Délibérations du comité sénatorial permanent des
affaires étrangères
Fascicule 16 - Témoignages du 1er juin 2005
OTTAWA, le mercredi 1er juin 2005
Le Comité sénatorial permanent des affaires étrangères se réunit aujourd'hui à 16 h 1 pour étudier les défis en matière de développement et de sécurité auxquels fait face l'Afrique; la réponse de la communauté internationale en vue de promouvoir le développement et la stabilité politique de ce continent; et la politique étrangère du Canada envers l'Afrique.
Le sénateur Peter A. Stollery (président) occupe le fauteuil.
[Traduction]
Le président : Honorables sénateurs, bienvenue à tous à cette réunion du Comité sénatorial permanent des affaires étrangères dans le cadre de notre étude spéciale sur l'Afrique.
Nous allons nous concentrer aujourd'hui sur des questions de gouvernance, un sujet de la plus haute importance dans le cadre de cette étude. Nous entendrons tout d'abord Mme Claire Marshall, directrice de l'Institut sur la gouvernance, une organisation à but non lucratif fondée en 1990 pour promouvoir une bonne gouvernance. Pour cet institut, la gouvernance englobe les traditions, les institutions et les processus qui déterminent la façon dont le pouvoir s'exerce, dont les citoyens peuvent s'exprimer et dont sont prises les décisions préoccupant la communauté.
Nous entendrons ensuite M. Edward Osei Kwadwo Prempeh, professeur agrégé de science politique et sociologie à l'Université Carleton. Les recherches actuelles de M. Prempeh mettent en évidence la relation dynamique entre la libéralisation économique, la mondialisation et la démocratie dans le tiers monde en général et plus précisément en Afrique.
[Français]
Nous aurons ensuite le plaisir d'entendre M. Kashimoto Ngoy, chercheur en développement international et membre de longue date de la Société pour le développement international. Il a travaillé à l'ambassade du Zaïre à Ottawa, en qualité de conseiller, de 1980 à 1988. M. Ngoy travaille présentement à un livre intitulé Défis du développement dans les méandres des phénomènes africains.
Bienvenue à tous au Sénat du Canada.
[Traduction]
Mme Claire Marshall, directrice, Institut sur la gouvernance : Je vous remercie d'avoir invité l'Institut sur la gouvernance à vous aider dans vos délibérations sur la gouvernance et l'Afrique, ce qui n'est pas un mince défi pour vous. Je vais me concentrer sur la gouvernance et je voudrais aborder trois points principaux que nous pourrons ensuite approfondir si vous le souhaitez.
Tout d'abord, la gouvernance va beaucoup plus loin que ce que fait un gouvernement; deuxièmement, la gouvernance n'est pas tant une fin en soi qu'un processus; et troisièmement, puisque c'est un processus, et bien que les institutions de la gouvernance soient importantes, les principes sous-jacents d'une bonne gouvernance sont extrêmement importants.
Comme l'a expliqué le président, l'Institut s'occupe de recherche, publie des ouvrages, se consacre au développement professionnel et fournit des conseils en matière de gouvernance depuis 14 ans au Canada et dans une trentaine de pays à l'étranger. Quand nous avons commencé au début des années 1990, le terme « gouvernance » était mal défini, mal compris et, si je ne me trompe pas, il n'existait même pas en français. À la fin des années 1990, il a été beaucoup plus souvent question de gouvernance et l'on a commencé à mieux cerner cette notion. Toutefois, depuis cinq ans, je constate que ce mot est sur toutes les lèvres mais qu'on ne comprend cependant pas toujours de quoi il s'agit ni pourquoi c'est quelque chose d'important.
Les trois citations que j'ai choisies de mentionner dans le document qui vous a été remis visent à illustrer l'importance de la gouvernance pour le développement depuis 2000-2002, et tout récemment dans le contexte de la Commission Blair pour l'Afrique. Celle de la Commission pour l'Afrique, sur laquelle vous vous êtes penchés, je le sais, dit simplement que sans progrès dans l'exercice des pouvoirs, toutes les autres réformes constitueront des mesures très limitées.
Qu'est-ce que la gouvernance? En présentant l'Institut, le président m'a coupé l'herbe sous le pied, mais je vais répéter ce qu'il a dit au cas où vous ne l'auriez pas bien saisi : nous définissons la gouvernance comme l'interaction entre les structures, les processus et les traditions qui déterminent la façon dont le pouvoir s'exerce, dont les décisions se prennent et dont les citoyens et autres intervenants peuvent s'exprimer. Il s'agit donc automatiquement de beaucoup plus que le simple gouvernement. Il s'agit de pouvoir, de relations et de reddition de comptes — il s'agit de savoir qui dispose d'une influence et qui décide de la façon dont les décideurs doivent rendre des comptes. Bien qu'une bonne gouvernance puisse être conçue comme une fin en soi, c'est aussi un processus qui peut être mis en œuvre par divers acteurs, séparément ou ensemble, et qui est distinct des institutions du gouvernement.
Dans le graphique de la diapositive 3, je décris ce que l'on pourrait considérer comme trois des intervenants du spectre de la gouvernance : le gouvernement, qui est évidemment un joueur important, la société civile et le secteur privé, les uns et les autres reliés, quoique de façon imparfaite, par les médias qui partagent l'information, parfois une information incorrecte, et la transmettent d'un secteur à l'autre — médias qui ne sont pas un intervenant impartial mais sont néanmoins importants.
Comme il n'y a pas que le gouvernement comme centre de la gouvernance, il est plus facile d'effectuer des changements parce qu'on peut disposer de beaucoup plus de talents et rassembler beaucoup plus d'énergie. Toutefois, la situation est aussi beaucoup plus complexe parce qu'il y a plus d'intervenants avec une plus grande variété de points de vue et d'intérêts qu'il faut équilibrer. Et autour de tout cela, de toutes les institutions, les tribunes, les réunions et les modalités de discussion et de progression des partenaires vers une meilleure qualité de vie grâce à une bonne gouvernance, il y a les valeurs, les histoires, les cultures et les traditions propres à chaque pays.
Le Canada a les siennes. Il s'appuie sur plusieurs ensembles de valeurs, de cultures, d'histoires et de traditions. C'est la même chose pour chaque pays d'Afrique, de sorte qu'il est très difficile d'envisager un modèle unique pour tous lorsqu'on parle de gouvernance.
Les principes d'une bonne gouvernance deviennent utiles si l'on peut s'appuyer sur cette grande variété et toute cette différence. Les cinq principes que je mentionne ici sont repris d'une liste de neuf principes de l'ONU. Nous l'avons réduite parce que je trouve que neuf principes, c'est beaucoup trop à mémoriser. Avec cinq, je m'en sors à peu près.
Le principe de la « légitimité et la voix » concerne la participation de tous les hommes et de toutes les femmes à la prise de décisions et la définition d'un consensus pour permettre à tous de travailler vers un objectif commun. La « direction », c'est la notion de vision stratégique, l'idée que les dirigeants et le public doivent avoir une compréhension globale de l'objectif qu'ils veulent atteindre et une vision à long terme d'une bonne gouvernance et du développement humain ainsi qu'une bonne compréhension des éléments nécessaires pour cela. C'est aussi là qu'interviennent les valeurs historiques et culturelles. Le « rendement », c'est la notion de réponse efficace, c'est-à-dire la notion de processus et d'institutions qui produisent les résultats souhaités en exploitant au mieux les ressources. La « reddition de comptes » inclut l'imputabilité elle-même, la reddition de comptes par les décideurs du gouvernement, du secteur privé et de la société civile qui ont des comptes à rendre à leurs propres membres et au public; et la transparence, qui s'appuie sur la libre circulation de l'information. Le dernier principe, « l'équité », englobe à la fois l'équité, c'est-à-dire la possibilité pour tous les hommes et toutes les femmes d'améliorer ou de préserver leur bien-être, et la primauté du droit qui est un cadre extrêmement important pour régir le fonctionnement des entreprises, de la société civile et de la société tout entière. Ces cadres doivent être équitables et fonctionner de façon impartiale.
Des études montrent qu'il est souhaitable d'avoir un équilibre entre les divers intervenants de la gouvernance. C'est lorsqu'ils ont une influence égale que l'État, la société civile et le monde des affaires semblent fonctionner le mieux et prendre les meilleures décisions. On le voit dans la diapositive suivante qui décrit les relations de gouvernance au Canada, en Grande-Bretagne et en Suède, des pays qui ont tous une qualité de vie élevée. Dans de nombreux pays, on constate cependant un déséquilibre entre ces sphères.
J'ai ici deux exemples fictifs de relations de gouvernance : un où l'État a une place plus importante que les autres intervenants de la société, ce qui pourrait être le cas typiquement d'un pays en transition après une phase communiste; et l'autre où il y a plus de trois intervenants dans le cadre de gouvernance. Parfois, ces intervenants supplémentaires sont extrêmement puissants. Dans cet exemple, j'ai choisi l'armée comme intervenant. La religion peut aussi être un intervenant distinct et puissant. Quand il y a déséquilibre, il y a souvent une puissance dominante. Dans ce cas, les autres intervenants n'ont guère la parole, voire pas du tout, il y a moins de reddition de comptes, les décisions sont mal prises et il y a abus de pouvoir.
