Délibérations du comité sénatorial permanent de
l'Énergie, de l'environnement et des ressources naturelles
Fascicule 4 - Témoignages du 2 décembre 2004
OTTAWA, le jeudi 2 décembre 2004
Le Comité sénatorial permanent de l'énergie, de l'environnement et des ressources naturelles se réunit aujourd'hui à 8 h 45 pour examiner les nouvelles questions concernant son mandat et en faire rapport.
Le sénateur Ethel Cochrane (vice-présidente) occupe le fauteuil.
[Traduction]
La vice-présidente : La séance est ouverte.
Je tiens à souhaiter la bienvenue à Mme May et à M. Toner. Nous sommes heureux de vous accueillir. Je crois comprendre que vous parlerez de certaines des lacunes décrites par Mme Johanne Gélinas, la commissaire à l'environnement et au développement durable, dans son dernier rapport.
Vous avez la parole.
Mme Elizabeth May, directrice exécutive, Sierra Club du Canada : Je tiens à remercier le comité de s'occuper du rapport sur le Défi d'une tonne et d'examiner la question des lacunes au niveau de sa mise en œuvre. Je donnerai un aperçu général de la situation et j'expliquerai certaines notions, puis M. Toner vous fournira certains renseignements précis.
Le Sierra Club du Canada travaille activement au Canada depuis 1969. En ce qui concerne le développement durable, nous en avons suivi toutes les variantes et avons participé à la démarche dès le début. Nous avons collaboré étroitement au processus qui a débouché sur le Sommet de la Terre à Rio de Janeiro en 1992, en commençant par le travail sur le rapport Brundtland puis les travaux préliminaires de 1990 à 1992 en prévision du Sommet de la Terre des Nations Unies. Dans notre bulletin annuel de Rio, nous avons suivi les progrès réalisés par tous les paliers de gouvernement du Canada à l'égard des engagements pris à Rio. Si ce document intéresse vos collaborateurs, les bulletins de chaque année sont toujours disponibles sur notre site Web. N'hésitez pas à communiquer avec nous pour obtenir de plus amples renseignements.
Nous avons été heureux de constater qu'un rapport récent de l'Organisation pour la coopération et le développement économiques, l'OCDE, a reconnu notre travail de surveillance des progrès réalisés par le gouvernement canadien en matière de développement durable. Quelqu'un a remarqué le travail que nous avons fait au cours de toutes ces années.
En ce qui concerne ce que la commissaire à l'environnement et au développement durable vous a indiqué à propos des lacunes sur le plan de la mise en œuvre, ce que nous considérons comme un écart entre la théorie et la pratique, nous sommes d'accord avec Mme Gélinas. Je ne mâcherai pas mes mots. Ces lacunes sont attribuables au fait qu'à un niveau fondamental les principaux décideurs, qu'il s'agisse de politiciens ou de fonctionnaires, n'ont en fait aucune idée de la nature du problème ni de l'urgence qu'il y a à les régler. Je ne mâche pas mes mots parce que je crois que c'est ce que vous voulez.
Ce n'est pas que ces idées ne leur plaisent pas dans l'abstrait, et ce n'est pas non plus qu'ils ne les considèrent pas comme des idées inattaquables, mais le problème ne leur paraît pas urgent. Le rapport publié par la commission Brundtland en 1987 et intitulé « Notre avenir à tous », qui est plus ou moins notre bible sur cette question, n'a peut-être pas inventé l'expression « développement durable » mais a mis cette notion de développement durable à l'avant-plan des préoccupations du Canada. Le gouvernement du Canada a accepté ce rapport en 1987 aux Nations Unies. Le gouvernement du Canada a joué un rôle actif pour promouvoir le travail de la commission Brundtland. Nous pourrions aborder de façon plus détaillée la définition de développement durable, mais je préfère la définition qui se trouve dans le texte du rapport « Notre avenir à tous » La commission préconisait le développement durable mais pas isolé de tout contexte. Elle préconisait le développement durable en réaction à ce que le rapport qualifiait de crises multiples. Il désignait par crise une crise écologique sur le plan des répercussions sur la biosphère, une crise de développement sur le plan des inégalités entre les riches et ceux qui sont très pauvres, et aussi une crise du militarisme, c'est-à-dire un détournement de ressources pour renforcer le potentiel militaire et l'incapacité à assurer la paix.
La crise du militarisme a été exclue du programme du développement durable lorsque l'Assemblée générale des Nations Unies a examiné le rapport Brundtland et a adopté sa recommandation voulant qu'un important sommet soit tenu 20 ans après Stockholm, qui est devenu le Sommet de la Terre, mais l'assemblée n'était pas disposée à adopter la recommandation concernant l'aspect militaire. Le plan d'action a donc été axé sur l'environnement et le développement.
Les statistiques citées dans le rapport Brundtland de 1987 étaient inquiétantes à l'époque. Le rapport Brundtland a en particulier signalé la menace que représentait le changement climatique. Toutes ces tendances n'ont fait que devenir plus inquiétantes au cours des 25 dernières années. Pourtant, rien n'indique que l'on reconnaisse l'urgence ou la réalité de ce problème.
Je considère qu'il s'agit d'un cas de dissidence cognitive. C'est comme se faire dire qu'on sera en meilleure santé si on mange du son le matin, mais qu'on ne veut pas le faire; ou que votre dentiste vous dise, « En passant, vous devriez vraiment utiliser de la soie dentaire », et vous répondez, « Il faudrait absolument que je le fasse », mais vous ne le faites pas. Vous entendez ce qu'on vous dit mais vous n'y croyez pas.
Là où cet échec est le plus évident, c'est dans la menace que représente le changement climatique. Si les gouvernements du Canada prenaient réellement au sérieux les changements climatiques, la lutte contre cette menace deviendrait un principe primordial pour l'ensemble de la société. Le gouvernement canaliserait ses ressources avec autant de détermination qu'à l'époque où le Canada a réorganisé son économie et sa société pour relever les défis de la Deuxième Guerre mondiale.
L'inaction face à tous ces problèmes est attribuable à une absence de volonté politique. Pour qu'il y ait volonté politique, il faut que les intervenants comprennent que les menaces sont réelles et qu'il est urgent d'y faire face. La plupart du temps, le système et les pouvoirs en place ne comprennent pas ces menaces ni l'urgence qu'il y a à intervenir.
J'utiliserai à nouveau une analogie. C'est un peu comme dire : « Nous devrions nous assurer que tous nos bâtiments ont des codes d'incendie appropriés et que nous savons où se trouvent les sorties d'urgence. » On appréhende différemment l'emplacement des sorties d'urgence lorsque le bâtiment est en feu que lorsqu'il s'agit d'un problème abstrait. Ce problème est encore plus grave dans le cas de nombreuses questions environnementales. La plupart des êtres humains savent qu'ils ne veulent pas se trouver dans un bâtiment lorsqu'il est en feu. Je ne crois pas que nos hiérarchies politiques, les personnes au pouvoir ou la société en général aient encore pleinement compris que le changement climatique représente une menace beaucoup plus grande pour la planète que toute menace terroriste. C'est la plus grande menace en matière de sécurité à laquelle fait face la planète et pourtant nous agissons comme si ce n'était qu'une préoccupation secondaire.
Pourquoi les décideurs ne comprennent-ils pas la menace? Je vais vous en énumérer brièvement les raisons parce qu'elles sont très nombreuses. Une partie du problème est attribuable au fait que notre capacité et notre information scientifiques ont été compromises par les compressions budgétaires qui ont été particulièrement évidentes depuis le Sommet de la Terre en 1992. Les programmes visant à surveiller les changements environnementaux ont été éliminés. On a fermé des stations de recherche. On a cessé de publier le rapport sur l'état de l'environnement et si nous essayons d'en reprendre la publication, je doute que nous parvenions à trouver les données qui nous permettront de rédiger un rapport aussi détaillé que celui qui était publié au début des années 90. Les ressources scientifiques au sein du gouvernement sont insuffisantes. Il y a aussi les intérêts en place. Ce sont souvent des facteurs que l'on sous-estime. On veut que tout le monde fasse ce qu'il faut, et pourtant, il existe des éléments puissants de la société qui ont des intérêts acquis et qui empêchent certains de ces dossiers de progresser.
Puis, il y a la réalité objective selon laquelle les grands systèmes résistent au changement. La force de l'inertie est présente dans tout grand système, que ce soit au niveau politique, de l'entreprise ou de la société, qui se méfie du changement et par conséquent l'inertie devient un problème. Il existe aussi l'opinion politique répandue voulant que les problèmes environnementaux soient, par définition, secondaires. Ces tendances sont entre autres amplifiées par la structure même du gouvernement, le fonctionnement en vase clos et les guerres de territoire. Au sein de la fonction publique, j'aimerais parler d'un problème particulier que je considère réel, la culture de gestion à la fonction publique. C'est un phénomène que certains anciens hauts fonctionnaires, comme M. Gordon Ritchie, trouvent inquiétant, à savoir transférer les gens d'un ministère à l'autre en partant du principe que si une personne est un bon sous-ministre adjoint à Travaux publics et Services gouvernementaux Canada, elle pourra être un aussi bon sous-ministre adjoint à Pêches et Océans Canada, ou être transférée à Environnement Canada sans que cela ait vraiment d'importance.
Certains ministères ont résisté à cette tendance et font preuve d'un esprit de corps, ce qui leur a permis de maintenir leur culture et de conserver une bonne mémoire institutionnelle. Les employés du Service extérieur canadien et les négociateurs commerciaux ne sont jamais transférés.
J'ai été frappée par ce qui s'est passé après le Sommet de la Terre. Le Canada a rassemblé essentiellement une équipe d'élite pour le Sommet de Rio. Elle se composait d'un groupe remarquable de fonctionnaires qui ont négocié les ententes du Sommet de la Terre à Rio au nom du Canada. Un an après, personne n'a été assigné à ces dossiers. Ils ont été semés aux quatre vents.
Par contraste, l'équipe du Canada, une autre équipe d'élite, qui a négocié pour le Canada dans le cadre des négociations commerciales du cycle d'Uruguay, est toujours là. Les négociateurs commerciaux ont conservé leurs dossiers, savent ce que visent les négociations et travaillent dans un but bien précis. La situation est toute autre à Environnement Canada.
J'ai également constaté un changement culturel axé sur la recherche de l'intérêt personnel qui est généralisé dans l'ensemble de la société où l'ambition personnelle dans certains cas prime sur le bien public.
