Le transport aérien, en particulier, est un des secteurs qui mérite de notre part un examen très attentif. Ce qu'il y a de bien dans le transport aérien, c'est qu'étant donné sa grande flexibilité, peu importe laquelle de ces quatre options de structure nous retiendrons, le transport aérien quelle qu'en soit la nature en fait partie. Il va de soi dans tous les cas, qu'il s'agisse de secours en cas de catastrophe ou de situation de guerre, mais je partage vos grandes inquiétudes.
À propos des spécialisations et des capacités, le mot « spécialisation » dans le contexte de la défense canadienne a gagné en popularité dans les dernières années. Je dois dire publiquement que je songe à lancer une pétition pour qu'on le bannisse, de même que le mot « transformation ». Si je le retrouve une fois de plus dans un document de la Défense nationale, je pense que je vais tout simplement renoncer au travail d'analyste de la défense.
Le président : Nous ne voulons simplement plus le voir à la forme verbale.
M. Shadwick : Très bien. Nous avons bien sûr renoncé à certains rôles depuis de nombreuses années. Au milieu des années 50, nous consacrions 43 p. 100 de tous les fonds fédéraux à la défense — c'était énorme — et malgré cela la force aérienne n'était toujours pas en mesure de ravoir des bombardiers, par exemple. Les porte-avions sont choses du passé depuis plus de 30 ans maintenant.
Nous avons abandonné des choses de façon constante. L'armée de terre au cours des dernières années allait se contenter de véhicules sur roues, se défaire des gros blindés et réduire l'artillerie. Même à la toute fin de l'administration Mulroney, nous avons à mon avis commis une terrible erreur en supprimant les trois catégories essentielles des hélicoptères tactiques; des hélicoptères d'observation, des hélicoptères polyvalents de transport et des hélicoptères de transport moyen. Nous avons au lieu de cela acheté un parc de 100 hélicoptères Griffon. Pour ne pas donner l'impression que je suis contre les hélicoptères Griffon, le mieux que je peux dire au sujet du Griffon, c'est qu'il est le meilleur hélicoptère constabulaire au monde. Cela ne veut pas nécessairement dire que c'était ce que nous devions faire. Soit dit en passant, à l'époque, nous nous étions débarrassés de nos hélicoptères de transport moyen de type Chinook. À mon avis, nous sommes le seul pays qui avait des hélicoptères de type Chinook, et nous y avons renoncé.
Des tas d'autres pays ont acquis en grand nombre des hélicoptères de cette taille. Le seul autre pays à s'être défait de ses hélicoptères Chinook a été le Vietnam, et c'était pour des raisons différentes, entre autre une pénurie de pièces de rechange fabriquées aux États-Unis.
Quand on renonce à des capacités, il faut le faire prudemment. En outre, puisque nous en sommes à parler de la spécialisation, il peut dans certains cas s'agir d'ajouter des spécialisations qui n'existent pas pour l'instant dans les forces canadiennes. Il peut s'agir d'un processus en aval, d'un transfert, d'un renoncement à certaines choses, mais il pourrait très bien y avoir d'autres spécialisations qu'il nous faut vraiment examiner.
Le sénateur Banks : Parlons-en justement. Pour employer un autre mot, l'expertise, nous avons acquis certaines expertises où nous semblons exceller. Nous semblons avoir de très bonnes unités de tireurs d'élite. C'est du moins ce que tout le monde dit. La FOI 2 semble être très respectée dans le monde et par nos alliés. Devrions-nous viser certains domaines d'expertise où nous excellons ou sommes bien placés pour exceller et qui seraient équivalents?
