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Délibérations du comité sénatorial permanent des
affaires étrangères

Fascicule 6 - Témoignages du 14 février 2005


OTTAWA, le lundi 14 février 2005

Le Comité sénatorial permanent des affaires étrangères se réunit aujourd'hui à 15 heures pour étudier les défis en matière de développement et de sécurité auxquels fait face l'Afrique; la réponse de la communauté internationale en vue de promouvoir le développement et la stabilité politiques de ce continent; et la politique étrangère du Canada envers l'Afrique.

Le sénateur Peter A. Stollery (président) occupe le fauteuil.

[Traduction]

Le président : Honorables sénateurs, la séance est ouverte. Il est 15 heures, et nous avons un ou deux collègues. Il y a une foule de réunions simultanées. Nous avons toujours ce problème car, comme vous le savez tous, nous ne siégeons pas normalement le lundi.

Je souhaite la bienvenue à notre témoin, le lieutenant-général (à la retraite) Roméo Dallaire, que nous connaissons tous bien. Je ne vais pas m'éterniser en introduction. Général Dallaire, vous savez comment nous procédons; faites- nous votre exposé, puis nous passerons aux questions.

Le lieutenant-général (à la retraite) Roméo Dallaire, à titre personnel : Merci beaucoup, monsieur le président, honorables sénateurs et mesdames et messieurs les invités. Je vous remercie de m'avoir invité à venir m'adresser à votre comité alors qu'il se penche sur une région qui, d'après mon expérience personnelle, semble occuper une place de moindre importance dans l'évolution de l'humanité, et a fortiori dans la mondialisation.

Il est souvent frappant de constater que, quand on parle de l'Afrique, on parle d'une priorité de second plan comparativement à l'Europe, l'Asie, l'Amérique du Nord et même l'Amérique du Sud.

L'Afrique souffre encore des effets de l'ère coloniale, et suscite des réactions initiales qui pourraient être qualifiées en définitive de racistes.

Je vais vous donner un petit exemple. Récemment, lors d'un colloque à Boston, on m'a invité à présenter ma vision d'une force de l'ONU ou de l'Union africaine qui pourrait être appelée à intervenir dans la région du Darfour au Soudan. J'ai présenté ma vision en disant qu'il faudrait environ 44 000 soldats pour faire le travail correctement. Cette affirmation a suscité une énorme surprise dans la foule. Un des participants en particulier n'a pas pu se retenir de me demander : 44 000 soldats pour l'Afrique? Oui, 44 000 pour l'Afrique; nous en avons envoyé 63 000 dans l'ex- Yougoslavie, qui est 20 fois plus petite que le Darfour, sans parler de l'ampleur de la tuerie, du massacre, des souffrances et des viols qui touchent une population de deux millions et demi à trois millions de personnes.

Il serait donc pertinent que votre comité garde à l'esprit ce contexte lorsqu'il parle d'aller intervenir et de faire quelque chose pour un autre pays ou une autre région. Quand on parle de l'Afrique, on ne suscite pas immédiatement une réponse du genre : Oui, c'est une priorité, c'est un investissement et c'est dans notre propre intérêt. Au contraire, la réaction, c'est que les problèmes de l'Afrique se situent toujours au niveau tribal. Les gens croient que les problèmes du Soudan sont de nature tribale et se demandent pourquoi nous continuons à verser des fonds dans ce trou noir sans résultat.

Je suis venu vous dire ici que nous ne faisons qu'effleurer la surface de la tâche qui consiste à aider 700 millions d'Africains à évoluer pour pouvoir, comme les autres habitants de la planète dans diverses régions du monde, vivre dans un certain climat de sérénité, d'espoir et de dignité. Il reste énormément à accomplir pour les aider à sortir de la boue, du sang, de la souffrance et des conditions inhumaines dans lesquelles ils vivent fréquemment, et pour permettre aux générations futures de s'épanouir grâce à l'éducation, pas nécessairement afin de fonder des institutions ou construire des édifices comme ce que nous avons ici, mais au moins afin d'atteindre un degré d'humanité reconnu comme tel et d'acquérir les éléments de base des droits de la personne.

Dans ce contexte, quels sont nos intérêts au Canada? Que faisons-nous en matière de développement, de défis pour la sécurité de l'Afrique et de politiques futures?

Tout d'abord, je précise que vous avez les notes sur lesquelles je m'appuie, et que je vais simplement les développer en insistant sur certains points particuliers. Je n'ai pas d'exposé en PowerPoint et je ferai de mon mieux pour vous évoquer le même genre d'images.

Pour ce qui est des défis de l'Afrique sur le plan du développement et de la sécurité, il convient de noter qu'une personne sur cinq et la moitié des États de l'Afrique sont touchés par des conflits armés, sont en train de sortir d'une crise ou sont en train de sombrer dans une crise. Or, la paix et la sécurité sont les conditions préalables de tout progrès et d'un développement durable pour l'Afrique, des conditions indispensables pour permettre à ces pays de sortir de leur contexte de conflit pour entrer dans un contexte de sérénité. Ces interventions peuvent prendre des formes diverses si l'on tient compte, par exemple, du fait qu'il y a plus de 6 millions de réfugiés en Afrique, et à peu près le même nombre de personnes déplacées à l'intérieur d'un nombre important de pays de cette région. Par conséquent, la résolution des conflits est la priorité absolue pour la stabilisation du continent.

Après la guerre froide, nous sommes entrés dans une nouvelle période de conflits et d'insécurité. George Bush père a dit que nous entrions dans une ère d'ordre, alors qu'au contraire nous entrions dans une ère de désordre.

De nombreux pays africains ont implosé à la fin de la guerre froide et des despotes et des autocrates ont mené leur pays d'une main de fer pour empêcher les frictions de dégénérer et pour éviter que les grandes puissances de l'Est ou de l'Ouest ne soient obligées d'intervenir pour régler les problèmes et éviter une troisième guerre mondiale à propos de la Tanzanie ou d'un pays de ce genre.

Vers la fin des années 50 et au début des années 60, ces pays se sont débarrassés des puissances coloniales, et durant la guerre froide les grandes puissances à l'Est et à l'Ouest ont maintenu un certain contrôle en appuyant et en finançant de nombreux despotes.

En 1989, la guerre froide a pris fin et nous avons dit à ces pays que nous n'avions plus besoin d'eux et qu'ils n'avaient plus qu'à se débrouiller tout seuls. Dans un grand nombre de pays, cela a provoqué des conflits internes et des problèmes en matière de sécurité et de conditions humanitaires. Je vais vous donner deux exemples.

La Somalie a été une véritable catastrophe humanitaire; c'est un pays qui ne pouvait pas gérer les maigres ressources dont il disposait. Le pays a souffert de la sécheresse et des centaines de milliers d'hommes, de femmes et d'enfants ont manqué d'aliments, d'eau et de médicaments. La communauté internationale est intervenue, y compris l'ONU, et au fur et à mesure que les ressources sont arrivées, les chefs de guerre locaux ont commencé leurs manœuvres, et tout d'un coup nous nous sommes retrouvés avec un problème de sécurité tragique. C'est donc un problème humanitaire qui a dégénéré dans ce cas en problème de sécurité, et à la fin les Américains se sont retirés après que 18 rangers aient été tués lors de l'affaire de Mogadiscio.

Les Américains ont abandonné les autres pays qui étaient là, et surtout ils ont abandonné les centaines de milliers de Somaliens qu'ils étaient venus aider à obtenir de quoi se nourrir et de quoi se soigner.

La Somalie a donc été une crise humanitaire qui s'est transformée en une crise sur le plan de la sécurité qui a eu des répercussions énormes sur toute l'aide qui avait été apportée à ce pays.

L'autre type de scénario, c'est le cas où un problème de sécurité dégénère en catastrophe humanitaire. Le problème de sécurité peut venir de conflits pour le partage du pouvoir, d'accords de paix ou de frictions entre ethnies ou groupes religieux, qui déclenchent un mouvement de rébellion ou de révolution. On a alors un conflit entre les forces gouvernementales et toutes sortes d'autres forces régionales qui dégénère en catastrophe humanitaire.

Le Rwanda est un exemple de ce genre de scénario. Un accord de paix a été conclu dans ce pays, mais des gens voulaient le faire échouer parce qu'ils ne voulaient pas partager le pouvoir. Ils ont suscité une guerre civile tout en provoquant une catastrophe humanitaire qui a débouché sur un génocide. Cette situation a déstabilisé toute la région du centre de l'Afrique, et le résultat de cette guerre civile au Rwanda, c'est la situation qui persiste maintenant au Burundi, les Ougandais et les Rwandais ainsi que d'autres qui se retrouvent dans l'est du Congo, et naturellement les préoccupations des Tanzaniens.

Tous ces problèmes ont déstabilisé la région, suscité des frictions qui se poursuivent constamment et provoqué l'intervention non seulement de pays africains mais aussi de forces extérieures comme la France dans le nord-est du Congo et en Côte d'Ivoire et la Grande-Bretagne au Sierra Leone.

