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Délibérations du comité sénatorial permanent des
Transports et des communications

Fascicule 4 - Témoignages du 14 décembre 2004 (séance de l'après-midi)


TORONTO, le mardi 14 décembre 2004

Le Comité sénatorial permanent des transports et des communications se réunit aujourd'hui, à 12 h 55, pour se pencher sur l'état actuel des industries de médias canadiennes; les tendances et les développements émergeant au sein de ces industries; le rôle, les droits et les obligations des médias dans la société canadienne; et les politiques actuelles et futures appropriées par rapport à ces industries.

Le sénateur Joan Fraser (présidente) occupe le fauteuil.

[Français]

La présidente: Honorables sénateurs, nous allons reprendre notre séance. Nous continuons notre étude des médias canadiens d'information. Notre sujet est le rôle que l'État devrait jouer pour aider les médias à demeurer vigoureux, indépendants et diversifiés, dans le contexte des bouleversements qui ont touché ce domaine au cours des dernières années — notamment la mondialisation, les changements technologiques, la convergence et la concentration de la propriété.

Nous sommes à Toronto où il nous a fait plaisir d'accueillir un grand nombre de témoins très intéressants. Nous accueillons maintenant Mme June Callwood.

[Traduction]

Honorables sénateurs, June Callwood est certainement l'une des journalistes les plus célèbres et les plus impressionnantes du Canada. Nous sommes très heureux de lui souhaiter la bienvenue à notre comité.

La parole est à vous, madame Callwood.

Mme June Callwood, à titre personnel: J'ai examiné très attentivement les questions que vous voulez examiner. Toutefois, il n'y en a pas une seule qui réponde à mes besoins, et je vais donc répondre à une question que vous n'avez pas posée.

Cela fait très longtemps que je suis journaliste; en fait, plus de 60 ans. Pendant ma carrière, j'ai eu l'occasion d'écrire un livre sur l'histoire du Canada. En faisant mes recherches pour ce livre, j'ai découvert pourquoi je suis journaliste. Je me suis rendu compte que ce pays a été construit par des journalistes.

William Lyon Mackenzie a tout fait pour instaurer ungouvernement responsable. Joseph Howe, d'Ottawa, MM.Bédard, Taschereau et d'autres du Québec, ainsi qu'un journaliste du nom de Amor de Cosmos, qui a lancé l'un des premiers journaux de Victoria, ont tous lutté contre les intérêts acquis et se sont fait l'écho de l'agitation publique.

Il n'y a pas eu d'émeute. Le dialogue s'est engagé, et des comités d'enquête, pour lesquels nous sommes célèbres, ont été créés. Telles ont été les assises de ce pays.

Dans les années 1950, 1960 et 1970, j'ai acquis, comme la plupart des journalistes, une certaine compétence en journalisme d'enquête qui n'existait pas auparavant. Avant cela, la norme était plutôt de crier à tue-tête.

Plus tard, la Loi sur l'accès à l'information nous a beaucoup aidés. Les gestes posés par des membres du Cabinet ou d'autres personnes importantes du monde de l'industrie et du commerce pouvaient maintenant être examinés par les journalistes.

Toutefois, le journalisme n'est pas une profession bien rémunérée, et je puis vous assurer qu'un journaliste pigiste n'a pas les moyens de faire beaucoup de recherches. Les journalistes ont besoin d'un gagne-pain. Cela nous a amenés à nous demander si les propriétaires de journaux et d'autres médias étaient prêts à investir assez d'argent pour que leurs employés puissent bien faire leur travail. Or, c'est ce qui est en train de disparaître, d'après moi.

Je me rappelle que le Toronto Star avait l'habitude de publier de nombreux longs articles d'enquête sur, par exemple, le racisme ou le comportement des policiers. Il devait agir très prudemment, et c'est pourquoi il confiait ces reportages à ses meilleurs journalistes. Leurs salaires et leurs dépenses étaient couverts tout le temps qu'il leur fallait pour rédiger leurs articles. Ils le referont peut-être.

Pour moi, le sommet a été atteint il y a quelques années, lorsque le Kingston Whig-Standard a demandé à deux journalistes d'enquêter sur la vie d'une femme originale, Marlene Moore, qui s'était suicidée au pénitencier de Kingston. L'enquête a duré trois mois. Cette femme était une de mes amies. On avait cru que l'enquête sur sa vie prendrait deux semaines, mais les journalistes ont trouvé tellement intéressant de découvrir comment une personne peut glisser entre les mailles du filet dans ce pays, elle qui avait connu la violence au foyer et avait abouti en prison, qu'ils ont mis plus de deux mois à terminer leur rapport. Enfin, trois mois plus tard, le Kingston Whig-Standard a publié son histoire qui a été reprise dans un livre et dans une pièce de théâtre. En fait, la version téléthéâtre a remporté un prix. C'était un petit journal, appartenant à des intérêts privés, qui a investi dans quelque chose qu'il estimait important de comprendre.

Étant donné la structure de propriété actuelle des journaux, je serais prête à parier n'importe quelle somme — si j'avais un tel montant à parier — que plus jamais un petit journal n'accordera trois mois à deux journalistes pour couvrir une histoire importante. La recherche serait mal faite, à supposer qu'on se donne la peine d'en faire, et les constatations ne seraient pas suffisantes pour éclairer un coin d'ombre.

Les ressources dont disposent les journaux pour couvrir l'actualité diminuent de plus en plus. C'est parce que les propriétaires n'assument aucune responsabilité sociale — et je pense que c'est vrai pour nombre de conglomérats propriétaires à l'heure actuelle. Ils croient plutôt que l'actualité est un objet comme tout autre qui doit rapporter assez d'argent aux actionnaires et aux propriétaires. Lorsque le profit est le mot d'ordre, la salle de nouvelles en ressent la pression et les journalistes ne peuvent pas faire ce qui s'impose lorsqu'ils enquêtent sur une histoire complexe.

Les dossiers environnementaux sont extrêmement complexes. Alors, les journaux n'y touchent pas, vous l'aurez peut-être remarqué; la télévision et la radio n'envisagent pas de couvrir une histoire aussi complexe que nos problèmes environnementaux.

Le résultat? Nous avons des journaux qui sont agréables, divertissants et parfois sensationnalistes. Ils vont rapporter qu'un jeune en a poignardé un autre, mais ne se pencheront pas sur les causes. Ils n'approfondissent pas les nouvelles. Les journalistes ne peuvent pas le faire.

Si un semi-remorque a un accident dans une certaine courbe de l'autoroute 400 et que des accidents semblables s'y sont déjà produits plusieurs fois déjà, les journalistes chargés de couvrir cet événement préciseront qui conduisait le camion et si quelqu'un a été blessé, ajoutant peut-être que c'est une courbe dangereuse. Peuvent-ils dire si le camion était bien chargé, si le chauffeur était bien reposé et si la pente de la courbe en trèfle est suffisante? Non, car ils ont une autre affectation l'après-midi même, et le bureau des nouvelles locales juge de plus en plus que les journalistes qui produisent beaucoup sont supérieurs à ceux qui prennent plus de temps pour faire leur travail.

Je ne pense pas que ce soit une perte insignifiante pour le pays. Je ne sais plus qui s'oppose à cela. Malgré les budgets qu'ils ont tous pour la recherche, très peu découvrent des indiscrétions qui révèlent des erreurs de jugement commises, comme des codes du bâtiment inadéquats. Qui le fera? Je pense que cette tendance va se poursuivre pendant une autre génération, si les médias continuent à être dirigés par des gens qui ne sont attirés que par l'argent.

Il y a quelques mois, il y a eu un changement à la direction du Toronto Star, en raison, d'après moi, d'un conflit de principes. La personne qui est partie croyait qu'un taux de profit de 20p.100 était suffisant alors que la personne qui l'a évincée croit que le Toronto Star pourrait réaliser un taux de profit de 30p.100.

J'espère que vous reconnaissez que c'est une tendance dangereuse. Je ne sais pas si on peut la renverser. Elle sous- tend certaines de ces questions auxquelles vous cherchez des réponses, mais je ne connais pas ces réponses. Je sais simplement que la banalisation des médias est une tragédie dont nous sommes témoins.

La présidente: Nous aimerions maintenant que vous répondiez à quelques questions.

Mme Callwood: J'aimerais beaucoup que vous répondiez aux miennes.

La présidente: Ça viendra peut-être.

Le sénateur Trenholme Counsell: Madame la présidente, chers collègues, distingués invités, nous pourrions peut-être débattre d'une affirmation de notre témoin au sujet des histoires sensationnalistes qui ne sont pas approfondies. En tant que médecin, certaines questions m'intéressent énormément. Je suis convaincue que nous avons tous nos priorités.

Vous pourriez peut-être me dire quels seraient les aspects positifs d'une nouvelle récente. Je songe au décès tragique d'une mère, d'un père et d'un de leurs enfants, ainsi qu'aux blessures subies par un autre enfant alors que le dernier s'en tirait indemne. Il me semble que les journaux que je lis ont rapidement examiné en profondeur la dépression suite à une telle tragédie.

Mme Callwood: C'est exact.

Le sénateur Trenholme Counsell: Un autre exemple est celui de la tragédie de Rena Virk en Colombie-Britannique, qui a donné lieu à nombreux articles sur la violence des adolescents et sur la nécessité de reconnaître qu'elle concerne aussi les filles.

Comme je m'intéresse depuis longtemps aux questions relatives à la famille, je mentionne également une série d'articles sur les questions familiales qui ont paru pendant assez longtemps dans le Globe and Mail.

Les exemples que j'ai cités nous donnent-ils quelques raisons d'espérer? Que pouvons-nous dire dans notre rapport en tant que comité sénatorial ou dans nos discours et dans notre travail en tant que sénateur, pour que ce genre de «bonnes choses», selon moi, se produise plus souvent?

Mme Callwood: Vous avez absolument raison. Vous avez mentionné les exemples de bonnes choses que j'aurais choisis. André Picard du Globe and Mail est un journaliste médical extraordinaire. Il écrit beaucoup d'articles pertinents, et ce n'est pas à négliger.

Vous avez mentionné la série Family Matters. À titre d'exemple, je pourrais vous dire que je suis coprésidente du comité «Campagne contre la pauvreté des enfants». Il a fallu six ou sept ans à ce comité pour intéresser les médias à la pauvreté des enfants — sans parler des nombreuses années qu'il a fallu pour créer la Campagne 2000, c'est-à-dire depuis le vote unanime à la Chambre des communes promettant d'enrayer la pauvreté infantile avant l'an 2000. Avant, ce n'était pas considéré comme un sujet intéressant.

Si un enfant était mort de faim dans la rue, il y aurait eu un suivi. Toutefois, si un enfant souffre de malnutrition et, par conséquent, ne peut pas réussir à l'école et ne peut espérer qu'un avenir sombre, ce n'est pas considéré comme une nouvelle. Il faut beaucoup de travail pour rédiger un article sur ce sujet.