Pour ce qui est de combler les lacunes, une mesure qui s'impose de toute urgence consiste à procéder à une campagne massive de sensibilisation à laquelle le travail de votre comité peut énormément contribuer. Vous pouvez faire comprendre qu'il ne s'agit pas de problèmes que l'on pourra régler un jour quand on en aura le temps; vous pourrez faire comprendre que nous avons pris des engagements qui doivent être respectés, non pas parce que ne pas respecter nos engagements ternit notre réputation auprès de la communauté internationale. C'est un facteur, mais qui ne souffre pas la comparaison avec la réalité, à savoir que nous devons agir parce qu'autrement nous connaîtrons d'énormes difficultés du fait que les changements que nous infligeons à la biosphère sont implacables et dans bien des cas irréversibles.
Le défi du développement durable doit devenir le grand principe organisateur du gouvernement du Canada. M. Toner en parlera davantage, mais il faut qu'Environnement Canada devienne une source de données scientifiques crédibles et un réel défenseur de l'environnement. Il s'agit du ministère de l'Environnement; il ne devrait pas s'agir du ministère du Développement durable. Le développement durable devrait en fait relever du Cabinet, du Bureau du premier ministre et du Bureau du Conseil privé; l'objectif central et organisateur du gouvernement. Il faut qu'Environnement Canada s'occupe de défendre l'environnement. C'est la façon dont le système est conçu. S'il n'assume pas cette responsabilité, personne ne le fera.
Le ministère fédéral des Finances a aussi un rôle important à jouer et jusqu'à présent s'est avéré essentiellement un obstacle. Il n'a pas saisi les possibilités qui existent en matière de réforme écologique ou fiscale, et continue de subventionner le développement industriel. C'est un bel exemple de dissidence cognitive. Nous savons que nous avons d'importants objectifs à atteindre en matière de changement climatique et pourtant nous continuons de favoriser l'expansion du secteur des combustibles fossiles. Il s'agit de priorités absolument incompatibles.
Nous espérons que Finances Canada saisira les possibilités qui se présentent et s'inspirera de l'expérience européenne où certaines de ces mesures ont été extrêmement efficaces sans être coûteuses.
Je tiens à m'excuser de vous avoir présenté beaucoup d'information d'une façon très superficielle. Le sujet est crucial. Je céderai maintenant la parole au professeur Toner.
M. Glen Toner, professeur, École de politiques publiques et d'administration de l'Université Carleton, témoignage à titre personnel : Je tiens à vous remercier de nous avoir invités à comparaître devant votre comité à cette étape importante de l'histoire du projet de mise en œuvre du développement durable. La troisième étape de ce projet est en bonne voie.
Mon expérience en tant que participant et observateur a déterminé ma perspective sur cette question. En tant qu'universitaire, j'ai publié deux articles sur ce sujet, j'ai suivi l'histoire et l'évolution de la participation du Canada au développement durable. Contrairement à la plupart des universitaires, je suis aussi un participant. J'ai participé à la plupart des travaux effectués par le gouvernement canadien en réponse au défi énoncé dans le rapport de 1987 intitulé « Notre avenir à tous ».
Par exemple, de 1989 à 1991, j'étais le conseiller principal en politiques auprès du sous-ministre d'Environnement Canada à l'époque du plan vert du gouvernement Mulroney. De 1994 à 1995, j'ai présidé le Comité consultatif pour l'élaboration du Guide de l'écogouvernement.
En 1996, j'ai fondé le Comité consultatif du commissaire à l'environnement et au développement durable dont je suis membre depuis sept ans.
Depuis 1996-1997, j'ai agi à titre de conseiller auprès d'Industrie Canada et de Ressources naturelles Canada relativement à leurs stratégies de développement durable.
Depuis 1999, j'ai donné un cours, que j'ai d'ailleurs créé, sur le renforcement des capacités dans un certain nombre de ministères. Il est intitulé, « Welcome to the Future, Implementing Sustanaible Development in the 21st Century » (l'Avenir qui nous attend, mettre en oeuvre le développement durable au XXIe siècle). Je donne également un certain nombre de ces cours à l'Université Carleton, à l'École des politiques publiques et de l'administration où j'enseigne.
Aujourd'hui, mes commentaires porteront sur les défis que présente l'institutionnalisation d'une orientation et de mesures axées sur le développement durable au gouvernement du Canada. Ils s'appuient sur un récent chapitre intitulé « Government for Sustainable Development : Next Stage Institutional and Policy Innovations », qui a été publié dans le numéro de 2004-2005 de How Ottawa Spends.
Le vice-président : Monsieur Toner, pourriez-vous parler un peu plus lentement? Nos interprètes ont de la difficulté à vous suivre.
M. Toner : Les observations que je ferai aujourd'hui sont tirées de cet article, dont j'ai remis un exemplaire à votre greffière.
Le développement durable est un processus de changement qui a suscité deux vagues d'enthousiasme au Canada qui ont toutes deux été suivies d'initiatives de mise en oeuvre qui se sont rapidement essoufflées.
La première vague d'enthousiasme a été représentée par le plan vert de 1990. Ce plan a suscité beaucoup d'enthousiasme pendant quelques années mais n'a pas survécu à l'examen de programmes effectué par la suite. Ce plan a inspiré plusieurs idées, programmes et initiatives innovateurs lors du Sommet de la Terre à Rio de Janeiro et a placé ainsi le Canada dans une position de chef de file à l'échelle internationale.
La deuxième vague de l'institutionnalisation du développement durable s'est manifestée par la publication du Guide de l'écogouvernement en 1995 et la création d'une nouvelle capacité institutionnelle importante. Les principaux changements constatés ont été la création du poste de Commissaire à l'environnement et au développement durable et l'établissement de l'obligation légale pour les ministères d'élaborer, de mettre en oeuvre et de mettre à jour des stratégies de développement durable.
La troisième vague est représentée par l'initiative de l'économie durable, que le nouveau ministre de l'Environnement, Stéphane Dion est en train de promouvoir. Je citerai le discours du Trône d'octobre 2004 :
Notre qualité de vie ainsi que l'héritage que nous léguons aux générations futures exigent un changement fondamental au niveau de notre perception de l'environnement.
Le gouvernement collaborera avec ses partenaires en vue de systématiquement incorporer le développement durable dans la prise de décision.
Le ministre Dion a expliqué que le défi principal consiste en la nécessité de corriger le processus décisionnel au sein du gouvernement du Canada. Ce fait ne date pas d'hier. Il s'agit effectivement du même diagnostic et de la même solution que l'on retrouve dans le plan vert et dans le Guide de l'écogouvernement. Pourtant, la mise en oeuvre qui a suivi le plan vert et le Guide de l'écogouvernement nous met en garde contre la difficulté à modifier les processus décisionnels ministériels et bureaucratiques.
Il n'est donc peut-être pas étonnant de constater que cela a donné lieu à une situation décrite par les commissaires qui se sont succédé comme une lacune sur le plan de la mise en oeuvre et sur le plan du leadership. Cette situation a d'ailleurs attiré l'attention de votre comité.
Le projet de mise en oeuvre du développement durable au Canada représente le principal défi en matière de changement auquel fait face notre génération. C'est un défi pour les gouvernements, les entreprises et les collectivités. Le changement climatique, l'épuisement des stocks de poissons, l'étalement urbain, l'encombrement des voies de circulation et la pollution routière, les espèces en voie de disparition, les problèmes respiratoires et les émissions toxiques ne sont que quelques indicateurs de la situation intolérable à laquelle nous faisons face au début du XXIe siècle.
Inciter les systèmes gouvernementaux et industriels du XXe siècle à opter pour la voie du développement durable ne sera ni facile ni rapide. Pourtant, je considère que malgré les obstacles aux changements qui sont présents dans le système, nous faisons des progrès et nous pouvons faire mieux. Pour faire mieux, nous devrons prendre davantage de mesures pour surmonter les obstacles systémiques à une prise de décision efficace qui, comme le reconnaît le ministre Dion, nuisent au processus de mise en oeuvre actuel.
Nous nous intéressons plus particulièrement au gouvernement fédéral et au lent processus de changement qui en exaspère plus d'un mais qui incite le ministre à agir. J'aborderai tout d'abord le processus interne de prise de décision du gouvernement puis le lien qui existe entre l'environnement et l'économie, sur le plan des obstacles mis en évidence par la recherche et des possibilités qui permettent de les surmonter.
En ce qui concerne le Cabinet, le premier obstacle tient au fait que ses décisions ne sont pas prises dans l'optique du développement durable. Pour atteindre leurs buts, le ministre Dion et le premier ministre Martin devront s'assurer que tous les ministres réfléchissent aux effets qu'auront les politiques gouvernementales sur le développement durable. Le gouvernement doit transformer l'actuel Comité spécial sur l'environnement et le développement durable en un comité permanent du Cabinet. Cette mesure lancerait un signal important aux ministres comme aux fonctionnaires. Le gouvernement Mulroney disposait d'un comité sur l'environnement à l'époque du plan vert, et ce comité a enrichi le processus décisionnel du Cabinet d'une orientation axée sur le développement durable.
Pour ce qui est du deuxième obstacle, il se pose un problème énorme dans la mise en œuvre de l'effort canadien, et il s'agit du manque d'autorité ou de la confusion au niveau exécutif. Le gouvernement Chrétien a préféré un modèle très décentralisé qui était axé sur les stratégies ministérielles de développement durable. L'expérience a démontré que l'absence d'une stratégie globale de développement durable à l'échelle du gouvernement du Canada a été un obstacle majeur au changement, avec pour conséquence que les stratégies des ministères ainsi que leurs initiatives se sont défaites, se sont dispersées et ont sombré dans l'incohérence.
Le gouvernement du Canada doit se doter d'une stratégie de développement durable. Les ministères sauront ainsi ce qu'ils ont à faire, quel est leur rôle et comment ils peuvent contribuer. Cette stratégie devrait enthousiasmer les Canadiens et leur donner une vision de ce à quoi ressemblera un Canada durable dans une génération, tout en permettant à l'industrie et aux citoyens de voir ce qu'ils peuvent faire pour façonner un avenir durable.
Pour ce qui est des organismes centraux et du troisième obstacle, le premier ministre Martin n'atteindra pas les objectifs qu'il a énoncés dans son discours du Trône si son ministère, soit le Bureau du Conseil privé, le BCP, n'assume pas un rôle de chef de file plus fort que celui qu'il a tenu jusqu'à présent. Le BCP n'a pas assumé la responsabilité que le gouvernement avait de faire du développement durable un moteur des politiques et programmes gouvernementaux. Il s'est plutôt contenté de déléguer cette responsabilité d'autorité au Comité de coordination des sous-ministres sur le développement durable. Même si le comité des sous-ministres a fait du bon travail, ce comité est resté quand même une activité secondaire pour ces sous-ministres qui ont fort à faire pour diriger leur ministère et qui assument déjà une foule de responsabilités.
Le BCP tient ici l'occasion de mettre sur pied un mécanisme de coordination globale et de soutenir le Comité spécial du Cabinet sur l'environnement et le développement durable. Le BCP et le Secrétariat du Conseil du Trésor doivent instaurer et faire respecter des normes de rendement pangouvernementales pour inciter les ministères récalcitrants à en faire davantage.