M. Shadwick : La FOI 2 et les forces spéciales sont diversifiées. Je suis sûr que nous obtiendrons une part de ce supplément de 5 000 personnes. Ce serait certainement un secteur. Le transport aérien est une spécialisation que j'aimerais voir renaître. Ce qui est gênant au sujet de l'effritement de notre capacité de transport aérien au cours des dix dernières années, c'est que pendant les années 50, 60, 70 et même pendant les années 80, nous avions fait du transport aérien une priorité particulière des Forces canadiennes. Nous avions une capacité de transport aérien supérieure à celle que peut se permettre un pays ayant la population du Canada et la capacité militaire globale qu'on peut raisonnablement attendre d'un pays comme le nôtre. Même aujourd'hui, en dépit de l'état lamentable de nos avions Hercules, nous en avons 32. Bien sûr, ils ne sont pas tous en état de voler.
Le président : Dix-neuf.
M. Shadwick : Dix-neuf. Les 32 avions Hercules, fait assez remarquable, font que le Canada possède la quatrième plus grande flotte de Hercules au monde. Bien sûr, s'ils étaient tous du tout nouveau modèle C130J, ce serait très impressionnant. L'histoire officielle de l'année du centenaire du Canada en 1967 qui traite des Forces canadiennes mentionnait en fait que le transport aérien était quelque chose que les Canadiens avaient construit et considéré comme particulièrement prioritaire en raison de l'étendue du pays, de notre engagement envers l'OTAN et de nos engagements en matière de maintien de la paix.
Le sénateur Banks : Mais est-ce que vous ne pourriez pas y mettre un véhicule blindé Bison?
M. Shadwick : Pas facilement.
Le sénateur Forrestall : Il vous faudrait enlever la tourelle?
M. Shadwick : Oui, et aussi d'autres pièces. Nous avons malheureusement renoncé à ce secteur. C'était un secteur où cette capacité que nous avions était internationalement reconnue. Nous avons dû la céder à d'autres pays qui ne l'avaient pas, notamment d'importants pays européens. Nous avons abandonné cette spécialisation, et je pense que s'en est une que nous devrions retrouver.
Le sénateur Banks : Avons-nous besoin de Globe Masters comme tel ou nous faut-il un bon nombre de nouveaux avions Hercules du modèle Y?
M. Shadwick : Idéalement, si l'airbus A400 existait aujourd'hui au prix indiqué et était doté des caractéristiques de rendement indiquées et que nous pouvions l'obtenir dans un délai raisonnable, d'ici un an ou deux, j'opterais pour une combinaison d'airbus A400 et de C-27J pour la recherche et le sauvetage, et pour un système de transport léger pour le reste. Malheureusement, bien sûr, comme les sénateurs le savent bien, l'airbus A400 ne pourra être exporté au Canada en nombre raisonnable d'ici probablement près d'une décennie. Nous avons besoin d'aide avant cela, parce d'ici là la flotte des Hercules sera plus ou moins périmée s'il ne l'est pas déjà. Même nos Hercules les plus récents ne seront plus dans dix ans de nouveaux avions. Les plus anciens de nos Hercules du modèle H vont avoir 30 ans. Je trouve que c'est incroyable, extrêmement difficile à croire, mais c'est pourtant vrai.
Si le Airbus 400 n'est pas une bonne option à court terme du moins, il me semble qu'il faut choisir l'avion de transport C-17, qui s'ajoutera aux Hercules en meilleur état qui nous restent. Je sais que Boeing a soumis un rapport indiquant qu'il convenait de conserver les 13, si ce chiffre est exact, Hercules modèle C130H et d'acheter quatre ou cinq C-17. En outre, je crois comprendre, et ce n'est pas inclus dans le rapport, que Boeing nous conseille également d'acheter un aéronef biturbine à turbopropulseurs pour les missions de recherche et sauvetage afin d'exclure les Hercules de ce type de missions.
Le sénateur Banks : Oui.