Face à plusieurs de ces cas d'implosion, on a soit fermé les yeux, soit réagi de manière fort peu efficace. On voit les anciennes puissances coloniales intervenir en dehors du cadre des Nations Unies, mues par la culpabilité ou le sens de la responsabilité. Il est intéressant de voir les Britanniques intervenir au Sierra Leone ou les Français intervenir en Côte d'Ivoire ou au Rwanda avec des règles d'engagement et des moyens qui dépassent de loin ceux des forces de l'ONU sur le terrain. Au lieu de renforcer les forces de l'ONU, ces grands pays font bande à part et interviennent eux-mêmes dans le pays concerné pour stabiliser la situation. Ils y interviennent avec une telle force, de tels moyens et de telles règles d'engagement qu'ils bousculent ou qu'ils humilient les forces de l'ONU.

Il y a encore toute une gamme d'intervenants différents qui interviennent en Afrique suivant des paramètres différents. Il y a notamment encore cette espèce de responsabilité néocoloniale qui se traduit par un intérêt ou une sensibilité à l'égard de ce qui se passe dans cette région.

Exception faite de notre échec lamentable auprès de nos Premières nations, le Canada n'a pas de passé colonial ni d'ambitions coloniales. Nous avons une Charte des droits et nos valeurs et nos principes moraux insistent fortement sur les droits de la personne. Nous souhaitons instamment que les 80 p. 100 de l'humanité qui vivent encore dans le sang et dans la boue soient considérés comme des humains au même titre que nous et puissent avoir l'occasion de progresser comme nous l'avons fait. En fait, bien souvent, nous hésitons à dire que l'humanité a progressé alors que c'est seulement 20 p. 100 de l'humanité qui a progressé pendant que les 80 p. 100 restants demeuraient dans cette situation pathétique. Le sens de la responsabilité semble être inscrit dans les gènes des Canadiens, et notre réaction dans plusieurs de ces zones de conflit est le reflet de ce sens de la responsabilité.

Depuis trois ans et demi, j'ai eu souvent l'occasion de parler, par le biais de l'ACDI, à des jeunes Canadiens de niveau secondaire et préuniversitaire de la question des enfants affectés par la guerre. Quand je leur parle, je leur explique qu'il leur suffit d'un voyage de 12 heures en avion pour se rendre dans des pays où des jeunes comme eux se font tuer, violer et violenter. Je leur explique, pendant qu'ils profitent confortablement dans leur classe de tout un environnement pédagogique qui leur permet de progresser, les enfants affectés par la guerre deviennent des enfants- soldats, les petites filles sont transformées en esclaves sexuelles, les enfants sont utilisés comme kamikazes et comme chair à canon quand on les envoie marcher dans des champs de mine, et les jeunes filles enceintes servent de boucliers humains à des garçons qui tirent sur des personnes innocentes. Ces jeunes gens n'ont plus un rôle marginal, ils font partie intégrante des plans de campagne d'une autorité qui veut en supplanter une autre en semant l'horreur.

Quand j'essaie de susciter une lueur d'activisme chez les jeunes Canadiens, je me rends compte qu'ils ne sont pas passifs. Il serait peut-être bon de reprendre l'activisme des années 60, à une époque où nous ne faisions pas confiance aux gens de plus de 30 ans. Je trouve que les jeunes veulent que le Canada continue de progresser, de progresser sur le plan technologique et intellectuel, sur le plan social, etc. Il est clair qu'ils veulent contribuer à faire progresser notre société.

Je trouve chez ces jeunes le sentiment que le Canada n'est plus un petit enfant dans la communauté mondiale, mais un adolescent qui a son mot à dire. Les jeunes ont une certaine maturité, un sens de la sécurité, une sérénité. Les jeunes Canadiens sont pleins de dynamisme et d'élan. Et partout au Canada, ils m'ont dit que la mission du Canada allait au- delà de notre simple autopréservation. Pour eux, cette mission concerne l'humanité toute entière.

Je les ai entendu dire que même si certains de nos aînés sont un peu rouillés, nous sommes une nation adulte qui a quelque chose à dire. Nous sommes des adultes épanouis et pleins d'énergie et il est temps que nous agissions de cette façon au lieu de nous considérer comme des joueurs de deuxième catégorie et de considérer que certaines autres nations sont plus futées que nous.

Ils pensent qu'il y a une vision, une mission pour notre pays, que nous avons des responsabilités non seulement sur le plan intérieur, mais aussi à l'échelle mondiale. Ils se rendent compte que nous sommes à plus de 90 p. 100 dans l'échelle du niveau de vie alors que la grande majorité de l'humanité est en dessous de 10 p. 100.

Nos jeunes ont le sentiment d'être des membres à part entière de l'humanité et ils estiment que grâce à notre éthique du travail, notre maîtrise de la technologie, nos aspirations non stratégiques et notre souhait de faire progresser les droits de la personne font de nous un pays idéal pour être le fer de lance des progrès des droits de la personne et de l'humanité.

L'Afrique est une des principales zones qui souffrent de l'absence de ces principes. Nous y intervenons parfois lorsqu'il y a une crise, nous intervenons de façon parcimonieuse avec les grandes idées de NEPAD et le fonds AFRICA, mais notre participation est minime comparativement aux besoins. Nos jeunes pensent que nous pourrions jouer un rôle de premier plan en tant que puissance moyenne, comme d'autres puissances moyennes.

Le Canada est un pays qui veut faire progresser les droits de la personne et diminuer la souffrance de l'humanité. C'est la vision de notre nation. C'est pour cela que nous existons; et pas simplement pour nos besoins égoïstes. En fait, nos valeurs nous rendent d'une certaine façon plus altruistes et plus ouverts que bien d'autres nations. Je vais vous donner un exemple : Nous avons eu un peloton qui est arrivé dans un village dont les habitants avaient été massacrés, et ces soldats ont trouvé quelques femmes et quelques enfants étendus dans un fossé, encore vivants après que le reste des villageois aient été massacrés à la machette. Le seul espoir de ces soldats, c'était d'apporter un peu de soulagement aux quelques survivants qui étaient condamnés à une mort inexorable. Le taux d'infection au VIH-sida était d'environ 30 p. 100. Comme vous le savez, les soldats ne portent pas de gants en caoutchouc. Ces femmes et ces enfants agonisaient. Le mieux que ces soldats pouvaient faire, c'était de leur apporter une présence dans leurs derniers moments.

Le commandant du peloton a demandé s'il devait ordonner à ses hommes d'entrer dans le village et risquer de contracter le VIH-sida en aidant les mourants, ou s'il devait laisser mourir ces gens-là parce que le risque était trop élevé pour ses hommes.

J'avais 26 nations sous mon commandement. Et quand j'en ai parlé au commandant, 23 sur 26 m'ont dit que leur commandant de peloton serait parti dans une telle situation et aurait laissé les gens mourir à cause du risque de contamination au VIH-sida. Seulement trois commandants, un Hollandais, un Ghanéen et un Canadien ont dit qu'ils seraient intervenus.

Il y a eu un petit problème avec les Canadiens; avant même que le commandant du peloton leur donne l'ordre, les soldats étaient déjà descendus de leur propre initiative dans le fossé. Alors, posons-nous la question : pourquoi agissons ainsi? Pourquoi sommes-nous comme cela?

Les jeunes Canadiens ont le sentiment qu'il n'y a pas qu'une seule raison à notre existence. Ils estiment qu'au-delà de la simple volonté de faire fonctionner le système, nous sommes aussi motivés par un souci de l'humanité tout entière. Nous ne sommes pas seulement les 20 p. 100 qui aident les autres 80 p. 100; la dimension humaine n'est pas quelque chose d'accessoire, c'est quelque chose de central.

Le développement international n'est pas une notion accessoire pour un pays comme le nôtre. Il est et doit être central, et se situer sur le même plan que la santé, la défense, l'assurance-emploi et le développement international.

J'ai entendu trop souvent des habitants des pays développés dire que les Africains noirs ne comptaient pas. Cette vision raciste semble être un axiome de base dans de nombreux pays développés. Personnellement, j'estime qu'il n'y pas de priorité, que toutes les situations sont sur le même plan. À ce titre, nous devons intervenir auprès de l'humanité tout entière et non pas de certains de ses segments seulement. Bien que le continent africain soit une priorité, nous ne nous en préoccupons pas à l'exclusion des autres, nous y intervenons simplement de façon ciblée.

Le Canada est une puissance moyenne. Dans les travaux que je fais à Harvard, il y a une définition de la notion de puissance moyenne et de résolution de conflits internationaux. J'estime qu'en tant que puissance moyenne, nous n'avons pas fait tout ce que nous aurions pu faire pour aider l'ONU et beaucoup d'autres pays à être plus productifs et plus efficaces. Les ressources que nous engageons, les capacités intellectuelles que nous utilisons et les choix motivés non pas par l'intérêt égoïste, mais par un souci de l'humanité que nous proposons aux grandes puissances ne sont malgré tout pas à la hauteur de ce que nous pourrions faire avec d'autres puissances moyennes comme l'Allemagne, le Japon et l'Italie, sans parler de ceux qui sont à la hauteur comme l'Australie et le Brésil.

Le Canada n'exerce pas le rôle de leadership que bien des gens souhaiteraient lui voir prendre. J'estime que nous n'avons pas pleinement assumé la responsabilité d'une nation dont la qualité de vie est satisfaisante à 90 p. 100 et que nous n'avons pas su définir le rôle que les générations futures souhaitent nous voir jouer.