Chose relativement simple, on pourrait exiger une application rigoureuse du processus de l'évaluation environnementale stratégique pour toutes les initiatives qui sont présentées au Cabinet.
Quatrième obstacle, le Bureau du premier ministre ne dispose pas de la capacité de contrôle et de renseignement qu'il lui faut pour exercer son autorité politique et s'assurer qu'on donne suite aux déclarations du premier ministre.
Autre possibilité, le premier ministre devrait nommer un Canadien éminent au poste de conseiller au développement durable, comme ce conseiller scientifique national qu'il vient de nommer. La science n'est qu'une dimension du processus de changement qu'exige le développement durable, et elle a son conseiller à elle en haut lieu.
Le cinquième obstacle, c'est que pendant trop longtemps, Finances Canada ne s'est pas intéressé au processus de mise en œuvre du développement durable. Les Canadiens, et d'autres ailleurs dans le monde, commencent à le voir. L'OCDE, le commissaire et bien d'autres disent que le Canada tarde à se servir de ces instruments économiques.
Côté possibilité, Finances Canada devrait piloter une révision majeure de la fiscalité afin de définir le rôle que peuvent jouer les taxes environnementales, les incitatifs fiscaux, l'échange de droits d'émission et la réduction des allégements fiscaux dommageables à l'environnement dans la consolidation de l'effort qu'il faut faire pour mettre en oeuvre le développement durable.
Pour ce qui est du sixième obstacle, les stratégies de développement durable des ministères constituent un outil d'avenir qui n'a pas été bien utilisé jusqu'à présent. Le monde entier observe l'expérience canadienne. De manière générale, ces stratégies n'ont pas réalisé le potentiel que promettaient les documents stratégiques. Les concepts de développement durable n'ont jamais été bien intégrés dans la planification des activités, l'élaboration des politiques, la prise de décisions et les pratiques ministérielles.
Si certains ministères ont traité ces stratégies comme des exercices théoriques, d'autres ministères importants nous ont donné un aperçu de ce qu'il est possible de faire lorsque des documents visionnaires sont mis en œuvre correctement par l'emploi de bons systèmes de gestion.
Le gouvernement tient ici l'occasion de dynamiser les stratégies ministérielles en produisant un nouveau document cadre qui s'appliquerait à l'ensemble de l'administration, un peu comme le Guide de l'écogouvernement qui est maintenant désuet. Un tel document signé par le premier ministre et le Cabinet enverrait un message clair au système, et aiderait les ministères à intégrer les idées et les principes du développement durable à l'étape de l'élaboration des décisions.
Le septième obstacle, c'est qu'il n'y a aucune sanction pour les sous-ministres qui freinent le progrès relativement aux stratégies de développement durable du fait qu'ils omettent d'instaurer dans la gestion ministérielle des systèmes de reddition de comptes et de production de rapports rigoureux.
Ce qu'il faut faire ici, c'est intégrer les objectifs du développement durable à la courte liste des comptes que doivent rendre annuellement les sous-ministres dans le cadre de leurs objectifs de rendement. Une telle mesure aurait pour effet d'améliorer considérablement la participation ministérielle du fait que le sous-ministre conférerait aux sous-ministres adjoints et à leurs subalternes la responsabilité de mettre en œuvre les obligations du ministère.
Pour ce qui est du contrôle parlementaire, c'est le huitième obstacle, le Parlement est mieux à même d'exiger des comptes du gouvernement grâce au travail qu'accomplissent les hauts fonctionnaires du Parlement comme le commissaire. Le commissaire est « l'avantage comparé » du Canada. C'est un rôle et une fonction dont nous nous faisons les pionniers. L'OCDE croit que c'est une institution modèle qui devrait être reprise par d'autres pays.
Étant donné que le commissaire relève du Bureau du vérificateur général, il a su se doter d'une fonction vérificatrice solide, ce qui est nécessaire si l'on veut exiger des comptes du gouvernement. Cependant, le profil de ce poste est trop discret. Étant donné qu'il occupe une place secondaire au BVG, il ne peut jouer le rôle d'intervenant et de défenseur que jouent les autres hauts fonctionnaires du Parlement comme le commissaire aux langues officielles, le commissaire à la protection de la vie privée et le commissaire à l'information, dans le système politique canadien.
À cette première étape de l'institutionnalisation des pratiques de développement durable au sein du gouvernement du Canada, il faut créer une instance dont le titulaire pourrait se faire le champion du développement durable, ce qui est par définition une orientation d'avenir.
Autre possibilité : la vérification des programmes, une fois qu'ils ont été conçus et mis en œuvre, avec sa vision rétrospective, est utile lorsqu'il s'agit d'apporter des modifications. Ce qui est à tout le moins aussi important, toutefois, c'est d'être à même d'influencer la définition des problèmes au départ et de trouver des solutions. Le moment est venu de relire le rapport du Comité permanent de la Chambre des communes sur l'environnement et le développement durable de 1994, où l'on proposait la nomination d'un commissaire indépendant qui jouerait un rôle proactif dans « l'évaluation des politiques, la consultation à long terme, l'anticipation, la prévention, la défense des droits, ainsi que la coordination des initiatives variées ».
En rendant le commissaire indépendant du Bureau du vérificateur général tout en conservant ses fonctions de vérification, on consoliderait le poste de commissaire et on lui permettrait de se faire le champion du développement durable, ce qui aurait pour effet d'encourager fortement le principe du développement durable partout au Canada.
Pour ce qui est des outils qui font avancer la cause de l'environnement et l'intégration économique, votre collègue, M. David McGuinty, a fait valoir que l'intégration du système économique et de l'environnement naturel conduit directement au développement durable et que deux obstacles systémiques doivent être surmontés si l'on veut faire davantage de progrès : « Deux obstacles économiques importants résident dans nos méthodes de mesure et d'évaluation — notre science économique — ainsi que dans nos processus de prise de décision. »
Neuvième obstacle : Depuis les compressions budgétaires de 1995-1996 au niveau du contrôle environnemental et des rapports, il manque au gouvernement fédéral les informations détaillées qu'il lui faut pour incorporer dans son processus décisionnel des éléments environnementaux et sociaux.
À la demande du premier ministre, la Table ronde sur l'environnement et l'économie a mis au point six indicateurs. Dans son discours du Trône de février 2004, le gouvernement Martin s'est engagé à mettre en œuvre trois de ces six indicateurs.
D'où la possibilité que voici : Il faudrait élargir le système des comptes nationaux pour y inclure un troisième objectif, soit le dénombrement de l'actif et du passif du pays. Finances Canada, Statistique Canada et Environnement Canada devraient recevoir les instructions et les ressources voulues pour créer les systèmes d'information en appui à ce troisième objectif.
Dixième obstacle : Les Canadiens ne savent pas quels seraient les effets à long terme pour leur pays si l'on modifiait la neutralité fiscale, en s'éloignant des impôts sur l'emploi, le capital et le revenu et en privilégiant les taxes sur les émissions et la consommation. Alors que d'autres pays envisagent des réformes écologiques et fiscales pour encourager l'emploi et réduire la pollution, Finances Canada ne pilote pas ce genre d'initiative chez nous.
Des organisations aussi diverses que la table ronde nationale, la Coalition du budget vert et le Conseil canadien des chefs d'entreprise, réclament un effort de recherche sérieux. En outre, les choses sont en train de changer car le gouvernement commence à se servir de ces instruments fiscaux pour répondre aux besoins de développement durable des villes et collectivités.
Le gouvernement fédéral devra donc profiter de cette occasion pour lancer un vaste projet de recherche afin d'analyser les retombées de la réforme fiscale écologique au niveau fédéral. Finances Canada devrait jouer un rôle essentiel dans ce contexte. Pour maintenir l'élan et aller plus loin, le gouvernement fédéral devrait être encouragé à explorer de nouvelles approches pour appuyer la politique fédérale de développement urbain durable.
Onzième obstacle : Le gouvernement fédéral est le plus gros acheteur de biens et services au Canada. En dépit des promesses qu'il avait faites depuis le plan vert de se servir de son pouvoir d'achat pour appuyer la croissance de produits et d'entreprises durables, le gouvernement fédéral n'a jamais mis en œuvre de démarche systématique en ce sens. Il n'a pas joint le geste à la parole.
L'occasion : Il faudrait appuyer les ministres de l'Environnement et des Travaux publics dans leur effort pour surmonter cette inertie systémique et mettre en place une politique d'achat vert d'ici 2006 pour ce qui concerne les achats d'édifices, de parcs et de matériel du gouvernement canadien. Les ministres devront aussi élaborer, de pair avec le président du Conseil du Trésor, des cadres de gestion et de rendement à l'échelle gouvernementale et des mesures garantissant l'observation des règles par tous les ministères.
En conclusion, le leadership est important. Comme on peut le lire dans « Notre avenir à tous », « en dernière analyse, le développement durable doit reposer sur la volonté politique ».
Comme le montre les expériences de l'ère Mulroney et de l'ère Chrétien, pour qu'un programme de développement durable réussisse, il faut qu'il figure à l'ordre du jour du premier ministre. Nous attendons de voir si Paul Martin et Stéphane Dion vont être capables d'ancrer le développement durable — facteur déterminant — dans le système de prise de décision du gouvernement du Canada et par répercussion dans le système économique et industriel canadien.
Les institutions du Parlement sont les dépositaires de la volonté politique de notre pays. J'encourage votre comité à relever le défi de « Notre avenir à tous » et à exercer sa volonté politique.
La vice-présidente : Merci à tous deux pour votre franchise. C'est merveilleux. Monsieur Toner, j'admire ce que vous avez fait dans votre rapport. Vous nous montrez les obstacles, mais aussi les solutions, et nous vous en sommes vraiment reconnaissants.
Vous avez reçu un exemplaire du rapport « Le défi d'une tonne », n'est-ce pas? Très bien. C'est un rapport que nous avons publié il y a environ deux ans. Le ministre Dion était là et il nous a parlé de son cadre, de sa nouvelle initiative. Avez-vous des commentaires sur les points que nous soulevons dans nos rapports, ou sur l'intervention de M. Dion quand il est venu nous rencontrer?
M. Toner : Tout d'abord, je félicite le comité pour ce rapport « Le défi d'une tonne ». C'est un texte solide et lucide. C'est le genre de chose qui peut faire la différence. Les gens comprennent ce genre de texte. Vous avez non seulement exposé le problème, mais demandé comment cela pouvait fonctionner. Nous nous sommes attaqués au défi en tant que gouvernement, pays et société, et il y a des obstacles. Vous les avez bien exposés et vous avez dit que nous pouvions nous servir d'une trousse d'instruments et de toute une gamme d'instruments de gouvernement. Vous avez bien exposé les programmes d'information, le système fiscal, la réglementation et les partenariats.