La dernière diapo concerne l'Afrique. Je me suis dit qu'il était complètement impossible de parler de gouvernance en Afrique en sept minutes, et j'espère donc que mes collègues qui ont plus d'expérience de l'Afrique pourront relever ce défi. J'ai choisi cinq sujets qui sont des exemples des multiples défis de gouvernance auxquels est confrontée l'Afrique. Ils sont tous liés à la relation entre les trois intervenants dont je viens de parler ou les principes. Il s'agit du défi et de la nécessité de prendre en compte la culture, les valeurs et les traditions, notamment en faisant participer de façon efficace les leaders traditionnels; de renforcer la capacité de la société civile d'avoir un échange avec les autres intervenants pour que tous puissent s'exprimer; de la perte de leadership à cause du VIH-sida, des conflits et de l'exode des cerveaux; de la nécessité d'une plus grande transparence et d'une obligation de rendre compte dans le secteur public, c'est-à-dire de l'idée d'affirmer la primauté du droit et de faire participer les autres intervenants de la société; et de l'utilité de favoriser la mise en place de médias indépendants, même s'ils ne sont pas impartiaux, car ils contribueront au moins à partager l'information et à éclairer les pratiques des gouvernements.
Je suis prête à répondre aux questions et aux observations des sénateurs.
Le président : Monsieur Prempeh, à vous la parole.
M. Edward Osei Kwadwo Prempeh, professeur agrégé, science politique et sociologie, Université Carleton, à titre personnel : Monsieur le président, mesdames et messieurs, je vous remercie de me donner l'occasion de partager avec votre comité certaines de mes idées sur le problème du gouvernement en Afrique. Je me contenterai de quelques brèves remarques pour l'instant. J'ai reçu votre invitation à comparaître à la dernière minute et je n'ai donc pas préparé de document détaillé à l'intention des sénateurs. Si le comité le souhaite, je pourrais en présenter un au greffier du comité dans une semaine environ.
Comme le savent les sénateurs, le rapport de la Commission Blair pour l'Afrique, publié le 11 mars 2005, fait valoir l'importance de la gouvernance en Afrique. On dit dans ce rapport que la faiblesse de la gouvernance et des capacités a été la cause centrale des problèmes de l'Afrique au cours des décennies passées. Cette insistance sur une bonne gouvernance n'a rien de nouveau. Le mot « gouvernance » est utilisé dans le discours relatif au développement depuis les années 1990 dans le cadre de ce qu'on appelait le « programme de bonne gouvernance ». Dans cette optique, la mauvaise gouvernance était l'une des causes des problèmes de l'Afrique, et la solution à ce problème était la bonne gouvernance, dont l'élément principal est la gestion des ressources de l'État au profit de ses citoyens.
Le rapport de la Commission Blair semble être devenu populaire auprès du public, mais il est important de signaler qu'il emprunte des sentiers largement battus. Il y a 25 ans, l'ancien chancelier de l'Allemagne de l'Ouest Willy Brandt avait, dans le rapport de la Commission de gouvernance globale, réclamé des mesures pour lutter contre la pauvreté dans le sud grâce à une aide accrue et mieux distribuée. Les problèmes discutés dans le rapport Blair sont du même ordre que ceux expliqués il y a 25 ans dans le rapport Brandt. Eh oui, 25 ans plus tard, nous discutons encore des mêmes événements. On peut se demander ce qui s'est passé entre-temps. Pourquoi n'a-t-on rien fait pour régler les problèmes de gouvernance et les autres problèmes interreliés dont parle la Commission Blair?
Compte tenu de tout cela, monsieur le président, je soumets respectueusement que ce n'est plus le temps de faire des discours. Les objectifs et les recommandations innovatrices énoncés par la Commission pour qu'on mette l'accent sur la bonne gouvernance et l'augmentation de la capacité, sur la paix et la sécurité, sur l'investissement dans le développement humain, sur la réduction de la pauvreté, sur le commerce plus équitable et sur l'aide accrue à l'Afrique sont conformes aux valeurs canadiennes, quelle que soit la façon dont on définit ces objectifs. Et s'ils sont conformes aux valeurs canadiennes, j'estime qu'ils devraient être le fondement de la politique étrangère du Canada. Que peut faire le Canada pour aider dans le domaine de la gouvernance et de l'augmentation de la capacité?
Premièrement, il faut renforcer les institutions gouvernementales, c'est-à-dire l'exécutif, le législatif et le judiciaire, afin d'accroître la transparence, la reddition de comptes et l'efficacité des parlements, du système judiciaire et des structures de gouvernement local dans le cadre d'une décentralisation véritable; il faut également accroître le rôle des médias et améliorer tout ce qui est essentiel au renforcement des institutions gouvernementales.
Deuxièmement, il faut effectuer une réforme du secteur public — c'est un élément essentiel à la capacité des gouvernements d'examiner leurs politiques. Dans la plupart des pays d'Afrique, vous seriez étonnés par le manque de politiques publiques au sein de la fonction publique. Ce n'est pas par manque de capacité humaine, mais plutôt parce que la capacité humaine n'est pas utilisée de façon productive. Le Canada doit trouver le moyen de veiller à ce que la capacité humaine qui existe en Afrique soit soutenue et utilisée pour développer le continent. Il faut trouver des moyens de rendre les citoyens plus autonomes dans la société civile.
Quand on parle de citoyens autonomes, on semble évoquer une notion romantique. On semble croire que l'État est odieux et que la société civile est l'incarnation de tout ce que l'Afrique a de bon. Cette vision romantique de la société civile doit changer. Comme je l'ai déjà dit, il faut trouver un juste équilibre entre l'État, la société civile, les autres institutions et les autres moyens de rendre les citoyens de l'Afrique autonomes.
Nous devons envisager le recours aux dirigeants traditionnels. Ceux d'entre vous qui connaissent mon nom et qui connaissent l'histoire du Ghana comprendront pourquoi l'un des assistants d'un sénateur m'a dit, lorsque je suis arrivé : « Vous êtes un Ashanti. » Oui, je viens de cette nation, et l'une des activités de la Banque mondiale consiste à collaborer avec les Ashantis pour offrir une aide au développement aux vraies autorités traditionnelles du peuple, au Ghana. C'est l'un des moyens de contourner le gouvernement parce que parfois, c'est le gouvernement qui est la cause des problèmes de bonne gouvernance et de réalisation des projets en Afrique. Il faut recourir aux dirigeants traditionnels et faire appel à leur fonction de gardien des valeurs traditionnelles. Il faut trouver des solutions innovatrices.
Il faut examiner également comment on pourrait établir des partenariats avec les communautés de la diaspora africaine. Cette diaspora est un atout clé dans l'augmentation de la capacité de l'Afrique. Nous devons trouver un moyen pour que cette diaspora puisse transférer ses compétences et ses ressources vers l'Afrique. Après tout, la plupart des professionnels de la diaspora partagent une vision commune et ont à cœur le développement de l'Afrique.
Enfin, il nous faut créer et appuyer un mécanisme de surveillance efficace et indépendant qui soit conforme au mécanisme d'examen par les pairs du programme NEPAD, afin que nous puissions périodiquement évaluer les progrès en Afrique.
En dernière analyse, le meilleur moyen, pour le Canada, d'appuyer l'Afrique, c'est d'aider le continent à développer et à faire progresser sa capacité de produire, à renforcer sa capacité administrative et à promouvoir la bonne gouvernance; ce sont là les ingrédients essentiels à une croissance soutenue et à la réduction de la pauvreté. Le but devrait être d'aider les Africains à se doter de cette capacité de production afin qu'ils puissent être autonomes. Le but devrait être de créer une Afrique forte et prospère, prête à prendre la place qui lui revient sur la scène internationale.
Je suis optimiste et j'espère que vous l'êtes également. Cependant, la richesse ne suffira pas à elle seule. Nous avons besoin de mesures concrètes dès maintenant. On a constaté qu'il fallait une volonté politique au sein des gouvernements d'Afrique pour améliorer la gouvernance et accroître la capacité. Il faut également que les gouvernements étrangers, y compris celui du Canada, fournissent le soutien et les ressources nécessaires à cette fin. Je suis certain que votre comité jouera un rôle important à cet égard.
[Français]
M. Kashimoto Ngoy, chercheur en développement international : Monsieur le président, je vais parler en français et je serai disposé à répondre aux questions en français ou en anglais.
Monsieur le président, je vous remercie de m'avoir donné l'occasion de m'entretenir avec vous sur ce thème qui a fait l'objet d'un panel auquel j'ai pris part, en février dernier, panel qui était conjointement organisé par l'Institut canadien de l'administration publique et la Société pour le développement international. En guise de réponses aux questions qui nous étaient alors posées, j'ai dit que le défi majeur du développement en Afrique était et demeure le pouvoir autocratique qui n'admet aucune critique de l'incohérence de ses politiques. Les autres défis sont la progression vers ce pouvoir autocratique dans des pays où certains changements s'amorcent et, effectivement, la conception de la politique comme domaine où l'on a non pas d'adversaires, mais des ennemis à abattre.
Nous ne pouvons pas négliger ni sous-estimer ce type de pouvoir tout en sachant que la liberté, la démocratie ou le développement dont nous jouissons ici et dans le reste du monde occidental est le fruit de la victoire acquise depuis des siècles sur la tyrannie au pouvoir.