Enfin, on a réussi à atteindre une masse critique, en partie du fait que nous avons rencontré à maintes reprises Paul Martin ainsi que John Manley lorsqu'il était ministre des Finances. Nous avons tous continué à insister et, tout à coup, la pauvreté des enfants est devenue visible. Toutefois, que je sache, personne n'a encore fait d'analyse pour déterminer comment un pays aussi riche que le nôtre peut avoir plus d'un million d'enfants qui vivent dans la pauvreté. Je n'ai pas encore vu d'analyses approfondies raisonnables sur les causes de cette tragédie.

Le sénateur Trenholme Counsell: Pensez-vous que les efforts du sénateur Ermine Cohen ont reçu suffisamment d'attention?

Mme Callwood: Par intermittence.

Le sénateur Trenholme Counsell: Votre nom est celui qu'on associe le plus souvent à cette question.

Mme Callwood: Le sénateur Landon Pearson, qui s'intéresse également aux enfants, peut certainement attirer l'attention un jour donné. Toutefois, je songe à notre façon de régler les problèmes, c'est-à-dire d'en parler et de nous y attaquer avec une volonté qui ne peut venir que d'un public informé.

La première fois que nous avons rencontré Paul Martin, il nous a dit: «Ne mentionnez pas la garde des enfants. Le caucus ne voudra jamais en entendre parler.» Maintenant, ça les intéresse. Tout à coup, la question attire l'attention.

Toutefois, les médias n'ont pas fait grand-chose. Ils nous ont dit: «Nos lecteurs s'intéressent aux pensions de vieillesse, mais jamais ils ne nous parlent des services de garderie.» Voilà justement le problème. Leurs lecteurs ne leur en parlent pas, car ils ne sont pas informés des conséquences de services de garde inadéquats.

Le sénateur Trenholme Counsell: Hier, un témoin nous a dit qu'ils ne voulaient plus entendre parler d'un programme de garderie national, qu'on en traitait déjà beaucoup trop dans les médias. C'était très clair.

Mme Caldwood: Quelle personne éclairée.

Le sénateur Munson: Vous avez parlé d'une tendance dangereuse et du fait que vous ne savez plus qui s'oppose à tout cela.

J'ai travaillé à CTV pendant 25 ans avant la création de Newsnet, la chaîne d'information continue, et cela rejoint un peu ce que vous dites.

Lorsque j'ai commencé à travailler à CTV, nos chefs, Don Cameron ou Bruce Phillips, donnaient à tous les journalistes trois ou quatre jours pour enquêter et présenter leurs reportages. C'était rare. Bien sûr, depuis la création des chaînes d'information continue, on est responsable du bulletin de nouvelles de midi, de celui de 16 heures et de celui de 18 heures, puis Lloyd Robinson veut que tout soit bien synthétisé pour le bulletin du soir, et vous fonctionnez à partir d'un îlot entouré de technologies de pointe.

J'aimerais savoir ce que vous pensez de la convergence des journaux et de la télévision. Est-ce propice à la démocratie? Est-ce une bonne chose que les journaux, les stations de télévision et les stations de radio appartiennent à une seule et même entité?

Mme Callwood: Les journalistes s'inquiètent beaucoup du recyclage d'un article en nouvelles pour la radio ou la télévision. Alors tout repose sur le degré de compétences de la personne qui a rédigé l'article. On retrouve le même reportage à la radio, à la télévision, dans les grands journaux et dans les petits journaux.

On a vu cela se produire aux États-Unis, où le vote a été influencé par la montée de la droite religieuse. C'est en grande partie à cause des médias. Lorsque je vais dans le Sud en voiture, je traverse quatre états où j'évite d'allumer la radio, parce qu'ils font partie de la ceinture biblique. C'est une question de choix. Je ne dis pas qu'il n'est pas merveilleux d'être religieux, quoique je pourrais, mais ce que je crains, c'est la concentration d'une idée qui envahit les esprits de personnes qui n'ont pas été formées à faire preuve de scepticisme. Lorsqu'une chose est répétée assez souvent, comme Hitler l'a découvert — et je ne fais certainement pas de comparaison —, les gens finissent par la croire. Quiconque veut prôner une mauvaise idée n'a qu'à continuer de la répéter jusqu'à ce qu'elle soit acceptée.

Les propriétaires ne me semblent pas avoir une grande conscience sociale. Le bureau des nouvelles locales fait de son mieux, mais doit composer avec de maigres ressources qui ne cessent de diminuer.

Le sénateur Munson: Ken Alexander de la revue The Walrus nous a parlé de la concentration des médias.

Mme Callwood: Jack Shapiro?

Le sénateur Munson: Oui. Et il nous a dit que le gouvernement devrait pouvoir intervenir afin de réglementer dans une certaine mesure, ce qui m'a surpris, car la dernière chose que souhaitent habituellement les médias, c'est une plus grande réglementation gouvernementale.

Que pensez-vous de la réglementation gouvernementale?

Mme Callwood: Je m'y opposerais fermement. Je pense que c'est le point de vue d'un éditeur. Je pense qu'un éditeur pourrait bien souhaiter que le gouvernement soit de son bord pour empêcher des gens agaçants de dire des choses qui dérangent, mais lorsque le gouvernement commence à intervenir dans les médias, c'est le début de la fin de la démocratie.

Toutefois, l'équivalent existe. Il y a des gens puissants qui interviennent dans les médias et ça produit le même effet.

Le sénateur Munson: Très rapidement, comment pouvons-nous revenir en arrière?

Mme Callwood: Nous ne pouvons pas permettre que des conglomérats détiennent tout le pouvoir. Tous les médias appartiennent à, je dirais, quatre personnes dans ce pays. Je regrette les années 1960, lorsqu'on pouvait acheter des journaux insolents, des journaux de rue, car cela me rappelle les jours où l'impertinence était acceptée. C'était très impertinent, mais c'est ce qui a fait de nous ce que nous sommes devenus.

Le sénateur Merchant: Les gens lisent de moins en moins, et devant le téléviseur, il ne regarde pas l'actualité, mais des émissions sensationnalistes.

Comment pouvons-nous amener les jeunes à s'intéresser davantage à des problèmes comme la pauvreté infantile et l'environnement? Je reconnais que les jeunes sont parfois mieux informés et plus sensibles à ces choses que nous le pensons, mais ce n'est pas nécessairement en lisant qu'ils s'informent.

Les médias sont nombreux. Nous vivons dans ce que j'appellerais un univers multi-canaux, et les jeunes s'intéressent peut-être à ce qui se passe davantage dans le monde qu'au Canada.

Comment pouvons-nous amener les jeunes à s'intéresser davantage au monde politique et à d'autres questions de ce genre?

Mme Callwood: La réponse se trouve probablement dans les écoles. On pourrait utiliser la presse écrite dans les écoles. Il n'y a pas beaucoup de lecteurs avides parmi mes petits-enfants et, bien qu'ils aient une conscience sociale très bien éveillée, ce qui les inquiète, c'est l'environnement. Ils croient fermement qu'on pourra sauver le monde en mangeant des radis biologiques et, à mon grand désespoir, c'est quelque chose que les médias adorent.

David Suzuki a remarquablement réussi à rejoindre les jeunes et à les convaincre que c'est la question la plus importante au pays. Je leur demande: «Comment pouvez-vous voir un sans-abri et continuer à croire que ce que vous voulez faire dans la vie, c'est diriger une ferme biologique?»

Les médias font très peu à cet égard sauf que, à l'occasion, ils se lancent dans des campagnes-éclairs sur le sans- abrisme, la pauvreté, la maladie mentale, la toxicomanie et d'autres problèmes qui touchent la couche inférieure de notre société, celle où les gens souffrent terriblement. C'est comme s'ils vivaient dans un autre pays.

Le sénateur Merchant: Est-ce que le problème tient notamment au fait que bon nombre de ces questions sont très complexes et que les journalistes ne sont pas toujours en mesure d'approfondir chaque situation?

David Suzuki a passé toute sa vie à explorer des dossiers qui l'intéressent et il présente les problèmes d'une façon des plus captivantes. J'écoute ses émissions, et j'apprends toujours quelque chose — des choses qui m'intéressent. Je ne sais pas si elles intéressent les autres.

Mme Callwood: Oui, ses opinions sont intéressantes.

Le sénateur Merchant: Toutefois, les journalistes ne sont pas toujours en mesure de traiter de certaines situations complexes, particulièrement les questions médicales.

Mme Callwood: Un grand journal a suffisamment d'employés pour avoir des journalistes qui se spécialisent dans un domaine. Je songe, par exemple, à André Picard, à Marina Strauss et à Kirk Makin. Vous voyez que je lis tous les jours The Globe and Mail. Certains journalistes s'occupent des dossiers de justice et deviennent experts. Ils savent ce qu'ils cherchent et comment trouver les renseignements dont ils ont besoin.

Cependant, il n'y a pas beaucoup de journalistes qui sont experts en environnement. En fait, il m'est impossible de citerunseul journaliste chargé de couvrir les questions environnementales.

Lorsque je rédigeais une rubrique pour The Globe and Mail, j'ai rencontré l'aimable éditeur dans le couloir un jour et il m'a demandé: «Pourquoi parlez-vous toujours de choses si tristes?» Je lui ai répondu: «Parce qu'il n'y a personne d'autre dans ce journal qui parle de choses tristes. Pourquoi n'y a-t-il pas un journaliste spécialisé dans la pauvreté, qui pourrait en découvrir les causes et les effets? Alors, je n'aurais pas besoin de parler tout le temps de pauvreté.» Ça n'a rien donné. Nous ne nous sommes pas compris l'un l'autre.

Le problème tient à l'absence de journalistes experts. Lorsque je parle aux étudiants dans les écoles de journalisme, je leur suggère d'obtenir d'abord un diplôme en histoire, en sciences ou en médecine avant de devenir journaliste. Il y a de bons médecins qui écrivent pour le New York Times. Toutefois, ce n'est pas pour demain.

Le sénateur Merchant: Il ne me semble pas y avoir de problème lorsqu'il s'agit des affaires et d'argent.

Mme Callwood: Non. Je me demande bien pourquoi.

Le sénateur Merchant: Il semble y avoir des experts dans ce domaine, et il y a des journaux qui s'adressent aux personnes qui s'intéressent aux affaires, mais peut-être que les pauvres ne lisent pas assez les journaux.

Mme Callwood: C'est très perspicace, et c'est exactement ça le problème.

Le sénateur Di Nino: Merci de votre présence, madame Callwood. Vous êtes une figure nationale très admirée.

Vous avez cerné la question. Je ne suis pas sûr de vouloir dire que c'est un problème, mais c'est une question. On se lance en affaires uniquement pour faire de l'argent. Parfois les gens deviennent trop âpres au gain, mais lorsque cela se produit, ils ne réussissent pas longtemps. On l'a vu maintes et maintes fois. Tout à l'heure, nous entendrons un monsieur qui sera probablement beaucoup plus éloquent que moi sur cette question.