M. Shadwick : La question de savoir si une flotte de 13 Hercules ainsi que trois, quatre ou cinq C-17 serait suffisante demeure sans réponse. Les C-17 joueraient un rôle très utile, mais les 13 Hercules n'offrent pas beaucoup de souplesse. Peut-être qu'il nous faut une flotte un peu plus importante de 15 ou 16 aéronefs. Si la proposition de Boeing est axée sur les Hercules C130H que nous pourrions éventuellement conserver, alors nous nous heurtons à une difficulté car, comme je l'ai déjà dit, nos plus anciens C130H se font vieux. C'est un problème auquel nous devrons nous attaquer. Il nous faut un aéronef qui se situe entre le C-27 et le C-17.
Le sénateur Banks : Permettez-moi de m'éloigner de ce sujet quelques instants et vous poser une question d'un tout autre ordre.
Nous parlions du déploiement des capacités de nos forces armées. À la fin de la Seconde Guerre mondiale, un nombre très important de nos militaires étaient actifs dans ce qu'il convenait d'appeler les trois secteurs traditionnels. Nous avions une grande armée de terre, une grande marine et une grande force aérienne qui constituaient une proportion exagérée de notre population totale. Les capacités techniques requises pour le travail militaire étaient à l'époque beaucoup moins importantes qu'elles ne le sont actuellement. Le personnel de ces trois composantes des Forces canadiennes était moins formé qu'il ne l'est aujourd'hui. Vous avez bien étudié cette question et cela nous a également semblé problématique. On entend constamment dire que nous dépensons beaucoup d'argent pour recruter, instruire et former le personnel militaire afin d'obtenir par exemple des techniciens en électronique qualifiés. Puis arrive un autre employeur qui estime que ce sont d'excellents techniciens et leur offre, après la fin de leur premier contrat, un salaire deux fois plus élevé que ce que nous pouvons verser et ils quittent les forces armées dans ces circonstances, ce que je ferais également. Rémunérons-nous suffisamment notre personnel militaire? Faut-il être plus concurrentiel à cet égard? Y a-t-il des lacunes là aussi?
M. Shadwick : Je crois que nous pouvons être plus concurrentiels. En revanche, dans une certaine mesure, c'est une bataille perdue d'avance. Il est difficile d'être à la hauteur de ce que le secteur privé peut offrir aux travailleurs de tous les métiers, de toutes les professions.
Le sénateur Banks : Si nous offrons des salaires aussi élevés que dans le secteur privé, allons-nous nous retrouver avec des employés qui ne sont pas qualifiés et qui ne veulent pas continuer? Nous fions-nous à l'amour de la patrie?
M. Shadwick : En partie. Si ces personnes quittent les forces armées et participent à l'économie, évidemment, cela sera perçu comme une précieuse contribution de la Défense nationale au développement économique du Canada. Le personnel bien formé qui est libéré dans la société chaque année a un prix.
Le sénateur Banks : Libéré n'est pas le mot qui convient ici.
M. Shadwick : Il me semble que cette question va au-delà des considérations financières. En ce qui concerne l'aspect humain des forces armées, si le personnel militaire sait et apprécie le fait que les Canadiens connaissent et apprécient les sacrifices des membres des forces armées, les défis auxquels ils sont confrontés, le stress que cela crée pour les familles, et cetera, et si les Canadiens accordent de la valeur aux efforts du personnel militaire et si le Canada essaie de son mieux de leur fournir un équipement raisonnablement moderne, alors tout cela est très précieux. Il ne s'agit pas uniquement du salaire. Je crois que les militaires ont besoin d'un éventail beaucoup plus vaste d'éléments pour faire leur travail. Je crois qu'ils s'en rendent compte davantage aujourd'hui qu'il y a 15 ans. Néanmoins, une grande partie du problème réside dans l'équipement et le matériel qui est réellement disponible pour les forces armées. Si l'on demande à une personne de 18 ans de conduire un véhicule qui a deux fois son âge, elle va en déduire que les Canadiens ne se soucient pas particulièrement des défis quotidiens qu'elle doit relever.