Compte tenu des ressources tant nationales qu'internationales engagées dans les tentatives de résolution de conflit qu'engendre ce système, il est imprudent de compter encore là-dessus pour chercher à atteindre les objectifs du développement et la démocratie qui lui sont d'ailleurs incompatibles. De par sa nature, le développement est inclusif mais la tyrannie est exclusive. Le développement lutte contre la pauvreté mais la tyrannie favorise celle-ci pour s'assurer du contrôle de la population. Le développement s'efforce d'éliminer l'analphabétisme mais la tyrannie favorise celui-ci pour entretenir l'ignorance et pousser les populations à vivre dans les mythes.
La recherche que nous faisons depuis un certain temps montre que ces incompatibilités sont nombreuses; elles causent la déréliction de l'État et la paralysie de l'économie.
Par la spoliation, la tyrannie casse les investissements; elle fait la chasse au progrès social et au savoir. La réponse aux spectacles tragiques qu'elle offre passe par la détermination, les actions fermes et les pressions fortes. Le Canada en a fait preuve dans les cas de l'Afrique du Sud et de l'Angola.
Sinon, la dictature qui ne comprend pas les euphémismes diplomatiques continuera à tromper le monde en prétextant qu'elle fait partie des cultures et des traditions. Consciente de sa vulnérabilité, elle présente le continent comme une complexité, une énigme, un mystère, néanmoins, une chose est certaine, elle ne défiera pas l'intelligence.
Pour ne pas aller jusqu'au bout du processus démocratique, les tenants du pouvoir autocratique évoquent souvent la spécificité africaine mais ils ne mettent de l'avant que des épiphénomènes. Les cultures et traditions africaines ne sont pas un handicap au développement, à la démocratie ni à la gouvernance.
L'Afrique étant la dernière venue dans ce processus, comme le dit Nelson Mandela, elle a l'avantage de bénéficier de l'expérience des autres. Le Canada est mieux placé pour offrir son expérience, compte tenu de sa nature, de son histoire et de son organisation politique.
Afin d'avoir un échange de points de vue sur ce sujet, je préfère passer aux voies d'avenir et aux moyens susceptibles de relever les défis que je viens d'évoquer. Sans doute, il est reconnu que là où il y a la souffrance, il y a la violence. En Afrique, le pouvoir tyrannique en est la cause principale.
C'est le pouvoir des bandes armées et des équipes, qui se forment ici et là, et que l'on appelle gouvernements par abus des termes dans les usages protocolaires. Ces bandes et équipes se forment de la manière suivante : de jeunes gens s'emparent de quelques AK-47, massacrent la population dans un coin du pays et accèdent au pouvoir à la suite des négociations et des missions de bons offices de la communauté internationale et des Nations Unies.
La République démocratique du Congo en est le cas typique. De la jungle, de la rue, du décrochage scolaire à la tête du pays, le pouvoir autocratique fascine tellement et suscite toutes sortes d'aventures qu'il est difficile aujourd'hui de prouver la nécessité de la scolarisation ou de la formation. Ainsi, le même drame se répète et passe de pays en pays. Dans la plupart des cas, on voit émerger des autorités appelées à faire ce dont elles n'ont pas d'expérience, à faire ce qu'elles ne savent pas en politique et en économie. Ces autorités verbalisent des concepts incompris; et de cette incompréhension, elles aboutissent à la banalisation de ces concepts.
En conséquence, le fossé s'élargit entre l'Afrique et le monde; la coopération devient très difficile alors que les défis de l'humanité exigent la collaboration internationale. Toutefois, parler de l'avenir du continent, avenir qui fait peur à l'allure où vont les choses, c'est penser à la jeunesse. L'heure est donc venue de semer les graines des plantes de demain, de les préparer aux devoirs et responsabilités qui les attendent. Il s'agit de passer à la sensibilisation et à l'éducation des jeunes aux valeurs démocratiques, de leur donner un enseignement par interactivité axé sur les habiletés.
Ce sont des domaines dans lesquels le Canada se distingue. De plus, il a la capacité de jouer de tels rôles par l'entremise de ses organisations non gouvernementales.
Pour cela, je recommande, monsieur le président, par exemple, l'organisation des sessions de parlement-jeunesse. Les jeunes seront préparés aux jeux de formation et d'élaboration des programmes de leurs partis, à la campagne électorale, aux débats des chefs, je voudrais aussi dire par là le rôle de la presse, à l'organisation des élections, à la formation d'un gouvernement, d'une opposition, des comités parlementaires, aux débats et aux périodes des questions orales.
Ensuite, il y a un projet très intéressant que j'ai suivi il y a quelques mois qui s'est passé dans une école intermédiaire, Greenbak Middle School du Conseil scolaire d'Ottawa. Il s'agissait de la préparation des ateliers de création de petites et moyennes entreprises par des jeunes appelés à s'associer pour ouvrir des cabinets de diverses professions, à préparer leurs plans d'entreprises et à négocier des prêts bancaires.
Ce projet a permis aux jeunes d'avoir un autre regard sur les professions et avoir la notion d'investissement et la patience, car les profits ne se réalisent qu'après au moins trois ans d'efforts soutenus.
En conclusion, à partir des jeux des jeunes, les adultes qui s'invectivent souvent à l'approche des échéances électorales apprendront aussi quelque chose de ce qu'ils prétendent savoir, mais en réalité, ils ne savent pas.
Dans le temps, à l'ambassade, nous avons réalisé des projets à Jeunesse Canada Monde, une ONG canadienne, au Zaïre où les jeunes Canadiens ont fabriqué des briques, construit une école, un dispensaire, réfectionné des écoles et des hôpitaux, consommé des produits locaux dans les villages où ils étaient et dormis sur des lits en bambou. L'ardeur aux travaux manuels dont ces jeunes Canadiens ont fait preuve,sous le soleil accablant, a changé des perceptions erronées. Elle a cassé les mythes créés de l'exploration à la colonisation en passant par ce qui était dans l'histoire, l'État indépendant du Congo.
[Traduction]
Le sénateur Corbin : J'ai une petite question pour Mme Marshall. Je vous ai écoutée attentivement quand vous avez parlé des principes de bonne gouvernance, mais je n'ai entendu aucune observation sur l'éthique. Pourriez-vous nous dire quelques mots au sujet de l'éthique et de la façon dont vous traitez avec des régimes corrompus, par exemple?
Mme Marshall : Vous avez tout à fait raison, sénateur. Je n'ai pas parlé d'éthique, mais cela ne signifie pas pour autant que ce n'est pas un élément important dans tout cela. L'éthique fait partie intégrante de tous les principes de bonne gouvernance que j'ai expliqués brièvement. L'éthique est particulièrement importante en ce qui concerne la réceptivité, l'efficacité et l'efficience du rendement, que j'ai simplement décrit comme étant la production de résultats qui correspondent aux besoins tout en utilisant au mieux les ressources. Cette utilisation des ressources soulève bien sûr la question de la corruption et de l'éthique.
L'éthique est également une question de reddition de comptes et de transparence. S'il n'y a pas de transparence, les gens trouvent le moyen de faire ce qu'ils veulent. Lorsque les gens ne comprennent pas les règles ou si les règles ne sont pas équitables, les gens se tournent vers des méthodes corrompues pour défendre leurs propres intérêts. Mais le tango se danse à deux. Cela peut se produire autant au sein des gouvernements que de la population.
[Français]
Le sénateur Corbin : Vous avez insisté, avec raison d'ailleurs, sur le potentiel de la jeunesse. Quand j'étais jeune — nous étions de la religion catholique romaine — il y avait un effort missionnaire assez important dirigé vers l'Afrique. Nous avions des sociétés missionnaires au Canada, entre autres, les Pères Blancs d'Afrique et autres. Il y avait des communautés de religieux et de religieuses. Nous étions encore à l'ère coloniale. Ils ont quand même contribué, je crois, à une certaine qualité de responsabilité de la jeunesse. Je laisse de coté le phénomène strictement religieux, mais dans le bassin potentiel des leaders de l'avenir, il y avait quand même, je crois, dans nombreux pays, une masse critique.
Certains chefs africains ont leurs racines jusqu'à cette époque. Ils sont en train de disparaître ou ils sont disparus. Il me semble qu'à la période de la décolonisation, ce phénomène forcément s'est ralenti et il a, à toutes fins pratiques, disparu. Je me demande, quand vous parlez de mettre l'accent sur la jeunesse, si l'on n'avait pas cet accent? Est-ce que l'on n'accordait pas de l'importance à cet accent? Qu'est-il arrivé entre temps pour que tout cet effort, il me semble, disparaisse ou s'écroule? J'ai l'impression qu'il y a eu un hiatus dans la continuité de cette période que je qualifie, avec hésitation, de missionnaire pendant la colonisation, la décolonisation et l'époque contemporaine. Le monde a complètement changé, peut-être pour le mieux dans bien des situations. Vous nous arrivez aujourd'hui avec ce que nous comprenions être de toute première importance : l'espoir de l'avenir, c'est la jeunesse. Est-ce qu'on ne semble pas recommencer à nouveau? Est-ce que vraiment les troubles qui perturbent la bonne gouvernance dans de nombreux États africains ne portent pas en soi un phénomène de découragement au départ? Êtes-vous vraiment convaincu en mettant autant d'espoir dans la nouvelle jeunesse?