Les comités sénatoriaux peuvent jouer un rôle de premier plan. Quand je songe au rôle que peuvent jouer les institutions parlementaires pour pousser la population à agir, je repense au fameux rapport du Sénat sur les pluies acides dans les années 80. Nous nous en servions dans nos classes pour montrer comment un comité sénatorial pouvait bien dégager l'essence d'un problème de façon claire et cohérente pour orienter la société vers des actions concrètes. Grâce à cela, beaucoup de choses ont changé.
Le rapport « Le défi d'une tonne » pourrait entraîner ce genre de choses. Vous avez justement cerné les initiatives que le gouvernement devrait envisager au moyen de la fiscalité pour que les prix soient plus justes. Le prix est un facteur déterminant du comportement, la théorie économique et l'histoire nous le montrent bien. Vous avez fait de l'excellent travail à cet égard.
C'est pour cela que j'ai dit qu'on devrait demander au ministère des Finances d'étudier sérieusement la possibilité de réformes fiscales écologiques et l'allègement de l'impôt perçu sur les choses qui sont bonnes et que nous tenons à encourager, comme par exemple, les capitaux de placement ainsi que le revenu et le salaire. La fiscalité a deux fonctions : engendrer des recettes pour les besoins du gouvernement et infléchir le comportement des contribuables.
Au Canada, nous n'avons justement pas suffisamment réfléchi à cela, nous tirons de l'arrière. Nous nous sommes heurtés à un mur.
On peut prendre des initiatives personnelles semblables à celles recommandées dans votre rapport, tenir un certain nombre de véritables débats et beaucoup d'autres choses, mais rien de tout cela n'est mis en situation. Nous n'avons pas pensé à la façon dont tout cela pourrait faire partie intégrante d'un nouveau virage fiscal. C'est une lacune. Il faudrait aussi que, chemin faisant, nous continuions à encourager le gouvernement à chercher de nouveaux mécanismes comme ceux évoqués dans votre rapport. Certaines de ces idées ne sont pas nouvelles : elles se fondent sur le simple bon sens. On n'a qu'à déplacer l'impôt, de manière à alourdir la charge fiscale des véhicules polluants et à alléger celle qui s'applique aux peu polluants, tout en maintenant le même niveau de recettes. C'est le genre de mécanisme auquel on devrait réfléchir. Ça me paraît important à mettre dans votre rapport.
La vice-présidente : Monsieur Toner, compte tenu de vos responsabilités ces dernières années, j'ai une dernière question à vous poser. Comment s'y prend-on pour que le ministère des Finances écoute et accepte de tenir un tel pari?
M. Toner : Bon nombre des obstacles et des possibilités et occasions dont je vous ai parlé sont des questions relevant directement du premier ministre. Elles relèvent de son bureau, du Bureau du Conseil privé et du ministère des Finances. C'est le premier ministre qui a la prérogative de modifier la forme, le fonctionnement et les plans des organismes cadres.
Il faut aussi obtenir la participation du ministère des Finances. Les autres ministères lui proposent régulièrement des projets, mais lui se considère comme légitimement investi d'une fonction d'interrogation de cela, comme c'est d'ailleurs le cas d'autres organismes cadres. Le Bureau du Conseil privé a un peu la même fonction par rapport à la filière du Cabinet. Il interroge les ministères qui soumettent des demandes afin de voir s'ils ont bel et bien tenu les consultations exigées et pleinement réfléchi aux conséquences de leur projet.
Le ministère des Finances est un vivier de fonctionnaires très instruits et d'une impressionnante capacité intellectuelle. Ces derniers sont capables de réfléchir de façon poussée aux enjeux liés au régime fiscal et aux possibilités de certains mécanismes dans la société. Cependant, il faut que le ministre des Finances et le premier ministre demandent à leurs fonctionnaires d'effectuer ce travail. Certains ministères encouragent bien les gens du ministère des Finances à le faire, mais en vain, car ils attendent le feu vert de leurs dirigeants politiques, et ces derniers ne le leur donnent pas.
Mes collègues et moi-même allons con -là que tout bloque lorsqu'il s'agit de mettre en œuvre le processus menant à un développement durable.
Mme May : Le Sierra Club of Canada est un membre fondateur d'un groupe mentionné dans l'exposé de M. Toner : la Coalition du budget vert. Vous le savez probablement déjà, mais nous sommes un regroupement de quelque 20 groupes écologistes dans notre pays auxquels vient de se joindre l'Institut international du développement durable. Je me réjouis de compter l'IIDD parmi nos membres car au cours des ans, il a bien suivi l'évolution des subventions. Quant à nous, nous ne tenons pas à aller au ministère des Finances pour lui dire qu'il doit affecter davantage d'argent à tel projet mais plutôt pour lui parler d'une nouvelle orientation à donner au régime fiscal. Je ne sais trop que répondre à votre question. Au sein de la fonction publique dans son ensemble, la résistance la plus obstinée se trouve surtout au ministère des Finances. Il faudrait presque de la dynamite pour le faire bouger un petit peu. En fait, j'ignore ce que ça prendra. Lorsque Paul Martin était lui-même ministre des Finances, nous lui avons proposé de nouvelles idées. Il était toujours ouvert aux nouvelles idées à l'époque. Toutefois, les fonctionnaires étaient vraiment très rigides. Une fois, il m'a dit qu'il ne pouvait rien lancer parce que le ministère avait le moteur d'une tondeuse à gazon mais les freins d'une Rolls-Royce. On avait l'impression que les hauts fonctionnaires de Finances Canada s'apprêteraient à bondir sur n'importe quel ministre des Finances qui s'imaginerait pouvoir changer les choses. Ça ne me paraît pas facile. Ces fonctionnaires croient en une religion très ancienne, dont l'un des articles de foi est qu'on ne touche pas au régime fiscal. La fiscalité est une espèce de religion. Ainsi par exemple, lorsqu'on perçoit un impôt sur une chose, on ne dépense pas la recette obtenue dans un autre secteur, même si cela paraît sensé à tout le monde dans notre société. Ces fonctionnaires ont commis une erreur une fois, et j'aime bien la leur rappeler; ils ont perçu une surtaxe sur les billets d'avion afin de rehausser la sécurité aérienne.
Pour ce qui est de la réforme des mesures fiscales écologiques, permettez-moi de vous donner un exemple. Depuis 2000, la Coalition du budget vert soulève diverses questions tous les ans. Lors de notre dernière réunion, en automne, nous avons proposé entre autres une taxe sur la pollution qui s'appliquerait à toutes les substances toxiques figurant dans l'Inventaire national des rejets de polluants. Le ministère des Finances nous a fait savoir que rien ne pouvait être fait car Environnement Canada n'avait pas donné les informations qu'on lui avait demandées.
Soit c'était une excuse soit les capacités du ministère de l'Environnement ont été tant réduites que quand on veut savoir au ministère des Finances comment une taxe sur les substances toxiques pourrait être appliquée, personne n'est en mesure de répondre. En plus, il y a un manque de compréhension du dossier. Au ministère des Finances, on a dit qu'une taxe sur les substances toxiques ne pouvait pas être imposée car il serait possible qu'aucune substance de remplacement ne soit disponible commercialement. Nous avons été obligés d'expliquer que ces substances n'étaient pas recherchées, au contraire. Ce sont des déchets, des substances polluantes et des rejets polluants non intentionnels de production. Nous avons précisé qu'en taxant ces émissions nous aiderions les sociétés à devenir plus rentables. C'est envisageable au niveau technique mais ce n'est pas avantageux économiquement parlant. Notre système de réglementation actuel ne nous permettra pas d'atteindre l'objectif de quasi-élimination.
Ce n'est pas une tâche facile. Mais plus il y a d'institutions parlementaires qui s'intéressent au problème et sensibilisent la population, plus nos efforts seront peut-être récompensés. À Ottawa, nous connaissons tous la nature du problème et des obstacles.
M. Toner a parlé du rapport du comité de la Chambre des communes. Dans le Livre rouge de 1993, rédigé en grande partie par l'actuel premier ministre, il est question du besoin urgent d'identification des obstacles fiscaux à la durabilité. L'auteur du Livre rouge est ensuite devenu ministre des Finances, mais rien n'a changé et je ne pense pas que ce soit par manque de volonté de M. Martin.
M. Toner : Sénateur Cochrane, vous avez parlé du ministre Dion. Nous ne sommes plus les seuls à dire que le ministère des Finances représente un obstacle, au contraire. Il suffit de penser au témoignage du ministre Dion devant ce comité. Les critiques s'élèvent de plus en plus contre le ministère des Finances, qui est maintenant sur la défensive. Pourtant, on sait que le système fiscal n'est pas sacré. Au contraire, il s'agit d'une création humaine qui, à ce moment précis de notre histoire, a une certaine structure. Le ministre de l'Environnement prétend qu'il ne peut rien faire et qu'il revient aux ministres de l'Industrie, des Pêches et des Finances d'agir. Nous avons été encouragés par la création par le premier ministre du Comité spécial du Cabinet sur l'environnement et le développement durable. C'est une étape qui, quoique importante, ne suffira pas. Il faudrait que ce comité soit un comité permanent, ce qui renforcerait la volonté politique qui est nécessaire pour que de véritables mesures soient mises en place et pour qu'on étudie sérieusement la possibilité de modifier le régime fiscal.
Le ministre Dion veut également faire participer à la discussion les ministères de l'Industrie et de l'Environnement ainsi que d'autres groupes concernés en tenant régulièrement des tables rondes sectorielles. Grâce à ces rencontres, la nécessité d'utiliser tous les outils à la disposition du gouvernement pour faciliter le changement, notamment les outils financiers — en ce qui a trait aux dépenses et au système fiscal — et la réglementation, sera renforcée. Les leaders sont pour la réglementation qui forcera les entreprises peu productrices à se conformer à des normes minimales. En effet, un manque de performance de la part d'un intervenant éclabousse le secteur tout entier. En raison de divers facteurs, il deviendra nécessaire de réformer le système fiscal.
La vice-présidente : Monsieur Toner, le ministère des Finances n'est pas représenté au comité spécial dont vous avez parlé.
M. Toner : Effectivement, et il devrait l'être.
Le sénateur Angus : J'ai trouvé vos propos obscurs et eu du mal à comprendre ce que vous vouliez dire. Où vouliez- vous en venir au juste?
Si je ne siège que depuis peu à ce comité, je me suis intéressé à différents dossiers au fil des ans. Par contre, je dois dire que ce sujet a été pour moi une véritable révélation. Ce que vous dites principalement, monsieur Toner, c'est que les promesses qui sont faites ne sont pas tenues. Des progrès ont été réalisés. On a trouvé, dans le cadre de notre rapport sur Le défi d'une tonne, que les gens ne sont pas intéressés car ils estiment qu'une seule personne ne peut pas à elle seule changer les choses. Il y a aussi beaucoup de termes techniques qui sont mal compris. C'est vrai que c'est tout un nouveau vocabulaire, que j'ai pris la peine d'apprendre en anglais et en français pour que je puisse bien m'exprimer sur ce dossier car on m'a nommé porte-parole francophone du Défi d'une tonne.