Sans vouloir parler de questions précises — car j'aurais du mal à accepter tous vos commentaires —, est-ce que vous dites que le secteur public n'a aucun rôle à jouer dans les médias, qu'il faut s'en remettre entièrement au secteur public afin qu'il puisse être financé de manière à ce que les problèmes soient cernés et à ce que les ressources soient trouvées pour régler les problèmes? À votre avis, est-ce vraiment la réponse?

Mme Callwood: Non, dans le monde entier, il y a des fusions, parce qu'on pense qu'un conglomérat peut gérer une entreprise de manière plus rentable qu'une entreprise isolée, et ce n'est pas étonnant que les médias aient été touchés également.

Toutefois, la différence c'est qu'il ne s'agit pas d'une mine d'étain au Brésil. Des médias sains et diversifiés sont essentiels à la démocratie. Je tâcherais simplement, dans toute la mesure du possible, d'empêcher la création de conglomérats dans le domaine des médias.

Le sénateur Di Nino: Vous voulez dire la convergence.

Mme Callwood: Oui. J'ai appuyé le Toronto Star lorsqu'il a demandé au CRTC de lui accorder une licence de radiodiffusion. Le CRTC a rendu une décision désastreuse. J'ai appuyé le Toronto Star parce que celui-ci promettait un contenu sur les causes sociales, et je crois qu'il aurait tenu parole. Je me contredis. Je dis que si vous avez bon cœur, je veux bien que vous créiez un conglomérat, mais je ne veux pas que vous ayez un conglomérat si vous souhaitez uniquement réaliser un taux de profit de 30p.100.

Le sénateur Di Nino: Je crois savoir que la plupart des publications ont de la difficulté à faire des profits.

Mme Callwood: C'est vrai surtout pour les revues.

Le sénateur Di Nino: Surtout pour les revues, mais c'est vrai aussi pour les journaux.

Mme Callwood: Et les livres.

Le sénateur Di Nino: Bien sûr, nous parlons du National Post. C'est du domaine public. Toutefois, on me dit que même le Globe and Mail a du mal à faire des profits.

Il me semble que la convergence permette à ces publications de survivre et que, sans convergence, les publications disparaîtraient naturellement à cause de tous les autres facteurs liés à la concurrence. N'est-ce pas là une des raisons expliquant ce qui se passe dans l'industrie?

Mme Callwood: Le sénateur Merchant dit que les gens ne lisent pas, et c'est vrai, mais les tabloïds ne s'en tirent pas si mal, comparativement aux journaux grand format. Lorsque je travaillais au Brantford Expositor, pendant la Seconde guerre mondiale, c'était un journal privé; il était raffiné et il réalisait un bon petit profit. Les Preston étaient la plus grande famille de Brantford. Les salaires étaient faibles, tout comme les ambitions. Je pourrais pleurer de nostalgie en songeant à notre innocence, mais les gens le lisaient. Je ne sais plus ce que fait le Brantford Expositor. Il fait partie d'une chaîne, et on peut importer de meilleurs journaux. Nous recevons le New York Times tous les matins.

Je m'excuse de cette longue réponse sinueuse. Je me félicite simplement du fait que vous soyez ici à chercher des solutions et j'espère que vous les trouverez. Toutefois, l'un des problèmes cruciaux, c'est que les jeunes ne lisent pas les journaux.

Le sénateur Di Nino: Vous avez tellement d'expérience et vous êtes tellement respectée dans ce pays que j'aimerais vous demander si vous avez une idée de ce que serait la solution. Pouvez-vous nous faire bénéficier de votre sagesse pour nous aider à formuler une politique publique?

Mme Callwood: Il n'y a jamais une solution unique. Je pense que, lorsque la propriété atteint une certaine masse critique, le propriétaire doit essayer de réaliser un profit avec les médias qu'il a rassemblés sans être autorisé à en acquérir d'autres. Toutefois, vous ne pouvez pas leur imposer des restrictions.

Une autre solution, c'est que les écoles encouragent les enfants à lire les journaux. Si les enseignants demandaient aux élèves: «Que dit-on dans les journaux aujourd'hui?» Les enfants chercheraient la réponse et cela pourrait aider.

Une autre solution, ce serait peut-être que les éditeurs aient une tribune où ils pourraient se réunir pour discuter de leurs objectifs. Ce serait très difficile pour eux de parler de leurs objectifs pour leurs médias sans confronter leur égoïsme s'ils rencontraient les journalistes intéressés afin d'engager un dialogue et que les journalistes leur disaient: «Nous ne pouvons pas faire ces reportages. Vous ne me donnerez pas le prix d'un billet d'autobus, encore moins une nuit à l'hôtel pour mener l'enquête.» Il faudrait qu'il y ait plus de dialogue, car si la situation est polarisée avec d'une part les journalistes frustrés et en colère qui veulent quitter leurs emplois et parlent de la mesquinerie des éditeurs, et d'autre part les éditeurs qui pensent que les journalistes sont des pions interchangeables. Ils ne le sont pas. Ce sont des gens idéalistes et talentueux qui sont devenus journalistes par idéalisme.

Le sénateur Di Nino: Croyez-vous qu'il y ait une différence entre le diffuseur public et le diffuseur privé? Y en a-t-il un des deux qui soit meilleur que l'autre?

Mme Calwood: Je suis partisane du radiodiffuseur public.

Le sénateur Di Nino: À votre avis, l'un fait-il du meilleur travail que l'autre?

Mme Calwood: Oui. La CBC fait du meilleur travail. Elle va plus en profondeur que les radiodiffuseurs privés.

Il y a quelques semaines, sur une station privée, j'ai mentionné Adrienne Clarkson. Dès qu'il a passé un message publicitaire, ce qu'il faisait toutes les deux ou trois minutes, l'interviewer m'a dit: «En passant, ne prononcez jamais son nom. Mon public la déteste.» Je ne crois pas que la CBC incite son public à détester la Gouverneure générale qui, à mon avis, fait de l'excellent travail. Je pense que beaucoup de gens sont de mon avis.

[Français]

Le sénateur Chaput: C'est un privilège pour moi d'écouter vos propos aujourd'hui. De par votre vaste expérience, vous êtes la personne de choix pour nous aider à trouver des solutions aux problèmes qui nous incombent.

Le portrait que vous nous avez peint des médias au Canada n'est pas réjouissant. Le fait que les enfants lisent moins, que les compagnies deviennent de plus en plus importantes, que les enjeux économiques et les profits deviennent de plus en plus importants, n'est ce pas une tendance à l'échelle mondiale? Pourrions-nous nous inspirer de l'expérience des autres pays afin de nous aider à renverser cette tendance au Canada?

[Traduction]

Mme Calwood: L'une des manières dont cela fonctionne dans d'autres pays, c'est lorsque les habitants du pays parlent une langue peu répandue. Par exemple, pour les enfants de Finlande, comme personne d'autre n'écrit en finlandais, ils lisent donc ce qui est imprimé dans leur propre langue. Notre langue à nous, l'anglais, est quelque peu plus répandue que le finlandais.

Vous pouvez d'ailleurs le constater au Québec, où les médias québécois sont immensément populaires. Je pense que la plupart se débrouillent plutôt mieux que ceux des autres provinces. C'est à cause de l'isolement de la langue. Quand vous appartenez à une grande famille linguistique comme l'anglais, vous êtes vulnérables à une foule d'autres forces.

Le sénateur Chaput: Mais c'est la réalité. La langue anglaise est partout. Alors, que pouvons-nous faire, à part ce que vous avez dit?

Mme Calwood: Ma réponse était: c'est cela la raison. Nos médias sont en péril parce qu'il y a de très bons journaux publiés en Angleterre. Il y en a aussi de très mauvais, par exemple le Manchester Guardian. Il y a aussi de très bons journaux aux États-Unis.

Nous devons lutter pour nous tailler une place dans un marché. Le marché de langue anglaise est immense, ce qui ne répond pas à la très importante question soulevée par le sénateur Merchant, à savoir: pourquoi les enfants ne lisent-ils pas? C'est une grande question. Ils ne lisent pas. Leur monde est entièrement visuel.

La présidente: Madame Callwood, pardonnez-moi si je n'ai pas les détails précis de la nature de votre emploi, mais j'ai l'impression que vous avez été pigiste pendant une grande partie de votre carrière.

Mme Calwood: Le dernier emploi que j'ai occupé, c'était quand j'avais 20 ans, et j'en ai maintenant 80. C'était au Globe and Mail. On me payait 25 $ par semaine.

La présidente: C'est une course vers le bas. Je croyais que j'étais pauvre à mes débuts. Le sénateur Munson était plus pauvre à ses débuts.

Mme Calwood: Au Brantfort Expositor, c'était 7,50 $.

La présidente: Vous remportez la palme.

Je voulais vous interroger sur l'effet de la convergence sur les pigistes — dans une certaine mesure, la concentration de la propriété. Quel effet a eu la prolifération des divers types de médias que nous avons maintenant? Pouvez-vous nous en dire un mot, je vous prie?

Mme Calwood: C'est une bonne question. Nous, pigistes, avons eu énormément de difficulté, parce que les journaux et les magazines sur lesquels nous comptions pour vivre — car on ne peut pas faire d'argent en publiant des livres, à moins d'avoir le privilège d'être Margaret Atwood — ont davantage recours à leurs employés. Ça coûte moins cher d'embaucher un pigiste qu'un employé permanent, parce qu'on ne verse aucun avantage social et, pour des raisons évidentes, c'est l'emploi le plus facile à supprimer.

À la CBC, on supprime beaucoup de postes. J'ignore si vous le savez, mais beaucoup de gens ont été mis à pied la semaine dernière à la suite de compressions généralisées. J'ai parlé à un contractuel de la CBC depuis quatre ans, qui a été mis à pied parce qu'on suit l'ordre d'ancienneté. On coupe à partir du bas. On renvoie donc les jeunes. La CBC compte beaucoup de pigistes et on peut les congédier avec un simple coup de téléphone. C'est comme cela qu'on a congédié Pierre Berton de l'émission Front Page Challenge. C'est précaire et c'est difficile de gagner sa vie comme pigiste.

La présidente: Parlez-nous de la question des contrats mettant en cause les droits de reproduction ou de réutilisation. Nous avons entendu des témoignages à ce sujet. Pourriez-vous nous en parler?

Mme Calwood: J'ai fait partie de la TERLA, c'est-à-dire l'Agence d'octroi des droits électroniques, et je suis allée plusieurs fois à Ottawa avec André, qui est le chef des photographes, pour obtenir des droits d'auteur pour les photographes. Grâce à Alan Rock, c'est enfin arrivé. Nous étions invincibles, la vieille femme anglaise et le beau jeune homme francophone. Nous étions parfaits, mais nous n'avons pu réussir.

Je fais aussi partie du groupe qui a intenté une poursuite en recours collectif contre le Globe and Mail, avec Heather Robertson, et cette affaire traîne devant les tribunaux depuis cinq ans. Le Globe and Mail interjette appel chaque fois qu'un tribunal rend un verdict favorable aux rédacteurs.