Je pense que cela va bien au-delà de la compensation financière. Il existe des impondérables ici qui sont critiques dans la décision de rester ou non dans l'armée. Il existe un autre inconvénient, bien sûr, au nombre élevé de départs, c'est qu'un grand pourcentage de l'équipe d'entraîneurs des forces armées sont occupés de façon permanente à la formation, puis ils perdent les gens qu'ils viennent de former très rapidement. Cela les déprime et les démoralise pour cette raison également.
Le président : Merci, sénateur Banks. Vous ne suggériez pas que nous obtenions des conducteurs plus âgés?
M. Shadwick : Non.
Le président : Merci.
M. Shadwick : Je dois dire, que lorsque j'ai eu la première fois l'occasion de témoigner devant un comité parlementaire en 1972, le sénateur Forrestall était présent en tant que député. J'avais 18 ans et j'ai en fait parlé de relever l'âge de la retraite dans les forces armées. Je pense que j'étais le seul jeune homme de 18 ans qui n'ait jamais parlé de relever l'âge de la retraite.
Le président : Les sénateurs aiment qu'on parle de relever l'âge de la retraite.
Le sénateur Forrestall : Je m'en souviens et je me rappelle également d'autres questions que nous avons discutées en 1972. Depuis, j'ai passé 10 ou 15 ans à essayer de faire remplacer les Sea King, avec manifestement un succès mitigé d'une certaine façon.
Est-ce que je pourrais vous demander de changer légèrement le sujet et de songer aux réserves et de la façon dont elles peuvent s'intégrer à une projection des forces armées. Pourrais-je vous demander de considérer cette question de deux façons, tout d'abord du point de vue de la patrouille frontalière et de la défense, puis du point de vue de la patrouille côtière et de la défense? Hier, et c'est intéressant, nous avons entendu le commandant de l'escadron de la réserve navale, ici à Toronto. Il a dit que oui, la flotte de réserve, une flotte qui pourrait être modifiée pour beaucoup de choses à relativement peu de frais, pourrait couvrir les zones des Halifax Rifles et des patrouilles côtières de leur propre chef ou selon les ordres. Pourriez-vous, s'il vous plaît, en parler de ces deux points de vue?
M. Shadwick : Certainement. Je pense qu'il existe un fort potentiel pour les réserves pour toutes les branches de l'institution des réserves, pour des missions de défense du territoire ou de sécurité intérieure. Les détails peuvent présenter des défis, mais, d'une manière générale, je pense qu'il existe d'énormes potentiels là. Ces réserves représentent une ressource importante pour toutes sortes de raisons. Je pense que nous pouvons éviter ce qui s'est produit à la fin des années 50. Vous savez, qu'à la fin des années 50, on a donné aux réserves en fait un tout nouveau rôle et une toute nouvelle tâche dans le cadre d'un modèle de défense du territoire national, mais en fait cela signifiait la reconstruction et la réouverture des villes après une attaque nucléaire.
Le fait de donner ce rôle aux réserves vers la fin des années 50 a eu un résultat dévastateur. C'était un rôle si complexe et si horrible que les gens ont quitté les réserves en grand nombre. L'idée de faire partie d'une colonne de camions se dirigeant vers un Toronto dévasté ne motivait absolument personne.
Cette fois-ci, cependant, les rôles de type de sécurité intérieure donnent une impression beaucoup plus forte d'imminence du danger, dans la mesure où la menace n'est pas nucléaire à court terme, mais parce que le 11 septembre a montré les vulnérabilités de notre société à une attaque sous diverses formes. Plus nous pouvons surveiller le dos des Américains, dans un contexte nord-américain, mieux c'est, comme le disait, l'autre jour, un journaliste. Je pense que c'est le type de rôle que les réserves, cette fois, accepteraient avec plaisir, contrairement à ce qui s'est passé dans les années 50. Il s'agit d'une menace beaucoup plus imminente. C'est quelque chose qui est beaucoup plus facile à comprendre que l'idée d'aller dans des villes dévastées par une bombe nucléaire : le côté pratique des choses, l'équipement qui, dans certains cas, serait nécessaire, un rôle qui aurait une certaine visibilité dans les villes canadiennes jusqu'à un certain point et un rôle qui semblerait répondre à diverses faiblesses de nos capacités actuelles. Donc, la réponse brève est oui, il y a un fort potentiel.
