LE COMITÉ SÉNATORIAL PERMANENT deS finances nationales
TÉMOIGNAGES
OTTAWA, le mercredi 28 septembre 2005
Le Comité sénatorial permanent des finances nationales se réunit aujourd’hui à 18 h 30 pour étudier les dépenses projetées dans le budget des dépenses pour l'exercice se terminant le 31 mars 2006.
Le sénateur Donald H. Oliver (président) occupe le fauteuil.
[Français]
Le président : Honorables sénateurs, j'ai le plaisir de déclarer ouverte notre 41e réunion du Comité sénatorial permanent des finances nationales. Ce comité a pour mandat d'étudier les dépenses effectuées par le gouvernement, soit directement en vertu du budget, soit indirectement, en vertu des lois.
Le lundi 7 mars 2005, notre comité a été autorisé à étudier, afin d'en faire rapport, les dépenses projetées dans le budget des dépenses pour l'exercice se terminant le 31 mars 2006. Il s'agit, depuis le 9 mars 2005, de notre neuvième réunion consacrée à l'étude du budget principal des dépenses.
[Traduction]
Nous avons examiné les dépenses du gouvernement sous l’éclairage d’une intensification de la reddition de comptes et de la transparence. Le régime parlementaire du Canada repose sur la convention et la pratique constitutionnelles de l’obligation ministérielle de rendre des comptes. Les ministres fédéraux sont responsables devant le Parlement et doivent lui rendre des comptes, collectivement, à titre de membres du comité du cabinet et, individuellement, à titre de ministres. Cette convention émane du principe démocratique selon lequel seuls les représentants élus, et non les fonctionnaires qui les assistent, doivent être tenus responsables du fonctionnement du gouvernement. Pour parler de ces questions et d’autres, nous accueillons aujourd’hui M. Arthur Kroeger et M. James R. Mitchell.
Arthur Kroeger a connu une longue et distinguée carrière au sein de la fonction publique fédérale, d’abord au ministère des Affaires extérieures à partir de 1958. En sa qualité d’agent du service extérieur, il a travaillé à Genève, New Delhi, Washington et Ottawa. En 1974, il est nommé sous-ministre des Affaires indiennes et du Nord. Il occupe ensuite le poste de sous-ministre dans quatre autres ministères dont Transports Canada, Expansion industrielle régionale, Énergie, mines et ressources ainsi qu’Emploi et Immigration Canada.
[Français]
M. Kroeger s'est valu le surnom de « doyen des sous-ministres » en raison de son expérience et de la compétence avec laquelle il s'est acquitté de ses devoirs.
[Traduction]
Après avoir quitté le gouvernement en 1992, il devient professeur invité à l’Université de Toronto en 1993 et 1994, puis stagiaire invité à l’Université Queens entre 1993 et 1999. De 1993 à 2002, il est chancelier de l’Université Carleton et est encore aujourd’hui chancelier émérite. Il préside le Forum des politiques publiques de 1992 à 1994 et, depuis 1999, siège au conseil d’administration des Réseaux canadiens de recherche en politique publique.
James R. Michell a fréquenté l’Université du Colorado où il a obtenu un doctorat en philosophie. Après plusieurs années comme chargé de cours universitaires, M. Mitchell commence en 1978 une longue et distinguée carrière à la fonction publique fédérale, d’abord au ministère des Affaires étrangères. Il travaille ensuite au Bureau du Conseil privé en 1993 et occupe plus tard le poste de secrétaire adjoint au Conseil du Trésor où il est notamment chargé du Programme d’équité en emploi du gouvernement.
De 1991 à 1994, M. Mitchell occupe le poste de secrétaire adjoint au Cabinet (Appareil gouvernemental). À ce titre, il conseille les secrétaires du cabinet et premiers ministres successifs sur l’organisation du gouvernement, la réforme et le renouvellement de la fonction publique, ainsi que sur plusieurs autres questions relatives à la gouvernance et au changement au Canada. Il est l’un des principaux conseillers de la réorganisation du gouvernement fédéral de 1993.
[Français]
En 1994, M. Mitchell a fondé à Ottawa, avec d’autres partenaires, le Cercle Sussex, bureau de consultants, qui offre des conseils dans les domaines de la stratégie, des politiques, de l’organisation et des finances, aux dirigeants des secteurs publics, privés et bénévoles.
[Traduction]
J’aimerais présenter les membres de notre comité qui sont parmi nous aujourd’hui : le sénateur Joseph Day, du Nouveau-Brunswick, vice-président du comité; le sénateur Percy Downe, de l’Île-du-Prince-Édouard et membre du comité directeur; le sénateur Mac Harb, de l’Ontario; le sénateur Grant Mitchell, de l’Alberta; le sénateur Pierrette Ringuette, du Nouveau-Brunswick, et le sénateur Terry Stratton, du Manitoba.
Monsieur Kroeger, je vous cède la parole.
Arthur Kroeger, à titre particulier : Merci pour votre invitation, honorables sénateurs; nous allons faire de notre mieux pour vous aider le plus possible.
M. Jim Mitchell va faire une déclaration préliminaire et parler en notre nom à tous les deux du sujet qui nous intéresse.
James R. Mitchell, partenaire, Cercle Sussex : Monsieur le président, honorables sénateurs, merci de nous inviter aujourd’hui.
Il est juste de dire que l’interprétation de notre régime gouvernemental exprimée brièvement par le président dans sa déclaration préliminaire est également la mienne. C’est une vision de notre régime et de la reddition de comptes d’inspiration britannique à laquelle je souscris et que je défends.
J’ai préparé un court document qui a été distribué aux membres du comité. J’imagine que la plupart l’ont lu, si bien que je ne vais pas maintenant en faire la lecture, mais j’aimerais prendre quelques minutes pour vous parler de quatre points en particulier.
Le président : Je vous demanderais de prendre plus de temps pour nos téléspectateurs ainsi que pour ceux qui lisent le compte rendu de nos délibérations. J’aimerais qu’ils puissent avoir une idée du contexte dans lequel s’inscrivent vos conclusions.
Veuillez donc prendre votre temps.
M. Mitchell : Monsieur le président, il serait utile que je mette l’accent sur les questions qui, à mon avis, vous intéressent le plus en votre qualité de parlementaires. Je ne reprends pas certains des points discutés par des témoins qui ont comparu avant moi. Je ne vais pas discuter de ce qui a été dit auparavant, mais plutôt vous souligner quelques points fondamentaux qui, d’après moi, sont pertinents pour vous, en tant que sénateurs.
Tout d’abord, à mon avis, le récent débat sur les agents comptables et l’obligation des hauts fonctionnaires de rendre compte devant le Parlement a occulté les enjeux fondamentaux.
Au sens de l’examen de votre comité, je crois que l’obligation redditionnelle consiste à exercer un contrôle démocratique sur les actions du gouvernement. Elle est au cœur du problème, selon moi. C’est pour cette raison, à mon avis, qu’elle intéresse particulièrement les parlementaires et notamment les députés de la Chambre des communes.
L’obligation redditionnelle est l’obligation faite à une personne d’expliquer à une autorité comment elle s’est acquittée, avec ou sans succès, d’une responsabilité qui lui a été conférée par cette autorité. Il ne s’agit pas de désigner un coupable ni de désigner qui acceptera ou refusera d’assumer la responsabilité des actions qui ont mal tourné, ni d’expliquer pourquoi il est parfois difficile pour les députés de désigner le responsable d’un plan d’action particulier.
À mon avis, les véritables questions que les parlementaires doivent se poser sont les suivantes : qui est responsable devant le Parlement? Qui pouvez-vous tenir responsable? Qui a le devoir de rendre compte à vous ou, techniquement, aux députés de la Chambre des communes, de ce qui a été fait et de ce qui n’a pas fonctionné? À qui revient-il de vous expliquer ce qu’on entend faire pour corriger la situation? À mon avis, c’est ce que représente véritablement la reddition de comptes.
Je crois que notre régime gouvernemental nous fournit une réponse claire. Si vous parlez des ministères du gouvernement, et non de tribunaux indépendants ou de sociétés d’État qui sont délibérément indépendants des ministres, la réponse est alors claire : le ministre est responsable, tout comme l’a dit le président dans ses remarques préliminaires.
Le ministre doit rendre compte des actions de son ministère devant le Parlement. Notre régime est très clair sur ce point.
Notre système est clair et simple et, surtout, il est applicable. Il y a toujours un ministre directement ou indirectement responsable de chaque aspect de l’activité gouvernementale. Si jamais vous avez un doute quant au ministre responsable, vous pouvez toujours vous tourner vers le premier ministre, qui est l’ultime responsable.
Il s’agit donc d’un système simple. Voilà ce qu’est un gouvernement responsable, comme je crois que vous l’avez dit, monsieur le président, dans vos remarques. Un gouvernement responsable repose sur le principe selon lequel les personnes à qui le Parlement confère les pouvoirs de l’État doivent rendre compte au Parlement de la manière dont elles exercent ces pouvoirs. Cette obligation, conjuguée à notre système d’élections périodiques et libres, est ce qui fait du Canada une démocratie.
Dans mon document je pose la question suivante : qu’est-ce qui cloche dans ce tableau? Pourquoi certains n’en sont pas satisfaits? Pourquoi des gens éminents et respectés y trouvent à redire? Quelles améliorations faut-il apporter à notre système? Cela m’amène à mon deuxième point.
Je crois que les détracteurs du principe redditionnel dans notre régime d’inspiration britannique proposent de mauvaises solutions aux problèmes qui surviennent parfois dans les rouages de notre gouvernement.
Quels problèmes avons-nous constaté récemment? Nous avons constaté que certains programmes gouvernementaux avaient été mal gérés et entendu des allégations de conduite inappropriée de la part de ministres et de hauts fonctionnaires en ce qui concerne ces programmes. Nous en avons eu vent à la télévision et dans les journaux et ce sont des problèmes qui touchent vivement le Parlement et le public.
Ce sont de graves questions auxquelles s’intéresse bien évidemment le Parlement. Les parlementaires ont le droit de savoir ce qui se passe au sein du gouvernement et le devoir de s’assurer que les problèmes seront réglés.
Notre système — notre doctrine de reddition de comptes — doit aider le Parlement à s’acquitter de cette responsabilité fondamentale.
Par l’entremise de ses comités, le Parlement peut faire connaître des faits et grâce à des comités comme le vôtre, le Sénat et la Chambre peuvent le faire également. Le Parlement peut soumettre les ministres et les hauts fonctionnaires à un examen critique et leur demander d’expliquer et de justifier leurs décisions et leur conduite. Dans une optique politique, il peut jeter le blâme sur des acteurs politiques et leur imposer des sanctions. Autrement dit, le Parlement peut obliger les élus à rendre compte, s’il le souhaite.
Je signale que la solidarité au sein du caucus gouvernemental ne constitue pas nécessairement un obstacle à cette réalité — si l’opposition se montre suffisamment critique à l’égard d’un ministre, le caucus pourrait en arriver à souhaiter le départ de ce ministre, pour le bien du gouvernement. Notre système prévoit un exercice rigoureux de l’autorité parlementaire et de la reddition de comptes des ministres.
À mon avis, le Parlement ne peut toutefois pas s’ériger en tribunal. Il ne possède ni le pouvoir ni les outils pour mener des enquêtes ou rendre un jugement définitif à l’égard de quelqu’un qui a enfreint la loi. Le Parlement ne doit pas non plus chercher à obliger les acteurs non politiques, c’est-à-dire les hauts fonctionnaires, à rendre compte de leurs décisions administratives. C’est l’un des points principaux que je tiens à vous présenter aujourd’hui, honorables sénateurs. Je ne crois pas que le Parlement devrait essayer de tenir directement responsables les hauts fonctionnaires de leurs décisions administratives. Je me range du côté des traditionnalistes à cet égard.
Les acteurs non politiques, c’est-à-dire les hauts fonctionnaires, n’ont pas de statut politique, ni non plus la capacité ou le droit d’assurer leur propre défense. En fait, s’ils se défendaient contre la critique politique, ils deviendraient, par définition, des acteurs politiques et essaieraient de devenir de tels acteurs. Cela réduirait à néant leur utilité en tant que fonctionnaires permanents. Ils auraient une identité et une couleur politiques. Le cas échéant, il leur serait difficile de servir loyalement, comme le veut notre régime britannique, un nouveau gouvernement formé par un parti de l’opposition après une élection.
Par conséquent, si les fonctionnaires n’obtiennent pas de bons résultats, c’est le gouvernement, et non le Parlement, qui est responsable de corriger la situation.
À la lumière de ce que nous avons constaté au cours des enquêtes liées à l’affaire des commandites, l’une des grandes frustrations a été de ne pas obtenir de réponses claires de la part des ministres et des fonctionnaires lorsqu’on leur demandait qui était responsable de telle décision ou de telle action. Les gens en ont donc conclu que personne n’était responsable, ce qui est tout à fait inacceptable pour eux, pour les députés, pour les éditorialistes et pour les Canadiens. Ce serait acceptable si, et seulement si, il n’y avait vraiment pas de responsables, mais ce n’est pas le cas. Le ministre en poste est toujours responsable des actions de son ministère. C’est très clair selon la doctrine Westminster : le ministre est responsable et les députés ont le droit de l’obliger à rendre compte de ce qui s’est passé.
