Aller au contenu
 

Délibérations du comité sénatorial permanent des
Peuples autochtones

Fascicule 2 - Témoignages du 7 juin 2006


OTTAWA, le mercredi 7 juin 2006

Le Comité sénatorial permanent des peuples autochtones se réunit aujourd'hui à 18 h 20 pour étudier, afin d'en faire rapport, la participation des peuples et entreprises autochtones aux activités de développement économique au Canada.

Le sénateur Gerry St. Germain (président) occupe le fauteuil.

[Traduction]

Le président : Honorables sénateurs, notre comité a reçu le mandat d'étudier la participation des peuples et entreprises autochtones aux activités de développement économique au Canada. Cette étude a débuté durant la dernière législature sous la direction de notre collègue, le sénateur Sibbeston, qui est avec nous ce soir. Il présidait le comité à ce moment-là.

Nous avons entendu plusieurs témoins jusqu'à maintenant. Le comité a tenu des audiences publiques l'automne dernier en Colombie-Britannique et en Alberta. Le sénateur Sibbeston et moi avons également visité certains endroits dans les Territoires du Nord-Ouest en mars 2005. Le comité prévoit visiter d'autres parties du pays au cours de l'année à venir.

Nous accueillons M. John Bernard, qui fait partie de la Première nation Madawaska Maliseet. Il est le fondateur d'une entreprise prospère du nom de Donna Cona Inc., établie ici à Ottawa. M. Bernard est également membre du conseil d'administration de la Chambre de commerce du Canada.

L'entreprise de M. Bernard offre aux peuples autochtones des services d'information et de technologie ainsi que des perspectives de carrière dans l'industrie de haute technologie. Nous avons demandé à M. Bernard de nous faire part de son opinion concernant notre étude sur le développement économique.

La parole est à vous, monsieur Bernard.

John Bernard, président et chef des opérations, Donna Cona Inc. : Monsieur le président, je parlerai aujourd'hui de mon entreprise, de notre expérience et de la stratégie d'acquisitions. Premièrement, je voudrais remercier le comité sénatorial de m'avoir invité à témoigner à l'égard du développement économique autochtone.

Donna Cona est une entreprise de technologie de l'information qui a ouvert ses portes il y a dix ans, juste au moment où était lancé un nouveau programme fédéral appelé Stratégie d'approvisionnement auprès des entreprises autochtones, mieux connu sous l'acronyme SAEA.

Dans le cadre de la SAEA, le gouvernement fédéral a approuvé un programme visant à accroître la participation des entreprises autochtones au processus d'approvisionnement du gouvernement grâce à des commandes réservées obligatoires et sélectives. Les commandes réservées sont des contrats fédéraux pour lesquels seules des compagnies ou coentreprises autochtones qualifiées peuvent présenter une soumission.

Donna Cona est une vraie entreprise canadienne offrant des services professionnels de consultation et de technologie de l'information. Nous faisons concurrence pour l'obtention de nombreux contrats gouvernementaux, notamment les commandes réservées, en tant que entreprise autochtone qualifiée en vertu de la SAEA. Les possibilités découlant de ce programme nous ont aidés à mettre en place notre entreprise en plus de favoriser notre croissance, ce qui aurait pu ne pas se produire autrement.

C'est une question de fierté pour nous d'avoir respecté à la lettre l'objet du programme de SAEA, à savoir fournir des possibilités économiques aux peuples et collectivités autochtones. Nous avons embauché et formé plus de 150 employés autochtones ces dix dernières années.

Grâce à l'assise que nous offrons en affaires et à nos compétences en technologie, bon nombre de ces employés ont ensuite embrassé d'autres carrières stimulantes et lucratives. Certains ont même lancé leurs propres entreprises qui continuent à embaucher des employés autochtones.