M. Ngoy : Je viens d'une petite ville, au centre du Congo, qui a été développée par la congrégation religieuse canadienne, les sœurs missionnaires du Christ-Roi, de Chomedey. Elles ont aussi une maison à Montréal. Cette congrégation s'est établie dans cette ville au centre du pays, précisément l'année de ma naissance. Il y a de cela plus de 45 ans. Toutes les écoles, tous les hôpitaux, tout le développement social dans cette ville relevait de la responsabilité de ces sœurs. Elles continuent aujourd'hui à travailler dans des conditions très difficiles. Les écoles dans lesquelles mes propres sœurs ont étudié sont le fruit de contribuables canadiens.
Comme vous l'avez dit, ce développement s'est amorcé et à un moment donné, il s'est arrêté. Pourquoi?
Les sœurs pouvaient s'occuper de la logistique, de toute l'aide qui venait du Canada, les médicaments et de tout le fonctionnement des écoles et des hôpitaux. Mais au moins à l'époque, les enseignants pouvaient recevoir leur salaire. C'était le minimum que l'organisation en place pouvait assurer.
Aujourd'hui qu'est-ce qui se passe? Nos pauvres enseignants dont les salaires sont vraiment minimes sont impayés depuis trois, quatre ou cinq ans. Il est difficile pour les sœurs de s'occuper, d'une part, de problèmes de l'infrastructure et des salaires de leur personnel.
En conséquence, les enfants qui ne voient que des aventures se désintéressent de l'école parce qu'ils voient toutes sortes de choses qui se passent autour d'eux et ensuite, leurs parents n'ont pas vraiment les moyens de leur donner assez de repas pour fréquenter l'école.
Parfois un enfant ne mange pas pendant trois jours; au quatrième jour, le repas est hypothétique. On entend parfois que dans une famille de huit à dix personnes, on forme deux groupes. Les uns mangent le lundi et les autres le mardi. Ces conditions ne favorisent pas du tout l'enseignement et à ce moment, le découragement s'installe. Il est d'autant plus difficile pour les vaillantes religieuses de s'occuper de tout ce qui est abandonné et qui devrait être du ressort de l'État.
Des pressions sont exercées sur l'organisation politique sur place. Les jeunes se désintéressent de la formation à cause de ce qu'ils voient. C'est ce qui fait peur. Le travail que toutes les organisations et les missionnaires font est énorme. Il n'y a pas moyen de négliger ce travail mais quand les religieuses osent dénoncer quelque chose, il y a toutes sortes de mesures de représailles alors que ce qu'ils font méritent d'être encouragés par le pouvoir local.
[Traduction]
Le sénateur Di Nino : Notre comité étudie ce sujet depuis environ trois mois. Il est frustrant de voir combien d'efforts ont été consacrés pour essayer d'aider l'Afrique ces 45 à 50 dernières années. Le professeur Prempeh nous a dit qu'il n'était plus temps de faire des discours et qu'il fallait maintenant passer aux actes.
On dirait que plus on en fait, plus le trou se creuse. La gouvernance actuellement en place constitue peut-être une partie de la raison pour laquelle le trou se creuse au lieu de se combler.
Quel rôle le bagage culturel — et je n'emploie pas ce mot dans un sens négatif — joue-t-il dans l'atrophie du développement en Afrique, elle qui a tout ce potentiel et ces citoyens talentueux que nous rencontrons régulièrement? Par « bagage culturel », j'entends les valeurs culturelles traditionnelles qui encouragent l'asservissement, particulièrement dans les régions rurales et les petits centres. L'Afrique est-elle toujours aux prises avec ce problème?
M. Prempeh : La question de la culture est toujours délicate. Il nous faut une vision de la culture qui dit que la culture n'est pas statique, qu'elle est dynamique. Toutes les cultures évoluent avec le temps, il faut donc situer les choses dans une perspective historique. Je vais vous donner un exemple classique. Je donne un cours sur les droits de la personne. L'une des premières choses que je dis à mes étudiants, c'est que je suis issu d'une famille nombreuse. Mon père avait quatre femmes, et nous sommes 24 enfants. Tous les étudiants font « ah, non! ». Je vois sur leurs visages qu'ils sont choqués. Je leur demande alors : « Pourquoi êtes-vous choqués? Allez en Colombie-Britannique. Il y a là-bas une communauté chrétienne qui, en 2005, admet la polygamie. Allez dans l'Utah où les Mormons admettent la polygamie. Pourquoi avez-vous l'air si choqué? » Je m'efforce toujours de mettre de la vie dans mes cours. Cependant, il y a une chose que je n'ose pas faire, et c'est prendre une autre femme.
Le plus important, c'est le fait que les temps ont changé. Les valeurs culturelles évoluent avec le temps. On ne peut pas dire aux Africains qu'il leur faut oublier leurs valeurs culturelles, et je ne crois pas que c'est ce que vous dites. Mais comment allons-nous renforcer les institutions tout en tenant compte des valeurs culturelles dominantes en Afrique? Si certaines valeurs sont contraires aux droits de la personne, il nous faut alors dénoncer ces valeurs. Mais nous devons comprendre l'importance de ces valeurs culturelles et des traditions des peuples africains. Ces valeurs constituent notre identité.
Nous avons nous aussi des valeurs traditionnelles et culturelles au Canada. Mon collègue disait plus tôt qu'il est important de situer la gouvernance dans le contexte du milieu culturel où elle évolue. Dans les cas où la culture constitue un obstacle, nous devons dialoguer avec les gens. Dans certains cas, la culture sert à encourager le développement, par exemple, l'idée des chefs traditionnels. À certains égards, les chefs traditionnels ont plus de légitimité que les gouvernements centraux parce que les chefs traditionnels sont considérés comme étant les gardiens des valeurs et des cultures des peuples de l'Afrique.
Si vous avez un chef traditionnel ouvert sur l'avenir, vous pouvez canaliser une partie de votre aide en vous adressant à ce chef afin d'assurer le développement du peuple. La culture est dynamique, et les cultures vont changer. Nous devons engager avec les peuples de l'Afrique un vaste dialogue sur les valeurs de ces cultures et sur la manière dont ces cultures contribuent au développement ou y font obstacle. Nous devons trouver des moyens qui nous permettront de modifier les cultures qui entravent le développement. Cependant, je vous dirai aussi que, avec le temps, étant donné que les cultures sont dynamiques, elles ont tendance à s'adapter à l'évolution des circonstances, et l'important pour nous, c'est d'entamer le dialogue avec les gens.
Le sénateur Di Nino : Je ne voulais pas porter de jugement ou être méchant. Ma question portait sur la hiérarchie qui existe, l'asservissement qui accompagne parfois ce que j'appelle le « bagage culturel », et je n'entendais pas ce mot dans un sens négatif, et je voulais savoir si cela entrave la capacité qu'a l'Afrique d'aller de l'avant. Plus précisément, le développement de ses propres investissements s'en trouve-t-il entravé, pour ainsi dire, et est-ce que cela vous empêche de distribuer la richesse qui est confinée aux petits groupes qui existent aujourd'hui?
J'imagine que cela a un effet et je ne sais pas si c'est important ou non. Madame Marshall, vous qui avez un regard extérieur sur ces choses, avez-vous un point de vue différent?
Mme Marshall : J'hésite à m'engager dans ce débat, particulièrement avec l'accent que j'ai. Les Britanniques ont fait beaucoup de mal à l'Afrique, mais ils ont peut-être laissé derrière eux quelques bonnes choses. Cependant, si l'on fait abstraction de l'histoire coloniale et de son héritage, s'il y a une chose que l'on retient des études sur la gouvernance et de la façon dont les décisions sont bien prises ou peuvent être meilleures, c'est la notion de consensus. Je crois avoir raison de penser que de nombreux groupes africains, sinon tous, de nombreux pays et entités culturelles du continent accordent une grande valeur au consensus, peut-être davantage que les gouvernements occidentaux typiques, qui ont tendance à s'incliner, même encore aujourd'hui, devant la hiérarchie et à accepter les décisions qui sont prises par un seul homme au nom des autres.
D'une certaine manière, on constate que cette approche consensuelle se heurte à l'approche hiérarchique. On le voit même au Canada avec les peuples autochtones et l'approche occidentale traditionnelle. Cette tendance naturelle, cette croyance traditionnelle dans la valeur du consensus, est un excellent indicateur de réussite.
Le sénateur Di Nino : Permettez-moi d'aborder la question de manière différente, si vous le permettez. Ma question faisait suite aux deux derniers commentaires que vous aviez faits sur les raisons pour lesquelles nous y attachons tant d'importance. Kofi Annan et la Commission Blair pour l'Afrique parlent de bonne gouvernance. Kofi Annan a dit que la bonne gouvernance est peut-être la principale garantie de l'éradication de la pauvreté et de la promotion du développement. Il y a aussi cette déclaration de la Commission pour l'Afrique qui dit que sans progrès dans l'exercice des pouvoirs, toutes les autres réformes constitueront des mesures limitées.