Cela ne veut pas dire que le ministre doit nécessairement porter le blâme pour ce qui est arrivé, sauf s’il a donné des directives inappropriées, omis d’exercer une surveillance efficace sur son ministère ou fait preuve d’inconduite. Les commissions d’enquête sont créées pour faire la lumière sur ces questions et il ne me revient certainement pas de préjuger du travail du juge Gomery, si bien que je n’ai aucune observation à faire à cet égard.
Cependant, lorsque nous parlons des ministères du gouvernement, il est clair que le ministre est responsable, qu’il doit rendre compte et trouver une solution aux problèmes. C’est le ministre, c’est automatique.
Les sénateurs se rappelleront peut-être que de nombreux problèmes rencontrés en matière de reddition de comptes étaient dus au fait que les ministres n’avaient pas compris la différence entre être responsable et comptable de quelque chose et être personnellement blâmable lorsque les choses tournent mal. Il y a invariablement confusion lorsque des fonctionnaires prennent, à l’insu des ministres, des mauvaises décisions que les ministres n’auraient pas approuvées s’ils en avaient été informés. Dans ces situations, l’instinct naturel du ministre est de détourner les critiques du public en rejetant la responsabilité des erreurs ou des mauvais jugements sur les épaules de ceux qui les ont commis, c’est-à-dire les fonctionnaires. Il est naturel de dire : « je n’en savais rien, c’est lui qui l’a fait. Comment pouvez-vous m’en blâmer? »
La chasse au coupable commence donc et elle se termine presque toujours mal. Les fonctionnaires portent une partie du blâme public sans toutefois sembler en subir de lourdes conséquences. Il s’agit là d’une perception qui n’est pas étayée par des faits. Les fonctionnaires ministériels sont tenus de rendre des comptes, tout le long de la hiérarchie, jusqu’à leur sous-ministre. Plus souvent que les gens ne le pensent, ils font l’objet de mesures disciplinaires, leur carrière et leur réputation en souffrent et ils peuvent même être congédiés pour les graves erreurs qu’ils ont commises. S’ils commettent des actes criminels, ils peuvent être poursuivis et accusés. Nous en avons été témoins ces dernières semaines et ces derniers mois. Il s’agit de réalités que ni Arthur ni moi-même sommes satisfaits de voir, mais cela fait bien comprendre que toute inconduite ou conduite illégale entraîne des conséquences. Ce qui dérange les parlementaires et les Canadiens en général, c’est le syndrome du « pas de ma faute » qui est ressorti tout au long de l’enquête Gomery.
Comme l’a bien expliqué mon collègue, M. Kroeger, dans d’autres contextes, le processus décisionnel du gouvernement est vraiment très complexe et les questions de responsabilité et de faute sont rarement évidentes. Beaucoup de gens participent à presque chaque décision et beaucoup de fonctionnaires participent à la mise en œuvre de pratiquement chaque décision.
Le Parlement ne doit pas chercher à savoir qui a commis la faute mais plutôt à se poser les questions suivantes : qu’est-ce qui a cloché et que faut-il pour corriger la situation? Quelle assurance avons-nous que ce genre de problème ne se répètera plus? Quelles mesures disciplinaires prend-on à l’endroit des fonctionnaires qui ont peut-être agi d’une manière imprudente ou inappropriée?
Autant de questions auxquelles les parlementaires peuvent et doivent obtenir des réponses de la part des ministres.
Le public veut des changements alors, pourquoi ne pas modifier notre système? Je crois que si nous modifions notre doctrine pour faire en sorte que les ministres ne soient plus responsables devant le Parlement des actions prises sous l’autorité gestionnelle du sous-ministre, il se passerait alors deux choses. Le pouvoir du ministre sur le ministère serait grandement réduit et l’autorité politique de notre système serait considérablement diminuée. Tout aussi important, le pouvoir du Parlement sur le ministre et son ministère serait très affaibli.
Ce n’est certes pas ce que souhaitent les parlementaires ni, à mon avis, les Canadiens. Permettez-moi de vous expliquer pourquoi les changements proposés par certains critiques de notre doctrine auraient ces conséquences pernicieuses.
Certains ont suggéré de limiter le pouvoir et l’obligation redditionnelle des ministres au domaine politique et de déclarer que les ministres ne sont plus responsables des questions de gestion devant le Parlement. En pareil cas, vous modifieriez alors fondamentalement la relation entre le ministre et le sous-ministre. Au lieu que le ministre soit l’unique dépositaire du pouvoir et de l’obligation redditionnelle, il y en aurait deux, essentiellement égaux, le deuxième cependant, soit le sous-ministre, demeurant encore hors de la portée du Parlement, parce que, comme je l’ai fait remarquer il y a quelques instants, le Parlement et ses comités sont des tribunes politiques et le sous-ministre ne joue pas de rôle politique.
Un comité parlementaire n’est pas un forum de gestion; il n’exerce aucune autorité sur le sous-ministre. Un comité peut poser des questions à un sous-ministre, mais il ne peut lui donner d’instructions ni lui imposer une sanction. Le comité n’est pas une entité permanente; ses membres changent. Il n’a pas le pouvoir de corriger une situation et ne fait pas partie de la chaîne de commandement.
Il importe de souligner que la distinction entre la politique et l’administration dépeint d’une manière beaucoup trop générale ce qui se fait au sein du gouvernement. Comme les sénateurs le savent bien, les ministères et les organismes jouent également un rôle, par exemple, dans la réglementation et la prestation des programmes. Ce sont là deux domaines où l’interface politique-bureaucratie intervient le plus fréquemment et où ces deux éléments sont les plus difficiles à distinguer.
Dans le modèle proposé par certains détracteurs, qui serait responsable et comptable de ces aspects de l’activité gouvernementale? Serait-ce le ministre ou le sous-ministre ou bien les deux? Selon moi, il est impossible d’établir une règle claire et nette.
Il est également à remarquer qu’un ministre qui n’assumerait pas la responsabilité de tous les aspects des activités de son ministère n’aurait pas le droit d’imposer à son sous-ministre une norme particulière de rendement en matière de gestion parce que le ministre ne ferait pas partie de la ligne de commandement. Advenant qu’il ne soit pas d’accord avec son sous-ministre sur une question administrative, il serait obligé de le signaler par écrit à ce dernier et de faire part au vérificateur général et au Comité des comptes publics, ou peut-être au Comité des finances nationales, de ses divergences d’opinion avec son sous-ministre.
Le président : De qui relèverait le sous-ministre et à qui devrait-il rendre compte?
M. Mitchell : D’après cette théorie, le sous-ministre devrait rendre compte au Parlement, mais il relèverait du Conseil du Trésor, du contrôleur général et du greffier du Conseil privé. Selon la vision traditionnelle, à laquelle j’adhère, il est clair que le sous-ministre doit rendre compte au ministre, tandis que, selon l’autre vision, cela n’est pas clair.
En raison de ce genre de changements, la relation de confiance et de collaboration entre le ministre et le sous-ministre deviendrait une relation de coopération délicate entre deux égaux dans des sphères distinctes d’autorité et de responsabilité.
Honorables sénateurs, cela n’est pas à mon avis de la démocratie canadienne. C’est autre chose. On peut emprunter cette voie, mais il n’est pas certain qu’elle serait conforme à la démocratie canadienne.
Je vais terminer en disant que rien n’est immuable. Il est possible d’apporter des changements qui peuvent améliorer la situation. J’ai trois recommandations à formuler.
Je recommande que le Parlement, par le biais de ses comités de la Chambre et du Sénat, confirme sa détermination à obliger les ministres à rendre compte de toutes les actions prises au sein des ministères et par ceux-ci.
Je recommande aussi que le Parlement prenne des mesures pour que cette obligation soit respectée. Je recommande que vous confirmiez la relation fondamentale qui existe entre le Parlement et les ministres.
Comment y parvenir? Par exemple, vous pourriez convoquer plus souvent les ministres et les secrétaires parlementaires devant le comité.
En outre, les comités pourraient utiliser plus judicieusement leur temps pour interroger les témoins d’une manière plus soutenue et plus poussée. J’ai des moyens à proposer pour faire en sorte que cela s’effectue de manière efficace tant pour les comités que les hauts fonctionnaires. Vous pourriez vous assurer que les membres du comité soient bien préparés aux séances, notamment en veillant à ce qu’ils soient bien informés de l’essentiel des programmes et des questions qu’ils examinent grâce à l’appui d’un personnel compétent, de budgets suffisants, etc.
Si vous voulez m’interroger à ce sujet tout à l’heure, je vous ferai part de nombreux moyens permettant de rendre cela efficace pour les comités et les hauts fonctionnaires.
Deuxièmement, je recommande que les ministres réaffirment leur engagement à l’égard de cette doctrine traditionnelle d’imputabilité ministérielle et qu’ils s’engagent eux-mêmes à collaborer avec les comités plus sérieusement qu’ils ne l’ont fait jusqu’à présent.
Je recommande que la Chambre et le Sénat prennent les mesures nécessaires pour formuler par écrit la doctrine classique d’imputabilité ministérielle et faire connaître la substance et le mérite de cette doctrine aux Canadiennes et aux Canadiens.
À mon avis, notre régime gouvernemental inspiré de Westminster et les principes d’imputabilité ministérielle qui le sous-tendent représentent de nombreux atouts. Mon message à l’intention du comité est le suivant : il n'est pas nécessaire de changer le système, il nous suffit de le mettre en pratique comme il a été prévu qu’il le soit.
C'était un exposé plutôt long, monsieur le président, mais vous connaissez maintenant mon opinion.
Le président : C'était un excellent exposé, que j’ai trouvé extrêmement utile. Je retiens surtout vos trois recommandations, à propos desquelles vous nous avez invités à vous interroger, et je sais que nous allons le faire.
Vous avez dit que les hauts fonctionnaires ou les sous-ministres n’ont pas de statut politique en raison de la doctrine que vous avez clairement expliquée. Certaines lois du Canada comportent des dispositions qui stipulent par exemple que le sous-ministre est le seul et unique responsable de telle et telle chose.
Qu’en est-il alors de la doctrine de l'imputabilité ministérielle?
Vous avez affirmé qu’il y a toujours un ministre responsable; mais je dois dire qu’une fois qu’un ministre quitte un ministère où un problème est survenu pour aller diriger un autre ministère, ce ministre n'est plus responsable et n’a plus l’obligation de rendre compte.
Estimez-vous que cette doctrine comporte un problème?
Vous avez déclaré très clairement qu’il n'est pas nécessaire de changer le système parce qu’il y a toujours un ministre responsable. Cependant, il n'est pas juste pour un nouveau ministre de devoir réparer les pots cassés. Ce n'est pas un bon aspect de notre système.
J’aimerais bien que vous répondiez à mes deux premières questions.
M. Mitchell : Quant à votre premier point, monsieur le président, je dois dire que vous avez tout à fait raison; dans certains cas — six, huit ou dix d’entre eux ou peut-être davantage — c'est le sous-ministre plutôt que le ministre qui détient le pouvoir légal. C'est entièrement vrai. Dans ces cas, de toute évidence, le ministre ne possède pas le pouvoir légal; c'est un de ses hauts fonctionnaires qui le détient.
Notre système peut s’adapter à cette situation. Certaines exceptions, en effet, confirment la règle. Dans ces cas-là, lorsque c'est le sous-ministre qui comparaît devant vous pour rendre compte d’un problème dont il est responsable en vertu de la loi, il prendra l’interrogation très au sérieux. Le comité sait que le sous-ministre n’a pas agi selon les directives du ministre. Le sous-ministre devra expliquer comment il a exercé le pouvoir légal qui lui a été conféré.
Le président : À un comité parlementaire?
M. Mitchell : Oui, à un comité parlementaire. Cela ne signifie pas toutefois que le sous-ministre est tenu politiquement de rendre compte au comité. Par exemple, si le comité veut attaquer politiquement un sous-ministre à l’égard de ses agissements en vertu d’une certaine loi, c'est dans un tel cas que le ministre pourrait se présenter devant le comité pour rendre compte de tout ce qui a été fait par son ministère. Même si c’est lui qui détenait le pouvoir d’agir, le sous-ministre n’a pas la capacité politique de se défendre devant le comité. Si le comité veut une défense politique, il doit s’adresser au ministre et s’il veut savoir ce qui s’est passé, il doit interroger le sous-ministre. De cette façon, le comité obtiendra une réponse complète.
Je crois que le Parlement et le public peuvent obtenir une réponse complète, comme ils le souhaitent, sans qu’on fasse du sous-ministre un personnage politique.
Voyez-vous ce que je veux dire?
Le président : Oui.
M. Mitchell : Quant au fait que les ministres changent, monsieur le président, je dois dire que mon point est encore valable. Le Parlement veut savoir qui est responsable, et c'est le ministre actuel qui l’est. Si le ministre n'est en poste que depuis un mois, il peut dire qu’il va se renseigner, car c'est sa responsabilité puisqu’il est le ministre.
Le président : En tant que philosophe, est-ce que cela fait du sens à vos yeux?
M. Mitchell : Oui, car l’imputabilité n'a rien à voir avec la désignation d'un coupable. Il s'agit de désigner qui assumera la responsabilité des actions. Qui nous dira ce qui s’est produit? Qui veillera à le savoir? Qui prendra les mesures correctives qui s’imposent s’il y a un problème?