En plus d'investir dans les employés autochtones, Donna Cona a pu, grâce à son succès, réaliser des investissements financiers dans de nouvelles entreprises autochtones. Nous avons récemment investi plus de 150 000 $ dans une autre firme autochtone appelée Bell & Bernard, qui se situe dans la collectivité d'une Première nation et qui embauche également des employés autochtones.

Bien que Donna Cona soit fière du nombre d'Autochtones qu'elle emploie directement et indirectement, c'est notre contribution à la collectivité autochtone par le biais de parrainages, de services en nature et de bourses d'études qui nous distingue et nous définit comme Autochtones.

Donna Cona s'est associée à des compagnies autochtones pour acheter des fournitures, également d'autres entreprises autochtones. Ces six dernières années, elle a donné plus de 1 million de dollars sous forme de parrainage et de services à des organismes autochtones. Nous avons soutenu des artistes et des athlètes, nous avons même créé une bourse d'études pour les étudiants autochtones de l'Université Trent qui trouvent des solutions novatrices en TI pour leurs collectivités.

Notre capacité de croissance si grande en tant que firme autochtone, qui nous permet de redonner à la collectivité et de favoriser le développement économique, est certes imputable à la SAEA. Je crains que ce programme soit actuellement en péril. Je vous en dirai davantage sous peu là-dessus.

Je n'ai pas toujours été président d'une firme autochtone. En fait, j'ai déjà dirigé une entreprise non autochtone très fructueuse du nom de Systems Interface, que mes deux partenaires et moi avons vendue en 1999.

À mon sens, le lancement de Donna Cona et le fait de se définir comme entreprise autochtone se traduit davantage par ce que nous faisons au sein de notre compagnie — établissement de partenariats, acquisitions et embauche d'Autochtones — que par notre manière de mener les affaires. Dans le cas d'une entreprise de technologie de l'information comme la nôtre, nous ne croyons pas qu'il existe une façon autochtone de mener les affaires, à moins que cela ne signifie agir de manière honnête, dans le respect de l'éthique et avec la détermination de bien faire notre travail quel qu'en soit le prix.

Alors que je tentais de faire prospérer Systems Interface, je me suis rendu compte que je devais réussir à persuader nos clients que nous pouvions offrir un service de qualité même si nous nous classions dans la catégorie PME.

Par contre, dans le cas de Donna Cona, j'étais aux prises non seulement avec ce défi, mais également avec un autre très différent et que j'ai eu de la difficulté à comprendre au départ. Si Systems Interface n'était pas efficace ou si son travail était bâclé, sa réputation en subissait les contrecoups. Si une entreprise non autochtone rate son travail, cela entache sa réputation. Toutefois, dans le cas de Donna Cona, je me suis rendu compte que toutes les entreprises autochtones étaient souvent mises dans le même panier. Si une entreprise autochtone fait mal son travail, la réputation de toutes les entreprises en prend un coup. Il est difficile de composer avec un tel stéréotype. Je ne suis souvent retrouvé à m'inquiéter de choses que nous n'avions pas faites au lieu de me concentrer sur les bonnes choses que nous avions accomplies.

Un autre défi, et sans doute le plus important, consistait à tenter de recruter et de maintenir en poste des Autochtones qualifiés. Pour bien des Autochtones, la technologie de l'information n'est habituellement pas le métier de choix, et comme nos clients exigent des années d'expérience et, souvent, le bilinguisme, il est difficile de trouver des Autochtones qualifiés.

Pour donner au défi encore plus d'ampleur, après que Donna Cona eut passé beaucoup de temps à former et à placer nos employés autochtones, notre client, le gouvernement fédéral, leur offrait à l'occasion un emploi, avec promesse de sécurité et perspectives d'avancement rapide. Je ne pouvais certes pas faire concurrence, et se plaindre est un exercice qui demande beaucoup de délicatesse de la part d'une bonne compagnie. Après tout, le chien ne mord pas la main de son maître.