L'aide du monde extérieur à l'Afrique devrait-elle être liée à la bonne gouvernance? Devrait-elle y être liée d'une certaine manière pour s'assurer que ceux qui sont au sommet partagent cette aide avec ceux qui en ont peut-être le plus besoin? C'est ce qui m'a amené à poser cette question.
Mme Marshall : J'ai un bref commentaire à faire à ce sujet. Le gouvernement fédéral se demande en ce moment si l'aide au développement ne devrait pas être dirigée vers ces pays qui se sont rapprochés un peu plus de la bonne gouvernance. Je ne devrais pas me prononcer sur cette question.
Cependant, je crois que nous aurions tort de dire que nous n'aiderons pas les pays qui ne se seront pas engagés résolument dans la voie de la bonne gouvernance, parce qu'il vous faudra alors décider ce qui constitue une bonne gouvernance. Peut-être que certains éléments dont j'ai parlé sont suffisants pour entamer le processus, pour entreprendre des choses. Si l'on attend la perfection dans la gouvernance de tout pays, dont le nôtre, nous allons attendre longtemps.
Voilà pourquoi je préfère m'en remettre aux principes qui fondent la bonne gouvernance et qui peuvent y conduire. Si nous collaborons avec les pays qui décident de s'engager dans cette voie, d'adopter ces principes et de les traduire en action, et que cela a un effet sur les interactions à l'intérieur du pays, celui-ci aura de meilleures chances de succès.
La Banque mondiale n'a pas d'antécédents parfaits non plus, mais elle a produit récemment des indicateurs de gouvernance très intéressants qui, depuis quelque temps, commencent à démontrer que certains de ces principes conduisent bel et bien à une qualité de vie supérieure.
Le sénateur Di Nino : M. Ngoy voudrait peut-être dire un mot à ce sujet.
[Français]
M. Ngoy : Je reviens sur le point soulevé concernant la question de la culture. Les cultures évoluent. Les cultures africaines ne sont pas dans un carcan de régression. Dans les recherches que je fais à ce sujet, il m'est arrivé de constater que dans l'une des langues africaines, le mot « tyrannie » est synonyme de « cruauté ». Je me suis donc dit qu'un tyran est un cruel.
Dans quelle société peut-on admettre l'existence d'un cruel? Mon collègue a parlé du rôle de chef traditionnel. Ce rôle est prépondérant. Quand on va plus loin, on constate la divergence entre ce qu'était le rôle du chef traditionnel et le rôle des dirigeants actuels.
Pour être chef traditionnel, la première responsabilité reste de veiller au bien-être social des populations du village. Aujourd'hui, nous voyons des présidents qui sont tout à fait insensibles à la misère de leur population. Est-ce cela la culture? Non, ce sont des déviations, mais dans le mauvais sens. Ce sont ces personnes qui parlent beaucoup parce que les chefs traditionnels restent dans leur village et ils ne peuvent pas dire ce que la population fait. Et qu'est-ce que disent ceux qui parlent? Ils répondent que c'est comme cela dans leur culture. C'est facile de l'admettre parce que ce sont eux qui rencontrent les gens.
Il faut aller plus loin et creuser pour trouver la réalité. C'est pour cela qu'on dit que les cultures et les traditions ne sont pas un frein au développement, à la gouvernance et à la démocratie. Mais comment se fait le consensus? Il se faisait dans les sociétés traditionnelles. Cela ne se fait plus aujourd'hui.
[Traduction]
Le président : J'ai une question à poser avant de céder la parole au sénateur Gustafson. Nous voudrions tous que les pays aient de bons gouvernements ou une bonne gouvernance, peu importe comment vous appelez cela. Cependant, il me semble que le problème est le même que nous avons eu dans le monde occidental où, à la fin du XVIIIe siècle, on a assisté à un déplacement sans précédent du pouvoir politique en Angleterre, les grands propriétaires terriens ayant perdu le pouvoir aux mains des nouveaux capitaines de l'industrie. Nous savons tous qu'en 1790, la démocratie n'existait pas en Angleterre. Les dés étaient toujours pipés. Les députés achetaient et revendaient leurs circonscriptions. Cela a changé avec l'accroissement de la richesse et la migration des gens vers les villes.
Nous connaissons tous la grande loi de réforme, les autres lois de réforme qui ont suivi et tout cela. Il est tout simplement absurde de dire que nos sociétés accueillantes et démocratiques reposent sur une longue tradition. Il me semble que dans notre monde à nous, tout est lié à la richesse. C'est la richesse qui a provoqué les changements.
Comme M. Ngoy l'a si bien dit, les gens ne mangent qu'un jour sur deux parce qu'il n'y a pas de richesse. En fait, on pourrait dire qu'il y a moins de richesse qu'autrefois. Les gens se regroupent pour s'enrichir. En Amérique latine, par exemple, on s'engage dans l'armée parce que celle-ci vous permet de sortir du monde dur et brutal dans lequel vous êtes né. Les gens se regroupent pour former un parti politique, qui devient un groupe très uni. Quand il n'y a pas d'argent, les gens se constituent en petits groupes et s'emparent du peu qu'il y a.
Y a-t-il une solution à cela dans un pays pauvre, autre que la solution qu'a employée le monde occidental, à savoir la révolution industrielle? Notre société est essentiellement le fruit de la révolution industrielle.
On voit cela non seulement en Afrique mais aussi au sud du Rio Grande, une région que je connais très bien. Là-bas, les pays sont dirigés par des groupes. La seule raison pour laquelle ils font cela, c'est parce qu'il n'y a rien là-bas. En s'unissant pour former un groupe quelconque, ils s'emparent de ce qu'ils peuvent. Y a-t-il une solution à cela autre que l'accroissement de la richesse du pays? Si cela ne supprime pas la tentation, du moins, cela facilite la création d'un équilibre. Y a-t-il une solution? Allez-vous installer la transparence et la bonne gouvernance, ces choses que nous voulons tous, dans un pays où les gens ne mangent qu'un jour sur deux?
M. Prempeh : Monsieur le président, vous avez mis le doigt sur une des ironies de la situation africaine. L'Afrique est un continent riche. Certains pays africains sont riches, par exemple, le Nigeria et le Ghana. Ils ont les ressources voulues pour créer la richesse. Les élites de ces pays africains commencent maintenant à employer des termes comme « la création d'une société de propriété ». Le problème, c'est que la richesse qui est créée n'est pas distribuée également. Au contraire, la richesse qui est créée est accaparée par l'élite de la société. Par conséquent, le problème n'est pas la création de la richesse comme telle. La richesse est créée. La question est de savoir comment cette richesse est distribuée.
Voilà pourquoi ce que mon collègue a dit plus tôt est très important. Pourquoi les gens participent-ils au gouvernement, par exemple? Pourquoi veulent-ils être aux commandes de l'État? C'est parce que cela leur permet de s'enrichir aux dépens des simples citoyens. Certains parlent ici d'un État vampire, qui dévore toute la richesse et la redistribue au sein de l'élite de la société.
Nous devons songer à créer un juste équilibre entre l'État et la société civile. Nous devons responsabiliser les simples citoyens et la société civile afin que ceux-ci fassent contrepoids à l'État. L'État lui-même ne peut pas créer la richesse au sein des pays africains. Le secteur privé doit jouer un plus grand rôle.
On parle de corruption et du rôle que les élites jouent à ce niveau, mais on oublie parfois les problèmes que pose la gouvernance des sociétés. Les multinationales — canadiennes, américaines, britanniques et françaises — présentes en Afrique pratiquent la corruption. Ce sont elles qui versent ces commissions de 10 p. 100. Quand on parle de gouvernance, il faut aussi parler de la bonne gouvernance des entreprises et de ces bonnes entreprises citoyennes qui doivent avoir le sens de la responsabilité sociale.
Comment une entreprise minière peut-elle s'installer dans une région rurale obscure, en extraire tous les diamants et tout l'or et laisser derrière elle un désastre écologique? C'est inacceptable, et pourtant, cela se voit tous les jours en Afrique.
Nous devons nous attaquer aux problèmes au sommet. Dans mon allocution liminaire, j'ai dit qu'il était très important pour nous de trouver une autre façon de canaliser notre aide, de manière à ne pas passer par les gouvernements. Au Canada, on dit qu'il faut diriger l'aide vers les gouvernements afin que ceux-ci aient le sentiment qu'ils s'approprient le processus. Je ne cesse de demander aux gens : « s'approprier quoi? » Si vous ne développez pas de capacité au sein des ministères et que vous transférez des fonds à ces mêmes ministères, ces fonds vont disparaître parce qu'il n'y a pas de capacité à ce niveau. La capacité humaine est là, mais elle n'a pas été développée d'une manière telle que l'on pourrait tirer parti des ressources qui sont débloquées.
Parlons de la création d'une nouvelle société de propriété, mais éradiquons la corruption non seulement au niveau des élites, mais aussi dans la gouvernance des entreprises. Responsabilisons les simples citoyens et la société civile, mais ne tombons pas dans cette vision romantique de la société civile. Il est essentiel d'instaurer un juste équilibre entre l'État et la société civile afin que chacun puisse faire contrepoids à l'autre. C'est l'un des moyens les plus sûrs d'avancer.