J'étais sur le point d'obtenir une affectation du magazine Time il y a environ une semaine, et j'ai dit que j'aimerais être payée pour les droits électroniques, et on m'a répondu qu'on essaierait de faire quelque chose, mais cela s'est révélé impossible. On ne peut pas se faire payer pour les droits électroniques. Cela ne va pas marcher.

Nous sommes submergés, parce qu'il y a tellement de pigistes. Celui qui tient son bout n'obtient simplement pas de travail. Je suis en mesure de tenir mon bout, parce que je ne suis pas fauchée, mais le pigiste qui est fauché signera le contrat épouvantable offert par le Globe and Mail et par lequel le pigiste renonce à perpétuité, en faveur du Globe and Mail, à tous les droits sur un article, y compris les droits moraux — je croyais que cela voulait dire qu'il ne fallait pas proposer quelque chose d'immoral, mais ce n'est pas le cas. Cela veut dire qu'on peut récrire votre article et laisser votre nom comme signataire. Vous renoncez à ce droit et, si vous refusez de signer, vous n'aurez pas de travail.

Le sénateur Tkachuk: Est-ce un cas de convergence, ou bien est-ce simplement parce qu'il y a trop de rédacteurs?

Mme Calwood: Il y a maintenant beaucoup de très bons rédacteurs, qui ont tous à peu près le tiers de mon âge. Oui, il y a beaucoup de rédacteurs. Nous avons essayé de boycotter le Montreal Gazette. C'était une idée ridicule. La stratégie était tout à fait mal avisée, parce qu'il y avait suffisamment de journalistes pigistes et qu'ils ont donc simplement remplacé tout le monde. Joe Fiorito est allé à Toronto parce qu'il essayait de respecter le boycott et qu'il ne pouvait pas gagner sa vie autrement.

Par ailleurs, les éditeurs se serrent les coudes sur ce point. Certains éditeurs, comme ceux du magazine Harrowsmith Country Life et d'Explorer, je crois, paient des droits électroniques, mais ce sont des entreprises comparativement petites et marginales.

Le sénateur Di Nino: Je conviens avec vous qu'il y a moins d'enfants qui lisent, mais je pense que cela tient en grande partie à l'exemple des parents. J'ai pris l'engagement que mes quatre petits-enfants, deux francophones et deux anglophones, auraient une bibliothèque avant l'âge de 21 ans. À chaque occasion, que ce soit à Noël ou à leur anniversaire, je leur donne au moins un livre comme cadeau. C'est merveilleux. Je vous dis cela au cas où vous voudriez en faire autant. Ils lisent tous les quatre, certains moins que d'autres. J'ai un petit-fils de 13 ans qui lit deux livres par mois. Je suis fauchée à force de lui acheter des livres. Je voulais seulement vous en faire part.

Mme Calwood: C'est bien. Je vous félicite. Quant à mes petits-enfants, des chaussettes leur feraient autant plaisir qu'un livre.

Le sénateur Di Nino: Aujourd'hui, ils sont accros.

La présidente: Madame Callwood, je vous remercie beaucoup.

Mme Calwood: Merci de m'avoir invitée.

La présidente: Honorables sénateurs, notre témoin suivant est M. Terence Corcoran, l'un des journalistes et éditorialistes les plus éminents au Canada dans le domaine des affaires. Il a toujours eu une opinion bien arrêtée sur tout, et je m'attends à ce qu'il nous donne beaucoup d'opinions bien arrêtées.

Je vous souhaite la bienvenue. Je suis certaine qu'il n'y a là aucun conflit d'intérêts, mais pendant une certaine période, il y a de nombreuses années, nous avons travaillé brièvement pour le même journal.

M. Terence Corcoran, à titre personnel: Je ne crois pas qu'il y ait de conflit.

La présidente: Bienvenue au comité.

Ai-je précisé que M. Corcoran travaille au National Post?

M. Corcoran: C'est bien cela.

Je dois dire que vous abordez un vaste éventail de sujets. On ne sait jamais quel sujet va surgir dans la conversation, et je me suis donc fait une série de petites notes mentales pour être certain d'être prêt à tout. C'est très inhabituel pour un journaliste d'être dans cette situation, et j'espère donc que vous me pardonnerez si j'hésite parfois durant mon exposé.

J'insiste encore une fois sur le fait que, sur cette question, tout ce que je dis ne représente que mon opinion personnelle et ne reflète nullement le point de vue du journal pour lequel je travaille ni celui de CanWest Global Communications. Ils ne me consultent pas sur quoi que ce soit, et vice versa.

En guise d'introduction, je dirai que je travaille comme journaliste et directeur de la rédaction, essentiellement pour les dossiers touchant à l'économie et aux affaires, depuis plus de 35 ans, principalement en tant que chroniqueur au Ottawa Journal, au Toronto Star, à la Presse canadienne, à The Gazette, au Financial Times of Canada, au Globe and Mail, où j'ai rédigé une rubrique pendant 10 ans, et depuis les six dernières années, au National Post. Je suis un journaliste qui est d'abord et avant tout à l'aise dans l'environnement d'un journal et je continuerai probablement de travailler dans un journal jusqu'à ce que quelqu'un décide de me mettre à la porte, tout à fait comme l'un de vos anciens collègues, le sénateur LaPierre, a reçu d'en haut l'ordre de changer de vocation.

Une chose est sûre, cependant, c'est que le milieu des journaux va me survivre ainsi que nous tous ici dans cette salle. J'ai mentionné le sénateur LaPierre parce que lui aussi s'est dit confiant quant à la durabilité des journaux.

L'année dernière, durant l'une de vos séances, il a fait observer que l'une des difficultés pour quiconque veut lire un journal sur l'Internet, c'est de s'installer confortablement dans un lit douillet avec un ordinateur portable. Je suis entièrement d'accord.

Bien sûr, on a entendu dire la semaine dernière que se mettre au lit avec un ordinateur portable comporte un risque encore plus grand parce que, d'après des articles de journaux, la chaleur d'un ordinateur portable a un effet nuisible sur la capacité procréatrice de l'homme. C'est un peu comme le réchauffement planétaire, sauf que, en l'occurrence, les conséquences se manifestent au niveau personnel.

Je serai heureux d'essayer de répondre à toute question que vous pourriez avoir sur n'importe quel sujet. Dans le temps dont je dispose, je vais principalement survoler certaines grandes questions et grands principes qui, je crois, sont en jeu dans le cadre le l'exploration des grands thèmes qui figurent à votre ordre du jour. Je vous remercie de me donner cette occasion de vous faire part de mes opinions.

Je voudrais revenir à votre séance inaugurale d'avril 2003, à la comparution de M. Tom Kent. Comme vous le savez, M. Kent a des opinions assez extraordinaires sur la liberté de la presse et le rôle des médias dans la société.

Je suis d'avis que les théories médiatiques de M. Kent sont totalement incompatibles avec les principes de la liberté de la presse qui sont au cœur de notre démocratie canadienne. M. Kent a énoncé son point de vue sur la liberté de la presse dans la fameuse citation qui était la déclaration officielle de la commission Kent de 1981: «La liberté de la presse n'est pas un droit de propriété appartenant aux propriétaires.»

Cette phrase inaugurale aurait dû faire scandale à l'époque, en 1981. Elle n'a pas été perçue de cette manière et elle n'est toujours pas perçue comme un affront aux principes auxquels tous les Canadiens tiennent, à mon avis.

À ce jour, certains grands gourous médiatiques du Canada continuent d'utiliser la définition de Kent comme principe directeur et beaucoup de ces gens-là ont comparu devant vous.

Si la liberté de presse n'est pas un droit de propriété, alors quelle sorte de droit est-ce et à qui appartient ce droit? La commission Kent a donné la réponse à cette question. Elle a dit que la liberté de presse est un «droit du peuple».

Il y a seulement deux manières pour le peuple d'exercer un droit quelconque. La première, c'est en intervenant sur le marché individuellement, à titre d'acheteur et de propriétaire de biens et de produits. La deuxième manière dont les gens peuvent exercer leur droit, c'est collectivement, par l'entremise du gouvernement. Le gouvernement, c'est la population qui agit dans l'intérêt public.

Il s'ensuit que l'aboutissement logique du raisonnement de la commission Kent est le suivant: «La liberté de presse appartient au gouvernement.»

C'est là vraiment l'hypothèse de base de la commission royale Kent, camouflée derrière un écran de verbiage. Malgré cela, comme je l'ai dit, on continue aujourd'hui de citer régulièrement le rapport Kent comme faisant autorité en la matière.

Que l'on doive faire appel au gouvernement pour qu'il intervienne dans le cadre de la définition de la liberté de presse, voilà un bond extraordinaire en faveur du pouvoir politique et du contrôle gouvernemental. Cela s'inscrit dans le cadre d'un mépris grandissant envers la liberté de parole dans les médias, un mépris qui existe depuis un certain temps. On le constate aujourd'hui aux États-Unis, par exemple lorsque la Federal Communications Commission, la FCC, intervient pour censurer divers radiodiffuseurs.

Le sénateur Fraser se rappelle peut-être de Mark Farrell. Il était éditeur du journal The Gazette quand j'y travaillais dans les années 70. M. Farrell, dont les opinions politiques inclinaient un peu à gauche et qui avait tendance à appuyer le NPD, a déjà dit de manière quelque peu blasphématoire, à mon avis, que la liberté de presse est une vieille putain qu'il faudrait mettre à la retraite. C'était une déclaration étrange.

Cette idée voulant que la liberté de la presse soit désuète, que ce soit une notion qui a fait son temps, était aussi au cœur du rapport du comité Davey au début des années 1970.

Son point de vue était que l'on ne peut pas faire confiance à l'entreprise privée pour posséder et contrôler les médias. Il faut une intervention gouvernementale dans le secteur des journaux, tout comme nous avons le contrôle gouvernemental sur les médias électroniques.

Sur le plan intellectuel, l'argumentation contre les droits des propriétaires découle en grande partie de l'évolution de la théorie des médias. Vous avez abordé en partie ces éléments de base dans votre rapport provisoire.

Il y a un très bon livre sur ce sujet, auquel je vais me reporter et écrit en 1963 par trois professeurs, Theodore Peterson, Fredrick Siebert et Wilbur Schramm. C'est un livre célèbre qui a fait date dans la théorie de la presse, et il est intitulé Four Theories of the Press.

À l'origine, le concept de la liberté de presse, qu'il qualifie de théorie libertaire, est fondé sur les principes d'un système capitaliste d'entreprises libres et concurrentielles. L'un des auteurs exprime cela de la manière suivante: «La liberté de presse dans un système libertaire interdit à l'État de se mêler des affaires de la presse.»

Un autre a fait observer que l'idée libertaire est fondée sur l'hypothèse suivante, et je cite: «Le gouvernement est le plus grand ennemi de la liberté, et la presse doit être libre pour servir de chien de garde contre tout empiétement du gouvernement sur la liberté individuelle.»

Deux autres théories de la presse, le modèle autoritaire fasciste et le modèle communiste soviétique, font reposer le contrôle des médias, à divers degrés, sur le gouvernement, et il n'est nul besoin d'explorer les diverses objections évidentes à ces modèles.