Le problème est grave, comme vous l'avez si bien dit tous les deux. La politique, c'est l'art du possible, comme nous le savons tous, et ce qui est important, c'est de recevoir un maximum d'appui.
J'ai demandé qu'on me donne d'autres dépliants sur le Défi d'une tonne pour que ma femme puisse en mettre un dans le chausson de chacun des enfants de notre réseau. C'est vraiment un super document. Mais, entreposer au ministère de l'Environnement, il ne sert pas à grand-chose. Les Canadiens devraient l'avoir entre les mains! Moi je suis entièrement convaincu. D'ailleurs, on m'appelle « le sénateur vert ». Mettons-nous au travail.
La situation est grave. Il suffit de rappeler les quatre ouragans qui se sont abattus sur la Floride en une seule saison. C'est du jamais vu. Il y a des milliers de Canadiens qui ont perdu leur maison et qui n'avaient pas d'assurance. Ça, on n'en parle pas au journal télévisé. Pour ma part, je me fie aux données que vous avez produites relativement au changement climatique.
Et dire qu'on jouait au golf le week-end dernier. C'est insensé! La situation est grave et pourtant personne ne s'y intéresse. Nous n'avons pas bien abordé cette problématique.
Mme Gélinas est entièrement dévouée à son travail, mais personne ne s'intéresse à ce qu'elle a à dire. Je connais le premier ministre depuis qu'il a 10 ans et suis convaincu qu'il comprend le problème et veut le régler mais il dit que je crie dans le désert.
Il faut qu'on adopte une approche différente. Nous avons organisé une conférence de presse avec des experts en relations publiques, mais personne ne s'est manifesté. C'était incroyable. Seuls quelques articles ont été rédigés dont trois étaient négatifs. On se moque du Défi d'une tonne.
Nous sommes à l'écoute. Hier soir, ce sont des fonctionnaires du ministère des Finances qui ont comparu devant le Comité sur les banques. En 1994, le ministère des Finances a mis en place un programme qui permet à ceux qui font don de terres sensibles écologiquement d'éviter la taxe sur les gains en capital.
Mon contact au ministère de l'Environnement m'a dit qu'il faudrait trouver des fonds privés pour disséminer les informations relatives au Défi d'une tonne. On fera appel au secteur privé s'il le faut, mais j'estime que c'est une question de relations publiques et j'aimerais savoir ce que vous en pensez.
Chaque année, lorsque le commissaire à l'environnement dépose son rapport, je pose des questions au Sénat, mais les sénateurs ne s'y intéressent pas, il n'y a pas de journalistes et personne ne lit le hansard, à part peut-être les étudiants faisant un projet portant sur l'environnement. Les gens ne prennent pas la question au sérieux.
S'il est vrai que nous avons bien travaillé et beaucoup dépensé et qu'il existe des gens extraordinaires comme vous du Sierra Club, nous sommes à côté de la plaque. C'est une question de sensibilisation. Quand Greenpeace frappe chez les gens, ils se réfugient dans leur sous-sol. Quand un plaisancier aperçoit un bateau de Greenpeace, il se précipite vers le port le plus proche.
Ça n'a pas été bien fait. Comme vous l'avez dit, notre planète est menacée. Je le crois. J'en ai lu beaucoup à ce sujet. Tous les sénateurs, ici, voudraient faire quelque chose pour aider.
Est-ce que je me trompe? La presse ne sait même pas ce que sont des émissions de gaz à effet de serre et je dois dire que je n'en savais pas plus avant d'avoir lu ces études.
Lorsqu'il y a des ouragans, j'aimerais qu'il y ait de grandes manchettes dans les journaux qui expliquent qu'il s'agit de réchauffement de la planète. L'exemple de la Floride pourrait être exploité de façon positive.
Que peut-on faire pour faire en sorte que les « verts » ne soient plus considérés comme des gens bizarres?
Mme May : Je suis ravie que l'on vous appelle « le sénateur vert ». Bienvenue parmi nous.
Je suis bien d'accord. Je travaille dans le mouvement écologique depuis 30 ans. Nous avons fait des progrès à bien des égards comme dans le cas des pluies acides et de la disparition de la couche d'ozone mais nous n'avons pas encore réussi dans le cas du changement climatique. Je ne sais pas si ce n'est pas en partie dû au fait que le vocabulaire n'est pas très bien choisi. « Changement climatique », ce n'est pas très effrayant. Je crois que si l'on veut attirer l'attention voulue, il faut parler de sécurité. Nous avons consacré d'énormes ressources au Canada pour nous prémunir contre d'éventuelles menaces terroristes suite au 11 septembre.
Le sénateur Angus : On parle du sida et du VIH.
Mme May : Nous avons sacrifié des libertés civiles au Canada pour contrer des menaces éventuelles à notre sécurité. La première conférence internationale sur le changement climatique qui a attiré les médias a eu lieu en 1988. J'étais au cabinet du ministre et j'avais aidé à l'organiser. Le thème était : Les changements atmosphériques et leurs conséquences pour la sécurité de la planète. On avait commencé quelque chose et on a perdu le fil. Quand on présente cela comme une menace, la menace est beaucoup plus forte pour le Canada. Le changement climatique représente une menace plus importante pour la planète que pour ce que peut imaginer n'importe quelle organisation terroriste. Le conseiller scientifique du premier ministre Tony Blair, sir David King, a déclaré que le changement climatique représente une menace plus grande que le terrorisme. M. Hans Blix, ancien inspecteur des armements de l'ONU, a déclaré : « J'ai passé ma vie à rechercher des armes de destruction massive. Très franchement, je m'inquiète beaucoup plus du changement climatique. »
Récemment, un rapport du Pentagone a fait l'objet d'une fuite dans The Observer de Londres et cela a été repris dans la revue Fortune. Il s'agit d'une analyse de ce que pourrait être un scénario plausible de changement climatique si ce changement devenait brutal. La conclusion était que c'était plausible; ils ont engagé des gens de Shell et utilisé leur modèle. Le rapport du département de la Défense là-bas a conclu qu'il était plausible que le Gulf Stream s'arrête en 2010 et a considéré les conséquences en cascade que cela pourrait avoir dans le monde entier, notamment, évidemment, une perte massive de vies, toute l'Europe étant plongée dans un climat beaucoup plus froid, avec perte de production alimentaire et famine. On a considéré les implications sociales, telles que des mouvements massifs de réfugiés.
Nous devons changer de vocabulaire. Très franchement, je suis environnementaliste et travaille avec un groupe écologique. Arrêtons de parler de problème environnemental. Tout le monde s'en moque, s'il s'agit d'un problème environnemental. Or, c'est la plus grosse menace à notre sécurité, un point c'est tout, et c'est peut-être comme cela qu'on pourra attirer l'attention.
Le sénateur Angus : Ici au comité, nous avons des données fiables. Nous avons un personnel merveilleux qui invite pour nous les témoins qu'il faut, nous fournit les données nécessaires et les bibliographies appropriées. Je crois qu'on a déjà bien la preuve que la prolifération énorme du cancer dans notre société est un résultat direct de la façon dont nous traitons l'environnement, qu'il s'agisse d'insecticides, d'herbicides et d'un million d'autres choses que nous connaissons. Les gens ne le savent pas. C'est pourtant tellement clair mais ils ne font pas attention.
Mme May : J'ai travaillé à la question du cancer et de l'environnement. Le grand public et les médecins sont bien en avance sur le gouvernement. L'Ontario College of Family Physicians a publié un rapport. La Société canadienne du cancer a publié un communiqué de presse avec le Sierra Club du Canada il y a plusieurs années. Si vous voulez savoir où, d'après un recensement, les Canadiens qui se préoccupent d'environnement passent la majorité de leurs heures de bénévolat, c'est dans les petites localités, où ils essaient d'obtenir au palier municipal l'interdiction d'utiliser des produits chimiques cancérigènes pour embellir les pelouses. Grâce à ces campagnes, 70 collectivités au Canada ont adopté des arrêtés municipaux à ce sujet. Il s'agit chaque fois d'une bataille féroce avec le lobby des producteurs de produits chimiques mais on réussit tout de même à faire adopter progressivement ces arrêtés municipaux.
À mon avis, la population n'est plus à convaincre. Les cercles médicaux constatent l'augmentation du cancer chez les enfants. Et puis on a une imbécillité, comme l'éditorial de Margaret Wente dans le Global and Mail, la semaine dernière, où elle défendait le niveau de PCB dans le saumon d'élevage en disant qu'il y en avait plus dans le lait maternel, comme si c'était une bonne chose. Si on a des PCB dans le lait maternel, c'est parce qu'on mange du saumon d'élevage contaminé par les PCB. C'est le genre de chose qui me fait monter sur mes grands chevaux.
Le sénateur Angus : J'avoue être monté sur mes grands chevaux aussi.
M. Toner : Le gouvernement ayant récemment lancé Le défi d'une tonne, l'accent est en ce moment sur les attitudes de la population. C'est ce dont on se préoccupe. La première fois que l'environnement s'est placé en tête des préoccupations publiques, c'était en 1988, à la suite d'une série de désastres écologiques : l'incendie des PCB, l'Exxon Vadez, Chernobyl et d'autres choses peu réjouissantes. Que l'environnement figure parmi les premières préoccupations de la population est mauvais signe, car cela indique qu'il y a eu des désastres.
Curieusement, un sondage effectué il y a quelques semaines indique que l'environnement est à nouveau parmi les trois premières préoccupations de la population. À mon sens, vous avez brossé un tableau beaucoup trop pessimiste de l'attitude des Canadiens et des Canadiennes. Ce qui nous intéresse aujourd'hui, vu le rôle de moteur de discussion joué actuellement par le gouvernement, ce sont les rapports entre le gouvernement et les comportements et attitudes individuels.
Qu'est-ce qu'une politique d'intérêt public? C'est l'exercice de l'autorité gouvernementale pour modifier les habitudes des gens de façon résolue et prévisible. La prééminence du droit et l'existence de bonnes politiques d'intérêt public distinguent des pays comme le nôtre d'endroits moins civilisés.
Reste à savoir comment le gouvernement peut aider à amener l'évolution des comportements dont vous parlez. Je crois que de nombreux éléments sont déjà en place. Chacun au pays a une conscience sous-jacente de la conviction que vous avez. Il manque juste un déclic pour amener des changements de comportement.
