BIENS IMMOBILIERS MATRIMONIAUX DANS LES RÉSERVES : TOUJOURS EN ATTENTE
Rapport du Comité sénatorial permanent des droits de la personne
Quatrième rapport
Présidente : L’honorable Raynell Andreychuk
Vice-présidente : L’honorable Landon Pearson
Décembre 2004
L’honorable Raynell Andreychuk, Présidente
L’honorable Landon Pearson, Vice-présidente
et
Les honorables sénateurs :
* Jack Austin, c.p. (ou William Rompkey, c.p.)
Sharon Carstairs, c.p.
Marisa Ferretti Barth
Marjory LeBreton
* Noel A. Kinsella (ou Terrance R. Stratton)
Rose-Marie Losier-Cool
Donald H. Oliver
Vivienne Poy
* Ex Officio Membres
Personnel du Service d’information et de recherche parlementaire de la Bibliothèque du Parlement:
Laura Barnett, attachée de recherche
Marlisa Tiedemann, attachée de recherche
Line Gravel
La greffière du Comité
Extrait des Journaux du Sénat du mercredi 3 novembre 2004 :
L’honorable sénateur Andreychuk propose, appuyée par l’honorable sénateur Oliver,
Que le Comité sénatorial permanent des droits de la personne soit autorisé à inviter le ministre des Affaires indiennes et du Nord accompagné de ses hauts fonctionnaires à comparaître devant le comité afin de faire une mise à jour sur les actions prises par le ministère concernant les recommandations incluses dans le rapport du Comité intitulé Un toit précaire : Les biens matrimoniaux situés dans les réserves, déposé au Sénat le 4 novembre 2003; et
Que le Comité poursuive une surveillance des développements et soumette son rapport final au plus tard le 31 mars 2005.
La motion, mise aux voix, est adoptée.
Le greffier du Sénat
Paul Bélisle
Dans la foulée de son étude de 2003 sur les biens fonciers matrimoniaux situés dans les réserves, le Comité sénatorial permanent des droits de la personne présente aujourd’hui son plus récent rapport et ses recommandations sur cette question très préoccupante . Le Comité avait déjà déposé, en novembre 2003, son rapport intérimaire intitulé Un toit précaire : Les biens fonciers matrimoniaux situés dans les réserves. Ce rapport faisait état des conditions déplorables dans lesquelles vivent souvent les femmes autochtones et leurs enfants et insistait aussi sur les interventions nécessaires pour remédier à la situation quand aucune disposition législative fédérale ou provinciale n’existe pour protéger les biens fonciers du conjoint.
Le rapport d’aujourd’hui fait fond sur le précédent et donne l’alerte, en plus de signaler les mesures à prendre afin de régler cette situation et terminer l’étude. Le 22 novembre 2004, le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien a comparu devant le Comité pour l’informer de ce qu’entend faire le gouvernement à cet égard. Les commentaires et la bonne volonté du Ministre sont encourageants; toutefois, dans son rapport, le Comité tient à exposer le travail qui reste à accomplir et il recommande vivement de commencer au plus tôt les consultations et les processus nécessaires afin d’apporter des modifications législatives, ainsi que d’inclure les groupes de femmes autochtones dans le processus de consultation. Le Comité juge que le Comité sénatorial permanent des peuples autochtones aurait certainement un rôle à jouer dans ce processus et il estime que les paramètres de l’étude doivent être établies avec soin afin de ne pas perdre de vue les questions importantes.
Des femmes et des enfants souffrent en raison des lacunes juridiques entourant les biens fonciers matrimoniaux situés dans les réserves; or, sans droits, il n’y a pas de justice. Le rapport du Comité se veut donc une incitation à agir immédiatement.
Raynell Andreychuk
Présidente
PREMIÈRES NATIONS : L’ATTENTE PERSISTE
Le Comité sénatorial permanent des droits de la personne recommande au Ministre :
- que le renvoi au Comité permanent des affaires autochtones et du développement du Grand Nord de la Chambre des communes et les consultations que doit entreprendre ce comité soient exécutés en temps utile;
- que le Comité sénatorial permanent des peuples autochtones participe aux consultations que doit mener le Comité permanent des affaires autochtones et du développement du Grand Nord de la Chambre des communes;
- que le Ministre réfléchisse sérieusement à l’identité des personnes qui devraient être consultées et qu’il définisse dans l’ordre de renvoi les paramètres de la consultation;
- que, en confiant cette consultation au Comité de la Chambre des communes, le Ministre veille à ce que ce dernier ne perde pas de vue la raison fondamentale de cet exercice, soit la nécessité de clarifier toute la question des droits sur les biens immobiliers matrimoniaux, à l’intention des hommes et des femmes habitant dans les réserves;
- que l’ordre de renvoi reçu du Sénat par le présent Comité, le 3 novembre 2004, soit prolongé jusqu’en décembre 2005.