Le sénateur Forrestall : Puis-je intervenir, puisqu'il ne nous reste presque plus de temps? Un autre domaine qu'il fallait régler au début et à la fin des années 60 ou au début des années 70, était le concept de répartition du budget de la Défense nationale en une opération touchant aux affaires sanitaires et l'autre touchant au capital. Cette seconde opération donnait aux commandants d'unité la possibilité de faire une projection des besoins, d'organiser le processus de sélection et, pour ce dernier, leur donner la capacité de réagir, avec une certaine intelligence, et de décider des postes et des circonstances, par rapport aux équipements. L'autre partie du budget allait aux frais fixes pour payer les allocations, le logement, la nourriture, la formation et ainsi de suite.
Y a-t-il un mérite à tout cela, pensez-vous, d'essayer de sauver des vies — avec les difficultés qu'apparemment nous avons depuis l'époque où nous louions des chars d'assaut. Non pas que cela ne soit pas une solution. Peut-être serait-il plus avantageux de tout louer dans l'armée. Je ne sais pas la réponse à cette question. Cependant, il semble que nous soyons pris dans une incapacité à livrer aux chefs des forces armées ce dont ils ont besoin et le capital dont ils ont besoin, lorsqu'ils en ont besoin.
M. Shadwick : Il s'agit effectivement d'un problème complexe. Je pense que je voudrais en parler à deux niveaux. Le premier, c'est de savoir s'il est possible d'obtenir des fonds discrétionnaires plus importants, un pouvoir de signer qui serait passé vers les inférieurs jusqu'à un certain point, de sorte que les besoins opérationnels urgents puissent être comblés beaucoup plus rapidement, à mesure qu'ils sont déterminés sur place. De cette façon, on ne soumet pas même un achat peu important d'équipement aux caprices et aux délais d'un processus d'acquisition plus large. Manifestement, de sa propre autorité, un général ne peut pas donner son pouvoir de signer pour remplacer une flotte de F-18, mais il y a toutes sortes d'équipements moins coûteux et bas de gamme. Un exemple serait l'armement d'autodéfense pour nos frégates et nos destroyers, lorsqu'ils sont envoyés à l'étranger, afin qu'un inférieur hiérarchique puisse avoir le pouvoir de signer pour acheter des armes de petit calibre pour protéger les bâtiments et assurer la protection, sans avoir à obtenir 10 millions de signatures au QGDN.
À plus grande échelle, cependant, le processus d'acquisition de la Défense nationale canadienne est certainement déprimant. Nous devons faire mieux. M. Alan Williams, sous-ministre adjoint au ministère de la Défense nationale, a déjà déterminé quelques-unes des difficultés et travaille à l'accélération du processus d'acquisition pour de nouveaux matériels, mais nous avons encore un long chemin à faire. Par ailleurs, ne pas acheter d'équipement du tout, n'est pas le moyen idéal de résoudre ce problème particulier. Tout s'accélère très rapidement, si vous n'achetez rien du tout. Le processus est accéléré. Cependant, lorsque nous souhaitons acheter du matériel, nous devons beaucoup mieux le faire. Les hélicoptères Sea King sont devenus l'image même du retard et de la procrastination en termes d'acquisition. Cependant, pensez au cas du Iltis, par exemple. Heureusement, je me retire de la flotte à l'heure actuelle. Ce n'est pas une technologie géniale. Nous parlons d'un véhicule de type jeep. Ce n'est pas trop difficile. N'importe quel jeune cadre des grandes villes sait se rendre chez un concessionnaire pour choisir un véhicule utilitaire sport, un VUS, sans trop de difficulté. Cependant, si vous considérez le temps qui s'écoule entre le moment où le ministère de la Défense nationale a déterminé qu'il avait besoin de remplacer un Iltis, et l'arrivée des derniers des G-wagons pour remplacer le Iltis, ce délai a duré plus longtemps que toute la Deuxième Guerre mondiale.