Le quatrième modèle examiné dans ce livre, la théorie de la responsabilité sociale — et là encore, vous avez abordé cette théorie dans votre rapport provisoire —, est le fondement du modèle préconisé par M. Kent et par le comité Davey et par beaucoup de témoins qui ont comparu devant vous depuis environ un an.

D'après cette théorie, au lieu de protéger les citoyens contre le gouvernement, une presse libre est censée être structurée de telle manière que le gouvernement protège les citoyens contre les autres citoyens et contre les entreprises commerciales.

C'est le monde à l'envers. À l'origine, la presse libre était perçue comme un rempart protégeant la population contre les abus du gouvernement; l'argument a été inversé, et c'est maintenant le gouvernement qui est perçu comme un rempart protégeant les gens contre la presse libre.

Quelle inimaginable reformulation de l'un des plus grands principes d'une société libre. Dans ce modèle, la liberté de presse devient un droit octroyé par le gouvernement qui doit être contrôlé et surveillé par l'État.

À ce sujet, je suis d'accord avec le professeur Jamie Cameron, qui a témoigné devant vous et qui a déclaré qu'on ne peut pas gagner sur tous les plans. La seule question qu'il faut se poser est celle-ci: jusqu'où le gouvernement doit-il aller pour exercer son contrôle sur les médias en vue de protéger les gens contre les médias?

Malheureusement, une fois qu'on adopte l'hypothèse de base voulant que la liberté des médias appartienne au gouvernement, il ne reste pas grand-chose à débattre sur le plan des principes pour ce qui est de déterminer où se situe la limite du contrôle gouvernemental. Il n'y a aucune limite formelle.

La seule limite est une convention politique, ce qui veut dire que les gouvernements peuvent aller aussi loin qu'ils peuvent se le permettre sur le plan politique, et ils s'en sont permis beaucoup. Vous l'avez dit en toutes lettres dans votre rapport provisoire: cela dépend de ce que qui est jugé acceptable à un moment donné.

L'intervention gouvernementale dans les médias électroniques, la radio et la télévision, progresse à pas de géant depuis des années; dans le cas de la télévision et de la radio, le point de vue de la commission Kent sur le droit de propriété a toujours été valable.

À l'origine, la raison pour laquelle on avait donné au gouvernement un certain contrôle sur les médias électroniques était fondée sur la conclusion que les fréquences de diffusion étaient restreintes. On ne pouvait tout simplement pas permettre que les ondes deviennent propriété privée.

Nous avons commencé à renoncer au principe de la liberté de la presse dès les années 1920, quand Ottawa a nationalisé les ondes et a déclaré que les fréquences de diffusion étaient propriété publique, et quand Ottawa a créé la Commission canadienne de radiodiffusion, qui a ensuite donné naissance à la société Radio-Canada et au CRTC.

L'un des grands champions de cette nationalisation était le rédacteur en chef du Ottawa Citizen à cette époque, un certain Charles Bowman. Il est devenu l'un des premiers présidents de la Commission canadienne de radiodiffusion, ou plutôt coprésident, après avoir affirmé que l'on ne pouvait pas permettre que des intérêts privés deviennent propriétaires d'un nouveau service public. La radiodiffusion a-t-il écrit dans le Ottawa Citizen, «de par sa nature même, peu seulement être exploitée de manière satisfaisante dans l'intérêt public et au profit du public».

C'était il y a 80 ans. C'était une mauvaise politique à l'époque et c'est une politique encore pire aujourd'hui. Outre les principes qui ont été foulés au pied, je crois que ce contrôle, cette nationalisation, est la principale raison pour laquelle les Canadiens sont souvent mal servis par leurs services de radiodiffusion.

La réglementation et les décisions du CRTC limitent la concurrence, favorisent les émissions américaines ainsi qu'étouffent le débat et le contenu canadien.

À titre d'exemple, je pose la question suivante: comment se fait-il que le réseau de nouvelles Fox News soit disponible au Canada, alors que les Canadiens se voient depuis longtemps refuser le droit de créer des services ou réseaux de nouvelles concurrentiels?

L'hypothèse de base du contrôle gouvernemental sur les médias électroniques est obsolète depuis trois décennies, à supposer que cette hypothèse n'ait jamais été vraie. Les gouvernements continuent de trouver de nouvelles excuses pour renforcer toujours davantage le contrôle étatique sur les droits de propriété des médias.

Il y a eu de nombreuses tentatives, par le passé, d'étendre aux journaux la formule de la radiodiffusion. La commission Kent réclamait d'Ottawa qu'on enlève leurs droits aux propriétaires de journaux et qu'on légifère pour restructurer l'industrie.

Plus de dix ans après, le comité Davey a proposé une commission d'examen de la propriété des journaux. Cette commission serait une sorte de CRTC pour les journaux.

Jusqu'à maintenant, le CRTC n'a pas vraiment réussi à faire main basse sur le secteur des journaux, mais ce n'est pas faute d'avoir essayé ni par manque de pression émanant de certains milieux. Le CRTC lui-même, qui n'a aucune compétence sur l'imprimé, a réussi à établir des codes de conduite applicables aux salles de rédaction, qui limitent les relations entre les salles de nouvelles de télévision et les salles de rédaction des journaux lorsqu'il y a propriété croisée.

M. Kent, quand il a comparu devant vous, a lu des extraits des ententes que le gouvernement a réussi à arracher auparavant à l'Association canadienne des éditeurs de journaux quotidiens, comme l'organisation s'appelait alors dans les années 1980.

C'est un document gênant, dans lequel les propriétaires de journaux concèdent qu'ils exploitent leurs journaux dans l'intérêt public d'abord et avant tout, alors que ce n'est pas le cas. Les propriétaires exploitent les journaux comme entreprise commerciale et selon le principe des droits fondamentaux, la pierre d'angle étant la liberté de la presse. Ce sont des droits de propriété.

Cependant, les droits de propriété doivent céder le pas à la démocratie, a dit M. Kent. Non, ils ne le doivent pas. M. Kent et d'autres qui ont comparu devant vous ont réclamé du gouvernement qu'il mette fin au tabou persistant établi contre toute intervention gouvernementale dans les affaires des journaux.

Je crois que cette nouvelle tentative de faire entrer les gouvernements dans les salles de rédaction des journaux de la nation est un dangereux prolongement de la conclusion marxiste de la commission Kent, selon laquelle les propriétaires des moyens de production sont la source du problème et ne devraient pas être autorisés à agir à titre de propriétaires.

Nous ne l'avons pas fait en 1981 et nous ne devons pas le faire aujourd'hui. C'est contraire à toute l'histoire de la libre expression et de la liberté de la presse. C'est une violation de la common law et des principes constitutionnels.

En fait, nous devrions faire le contraire. Nous devrions supprimer le contrôle gouvernemental sur les autres médias, au lieu de l'étendre aux journaux. La radio, la télévision et les ondes, tout cela devrait être remis à la propriété privée. Il n'y a aucune justification pour l'intervention gouvernementale.

La raison originale du contrôle gouvernemental des ondes, c'était la soit disant rareté des fréquences. Cette rareté n'existait pas à l'époque et avec la nouvelle technologie d'aujourd'hui, l'argument en faveur du maintien de l'intervention gouvernementale ne tient pas.

J'ai bon espoir que votre comité saisira cette occasion pour amorcer un mouvement de recul pour mettre fin à cette violation de longue date des principes de la liberté de la presse. Je sais, pour avoir lu le compte rendu de vos séances antérieures, que beaucoup d'entre vous comprennent bien le rôle des marchés, des choix individuels et des droits de propriété, ainsi que l'importance de préserver et de protéger la liberté de la presse.

Cependant, nous avons dépassé depuis longtemps les limites de l'intervention gouvernementale dans les médias. Il est grand temps de commencer à réduire cette intervention et à aller de l'avant.

Si vous avez des questions, je vais essayer d'y répondre.

Le sénateur Tkachuk: Je suis de votre avis, à savoir que nous devrions dépouiller le CRTC de bon nombre de ses mandats et permettre au marché de prospérer. Cependant, devrait-il y avoir un rôle pour, disons, le Bureau de la concurrence, au cas où des monopoles auraient tendance à se constituer?

M. Corcoran: Je suppose que le Bureau de la concurrence pourrait avoir un rôle à jouer, quoique les cas de constitution de monopole sont extrêmement rares dans les secteurs de l'économie dont le Bureau de la concurrence est actuellement responsable. Il s'agit essentiellement de s'en prendre à différentes formes de comportement des grandes entreprises et d'intervenir modérément lors des fusions et des acquisitions.

En général, le marché fonctionne très bien tout seul. Je ne crois assurément pas qu'il soit le moindrement nécessaire de donner au Bureau de la concurrence des pouvoirs spéciaux pour qu'il commence à examiner les médias de manière différente par rapport à tout autre secteur de l'industrie.

Le sénateur Tkachuk: Nous avons entendu et lu des témoignages sur la question de la convergence. Vous travaillez pour un journal qui possède aussi un réseau de télévision. Je crois connaître votre réponse à ma question, mais je veux que votre témoignage soit consigné.

Pensez-vous que ce soit dangereux? Devrait-il y avoir des règlements ou des lois interdisant un tel état de chose? Devrait-il existe une sorte de muraille de Chine, c'est-à-dire une muraille qui existe pour vrai et non pas une muraille qui n'existe pas, de l'avis de bien des gens ici présents?

M. Corcoran: Comme vous pouvez vous y attendre, je suis contre toute tentative visant à empêcher ce type de convergence. Il y a deux sortes de convergence bien différentes, soit dit en passant. La première est une tentative amenant de médias différents à converger pour des raisons commerciales, la télévision et les journaux étant deux médias, alors que l'Internet pourrait en être un autre. Ensuite, il y a les entreprises de télécommunications. Il y a déjà eu une théorie en vogue à ce sujet, et Bell est tombée dans son piège, à savoir qu'il y aurait convergence entre les entreprises de télécommunications et les médias que celles-ci diffusent.

Ce modèle en particulier semble certainement douteux, c'est le moins qu'on puisse dire. Je pense que la question n'a pas encore été tranchée quant aux autres formes de convergence entre, disons, une station de télévision et un journal dans un marché donné, national ou local.

La théorie des affaires veut que la fusion de ces deux médias soit avantageuse. Ceux d'entre nous qui ont cependant travaillé soit pour la presse télévisée, soit pour la presse écrite, savent qu'il existe plusieurs différences fondamentales entre ces médias.

Je ne pense pas que ce genre de convergence soit vraiment envisagé, sauf en théorie.

S'il devait par chance y avoir une convergence réussie entre soit un poste de télévision et un journal, soit un réseau d'information et plusieurs journaux, et si cette convergence faisait en sorte que ces entités fusionnent pratiquement pour n'en constituer plus qu'une seule, je ne pense toujours pas que ce serait une raison suffisante pour intervenir.