Le fait est que, si un problème survient et qu'un nouveau ministre entre en fonction, la personne qui prendra les mesures correctives et qui devra faire face à la musique, c'est le ministre actuel. La personne à blâmer pourrait bien être celle qui vient de quitter son poste. Les députés peuvent jeter le blâme sur qui ils veulent, à l'instar du public. Cependant, la personne qui doit vous rendre des comptes, c'est le ministre en poste.
M. Kroeger : Ce qu'il faut se rappeler, c'est que pour pouvoir régler un problème, il faut détenir l'autorité nécessaire pour le faire. Si vous êtes ministre de l'Énergie et qu'un problème survient au sein de votre ministère, ce n'est pas votre prédécesseur, qui est peut-être maintenant ministre de l’Agriculture, qui sera en mesure de régler ce problème.
Le président : C'est ce que prévoit le droit canadien.
M. Kroeger : C’est exact. Cela ne signifie pas pour autant qu'aucune sanction ne sera imposée à un ministre qui a mal agi. D’ailleurs, le premier ministre doit tenir compte des sanctions lors de la nomination suivante.
Le président : Qu’en est-il de la doctrine de l’imputabilité? Devrions-nous interroger l'ancien ministre et l'obliger à rendre des comptes?
M. Kroeger : Pour lui demander d’expliquer le problème?
Le président : Oui, pour lui demander de rendre des comptes.
M. Kroeger : Cela s’est déjà produit, monsieur le président, dans le cadre de l'affaire des ressources humaines il y a quelques années. Il ne s'agissait pas d'un ministre, mais le principe est le même. L'ancien sous-ministre a comparu devant un comité parlementaire pour expliquer ce qui s’était passé.
Dans le cas des hauts fonctionnaires, je ne vois rien de mal à cela. J’hésite par contre à éluder la question de savoir quel ministre est responsable à un moment précis, peu importe ce qui s’est produit auparavant.
Être responsable signifie être en charge; cela ne veut pas dire que l'on est à blâmer. Cela signifie que l'on est en charge et que l'on a l'autorité nécessaire pour poser des questions et donner des directives quant à la façon de régler le problème.
Le sénateur Stratton : Je conviens avec vous que notre régime inspiré de Westminster n'a pas besoin d'être changé, qu’il suffit de le mettre en pratique.
Le problème, à mon avis — et je pense que c’est l'opinion de la plupart des Canadiens — c'est que ce système ne semble pas fonctionner dans bien des cas. Je ne blâme aucun gouvernement en particulier; je veux seulement souligner que le système ne semble pas fonctionner. Que ce soit parce qu'il est devenu trop complexe ou pour une autre raison, il demeure que le public a l'impression qu'il y a quelque chose qui cloche et qu'il faut remédier à la situation. C'est pourquoi diverses solutions sont proposées, à mon avis.
Nous sommes en train de dire au public canadien que le système inspiré de Westminster est en fait assez bon et que nous ne devrions pas le changer, mais les Canadiens qui nous écoutent aimeraient bien en avoir la preuve.
Il faut prouver au public que vos recommandations vont fonctionner. Il veut en avoir la preuve. Je crois que c'est ce que souhaite la population en ce moment.
Pouvez-vous répondre à cette question?
Je ne veux pas parler de l'enquête du juge Gomery ou de l'affaire concernant DRHC, car il n'est pas question de discuter de cas précis, mais plutôt de déterminer comment empêcher que de telles situations ne se reproduisent. C'est la volonté du public canadien. Des situations de la sorte surviennent tous les deux ou trois ans, mais on persiste à dire aux Canadiens que le système parlementaire de Westminster fonctionne. Bien entendu, ils ne sont pas de cet avis. Ils peuvent donner des exemples précis qui montrent qu'il y a quelque chose qui cloche.
M. Kroeger : Ce système ne vise pas à empêcher les problèmes de survenir. On l’utilise pour régler les problèmes qui surviennent. Rien ne garantit qu’il ne se produira aucune situation au sein d’un ministère.
La question est de savoir quoi faire lorsque les choses tournent mal. La réponse est qu’il faut avoir recours au système d’imputabilité visant les ministres et les hauts fonctionnaires. Il n’existera jamais un système qui pourra empêcher les problèmes de se produire.
M. Mitchell : J’ajouterais aux propos de M. Kroeger qu’il faudrait que les comités de la Chambre des communes et du Sénat procèdent à un examen critique plus sérieux et plus approfondi des programmes et des politiques du gouvernement.
Quant aux politiques, vous pouvez communiquer avec le ministre ou le secrétaire parlementaire, et dans le cas des programmes, vous pouvez vous adresser aux hauts fonctionnaires, qu’il s’agisse du sous-ministre, du sous-ministre adjoint ou d’un autre haut fonctionnaire.
À mon avis, plus nous accordons de la valeur et de l’importance au travail qu’effectue le Parlement à l’égard des programmes et des politiques, plus les hauts fonctionnaires seront vigilants et plus les ministres seront responsables. Il en sera ainsi parce qu’ils sauront qu’ils risquent d’être soumis à un barrage de questions par un comité parlementaire.
En télédiffusant davantage de séances de comité et en faisant en sorte que le personnel des comités effectue davantage de recherches, qui seraient également meilleures, le gouvernement sera davantage soucieux de son imputabilité.
Honorables sénateurs, vous observeriez probablement au fil du temps une véritable amélioration, quoiqu’il n’y aurait aucune garantie que des problèmes ne surviendraient pas.
Le sénateur Stratton : Je suis ici depuis assez longtemps pour avoir été témoin d’une situation en particulier qui dure depuis des années. Je veux parler du projet de loi C-68 sur le contrôle des armes à feu.
Notre comité a interrogé à maintes reprises des hauts fonctionnaires du Conseil du Trésor, et chaque année, nous avons eu droit à de nouveaux témoins et à de nouvelles explications. Les dépenses ont progressé jusqu’à ce qu’elles explosent. Comment prévenir cela? Les hauts fonctionnaires du Conseil du Trésor peuvent bien établir une somme pour l’année en cours, mais qu’en est-il de l’an prochain? Les dépenses liées au registre des armes à feu étaient devenues affolantes, mais pourtant, elles continuaient. Malgré l’examen effectué par notre comité et celui de la Chambre des communes, les dépenses n’ont cessé de grimper année après année.
Comment empêcher qu’une telle situation ne se reproduise? C’est la question que posent les Canadiens.
Monsieur Kroeger, vous secouez la tête.
M. Kroeger : Un ministre peut prendre une décision. Dans le cas d’un programme comme celui du registre des armes à feu, il se peut que des hauts fonctionnaires informent le ministre que les coûts seront beaucoup plus élevés que prévu et que la mise en œuvre sera plus compliquée et plus longue que ce qui avait été envisagé. Le ministre peut alors décider d’éliminer le programme ou d’aller de l’avant quand même, malgré l’augmentation des coûts.
Il s’agit d’une décision prise selon le jugement du ministre, qui doit ensuite informer le Parlement que le programme coûtera plus cher que prévu, mais qu’il estime qu’il mérite d’être maintenu et qu’il a donc donné l’ordre au ministère d’aller de l’avant. Seul un ministre ou un cabinet peut prendre une telle décision. Par conséquent, il est tout à fait approprié que le ministre en question doive expliquer à un comité, comme le vôtre, pourquoi il a pris cette décision. Ce ne sont pas des hauts fonctionnaires qui exercent un tel jugement dans le cadre d’un programme d’importance comme celui du registre des armes à feu. C’est un jugement politique qui appartient au cabinet.
Le sénateur Stratton : J’accepte cela. Pardonnez-moi, je veux terminer.
Le président : Monsieur le sénateur, voulez-vous passer à un autre domaine?
Le sénateur Stratton : Non, je veux faire suite à ma première question. J’accepte cela parce que c’est exactement ce qu’a fait le ministre, c’est-à-dire qu’il a déterminé que le programme était trop important pour qu’on l’abandonne, mais il demeure que les dépenses n’ont cessé de monter chaque année.
Quelles ont été les conséquences de cette affaire pour le gouvernement? C’est cela qui rend mécontents les citoyens du pays. Merci.
Le sénateur Downe : J’aimerais reprendre un exemple déjà utilisé par le sénateur Stratton, celui du registre des armes à feu.
Si le ministre avait obtenu les mêmes renseignements auxquels les comités de la Chambre et du Sénat ont eu accès à une époque où le problème était encore gérable, il lui aurait été possible d'engager une somme précise pour régler le problème dès cette année-là. Ce n'est cependant que l'année suivante que le ministre a été avisé qu'il y avait, encore une fois, un léger dépassement de coûts et qu'il faudrait puiser encore davantage dans les fonds publics. Le ministre n'a pas nécessairement reçu toute l'information voulue, pas plus que les comités d'ailleurs.
Comment fonctionne le système redditionnel en pareil cas?
M. Kroger : Si le ministre constate que le programme a été mal géré par ses fonctionnaires, ce sont ces derniers qui doivent en payer le prix. Pas question toutefois d’exécution sur la place publique; un ministre ne dénonce pas publiquement ses fonctionnaires, mais réagit en les affectant à d'autres fonctions ou, dans certains cas, en les rétrogradant.
Ce sont des choses qui arrivent, même si on n'en entend pas beaucoup parler. Il s'agit alors de déterminer s'il était impossible de prévoir le coup ou s'il y a eu simplement mauvaise gestion. S'il s’agit de mauvaise gestion, un fonctionnaire doit en subir les conséquences, et ils sont souvent plusieurs à en payer le prix, d'une manière ou d'une autre.
Le sénateur Downe : En l'espèce, on a conclu qu'il y avait eu mauvaise gestion parce que le gouvernement en est arrivé à déplacer le programme d'un ministère à un autre dans un effort pour rectifier partiellement le tir.
Monsieur Mitchell, je vous cite :
Les fonctionnaires ministériels sont tenus de rendre des comptes, tout au long de la chaîne de commandement, jusqu’à leur sous-ministre.
Vous nous avez tous les deux dit que ce principe redditionnel pouvait mener à des congédiements dans les cas où des erreurs graves avaient été commises.
Connaissez-vous des sous-ministres qui ont ainsi perdu leur emploi au cours des dix dernières années?
M. Kroeger : J’en connais un qui a choisi de démissionner parce que les choses ont mal tourné. Il s'agit de Ian Stewart qui était sous-ministre des Finances en 1981. Celui qui allait devenir plus tard le sénateur MacEachen a alors présenté un budget qui comportait de nombreuses défaillances. Certaines de ces dispositions budgétaires se sont d'ailleurs révélées impossibles à mettre en œuvre.
Ce fut une situation fort embarrassante du point de vue politique pour le gouvernement et M. Stewart a écrit une lettre au premier ministre pour lui indiquer qu’il avait joué un grand rôle dans la préparation de ce budget et qu’il lui présentait sa démission, compte tenu des résultats obtenus.
Le sénateur Downe : C’est un exemple intéressant parce que cela s’est produit en 1981, alors que ce n'est peut-être qu'au cours des dernières années que la situation a dérapé.
En terminant, monsieur le président, j'aimerais poursuivre dans le sens d'une question déjà posée devant un autre comité au sujet des sous-ministres, une question à laquelle M. Mitchell a d'ailleurs fait référence tout à l'heure.
Il semble que, dans la réalité, les sous-ministres relèvent de leur ministre, mais ils doivent rendre des comptes au greffier du Conseil privé qui a recommandé leur nomination et peut décider de l’orientation future de leur carrière. Ils ne sont pas redevables envers le ministre, qui est à la Chambre des communes, mais envers le Conseil privé.
M. Mitchell : Je n’apprends certes rien aux sénateurs en leur disant que les sous-ministres doivent rendre des comptes à bien des niveaux, ce qui constitue l'une des caractéristiques fondamentales de leur poste.
Les sous-ministres doivent rendre des comptes à leurs ministres respectifs. Du point de vue de la gestion, si on veut, ils relèvent du greffier du Conseil privé, qui recommande leur nomination au premier ministre. Les sous-ministres ont aussi des comptes à rendre au premier ministre, qui signe le décret pour leur nomination. Ils relèvent également du Conseil du Trésor à l'égard de certains pouvoirs qui leur sont octroyés par celui-ci, comme certains sénateurs l'ont signalé. Pour d'autres pouvoirs, c'est à la Commission de la fonction publique qu'ils doivent rendre des comptes. On peut donc parler d'un minimum de cinq niveaux de responsabilisation.
Sénateur, vous avez tout à fait raison : les sous-ministres doivent travailler à l’intérieur d'un réseau redditionnel qui leur complique passablement l’existence. Quoi qu’il en soit, chaque sous-ministre a le sentiment, tout à fait justifié, de relever d'abord et avant tout de son ministre.
Monsieur Kroeger, vous avez déjà été sous-ministre.
M. Kroeger : Il y a un principe fondamental qu’il est important de prendre en compte. Vous êtes nommé par le premier ministre sur recommandation du greffier du Conseil privé. C’est le premier ministre qui vous nomme et c'est lui qui est votre patron. Le premier ministre s'attend à ce que vous fassiez montre de loyauté envers votre ministre et que vous travailliez efficacement sous les ordres de celui-ci.
Ce principe prend toute son importance lorsque votre ministre en vient à vouloir faire quelque chose d’inapproprié, voire d’illégal, ou pouvant mettre le gouvernement dans une situation très embarrassante.