Ce qui veut dire que si en septembre 1939 nous étions allés chercher une nouvelle jeep, elle n'aurait toujours pas été disponible au Jour J ou lors de la libération des Pays-Bas. Si nous ne pouvons pas faire mieux pour ce qui est des véhicules de type jeep, comment ferions-nous mieux pour les navires de soutien interarmées ou tout autre équipement militaire plus haut de gamme que nous souhaiterions acquérir, et alors nous avons un sérieux problème. Même avec la recommandation de M. Williams visant à accélérer le processus pour certaines pièces d'équipement, nous devons faire mieux que cela. Cela nous embarrasse, bien franchement, tout particulièrement, lorsqu'il s'agit d'une pièce de technologie bas de gamme.
J'aimerais ajouter puisque j'en ai l'occasion, que je sais que le G-wagon de la flotte est un véhicule bien supérieur au Iltis, c'est tout à fait évident. Cependant, je proposerais que peut-être nous avons encore besoin d'un véhicule un peu plus haut de gamme que le G-wagon et que le Cougar, quelque chose qui soit un véritable véhicule de reconnaissance de type blindé d'une description quelconque, qui corresponde à l'orientation prise par beaucoup de nos alliés. Beaucoup de nos alliés possèdent des G-wagons, mais ils ont également un véhicule intermédiaire entre le G-wagon et le véhicule de reconnaissance à 8 roues ou chenillé.
Le sénateur Forrestall : Je l'avais décrit comme quelque chose comportant un fusil à deux canons.
Le président : Chers collègues, je suis face à un dilemme. Nous n'avons presque plus de temps. Le sénateur Atkins a une petite question et le sénateur Day a également une petite question. Peut-être pourrions-nous parler de ces deux questions, puis lever la séance.
Le sénateur Atkins : Ce matin, j'ai écouté ce débat entre la polyvalence et la spécialisation. Quand vous pensez au type de défis que nos forces armées canadiennes ont dû relever, que ce soit en Afghanistan ou à Haïti, la question se pose : formons-nous nos troupes correctement afin qu'elles fassent face à un ennemi que nous avons des difficultés à identifier?
M. Shadwick : Je suis d'accord avec la façon dont vous définissez ce dilemme. Le problème à l'heure actuelle vient du fait que les menaces sont diffuses, tout est si différent de la formation à la guerre froide qui était quelque chose de bien défini. En 1989, nous savions nous en tirer très bien. Je ne sais pas vraiment comment il faut faire pour s'en tirer. Nous pouvons nous rabattre sur cette vieille idée, qui, selon moi, est en partie vraie, à savoir, si vous formez les soldats pour les pires cas de figure, vous pouvez automatiquement vous adapter aux situations de conflits où la menace est moindre, et à savoir également, qu'un bon soldat polyvalent et bien entraîné est en soit un soldat flexible. D'autre part, si nous parlons de spécialisations, nous allons presque devoir nous lancer, jusqu'à un certain point, dans une formation spécialisée, ainsi que l'adapter aux séries d'équipements et aux séries de compétences. C'est beaucoup demander à un soldat des forces armées à l'heure actuelle, d'être formé à tous les types de missions qui pourraient être confiées aux soldats. Manifestement, il va falloir y intégrer, autant que possible, une formation de base, disons, flexible, puis la développer par modules à l'intérieur d'un plan de formation, afin de pouvoir réagir à des cas de figures précis, et ce, autant que possible.
Ce qui est heureux, cependant, c'est que ce dilemme n'est pas uniquement le nôtre et que nous pouvons nous référer à ce que nos alliés font de leur côté, tant les Australiens que les Néerlandais par exemple tout cela serait riche en enseignement.