Il y a un secteur qui peut aider le gouvernement canadien à intervenir en Afrique, en faisant progresser notre soutien à ce continent, c'est le monde des ONG. Les ONG peuvent aider le Canada à exercer un rôle supérieur et à poursuivre efficacement les efforts sur le terrain. N'hésitez pas à renforcer les ONG ou à les intégrer à votre base politique. Il faut appuyer massivement le monde des ONG et renforcer la participation de nos institutions et des Canadiens au monde des ONG.

En ce qui concerne l'Afrique, je me suis surtout intéressé aux conflits et aux aspects humanitaires plutôt qu'à l'édification des nations. J'ai néanmoins l'impression, en discutant avec les dirigeants nationaux du monde des affaires que le secteur des affaires, de l'industrie et du commerce pourrait jouer un rôle beaucoup plus important dans le développement avec l'appui du gouvernement. Ces gens d'affaires peuvent mobiliser beaucoup plus de ressources et de capacités que les gouvernements pour aider ces sociétés. Il faut donc insister pour développer cette capacité du monde des affaires, de l'industrie et du commerce, qui est différent des ONG, qui est le secteur strictement commercial, pour proposer aux pays africains des ressources, des initiatives et des ouvertures. C'est tout un domaine qui n'a pas encore été pleinement approfondi, voire même examiné.

Parfois, dans le contexte de la mondialisation, nous avons tendance à les considérer comme l'ennemi, alors qu'au contraire ces secteurs peuvent à mon avis être les principaux instruments de progrès de l'humanité grâce à la mondialisation.

Si nous n'intensifions pas notre engagement auprès des nations de l'Afrique, où se concentre l'essentiel des conflits et de la souffrance de l'humanité, si nous ne concentrons pas et si nous ne renforçons pas nos efforts sur ce continent, c'est notre propre sécurité qui sera menacée.

Le terrorisme est devenu un credo mondial; plus personne n'est à l'abri. Le scénario du terrorisme, et du terrorisme international est pire à certains égards que celui de la menace nucléaire dans les années 50. Au moins, à cette époque-là, nous savions qui appuyait sur le bouton.

Aujourd'hui, le terrorisme agit sans point de repère et les terroristes ne respectent aucune règle. Au fait, il arrive même que les responsables de notre sécurité veuillent contourner nos règles, nos libertés civiques, nos droits humains et nos conventions au nom de la lutte contre le terrorisme, et c'est une voie sur laquelle nous ne devrions surtout pas nous aventurer.

Le terrorisme est un fait, c'est l'expression de la rage des pays sous-développés. Nous l'avons vu déferler sur le monde musulman, mais il déferlera aussi bientôt de l'Afrique, car cette rage et cette impatience vont aussi finir par s'exprimer. Il y a de vastes populations d'Africains en Europe et même en Amérique du Nord, et je suis convaincu que si nous n'agissons pas à la source pour apaiser cette rage, elle va finir par s'exprimer sous forme de terrorisme. Ne serait-ce que dans le souci de votre intérêt personnel, vous feriez bien de commencer tout de suite à investir à ce niveau, car les problèmes ne vont faire qu'empirer.

Enfin, j'ajouterais que dans bien des scénarios et des frictions de ce genre qui dégénèrent en conflit, l'un des pires problèmes est celui de la réconciliation. Ce sont de vieilles haines ethniques ou religieuses qui s'enflamment et qui dégénèrent.

Face à ces conflits, quand on essaie de réconcilier les adversaires pour essayer de faire progresser ces nations en établissant les bases de la primauté du droit, de la démocratie et des institutions, il y a deux instruments qui peuvent contribuer à cette réconciliation : le renforcement du pouvoir des femmes et l'éducation des jeunes.

C'est seulement en mobilisant ces énergies qu'on pourra progresser vers la réconciliation et stabiliser la situation de ces populations pour leur apporter la sérénité dont elles ont tant besoin.

Je ne néglige pas les problèmes de la pauvreté et du VIH-sida. J'essaie simplement de vous donner un tableau d'ensemble d'une stratégie à long terme pour ramener cette sérénité dans tous ces pays d'Afrique.

J'ai déjà parlé trop longtemps. Merci beaucoup.

[Français]

Le sénateur Prud'homme : Je vous remercie, mon général. Puisque vous avez touché l'ensemble de notre mission au cours de cette année d'étude, on me permettra de souligner la présence de Son Excellence Mohamed Tangi, ambassadeur extraordinaire et plénipotentiaire du Royaume du Maroc au Canada, qui a tenu à assister à votre présentation, ainsi que des amis du Canada de l'ambassade d'Algérie.

Vous avez parlé de terrorisme, et je m'en voudrais, après avoir assisté deux soirs de suite à Montréal au grand triomphe de la plus grande chanteuse du Liban, de ne pas demander à mon président que nous gardions un instant de silence suite à la mort d'un grand ami du Canada, qui a été sauvagement assassiné; il s'agit de l'ancien premier ministre libanais, M. Rafic Hariri. C'était un grand ami de notre ex-premier ministre, M. Jean Chrétien. J'ai eu l'occasion de le rencontrer à cinq reprises et vous avez touché le sujet. Il convenait que le Comité des affaires étrangères réfléchisse un instant à cette tragique mort, qui va avoir des conséquences énormes pour cette région du monde.

Je voudrais aussi saluer celui qui vous accompagne, votre secrétaire particulier, M. David Hyman. M. Hyman a déjà été, je pense, — il y a 35 ans qu'on se connaît — aide de camp de Son Excellence le gouverneur général Vanier, si ma mémoire est fidèle. Je ne sais pas si cela vous indique l'avenir, mais je le souhaiterais vivement.

Mon général, le président du comité est toujours impatient avec moi et il a raison. Mes questions peuvent être assez longues.

Ce que vous nous avez dit, c'est un peu ce que nous voulions nous, les rêveurs dont vous avez parlé il y a 25 ou 30 ans, c'est qu'est-ce que le Canada peut faire? Ce pays est si merveilleux que le nom Canada évoque partout sur la planète un espoir. Nous avions pensé à cette époque et encore aujourd'hui, et je parle de choses d'il y a 30 ans, de Forces militaires régionales, mais avec l'appui physique et financier des puissances mieux nanties que d'autres, mais qui pourraient hésiter à s'impliquer physiquement, mais qui pourrait s'impliquer facilement sur le plan d'armement et d'entraînement pour que chaque fois qu'il arrive une crise, il y ait dans chaque régions des forces prêtes à intervenir. Elles ne peuvent pas actuellement parce qu'il y a des manques un peu partout. Je vous remercie de votre présentation; c'est presque la conclusion de notre travail et vous avez presque dicté où nous devrions aller.

Le lgén. Dallaire : Monsieur le président, pour ce qui est du concept de régionalisme, on voit déjà aujourd'hui une tentative d'expression par l'Union africaine suite au problème du Darfour et du Soudan. Boutros-Ghali, en 1992, a publié un document de fond, qui était une des premières réformes pour renforcer la capacité des régions à opérer avec une certaine indépendance, mais ayant le support du parapluie onusien.

En septembre 1995, j'ai assisté à l'Assemblée générale, où le ministre des Affaires étrangères du moment, M. Ouellet, avait présenté un document de fond qui s'appelait La capacité de réaction rapide, publié en 1995, dans lequel on argumentait qu'il faut bâtir dans les régions des entités qui non seulement développaient une capacité militaire de répondre à des conflits ou à prévenir des conflits, mais aussi où on ferait avec les diplomates et les humanitaires des ensembles qui pourraient aider des pays à se reconstruire. Ces entités ne seraient pas seulement militaires, mais aussi diplomatiques et humanitaires et aideraient à trouver des solutions d'ensemble. Et non pas seulement des solutions sur un plan militaire et sur le plan diplomatique, ainsi de suite.

À ce moment-là on avait deux endroits en Afrique : un endroit pas loin de Nairobi, au Kenya et un autre en Afrique de l'Ouest, le Ghana. On suggérait une entité où des bataillons iraient pour des périodes de trois à quatre semaines et où des instructeurs enseigneraient les droits humains, les responsabilités des civils, et leur donnerait les outils nécessaires pour faire de la résolution de conflit et non pas seulement se battre. Par ce fait, familiariser les militaires avec les théâtres potentiels opérationnels dans leur région, c'est à dire où ils pourraient avoir des problèmes.

Les chefs de ces groupes formeraient des représentants spéciaux qui pourraient être utilisés pour des missions, que ce soit de l'Union africaine ou de l'ONU pour pouvoir solutionner les problèmes. Un nombre de pays ont regardé ce plan et il est resté là parce qu'il y a un prix. Mais l'idée est toujours présente.

En ce qui a trait au régionalisme, je crois fondamentalement à la capacité des régions de pouvoir tenter de prendre action chez eux afin de prévenir, arrêter des conflits et aider à la reconstruction. Dans le contexte qu'on voit maintenant, disons du Darfour, où ce qu'on a vu au Rwanda où la capacité régionale n'existait pas. Aujourd'hui on a une crise très semblable et on veut que l'Union africaine prenne action. Tout le monde pousse l'Union africaine à prendre action. Cela fait dix ans que l'on dit aux Africains que c'est un problème en Afrique, il est temps qu'ils le solutionnent, sachant fort bien qu'ils ne sont pas capables de soutenir la capacité sur le terrain et qu'ils n'ont pas l'équipement nécessaire pour fonctionner.