Le succès de Donna Cona et ce que l'entreprise donne en retour aux peuples autochtones vous démontrent que la Stratégie d'approvisionnement auprès des entreprises autochtones a réussi à favoriser le développement économique autochtone et à nous apporter des avantages.

Malheureusement, il y a eu beaucoup de reportages négatifs dans les médias sur le programme et les abus dont il fait l'objet. Je ne contesterai pas le fait que certaines compagnies, autochtones ou non, tirent profit du programme en utilisant des sociétés fictives pour obtenir de grosses commandes réservées sans être animées de l'intention de développer les capacités autochtones. Les compagnies fictives sont simplement des coentreprises ou partenariats auxquels participe une personne ou une entreprise autochtone de service sans expérience antérieure ni intention de développer les capacités autochtones.

J'inviterais à utiliser avec circonspection le terme « abus ». Il se produit des activités frauduleuses, mais rien d'illégal. Le gouvernement en a néanmoins pour son argent, bien que toutes les commandes réservées n'engendrent pas le développement économique autochtone qui avait été prévu. Ne jetons pas le bébé avec l'eau du bain.

Le plus gros problème que pose la politique relative aux commandes réservées découle des faibles règles régissant les coentreprises et les partenariats, qui permettent à toutes fins utiles aux personnes ou entreprises autochtones de n'apporter rien d'autre que leur identité dans l'affaire. Lorsqu'il s'agit de petits contrats de démarrage, ça va. Par contre, dans le cas de gros contrats de plusieurs millions de dollars, il est très difficile d'accepter qu'une personne ou une entreprise autochtone qui fonctionne depuis son sous-sol sans aucune expérience antérieure puisse damer le pion à des compagnies autochtones établies et en plein essor, tout simplement parce que cette personne ou entreprise s'est associée à une grosse firme non autochtone.

En fait, il est très facile de résoudre ce problème. À l'instar des compagnies non autochtones, les compagnies autochtones devraient apprendre à marcher avant de courir. Dans le cas des très gros contrats, la partie autochtone de la coentreprise devrait également démontrer qu'elle possède une certaine expérience pour répondre aux exigences. En fonction de l'ampleur du contrat, le fait de pouvoir démontrer une certaine capacité commerciale bien établie encouragerait les compagnies autochtones à croître si elles veulent être admissibles à des contrats d'envergure.

Dans le contexte actuel, le programme n'encourage pas les compagnies autochtones à prendre de l'expansion. Selon la définition, toute compagnie de plus de six employés doit compter le tiers de personnes de descendance autochtone. Compte tenu de la difficulté d'embaucher des Autochtones, la plupart des compagnies préféreront rester petites si elles n'ont pas à prendre de l'expansion pour répondre à ce critère.

La définition d'une commande réservée contient une autre prescription qui vise à favoriser la prospérité de la partie autochtone des coentreprises en veillant à ce qu'elle s'acquitte de 33 p. 100 de la valeur contractuelle. Ce critère de 33 p. 100 a engendré un problème dès le début, alors qu'une coentreprise se débattait pour faire la preuve que la partie autochtone, qui revendait des produits qu'elle ne fabriquait pas, saurait répondre au critère. Étant donné que la plupart des firmes autochtones qui font affaire avec le gouvernement fédéral sont des revendeurs de produits, la démonstration devenait impossible, et on a fini par assouplir la règle du 33 p. 100 et même, dans la plupart des cas, à ne pas la prendre en considération pour les contrats de vente de produits.

Par contre, de plus en plus de firmes autochtones se sont récemment lancées dans le secteur des services professionnels. Des compagnies qui, il y a seulement quelques mois, n'avaient aucune expérience dans la prestation des services professionnels, donnent maintenant en sous-traitance un nombre considérable de ressources. Cela a plutôt inquiété l'industrie, qui a demandé à ce que ces firmes autochtones fassent l'objet d'une vérification pour démontrer de quelle façon elles développaient les capacités autochtones.