Le sénateur Atkins : Vous voulez parler de l'expérience qu'ils ont à l'heure actuelle en Irak?
M. Shadwick : Oui.
Le sénateur Atkins : Allons-nous en tirer des leçons, particulièrement sur la façon de préparer nos soldats pour leurs engagements futurs?
M. Shadwick : Je l'espère et ce serait une leçon d'humilité. Cela a été une vraie leçon d'humilité pour le Pentagone. Les Américains ont si peu d'infanterie de ligne qu'ils ont dû utiliser le génie d'assaut non pas en tant que génie d'assaut mais en tant qu'infanterie de ligne, les unités de police militaire servant également davantage d'infanterie de ligne. Ils ont dû réaffecter les rôles des soldats. La hiérarchie militaire américaine a dû se poser plusieurs questions. À quelle vitesse réellement peut-on transformer un soldat du génie d'assaut, qui certes sait utiliser un fusil, car cela fait partie de sa formation de base, mais à quelle vitesse pouvez-vous le transformer en un soldat d'infanterie de ligne crédible dans une situation de combat en zone urbaine? Si les Américains doivent faire face à ce problème, nous aurons certainement à y faire face aussi.
Le sénateur Atkins : Cela pose tant d'autres questions, par exemple en ce qui concerne l'approvisionnement des équipements, ou notre orientation générale.
M. Shadwick : Entre parenthèses, cela pose également la question de la diversification des modes de prestation des services (DMPS) et comment nous avons sous-traité certaines fonctions et capacités du ministère de la Défense nationale. Nous avons dû sous-traiter certaines séries de compétences qui d'une certaine façon représentaient un bassin de candidats compétents que nous pourrions appeler en cas de situations d'urgence. Une fois qu'une fonction a été diversifiée ou bien privatisée, les chances de faire en sorte que ces soldats réintègrent l'armée sont pratiquement nulles, car ces fonctions privatisées et ce secteur privé protègent ses propres intérêts.
Malheureusement, nous, dans le secteur universitaire, n'avons pas fait cela. Je ne pense pas non plus que les comités l'aient beaucoup fait. Nous n'avons pas sérieusement considéré l'ensemble des ramifications et des répercussions de la diversification des modes de prestation des services, DMPS, dans le contexte de la Défense, pour voir si nous avons fait les bons choix. Existe-t-il des domaines que nous n'avons privatisés et que nous pourrions privatiser? Les questions tout aussi importantes, existe-t-il des domaines que nous avons privatisés et que peut-être nous n'aurions pas dû privatiser? Et dans ce cas, avons-nous épargné beaucoup d'argent? La vérificatrice générale a certainement suggéré que, dans certains cas, les économies financières projetées par l'utilisation de DMPS, n'ont pas en fait été réalisées. Si, nous avons en même temps perdu la flexibilité de notre capacité de défense, nous sommes perdants sur toute la ligne. Nous n'avons pas économisé d'argent à la Défense et nous perdons notre capacité de défense.
Le sénateur Day : Je ne vous demanderai pas maintenant de développer davantage vos commentaires en ce qui concerne les problèmes d'acquisition de la défense, mais nous sommes d'accord avec vous, et M. Alan Williams, sous-ministre adjoint, Défense nationale, est venu parler à notre comité. Il s'agit d'un examen interne. Y a-t-il eu d'autres examens formels faits de l'extérieur par vous-mêmes ou par quiconque, pour lesquels une étude a été publiée, étude dont la lecture nous serait utile?
M. Shadwick : Il y en a eu plusieurs et je pourrais sans doute rassembler quelques données graphiques, énumérant les documents qui ont été publiés. Cependant, il est triste que le nombre de personnes au Canada ayant étudié ces domaines en profondeur soit si limité. Ce sont souvent des politologues qui, parfois à leurs risques et périls, s'occupent d'affaires économiques, parce qu'en fait nous ne sommes pas connus pour notre finesse dans les mathématiques. Les économistes universitaires canadiens, d'une manière générale, ne s'intéressent pas du tout à l'économie militaire. Mais il existe un certain nombre d'études et je serai certainement heureux de...