Dix ans plus tard, on a le Darfour. On demande aux Africains de s'organiser. Je considère cela une énorme irresponsabilité à ce moment-ci que de mettre l'Union africaine dans une situation quasi impossible au point de vue du mandat onusien.

[Traduction]

L'Union africaine est vouée à l'échec en tant que capacité régionale parce que le mandat de l'ONU consiste simplement à observer et à faire rapport, et cela ne va pas améliorer la situation au Darfour.

Mais qu'est-ce qui empêche un pays comme le nôtre d'apporter son appui à une capacité régionale en-dehors de l'ONU?

Si les Chinois veulent opposer leur veto à un nouveau mandat, nous devrions les obliger à voter pour pouvoir leur faire dire clairement qu'ils ne veulent pas aider un pays dans lequel se déroule un génocide ou un quasi-génocide.

Je crois que nous n'avons pas de raison de refuser d'apporter la capacité, le cadre, les troupes, les diplomates, etc. de façon beaucoup plus délibérée pour aider l'Union africaine à disposer d'une véritable capacité régionale et à intervenir avec un mandat qui dirait : « La protection de la population du Darfour ». Il ne s'agirait donc pas d'une intervention en tant que telle, mais d'une protection, qui n'est pas prévue par le mandat actuel de l'ONU.

En tant que puissance moyenne, nous avons la responsabilité de voir quelles sont les capacités régionales et les mandats de soutien raisonnables qui peuvent être mis sur pied. Si ces mandats s'inscrivent dans le champ d'action de l'ONU, c'est encore mieux. Sinon, vu la stagnation de l'ONU même avec les nouvelles réformes qui sont en cours, cela ne devrait pas être une raison de ne pas agir nous-mêmes.

Le sénateur Andreychuk : J'arrive du comité d'examen de la Loi antiterroriste et je vais aller au Comité sénatorial permanent des droits de la personne, où nous allons discuter des droits des enfants. Nous devrions reprendre certaines de vos remarques dans le cadre de nos études sur le terrorisme et les droits des enfants. J'espère que vous reviendrez nous parler de cette question. Peut-être pourriez-vous venir aux deux comités la même journée.

Vous nous avez parlé éloquemment, et pas seulement aujourd'hui, de vos préoccupations au sujet de l'Afrique. Si je vous comprends bien, le Canada et d'autres pays se préoccupent maintenant de la pauvreté, alors qu'auparavant, il se souciait d'autres questions.

Je vois que vous considérez que c'est avant tout une question d'égalité. Si nous commençons à traiter l'Afrique comme une région égale et les Africains comme des êtres humains égaux à nous, nous allons peut-être changer complètement de perspective.

Je voudrais que vous me disiez si je vous comprends bien.

Le Canada s'est profondément engagé sur le processus du NEPAD, et c'est une bonne chose parce que c'est une initiative qui vient de l'Afrique. Le processus d'évaluation par les pairs est à mon avis un processus assez flou et plutôt faible. On parle de plus en plus d'évaluation par les pairs de la performance économique, de la performance politique et de la performance militaire, et vous nous avez parlé de la composante militaire.

Est-ce vraiment la bonne carte à jouer? Si nous commençons à les traiter de façon plus égale, l'évaluation par les pairs se justifie, mais j'ai l'impression que ce processus ne donne pas les résultats escomptés, car on voit bien que dans le cas du Zimbabwe, les autres pays africains n'ont pas été très enthousiastes pour condamner le Zimbabwe. Du coup, nous nous sommes tous trouvés paralysés.

Dans le même ordre d'idée, nous avions autrefois un très solide programme avec les ONG au Canada. L'une des composantes fondamentales du Canada dans lequel j'ai grandi, dans les années 1970 et 1980, c'était l'éducation. L'ACDI était chargée d'éduquer les Canadiens au Canada. C'est grâce à cela que j'ai appris l'essentiel de ce que je sais sur l'Afrique. Mais on a supprimé ce mandat. On parle maintenant d'ONG en Afrique ou en Amérique latine plutôt que d'ONG canadiennes.

Est-ce une erreur? Ne devrions-nous pas revenir à ce rôle d'éducation de l'ACDI sur le sol canadien?

Le lgén. Dallaire : Je serais très heureux de comparaître à votre comité, et j'ai d'ailleurs déjà pris la parole à Berlin, au comité du Bundestag sur les droits de la personne et l'aide humanitaire. J'ai pris la parole à Helsinki devant un comité parlementaire international sur les droits de la personne. J'ai fait une allocution au Parlement du Royaume-Uni à propos de l'Afrique et des conflits. Et récemment, j'étais au congrès américain où je me suis adressé au comité qui s'occupe des conflits en Afrique.

Je suis très heureux d'être ici et je serais très heureux de comparaître à d'autres comités.

Depuis quelques années, j'essaie de mobiliser les jeunes, de les pousser à accroître leurs connaissances sur l'Afrique. Cela les intéresse beaucoup. Certains de nos programmes d'enseignement sont consacrés aux intérêts internationaux et à la conscience sociale. Dans ces cours, on parle de la souffrance de ces pays et de notre intervention auprès d'eux.

Globalement, les ONG canadiennes ont besoin d'un regain d'énergie massif. Le monde des ONG reste marginalisé, il occupe une place secondaire dans la société canadienne.

Dans ma vision de l'humanité et de notre rôle de fer de lance, je vois les ONG intervenir auprès de notre jeunesse avec toute leur énergie et leur force intellectuelle. Je vois des jeunes qui vont se salir les bottes sur le terrain au lieu de se contenter de distribuer quelques sous. Il y a le Corps canadien, encore que je ne sache pas trop ce que devient cet organisme. On pourrait renforcer cette dynamique en donnant aux ONG une place plus centrale dans la société pour qu'on les prenne plus au sérieux. Il faudrait les considérer comme des entreprises sérieuses qui sont l'expression du rôle que notre pays veut avoir dans le monde. Elles ne devraient pas être simplement financées par le gouvernement ou par l'ACDI, elles devraient constituer une véritable force d'expression de notre nation au sein de la communauté internationale. Mais cette influence des ONG sur l'opinion publique ne se fait pas encore sentir, et pourtant si c'était le cas, cela nous aiderait énormément à faire avancer notre vision de l'humanité et des droits de la personne.

Je crois que c'est essentiel pour la façon dont nous allons aborder à l'avenir toutes ces régions.

Pour ce qui est de l'évaluation par les pairs, j'ai tendance à être optimiste à long terme. Je crois qu'il nous suffira de 200 ans pour en arriver à éliminer tous les conflits liés à nos différences. Je pense qu'avant que nous réussissions à régler ce problème, nous aurons dépensé des milliards de dollars et des millions d'êtres humains auront souffert et seront morts.

Les notions de respect des individus, de promotion de principes fondamentaux comme la démocratie, les droits de la personne etc., sont en marche.

Dans ces pays, j'ai tendance à être prêt à prendre le risque de cet examen par les pairs en faisant le point des échecs. Nous n'avons pas beaucoup travaillé sur ce plan des rapports a posteriori. On ne peut pas savoir ce que fait chaque participant à part peut-être le G8 quand il siège. Le G8 est un organisme très structuré qui semble parfois étouffant. Il faudrait qu'il y ait un instrument où chaque membre pourrait exiger des comptes sur la progression de la situation.

L'examen par les pairs est fondamental. Je vais vous donner un petit exemple. Au Rwanda, quand je réclamais de toutes mes forces qu'on m'envoie des troupes, quatre pays africains étaient prêts à m'envoyer chacun 800 soldats. Cela aurait suffi pour arrêter le génocide, mais ces pays n'avaient pas l'équipement nécessaire pour transporter ces troupes. J'ai suggéré que d'autres pays s'associent à eux et mettent l'équipement à leur disposition. Le programme a démarré et s'est ensuite effondré. Il s'est effondré parce que des gens tout à fait objectifs, que je considère comme des gens pragmatiques, enfermés dans une vision tactique et myope, ont estimé que s'ils mettaient cet équipement à la disposition de ces pays, ils risquaient de contribuer à créer la prochaine garde présidentielle qui déclencherait un coup d'état qui déstabiliserait le pays en question.

Nous traitons ces pays comme des enfants. C'est comme si on allait leur donner trop de bonbons. Même quand nous assistions à un fiasco catastrophique, quand les pays développés refusaient d'envoyer des troupes, on n'a même pas voulu prendre le risque de mettre du matériel à la disposition de ces pays pour qu'ils puissent aller faire le travail au Rwanda. Nous ne les avons pas aidés à enrayer le génocide. Nous aurions pu le faire et régler les problèmes ensuite.

Nous ne devons pas revenir à ce genre d'attitude. Le mieux que nous puissions espérer, c'est un processus évolutif et une forme de présentation de rapport et de discussion à posteriori.

Pour ce qui est de la façon dont nous intervenons, particulièrement sur le continent africain, effectivement la lutte contre la pauvreté est fondamentale, de même que la lutte contre le VIH et le sida et l'édification économique de tous ces pays, mais franchement je crois que nous ne faisons qu'effleurer la surface.