Le sénateur Gustafson : Je n'ai pas de solution magique à ces problèmes complexes, mais je ne suis pas tout à fait d'accord avec le sénateur Stollery. Je crois que le Canada et l'Amérique sont nés du fait que l'Europe a conclu que, sans une forte base agricole capable d'alimenter la population, on a un problème énorme.
Je suis allé en Afrique trois fois. Ma famille a soutenu des orphelinats et s'y est engagée de diverses autres manières. Quand j'y suis, je me demande ce qui pourrait bien encourager les jeunes de là-bas à produire les aliments dont le pays a besoin. Travailler la terre, c'est dur. J'ai travaillé la terre toute ma vie, et je sais que c'est dur. Au Canada et aux États-Unis, les jeunes ne veulent pas travailler la terre. Nous allons éprouver des ennuis si cette tendance se maintient. Mes petits-fils ne savent pas ce que c'est que de travailler la terre, et nous essayons de résoudre tous les problèmes par l'éducation. Ils sont bien scolarisés et donc ils veulent un bon emploi de col blanc dans un bureau, peut-être comme ingénieur pour le compte d'une société pétrolière où l'on peut vraiment gagner de l'argent. On ne peut pas blâmer les jeunes de vouloir cela. Je constate qu'il n'y a pas d'avenir pour les jeunes en agriculture.
Tout au long de leur histoire, les Américains se sont battus pour leurs campagnes. Peu importe d'où sont les sénateurs, ils vont se battre pour les campagnes. Très franchement, nous n'avons pas ce genre de dévouement au Canada. Mais ce dévouement existe en Europe. J'y suis allé trois fois, et les gens du milieu agricole vous diront qu'ils ont connu la faim en Europe. Ils nous prenaient pour des Américains et nous disaient que nous ne savons pas ce que c'est que la faim. Comment allez-vous développer une base agricole pour nourrir cette partie du monde? Mon fils est allé là-bas avec la Canadian Food Grain Bank. Il dit que le sol y est très fécond. Au Canada, on a du mal à faire pousser des choses. Comment peut-on développer une base agricole et mettre en place des gens qui la géreront?
Le président : Je tiens à rappeler au sénateur que nous disposons d'informations très complètes sur l'agriculture africaine, comme en témoignent les procès-verbaux du comité. Cependant, les témoins que nous avons aujourd'hui sont ici pour parler de la gouvernance en Afrique.
Le sénateur Gustafson : Ces personnes se sont penchées sur l'ensemble de la situation en Afrique, si on veut. Vous devez avoir quelque chose à dire à ce sujet.
[Français]
M. Ngoy : La question de l'agriculture est l'un des grands paradoxes africains. Nous avons des pays où il pleut toute l'année, d'autres pays où il y a une saison sèche et une saison des pluies, et il est possible d'avoir trois ou quatre récoltes dans une année. Il est toujours très troublant de voir une population mourir de famine.
Il y a des explications et des exemples. Vous parliez des jeunes gens des États-Unis ou du Canada qui ne regardent pas tellement l'agriculture d'un bon œil, qui veulent faire de bonnes études et avoir de bons postes. Ce qui se passe en Afrique est un peu différent. Il ne se fait aucun investissement dans l'agriculture, source de richesses énormes. L'agriculture est restée dans le mode de subsistance. Aucun investissement n'y est fait. Ce n'est que la corvée d'une journée entière, une houe à la main et le dos tourné au soleil. Un père, une mère, une famille de dix enfants ne peut pas produire assez de nourriture pour 12 personnes. Aucun investissement ne se fait. Dans certains cas, on donne l'impression aux populations que manger ce qui est importé, c'est une façon d'être civilisé. Mais alors, les produits qui sont importés coûtent tellement cher qu'ils ne sont pas à la portée de la bourse du citoyen moyen. Et il y a toujours une clique qui veut s'enrichir là-dessus. En conséquence, il y a des gens qui ne mangent pas. Et même s'ils ont un petit champ, à quelque deux, trois kilomètres de leur maison, il n'y a pas moyen de produire assez. Le système en place ne favorise pas du tout l'agriculture. Dans le mode de subsistance, s'il n'y en a pas pour ma propre famille, je n'en donnerai pas à mon voisin. La population est en train de grossir — nous parlons d'explosion démographique —, mais je pense qu'à l'impossible, nul n'est tenu.
Il y a des perceptions qui remontent à longtemps. Je me rappelle qu'au premier gouvernement issu de l'indépendance, au Congo, un des leaders qui avait négocié l'indépendance en Belgique, lorsqu'est venu le moment d'entrer au gouvernement, a refusé le poste de ministre de l'Agriculture en disant qu'il ne pouvait pas accepter d'être le ministre des cultivateurs.
Dans de telles conditions, depuis l'indépendance jusqu'à ce jour, si aucun investissement n'est fait — et nous avons l'explosion démographique —, la famine va frapper et très fort.
[Traduction]
Le sénateur Nancy Ruth : J'ai trois questions. La première porte sur l'aide au développement que ne reçoivent pas les pays qui n'ont pas un certain niveau de gouvernance. Quel est en est le coût humain pour les pays auxquels cela s'applique, et quel en est le coût pour les ONG?
Ma deuxième question porte sur le transfert de leadership des ONG vers les gouvernements ou leurs organismes ou autres instruments de gouvernance. Il faut alors créer un niveau entièrement nouveau de leadership, ce qui est parfois une bonne chose et parfois non. Comment assurer la gouvernance à ce niveau lorsqu'il faut des chefs pour bâtir d'autres régions du pays?
Ma troisième question porte sur ce que vous avez dit à propos de l'équilibre entre la société civile et le gouvernement. Pouvez-vous nous parler de cet équilibre? C'est peut-être une balançoire à bascule.
Mme Marshall : Il y a lieu de croire que ce n'est pas toute l'aide au développement qu'on refuse à un pays. Si un pays donateur décide de rediriger ses fonds dans une certaine direction, cela ne veut pas dire que le pays bénéficiaire se retrouve les mains vides. Il serait difficile pour ces pays d'opérer le genre de changements dont mes collègues ont parlé aujourd'hui sans une assistance ou des ressources de l'extérieur.
La question du transfert de leadership de la société civile vers les gouvernements est des plus intéressantes. Je sais que cela s'est passé, particulièrement en Afrique du Sud. Avant la prise du pouvoir par le Congrès national africain, il n'y avait aucun dirigeant noir au gouvernement, mais ceux-ci étaient extrêmement actifs dans la société civile ou dans la clandestinité ou ailleurs. Je crois comprendre qu'il y a eu tout un changement au sein du gouvernement parce que ces gens savaient comment s'organiser, avaient des appuis et des réseaux et étaient souvent scolarisés. Ils ont pu prendre leur place dans la fonction publique ainsi qu'au niveau politique, laissant derrière eux une société civile éviscérée, et c'est ce à quoi vous faites allusion, je crois.
Il devient absolument essentiel pour ces nouveaux chefs, qui doivent savoir d'où ils viennent, de retourner à leurs racines et de rebâtir les capacités des organisations qu'ils ont laissées derrière. On n'aurait peut-être pas besoin de tout le monde, ce ne sont pas toutes les organisations qui en auraient besoin, mais il ne faut pas sous-estimer la contribution des gouvernements à l'édification des capacités dans la société civile. Il y a déjà fort longtemps que nous faisons cela ici. Les gens s'imaginent parfois que le gouvernement se tire dans le pied en soutenant une société civile qui lui fait la vie dure, mais cela vous conduit à un meilleur équilibre. J'ai la certitude que les autres témoins ont des commentaires à faire à ce sujet.
Pouvez-vous répéter votre question sur l'équilibre, s'il vous plaît?
Le sénateur Nancy Ruth : Vous avez parlé de l'équilibre entre la société civile et le gouvernement, et vous avez dit qu'il faut qu'il y ait un équilibre. Qu'il ne faut pas avoir une vision trop romantique de la société civile; qu'il ne faut pas penser que le gouvernement va tout faire. Vous parlez de quelque chose entre les deux. Qu'est-ce qu'il y a entre les deux? Dites-le-moi. Donnez-moi un cours à ce sujet.
Mme Marshall : La notion d'équilibre ici consiste à faire entendre des idées et des voix différentes. N'oubliez pas que le secteur privé peut aussi faire entendre sa voix ici. Je dis seulement que si le gouvernement assume toute la responsabilité pour corriger tous les torts de la société, il aura énormément de mal à y arriver. Au Canada, nous nous appuyons énormément sur des organisations de la société civile pour mettre en œuvre des programmes et des services. Nous comptons énormément sur ces mêmes organisations pour nous informer sur ce qui se passe à la base, et l'action part du terrain et non des tours d'ivoire où l'on élabore des politiques.
Si nous avions compté seulement sur les 170 000 fonctionnaires fédéraux, par exemple, pour faire tout ce travail, notre État ne pourrait pas faire grand-chose. Nous ne reconnaîtrions pas le talent et l'énergie que l'on trouve dans ces autres secteurs de la société. Ce n'est pas toujours le gouvernement qui crée le changement et le progrès. Il y a des tas de choses qui sont faites par la société civile, qui agit de son propre chef, sans recourir au gouvernement. Si la société civile est très faible dans un pays, il faut alors peut-être faire un effort pour l'amener à mieux comprendre la manière dont les décisions gouvernementales sont prises, de telle sorte que les membres de la société civile auront la chance de contribuer au dialogue et de faire entendre leur voix.