Si vous aviez uniquement des comptes à rendre au ministre, vous n’auriez d’autre choix que de vous incliner et de dire : « D’accord, c’est ce que nous allons faire. » Si vous êtes d’avis que la démarche proposée est à ce point malavisée et contraire aux politiques gouvernementales, et susceptible de causer d’importants ennuis au gouvernement, il est de votre devoir d’alerter le premier ministre parce que, en bout de ligne, c’est pour lui que vous travaillez, et c’est lui qui est en charge du gouvernement.
Le président : Le sous-ministre le fait par l’entremise du greffier du Conseil privé.
M. Kroeger : Oui, il alerte le ministre par l’intermédiaire du greffier du Conseil privé.
Le sous-ministre ne s’adresserait jamais directement au premier ministre; du moins, je ne crois pas. Il a le devoir absolu d’alerter le premier ministre lorsque les choses tournent mal, et il se doit de porter un jugement parce qu’il lui est impossible de donner des directives au ministre, alors que le premier ministre peut le faire.
Le sénateur Downe : Comment les choses se passent-elles à l’inverse lorsque le ministre veut faire quelque chose de légal, en toute transparence, dans les intérêts du gouvernement en poste, et que le sous-ministre s’y oppose et ne veut pas en assurer la mise en œuvre?
M. Kroeger : C’est contraire à l’éthique professionnelle et c’est l’une des notes les plus mauvaises que l’on puisse retrouver au dossier d’un sous-ministre.
Le sénateur Downe : Depuis 1981, est-ce que des sous-ministres ont été congédiés?
M. Kroeger : Permettez-moi d’abord de répondre à votre première question.
Si le ministre souhaite faire quelque chose qui s’inscrit dans la politique gouvernementale et qui est conforme aux lois, le sous-ministre a le devoir de lui indiquer les raisons pour lesquelles il estime que cela ne fonctionnera pas ou que cela n’est pas une bonne idée ou que les provinces seront offusquées.
Le ministre et le sous-ministre peuvent discuter de la question en long et en large, mais si le ministre décide au bout du compte d’aller de l’avant avec son plan, le sous-ministre se doit d’obtempérer. Le sous-ministre ne peut pas se dissocier du ministre; c’est le ministre qui est le patron.
Si le ministre respecte la loi et les politiques gouvernementales et s’il veut aller de l’avant, le sous-ministre doit suivre. Mais il doit auparavant signaler comme il se doit tous les problèmes qu’il constate.
Dans notre système, comme le sénateur Downe l’a souligné, c’est le premier ministre qui nomme le sous-ministre.
Au sein des autres gouvernements d’inspiration britannique, en Australie et en Nouvelle-Zélande, par exemple, je crois que les ministres ont une marge de manœuvre beaucoup plus grande dans le choix de leur sous-ministre.
Nous estimons que les systèmes de ce genre fonctionnent moins bien que le nôtre, parce que le fait que ce soit le premier ministre qui nomme les sous-ministres procure unité et équilibre à l’intérieur de la dynamique gouvernementale.
Si vous avez un ministre et un sous-ministre, qui se surveillent l’un l’autre et qui sont tous les deux nommés par le premier ministre, ils ont chacun un travail à faire et en sont tous les deux conscients. Cela contribue à instaurer une certaine unité au sein d’un gouvernement qui, dans un pays comme le Canada, avec toutes ces disparités régionales et la grande variété de notre système, pourrait facilement se fragmenter. Cela évite donc la fragmentation.
La plupart des gens qui étudient ces questions vous diraient que la nomination des sous-ministres par le premier ministre est une caractéristique avantageuse qui a été délibérément intégrée à notre système, parce que les sous-ministres doivent ainsi rendre des comptes jusqu’au premier ministre, en plus d’être redevables envers leur ministre, comme M. Kroeger l’a souligné.
M. Kroeger : Pour répondre à la deuxième question du sénateur Downe, une enquête a démontré que le tiers des sous-ministres affectés à d’autres fonctions l’avaient été contre leur gré. Autrement dit, ce n’est pas le sous-ministre qui a décidé d’aller travailler dans un autre ministère, mais pour une raison ou une autre, comme un différend avec le ministre ou son mauvais rendement, le sous-ministre a été déplacé. De tels changements sont très fréquents. Les sous-ministres ne sont pas montrés du doigt, mais les ministres, le premier ministre et les autres responsables réagissent effectivement lorsque le rendement est inadéquat.
Le sénateur Downe : J’essayais de faire valoir qu’un ministre peut, en certaines circonstances, perdre son poste lorsque des problèmes se présentent. Les sous-ministres sont déplacés vers des postes qui sont parfois meilleurs, parfois moins intéressants, et la reddition de comptes est minime, voire inexistante, à cet égard.
Je vais me permettre un commentaire parallèle : si tous les sous-ministres étaient comme M. Kroeger, nous n'aurions pas cette discussion aujourd'hui.
Le sénateur Ringuette : Je suis certes d'accord avec mon collègue, le sénateur Downe, relativement aux problèmes associés au contrôle des armes à feu.
Vous avez indiqué que c'est le ministre qui devait trancher. Il ne le fait pas sans préparation. Ce ne sont pas les ministres qui élaborent les programmes. Les ministres dictent les lignes directrices des politiques et mandatent les bureaucrates pour qu'ils leur présentent des options, des analyses de risque et de coût, des études de faisabilité et tout ce qui s’ensuit. Ces tâches ne relèvent pas de l’organe politique du gouvernement.
Mais c'est tout de même l’organe politique du gouvernement qui doit assumer la responsabilité et vous dites que c'est absolument comme cela que les choses doivent se passer. Selon un vieil adage, celui qui détient l'information, détient aussi le pouvoir. Si les bureaucrates possèdent toute l'information et donc tous les pouvoirs, pourquoi donc n'ont-ils pas de comptes à rendre à l'égard de ces pouvoirs?
M. Mitchell : Sénateur Ringuette, à la lumière de mon expérience, je dois respectueusement vous dire que je ne suis pas d'accord avec vous. Lorsque vous dites que la bureaucratie a tous les pouvoirs, il m'est impossible de vous appuyer, et tous les hauts fonctionnaires que je connais feraient de même.
Le sénateur Ringuette : Vous fournissez l'information, vous concevez les programmes et vous dites quelle option est la meilleure.
M. Mitchell : Beaucoup plus souvent que vous ne le croiriez, sénateur, le ministre va dire : « C'est ce que je veux. J'ai été élu pour réaliser cela. Cela faisait partie de notre plate-forme, c'est ma priorité, ou c'est la priorité du premier ministre. J'ai parlé au premier ministre et nous allons agir en ce sens. Nous voulons le faire. » Ses fonctionnaires lui répondent alors : « Monsieur le ministre, vous savez que cela va coûter très cher » et le ministre rétorque : « J'en suis conscient, mais je veux que vous réduisiez les coûts le plus possible, car c'est ce que nous allons faire. »
Le sénateur Ringuette : Je suis désolée. Ce n'est pas aussi simple que vous voudriez nous le faire croire. Pour qu’un ministre puisse présenter une proposition au Cabinet, obtenir les fonds suffisants, et toutes les approbations requises, il doit connaître toutes les options, tous les coûts à engager, toutes les ramifications bureaucratiques politiques et non politiques et, dans la mesure du possible, disposer d'études sur les répercussions régionales.
M. Mitchell : Vous avez tout à fait raison, sénateur.
Le sénateur Ringuette : J’y reviendrai plus à fond durant la période qui m’est allouée.
M. Kroeger : Dans un ministère, il circule une grande quantité d’information formant un tout très complexe. Il est particulièrement difficile de déterminer quelle information est suffisamment importante pour être portée à l'attention du ministre. Celui-ci n'a que très peu de temps à sa disposition. Il faut donc déterminer quelles sont les choses dont il doit absolument être au courant de façon à bien comprendre le dossier.
Il faut aussi s'assurer que le tout soit compréhensible, notamment quand on pense à certaines questions informatiques pouvant être très complexes.
Il faut donc mettre tout en œuvre pour fournir au ministre l'information requise dans un format compréhensible de manière à l’aider à dégager un point de vue éclairé. Je ne prévois pas une très longue carrière à celui qui dissimule délibérément de l'information pouvant aider un ministre à prendre des décisions, advenant qu'une telle façon de procéder soit mise au jour. L'une des pires choses que l'on puisse faire, c'est d'aiguiller un ministre sur de fausses pistes ou de lui cacher de l'information. Cela ne se fait tout simplement pas.
Le sénateur Mitchell : J’ai un peu peur que notre monde moderne soit dégoûté de la politique et qu'on ne fasse plus la distinction entre politique et démocratie. Si vous commencez à dénigrer la politique et l'imputabilité des politiciens, vous courez le risque de dénigrer la démocratie.
Si vous faisiez une tournée du pays pour examiner les différentes démocraties législatives et parlementaires, vous constateriez que bon nombre de sous-ministres ont été congédiés.
Pensons un instant, sénateur Downe, au nombre de gouvernements qui ont été renversés et de ministres qui ont été laissés de côté par l’électorat. Affirmer qu'il n'y a pas de reddition de comptes ou de conséquences dans notre système, c'est comme dire que tout cela n'a pas d'importance; le gouvernement actuel a pourtant perdu sa majorité en raison des excès que la population a pu lui reprocher. C’est là une conséquence importante au sein d'une démocratie parlementaire.
Je crains que notre réaction soit démesurée et que nous en arrivions à un résultat que nous ne souhaitons pas. Je suis fermement convaincu de la valeur des démocraties parlementaires et représentatives. Nous courons le risque de réduire la démocratie au rang de gestionnariat, comme l’a indiqué M. Kroeger. Le gestionnariat peut sembler plus sain, mais il exclut l’application des valeurs, celles-là même en fonction desquelles les gouvernements sont élus. C’est mon opinion.
C’est une prémisse incontournable. Si vous accordez davantage de pouvoir aux sous-ministres, vous en retirez par le fait même aux ministres. L’électorat ne choisit pas les sous-ministres. L’essence même de la démocratie est minée, parce que nous voulons administrer par comités. On en viendrait alors à voir des comités congédier les sous-ministres, ou les sous-ministres adjoints, ou encore les directeurs généraux. Cela pourrait aller jusqu’aux secrétaires de direction ou aux secrétaires. Où est-ce qu’on s’arrête?
Le système actuel n’est pas parfait, mais je crois que nous ne devrions pas perdre de vue le mode de responsabilisation du ministre. C’est l’électorat qui s’en charge et qui le fait efficacement depuis bien des années pour notre gouvernement. J’espère vivement que cet aspect sera préservé.
M. Mitchell : Sénateur Mitchell, je suis d’accord avec vous et je partage vos préoccupations. C’est une situation qui m’inquiète également.
Le sénateur Mitchell : J’aimerais revenir à cette perception voulant que la fonction publique et les fonctionnaires soient tout-puissants. Les fonctionnaires font valoir leurs arguments et sont très à l’écoute des points de vue des politiciens. En fin de compte, les fonctionnaires croient en la valeur du processus démocratique.
L’inverse peut également être vrai et chacun se bat alors pour faire valoir ses idées. J’ai pu le constater au sein d’un autre gouvernement où tout se passait de façon plutôt arbitraire. Je ne serais pas porté à sous-estimer le pouvoir qu’exercent les politiciens sur la bureaucratie. Si un bureaucrate manipule ou induit en erreur un ministre, c’est ce dernier qui devrait être tenu responsable en vertu du processus de reddition de comptes.
M. Kroeger : C’est le ministre qui assume la responsabilité et qui doit régler la question en cas d’anomalie. On ne peut pas demander à un ministre de savoir tout ce qui se passe au sein de son ministère et d’exercer un contrôle sur toutes ses activités. Le ministre doit assumer la responsabilité et déléguer des pouvoirs au sous-ministre.
Les gens finissent par s’y perdre et par dire que le gouvernement est trop gros et trop compliqué; il est impossible pour un ministre de gérer un ministère employant 20 000 personnes. Nous ne demandons pas à un ministre de contrôler tout ce qui se passe au sein de son ministère. Mais lorsque quelque chose tourne mal, c’est le ministre qui doit assumer la responsabilité, apporter les correctifs nécessaires et expliquer la situation au Parlement. Il est le seul à pouvoir expliquer les mesures prises; c’est le lien de responsabilisation essentiel dont parlait M. Mitchell.
M. Mitchell : Honorables sénateurs, nous ne sommes pas venus vous dire que les comités parlementaires ne devraient pas soumettre les fonctionnaires et leurs agissements à un examen critique. Les comités doivent convoquer les fonctionnaires pour leur demander s’ils ont mis le ministre au courant de certaines informations importantes. Les comités doivent aussi convoquer le ministre lorsqu’une défaillance se produit pour lui demander d’expliquer ce qui se passe au sein de son ministère.
Les comités du Sénat et de la Chambre ont toute la marge de manœuvre nécessaire pour obtenir du ministre qu’il leur rende tous les comptes possibles et pour soumettre ses fonctionnaires à un interrogatoire serré, approfondi et critique afin de déterminer comment les programmes et le gouvernement sont administrés.
Le président : Il est intéressant de noter que vous parlez des comités de la Chambre des communes et du Sénat. Cet été, Peter Aucoin a rédigé un article dans lequel il essayait de déterminer ce qui a mal fonctionné et qui on devrait blâmer. Il estime que c’est à la Chambre des communes qu’il incombe vraiment de répondre étant donné qu’elle est la seule chambre légitime du Parlement, le Sénat n’étant pas élu.