Nous sommes censés consacrer, 0,7 p. 100 de notre PIB au développement international, et nous n'en sommes qu'à 0,37. Il nous faudrait au moins deux milliards de plus pour arriver à 0,7. On parle ici de 80 p. 100 de l'humanité, et l'objectif est de lui consacrer 0,7 p. 100 de notre PIB. Vous trouvez que c'est proportionnel?

Est-il normal que le monde développé se contente de si peu de choses pour aider 80 p. 100 de l'humanité?

C'est pour cela que je dis que si nous voulons améliorer la situation en Afrique, parce que c'est un continent qui souffre et qui a des plaies ouvertes, il faut traiter les Africains comme des égaux. Ils sont tout aussi humains que nous, ils ne sont pas différents.

Par exemple, le Tribunal international pour la répression des crimes de guerre commis dans l'ex-Yougoslavie, à La Haye, dispose de moyens phénoménaux. Il n'y a aucun problème de protection des témoins. Les gens ne se font pas tuer à côté du tribunal parce qu'ils viennent témoigner.

Mais comment se fait-il qu'à Arusha, en Tanzanie, dans le cas du tribunal sur le Rwanda, les toilettes sont cassées ou on ne peut même pas trouver un crayon? Les témoins se font assassiner près de la ville.

Pourquoi ces deux poids, deux mesures? On a installé le tribunal dans un petit bled du Serengeti où les gens vont faire des safaris. Il n'y a aucune ressource sur place. Et pourtant, nous nous plaignons de ce que le tribunal ne fonctionne pas bien.

Il faut faire cesser ce comportement instinctif des deux poids, deux mesures. C'est la base stratégique fondamentale pour mettre sur pied des solutions opérationnelles aux problèmes de la pauvreté, du VIH-sida et de l'éducation.

Le sénateur Di Nino : Tout d'abord, je crois qu'il faut souligner la passion, la clarté et l'honnêteté de notre invité. Merci pour votre exposé.

Il s'agit là d'un des problèmes délicats auquel le monde est confronté aujourd'hui. Notre façon d'aborder la question me préoccupe aussi, et notamment quand je me suis demandé récemment pourquoi dans la région du Darfour la vie d'un enfant blanc valait plus que celle d'un enfant noir. Je vous remercie de vos commentaires. Vous nous avez fait clairement passer votre message. Je ferai de mon mieux pour le répercuter auprès des Canadiens.

Je voudrais vous interroger sur ce que vous disiez à propos du monde qui attend que quelqu'un d'autre prenne l'initiative. Je pense que l'ONU est actuellement disfonctionnelle face à ces problèmes.

Pensez-vous que l'ONU soit dans une impasse et qu'elle soit vraiment incapable de s'occuper de ses problèmes?

Comment pouvons-nous agir unilatéralement et encore plus bilatéralement avec d'autres pays qui seraient d'accord pour partager avec nous le fardeau?

Éclairez-nous là-dessus.

Le lgén. Dallaire : Même malgré mon expérience sur le terrain, je demeure convaincu que l'ONU est le seul organisme impartial et transparent au monde dont l'objectif ultime est fondamentalement l'amélioration de l'humanité. Il n'existe encore aucune autre capacité régionale qui repose sur cette vision puriste.

Le dysfonctionnement de l'ONU dont vous parlez est surtout dû aux grandes puissances qui veulent en faire un bouc émissaire ou s'en servir dans leur propre intérêt uniquement. Dans le cas de la guerre en Irak, il est clair que l'intervention en dehors du cadre des Nations Unies était motivé par cette notion d'intérêt particulier.

La coalition dirigée par une grande puissance qui envahit un autre pays a beau prétendre qu'elle le fait pour des raisons humanitaires, l'impression qu'on a, c'est quelle le fait au nom d'un objectif stratégique de plus grande envergure, que ce soit le pétrole, des bases militaires, des opérations, etc.

Aucun autre organisme au monde ne présente des conditions d'impartialité égales à celles de l'ONU. La question est de savoir comment faire fonctionner cette organisation. Je vais prendre comme exemple l'intervention américaine en Irak. Il aurait été intéressant que l'ONU dise aux Américains qu'ils pouvaient intervenir en Irak dans le cadre d'une guerre classique avec l'armée irakienne, mais sans entrer dans Bagdad. Il aurait été intéressant que l'ONU demande aux pays moyens, des pays qui ne traînaient pas tout un bagage d'impérialisme, d'entrer dans Bagdad. Ces puissances moyennes ont plus de compétences, plus de sensibilité, plus de souplesse d'action et risquent moins de déclencher des problèmes comme le fait un soldat américain. Les représentants de ces pays doivent aller dans les ruelles discuter avec la populace irakienne. On aurait pu leur demander de jouer ce rôle plus positif. Il aurait été intéressant de voir ce qui se serait passé si l'ONU avait dit aux Américains : vous êtes une superpuissance, n'entrez pas dans Bagdad.

L'ONU peut encore fonctionner, même si elle semble dysfonctionnelle parce que des pays isolés ou de grandes nations interviennent en dehors de son cadre.

Si cette organisation n'est pas fonctionnelle, ce n'est pas à cause du secrétariat de l'ONU et des problèmes internes qu'il connaît, qui sont peut-être un peu plus complexes que les nôtres, mais c'est parce que les pays qui auraient pu lui permettre d'intervenir n'ont jamais levé le petit doigt. Le problème, c'est que l'ONU dépend entièrement des nations qui la constituent pour monter une intervention.

Quand le génocide a commencé, Kofi Annan, qui était délégué à la tête du service du maintien de la paix, avait signé un accord avec 68 pays qui devaient lui fournir des troupes s'il en avait besoin. Il a contacté les responsables de ces 68 pays, et aucun n'a bougé. L'ONU est dysfonctionnelle parce que les pays qui la constituent ne lui donnent pas les moyens, les initiatives et les méthodes nécessaires pour résoudre les problèmes. C'est là que nous pouvons intervenir en tant que puissance moyenne. C'est là que les Allemands et les Japonais interviennent; ces pays qui ne traînent pas le bagage des grandes puissances, qui sont très semblables à la Grande-Bretagne, la France et l'Amérique en 1919. Les Russes et les Chinois continuent à manœuvrer.

Nous pourrions très bien proposer des options qui ne seraient pas marquées. Nous pourrions permettre à l'ONU d'être plus fonctionnelle, mais pour cela nous devrions en faire beaucoup plus qu'actuellement. Nous avons pris des initiatives considérables. Nous avons apporté notre aide à la constitution de la Cour pénale internationale et nous avons publié le document fondamental intitulé La responsabilité de protéger, qui est un outil de référence essentiel dans les réformes qui ont été récemment proposées par le comité constitué par Kofi Annan. Il est certain que nous avons fait des choses admirables, mais que c'est encore très peu de choses comparé à l'ampleur des problèmes et des besoins, et nous sommes encore loin de pouvoir proposer d'autre options aux grandes puissances qui sèment la pagaille à qui mieux mieux. C'est à ce niveau que l'ONU n'est pas à la hauteur. Je crois que ce qui peut sauver l'ONU, ce sont les puissances moyennes si elles lui apportent leurs ressources intellectuelles, fonctionnelles et matérielles. Les puissances moyennes devraient lui fournir plus d'argent et plus de troupes au besoin. Notre niveau d'intervention est loin d'être proportionnel à l'ampleur des problèmes mondiaux qu'il faut résoudre. Les gens disent que nous payons nos cotisations. Ce n'est pas une cotisation que nous demandons à ce pays. Nous lui demandons d'avoir plus de leadership, d'initiative et d'esprit d'innovation et d'être plus prêt à jouer un rôle d'intermédiaire. Ne laissons pas les grandes puissances intervenir et créer un climat d'insécurité; nous pouvons prendre les devants pour résoudre les conflits.

L'ONU n'est pas fonctionnelle et les grandes puissances ne sont pas efficaces parce qu'elles s'enlisent dans un tas de choses alors que les puissances moyennes refusent de s'engager. Les gens disent que notre armée est trop petite. Elle est trop petite parce que nous le voulons bien et parce que nous ne voulons pas qu'elle intervienne sur de grandes questions. Notre premier ministre a fait un discours brillant à l'ONU en septembre. C'était l'un des meilleurs discours prononcés à l'Assemblée générale, mais il y avait un petit problème : nous avons abordé notre corps diplomatique, notre développement international et nos forces armées au cours des années 1990, ces trois composantes sur lesquelles s'appuie une déclaration à l'ONU. Nous n'avions rien pour appuyer nos déclarations. Personnellement, je crois que l'ONU attend désespérément que les puissances moyennes prennent l'initiative.

Pour ce qui est des interventions bilatérales et unilatérales, nous ne sommes pas un pays unilatéralisme sur le plan stratégique, nous avons au contraire toujours tendance à nous allier à un autre groupe : le Commonwealth quand il était puissant, et depuis l'OTAN, le NORAD et l'ONU. Nous ne sommes pas un pays qui pousse les autres automatiquement. Nous n'intervenons pas automatiquement auprès de l'Union africaine pour lui offrir notre aide. Nous essayons d'avoir une action multilatérale. Nous sommes parfois intervenus bilatéralement dans le monde en développement, mais pas nécessairement unilatéralement.