En ce qui concerne le Protocole de Kyoto, le gouvernement n'a encore rien fait. Jusqu'à présent, il s'est contenté d'avoir recours aux instruments de dépenses. Il a dépensé beaucoup d'argent, sans toutefois prendre le taureau par les cornes et imposer aux grosses sources d'émissions en bout de ligne les règlements nécessaires. C'est alors seulement que la population prendra conscience des implications et des incidences sur le prix des produits de consommation. Ce sera un facteur déterminant, le déclic.
Dans votre rapport, vous avez demandé pourquoi les documents éducatifs de vulgarisation que votre femme distribue à vos petits-enfants n'accompagnaient pas systématiquement la facture d'électricité ou de gaz que reçoit chaque Canadien ou Canadienne. Ce serait une mesure facile.
Le sénateur Angus : Lundi, j'ai reçu un document fabuleux envoyé par Hydro-Québec, en français seulement, mais il est disponible en anglais aussi. Un document de ce type est donc paru ce mois-ci, si cela vous intéresse. C'est quelque chose qui devrait être fait partout.
M. Toner : Précisément. C'est par ce type d'approches que le gouvernement et ses partenaires sont susceptibles d'influencer l'opinion publique en l'informant. Comme vous l'indiquez dans votre rapport, l'information est un volet seulement d'une approche globale nécessaire pour déclencher un changement de comportement. Le prix est un autre facteur déterminant, on y viendra. Le prix de l'énergie ira augmentant à l'avenir, nous le savons. Ce sera un rude réveil pour les Canadiens et les Canadiennes.
C'est pourquoi le travail effectué par le ministre Dion est si impressionnant. Il parle de la réponse à ces problèmes comme d'un avantage potentiel. Il y voit la prochaine évolution industrielle. Il espère une convergence du changement industriel et des politiques gouvernementales qui permettra des percées susceptibles de changer la nature de nos processus de production. En effet, parler du contrôle des substances toxiques est une chose; mais n'oublions pas que notre système industriel les produit. Ce sont des percées que peuvent effectuer les ingénieurs à condition qu'il existe, au sein même des sociétés où ils travaillent, la motivation et l'attitude voulues. C'est pourquoi il est bon d'asseoir systématiquement à la même table les associations sectorielles, les entreprises et les ONG. Cela force des sociétés à voir plus loin que le bout de leur nez, comme le font déjà les meilleures d'entre elles. Beaucoup a été écrit sur la question. L'un d'entre vous, peut-être le sénateur Milne, a d'ailleurs mentionné le travail de Braungart et de McDonough sur les coefficacités, bon exemple de vision à long terme. C'est un courant de pensée qui existe et qui inspire déjà certaines sociétés. Mais il faut encore des mesures gouvernementales qui rendent l'approche clairement rentable. C'est alors que se créera un effet d'entraînement. L'opinion publique évoluera, car le secteur industriel décidera que l'heure est venue d'apporter des changements.
Le sénateur Christensen : Comme vous le savez, nous songeons à faire une étude sur l'eau. C'est un sujet important. Nous essayons de limiter la portée de notre étude pour qu'elle soit assez digeste et qu'on puisse faire un bon travail.
Monsieur Toner, je m'intéresse à vos propos et au fait que vous vous êtes concentré dans une large mesure sur l'importance pour le gouvernement de faire preuve de leadership et sur les problèmes de lourdeur bureaucratique. Quand on étudie une politique ou un projet de loi, on peut le faire de divers points de vue, non seulement environnemental, mais aussi rural, entre autres. Il faudrait ainsi considérer les mesures législatives de divers points de vue.
Vous avez tous deux travaillé pour le gouvernement. Vous connaissez les lourdes pressions exercées, compte tenu de toute l'information à prendre en compte pour la préparation d'un projet de loi. Je n'ai pas été ministre et je n'ai pas présenté de projet de loi au fédéral, mais je présume que les bureaucrates n'aiment pas particulièrement qu'il y ait des traces écrites très nettes lorsqu'ils ont dû donner leur avis et signer quelque chose comme si c'était parole d'évangile. Les écrits restent et s'il y a des problèmes plus tard, on peut remonter jusqu'à eux. Pour tout projet de loi, il devrait y avoir une approbation sous forme de signature. Pendant son élaboration, le projet de loi passe sur de nombreux bureaux, fait l'objet de signatures, et d'explications pour ceci et cela. Il faudrait ensuite qu'il soit examiné soit directement par le premier ministre, soit par un de ses collaborateurs ou par un petit comité du Cabinet, trié sur le volet, qui examinerait chacun des projets de loi. Il faudrait suivre une liste de vérification, et veiller à ce qu'on ait tenu compte de tous ces points de vue. Autrement, le projet de loi n'irait pas plus loin. Cela me semble élémentaire.
M. Toner : Vous avez raison. Vous mettez le doigt sur le problème. Le ministre a dit que le développement durable était difficile à comprendre. Le développement durable, c'est simplement se demander, en prenant des décisions, en élaborant des politiques ou dans le cadre de ses activités quotidiennes, quelles seront les incidences pour l'environnement, l'efficience économique et le bien-être de la société. Si on se pose ces questions, on pense en fonction du développement durable.
En 1990, c'est ce que le gouvernement conservateur a dit que nous devions faire. Les raisons d'agir ainsi étaient énoncées dans le plan vert. C'est exactement les arguments que vous venez de fournir. Une ligne directrice a été adoptée au Cabinet, selon laquelle les fonctionnaires devaient faire une évaluation environnementale stratégique chaque fois qu'ils recevaient de l'information. Ce qu'ils n'ont pas accepté, et le hic, c'est qu'ils ont refusé d'en faire une obligation ou une exigence juridique. C'était une ligne directrice, une incitation. Ensuite, il a fallu que le système prévoie un contrôle de la qualité; le contrôle de la qualité venait du système même, il y a eu des problèmes et on ne l'a plus pris au sérieux. Voilà pourquoi, neuf ans plus tard, le gouvernement lui-même a dit : « Cela ne fonctionne pas. Nous ne prenons pas nos décisions en fonction du développement durable. Il faut redynamiser le processus d'évaluation environnementale stratégique. » Ils ont adopté une autre ligne directrice du Cabinet, mise à jour. Les deux fois, le Cabinet n'a pas voulu en faire une exigence juridique, ou n'a pu le faire. Cela n'a pas non plus été intégré à la Loi canadienne sur l'évaluation environnementale, ni ailleurs. Il y a eu des réticences et les fonctionnaires en examinant la situation, se sont dit : « Ils veulent peut-être que nous le fassions, et nous devrions peut-être le faire, mais nous ne sommes pas vraiment obligés, parce qu'aucune loi ne l'impose. » Voilà où le bât blessait. C'est précisément l'outil dont vous parlez et qui pourrait être si important, en forçant le gouvernement à prendre en compte le développement durable dans sa prise de décision.
Le sénateur Christensen : On n'est pas obligé d'en faire une loi. Si vous, étant ministre, voulez qu'une loi soit votée et que cela n'est pas fait, vous n'aurez pas votre loi.
M. Toner : Oui, et c'est la raison pour laquelle je dis qu'il faut au Bureau du premier ministre un conseiller au développement durable. Le premier ministre ne peut pas être partout tout le temps. Il faut qu'il y ait quelqu'un dans son bureau qui contrôle ce système décisionnel. En dernière analyse, c'est le premier ministre qui doit rendre des comptes parce que toutes les décisions émanant du Cabinet portent la signature du premier ministre. Dans un sens, s'il était possible à son bureau de contrôler ce dossier, cela marquerait une étape importante dans sa réalisation.
Le sénateur Christensen : Cela ne devrait pas être difficile. Voyez combien de lois on vote chaque année. Il n'y en a pas beaucoup. Peut-être 35 ou 40.
M. Toner : C'est aussi la raison pour laquelle je recommande de créer au BCP un service qui aura pour mandat de poser exactement les questions que vous posez : « A-t-on procédé à l'évaluation environnementale stratégique qu'il fallait pour cette initiative? A-t-on posé ces questions? » Au bout du compte, ce service pourrait conclure qu'il y a des concessions à faire, et cela est compréhensible une fois qu'on a tenu compte de toutes les répercussions de projet. Oui, en apportant certains changements institutionnels au coeur du bureau du premier ministre et de son ministère, cela pourrait marcher.
Le sénateur Milne : Vous dites que la loi devrait imposer la prise en compte de l'analyse environnementale dans toutes les décisions du gouvernement. Même si c'était le cas, je n'aurais pas beaucoup d'espoir parce que la loi impose aujourd'hui dans le secteur public l'analyse comparative entre les sexes, mais cela ne se fait toujours pas dans bon nombre de nos ministères ici à Ottawa. La loi rend obligatoire l'utilisation de véhicules à haut rendement énergétique. Le sénateur Kenny a fait voter un projet de loi obligeant le gouvernement à se doter d'un parc automobile à haut rendement énergétique, et cela ne se fait toujours pas. Je dis seulement que ça ne marche pas toujours comme ça, malheureusement.
M. Toner : C'est là où intervient la question de la volonté politique. Si vous avez des ministres décidés à agir, ils vont finir par imposer leur volonté. Il faut exiger des comptes des sous-ministres et intégrer cela dans leurs objectifs de rendement. Cela va faire bouger les choses.
Du point de vue de la gestion, Industrie Canada a fait quelque chose de très novateur. C'est une des raisons pour lesquelles le commissaire mentionne toujours Industrie Canada parmi les premiers de la classe au niveau des stratégies de développement durable. J'ai conseillé divers ministères, et je faisais valoir le même argument partout. Il n'y a qu'un ministère qui a retenu mes suggestions. Nommez des noms. Citez-moi des centres de responsabilité. À qui appartient-il de mettre en oeuvre cette partie lors de la stratégie? Quel sous-ministre adjoint sera responsable de voir à ce que cela soit fait? Voyez la stratégie de ce ministère, vous allez voir qu'elle est entièrement fragmentée. Tout est là, et on explique à chacun quel compte il doit rendre au sous-ministre. Le personnel se réunit quelques fois par an pour en discuter. Un tiers de la stratégie est la responsabilité de la personne nommée, non pas par son nom mais par son titre de sous-ministre adjoint. Pour chaque résultat recherché, il y a un centre de responsabilité de nommer. Et devinez quoi? Devinez quel ministère se retrouve à la tête de la classe parce qu'il fait effectivement ce qu'il va dire? C'est le ministère qui identifie les responsables. Si les sous-ministres sont responsabilisés, ils vont s'assurer que le reste du système emboîte le pas.
[Français]
Le sénateur Lavigne : Merci madame la présidente et merci au témoin de sa présentation. C'était très instructif. Depuis quelques temps, nous recevons des gens qui nous mettent au courant de ce qui se passe dans l'environnement. Il y a le sénateur du vert et je suis le « bad boy of the Senate ». Le sénateur a raison quand il dit que lorsque vous appelez au ministère, ils ont des pamphlets pleins les murs et ils en ont des boîtes. C'est vrai ce que le sénateur dit. Ils devraient en envoyer un peu et mettre les gens au courant de ce qu'on fait et de ce qu'on prépare et ce qui devrait être fait.