Abondez-vous dans le sens de Peter Aucoin?
M. Mitchell : J’estime que c’est la Chambre des communes qui doit rendre des comptes du point de vue démocratique; les liens essentiels à l’exercice du pouvoir démocratique et à la reddition de comptes interviennent entre la Chambre et les ministres qui y siègent.
Le président : Pouvez-vous me dire ce que cela signifie?
M. Mitchell : L’organe parlementaire devant lequel les ministres sont démocratiquement responsables est la Chambre des communes.
M. Kroeger : Puis-je le dire autrement, monsieur le sénateur? C'est la Chambre des communes qui donne un vote de confiance ou un vote de censure au gouvernement et qui peut maintenir un gouvernement en place ou encore le déloger.
M. Mitchell : Le ministre qui démontre au Parlement qu'il a fait un bon travail maintient cette confiance.
À titre d'organe parlementaire légitime, le Sénat a le devoir et le droit d'interroger les fonctionnaires, les ministres et les secrétaires parlementaires au sujet des politiques et des programmes, comme bon lui semble. Je crois que les fonctionnaires, et d'autres, devraient comparaître devant vous pour répondre à vos questions.
M. Kroeger : Le Comité sénatorial permanent des finances nationales a été le premier comité parlementaire devant lequel j’ai comparu, en 1974. Je n'étais pas sous-ministre à cette époque, mais un fonctionnaire du Conseil du Trésor. Bon an, mal an, j'ai comparu devant des comités et on m'a posé toutes sortes de questions.
On croit que les fonctionnaires n'ont pas à rendre des comptes devant un comité. Or, nous le faisons constamment et abondamment. Les comités peuvent vous poser des questions de tout genre. Je me souviens d’avoir comparu devant le Comité permanent des langues officielles, de la Chambre des communes, et on m'a demandé pourquoi je détestais tant les Canadiens français.
Le sénateur Ringuette : Qu’avez-vous répondu?
M. Kroeger : Les comités peuvent vous demander n'importe quoi, et c'est ce qu'ils font. La seule contrainte, c'est que, même si vous rendez des comptes devant un comité, ce dernier n'est pas en mesure de vous donner des directives. Il ne peut pas vous punir parce qu’il n'est pas le patron; votre patron, c'est le ministre.
Le sénateur Mitchell : Ce qui est paradoxal lorsqu’on donne plus de pouvoirs à un fonctionnaire non élu, à un sous-ministre, en particulier à un fonctionnaire nommé par le Conseil privé et donc responsable devant le premier ministre, c'est que, contrairement à ce que pensent certaines personnes, probablement des parlementaires de l'opposition, cette initiative entraîne la centralisation des pouvoirs. Elle confine les pouvoirs au Cabinet et les centralise de plus en plus. Bien souvent, c'est ce que font les initiatives populistes parce qu’elles dispersent tellement les responsabilités qu'en retour, ou en conséquence, on centralise les pouvoirs. À mon avis, il faudrait aussi se pencher sur cet aspect. N'êtes-vous pas d'accord?
M. Mitchell : Tout à fait. Si l’obligation de rendre compte n'est pas claire ou devient diffuse, le pouvoir reste tout de même quelque part, mais l’obligation de rendre compte disparaît ou devient difficile à retracer. Je ne crois pas que ce soit une bonne chose pour la démocratie.
Je suis tout à fait d'accord pour dire que si les ministres sont clairement responsables et tenus de rendre compte, vous savez où vous devez chercher les réponses.
Le sénateur Harb : La dernière fois que vous avez comparu devant notre comité, vous avez reconnu qu'il fallait examiner notre système parlementaire pour voir s'il a toujours sa place dans le monde technologique d'aujourd'hui où, dans une fraction de seconde, vous pouvez envoyer de l'information à l'autre bout du monde.
Ne croyez-vous pas qu'il est peut-être temps que les deux chambres du Parlement examinent la pertinence de ce système?
N'est-il pas temps d’examiner le fait que nous avons un ministre nommé par un premier ministre, qui a le contrôle général sur la façon dont le système fonctionne, tant au Parlement qu'à l'extérieur du Parlement?
Le système est-il encore pertinent, ou devrions-nous adopter un autre système dans lequel le ministre n'est pas un député, mais bien une personne qui a le temps et l'expertise voulue pour diriger le ministère? C'est ce que font les États-Unis. Devrions-nous suivre le modèle américain tout en maintenant la reddition de comptes devant le Parlement?
M. Mitchell : C'est une excellente question, monsieur le sénateur. Le système américain est fondamentalement différent du nôtre. Comme vous le savez, les ministres américains sont choisis par le président et ne sont pas comptables devant le Congrès ou le Sénat. Bien sûr, on peut obtenir ainsi une administration unifiée. Toutefois, la reddition de comptes n'est pas du tout assurée. À ce chapitre, les Américains sont beaucoup plus faibles que nous. Ce que vous avez aux États-Unis, c'est une politique perpétuelle, et la démocratie à laquelle le sénateur Mitchell faisait référence est déficiente.
Personnellement, je crois que nous ne portons pas suffisamment attention aux forces du système canadien. Notre système parlementaire comporte une vivacité extraordinaire, un merveilleux caractère d'autocorrection. Il assure un équilibre entre l'autorité ministérielle et le leadership du premier ministre.
Des changements peuvent toujours être apportés ou peuvent être nécessaires, mais les caractéristiques fondamentales de notre système sont plutôt impressionnantes. Vous remarquerez que le système parlementaire britannique peut être transposé partout dans le monde beaucoup plus facilement que le système américain, qui ne peut être transposé nulle part. À ma connaissance, aucun pays n'a réussi à adopter un système semblable à celui des Américains. Pareil système a été plus ou moins imposé à quelques pays d’Afrique, sans grand succès.
Le président : Le système américain ne fonctionne pas très bien.
Le sénateur Harb : On peut dire que notre système n'est pas parfait du tout, puisque le premier ministre ou le whip peut, en appuyant sur un bouton, décider combien de parlementaires vont voter sur un projet de loi quelconque. J'ai tout intérêt à me rallier du côté du gouvernement parce que, au bout du compte, les autres vont amener le pain sur la table en période électorale. En tant que parlementaire, je n'ai pas beaucoup de latitude pour tenir des discussions comme celle que nous avons maintenant. Je vais suivre la ligne du parti, et peu importe que le ministre ait tort ou raison, je vais le défendre parce que je suis à bord d’un navire et que s'il y a une brèche dans la coque, nous allons tous couler.
Où est la reddition de comptes dans notre système? Excusez-moi, mais le niveau de confiance que les politiciens inspirent est d'environ 15 p. 100, ce qui est légèrement moins que les vendeurs de voiture et les journalistes. Le problème est généralisé et je ne sais pas comment nous allons le régler. Qu'en pensez-vous?
M. Kroeger : Un député ou quiconque occupe un poste d'élu doit décider s'il veut se rallier au gouvernement en place, s'il veut se rebeller et en assumer les conséquences, ou encore s'il va voter même s'il croit que ce n'est pas une bonne idée, mais qu'il décide d'appuyer le gouvernement dans un dessein plus vaste. Ce sont là des décisions personnelles. Le député devient responsable de ses décisions et doit en assumer les conséquences.
Je ne suis pas certain que cette situation pose un problème de reddition de comptes, n'est-ce pas?
Le sénateur Harb : Bien sûr que oui. Je ne vais pas mordre la main qui me nourrit. J'ai été député pendant un certain nombre d'années et je ne me rappelle pas d'avoir voté contre le gouvernement une seule fois, même si j'ai souvent été tenté de le faire. Je savais qu'il y aurait des conséquences si je mettais le gouvernement dans l’embarras et si je votais contre un projet de loi qui n’était pas dans le meilleur intérêt de mes électeurs. Je peux m'opposer au projet de loi, mais c'est un système de partis et je dois me rallier à la ligne du parti. Je suis loyal au parti, et non aux gens qui m'ont élu, comme on pourrait le croire.
M. Mitchell : Cette solidarité dont vous avez fait preuve à la Chambre, avec d'autres, nous a également donné des gouvernements majoritaires, une direction et des résultats. Des choses ont été faites et des décisions ont été prises de sorte que les Canadiens ont vu ce que le gouvernement faisait. Vous n'étiez pas constamment paralysés comme le sont certains pays où l'on trouve 14 partis qui n'aboutissent à rien. La solidarité a aussi ses avantages.
Le sénateur Ringuette : Les sous-ministres ne tiennent-ils pas régulièrement des réunions?
M. Mitchell : Il y a un certain nombre de comités et un certain nombre de réunions. Il y a un petit déjeuner hebdomadaire, et d'autres comités se réunissent régulièrement.
Le sénateur Ringuette : Surveillent-ils le Cabinet et les comités du Cabinet?
M. Kroeger : Dans certains cas.
M. Mitchell : Oui, dans certains cas. Le système était plus développé autrefois. C'était un système officiellement établi. Il y avait des comités de sous-ministres pour chaque comité du Cabinet. Je ne sais pas si le système d'aujourd'hui est aussi rigide qu'il ne l'était il y a 20 ans.
M. Kroeger : J’ai connu ce système rigide il y a 20 ans et il ne fonctionnait pas si bien.
Si le gouvernement veut faire quelque chose, par exemple, au sujet de Kyoto et la pollution atmosphérique ou le changement climatique, vous formez habituellement un groupe de fonctionnaires de divers ministères qui vont voir ce qu’il est possible de faire et qui tentent de réconcilier quelques-uns des intérêts divergents.
Vous agissez ainsi pour élaborer une série de propositions à présenter aux ministres et ces derniers vous diront peut-être de refaire votre travail parce qu’ils n’en sont pas satisfaits, ou ils diront qu’ils acceptent ces propositions. Toutefois, ce sont des groupes de travail ponctuels.
Aujourd’hui, les sous-ministres ou les fonctionnaires se réunissent pour discuter d’un sujet particulier, que ce soit les nouvelles subventions agricoles ou le prix de l’essence, etc. Il y a peu de comités permanents qui traitent des programmes.
Le sénateur Ringuette : Depuis les 13 ou 14 années que je côtoie le gouvernement, j’ai entendu que le BCP avait tendance à établir des comités plus structurés et officiels.
Je crois dans le modèle britannique de reddition de comptes et je crois que les ministres et le Cabinet doivent rendre des comptes au Parlement; toutefois, depuis les années 60, la bureaucratie a fait des progrès systématiques pour prendre le contrôle des commandes du gouvernement. Le problème, c’est que la reddition de comptes suppose qu’on assigne la faute. J’ai fait exprès pour ne pas dire « montrer du doigt ». Le problème, c’est que la faute est assignée à un ministre plutôt qu’au système et à son fonctionnement.
Je dis cela parce que je sais que les partis ont toute une gamme de politiques et lorsqu’ils forment le gouvernement, ils confient les politiques à la machine gouvernementale pour qu’elle analyse les enjeux et propose des options.
Je sais qu’il y a probablement plus de réunions régulières des sous-ministres qu’il y a de véritables réunions du Cabinet. Je crois que les sous-ministres soumettent des dossiers à l’approbation des autres sous-ministres avant que le ministre ne les soumette à son tour au Cabinet.
Il y a ici une question d’amour-propre, puisqu’un sous-ministre fait approuver une option par ses collègues et que le ministre ne peut la faire approuver par les autres ministres. Cette dynamique est bien vivante et occupe une place importante dans nos discussions sur la reddition de comptes. Nous sommes en présence d’un conflit : une personne exerce le pouvoir, et l’autre doit se soumettre au pouvoir.
M. Kroeger : Je dirai d’abord qu’il n’est pas juste de présumer que les fonctionnaires se réunissent pour conspirer contre les ministres.
Le sénateur Ringuette : Je n’ai pas dit qu’ils conspiraient; j’ai dit qu’ils s’entendaient entre eux.
M. Kroeger : Ce qui est très important de faire, probablement de plus en plus puisque le gouvernement a un fonctionnement plus horizontal, c’est d’avoir de longues discussions sur les documents pour garantir que tout a été prévu. La pire chose qui peut vous arriver, c’est de présenter un document au Cabinet et qu’un ministre dise « Je n’ai jamais entendu parler de cela et je ne suis pas d’accord », sur quoi le président vous renvoie en vous disant de refaire votre devoir avant de revenir.
Le gouvernement est davantage centralisé, et à tour de rôle, les premiers ministres des 20 dernières années ont jugé nécessaire d’avoir une certaine centralisation pour assurer une cohérence au sein du gouvernement, ce qui est très difficile de faire.
S’il est utile que les sous-ministres déjeunent ensemble pendant une heure tous les mercredis, et c’est parfois le cas, alors qu’ils le fassent. L’objectif est d’essayer de faire fonctionner le gouvernement et d’assurer un soutien au Cabinet, et non de fournir aux ministres des solutions toutes faites qu’ils ne peuvent rejeter. J’ai vécu assez de périodes houleuses auprès de certains ministres pour vous dire qu’ils ne se contentent pas de mettre leur sceau sur tout ce que vous leur présentez.
M. Mitchell : Je pense aux six ou sept personnes qui ont occupé le poste de secrétaire du Cabinet depuis 1975 et tous ceux dont je me souviens ont été accusés de diriger un système trop centralisé. Gordon Robertson est peut-être le dernier à ne pas avoir été accusé de la sorte.