Si nous ne sommes pas capables d'agir de façon unilatérale, c'est peut-être parce que nous n'avons pas la maturité que nous prête notre jeunesse. Je crois que nous pouvons prendre des décisions. Les Australiens ont pris des décisions difficiles. Ils ont pris des décisions importantes à propos du Cambodge et du Sri Lanka et ils ont lancé des opérations en fonction de ces décisions.

En 1996, nous sommes intervenus dans la région du Goma à cause de l'échec catastrophique dans l'évacuation des réfugiés du Rwanda, et à la fin les gens du ministère de la Défense nationale et du ministère des Affaires étrangères ont dit qu'ils ne voulaient plus jamais avoir une campagne de ce genre. Certains d'entre nous pensent que nous devrions jouer un rôle de leader dans certains cas, mais le gouvernement a pris soin d'éviter que nous puissions le faire à l'avenir. Je crois qu'il serait grand temps que nous assumions cette capacité et que nous prenions le risque de mener une autre campagne de ce genre.

Le sénateur Di Nino : Quand vous parlez de cette rage et de ces cris de désespoir que nous n'écoutons pas, vous voulez manifestement dire que nous avons le devoir de prendre l'initiative d'aller régler ce problème.

Vous venez de dire que le Canada ne devrait pas attendre que 1 000, 100 000 ou un million d'êtres humains se fassent massacrer. Nous devrions être prêts à intervenir dans le monde en demandant à d'autres pays de se joindre à nous pour aller protéger des populations qui sont menacées. Les paroles ne valent pas grand chose. Il serait temps de passer des paroles aux actes.

Devrions-nous encourager notre gouvernement à intervenir, sinon unilatéralement, du moins avec ces autres pays, ces puissances moyennes ou même de petits pays qui seraient prêts à nous emboîter le pas, quitte à nous salir un peu les mains?

Le lgén. Dallaire : Nous nous dévalorisons constamment. Nos capacités sont bien supérieures à ce que nous mettons vraiment sur la table, et c'est peut-être parce que nous passons trop de temps à nous gérer au lieu d'être le chef de fil. Quand un pays est occupé à se gérer, il ne prend pas de risque. Il vit dans une bulle où il suffit de remplir les blancs et de faire tourner la mécanique. Le leadership, cela veut dire prendre la mesure du risque, travailler dans l'ambiguïté, cela veut dire avoir du charisme, faire avancer une réflexion et faire bouger les gens.

Si nous affirmions que notre rôle dans le monde, c'est de prendre l'initiative de faire progresser une humanité qui souffre, les réponses au niveau de la défense, des affaires étrangères ou du développement international suivraient clairement. Si nous voulons le faire, nous pouvons établir la dimension de sécurité, la dimension diplomatique, la dimension humanitaire, nous pouvons construire des pays pour leur permettre de fonctionner. Je ne veux pas dire que nous devons le faire unilatéralement, mais que nous pourrions prendre nous-mêmes l'initiative de nous joindre à l'Union africaine. Nous n'avons pas besoin des autres pour le faire, mais cela n'est pas dans nos façons de penser, comme on a vu avec le Darfour. Nous patinons avec les autres et nous nous laissons manoeuvrer par le gouvernement de Khartoum en nous contentant d'actions bien médiocres.

On nous rétorquera : Et pourquoi? Quel intérêt pour nous? À quoi bon risquer la vie de nos diplomates, de nos travailleurs humanitaires et de nos soldats dans ces pays? Pourquoi interviendrions-nous alors que les autres ne le font pas? Pourquoi nous engager?

C'est là qu'intervient la dimension de leadership. C'est la capacité d'amener les gens à aller au-delà de leur propre intérêt, à faire preuve d'abnégation, à comprendre que leurs capacités vont bien au-delà des simples plans techniques et financiers, qu'elles ont une dimension spirituelle. Souvenez-vous de ces soldats qui ont sauté dans ce fossé non parce qu'on leur en avait donné l'ordre, mais parce que les valeurs et les références qu'on leur avait inculquées dans ce pays les ont poussé à le faire instinctivement. C'est là.

Le sénateur Poy : Vous avez dit deux choses à la fin de votre exposé. Vous avez dit qu'il s'agissait d'une démarche double. Il s'agit d'une part de renforcer les capacités des femmes et d'autre part d'éduquer les jeunes.

Vous parlez du monde entier ou de l'Afrique plus précisément?

Pourriez-vous développer un peu cela?

Le lgén. Dallaire : Ce ne sont pas des idées nouvelles pour l'Afrique. Par exemple, quand les pays des Amériques se sont réunis à Québec il y a quelques années, les jeunes de tous ces pays, à l'exception de Cuba, je crois, se sont aussi réunis pendant une semaine. À la fin de cette semaine, on m'a demandé, comme je travaillais à temps partiel pour le ministre de l'ACDI, d'aller voir le résultat de leurs discussions. Ils avaient mis sur pied tout un programme.

J'ai assisté à leur présentation. C'étaient des jeunes de 15 à 18 ans. Leur priorité absolue, c'était l'éducation. Ils ont demandé qu'on leur donne les outils nécessaires pour réfléchir à leurs traditions, organiser leur existence et maîtriser leur avenir. Je soutiens que le droit à l'éducation est fondamental dans l'esprit des jeunes.

En Afrique, l'éducation pour tous est essentielle parce qu'il y a un problème tragique d'analphabétisme. Il faut donner un enseignement laïque aux jeunes de la plupart de ces pays.

Le renforcement des capacités des femmes a une dimension culturelle très importante dans les pays que j'ai visités, d'après ce que je sais de l'Afrique.

L'ACDI et quelques autres organismes ont lancé des initiatives pour aider les femmes à s'occuper de leur famille, à organiser une petite entreprise, les choses comme cela, et la réponse a été fantastique.

Il faut savoir que dans un pays comme le Rwanda, où tant d'hommes ont été tués, des jeunes filles de 16 ans s'occupent déjà de toute leur famille. Elles font un travail incroyable.

La plupart de ces cultures sont dominées par les hommes. Je crois que c'est cette domination des hommes qui a façonné le comportement de ces pays, leurs traditions et leur mode de vie.

Mais je crois que si l'on accorde aux femmes, aux femmes qui ont le sens profond de la vie, qui peuvent apporter une dimension complètement nouvelle à la situation, les moyens d'avoir leur petite entreprise et de s'occuper de leur famille en participant pleinement à leur société, alors le rôle dominant des mâles sera tempéré par une dimension humaine très différente.

Ce n'est pas une dimension qui repose sur le pouvoir, c'est quelque chose qui repose sur l'humanité. C'est pour cela que je suis convaincu que le renforcement des capacités des femmes est un élément essentiel pour la réconciliation. Elles font preuve de beaucoup plus de souplesse et de sensibilité que les hommes.

Quand on a ordonné que les femmes fassent partie de nos unités de combat, ce n'était pas parce que nous le voulions; les gens étaient fondamentalement convaincus qu'elles allaient affaiblir notre cohésion et devenir un handicap opérationnel. Et quand nous en avons reçu l'ordre, nous ne savions pas comment accueillir ces femmes, comment adapter l'environnement à leurs besoins afin de comprendre ce qu'elles avaient à dire.

Il y a quelque chose de fondamental à toute notion militaire, c'est le leadership et le commandement. On nous a aussi demandé d'examiner l'influence que les femmes pourraient avoir sur notre philosophie du leadership, qui repose fondamentalement sur l'homme. Nous devions ainsi nous demander quelles nuances les femmes apporteraient dans l'armée et comment nous pourrions préparer l'armée à intégrer ces nuances. Nous nous sommes demandé comment optimiser la participation des femmes plutôt que de les laisser maltraitées et avoir à se battre pour avancer. Nous craignions qu'il leur faille peut-être 20 ans avant de faire réellement partie de l'armée. Il a fallu 30 ans pour que les Canadiens français se sentent à l'aise dans l'armée et nous avons finalement compris que le leadership dans un régiment canadien français est différent du leadership dans un régiment anglais.

Non seulement ne faisons-nous pas cela pour les femmes, non seulement nous ne faisons rien de spécial mais qu'arrivera-t-il en 2012, lorsque les Canadiens blancs judéo-chrétiens anglophones et francophones demanderont pourquoi ce sont seulement leurs enfants qui sont dans l'armée, ce sont seulement leurs enfants qui risquent leur vie à l'étranger.

Nous devons comprendre que la hiérarchie de la société indo-canadienne risque de se demander pourquoi il n'y pas de régiment indo-canadien avec ses traditions indo-canadiennes. Il y a des régiments canadien français, canadien anglais et écossais; il y a un régiment écossais à Montréal qui est à 95 p. 100 composé de Canadiens français.

Pourquoi ne pouvons-nous pas avoir un régiment de tradition indo-canadienne? Nous ne pensons pas ce genre de chose. Nous espérons seulement que les solutions arriveront toutes seules. C'est là que les femmes interviennent, comme élément majeur de cette réconciliation.

[Français]

Le sénateur Robichaud : Lieutenant-général Dallaire, ce que vous nous dites est très important. C'est encore plus important venant de vous, par le fait que vous ayez vécu une expérience tout à fait unique. Le genre d'intervention que vous préconisez pour le Canada, comme pays à puissance moyenne, c'est qu'il pourrait entreprendre un certain leadership.