Le sénateur dit qu'il a fait des conférences de presse du Défi d'une tonne. Je pense que tous les organismes environnementaux auraient dû être à la conférence et appuyer le sénateur dans ses dires et dans le rapport. Si vous pensez que ce rapport était quand même très bon, je pense qu'il faut se tenir tous ensemble, les comités environnementalistes et les organismes qui prônent que le gouvernement et les hauts fonctionnaires changent leur façon de faire. C'est vrai qu'il est très difficile de changer la façon de faire des hauts fonctionnaires. Si on met énormément de pressions sur tous les ministères qui sont concernés, autant l'industrie, l'environnement et les départements, nous allons arriver à une solution à la fin. Et je vous pose une question : est-ce que vous pensez qu'il y aurait, dans les organismes que vous représentez et dans les organisations qui se présentent à nous, une connection avec la présidence et que l'on puisse avoir une connotation ensemble? Comme le sénateur l'a dit tantôt, quand on voit Greenpeace arriver, on ferme toutes les portes, on va se cacher dans le sous-sol et on se barricade.
Je vous donne un exemple : depuis un an, j'ai acheté un terrain à Wakefield. Quelques environnementalistes des environs se sont mis à me harceler sur mon terrain et me dire que je n'ai pas le droit de faire ceci et cela.
Je regarde le littoral du ministère de l'Environnement où c'est marqué que si j'ai une pente de moins de 30 p. 100, je peux faire une descente pour mettre mon quai à l'eau, ma chaloupe, mon canot et mon pédalo. Les gens viennent et disent non, vous n'avez pas le droit. Ils ne sont pas au courant de ce qui se passe dans le littoral. Comme le sénateur l'a dit, on devrait leur envoyer des pamphlets avant qu'ils ne viennent harceler les gens et de plutôt les informer à savoir ce qui se passe, comment c'est. Ce n'est pas facile. C'est vrai qu'on se barricade, c'est vrai qu'on a peur de Greenpeace et des environnementalistes et ce n'est pas vrai. Ces gens ne sont peut-être pas bien informés et peut-être que ce sont des gens qui sont pires que quelqu'un qui fait quelque chose d'illégal, parce qu'ils pensent qu'on fait quelque chose d'illégal et eux autres en font peut-être plus que la personne qui le fait. Je pense que dans les communications — et c'est très vrai ce que le sénateur a dit — les journalistes, sur quatre articles, il y en a trois. C'est ce qu'ils ont fait avec moi. Il y en avait des articles, j'étais noyé dans la rivière Gatineau, j'étais partout, j'étais le monstre. Et dans le fond, ce n'est pas vrai. Notre défi à la tonne est un beau rapport. C'est pour cela que les journalistes ne le produisent pas. C'est pour cela qu'ils ne disent pas de bonnes choses parce que c'est bon. Quand c'est méchant, oui, pas de problème, on y va. Cela fait 13 ans que je suis en politique, j'en fais depuis 1965 à la ville de Montréal. Je peux vous dire que jamais un journaliste, quand vous avez quelque chose de bon, va le promouvoir. Quand il y a quelque chose de méchant, là c'est bon, c'est la sensation. Est-ce qu'il n'y aurait pas une possibilité, parmi vos organisations et vos organismes, de peut-être sensibiliser quelques journalistes à notre cause et peut-être avoir des bons résultats au bout? C'est ce qui améliorerait et développerait le gouvernement à s'intéresser à notre Défi d'une tonne et à notre environnement.
[Traduction]
Mme May : Vous avez parfaitement raison de dire qu'on a du mal à attirer l'attention des journalistes, qui préfèrent les mauvaises nouvelles et non les bonnes.
Nous avons récemment accordé notre distinction la plus importante à l'ancien ministre de l'Environnement du Canada, M. David Anderson. Il s'agit du Prix John Fraser d'excellence en environnement, et nous avons fait paraître divers communiqués de presse à ce sujet. Le premier ministre a assisté à la réception, ce qui était charmant de sa part, mais parce que tout cela était très positif, la presse n'en a fait aucune mention. Si nous l'avions crucifié sur la place publique, nous aurions fait les manchettes.
Pour ce qui est de votre propre couverture médiatique, j'ai été impressionné par la couverture que votre rapport, Le Défi d'une tonne, a reçu. Il est rare que les médias fassent mention des rapports du Sénat. J'ai pensé que vous aviez fort bien travaillé.
Il y a une chose qui aurait pu aider — et je ne sais pas si je veux me faire l'avocate d'une stratégie médiatique — mais nous serions plus qu'heureux, lorsque vous produisez un rapport, d'en prendre connaissance au stade de l'ébauche, ou si on nous faisait savoir à quelle date il va paraître. Lorsque nous avons pris connaissance du rapport « Le Défi d'une tonne », nous n'avions plus le temps de publier un communiqué de presse soutenant votre démarche parce qu'il s'était écoulé trop de temps. Dans le monde des médias, 24 heures c'est une éternité.
Les journalistes ne reviendront pas à nous si une semaine plus tard, nous déclarons avoir lu le rapport et jugeons que c'est un texte très utile; c'est trop tard. Il faut réagir le jour même pour donner un plus grand écho à la nouvelle.
J'allais mentionner une autre chose. Collaborer avec d'autres pour exercer des pressions sur tous les ministres, c'est notre pain quotidien. Le fait qu'un comité du Sénat soit converti, si vous voulez — ou convaincu que ces questions sont sérieuses et importantes — nous aide beaucoup. Grâce à ces rapports, comme l'a mentionné M. Toner, le Sénat du Canada a jeté un éclairage nouveau sur diverses questions et modifié la façon dont les gens voient les choses.
Mentionnons aussi le rapport sur la forêt boréale, qui était loin en avant de son temps. Les gens ont suivi. Il y a eu aussi le travail du Sénat sur l'hormone de croissance bovine, travail qui a été piloté par l'ancien sénateur Eugene Whelan et le sénateur Spivak, et cela a eu un effet très important parce qu'on a sensibilisé le public à cela. On s'est vraiment efforcé d'obtenir une vraie couverture médiatique, et c'est peut-être l'un des domaines où nous pouvons collaborer.
Le sénateur Lavigne : C'est vrai. Il est vraiment très difficile de changer les choses ici au gouvernement. J'ai été député fédéral pendant 10 ans, et ce n'était pas facile de défendre tous mes dossiers, mais quand j'avais tout le monde avec moi, c'était plus simple.
C'est la même chose au Sénat. Ce n'est pas facile de changer certaines choses. Je viens de proposer une motion portant que l'on prête allégeance au Canada, et c'est difficile parce que le Sénat n'est pas habitué au changement. Je vois que vous vous appelez Elizabeth — nous prêtons allégeance à Elizabeth aussi, mais nous ne prêtons pas allégeance à notre pays, le Canada. Pour changer cela, et tout le reste au gouvernement, c'est dur.
Quand un jeune sénateur arrive ici, ils le considèrent... — je n'ai pas encore de cheveux blancs — c'est donc difficile.
[Français]
La sagesse est là quand même.
[Traduction]
M. Toner : Me permettez-vous de répondre? J'ai un chalet près du vôtre, j'ai donc suivi cette histoire dans le journal local. Vous avez raison. Il y a une culture négativiste dans les médias. Ils aiment les mauvaises nouvelles. C'est la raison pour laquelle en 1998 les inquiétudes des gens à propos de l'environnement se sont mises à dominer les sondages d'opinion publique, et c'était parce qu'il y avait eu toute une série de désastres. Le côté sensationnaliste des médias nous permet de mettre en relief ce genre de choses.
Je travaille moi-même avec des étudiants de l'École de journalisme de l'Université Carleton, et j'essaie d'attirer votre attention sur l'aspect positif de ces dossiers et sur la façon dont ils peuvent opérer des changements comme journalistes, et non pas simplement s'en tenir au négatif. Il y a assez de journalistes, il faut les trouver, il faut être stratégique.
Pour ce qui est de cette question du changement sociétal, c'est d'un changement générationnel dont il s'agit. Le rapport intitulé « Notre avenir commun » de 1987, donc il y a 15 ans, disait aussi qu'il s'agissait d'un phénomène générationnel. Nous n'avons même pas encore terminé la première génération qui était née à ce moment-là. C'est un processus de changement à long terme. Il y a eu d'ailleurs beaucoup de changements depuis 1987.
Je vais vous donner un exemple d'un processus de changement que l'on peut mettre en place. Je parle du poste de commissaire à l'environnement et au développement durable. D'où venait cette idée?
L'idée d'un vérificateur général de l'environnement a été introduite dans le discours politique de notre pays par Mme May et ses collègues du mouvement environnemental à l'été 1989. Elles ont vu le premier ministre Mulroney se rendre à l'Assemblée générale des Nations Unies à l'automne 1988 lorsque l'assemblée discutait du rapport « Notre avenir commun », et prendre au nom du Canada l'engagement de se doter d'une stratégie de développement durable en réponse à l'injonction qu'on avait faite là-bas.
Les écologistes luttaient stratégiquement, et ils se sont dits, tiens, voilà une ouverture. Quatre-vingts groupes se sont réunis, et à l'été 1989, ils ont présenté à M. Lucien Bouchard, qui était alors ministre de l'Environnement, et au premier ministre, un texte intitulé « Créer un Canada vert ».
On y disait essentiellement que le gouvernement doit pratiquer ce qu'il prêche; il doit exiger des comptes de lui-même dans ce domaine. Qui fait cela? Le vérificateur général fait un beau travail; pourquoi ne pas nommer un vérificateur général à l'environnement? L'idée a été étudiée par les conservateurs à l'époque du plan vert, et elle a été rejetée.
Cependant, M. Paul Martin et les libéraux de l'opposition en ont entendu parler. Ils se sont dit, c'est une bonne idée. Elle est apparue dans leur manifeste électoral de 1993, le livre rouge. C'était alors au tour de M. Chrétien et de M. Martin.
La question que je pose, c'est comment une idée évolue? Cette idée s'est alors glissée dans le programme électoral des libéraux, et une fois ceux-ci élus, ils étaient bien obligés de la mettre en œuvre. Ils l'ont soumise au comité permanent, qui a défini cette fonction, et il a plus tard recommandé la nomination d'un agent indépendant. Le gouvernement y a songé et a dit non, nous allons en faire un subalterne du vérificateur général.