Dans une certaine mesure, cette question est toujours préoccupante pour nous. On se demande toujours si le BCP n'a pas trop de pouvoirs, si trop de choses se passent au centre, si les sous-ministres ont trop de pouvoirs. La question se pose constamment. Je ne crois pas que la situation soit bien pire maintenant qu’elle ne l'était en 1984 ou en 1974. Cela dépend beaucoup des politiciens et, en tant que citoyen, j'en suis très heureux.
Ce qui détermine le plus la personnalité, le caractère et la nature d'un gouvernement, c'est de loin le premier ministre en place. C'est lui qui façonne tout et, d'un point de vue démocratique, je crois que c'est une bonne chose.
Le président : C’est notre système.
Le sénateur Ringuette : Je crois qu’il existe une forte partisannerie chez les hauts fonctionnaires. Le sénateur Harb a décrit le phénomène de partisannerie chez les députés ainsi que le respect de la ligne de parti, et je crois vraiment que le même phénomène existe chez les hauts fonctionnaires du Canada.
Il y a moins de 12 mois, un comité de la Chambre des communes a entendu un sous-ministre, un sous-ministre adjoint et un directeur du Programme d’assurance-emploi. Ces derniers ont dit qu’on avait évalué à 350 millions de dollars le coût de la mise en œuvre d'une initiative donnée, alors qu'il en fallait 50 millions. Le ministre et le comité de la Chambre ont fondé leur décision sur cette estimation. Quelqu’un d’autre que le ministre, quelque part, doit être responsable de cette information erronée que le ministre et les parlementaires ont reçue.
Je suis dans une zone grise à cet égard. C'est notre système, mais derrière ce système, il y a une machine qui ne tient pas les parlementaires en très haute estime, ni leur rôle, ni le travail que nous devons faire. Nous devons recevoir des renseignements exacts pour prendre de bonnes décisions. C'est mon cheval de bataille à l'heure actuelle.
M. Mitchell : Je ne peux rien dire sur ce que vous venez de décrire, parce que je ne suis pas au courant de cette comparution devant le comité.
Je peux vous dire, toutefois, que tous les hauts fonctionnaires que je connais, sans exception, prennent très au sérieux les comparutions devant les comités de la Chambre et du Sénat. Sinon, ils feraient preuve d’un manque flagrant de professionnalisme et ce serait dangereux.
Par ailleurs, il est dangereux aussi de donner des renseignements erronés ou trompeurs à un comité.
Le sénateur Harb : Pareil comportement pourrait-il entraîner une peine d’emprisonnement?
M. Mitchell : Je présume que oui. Ce serait tellement peu professionnel et inapproprié que je n’ai jamais entendu parler d'un fonctionnaire qui aurait délibérément trompé un comité. J'ai vu des fonctionnaires se présenter devant un comité et faire de l'obstruction, et je n'ai pas aimé ce comportement.
Le président : C’est fréquent. On nous dit « Je suis désolé, je n’en sais rien ».
M. Mitchell : Je n'aime pas cela; toutefois, je suis troublé à l’idée que des fonctionnaires puissent venir ici et tromper un comité. Si vous me le permettez, je dirai toutefois que certains comités n'insistent pas assez pour obtenir des renseignements complets et précis de la part des témoins qui comparaissent devant eux.
Les comités pourraient insister davantage pour obtenir des renseignements exacts et complets, sans quoi ils devraient convoquer de nouveau les témoins.
Le président : C’est là une de vos trois recommandations. Vous avez recommandé que les comités interrogent les témoins de façon soutenue et approfondie. Vous recommandez aussi que les comités disposent d'un personnel suffisant. Ce sont d'excellentes recommandations et j'aimerais que vous en parliez davantage.
M. Mitchell : De nombreux sénateurs et députés ont réfléchi à cette question au cours des dernières années. Je sais que le gouvernement actuel s'était engagé à faire ce genre de chose avant les dernières élections.
Je suis sûr que les sénateurs le savent, mais je crois que, particulièrement du côté de la Chambre, les règles d’interrogation des témoins en comité ne permettent pas de mener un interrogatoire soutenu et fouillé. Une série de questions sans lien entre elles fusent de toutes parts autour de la table. La plupart des fonctionnaires sortent de la salle de ces comités sans grandes égratignures.
Le président : Ils s’en sortent plus ou moins indemnes.
M. Mitchell : Toutefois, ils ne se sentent pas aussi bien qu’ils en ont l’air, si je puis dire. Ils sortent de ces expériences très frustrés. Je suis sûr que les membres du comité sont frustrés, mais les fonctionnaires le sont également parce qu’ils ont rarement l’impression d’avoir eu l’occasion de vraiment échanger avec le comité.
Le président : Que recommandez-vous?
M. Mitchell : Je recommande que les comités examinent leurs règles pour voir si elles ne pourraient pas être ajustées un peu pour permettre un interrogatoire plus serré des témoins. Les membres du comité devraient s’entendre à l’avance sur trois ou quatre sujets qu’ils souhaitent aborder avec les témoins. Manifestement, le comité prendrait ces décisions à huis clos. Il déciderait de ce qu’il souhaite examiner et de la façon de profiter des deux ou trois heures durant lesquelles les témoins sont à sa disposition. Vous pourriez décider qui va poser quelles questions, quelle que soit la formule utilisée, puis vraiment vous consacrer aux témoins et ne pas les laisser refuser de répondre ou se montrer peu coopératifs. Si quelqu’un vous donne une réponse insatisfaisante, que le membre suivant revienne sur la question, qu’il pose à nouveau la question et exige que le témoin y réponde. Il y a beaucoup de mesures que pourraient prendre les comités à l’égard de leurs délibérations, de leurs règles et de leurs pratiques.
Le président : Pouvez-vous nous nommer une compétence où il existe un régime comme celui que vous venez de décrire?
M. Mitchell : Les comités britanniques ont tendance à être plus collégiaux que ceux de la Chambre des communes du Canada. Par contre, j’estime que les comités sénatoriaux canadiens sont plus collégiaux et qu’ils traitent et analysent beaucoup plus les questions que les comités de la Chambre du Canada qui, en règle générale, ne sont pas collégiaux.
Je suis le plus chaud partisan du monde de la Bibliothèque du Parlement. Je l’ai affirmé publiquement. Le personnel mis à votre disposition fait de l’excellent travail.
Je suis sûr que les membres de tous les comités pourraient profiter de plus de soutien, ce que confirmerait la Bibliothèque. Je suis sûr que vous pourriez profiter de plus d’argent pour commander des études de recherche. Les partis aimeraient peut-être avoir plus d’argent pour engager leur propre personnel. Quelle que soit la façon dont vous vous y prenez, l’idée centrale est de mieux équiper les membres des comités à faire le travail qu’ils souhaitent faire.
Le président : Je vous remercie beaucoup.
M. Kroeger : Vous avez dit que les hauts fonctionnaires peuvent faire l’objet de mesures disciplinaires et peuvent être tenus responsables au sein de leur ministère.
Faudrait-il que de pareilles mesures disciplinaires relèvent du domaine public? Faudrait-il que le grand public soit informé qu’un haut fonctionnaire du ministère fait l’objet de mesures disciplinaires et qu’il est rétrogradé à cause d’une faute ou d’un problème survenu au sein du ministère ou pour n’avoir pas fait une reddition de comptes complète?
M. Kroeger : Je ne crois pas que l’humiliation publique soit une bonne idée.
Le président : Le public souhaite être mis au courant de ces choses.
M. Kroeger : Si les hauts fonctionnaires savent qu’ils peuvent être mis publiquement au pilori et dénoncés par le gouvernement, ils pêcheront par excès de prudence. Ils respecteront les règles à la lettre de manière à ne pas avoir d’ennui. Cela deviendra leur unique tâche, et ce n’est pas de cette façon que nous souhaitons voir agir nos hauts fonctionnaires. Nous souhaitons qu’ils fassent preuve d’imagination, qu’ils courent des risques et qu’ils proposent de bonnes idées qui intéresseront ou n’intéresseront peut-être pas les ministres.
Dans le secteur privé, on ne soumet pas les gens au ridicule public. Le président de la Banque Royale du Canada ne se présenterait jamais à l’assemblée générale annuelle pour dire aux actionnaires : « Nos profits auraient été meilleurs si ce n’était de certaines décisions prises par mon idiot de vice-président pour l’Amérique latine ». Cela ne se fait pas dans le secteur privé; cela ne se fait pas non plus dans les cercles universitaires et ne devrait pas avoir sa place au gouvernement parce qu’entre autres choses, cela nuirait terriblement à la façon dont les hauts fonctionnaires s’acquittent de leurs tâches.
Le sénateur Day : Je vous remercie de cette soirée fascinante. Ce fut fort intéressant. Nous allons devoir nous attaquer à ces questions parce que, indubitablement, il en sera question dans le rapport Gomery. En tant que parlementaires, nous souhaitons être prêts à réagir à ce qui se trouvera dans les recommandations.
Nous venons de passer la dernière heure et demie à parler d’obligation redditionnelle et de responsabilité. Parfois, ces expressions semblent interchangeables.
La responsabilité est-elle la délégation d’un pouvoir et la reddition, la responsabilité d’assumer la responsabilité confiée.
M. Kroeger : C’est tout à fait juste. Vous êtes responsable de quelque chose, mais quelqu’un vous a chargé de le faire. Le premier ministre met quelqu’un aux commandes du ministère de l’Agriculture en le nommant ministre de l’Agriculture. En tant que ministre, cette personne confie à quelqu’un la responsabilité du bureau régional de Winnipeg.
Quand une personne est responsable et qu’on lui confie une charge, la personne qui lui en a conféré le pouvoir a le droit d’exiger un compte rendu.
Le sénateur Day : C’est une reddition de comptes vers le haut.
M. Kroeger : Selon la réponse, soit que vous êtes promu, soit qu’on vous met à la porte. Vous l’avez exprimé très simplement et vous avez tout à fait raison. Quelqu’un confère des pouvoirs, en d’autres mots, une responsabilité à une autre personne, et celle à laquelle on délègue le pouvoir doit ensuite rendre compte de la façon dont elle l’a exercé. C’est essentiellement comment cela fonctionne.
Le sénateur Day : Bon, j’ai parfaitement saisi. Toutefois, j’ai remarqué que nous employons ces mots de manière interchangeable.
M. Kroeger : Constamment.
Le sénateur Day : Ma mémoire est plutôt floue quant aux détails de l’incident, mais je crois me rappeler, au Royaume-Uni, un certain ministre de la Défense qui a démissionné. C’était un ministre très populaire, mais un incident mettant le gouvernement dans l’embarras est survenu et il a jugé bon de démissionner. Est-ce mal interpréter la responsabilité?
Vous avez dit qu’ils ne sont pas au courant de tout ce qui se passe et que leur responsabilité, quand les choses tournent mal, consiste à savoir ce qui s’est produit et à redresser la situation. Il s’est lui-même passé au fil de l’épée; pourquoi?
M. Kroeger : Je ne sais pas de quel incident vous parlez.
M. Mitchell : Le sénateur parle de la démission de lord Carrington durant la guerre des Malouines, en 1982. En effet, le gouvernement britannique a été surpris par les actes argentins aux Malouines. Lord Carrington, qui était un homme honorable, a décidé, dans sa propre sagesse, de démissionner. Ce n’était pas sa faute; il n’avait rien fait pour induire qui que ce soit en erreur. Il a fait ce qu’il fallait, mais il estimait que c’était une erreur de la part du ministère de la Défense britannique et des militaires dont il avait la responsabilité. Il estimait que l’erreur était suffisamment importante, puisqu’elle avait mené à une guerre, qu’il était de son devoir de démissionner. Il aurait pu demeurer en place, mais il a décidé que c’était ce qu’il fallait faire. Il n’était nullement obligé de démissionner, bien que l’opposition eusse pu le critiquer et je ne sais trop quoi encore. Il n’était pas député, mais bien membre de la Chambre des lords. On aurait pu l’obliger à démissionner mais, avant que cela ne se produise, il l’a fait lui-même.
M. Kroeger : Si je puis éclairer un peu la lanterne du comité à cet égard, j’ai quelques exemples à lui fournir qui pourraient être utiles. La responsabilité est inconditionnelle. Soit que vous êtes en charge, soit que vous ne l’êtes pas. Si l’on vous a confié la responsabilité de quelque chose, vous en assumez la charge. Le blâme est conditionnel. Savoir s’il faut vous blâmer ou pas dépend de ce que vous avez fait ou de ce que vous n’avez pas fait à la lumière de ce qu’on aurait pu raisonnablement s’attendre que vous sachiez à ce moment-là. Je vous en donne deux exemples tirés de l’histoire politique canadienne.
Quand Michael Wilson était ministre des Finances, durant les années 80, Global Television a mis la main sur une partie de ses documents budgétaires. Vous vous en souvenez probablement. M. Wilson n’aurait jamais pu en être blâmé. Un employé de son ministère, j’ignore comment, a remis les pages du budget dans de mauvaises mains. Il n’y a pas de raison pour laquelle M. Wilson aurait dû démissionner parce qu’il n’avait rien à voir avec l’incident.