Toutes sortes de choses peuvent se produire sur le marché pour contrecarrer les meilleures stratégies de convergence. La société issue de cette convergence pourrait soudainement paraître un peu trop hiérarchisée, et quelqu'un d'autre, notamment un radiodiffuseur, pourrait se lancer sur le marché et offrir un produit concurrentiel.

Comme le marché est dynamique, la convergence peut aussi susciter une vive concurrence.

Le sénateur Munson: Vous soutenez dans votre rapport que le gouvernement devrait cesser de réglementer les autres médias et non pas commencer à réglementer la presse écrite. Préconisez-vous la suppression du CRTC? Pensez-vous que tous les organismes réglementaires devraient être supprimés pour que le meilleur gagne?

M. Corcoran: Dans un monde idéal, oui. Le besoin existe évidemment. La meilleure approche, si l'on songe aux entreprises de radiodiffusion, à l'exception des câblodistributeurs, serait sans doute d'ajouter un élément à la dynamique actuelle.

Si une certaine longueur d'ondes appartenait à des intérêts privés, il faudrait peut-être qu'un organisme quelconque soit chargé de définir et d'enregistrer le droit de propriété s'y rapportant. Si cette longueur d'ondes appartenait à CTV, par exemple, il faudrait reconnaître le droit de propriété du poste sur cette longueur d'ondes.

Outre cette fonction, je ne vois pas quelle autre fonction devrait être confiée au CRTC. Il existe cependant une structure complexe au Canada. Il serait très difficile de la démanteler du jour au lendemain.

Compte tenu cependant de la technologie et de la nature des marchés à l'heure actuelle, il n'est pas nécessaire de continuer à prétendre qu'il faut protéger cette ressource rare puisqu'elle ne l'est plus du tout.

Bref, dans un monde idéal, toutes ces contraintes réglementaires devraient être supprimées parce qu'elles ne sont pas vraiment nécessaires.

Le sénateur Munson: Dans l'une de vos chroniques, celle du 29 avril intitulée «Media Circus III», vous citez Joan Fraser, président du Comité permanent des transports et des communications: «Sauf en de très rares circonstances, l'État n'a pas d'affaire dans les salles de presse canadiennes.» Vous poursuivez votre chronique en disant ceci:

Si le sénateur Joan Fraser est vraiment de cet avis, pourquoi le comité qu'elle préside va-t-il se lancer dans une étude qui durera un an et qui ne peut aboutir qu'aux résultats contraires, c'est-à-dire que le gouvernement s'immisce encore davantage dans les affaires des salles de presse canadiennes?

Vous comparaissez maintenant devant nous comme témoin. Aviez-vous une boule de cristal? Vous présumez de l'issue de notre étude.

M. Corcoran: Non, je pense que si vous poursuivez la lecture de ma rubrique...

Le sénateur Munson: Il y en a plusieurs. J'essayais simplement...

M. Corcoran: Si vous poursuiviez la lecture de cette chronique particulière, vous verriez que je fondais mon article sur le mandat que le comité s'était donné. D'après moi, la seule raison pour laquelle le comité avait décidé de tenir les audiences, c'est que d'aucuns réclamaient avec insistance une plus grande ingérence du gouvernement dans notre secteur. Je suis peut-être parvenu trop hâtivement à cette conclusion et...

Le sénateur Munson: Vous vous inquiétez aussi certainement beaucoup pour vos collègues et vos amis qui ont créé de nouvelles entreprises.

M. Corcoran: J'ai mal compris le début de votre...

Le sénateur Munson: Vous avez mentionné Russell Mills et d'autres personnes. Vous ne pouvez pas vraiment croire ce que certains journalistes disent. Vous vous inquiétez du fait que certains semblent réclamer une plus grande ingérence du gouvernement. Vous pensez que davantage de membres de la presse écrite sont à la solde du gouvernement ou pensent que ce serait une bonne chose de l'être, n'est-ce pas?

M. Corcoran: Je ne suis pas votre raisonnement.

Le sénateur Munson: Vous avez déjà travaillé avec Russ Mills.

M. Corcoran: Oui. C'était lors d'une conférence tenue à McGill.

Le sénateur Munson: Je vois. Vous avez écrit ceci dans votre compte rendu sur la conférence tenue à l'Université McGill en 2003, qui s'intitule «Who Controls Canada's Media»:

À cet égard, j'ai été très surpris ce matin d'entendre Russ Mills — pour lequel j'ai eu beaucoup d'admiration au fil des ans — réclamer que le gouvernement réglemente de façon encore plus vigoureuse la presse écrite.

Vous vous inquiétez du fait que M. Mills...

M. Corcoran: J'ai été surpris de la position sur les médias que M. Mills a présentée lors de cette conférence ainsi que de ce qu'il a dit par la suite à ce sujet. Il dit d'une part que le gouvernement n'a pas de rôle particulier à jouer dans le domaine de la presse écrite, et il semble proposer d'autre part que le gouvernement joue un certain rôle.

Je ne peux pas me souvenir de mémoire quel était ce rôle, mais il a proposé un plan en quatre points. Ce plan réservait une place au gouvernement en ce qui touche, si je ne m'abuse, les limites à la propriété dans le domaine des médias.

Le sénateur Munson: J'ai une question très simple à poser: je sais qu'on vous a posé beaucoup de questions aujourd'hui, mais je constate que vous qualifiez la commission Kent de marxiste. N'allez-vous pas un peu loin? C'est du moins ce que je pense. Comment concevez-vous la liberté de la presse?

M. Corcoran: La liberté de la presse suppose que les personnes qui souhaitent créer une nouvelle entreprise de presse devraient pouvoir le faire et devraient prendre à l'égard de cette entreprise les décisions qu'elles jugent dans le meilleur intérêt de leurs actionnaires et de leurs lecteurs ainsi que dans le meilleur intérêt du propriétaire ou de la personne qu'il a choisie pour diriger cette entreprise.

À part cela, il est difficile de porter des jugements et de décider ce qui est dans le meilleur intérêt des médias. Nous avons tous nos idées sur le sujet. Dans mes articles, j'analyse ce que d'autres journaux font et ce que fait le journal auquel j'appartiens.

Nous avons tous des idées quant à ce que devraient faire les médias, certaines d'entre elles étant juste et d'autres pas. Il s'agit d'un marché. C'est comme si l'on disait à un producteur ce qu'il doit produire. C'est difficile à dire.

C'est l'esprit d'entreprise et la créativité de ceux qui possèdent et exploitent les médias qui devraient déterminer la nature de ces médias. Notre conception de la chose ne sera pas la même dans dix ans.

Le sénateur Di Nino: Je dois admettre que ma propre conception des choses se rapproche de la vôtre et que je pense qu'il faudrait que le gouvernement intervienne moins que plus dans ce domaine. Comme je suis un conservateur, cela ne devrait pas surprendre qui que ce soit.

Il faut cependant qu'un organisme soit chargé de l'arbitrage des différends. Dans votre domaine, celui de la presse écrite, il existe un organisme appelé le Conseil de presse de l'Ontario, qui joue ce rôle.

Nous avons appris aujourd'hui qu'il existe un conseil de presse dans toutes les provinces, sauf en Saskatchewan. On reproche aux conseils de presse leur inefficacité. J'aimerais d'abord savoir ce que vous pensez à cet égard et je vous poserai ensuite une question complémentaire.

M. Corcoran: J'aimerais pouvoir répondre à votre question, mais je ne connais presque rien de ce conseil de presse. Je n'ai vraiment rien à dire à son sujet.

Le sénateur Di Nino: Très bien.

M. Corcoran: Il ne joue pas un rôle très actif. Je suis un chroniqueur économique depuis très longtemps, et le Conseil n'intervient jamais dans mon domaine. Je lis de temps en temps dans les journaux que le Conseil a rejeté une plainte, mais pour ce qui est du reste...

Le sénateur Di Nino: Vous conviendrez cependant que, si le réglementation est allégée, qu'il s'agisse de la réglementation fédérale ou provinciale, il faut que ceux qui s'estiment lésés puissent soumettre leurs doléances à un organisme quelconque. Quel mécanisme proposeriez-vous?

M. Corcoran: Il s'agit vraiment de questions difficiles.

Le sénateur Di Nino: Vous ne pouvez pas vous défiler. Vous avez dit cela.

M. Corcoran: Pour ma part, et j'aime mieux ne pas savoir très bien ce que fait le conseil de presse dans les provinces, je n'ai jamais été très enthousiaste à l'idée de l'existence de ce genre d'organisme. Il s'est peut être effectivement produit, avant l'existence des conseils de presse, des cas d'abus de la part des médias. Je n'ai pas vraiment beaucoup réfléchi à la question.

Le sénateur Di Nino: J'accepte cette réponse. J'espère simplement que vous ne cherchez pas à vous défiler, car je ne pense pas que vous soyez ce genre de personne.

M. Corcoran: J'espère bien que non.

Le sénateur Di Nino: Ce n'est certainement pas l'impression que vous donnez.

M. Corcoran: Je n'ai pas réfléchi à toutes les questions.

Le sénateur Di Nino: Permettez-moi de changer de sujet un instant. Bon nombre de témoins ont allégué qu'il y a concentration excessive de la propriété dans le domaine des médias. J'aimerais d'abord savoir si vous êtes de cet avis également.

M. Corcoran: Non, mais je suppose que ce serait une bonne chose qu'il existe davantage de médias. Si la structure réglementaire était différente au CRTC, il existerait peut-être davantage de médias, mais c'est difficile à le dire.

Qu'on prenne le rapport du comité Davey ou celui de la commission Kent et qu'on prenne toutes leurs conclusions au sujet de la structure, de la propriété et de l'historique des médias dans les années 1960, 1970, 1980, 1990 et 2000, les auteurs de ces rapports et de ces analyses se sont trompés systématiquement dans leur évaluation de la structure réelle des médias et se sont certainement trompés dans leurs prévisions.

Personne n'a jamais prévu l'avènement de l'Internet ni l'évolution qu'ont connue le câble et les canaux spécialisés. Il est impossible de prévoir quelle nouvelle technologie va être mise au point, quels seront les prochains plans d'affaires, quelles erreurs seront commises dans leur mise en œuvre ni quel entrepreneur génial proposera un nouveau concept. Tout cela est impossible à prévoir. Tout évolue.

Prenons la situation actuelle. J'ai l'impression que les Canadiens disposent aujourd'hui d'une information beaucoup plus variée que par le passé. Les sources d'information sont multiples.

Nous sommes plus concurrentiels qu'en 1981. Nous le sommes aussi davantage qu'en 1991. Je suis prêt à prédire que les sources d'information seront encore plus nombreuses en 2012 ou en 2014.

Le fait de savoir à qui appartiennent les médias ne nous renseigne pas non plus beaucoup. La chaîne de journaux Thompson était autrefois un joueur très important dans partie de l'industrie. Cette chaîne est maintenant propriétaire de différents types de médias. Il ne s'agit plus des journaux Thompson, mais de la société Thompson. Cette société est propriétaire de toutes sortes de canaux de diffusion de l'information, de services de soins de santé et d'installations médicales. Elle est omniprésente.