Conformément à l’ordre de renvoi reçu le 4 juin 2003, et comme suite au rapport intérimaire qu’il a lui-même présenté en novembre 2003, le Comité dépose maintenant le rapport suivant :
Le 4 juin 2003, le Comité a été autorisé par le Sénat à examiner, pour en faire rapport, les principaux aspects juridiques de la question du partage des biens immobiliers matrimoniaux situés sur une réserve. Le Comité a notamment été autorisé à examiner:
- l'interaction entre les lois provinciales et les lois fédérales en ce qui concerne la répartition des biens matrimoniaux (biens personnels et immobiliers) se trouvant sur une réserve et, en particulier, l'exécution des décisions des tribunaux;
- l'attribution des terres sur les réserves, notamment la pratique reconnue par la coutume;
- le statut des conjoints et la façon de répartir les biens immobiliers en cas de rupture du mariage ou de l’union de fait;
- les solutions possibles qui maintiendraient un équilibre entre les intérêts des particuliers et ceux de la communauté.
On est conscient depuis des années du problème que pose répartition des biens immobiliers matrimoniaux dans les réserves, mais ce n’est que depuis tout récemment qu’on a commencé à s’y intéresser de plus près. Le problème tient essentiellement au fait qu’il n’existe pas de loi fédérale ou provinciale protégeant le droit des conjoints, dans les réserves, à la propriété du foyer conjugal ou à un partage égal des biens immobiliers. Les autres Canadiens peuvent recourir à des lois provinciales pour régler ce genre de questions, mais ces lois établissant la propriété des biens immobiliers ne s’appliquent pas dans les réserves parce que le Parlement a accordé aux Indiens la compétence exclusive sur leurs terres et, partant, sur les biens immobiliers qui s’y trouvent. Le Parlement n’ayant pas adopté de loi traitant de la répartition de ces biens à la rupture du mariage ou de l’union de fait, les habitants des réserves se voient traités différemment des autres Canadiens. C’est une situation inacceptable en regard de la Charte canadienne des droits et libertés, et sans doute contraire à nos obligations internationales.
Les femmes et les enfants autochtones sont probablement les personnes qui souffrent le plus de cette lacune au plan législatif. À l’automne 2003, le Comité a entendu les témoignages déchirants de femmes autochtones et de membres d’associations de femmes autochtones. Le manque de logements dans les réserves a obligé certaines femmes qui ne pouvaient plus vivre dans le foyer familial à quitter la réserve avec leurs enfants.
Un rapport d’Amnistie Internationale publié en octobre 2004, sous le titre On a volé la vie de nos soeurs : Discrimination et violence contre les femmes autochtones, révèle que les autorités canadiennes n'ont pas su assumer leur responsabilité de protéger les droits des femmes autochtones au Canada en ne prenant pas les mesures nécessaires en vue de réduire le risque de violence à leur endroit. Le Canada ne fait certainement rien pour arranger les choses, comme le soulignent un certain nombre de comités des Nations Unies, en négligeant de protéger les droits des femmes dans les réserves en cas de rupture du mariage.
Dans un rapport intérimaire intitulé Un toit précaire : Les biens fonciers matrimoniaux situés dans les réserves, publié en novembre 2003, le Comité faisait les recommandations préliminaires suivantes :
- que la Loi sur les Indiens soit modifiée de façon à ce que les lois provinciales puissent s’appliquer au partage des biens immobiliers du patrimoine familial;
- que les modifications à la Loi sur les Indiens tiennent compte du fait que certaines Premières Nations ont déjà des mesures en place en ce qui concerne le partage du patrimoine familial et qu’elles devraient pouvoir continuer à les appliquer dans la mesure où ces mesures offrent une protection équivalente à celle des lois provinciales;
- que les modifications à la Loi sur les Indiens tiennent compte des droits des enfants;
- que la Loi sur les Indiens soit modifiée de sorte que l’on prévoie un droit d’occupation de la résidence qui protégerait les conjoints, que leur nom apparaisse ou non sur le certificat de possession;
- que la résidence familiale dans la réserve puisse être enregistrée de manière à protéger les droits des conjoints;
- que la Loi sur les Indiens soit modifiée de sorte que non seulement les femmes qui avaient perdu leur statut avant 1985, mais leurs enfants et leurs petits-enfants, puissent récupérer ce statut et que toutes les femmes qui, en se mariant, ont perdu l’appartenance à la Première Nation où elles sont nées, puissent automatiquement la récupérer si elles le désirent;
- que la question du patrimoine familial soit expressément abordée dans le cadre de toute négociation sur l’autonomie gouvernementale et que des dispositions précises à ce sujet soient incluses dans toute entente de principe ou entente finale;
- que les associations de femmes autochtones reçoivent le financement nécessaire pour entreprendre des consultations sur la question auprès des femmes des Premières Nations.