Le deuxième exemple est ce qu’on a appelé le scandale du thon avarié. Le sénateur Day, qui vient du Nouveau-Brunswick, s’en souvient probablement. C’était le scandale du thon avarié de l’usine StarKist. Je crois que c'était au Nouveau-Brunswick.
Le sénateur Day : C’était effectivement au Nouveau-Brunswick.
M. Kroeger : Les hauts fonctionnaires ont rencontré le ministre pour lui dire qu’à leur avis, il ne faudrait pas que le thon se retrouve sur les tablettes des supermarchés. Ils ont dit à M. Fraser que le thon n’empoisonnerait probablement personne mais que, par souci de certitude, il valait mieux en interdire la mise en marché. M. Fraser, préoccupé par le sort des travailleurs de l’usine StarKist, a malgré tout autorisé la vente du thon. Il y a eu un énorme tollé public, et le ministre a démissionné.
La différence entre les deux incidents, c'est que M. Wilson n'aurait jamais pu être accusé d'avoir mal agi, alors que, dans le cas du ministre des Pêches, il s'agissait d'une décision ou d'une intervention de sa part. Que sa décision ait été bonne ou mauvaise, l'essentiel à retenir, c'est que c'est lui qui l'a prise et que c'est donc lui qui en a assumé les conséquences. Voilà la différence entre agir de manière responsable, être en charge, et être à blâmer ou pas, selon les circonstances.
M. Mitchell : Soit dit en passant, il importe de rappeler au comité, et les membres s’en sont peut-être déjà rendus compte, que, même si vous commettez une erreur en tant que ministre, cela ne signifie pas que vous devez démissionner.
La décision d’exiger la démission en raison d’une faute commise appartient en réalité à la Chambre des communes. Il n'y a rien de couché par écrit dans les règles à ce sujet, et il n'existe pas de tradition voulant que les ministres qui ont commis une erreur ou se sont mal comportés doivent démissionner.
Leur démission ou non dépend de ce que la Chambre des communes est disposée à tolérer, ce qui demeure une question de jugement politique.
M. Kroeger : En Grande-Bretagne, la tradition veut que, si quelque chose cloche dans un ministère, le ministre démissionne. Aucun ministre canadien n'a jamais démissionné pour quelque chose qui s'était produit dans son ministère sans qu'il en ait connaissance. Si un haut fonctionnaire du bureau régional de Vancouver détourne des fonds, le ministre n'est pas obligé de démissionner. Si un programme est mal géré en Ontario, le ministre en ignore tout. Cela ne s'est jamais produit au Canada. Or, il existe un mythe à la vie dure selon lequel le ministre doit démissionner si ses hauts fonctionnaires commettent des erreurs. Ce n’est tout simplement pas vrai.
Le président : Je crois que c’est un jeu politique. Les partis d'opposition réclament la démission, demandent aux ministres de se conduire en hommes ou en femmes honorables. C'est dans ce contexte que la question est si souvent soulevée au Canada. Sénateur Day, je ne voulais pas vous interrompre.
Le sénateur Day : Je tenais simplement à aller jusqu’au bout de ces questions, parce que nous devons nous rendre au Royaume-Uni et que nous en discuterons là-bas. La norme est-elle différente d’un pays à l’autre? Lord Carrington n’a pas été poussé à démissionner par l’opposition; il a démissionné parce qu’il estimait que c'était sa responsabilité ministérielle de le faire. Sommes-nous en train de mettre en valeur une différence entre la responsabilité ministérielle telle que conçue au Royaume-Uni et au Canada?
M. Mitchell : Honorable sénateur, si je puis me permettre de répondre à cette question, je ne crois pas que ce soit une différence dans le principe de la responsabilité ministérielle. Toutefois, il se peut fort bien que vous constatiez, une fois au Royaume-Uni, qu’il existe une différence dans la culture politique de ce Parlement par rapport à ce que nous avons ici, au Canada.
Que je sache, l'histoire et la culture politiques du Royaume-Uni sont telles que les comités de la Chambre des communes et, peut-être, de la Chambre des lords tendent à fonctionner de manière beaucoup plus impartiale que les comités de la Chambre des communes au Canada.
Leurs comités ont un éthos et un passé qui les portent à examiner avec plus de froideur que nos comités de la Chambre des communes les questions relatives au programme et à la politique. C’est tout simplement ainsi qu’ils fonctionnent. Ils réussissent donc à traiter autrement que nos comités les ministres et les hauts fonctionnaires.
Il sera intéressant de voir ce que vous découvrez là-bas, mais il existe nettement une différence dans la culture politique, institutionnelle et parlementaire. Par contre, je ne crois pas que le principe de la responsabilité ministérielle soit différent.
Le sénateur Day : Voilà ce que je me demandais. Je vous sais gré de ce que vous avez dit à ce sujet.
M. Kroeger : Des ministres canadiens ont remis leur démission parce que les choses ont mal tourné. Walter Gordon a démissionné après avoir déposé son budget sous le premier régime de M. Pearson. Le budget était mal fait, et il y eut une terrible controverse. M. Gordon a décidé que, puisque c’était son budget, il remettait sa démission. Donc, cela se produit également au Canada.
Le sénateur Day : Et M. Clark est allé aux urnes.
La comparaison que vous faites entre les travaux des comités du Sénat et de la Chambre des communes au Canada me fascine. Nous recevons effectivement beaucoup de commentaires de divers témoins à ce sujet.
J’ai toujours attribué la capacité qu’a le Sénat de faire une étude plus fouillée des questions à notre indépendance, au fait que nous ne sommes pas obligés de tenir compte de notre réélection et de marquer des points politiques. Est-ce également ce que vous avez observé?
M. Mitchell : Oui, monsieur, c’est ce que j’ai observé.
M. Kroeger : Tout à fait. N’importe lequel d’entre nous peut nommer plusieurs rapports du Sénat qui sont aussi fréquemment cités que les rapports des commissions royales d’enquête, comme le rapport de David Kroll sur la pauvreté au Canada ou, beaucoup plus récemment, le rapport du sénateur Kirby sur les soins de santé. La correspondance entre les deux est évidente. Le rapport est cité tout autant que celui de la commission indépendante de M. Romanow. Les deux sont traités de la même façon. Malheureusement, on ne peut pas en dire autant des rapports de la Chambre.
Le sénateur Day : Vous êtes en train de vanter notre comité et tous les comités du Sénat.
M. Kroeger : Une fonction historique du Sénat et de ses comités est de faire des études réfléchies, de manière impartiale et sans considération électorale.
M. Mitchell : Le document du sénateur Kenny sur la sécurité dans les transports est un exemple plus récent de l’excellent travail fait au Sénat. Il en existe de nombreux autres.
Le sénateur Day : Existe-t-il une convention non écrite selon laquelle les sous-ministres et les hauts fonctionnaires protègent leurs ministres?
Obtenons-nous les vraies réponses quand nous faisons comparaître de hauts fonctionnaires, ou leur première obligation est-elle à l’égard de leur ministre? Est-ce la raison pour laquelle nous n’obtenons pas les réponses complètes dont nous avons besoin?
M. Mitchell : Voilà une question à laquelle il est difficile de répondre.
M. Kroeger : Il faut faire preuve de jugement. Le fonctionnaire a le devoir de protéger son ministre et de lui prodiguer les meilleurs conseils possibles. Si les choses tournent mal, il a le devoir de redresser la situation le plus rapidement possible. Quand il témoigne devant un comité parlementaire, il ne peut pas l’induire en erreur.
Le sénateur Ringuette : Il se montre peu coopératif.
M. Kroeger : Tout d’abord, il n’est jamais question qu’il fasse des commentaires sur la politique parce que c’est là la chasse gardée de son ministre. Cela pourrait lui poser un cas personnel de conscience. Par exemple, s’il dit ceci, le ministre se trouvera dans l’eau chaude. Il va se demander s’il est obligé de communiquer une certaine information au comité ou s’il ne serait pas mieux de laisser cette information filtrer autrement, notamment en laissant le ministre répondre à des questions posées à la Chambre?
Il n’y a pas de réponse simple, parce que les sous-ministres et les hauts fonctionnaires sont là pour servir leur ministre et la façon de le faire peut varier d’une situation à l’autre, manifestement en respectant certaines règles de convenances.
Le sénateur Day : Je vais vous dire pourquoi j’ai posé la question. Quand nous souhaitons étudier une question, nous entendons souvent les ministres dire qu’ils ont un emploi du temps trop chargé pour comparaître devant nous, de sorte qu’ils vont se faire remplacer par un haut fonctionnaire. Nous devrions nous méfier de pareilles offres parce que nous n’obtiendrons peut-être pas le genre de réponses aussi détaillées que nous pourrions obtenir du ministre.
M. Mitchell : J’en conviens. Si vous reconnaissez que les hauts fonctionnaires ont un devoir de loyauté professionnel à l’égard de leur ministre, vous comprendrez qu’ils ne se présenteront pas ici pour mettre leur ministre dans l’embarras. Vous le savez et ils le savent. Si vous constatez qu’un haut fonctionnaire vous répond à moitié en raison de son devoir de loyauté professionnelle, vous pouvez à ce moment-là vous déclarer insatisfait de la réponse et convoquer le ministre.
Je pense que les membres du comité sont parfaitement en droit et ont le devoir de continuer; cependant, il y a une limite à l’information qu’on peut obtenir de hauts fonctionnaires. Nous vous recommandons de vous adresser à des politiciens.
Le sénateur Day : J’aimerais faire une observation sur laquelle vous pourrez réagir brièvement. Je prends un peu le temps imparti à mon collègue pour poser des questions, mais la mienne découle de la question qu’a posée le sénateur Mitchell sur la délégation de pouvoirs à des fonctionnaires de niveau inférieur.
Il y a environ deux ans, nous avons examiné un projet de loi intitulé Loi sur la modernisation de la fonction publique, dont nous avons débattu en long et en large. L’un des principaux arguments du gouvernement était que les ministres ne peuvent pas savoir tout ce qui se passe dans leur ministère respectif. Il est très important de déléguer des pouvoirs à des fonctionnaires pour qu’ils puissent faire diverses choses. On le fait déjà. Il y a déjà délégation de pouvoirs au sous-ministre, puis au sous-ministre adjoint.
Je ne suis pas convaincu que la responsabilité de rendre compte a été déléguée de la même façon. Avez-vous observé cette délégation de pouvoirs? Comment se répercute-t-elle sur les responsabilités dont nous parlons ici, du point de vue de la reddition de comptes?
M. Mitchell : Monsieur le sénateur, je suis un peu le phénomène. Nous n’en sommes qu’au tout début de la mise en œuvre de la Loi sur la modernisation de la fonction publique, comme vous le savez sans doute.
Le sénateur Ringuette : Seulement 10 p. 100 de la loi est mis en application jusqu’à maintenant.
M. Mitchell : Exactement. Au cours des prochaines années, les ministères commenceront à la mettre en œuvre et donneront des pouvoirs à des gestionnaires qui relèvent du sous-ministre et du SMA. Je pense que les parlementaires devraient suivre cette progression de très près pour voir si les sous-ministres ont les mécanismes de reddition de comptes nécessaires pour surveiller ce qui se fait sous leur autorité. Si les parlementaires ne sont pas satisfaits du travail effectué, ils devraient les appeler, leur demander ce qu’ils font et quels systèmes sont en place. Vous pouvez faire tout cela. Vous n’avez qu’à les aviser de votre intérêt. Le Comité des finances nationales a suivi ce projet de loi. Vous voulez vous assurer que les obligations de responsabilité adéquates sont mises en place dans le système. Je vous encourage à le faire. C’est une très bonne chose à faire. Il faudra encore un an ou deux avant que vous n’ayez à vous prononcer sur ce qui se passe. La mise en œuvre n’est pas encore terminée.
Le président : Monsieur Mitchell, vous avez dit qu’il était important que nous veillions à ce que les ressources en personnel soient suffisantes. Notre bon personnel de la Bibliothèque du Parlement, que vous avez félicité, a préparé une question pour vous deux.
La question est la suivante : Monsieur Kroeger et monsieur Mitchell hésitent tous les deux à endosser le modèle britannique. Pouvez-vous donner au comité votre point de vue sur le modèle d’agent comptable et expliquer en détail les principales faiblesses du modèle britannique?
Ensuite, à votre connaissance, ce modèle aurait-il allégé l’obligation de rendre des comptes des ministres ou leur aurait-il nui dans l’exercice de leurs responsabilités?
M. Kroeger : Au dix-huitième siècle, monsieur Samuel Johnson a reçu un manuscrit d’un jeune auteur sérieux. Il l’a lu et lui a renvoyé avec ces mots : « Votre manuscrit comprend des idées qui sont à la fois originales et bonnes. Malheureusement, les bonnes idées ne sont pas originales et les idées originales ne sont pas bonnes. »
Lorsque je regarde le système britannique de l’agent comptable, il y a quelques éléments qui ne sont pas nouveaux, et les éléments qui ne sont pas nouveaux ne sont pas bons. Les éléments qui ne sont pas nouveaux traitent de la question de savoir si les fonctionnaires rendent des comptes devant les comités parlementaires. Les professeurs qui écrivent sur le sujet semblent croire que les sous-ministres ne comparaissent jamais devant les comités parlementaires. Ils le font pourtant tout le temps.
La partie du système d’agent comptable qui dicte que les fonctionnaires rendent des comptes devant les comités n’est pas nouvelle. C’est une bonne idée, mais elle n’est pas nouvelle. Cela se fait depuis des dizaines d’années et cela va continuer.