Ce que j'essaie de vous faire comprendre en donnant l'exemple de la société Thompson, c'est que, bien qu'il s'agisse d'une grande société, elle fournit des parcelles d'information sur des sujets complexes et divers. Elle n'a pas nécessairement d'idéologie propre. Elle offre diverses sources d'information sur une vaste gamme de sujets.

[Français]

Le sénateur Chaput: Ma question touche, bien sûr, la liberté de la presse. Si je comprends vos propos, le secteur privé serait mieux placé pour s'occuper de la liberté de la presse que les organes dont nous disposons présentement?

M. Corcoran: Oui.

Le sénateur Chaput: J'aimerais que vous m'expliquiez, à l'aide d'exemples concrets, ce qui se produirait si on passait d'un organe à l'autre. Ma deuxième question est la suivante. Quels changements pourrait-on apporter au CRTC afin de mieux répondre aux besoins existants?

M. Corcoran: Je vais répondre en anglais, car je crains avoir perdu mon français avec les années.

[Traduction]

On pourrait citer en exemple la réglementation qui existe au Canada et qui limite, à mon sens, l'émergence d'entreprises concurrentielles dans le domaine des nouvelles et de la radiodiffusion. Je parle de la situation dans l'ensemble du pays.

J'ai consacré une rubrique à cette question il y a un certaintemps. Je pense que c'était au début du scandale des commandites à Ottawa. Un soir, je parcourais les divers postes detélévision pour essayer de démêler les faits dans cette affaire. Aux États-Unis, on a le choix entre quatre ou cinq canaux: MSNBC, CNBC, CNN et Fox, plus certains grands réseaux. C'est un brassage continuel d'idées. Toutes ces entreprises sont privées. La seule entreprise publique, c'est PBS.

Le débat est intense et varié. Tout ce qui est dit ne vous plaira peut-être pas, mais il ne fait aucun doute que tous les points de vue sont exprimés.

Au Canada, le débat d'idées est presque inexistant. À la fin du bulletin de nouvelles de 9 heures à CBC, il y a un échange d'idées entre Andrew Coyne, Chantal Hébert et Allan Gregg.

Prenons ensuite Newsworld. Ce réseau ne présente pas les nouvelles à la même heure ni d'émissions d'information publique. Il n'y a rien à CTV. L'émission Newsnet à CTV suit une présentation donnée et ne peut pas faire concurrence à CBC ou présenter un débat contradictoire, ce qui fait partie du processus politique.

Je crois que la situation est attribuable à la réglementation. Le CRTC intervient toujours parce qu'il souhaite protéger une entreprise à un endroit donné. Le CRTC protège CBC, protège un autre radiodiffuseur ou protège un segment de l'industrie. Le Conseil refuse d'ouvrir le marché, ce qui favoriserait le débat.

Voilà pourquoi j'ai mentionné Fox. Nous allons ouvrir le marché au Canada à Fox avant qu'on ne crée Fox Canada. Je ne veux pas dire Fox Canada, mais avant qu'il n'existe un réseau compétitif comparable, ce qui me paraît bizarre.

Le sénateur Chaput: Nous n'avons pas la taille des États-Unis. Même si le marché était déréglementé, et même s'il se composait de davantage d'entreprises privées, tous les points de vue ne pourraient pas être exprimés.

M. Corcoran: C'est juste. Le débat auquel je songe est peut-être impossible au Canada, mais je ne le crois pas.

Après la publication de cette chronique, j'ai reçu un appel de la chaîne parlementaire pour m'informer qu'elle allait lancer une émission de débat politique qui serait diffusée aux environs de 21 heures, 22 heures ou 23 heures. Il s'agit d'une émission de second plan. Personne n'y prête attention, et la cote d'écoute n'est pas très élevée.

Il est très difficile d'être aussi tape-à-l'œil que certains réseauxaméricains. Ils favorisent au moins un véritable débat. À mon avis, on favoriserait le débat public en réduisant la réglementation, en ouvrant le secteur à l'industrie privée et en laissant aux entrepreneurs le soin de décider comment ils feront de l'argent.

Le sénateur Di Nino: Ou en perdront.

M. Corcoran: Oui.

Le sénateur Merchant: Je songe aux canaux de télévision américains qui sont à la fois divertissants et instructifs. PBS, le radiodiffuseur public américain, ne se compare pas du tout à CBC, notre radiodiffuseur public, parce que la programmation de PBS reflète les souhaits des téléspectateurs. Cette chaîne est financée par les téléspectateurs. Je me demande ce qui se produirait si CBC était financé par les téléspectateurs.

M. Corcoran: C'est une excellente question. C'est effectivement un peu surprenant en principe que CBC accorde une si grande place à la publicité. Pour ma part, je ne m'oppose pas vraiment à ce que le gouvernement exploite un ou même deux postes de télévision, en particulier à notre époque. Le marché est beaucoup plus vaste. L'information qui est diffusée est aussi beaucoup plus variée.

Quant à savoir si le gouvernement doit exploiter CBC comme il le fait est une autre affaire. CBC, c'est à la fois une entreprise publique et une entreprise commerciale. Elle accorde une place à la publicité ainsi qu'aux émissions publiques, ce qui crée un problème sur le marché parce que cela prive le secteur privé de beaucoup de recettes publicitaires. Au moyen de crédits gouvernementaux, CBC fait concurrence au secteur privé pour les gens talentueux.

C'est une structure très étrange. Le modèle de radiodiffuseur public qui a été adopté aux États-Unis est peut-être plus attrayant, mais je n'ai pas vraiment examiné à fond cette question. Je m'en excuse.

Le sénateur Merchant: J'imagine que la question se pose, car c'est soutenu par l'argent du contribuable, les gens paient leurs taxes, et ils ne regardent pas. Ils ont un auditoire très restreint. Vient l'heure où il faut vraiment se demander si l'on en a pour notre argent. Je pense que la programmation est excellente, mais malgré tout, les gens ne regardent pas. Donc, l'auditoire est très petit, mais il y a une excellente programmation.

M. Corcoran: Je pense que les Canadiens recherchent un contenu canadien, surtout en ce qui concerne les nouvelles et les affaires publiques. C'est en tout cas ce que révèlent les cotes d'écoute. Si l'on additionnait toutes les cotes d'écoute pour tous les programmes de nouvelles canadiens, ça donnerait pas mal d'auditeurs. Donc, je pense que la demande est supérieure à l'offre, car pour l'instant, l'offre est assez limitée.

Le sénateur Merchant: J'ai une question au sujet du CRTC. Je trouve que c'est intéressant, car le CRTC est un organe de réglementation gouvernemental. Souvent, les conseillers sont nommés par le gouvernement, et ils viennent du domaine des médias. La plupart d'entre eux ont travaillé dans les médias. Souvent, lorsqu'ils quittent le CRTC, ils retournent dans ce domaine.

Les médias semblent tirer partie de cette situation. Avez-vous des observations à faire sur cette remarque? Y a-t-il quelque chose qui soit —

M. Corcoran: Mais c'est tout naturel. Bien entendu, lorsqu'une personne travaille pendant une longue période auprès d'un organe réglementaire, elle acquiert de l'expertise, de grandes connaissances du secteur et des contacts. Le problème, c'est qu'on ne peut pas empêcher cela. C'est la nature même de la structure. C'est la structure qui pose problème.

La présidente: Je voudrais revenir à la question épineuse de la liberté de la presse. S'il s'agit d'un simple droit de propriété, pourquoi le retrouve-t-on alors dans la Constitution, non seulement au Canada, mais également dans d'autres pays par exemple, les États-Unis? Pourquoi la liberté de la presse est-elle différente de la liberté du secteur de l'alimentation minute, de la liberté du secteur des pâtes et papiers, de la liberté du secteur de la prostitution? Je ne comprends pas. Pourquoi, historiquement, autant de pays ont-ils cru bon d'insérer la liberté de la presse dans la Constitution? Qu'avaient-ils en tête?

M. Corcoran: C'est une bonne question. Malheureusement, je ne connais pas la réponse. J'imagine que la liberté de la presse est liée à la liberté d'expression, et on n'a nul besoin de posséder quoi que ce soit pour pouvoir s'exprimer. Le droit de propriété est devenu lié à la question, car afin de pouvoir imprimer quoi que ce soit, encore faut-il posséder des installations.

Je pense donc que le droit de propriété est lié à la liberté de la presse. Il y a un lien. C'est-à-dire qu'on ne peut pas avoir l'un sans l'autre.

Nulle liberté d'expression, à part la liberté de parler en tant que particulier, n'est possible sans droit de propriété visant à permettre l'exploitation d'installations d'imprimerie. De nombreuses constitutions parlent en effet de la liberté de la presse mais ne la garantisse pas dans les faits. Par exemple, l'Union soviétique défendait la liberté de la presse; cependant, sans droit de propriété connexe, ce sont des promesses vaines. Ce ne sont que des mots sur du papier.

Il y a donc un lien entre les deux concepts. Voilà ma réponse brève.

La présidente: Peut-être que je vous attribue des idées ou des paroles que vous n'avez pas, mais il me semble que vous essayez d'esquiver la question de l'intérêt public; il me semble que les constitutions visent à garantir l'intérêt public, n'est-ce pas?

M. Corcoran: Oui, j'imagine que c'est le cas. J'essaye d'éviter d'aborder la question de l'intérêt public, car c'est un concept difficile à définir. C'est un concept arbitraire, et personne, à ce que se sache, n'a jamais réussi à le définir. Ce n'est pas défini dans la loi, ni dans aucun règlement. C'est-à-dire qu'on retrouve souvent la notion dans un règlement, mais de façon plutôt arbitraire, en faisant référence à des cas spécifiques. Il n'existe pas vraiment de définition.

Il me semble qu'on essaie de garantir l'intérêt public, intérêt qui ne peut être défini. Comme vous l'avez dit dans votre rapport, l'intérêt public change selon les modes de l'heure et les tendances.

La présidente: En ce qui concerne la réglementation, il devient évident — j'espère que j'interprète bien vos paroles —, d'après ce que j'ai compris, que vous estimez que la meilleure réglementation est celle qui règlemente le moins. Vous estimez qu'il est temps qu'on se retire un petit peu, mais quelle est la mesure de ce retrait?

Êtes-vous en train de dire que les lois sur le salaire minimum ne devraient pas s'appliquer au domaine des médias, ou pouvez-vous être un peu plus précis et mieux expliquer en quoi nous devrions nous retirer? Ou encore, pensez-vous que la réglementation est adéquate ou presque?

M. Corcoran: Quand je dis que nous devons nous retirer, je parle du contexte de la réglementation des médias électroniques, et de la tentative du CRTC — et là je n'y comprends rien — de réglementer Internet. À mon avis, il faudrait reculer.

Bien entendu, nous ne devrions pas nous avancer davantage dans le secteur de la presse écrite, mais en ce qui concerne la réglementation des médias électroniques, des ondes, de la télédistribution et des chaînes spécialisées, je pense que ça ne devrait pas exister.

La présidente: Du tout?