Au mois de mars 2004, le Comité a invité le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien de l’époque à réagir aux recommandations contenues dans le rapport intérimaire. Le Ministre avait alors encouragé le Comité à poursuivre son étude, qu’il a cependant fallu interrompre à la prorogation du Parlement en vue des élections générales de 2004.
Avec l’arrivée d’une nouvelle législature, d’un nouveau renvoi et d’un nouveau ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien, le Comité a jugé bon d’inviter ce dernier à discuter des progrès accomplis par son ministère sur le sujet et du rôle futur du Comité sous ce rapport. Au cours de la séance du 22 novembre, le Ministre a remercié le Comité pour son excellent travail et lui a fait part de son intention de soumettre la question au Comité permanent des affaires autochtones et du développement du Grand Nord de la Chambre des communes, lequel fera des consultations et, comme l’a indiqué le Ministre, produira un rapport établissant un cadre législatif clair et détaillé en vue de combler les lacunes aux plans législatif et juridique concernant les biens immobiliers matrimoniaux dans les réserves.
Le Comité respecte la décision du Ministre de renvoyer cette question à un comité de la Chambre des communes, mais il entretient des réserves. Le Ministre est sans doute mû par de bonnes intentions, sauf que le Parlement étudie cette question depuis des années. Il a entendu des témoins, reçu des mémoires et tenu des débats sur le sujet. Les sénateurs ont aussi abordé la question de leur côté. À un moment donné, quelqu’un doit se lever et dire : « Assez étudié, il faut agir maintenant. » Le Comité sénatorial prend très au sérieux la relation de fiduciaire qui unit le Parlement aux peuples autochtones du Canada et il incite le gouvernement à respecter cette relation en prouvant qu’il ne tolérera plus l’existence de l’iniquité que vivent les conjoints dans les réserves. En ne prenant aucune mesure pour remédier à cette iniquité, le Parlement a déçu les attentes du Comité.
Le Comité sénatorial tient aussi à dire qu’il craint que le renvoi de cette question à un autre comité ne fasse perdre un temps précieux, soit le temps que le Comité de la Chambre des communes se familiarise avec le dossier. Le Comité sénatorial est d’ailleurs convaincu que ses membres ont une expérience précieuse à contribuer aux étapes que franchira le Comité de la Chambre des communes.
En disant qu’il confie au Comité de la Chambre des communes les consultations sur le sujet, le Ministre soulève une question : quelle forme cette consultation prendra-t-elle? Le Ministre dit vouloir encourager la plus vaste consultation publique possible. Le Comité sénatorial se rend bien compte de la nécessité de mener une large consultation, mais celle-ci doit également être menée rapidement et ne pas retarder indûment le règlement de la question.
Tout en recommandant une vaste consultation, le Ministre insiste sur le fait que les dirigeants des Premières nations et les parlementaires constitueront les intervenants clés dans le processus de consultation et, ensuite, dans l’évaluation des options. Plus précisément, il a affirmé qu’en confiant les consultations au Comité de la Chambre des communes, les dirigeants des Premières nations et les parlementaires des deux Chambres pourront participer très tôt à l’élaboration de mesures législatives. Le Ministre a ajouté avoir commencé à informer l’APN, le RNM et d’autres organismes nationaux de ses intentions. Or, le Comité sénatorial estime qu’il n’est pas suffisant de consulter les organismes autochtones et leurs dirigeants. En effet, les femmes qui ont témoigné devant le Comité lui ont précisé que leurs opinions ne reflètent pas nécessairement celles des organismes et des dirigeants autochtones. Or, ce sont surtout les voix de ces femmes qu’il faut écouter. Voilà pourquoi nous devons veiller à ce qu’au terme du processus de consultation, le cadre législatif, quel qu’il soit, que proposera le Comité de la Chambre des communes s’inspire aussi des consultations auprès des femmes des Premières nations touchées, et non seulement des volontés exprimées par les organismes autochtones nationaux.