Le sénateur Day : Oui si vous pouviez. Il est possible que ce soit un domaine dont nous aimerions nous entretenir avec vous de nouveau. Cependant, si vous pouviez nous donner les références de certaines publications, cela serait très utile. L'autre domaine qui m'intéresse beaucoup, est celui que vous venez de décrire. Il n'y a pas eu beaucoup d'études menées sur l'impartition ou sur la diversification des modes de prestation de services. Si vous pouvez nous suggérer un point de départ, cela serait très utile.
M. Shadwick : Je serais très heureux de faire cela également. Malheureusement c'est toujours la même histoire et peut-être même pire. Pour toutes les initiatives des MPS prises au cours des 15 dernières années, il y a eu extrêmement peu d'études à l'université ou ailleurs sur les avantages ou les inconvénients. On dirait presque que c'est parce que la privatisation est devenue la mode dans les années 90 dans tous les domaines de la politique publique et à tous les paliers de gouvernement.
Quant à moi, j'ai toujours pensé que le ministère de la Défense nationale n'était pas comme les autres ministères. Son mandat est fondamentalement si différent que ce qui pourrait fonctionner pour Transports Canada ou pour une autre entité gouvernementale ne s'appliquerait pas du tout à la Défense nationale.
Le sénateur Day : Je suis d'accord.
M. Shadwick : En ce qui concerne l'acquisition, très brièvement, et ce qui s'y rapporte, toute la question de l'avenir de l'infrastructure industrielle de la défense canadienne, que je n'avais pas inclue dans mes remarques, et combien de moyens de défense les Canadiens veulent-ils que nous conservons? Cette question se rapporte à la question de la capacité industrielle dans le domaine de la défense que nous souhaitons conserver par rapport à celle que nous souhaitons acheter dans le commerce? C'est une question difficile. Elle a rapport bien sûr avec tout ce qui est de l'assiette au beurre et d'autres considérations socioéconomiques, et cetera, et cetera. Où allons-nous construire ces nouveaux navires de soutien interarmées, en supposant, bien sûr, que nous allons effectivement devoir les construire?
Je ne peux m'empêcher de faire une remarque rapide au sujet de ces navires de soutien interarmées. Pour être honnête, j'aimerais que ce concept voie le jour. Ce programme me préoccupe parce qu'aucune marine du monde ne possède de navires comme ce navire de soutien interarmées. Il existe des navires similaires, mais rien qui ne ressemble à ce dont nous parlons quand nous parlons de ces trois navires de soutien interarmées. Ce qui signifie l'une de deux choses. Soit nous avons inventé un meilleur piège à souris, soit nous allons nous faire prendre dans l'un d'entre eux. À l'heure actuelle, je suis prêt à me laisser convaincre de l'opportunité de ce concept d'un navire de soutien interarmées. Il est concevable que ce navire fonctionne, mais je me sentirais plus à l'aise s'il avait déjà fait ses preuves dans les marines d'autres pays. Cela dit, la marine canadienne ne se débrouille pas si mal en terme d'innovation. Les hélicoptères maritimes sur des petites frégates étaient une invention canadienne; le reste du monde se moquait de nous, pourtant nous avons fait en sorte que ça marche. Pratiquement tout navire de guerre ou garde-côte du monde possède un pont d'envol et un hangar.
Le président : Nous avons le document que vous nous avez laissé. J'ai une demande à vous faire, si vous avez d'autres informations, nous avons pensé que votre connaissance des préambules nous sera peut-être utile. Si quelque chose peut compléter le document que vous nous avez déjà remis, nous vous en serions très reconnaissants.
Au nom de ce comité je vous remercie d'avoir comparu. Nous apprécions que vous ayez pris le temps de venir nous parler et nous aider dans cette étude qui nous prendra certainement un certain nombre de mois.
La séance est levée.