M. Corcoran: Du tout.

La présidente: Si on supprimait la réglementation du secteur de la radiodiffusion, sauf pour la définition des fréquences au besoin, ne court-on pas le risque que les médias canadiens soient pris d'assaut par des étrangers, des médias étrangers et des conglomérats médiatiques étrangers, ou bien le marché de la radiodiffusion ne serait-il pas envahi par le trop plein?

La chaîne Fox, par exemple, peut porter préjudice aux réseaux canadiens de par sa simple existence, car le Canada serait désormais considéré comme le prolongement du Maine, et elle ne ferait aucun effort pour assurer une couverture adéquate. Peut-être que j'adopte un point de vue extrême, mais c'est parce que je veux connaître votre point de vue sur l'accès potentiellement libre au marché canadien par des concurrents non canadiens.

M. Corcoran: Qui sait ce qui pourrait arriver. Il y a trop d'inconnues. Tout d'abord, nous ne savons même pas si des radiodiffuseurs étrangers s'intéressent à nos réseaux canadiens, à nos chaînes canadiennes ou à tout autre aspect de notre marché. Et si un réseau se faisait racheter, qui sait ce que le nouveau propriétaire en ferait. Encore faudrait-il qu'il réponde aux besoins des Canadiens. Je ne défends pas une position ou une autre. Je ne fais qu'envisager l'idée.

Quoiqu'il en soit, encore faudrait-il que le nouveau propriétaire réponde aux besoins de son auditoire. Il serait inutile pour NBC d'acheter CTV, il me semble, parce qu'ensuite les propriétaires devraient repenser leurs programmes pour les élaborer en fonction de l'auditoire canadien.

C'est une question qui s'est posée depuis le début de l'histoire canadienne, et il n'y a pas de solution facile. Vous pensez peut-être que je m'esquisse, mais c'est parce que je penche toujours quelque peu en faveur de restrictions à la propriété étrangère.

On ne m'avance pas trop, parce que l'idée n'a pas encore été mise à l'épreuve. Nous avons cette théorie que les étrangers vont se ruer sur le Canada et racheter notre marché de radiodiffusion, tout comme le secteur de la vente au détail est racheté par les Américains. Peut-être que la même chose se produirait, qui sait.

Donc je disais que je penche toujours en faveur de certaines restrictions. Je dis cela à mon corps défendant, et si Andrew Coyne était ici aujourd'hui, il m'attaquerait.

La présidente: Nous ne lui dirons pas.

Le sénateur Di Nino: Il y aura la transcription.

M. Corcoran: Oui, mais si je pense à cette question de propriété étrangère, c'est à cause de l'idée qu'il faudrait permettre que BCE, Rogers et les autres entreprises de télécommunication soient rachetées par des entreprises étrangères, ce qui me semble insensé, surtout en ce qui concerne les services satellitaires. Le client des services satellitaire n'aurait pas le droit de souscrire à un service américain; il serait obligé de souscrire à un service satellite canadien ou à un service de câblodistribution canadien.

Toutefois, BCE vendra à des Américains mon service canadien auquel je suis obligé de souscrire, de sorte que les Américains possèdent ce à quoi je n'ai pas le droit de souscrire directement auprès des Américains. C'est complètement insensé. Dès qu'on a un secteur industriel réglementé, je pense qu'il devient difficile de permettre la propriété étrangère à cause d'une question de principe.

Je ne dis pas qu'il est essentiel de restreindre dans une certaine mesure la propriété étrangère, tant qu'il ne s'agit pas d'un marché libre.

Le sénateur Tkachuk: Nous parlons de défendre les gens qui en ont le moins besoin, c'est-à-dire les détenteurs des licences. Dès qu'on obtient une licence, on veut ensuite se faire protéger des concurrents éventuels. Tout le monde croit en un marché libre, mais dès qu'on obtient une licence, on change d'avis. Je le dis et je le répète, car c'est tout à fait vrai.

Hier même, des annonceurs nous ont demandé davantage de chaînes sur les marchés locaux et ce qui me surprend, Mississauga n'a pas de chaîne de télévision. Je n'en revenais pas. Nous avons notre propre chaîne à Yorkton et à Swift Current. Comment ce genre de choses peut-il se produire, si ce n'est à cause de la réglementation?

Qui plus est, le particulier canadien moyen se moque éperdument s'il s'agit de Rupert Murdoch ou d'Izzy Asper? Cela ne le touche que très peu. Ça ne touche ni son père ni ses enfants. Il ne fait pas la différence. Les seules personnes touchées sont Izzy Asper et Rupert Murdoch, n'est-ce pas? Il me semble qu'ils soient les seuls intéressés.

La CBC est un autre exemple. On ne parle que de logiciels et de programmation. Voilà à quoi s'intéresse la politique publique. Je ne pense même pas que ce soit une situation positive.

Cela dit, pensez-vous que nous pourrions vendre tout le matériel de la CBC, par exemple leurs immeubles? Pourquoi avons-nous besoin de tant d'immeubles? Il suffit d'un lieu d'où diffuser, et ensuite les consommateurs peuvent souscrire par câble au besoin. S'ils n'en veulent pas, ils ne sont pas obligés d'écouter.

M. Corcoran: Il s'agit là de décisions d'affaires qui relèvent de la CBC ou du propriétaire du matériel qui serait vendu. Je ne pense pas que nous soyons les mieux placés pour répondre à cette question; c'est bien la CBC qui sait comment le mieux gérer ses affaires efficacement.

Le sénateur Tkachuk: Avons-nous réellement besoin de la CBC? Peut-être que nous en avions besoin voilà 50, 60 ou 70 ans, mais est-elle encore essentielle aujourd'hui?

M. Corcoran: J'ignore ce que vous entendez par «besoin». Je pense que c'est un objectif tout à fait souhaitable que d'avoir des radiodiffuseurs canadiens. C'est une question difficile. Il est plus facile d'en parler par écrit dans une salle de presse que de venir ici et de le dire de vive voix en public.

J'écoute la CBC à peu près tout le temps. Je syntonise la radio de la CBC, et je regarde les nouvelles à la CBC. Je ne souscris pas toujours à ses positions et à leurs façons de faire. Mais il n'empêche que, si la CBC n'existait pas, je ne sais pas ce que j'écouterais.

Vous me demandez toutefois si nous en avons réellement besoin. Eh bien, je ne le pense pas. Il existe toutes sortes d'autres possibilités. Le système radiophonique est aussi structuré et rigide que le système de télévision, sinon plus encore, bien que la radio va bientôt connaître des pressions concurrentielles qu'elle n'avait encore jamais connues.

Comme je l'ai dit tout à l'heure, il y a une demande pour un contenu canadien à la radio, à la télévision et dans la presse. Nous avons un système anticoncurrentiel rigide qui entrave l'essor de la programmation au Canada, le développement du Canada dans son ensemble et, qui plus est, canalise les fonds disponibles aux mains des joueurs existants, y compris surtout la CBC.

Le sénateur Tkachuk: Je suis d'accord que la surréglementation fragilise nos entreprises, ce qui les met dans une situation où elles pourront difficilement soutenir la concurrence lorsqu'elle arrivera enfin, mais cette concurrence fait partie du monde d'aujourd'hui, et elle s'affirmera, peu importe la réglementation.

Pensez-vous que cela soit vrai pour le secteur médiatique? Nous réglementons et protégeons les secteurs de la télévision et de la radio, de même que les réseaux. Nous les avons fragilisés de façon qu'ils ne peuvent pas soutenir la concurrence des Américains, des Européens ou de tout autre concurrent éventuel?

M. Corcoran: Effectivement. Je ne vois pas ce que je pourrais dire d'autre sur la question. Quelle que soit cette lacune, je veux l'examiner. Plus nos réseaux sont protégés de la concurrence, plus il devient difficile d'introduire cette concurrence, et plus longtemps il faut garder la structure intacte.

Tous les secteurs industriels du Canada alimentent le mythe selon lequel il suffit simplement de prendre un certain essor. On veut nous faire croire qu'on a besoin de protection jusqu'à ce que le secteur atteigne une certaine importance. Après quoi, il serait capable de soutenir la concurrence. Nous serions alors en mesure d'ouvrir la porte à la concurrence. Toutefois, dans les faits, ce n'est pas ce qui se produit.

Ça ne s'est jamais produit dans les secteurs réglementés, sauf peut-être celui du transport aérien et peut-être un ou deux autres. Le secteur du transport aérien a ouvert ses portes à la concurrence, mais Air Canada continue de connaître des ennuis, et le secteur est toujours réglementé dans une certaine mesure, afin de le protéger de la concurrence extérieure.

Donc, nous nous retrouvons avec l'exemple d'Air Canada et le même sempiternel problème. On affirme qu'il suffit de prendre de l'ampleur. On affirme que, si on se développe sur la scène internationale, on pourra alors prendre de l'ampleur et soutenir la concurrence. Toutefois, cela ne fonctionne pas, parce que plus longtemps on maintient la réglementation, plus rigide devient le système.

Le sénateur Tkachuk: Voilà tout.

La présidente: Il nous reste quelques minutes, et le sénateur Di Nino a une question de suivi.

Le sénateur Di Nino: Entre le sénateur Tkachuk et vous, vous avez à peu près couvert la question. La CBC est une société d'État. Je vous demande alors si nous devons vraiment financer la CBC à ce point, pour assurer sa survie et lui permettre d'assumer ses activités. Le Canada en a-t-il vraiment besoin? Avons-nous réellement besoin de la CBC? Le Canada doit-il vraiment consentir ce genre d'investissement annuel, et en avons-nous pour notre argent?

M. Corcoran: Je n'ai jamais analysé la question de la CBC, qu'il s'agisse de l'exploitation, du budget, des dépenses ou de l'optimisation des ressources, ou encore des crédits qu'elle reçoit et des montants qu'elle dépense.

Je ne parle que de la programmation. Il est difficile de se plaindre du manque d'équilibre de la CBC, car j'estime que là n'est pas la question. Je ne pense pas qu'un média particulier devrait forcément adopter une approche équilibrée. Il s'agit d'un processus dynamique.

Je ne voudrais pas que la CBC soit forcément équilibrée, je ne pense pas que cela soit essentiel, pas plus que Fox ou CNN devraient être équilibrés. C'est dans la nature des choses. Les gens changent de chaîne.

Là où le bât blesse, c'est que le déséquilibre de la CBC est subventionné par l'argent du contribuable. Voilà la différence. Son manque d'équilibre ne me pose pas problème. La question est la suivante: pourquoi la CBC est-elle payée pour adopter une approche déséquilibrée?

Je suis sûr que la CBC ne partagerait pas mon opinion à cet égard.

Le sénateur Di Nino: Il suffit de changer de chaîne.

M. Corcoran: P.J. O'Rourke a affirmé récemment que les émissions américaines sont toujours du pareil au même: c'est la fin du monde; les pauvres et les minorités paient les pots cassés.

Le sénateur Di Nino: Je ne pense pas que je vais poser ma dernière question, après tout.

La présidente: Merci beaucoup de votre présence. Cette séance a été extrêmement intéressante.

La séance est levée.


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