Le Ministre ne nous a pas encore donné de renseignements détaillés sur l’ordre de renvoi au Comité de la Chambre des communes. Comme nous l’avons déjà dit, le choix des personnes consultées nous préoccupe. Nous craignons aussi que les consultations n’engagent pas le gouvernement, auquel cas elles risquent d’entraîner d’autres consultations et des études, sans obliger le gouvernement à agir.
Le Comité sénatorial, ayant fait part de ses préoccupations au Sénat, formule un certain nombre de recommandations dans l’espoir d’aider le Ministre dans l’établissement des directives qu’il donnera au Comité de la Chambre des communes. Mais surtout, nous espérons que ces recommandations encourageront le gouvernement à agir.
Premièrement, le Comité sénatorial recommande que le renvoi au Comité de la Chambre des communes et les consultations que doit entreprendre ce comité soient exécutés en temps utiles. Nous n’avons pas l’intention d’établir un calendrier à l’intention du gouvernement; néanmoins, nous suggérons que l’ordre de renvoi lui-même prévoit des délais assortis de repères clairs afin de marquer l’évolution des consultations. Nous recommandons aussi que des dates limites soient fixées pour les mesures législatives qui suivront et demandons que le Ministre tienne le Comité sénatorial informé de tout retard par rapport à l’échéancier.
Nous incitons aussi vivement le gouvernement à établir des délais pour la production du document de vulgarisation et celui sur le logement et les questions de biens fonciers matrimoniaux dans les réserves dont il a parlé lors de notre réunion du 22 novembre.
Deuxièmement, le Comité recommande que le Comité sénatorial permanent des peuples autochtones participe aux consultations que doit mener le Comité de la Chambre des communes. Nous avons déjà signalé qu’il y a une certaine expertise à ce sujet au Sénat et nous tenons à éviter de retarder encore le règlement de l’iniquité qui perdure. De plus, il est déjà arrivé dans le passé que le Sénat ne soit pas tenu informé de l’évolution d’un dossier, ce qui a causé des retards quand le Sénat a dû « faire du rattrapage » avant de poursuivre les travaux. Peut-être que la création d’un comité mixte éviterait ce problème et permettrait que les sénateurs qui ont déjà des connaissances sur la question puissent en faire profiter les deux Chambres; ou alors, ils pourraient être invités à comparaître comme témoins experts.
Troisièmement, le Comité recommande que le Ministre réfléchisse sérieusement à l’identité des personnes qui devraient être consultées et qu’il définisse dans l’ordre de renvoi les paramètres de la consultation. Le Comité de la Chambre des communes doit savoir ce que pensent les femmes touchées dans les collectivités et il pourra se déplacer ou recourir aux techniques de communication pour recueillir leurs témoignages. Nous tenons aussi à rappeler la recommandation contenue dans notre rapport intérimaire concernant le versement de fonds supplémentaires aux organismes autochtones féminins afin de faciliter la communication avec les femmes autochtones à ce sujet.
Quatrièmement, le Comité recommande que le Ministre, en confiant cette consultation au Comité de la Chambre des communes, veille à ce que ce dernier ne perde pas de vue la raison fondamentale de cet exercice, soit la nécessité de clarifier toute la question des droits sur les biens immobiliers matrimoniaux, à l’intention des hommes et des femmes habitant dans les réserves. Le premier mandat confié au Comité sénatorial était très vaste. Nous espérons que le Ministre saura donner au Comité de la Chambre des communes des indications qui préciseront l’objet des consultations et des mesures législatives. Des questions corollaires sont susceptibles d’être soulevées, par exemple s’il convient d’élaborer un cadre législatif qui touche les droits des Autochtones, compte tenu du droit inhérent à l’autonomie gouvernementale. Nous soulignons par conséquent, à l’intention du Ministre combien il importe que le Comité de la Chambre des communes ne perde pas de vue le but des consultations.
Notre dernière recommandation vise à prolonger jusqu’en décembre 2005 l’ordre de renvoi que le Sénat a donné au Comité sénatorial le 3 novembre 2004. Cela nous permettra de suivre les travaux du Comité de la Chambre des communes et du ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien.
En terminant, le Comité sénatorial souligne que les gouvernements fédéral, provinciaux et autochtones ont tous à cœur d’en arriver à une solution à ce problème. En travaillant ensemble, au lieu de cheminer séparément et à des moments différents, toutes les parties devraient être à même d’élaborer un cadre législatif acceptable aux yeux de toutes les personnes touchées. Nous pourrons alors nous tenir la tête un peu plus haute lorsque les Nations Unies nous demanderont de faire le point sur les progrès que le Canada a marqués dans la protection des droits humains des femmes autochtones. Telles sont nos recommandations au Ministre.