Le sénateur Nancy Ruth : Qui finance cela?
Mme Marshall : C'est souvent le gouvernement, et souvent des donateurs de l'extérieur. Les donateurs travaillent souvent fréquemment avec les organisations de la société civile de nos jours.
Le président : Je sais que le sénateur Corbin veut poser une question.
Le sénateur Di Nino : Pouvons-nous entendre les autres témoins sur ces questions?
[Français]
M. Ngoy : Juste un petit mot au sujet de cette question d'équilibre entre la société civile et le gouvernement. Je reviens sur la question de concept. Comme ma collègue vient de le dire, il y a des pays où la société civile ne s'est pas tellement développée.
Il y a moyen d'aider les personnes à pouvoir comprendre le principe même de société civile. J'ai entendu dire d'une autorité : « Qu'est-ce que cette histoire de donner de l'importance à une société civile? » Cette autorité qui le disait est arrivée au pouvoir parce qu'elle était dans une bande armée. C'est la banalisation d'un concept aussi important qui est à la base de l'affranchissement de la population. Il y a une façon de leur permettre de comprendre le processus des formations et de l'élaboration des politiques publiques. Les gens s'organisent en groupe de pêcheurs — de ceci et de cela — et de cette façon, ils peuvent veiller à leurs intérêts. Cependant, si l'autorité qui est là et qui peut les aider comprend le mot « civil » en opposition avec l'armée, alors nous avons un gros problème. C'est une question de pouvoir compter sur ceux qui le savent, et comme ma collègue l'a dit, le rôle de pays donateur est important.
Le sénateur Robichaud : Nous entendons souvent les mêmes commentaires. Je me rapporte, madame Marshall, à vos commentaires liminaires qui portent sur l'étude de la Banque mondiale. Kofi Annan dit que la bonne gouvernance est la principale garantie. Plus loin, on parle de la prise en compte de la culture, des valeurs et des traditions.
Lorsque nous, les pays donateurs, arrivons à ces conclusions, est-ce que nous faisons vraiment des efforts pour les mettre en pratique ou se contente-t-on simplement de dire : « On devrait faire cela d'une certaine façon » et que, par après, cela reste un rapport sur l'étagère?
Regardez la Banque mondiale. Des représentants sont venus nous dire que dans certains pays, les interventions de cette banque avaient complètement outrepassé les besoins des habitants de se nourrir. On avait complètement passé outre les traditions, et en fait, la majorité des pays étaient plus pauvres. Est-ce que nous essayons d'aller dans la direction des déclarations que nous faisons? Agissons-nous de la façon dont nous devrions le faire?
Cela vous faire sourire, madame.
[Traduction]
Mme Marshall : Je préfère sourire.
Même la Banque mondiale peut changer, tout comme les cultures évoluent. Je me rappelle avoir pris part au début des années 1990 à ce qui est devenu une rencontre houleuse des diverses factions au sein de la Banque mondiale elle- même lors d'une conférence, où un camp prenait à partie l'autre camp parce qu'il avait osé inscrire l'éthique à l'ordre du jour. On disait que c'était une affaire interne pour les pays et que la Banque mondiale n'avait pas d'affaire à les conseiller sur l'éthique.
Comme on le sait, cela a changé et la question de l'éthique — la corruption, la reddition de comptes et la transparence — est avantageusement inscrite au programme de la Banque mondiale. Autrefois, la Banque mondiale concentrait presque entièrement toute son action sur l'aspect économique du développement, la modification des banques, la modification de la structure financière du pays, et il est vrai que cela est très important. Cependant, la Banque aussi commence à mieux comprendre l'importance de la gouvernance, la nécessité d'aider les divers acteurs de la société à collaborer afin de prendre des décisions.
Mme Marshall : Tout cela a l'air si simple. Ce n'est pas le cas. Le diable se niche dans les détails lorsqu'il s'agit des principes que j'ai mentionnés. Cela est facile à dire, mais à cause de l'influence de la culture, il est difficile de mettre ces principes en œuvre dans un seul pays, et c'est encore plus difficile s'il y en a plusieurs.
Le fait que la Banque mondiale mène en ce moment des études sur les indicateurs de gouvernance prouve qu'elle a changé de ton et qu'elle a une vision plus holistique des choses.
M. Prempeh : J'ajouterai seulement que plus la Banque mondiale se rend compte qu'elle a commis des erreurs par le passé, plus elle insiste pour faire les mêmes choses.
Le président : Pouvez-vous répéter cela, s'il vous plaît?
M. Prempeh : Plus la Banque mondiale se rend compte qu'elle s'est trompée par le passé, plus elle exige des gouvernements africains qu'ils maintiennent les mêmes mesures qui les ont mis dans le pétrin. Je ne crois pas que la Banque mondiale ait appris quoi que ce soit ou qu'elle mette en place de nouveaux mécanismes ou de nouvelles politiques. Je ne crois pas qu'elle fait cela.
C'est pourquoi j'ai dit que le temps des discours est révolu. Ce qu'il faut maintenant, c'est agir. On ne peut produire sans cesse de nouveaux rapports et de nouvelles études qui confirment tout ce que les critiques ont dit par le passé : les pauvres s'appauvrissent quand on met en œuvre de telles mesures.
Il y avait autrefois des conseillers agricoles qui aidaient les fermiers directement à accroître la production, mais ceux- ci ont été retirés dans le cadre des compressions qu'exigeaient les aménagements structurels. Quel en a été le résultat? Il y a eu diminution de la production alimentaire dans ces régions d'où ont été retirés les conseillers agricoles. Cependant, la Banque mondiale ne semble pas en avoir tiré la moindre leçon. Les banques parlent de délaisser la production alimentaire en faveur de la production commerciale. Ce sont les mêmes politiques qui ont été mises en œuvre pendant plus de 50 ans. Rien n'a changé.
Je n'écoute pas la Banque mondiale avec beaucoup de sympathie lorsqu'elle dit qu'elle a appris quelque chose de nouveau, même si je ne cesse d'être attiré par certaines de ses activités. J'ai pris part à une conférence vidéo avec la Banque mondiale le 24 mai 2005 où il était question du rôle que les communautés de la diaspora africaine peuvent jouer. Tout à coup, la Banque mondiale semble s'intéresser beaucoup à nous. Elle a de l'argent, elle veut réunir un groupe de gens comme nous à Washington en juin. Elle veut organiser une conférence des donateurs cette année et elle parle d'exploiter les capacités humaines de la diaspora africaine. Si vous nous invitez ici dans un an ou deux, nous parlerons encore des plans d'action qui ramassent encore de la poussière sur les tablettes de la Banque. Il faut cesser de parler de mise en œuvre si nous voulons changer l'avis des gens qui vivent sur le continent africain.
[Français]
M. Ngoy : Je veux faire un commentaire sur ce que viennent de dire mes collègues. Il y a eu beaucoup de critiques à l'endroit de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international pour son programme d'ajustement structurel. Les mêmes choses se sont répétées, comme mon collègue vient de la dire, au cours des cinquante dernières années. Ce sont des institutions mais, et je ne dis pas que c'est une solution facile, il y a moyen de les considérer comme elles sont. Elles n'ont jamais été changées par les critiques formulées contre elles. Elles sont là et elles continuent d'une manière ou d'une autre. C'est là que je vois que, un pays comme le Canada, qui à sa propre sensibilité, qui ne perd pas de vue son humanisme, peut ajouter sa voix et, certainement, comme ma collègue Claire Marshall l'a dit, tout change. Même la Banque mondiale peut changer. Tout simplement par le nombre de pressions exercées aussi sur elle. Les critiques, quand elles sont constructives, changent le monde.
Le sénateur Robichaud : Si nous pouvons continuer dans cette veine, ma question était : est-ce que nous faisons suffisamment d'interventions auprès de ces institutions pour les inviter à changer, peut-être, leur façon d'agir plus rapidement? Il ne faudrait pas que la critique vienne simplement des pays qui sont sujets aux mesures imposées par la banque, mais aussi par les pays donateurs qui, peut-être, voient leur intervention réduite parce que certaines politiques de la banque ne favorisent pas l'intervention du Canada. Est-ce qu'on met suffisamment de pressions sur ces institutions pour provoquer un changement?
M. Ngoy : Je suis tout à fait d'accord avec vous. Peut-être qu'on peut dire que, il y a quelques décennies, les critiques n'étaient pas aussi sévères qu'aujourd'hui. Mais il y a toujours de la place pour faire entendre davantage la voix de la raison. Une critique constructive peut tomber dans l'oreille d'un sourd, mais un jour elle va surgir parce que c'est la raison et que la raison ne meurt pas. La Banque mondiale peut ne pas y faire attention, mais un jour elle se rappellera : « le Canada nous avait prévenus ». Si les critiques ne sont pas aussi solides maintenant, je crois qu'il y a moyen de les solidifier un peu pour faire entendre la voix de la raison.
[Traduction]
Mme Marshall : Il y a environ un an, le ministère du Développement international du Royaume-Uni nous a demandé d'examiner la gouvernance de la famille de la Banque mondiale et des organisations des Nations Unies.