Dans quel cadre pourrions-nous entreprendre cette poussée? Est-ce que ce ne serait pas de dire aux Nations Unies qu'elles ne sont pas à la hauteur de la tâche et que nous allons de l'avant? Quelle serait la réaction des autres pays si nous allions dans cette direction?

Le lgén. Dallaire : Dans le contexte que je tentais d'expliquer, ce serait fondamentalement de suggérer davantage d'outils aux Nations Unies que ce qui se fait actuellement; de suggérer davantage d'options aux Nations Unies et au Conseil de sécurité. Ceci afin de voir comment apporter des solutions, plutôt que de continuellement voir seulement les grandes puissances tenter de résoudre les problèmes et se faire embarquer dans des situations. Et ce, tout simplement parce qu'il n'y a pas d'autres options valables ou qu'il n'y a pas d'autres joueurs qui veulent vraiment participer à la prévention de conflits ou, même, à la reconstitution de stabilité dans divers pays et qui se retrouvent à agir ou non, et avoir peur du fait que s'ils laissent quelqu'un d'autre entrer, ils ne seraient pas capable de compléter la mission et à ce moment-là ils seraient obligés d'y aller.

Si des pays comme le Canada offraient beaucoup plus de capacités, on ne mettrait pas le risque d'intervention entre les mains des grandes puissances. Nous le ferions dans le cadre des Nations Unies, mais d'une façon beaucoup plus compétente, avec plus d'ampleur et d'envergure qu'on ne le fait maintenant. Présentement, nous jouons en marge; on en envoie un peu ici et là, mais ce sont des gros joueurs.

Je pense qu'il y a une coalition de moyennes puissances qui pourraient, eux, offrir des options aux grandes puissances par l'entremise des Nations Unies, afin d'apporter des solutions à différents endroits, et ceci sans que les grosses puissances soient impliquées et qu'elles nous causent des ennuis.

En même temps, je crois que nous sommes capables, avec la maturité de notre pays, de dire que s'il y a une impasse aux Nations Unies et qu'un scénario exige une intervention ou une présence, et que régionalement il y a une structure responsable reconnue internationalement qui articule un mandat responsable par sa structure, nous devrions être en mesure de dire que nous, on va y aller.

Les Nations Unies n'étaient pas 100 p. 100 d'accord, mais ils ne sont pas capables d'amener des solutions. On sait qu'ils le veulent, mais ils sont pris dans leur carcan. Mais si la région se veut responsable et qu'il y a un mandat responsable, on devrait être capable d'y aller et on devrait amener nos amis avec nous.

En Allemagne, lorsque j'ai fait ma présentation devant le comité, ils argumentaient qu'ils voulaient devenir membre permanent du Conseil de sécurité. Je trouve que les réformes du Conseil de sécurité sont une perte de temps; c'est de jouer avec plus de gens qui ont des droits de veto, et cetera. Je leur ai dit qu'ils pourraient être, eux les Allemands, le pays de leadership des moyennes puissances. Parce que l'Allemagne est la plus forte des moyennes puissances.

Je leur ai dit qu'on embarquerait avec eux, ainsi que les Japonais, les Italiens et d'autres pays qui pourraient se joindre à ces coalitions, pour offrir ces options sérieuses; et non pas seulement pour envoyer un bataillon ici et là, mais des choses sérieuses, d'envergure, qui peuvent offrir cette option aux grandes puissances.

La réponse fondamentale des Allemands était qu'ils ne pouvaient pas faire cela parce qu'ils ont leur histoire, que les gens se rappellent trop de leur histoire et que cela les empêcherait de vraiment prendre cette position. Bon. Est-ce la vérité ou se servent-ils de cela pour ne pas s'engager? Nous, nous n'avons pas ce problème.

Je suis convaincu que nous sommes capables de conclure des ententes multilatérales avec ces pays pour créer des coalitions afin d'offrir d'autres options. Mais il faut être un joueur, pas celui qui a toutes sortes de belles paroles et de compétences, mais qui ne les met pas au service d'une nation qui, se sachant participant à l'évolution de l'humanité, le ferait.

Le sénateur Robichaud : Vous avez parlé d'éducation. Chaque témoin en parle et chacun dit que c'est important. Mais on parle également de gouvernance, de bonne gouvernance. On finit toujours par parler de sécurité. Lorsque je vois des reportages à la télévision sur les conflits, je suis toujours surpris par les armes utilisées. Il n'y a aucune nourriture ou très peu, mais des armes, des balles et des canons, il y en a partout. Est-ce qu'on attache suffisamment d'importance aux marchands d'armes?

Le lgén. Dallaire : C'est une excellente question. L'autre projet de recherche que je mène à Harvard porte sur les enfants-soldats et comment éliminer ce fait. L'existence des enfants-soldats vient du fait qu'ils ont des armes très légères, très efficaces et qu'elles sont faciles à utiliser. Un enfant de neuf ans est capable d'être un soldat utile avec ces armes.

Dans le travail que je faisais avec les enfants affectés par la guerre, et aujourd'hui avec les enfants-soldats, il y a la dimension de la disponibilité des armes légères. Il y a au-dessus de 640 millions d'armes légères disponibles dans le monde. Les pays qui les utilisent s'en servent pour une période de temps.

Par exemple, nous, on va prendre une arme et on va s'en servir 20 ou 25 ans. Mais ces armes sont faites pour durer 100 ans. Il y a encore des arquebuses qui fonctionnent. Quand on ne s'en sert plus, qu'arrive-t-il de ces armes? Est-ce qu'on les détruit? Non, parce qu'elles sont encore bonnes et on a des règlements établis internationalement pour la vente d'armes dans d'autres pays, auprès de gouvernements responsables qui en ont besoin pour leur sécurité. On ne peut nier un pays qui voit à sa sécurité.

On le vend alors à un autre pays. Mais qu'arrive-t-il ensuite? Le troisième pays, lui; et le quatrième pays? Même arme. Est-ce que c'est une bonne politique de récupérer un peu d'argent des contribuables en vendant les armes dont on a plus besoin? Ou est-ce moins cher, en termes de plan d'affaires, de dire que si on détruit les armes on perd disons 14 millions de dollars, mais au moins nous ne serons pas obligés d'envoyer 100 millions de dollars d'aide, dû au fait que ces armes ont participé à un problème?

Au Rwanda, il y avait des armes légères comme des mitrailleuses, faites particulièrement par les pays du pacte de Varsovie qui en avaient beaucoup et qui ont continué à en fabriquer — je ne parle pas des pays de l'Ouest. Par exemple, il y a des pays qui faisaient partie de ma mission qui produisaient des armes et qui les vendaient aux extrémistes; et ces extrémistes ont utilisé ces armes contre leurs propres hommes.

Cela coûtait trois dollars pour acheter une arme, et un dollar pour acheter une grenade. Je m'étais dit que j'allais me débarrasser de ces armes en leur offrant dix dollars. Mais tout ce que cela aurait eu comme résultat est d'augmenter le marchandage d'armes, car ils auraient fait entrer plus d'armes pour faire de l'argent. Alors comment éliminer cette situation?

Il y a un programme international au ministère des Affaires étrangères. Le Canada a mis de l'avant un rapport fondamental qui ne concerne pas seulement le volet technique de l'élimination des armes, mais également l'impact humain; ce sur quoi d'autres n'avaient pas écrit. Il s'agit de la création d'enfants-soldats, la création de l'instabilité humaine, et donc un désir d'augmenter l'effort à ce sujet.

Mais jusqu'à maintenant, il y a une irresponsabilité inconcevable de la part des pays qui produisent des armes, particulièrement des pays qui ont une industrie développée. Au Canada, nous n'avons pas développé cette industrie. Je parle des grands pays ou des petits pays qui produisent des armes qui, par la suite, pénètrent le marché, et ainsi de suite.

Quand le génocide au Rwanda a débuté, il y avait des armes flambant neuves qui sont apparues : des AK-47 qui venaient des anciens pays de l'Est. Ce n'était pas des vieilles armes qui dataient de 35 ans, mais bien des armes flambant neuves.

[Traduction]

Le sénateur Mahovlich : Général Dallaire, dans les journaux, hier, il y avait un article sur le Congo et le génocide qui sévit là-bas. Il y avait des soldats de l'ONU dans le coin qui savaient où se cachaient les agresseurs mais qui ne pouvaient agir en conséquence parce que le mandat de l'ONU les empêchait de dépister et d'arrêter ces indésirables.

Pensez-vous que l'ONU doit être réformée?

Devrait-on laisser aux institutions régionales les opérations policières et autres interventions?

Le lgén. Dallaire : Oui, il faut des réformes. Certaines réformes ont été apportées il y a quelques années d'ordre tactique et technique à propos du recours à la force.

À l'heure actuelle, avec le nouveau rapport sur les réformes et le recours à la force, qui repose sur document canadien La responsabilité de protéger, les nouveaux paramètres concernant le recours à la forces sont beaucoup plus clairs et seront beaucoup plus utiles au Conseil de sécurité dans les décisions qu'il doit prendre. Cela aidera aussi les pays à décider s'ils veulent ou non engager des troupes. Toutefois, il reste que l'ONU, et c'est fondamental, n'a pas d'armée et que nous ne voulons pas que l'ONU dispose d'une armée. Si elle en avait une, il nous faudrait savoir quelles sont ses pratiques de recrutement, l'éthique de l'armée et si l'armée s'engagerait totalement aux missions qui lui sont confiées. Nous devrions faire face aux conséquences si ladite armée perdait sa guerre et, de ce fait, sa crédibilité.