Pour ce qui est de la deuxième partie, qui est nouvelle mais qui n’est pas bonne, si le sous-ministre n’est pas d’accord avec son ministre, il devrait insister pour que le ministre lui donne des instructions par écrit, après quoi il pourrait s’adresser à la vérificatrice générale, ce qui signifie que tout serait public.
Dans le cas d’une conduite vraiment déplacée, voire illégale, après avoir présenté son argument au ministre et reçu des instructions du ministre, dans le système canadien, il faut s’adresser au secrétaire du cabinet pour que le premier ministre tranche. Je ne peux pas concevoir qu’un sous-ministre permette que le premier ministre se fasse jouer par une volonté d’un ministre qui causerait un immense embarras.
Dans le système canadien, tout comme dans le système britannique, on avertit toujours le premier ministre. Si l’on veut obtenir des instructions écrites d’un ministre, c’est très bien. Il me semble qu’il serait bien mieux de régler tout cela à l’intérieur du gouvernement, pour que le premier ministre puisse s’occuper d’un ministre rebelle et régler le problème sans que l’affaire fasse la une du Globe and Mail.
Le Comité des comptes publics de la Chambre a recommandé dans un rapport, si je comprends bien, que chaque fois qu’un ministre veut faire une chose qui n’est pas au moindre coût et de la plus haute efficacité, elle soit rendue publique. Les ministres prennent tous les jours des décisions politiques, parfois pour de très bonnes raisons politiques. La solution du moindre coût n’est pas toujours la solution dans l’intérêt du public. Il est tout à fait légitime que les ministres agissent ainsi et qu’un sous-ministre puisse dire : « Je ne suis pas d’accord pour faire cela. Donnez-moi des instructions écrites pour que je puisse les donner à la vérificatrice générale. » C’est totalement contraire à la façon dont un ministre et les hauts fonctionnaires devraient travailler.
Ma dernière observation est qu’aucune autre démocratie au monde n’utilise le système d’agent comptable britannique et que les Britanniques ne l’utilisent pas beaucoup non plus. Il existe depuis 1873. Il n’arrive presque jamais qu’un secrétaire permanent reçoive des instructions écrites et qu’elles soient rendues publiques. J’ai vu une étude selon laquelle cela se serait produit 37 fois depuis la Seconde Guerre mondiale.
Le président : Nous avons l’intention de leur poser des questions à ce sujet lorsque nous leur rendrons visite.
M. Kroeger : Cette idée fascine les gens, mais même les Britanniques eux-mêmes n’utilisent pas cette partie de leur système. C’est la partie dont je disais qu’elle est nouvelle mais qu’elle n’est pas bonne.
Le président : Qu’en est-il en République d’Irlande? Pouvez-vous nous parler du système d’agent comptable en Irlande?
M. Kroeger : Je ne connais pas du tout le système en Irlande. Je suis désolé.
M. Mitchell : Je ne connais pas bien l’Irlande. Je connais un peu le système britannique. Je l’ai étudié, j’ai écrit à son sujet et je suis en désaccord avec le professeur Franks. Je pense que M. Kroeger a bien expliqué pourquoi.
Le président : Voulez-vous ajouter quoi que ce soit aux deux questions de la Bibliothèque du Parlement que j’ai lues?
M. Kroeger : Quelle la deuxième question, monsieur le président?
Le président : À votre avis, ce modèle aurait-il allégé l’obligation de rendre des comptes des ministres ou leur aurait-il nui dans l’exercice de leurs responsabilités?
M. Kroeger : Je ne pense pas que ce soit le problème du système d’agent comptable. Le problème de ce système est plutôt le tort qu’il cause à la relation entre le ministre et le sous-ministre, et en raison des difficultés qu’il pose pour cette relation, personne ne l’utilise, pas même les Britanniques.
M. Mitchell : En réponse à votre deuxième question, monsieur le président, c’est là où entre en ligne de compte l’argument de M. Kroeger, que ce n’est pas si différent que ce qu’il semble.
Le président : En fait, les sous-ministres comparaissent déjà devant les comités parlementaires.
M. Mitchell : Exactement. Dans le modèle britannique, le rôle de l’agent comptable et la relation qu’il entretient avec le ministre ne s’appliquent pas de la façon dont les gens qui critiquent notre régime actuel aimeraient utiliser l’agent comptable ici pour trouver un coupable. Les Britanniques ne l’utilisent pas du tout à cette fin. Leur système n’est pas très différent du nôtre et par conséquent, je doute qu’il n’altère le pouvoir des ministres là-bas, parce qu’il n’est pas très différent du nôtre.
Le sénateur Downe : Nous avons entendu un vif plaidoyer en faveur du statu quo, et je tiens à remercier les témoins qui ont cédé leur temps. Ils ont soulevé beaucoup d’éléments dont nous pourrons reparler avec les autres témoins qui appuieront ce système de reddition de comptes.
Vous êtes tous les deux de la vieille garde d’Ottawa. Connaissez-vous et pouvez-vous nous exposer le contexte de la Commission royale Lambert, qui avait recommandé que nous adoptions ce système.
M. Kroeger : J’ai peut-être mal compris Lambert. Le comité de la Chambre a dit que j’avais mal compris Lambert selon la version que j’ai donnée lorsque j’ai comparu devant lui.
Je pensais que Lambert avait dit que les sous-ministres devraient rendre des comptes non pas devant les comités parlementaires mais aux comités parlementaires. Il y a une différence énorme. Dans le premier cas, on explique ce qui s’est passé; dans le deuxième, le comité peut donner des consignes.
Je ne juge pas mes connaissances sur le rapport Lambert assez solides.
Je tiens à dire autre chose, soit que le fait d’être accusé de défendre le statu quo nous range automatiquement du mauvais côté. Lorsque les gens posent des questions sur ce qui se cloche dans le système de reddition de comptes actuel, je leur réponds habituellement : « Que changeriez-vous? Les ministres ne devraient-ils pas rendre des comptes au Parlement? » « Voulez-vous que les comités parlementaires puissent donner des consignes aux sous-ministres, de sorte que le ministre ne soit plus le patron? » On a beau examiner le statu quo, une fois qu’on a étudié les divers changements possibles, on se rend compte bien souvent qu’il n’y a pas beaucoup de solutions de rechange à ce qu’on fait depuis des dizaines d’années.
Je le dis avec une bonne dose de sympathie, parce qu’il y a beaucoup de choses dans le fonctionnement du gouvernement qui sont insatisfaisantes et qui frustrent le public. De plus, la reddition de comptes et la responsabilité sont des sujets compliqués. Encore une fois, je sympathise avec les parlementaires et les membres du public qui pensent que nous devons être en mesure de faire mieux. Il est intéressant de constater que lorsqu’on étudie tous les détails de ce modèle, il est plutôt difficile de trouver des différences marquées entre ce modèle et ce que nous faisons en ce moment.
M. Mitchell : Sénateur Downe, j’espère ne pas avoir laissé une mauvaise impression. Je ne défends certainement pas un statu quo où les ministres rejettent la responsabilité des choses dont ils sont responsables. Je n’endosse pas un statu quo où les hauts fonctionnaires mettent des bâtons dans les roues des comités. Je n’endosse pas un statu quo où les comités semblent accepter que parce que personne ne reconnaît le problème, personne n’en est responsable ni n’a de comptes à rendre. Je n’en crois rien. Si c’est ce dont nous sommes témoins aujourd’hui, je suis plutôt critique de ce système, comme n’importe qui au Canada.
Je réclame une réaffirmation, un renforcement et une compréhension claire du principe fondamental de la responsabilité ministérielle sous-jacente à notre système de gouvernement. C’est ce que je souhaite.
Le sénateur Downe : J’utilisais les mots « statu quo » dans le contexte du système de Westminster dont nous avons hérité. Il me semble un peu problématique que nous en ayons hérité il y a 138 ans, lorsque nous avons créé le Canada, mais que les gens dont nous en avons hérité l’aient changé et adapté depuis. La Commission Lambert recommandait il y a 24 ans que nous en fassions autant, et c’est dans ce contexte que je parlais du statu quo.
M. Mitchell : Au sujet de Lambert, s’il s’avère que ce que Lambert voulait dire ou que la façon dont il est compris aujourd’hui, c’est que les sous-ministres devraient avoir l’obligation redditionnelle de certaines choses pour lesquelles les ministres ne sont plus responsables, alors je pense que Lambert a fait une grave erreur. Je peux vous garantir que vous allez trouver la situation très frustrante, parce qu’il y aura des ministres qui vont vous dire que ce n’est pas leur responsabilité.
Le président : Ils le disent déjà.
M. Mitchell : Les parlementaires se demanderont qui ils pourront tenir responsable.
Le président : C’est exactement le dilemme du juge Gomery.
M. Mitchell : Ce n’est pas une bonne idée, mais c’est vous qui êtes des parlementaires, pas moi.
M. Kroeger : De plus, nous ne sommes pas les bonnes personnes pour proposer des modifications particulières au système. C’est aux parlementaires, soit à vous-même et aux députés de le faire. Si vous n’aimez pas la façon dont le système de responsabilité ministérielle fonctionne en ce moment, créez-en un nouveau.
Je m’inquiète des universitaires et des autres qui rêvent d’un nouveau système qui renverserait les pouvoirs que vous avez en tant que parlementaires.
Le sénateur Mitchell : L’une des distinctions importantes entre le système actuel et la structure proposée par Lambert, c’est que lorsqu’un ministre dirait « ce n’est pas de ma responsabilité » ce ne serait effectivement pas de sa responsabilité. Dans notre structure, ils peuvent bien dire que ce n’est pas de leur responsabilité, mais ce l’est, en fait, n’est-ce pas?
M. Kroeger : Exactement.
Le sénateur Mitchell : C’est une distinction fondamentale. Les ministres peuvent dire tout ce qu’ils veulent quand ils le veulent, à tort ou à raison. Le comité et ultimement le Parlement sont justement là pour les en tenir responsables.
Nous sommes passés, ce soir, de la perspective que le système parlementaire ne tenait pas la route à celle qu’il ne fonctionne pas.
Le système parlementaire, si je ne me trompe pas, est la forme de gouvernement la plus efficace sur terre. Elle dure depuis des centaines d’années. Il n’y a aucun autre système de gouvernement qui n’a duré si longtemps. Ce n’est pas parce qu’il est fixe, mais parce qu’il évolue et que nous pouvons voir qu’il a évolué énormément depuis que nous en avons hérité de la Grande-Bretagne. N’est-ce pas?
Le président : C’est ce que Churchill disait.
Le sénateur Mitchell : Alors il avait raison, et je suis d’accord avec lui. Était-il libéral lorsqu’il l’a dit? Il avait des moments de lucidité.
Je tiens à clarifier une chose. D’une part, vous dites aimer le modèle de responsabilité ministérielle de Westminster. Je l’aime aussi. D’autre part, c’est le modèle de Westminster qui a engendré celui de l’agent comptable. Vous dites toutefois que l’aspect de la responsabilité ministérielle est bon, mais pas celui de l’agent comptable.
M. Mitchell : Ce n’est pas ce que je dirais, sénateur Mitchell. Leur concept d’agent comptable évolue et fonctionne pour eux, mais comme M. Kroeger le disait, il ne diffère pas beaucoup de ce que nous avons.
Nous dirions à ceux qui critiquent le système actuel du Canada et qui favorisent l’adoption d’une version plutôt sévère et très peu réalisable de ce modèle d’agent comptable que cela n’a aucun sens. Nous ne disons pas que le système britannique ne fonctionne pas. En fait, je l’admire beaucoup. Cependant, si on l’examine attentivement, on se rend compte qu’il est similaire au nôtre. Quelle est la différence?
Le sénateur Mitchell : Il y a plusieurs conséquences potentielles à l’allocation de plus en plus de pouvoirs aux fonctionnaires. D’abord, elle « américanise » le système. Ensuite, on a mentionné le problème de la discipline de parti et des partis politiques. Je pense que les partis politiques sont un aspect essentiel de la démocratie parlementaire et l’une des raisons pour lesquelles elle fonctionne si bien. En même temps, si nous nous en éloignions, nous américaniserions encore davantage notre système.
Il nous suffit d’étudier le système de responsabilité américain pour constater l’évidence. Nous pouvons comparer Lord Carrington, qui a démissionné en raison d’une guerre, aux États-Unis, qui sont allés en guerre en Irak pour de mauvaises raisons; personne n’a été tenu responsable de cette décision, n’est-ce pas?
M. Kroeger : Leur système de responsabilité est différent. Le Congrès ne peut pas décider par vote de démettre une administration. Il peut la critiquer et la faire comparaître devant des comités, mais il ne peut pas lever le petit doigt sur elle.
M. Mitchell : C’est en période électorale qu’ils doivent rendre des comptes.
Le sénateur Mitchell : Comme ici.
Le sénateur Day : Ce n’est pas une question de confiance là-bas.
Le président : Cela vient conclure cette séance de comité. Nous avons eu un excellent échange. Au nom de tout le comité, j’aimerais vous dire que ce fut un honneur de vous recevoir tous les deux et d’entendre vos exposés. Vous avez beaucoup d’expérience et de connaissances. Vous avez répondu à nos questions directement, et cela va nous aider dans nos délibérations.
La séance est levée.