Le gouvernement britannique voulait s'assurer que ses représentants aux conseils de ces organisations reconnaissaient les bonnes pratiques de gouvernance et pouvaient les encourager, le cas échéant, et donner un coup de pouce pour qu'on améliore les pratiques ailleurs. Tout cela dans le cadre de la Banque mondiale et de la famille des organisations de l'ONU. C'était une manière de s'y prendre assez créative parce que les conseils de ces organisations comprennent un grand nombre de pays différents qui essaient de travailler ensemble, et les pratiques pour l'embauche, le recrutement et la manière dont les propositions sont présentées et jugées ne sont pas toujours tout à fait transparentes.
Je ne suis pas sûre qu'il y ait eu des changements en profondeur dans la manière dont les représentants britanniques au sein de ces conseils mènent leurs affaires ou administrent leur influence, mais j'ai pensé que ce serait intéressant pour les membres canadiens des conseils d'examiner cela également.
Le président : Je rappelle à tous que nous avons entendu devant le comité M. Masse, qui est directeur de la Banque mondiale, et qu'on nous a suggéré d'aller à Washington.
Nous n'avions pas l'intention d'y aller, mais après avoir entendu ce que Mme Marshall avait à dire, nous aimerions voir de plus près ce que font nos administrateurs et comment tout cela fonctionne. Certains membres du comité ont des questions semblables à poser là-dessus. À bien des égards, tout découle du dossier de l'agriculture. La Banque mondiale demande aux pays africains de mettre en pratique des politiques agricoles que les membres de la Banque mondiale ne suivent pas eux-mêmes. Nous voudrions en savoir un peu plus là-dessus.
[Français]
Le sénateur Corbin : En 1999, j'avais fait une intervention sur l'Afrique suite à un voyage officiel avec le Gouverneur général du Canada. J'ai osé dire que :
L'Afrique est toujours à la recherche de ses formules démocratiques.
J'ai également cité une personne du nom de Sadikou Ayo Alao, président du Groupe d'étude et de recherche sur la démocratie et le développement économique et social en Afrique, qui mettait en garde un groupe de parlementaires en réunion au Gabon contre le danger du « colonialisme parlementaire » et je le cite :
Au-delà des principes universels de la démocratie, il reste suffisamment de place pour permettre à chaque modèle constitutionnel et institutionnel de porter la marque du peuple auquel il est destiné, compte tenu de son histoire, de sa culture et de ses réalités socioéconomiques.
Donc, il n'est pas indispensable de se référer à un modèle quelconque pour mettre sur pied une constitution et des institutions démocratiques. L'essentiel doit être la permanence de la recherche dans notre démarche en matière de développement démocratique et économique.
J'aimerais avoir vos commentaires quant à ces propos et je me citerai encore une fois — tout en m'excusant — en parlant de la liberté de presse en Afrique. J'ai osé dire :
Si on veut atteindre une authentique transparence, il faut qu'on accorde, une fois pour toutes, une véritable liberté de parole aux journalistes, qu'on cesse l'emprisonnement arbitraire, quand ce n'est pas l'assassinat pur et simple des journalistes et il ne peut y avoir d'authentique démocratie sans une authentique liberté d'expression de tous les éléments constituants de cette démocratie, la presse incluse.
En examinant vos organigrammes sur la gouvernance, je remarque que vous avez placé les médias au centre des garanties pour une bonne gouvernance. J'aimerais avoir des commentaires de part et d'autre sur ce que j'avais dit en 1999. J'aimerais savoir ce qui a changé et ce qui est resté inchangé, si on s'aligne vers une liberté d'expression authentique en Afrique.
Je sais qu'il existe des reculs à certains endroits, mais dans l'ensemble, y a-t-il eu progrès ou non?
M. Ngoy : Sénateur Corbin, vos citations m'ont profondément touché, entre autres le cas du journaliste qui a été tué au Burkina Faso. En 2001, la revue Savante histoire anthropologique, publiée par l'éditeur français L'Harmatan, a écrit un ouvrage intitulé Développement et mal-développement et l'a dédié à ce journaliste qui a été brutalement tué au Burkina Faso.
En Afrique, on entend toutes sortes de déclarations que je qualifie parfois d'usage abusif des mots. Des gens donnent parfois à la démocratie toutes sortes de colorations et utilisent des adjectifs qui ont pour effet de déformer les mots.
Il y a en Afrique une sorte de contradiction flagrante. Les pays, tels que nous les avons aujourd'hui, ne sont pas les structures anciennes d'avant 1885. Nous avons des entités, des pays qui doivent être organisées selon un certain modèle.
Le modèle d'un pays est venu, bien entendu, de la colonisation, mais comment peut-on accepter d'avoir un pays et de retourner dans une structure tout à fait non opérationnelle pour un pays, pour un État? Si la démocratie a fait ses preuves ailleurs, la rejeter d'emblée, sans pouvoir comprendre ce qu'elle peut apporter comme avantages, c'est peut- être un excès de trop.
Très souvent, en visitant l'Afrique, on rencontre des officiels proches du pouvoir et qui expriment, d'une manière ou d'une autre, le point de vue du pouvoir qu'ils représentent. Et souvent, c'est là que survient la dénaturation des choses.
La presse est importante, elle fait partie du travail que beaucoup d'autres ont fait, le rôle des écrivains, parce qu'il n'y a personne qui accepte de lire son nom dans un journal sur ce qu'il a fait, surtout lorsque c'est quelque chose de mauvais. Sachant cela, le pouvoir, qui fait toujours mal ces choses, n'admet pas qu'il existe une presse parallèle ou s'il en existe une, c'est une presse qui est acquise au pouvoir, et qui constitue, en fait, son organe de propagande. C'est cette propagande, avec les moyens dont elle dispose, qu'on entend un peu partout et en visitant un pays, on n'entend pas la voix de la majorité qui est réduite au silence.
C'est ainsi que certaines déclarations qui sont faites doivent être prises avec un certain degré de prudence parce que nous ne savons pas pour qui la personne qui l'a faite joue.
La démocratie a fait ses preuves. Si nous parlons aujourd'hui de l'Afrique, c'est parce qu'un grand problème se pose à l'intérieur de ce continent. Et au lieu de parler de possibilités, de développement, de moyens de bâtir un monde meilleur, nous sommes en train d'essayer des solutions et de se demander ce qui ne va pas.
Qu'est-ce qui ne va pas? À la base, dans cette question, il y a une cause. Le progrès en ce qui a trait à la liberté de presse n'est pas aussi considérable et il y a encore beaucoup à faire dans ce domaine. Les pressions qui peuvent venir de pays où on reconnaît le pouvoir et l'utilité de la presse sont importantes. L'Association internationale des journalistes fait des pressions, souvent un peu tard après les faits, mais au moins il y a quelque chose qui se fait. Et en montrant un pouvoir sur ce méfait à l'endroit des journalistes, je pense que ce pouvoir ne reçoit pas bonne presse. Ces efforts doivent se poursuivre.
[Traduction]
Le sénateur Gustafson : Le sénateur Corbin a posé la question que j'allais poser au sujet de l'absence de couverture médiatique dans les pays occidentaux. Vous avez parlé des médias locaux. Si quelque chose arrive en Afghanistan, nous le savons dès le lendemain matin. Nous savons combien ont été tués, combien d'appareils ont été abattus, et cetera. Des atrocités peuvent survenir en Afrique et nous ne l'apprenons que beaucoup plus tard. Les médias occidentaux craignent-ils pour la vie de leurs journalistes s'ils vont enquêter là-bas, ou enfin quel est le problème?
M. Prempeh : Je ne pense pas que les journalistes occidentaux craignent pour leur vie. C'est à cause de la marginalisation de l'Afrique. Ce n'est pas jugé digne d'être publié. Comme vous l'avez dit, quand quelque chose arrive en Afghanistan, nous l'apprenons dans les heures ou même les minutes qui suivent. Quand quelque chose arrive en Afrique, personne ne semble s'en soucier. Le continent a été marginalisé et l'on ne juge pas qu'il vaut la peine d'en parler dans les bulletins de nouvelles. Tant que cette mentalité ne changera pas, l'Afrique n'aura aucune couverture dans les médias ici.
Quand l'Afrique est frappée par une catastrophe naturelle, les médias s'en mêlent et nous voyons alors des images d'enfants qui meurent de faim à la télévision et dans les journaux. Mais que fait-on des bonnes nouvelles? La presse devrait nous raconter les belles histoires, car il se passe de belles choses en Afrique.
Le sénateur Gustafson : Nous avons le même problème ici.
M. Prempeh : Le fait que la plupart des pays d'Afrique soient passés d'un gouvernement autoritaire à un gouvernement démocratique, c'est une bonne nouvelle et nous devons répandre la bonne parole pour que tous sachent ce qui se passe.
On a posé tout à l'heure une question sur les modèles de démocratie. Nous devons revenir aux cinq principes dont Mme Marshall a parlé. N'importe quel système démocratique doit respecter les cinq principes de la légitimité et la voix, la direction, le rendement, la reddition de comptes et l'équité.
Le président : Nous savons bien que c'est une question difficile. Nous vous remercions. Vos propos ont été des plus intéressants et nous avons beaucoup appris.
La séance est levée.