Nous voulons que les États souverains fournissent les troupes à l'ONU, sauf que ceux-ci, en particulier depuis Mogadiscio en 1993, lorsque les Américains se sont retirés de Somalie, ont très peur de perdre des soldats dans des terres éloignées qui ne représentent pas d'intérêt pour eux. Ils sont assez réticents à envoyer des troupes et l'ONU, pour sa part, ne donne pas des mandats très clairs.

Il y a deux ans, le gouvernement canadien examinait la possibilité d'envoyer les troupes en Afghanistan et j'ai eu l'occasion de parler à la fois au ministre des Affaires étrangères et au ministre de la Défense de l'époque. Je leur ai parlé une semaine avant qu'ils ne prennent la décision et leur ait dit de ne pas en envoyer. Il est vrai que nous nous inquiétions du terrorisme international mais les Américains étaient là et les moyens là-bas étaient importants. J'ai suggéré que nous envoyions plutôt 2 000 soldats au Congo. L'ONU avait un besoin terrible de troupes ayant des moyens. Nous aurions pu être l'élément moteur de cette mission. Nous connaissons les langues, l'anglais et le français et nos diplomates et nos soldats connaissent la région, nos organismes humanitaires connaissent la région et nous aurions pu être l'élément central des forces de l'ONU là-bas mais nous sommes allés en Afghanistan pour d'autres raisons stratégiques.

L'ONU et de nombreux pays développés ont abandonné le maintien de la paix et ont confié la tâche aux pays en développement qui ont beaucoup de troupes mais très peu de moyens. Dans certains cas, il est vrai que le mandat est peut-être trop limité, mais c'est beaucoup plus souvent que l'on n'a pas une armée assez importante pour l'opération en question ou que celle-ci n'a pas le matériel ou la formation nécessaire pour s'acquitter de la mission.

Nous nous retrouvons face à des missions inefficaces, non pas parce que le mandat n'est pas adapté, mais parce que on n'a pas sur le terrain les moyens de l'exécuter. Nous, comme d'autres, ne voulons pas y aller de façon aussi massive que nous le devrions.

On nous avait même offert de commander la mission au Congo et nous avons refusé.

Le sénateur Prud'homme : À propos de l'Afghanistan, on a annoncé ces deux derniers jours que nous ne nous retirions pas mais que nous ajouterions 1 000 soldats. Les commentaires que vous venez de faire s'appliquent-ils aujourd'hui?

Le lgén. Dallaire : Encore plus.

Le sénateur Prud'homme : Qu'est-ce que cela signifie?

Le lgén. Dallaire : On continue à égorger du monde au Congo et ce n'est pas considéré comme une priorité.

Le sénateur Milne : Bien que je ne sois pas membre de ce comité, monsieur Dallaire, je tiens à vous remercier de ce que vous avez fait et de ce que vous continuez à faire.

J'aimerais revenir aux enfants touchés par la guerre qui ont été victimes d'exploitation, de brutalité et à qui l'on a appris à haïr. Vous avez également parlé d'éduquer les enfants et on peut espérer que d'ici une génération, la situation se sera améliorée.

L'Afrique ne peut pas se permettre d'attendre une génération que ces enfants grandissent. D'ici là, ils élèveront leurs propres enfants et ne savent pas comment élever des enfants parce qu'on les a séparés de leur famille et, dans bien des cas, mutilés.

Y a-t-il des exemples positifs de groupes qui s'occupent de ces enfants brutalisés et s'efforcent de les réadapter?

Y a-t-il des exemples positifs, des initiatives qui donnent réellement des résultats?

Le lgén. Dallaire : J'étais au Sierra Leone pour la démobilisation de l'un des exercices d'enfants-soldats et j'ai également une certaine expérience des enfants dans les camps de réfugiés et de personnes déplacées. Je connais le Burundi, le Rwanda et un certain nombre d'autres pays.

Les enfants touchés par la guerre ou les enfants-soldats entrent dans deux catégories. Il y a des gouvernements qui recrutent des enfants ou des jeunes de moins de 18 ans, même si le protocole facultatif stipule que quiconque n'ayant pas atteint l'âge de 18 ans ne peut être entraîné au maniement des armes ni équipé de matériel de combat. C'est une catégorie qu'il faut considérer et des pays à qui il faut faire prendre conscience de leur responsabilité.

L'autre catégorie est faite des enfants qui sont pris dans les combats et piégés dans les guerres. Il y a un certain nombre d'ONG qui opèrent dans les camps de personnes déplacées dans leur propre pays, les camps de réfugiés, qui essaient de garder les écoles ouvertes, d'aider les enfants, etc. Ils obtiennent des résultats à divers niveaux et nous donnent des rapports positifs.

Beaucoup d'enfants ont été élevés dans des camps de réfugiés et bien qu'ils soient instruits, le camp de réfugiés est tout ce qu'ils connaissent. Le problème fondamental demeure, mais la scolarisation leur donne un point de référence. Leur journée est organisée; ils vont à l'école, apprennent, etc. Quand ils grandissent, cette vie passée dans un camp de réfugiés peut devenir un instrument incroyable de frustration, parce qu'ils ne peuvent en sortir.

Un jour, un membre d'une ONG est venu frapper à ma porte quand je travaillais là-bas et est venu placer un nez rouge sur mon visage. L'ONG s'appelait Clowns sans frontières. Ce groupe va dans les camps de réfugiés et de personnes déplacées et apprennent aux enfants à rire. Ils leur apprennent à jouer. Des efforts énormes sont déployés mais cela reste infime face aux besoins.

Il faut démobiliser les enfants-soldats. Les ONG et les gouvernements ont convenu qu'il faut démobiliser les enfants séparément des adultes et les garçons séparément des filles. Beaucoup des garçons ont passé des années dans la brousse. On peut les réintégrer dans la société parce que ce sont des garçons; on leur donne une qualification quelconque, en menuiserie ou quelque chose de rudimentaire et ils peuvent réintégrer leurs collectivités. Ils ont été guerriers. Ce sont des garçons, ils se sont battus, oui, c'était terrible. La famille les reprend et se reconstitue. Les familles sont des atouts très solides pour la réintégration et les garçons reviennent dans leurs familles.

Les filles, c'est totalement différent, ce sont des marchandises endommagées. Elles ont été violées, etc.; beaucoup d'entre elles ont déjà un ou deux enfants. La famille ne veut pas les reprendre. La collectivité n'en veut plus. On les laisse errer seules; les hommes continuent à les exploiter. Les filles ont besoin d'un processus de réintégration beaucoup plus développé. Il n'existe pas de programme qui dure plus de trois mois et ces filles auraient besoin d'un programme d'un ou deux ans. Les filles ont besoin d'un programme très vaste.

Pour 1 000 garçons démobilisés, on démobilise 20 filles parce que les filles sont un atout trop important. Non seulement se battent-elles mais elles dirigent également les camps et sont aussi les femmes de brousse et les esclaves sexuelles. Il est plus difficile de sortir les filles de l'armée. Des filles ont donné naissance dans les camps de rebelles. À huit ans, leurs enfants peuvent devenir enfants-soldats. On peut maintenant les utiliser.

Sans l'amour et tout le reste, vous avez raison, c'est un problème complexe mais aucune ONG n'a vraiment la possibilité d'agir dans ces situations.

Il y a une autre bande que j'essaie de signaler à l'attention des ONG. Il y a un jeune de 14 ans à la tête de 50 autres jeunes. Ce garçon dirige les 50 autres dans des combats, le pillage, etc. Il a un ego extraordinaire. Il a des qualités de chef confirmées. On ne peut pas le mettre avec les autres en lui donnant Dick and Jane pendant deux mois dans l'espoir d'une réadaptation.

Ces enfants-chefs seront une source d'instabilité si nous n'avons pas un programme spécial pour eux et ne mettons pas quatre ou cinq ans à les réformer pour en faire les futurs dirigeants de la nation. Nous devrions rassembler ces chefs de bande et leur permettre de développer leurs compétences de façon positive. Nous devons mettre sur pied des écoles pour former les jeunes chefs qui seront l'avenir de leur nation. Aucune ONG n'a abordé cette idée. On peut essayer d'aller aider des milliers d'enfants. Il suffit de 20 ou 30 chefs mécontents de la situation et prêts à retourner dans la brousse, à retrouver des armes. Les autres les respectent. Ils les suivront parce que c'est plus excitant que de vivre dans un camp de déplacés. Dans une telle situation, le vol et le pillage reprennent de plus belle. C'est une grande faiblesse.

Je ne parle pas de créer des collèges militaires mais de créer des institutions qui encadrent le développement du leadership chez ces jeunes et leur permettre une réinsertion sociale. Ce sont des choses qu'il faut voir à long terme et les ONG n'ont pas actuellement le moyen de le faire.

Le président : Au nom de mes collègues, je voudrais vous remercier. Vous avez tellement d'idées sur ce que nous pourrions proposer. Tout le monde n'en a pas. Merci encore infiniment de cet après-midi magnifique.

La séance est levée.


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