Et c'est un beau travail qu'on a fait — vous êtes tombés amoureux de la commissaire — les deux commissaires ont fait un travail magnifique. Cependant, elles sont limitées dans leurs actions du fait qu'on les a placées dans un mécanisme où, légitimement — le vérificateur général est le premier vérificateur financier du pays — les titulaires n'ont pas le droit de se prononcer sur la politique gouvernementale. Le vérificateur général lui-même doit parfois faire du patinage de fantaisie, des pirouettes et des huit, afin d'observer cette politique, et c'est aussi le cas du commissaire.
Ce que je dis, c'est qu'il faut prendre cette idée et passer à la prochaine étape, et en faire un commissaire plus indépendant. Vous avez un allié en lui, quelqu'un avec qui vous pourriez collaborer et qui aurait l'indépendance d'un commissaire, et qui pourrait se faire champion de cette cause.
On s'attend à ce que le commissaire à la vie privée, le commissaire à l'information ou le commissaire aux langues officielles se fassent les champions de leurs domaines : qu'ils soient proactifs, encourageants et qu'ils pilotent les personnes et les ministères et tous ceux que ces questions intéressent. La commissaire, si elle est indépendante du Bureau du vérificateur général, quand elle doit limiter ses commentaires sur la politique gouvernementale, pourrait faire ce travail. C'est l'exemple d'une idée, d'une institution, qui a été introduite dans le discours politique par un groupe d'écologistes. On étudie d'abord l'idée, on la rejette, puis elle réapparaît plus tard, s'impose, prend de l'ampleur, mûrit, donne des résultats et est maintenant prête à passer à la prochaine étape. Voilà comment on change les choses.
Ne vous laissez pas abattre. C'est assez récemment que vous vous êtes convertis. Si vous aviez eu à lutter contre ce problème depuis longtemps, vous auriez pu devenir négatifs et affirmer qu'aucun changement n'est survenu; ou vous pourriez croire que c'est comme la lutte contre l'alcool au volant ou contre le tabagisme, alors qu'il s'agit bel et bien de transformations absolues dans l'attitude de la société. Cette lutte-ci gagne de l'ampleur et prend de la force. Nous nous devons d'appuyer des ministres comme M. Dion qui essaie de faire bouger le dossier et de le faire avancer. Je suis sûr que votre comité le soutiendra.
La vice-présidente : Nous déjeunons la semaine prochaine avec Mme Gélinas; vous voyez que nous avançons.
Le sénateur Angus : J'aimerais revenir à la façon dont vous avez réagi à ma sortie de tout à l'heure. Toutes vos idées sont bonnes. Vous avez parlé des 12 obstacles et de ce qu'il fallait pour les surmonter. Vous avez également dit ensuite que nous avancions. En effet, le progrès accompli est immense. La jeune génération est beaucoup plus sensible à ces questions urgentes, puisque le problème s'est aggravé, et que les preuves de l'aggravation des dommages sont beaucoup plus perceptibles aujourd'hui.
Vous avez mentionné la politique gouvernementale. Nous sommes d'accord, je crois, qu'il faut sensibiliser ceux à l'intérieur du système et ceux qui en sont à l'extérieur. Ce qu'a dit la commissaire m'a beaucoup interpellé : les outils existent pour réagir, mais c'est la vision et la volonté de mettre en œuvre qui manquent.
Vous avez mentionné David Anderson. Lui, il n'a pas survécu à l'étape suivante. Vous avez affirmé qu'il était l'un des rares ministres du Cabinet à avoir survécu à la transition entre les chefs, mais ce n'est pas vrai : il n'a pas survécu, mais il s'est ensuite prononcé publiquement. Il a toute mon admiration pour avoir fait cela. Il n'était pas l'un de mes ministres préférés, mais je l'admire pour s'être prononcé publiquement et avoir exposé publiquement non pas une fois mais trois fois ses frustrations.
La semaine dernière, on pouvait lire dans le titre d'un article sur huit colonnes que M. Anderson était frustré et qu'il expliquait pourquoi. Quel merveilleux article! Il fallait du cran pour parler comme cela, mais c'est ce qu'il nous faut et c'est ce qu'il y a de plus utile.
Mais j'ai l'impression que de votre côté, ce genre de sortie n'est pas aussi utile que cela. Mais qui d'autres étaient parmi les décideurs politiques? Après tout, il était un ministre d'État. Stéphane Dion l'a presque dit et peut-être un autre ministre, aussi. Mais dès lors que les ministres se prononcent publiquement, on les envoie à Buffalo, sous prétexte qu'il y a de plus graves problèmes à régler.
Qu'en dites-vous?
Mme May : Il y a une chose que je n'ai pas dite officiellement et c'est ceci : le Sierra Club du Canada soutient toutes les recommandations qui se trouvent dans le document du professeur Toner. Ces recommandations sont toutes précises, très musclées et utiles.
M. Dion est peut-être l'un des meilleurs ministres de l'Environnement que nous ayons jamais eu. Je suis ravi de lire dans les pages du Globe and Mail qu'il aurait affirmé que le plus grave défi en termes de changement climatique, ce n'était pas Kyoto, mais c'était plutôt de réduire de 70 p. 100 les gaz à effet de serre au cours des 50 prochaines années! C'est la première fois que je vois un membre du conseil des ministres dire directement quelle est l'ampleur du véritable défi à relever.
Laissez-moi vous donner un exemple. L'étude d'impact international sur le climat dans l'Arctique a tiré des conclusions très inquiétantes. Nous savions déjà depuis longtemps que les conséquences étaient graves et mesurables en Arctique. Or, il est aujourd'hui confirmé que l'augmentation de 30 p. 100 de CO2 dans l'atmosphère à cause de la concentration atmosphérique est un phénomène qui n'est pas réversible. Nous avons changé à tout jamais le climat de la planète. On ne pourra revenir en arrière. Notre objectif, c'est donc d'empêcher que cette transformation devienne si grave qu'elle perturbe à tout jamais la société qui ne pourra s'y adapter. C'est en effet le risque que pose l'augmentation constante des gaz à effet de serre. Il est difficile d'en expliquer la complexité à la population, car on ne peut simplement demander aux gens de cesser de conduire leur utilitaire sport sous prétexte que, ce faisant, il y aura moins d'inondations! Non, il continuera à y avoir des inondations, des ouragans, des verglas et d'autres événements météorologiques graves. On ne peut renverser ce qui a été fait. Il s'agit plutôt d'essayer d'éviter le pire.
Notre gouvernement affirme qu'il s'est engagé à mettre en œuvre le Protocole de Kyoto. C'est merveilleux! Mais en même temps, le gouvernement essaie aussi de nous convaincre que le pipeline de la vallée du Mackenzie est le meilleur projet qui soit. Avant même qu'il y ait eu une évaluation environnementale du projet, le ministre des Ressources naturelles, M. John Efford, n'a cessé de répéter qu'il donnait le feu vert au projet et que le pipeline serait construit. Or, le gaz naturel de la vallée du Mackenzie est destiné aux sables bitumineux de l'Athabasca. On sait aussi que transformer les déblais en combustible est très coûteux en termes de consommation d'énergie. On se propose donc de prendre le gaz naturel, qui est l'un des combustibles fossiles les plus précieux et à teneur la plus faible de carbone, de construire un pipeline de sub-surface long de 1 300 kilomètres à travers du pergélisol instable, et d'industrialiser ce qui jusqu'à maintenant était une nature sauvage vierge et complète afin de livrer du gaz naturel qui servira à produire un combustible à haute teneur de carbone qui sera à son tour expédié vers les États-Unis pour y être exporté. C'est complètement aberrant! Ce projet aura un énorme effet sur la production des gaz à effet de serre au Canada! C'est cela que je veux dire quand je parle de dissidence cognitive.
Nous affirmons notre engagement, mais si nous saisissions les craintes suscitées par le changement climatique, est-ce qu'on songerait même à poursuivre l'exploitation des sables bitumineux de l'Athabasca, le pire hydrocarbure du Canada après le charbon? Pourquoi le faisons-nous? Jusqu'à un certain point, nous ne comprenons pas la gravité de la chose.
Si le ministre Dion comparaît de nouveau devant le comité, rappelez-lui que chaque jour, Environnement Canada donne les prévisions météorologiques à chaque station de radio du pays. Depuis l'époque où j'étais au cabinet du ministre, de 1986 à 1988, j'essaie de faire en sorte que les météorologues de la radio disent quand nous venons de vivre un événement associé au changement climatique.
Il faut que le ministre le dise, alors qu'on voit de plus en plus d'événements météorologiques extrêmes, causés par le changement climatique. C'est une occasion de communication. Mais on ne le dit jamais. C'est pourtant si évident. Tous les jours, on parle à des millions de Canadiens pour leur dire s'ils doivent prendre leur parapluie. On pourrait leur dire de prendre leur parapluie, mais aussi, de prendre l'autobus.
Le sénateur Lavigne : Au sujet de l'essence, ce que vous dites est vrai.
[Français]
Hydro-Québec veut faire de nouveaux projets et Environnement Canada dit : Si vous faites le projet dans ce lac ou cette rivière, une électricité qui est saine, sans pollution, renouvelable toujours, et on ajoute : Vous allez toucher à quelques herbes dans le fond de la rivière ou du lac et là, cela va causer des dommages aux poissons.
Je regarde la situation entre causer un dommage aux poissons et causer un dommage comme le gaz naturel le fait, si vous aviez le choix, madame, lequel des deux prendriez-vous?
[Traduction]
Mme May : J'ai toujours cru que c'était de poser de fausses alternatives que nous demander de choisir entre les grands projets hydroélectriques et d'autres mauvaises solutions. Nous pouvons faire tout ce qu'il faut pour atteindre les objectifs de Kyoto, sans nouvelles sources d'énergie. On peut y arriver par l'efficacité énergétique et par l'amélioration de la productivité énergétique actuelle.
M. Ralph Torrie a fait une étude intitulée « Kyoto and Beyond », pour le Climate Action Network. Dans cette étude, on constate que les grands projets hydroélectriques ne sont pas nécessairement propres. Des intervenants dans le cadre du projet Rupert déclarent que les grands projets hydroélectriques sont associés à des problèmes environnementaux.
Nous avons un grand potentiel pour les centrales au fil de l'eau. Le gouvernement de l'Ontario vient d'offrir de ses terres domaniales à de petits entrepreneurs, pour qu'ils le fassent. Ils peuvent trouver de petites rivières et y installer des turbines au fil de l'eau. L'Ontario offre ses terres à des entrepreneurs privés, pour qu'ils exploitent des turbines au fil de l'eau.
[Français]
Mais les grands barrages causent beaucoup de problèmes à l'environnement.
[Traduction]
Le sénateur Angus : Que pensez-vous des éoliennes?
Mme May : Ne les installez pas sur les voies migratoires des oiseaux, mais il y a là un fort potentiel.
La vice-présidente : Je remercie les témoins pour ces exposés très édifiants.
Madame May, vous avez charmé le sénateur Angus et vous avez éclairé notre journée.
La séance du comité se poursuit à huis clos.