Malheureusement, on s'est mis à interpréter la règle du contenu à hauteur de 33 p. 100, de sorte que le gouvernement exige, dans le cas des contrats de services professionnels, que 33 p. 100 des ressources humaines soient de descendance autochtone. Cela s'ajoute à l'exigence obligatoire actuelle selon laquelle toute compagnie de plus de six employés doit compter dans ses rangs une proportion de 33 p. 100 de descendants autochtones.

Il n'y a tout simplement pas suffisamment d'Autochtones sur le marché du travail qui possèdent les compétences et l'expérience qu'exige le gouvernement fédéral pour répondre à cette règle de 33 p. 100 dans les gros contrats. Le problème est que la plupart des acquisitions fédérales nécessitent des ressources très qualifiées comme des chargés de projets, des analystes des systèmes, des consultants en gestion, des développeurs de logiciels et ainsi de suite. Tout fournisseur au gouvernement fédéral et au secteur privé, qu'il soit autochtone ou non, reconnaîtra que trouver ces personnes qualifiées dans le Canada en général est plutôt difficile. Les recenser dans les collectivités autochtones afin de répondre au critère de 33 p. 100 est tout simplement impossible. Cette modification dans l'interprétation de la politique fera en sorte que la plupart des firmes autochtones seront non conformes aux contrats actuels. Une telle chose va non seulement arrêter leur croissance, mais également entraîner leur fin.

Par conséquent, l'acquisition des compétences autochtones n'aura plus cours, et les avantages économiques que peuvent représenter pour les Autochtones des firmes autochtones en croissance dans la nouvelle économie fondée sur l'information ne surviendront pas. Les firmes autochtones perdront l'occasion de participer à une économie hautement spécialisée fondée sur les services.

La seule possibilité d'affaire qu'il reste aux firmes autochtones par le truchement de la SAEA sera la revente de produits sans volet de service. Une telle situation favorisera les petites entreprises déguisées dont on attend peu de croissance et sans possibilité d'emploi et de développement des compétences pour les Autochtones.

La situation est d'autant plus urgente que, en raison de l'incertitude actuelle concernant cette interprétation politique, les gouvernements fédéraux hésitent maintenant à proposer de nouvelles commandes réservées ou à renouveler celles qui existent, ce qui a entraîné une baisse importante du nombre de possibilités pour les Autochtones.

Je formulerai trois recommandations à l'intention du comité. La première est que le gouvernement modifie l'interprétation du critère du contenu à 33 p. 100 autochtone pour qu'il signifie 33 p. 100 de la valeur du contrat par opposition aux ressources autochtones.

Deuxièmement, il est souhaitable que Travaux publics et Services gouvernementaux cesse immédiatement de retarder ou bloquer les commandes réservées.

La recommandation finale serait que le Conseil du Trésor modifie la définition des coentreprises et partenariats dans la politique des commandes réservées et exige une approche à plusieurs seuils pour les parties autochtones. Le niveau d'expérience antérieure dépendrait de l'importance du contrat.

[Français]

Le sénateur Gill : Merci pour votre présentation. Le développement économique est quelque chose de vital pour les Autochtones. Dans votre exposé vous avez parlé des stéréotypes et du fait que cela n'aidait pas du tout au développement des entreprises autochtones. Que devez-vous faire de plus, comme entreprise autochtone, par rapport aux entreprises non-autochtone pour vendre et offrir vos services?

[Traduction]

M. Bernard : Vous avez raison. Comme je l'ai mentionné, j'ai tendance à parler davantage des choses que je n'ai pas faites par opposition à celles que j'ai faites. J'ai le sentiment de toujours être sur la défensive.

Nous croyons qu'il nous faut promouvoir toutes les bonnes choses, comme je l'ai fait aujourd'hui. Nous avons tendance à faire valoir à quel point nous sommes bons, la qualité de nos services et notre détermination à bien faire le travail.

Nous nous débattons avec ces types de choses. Chaque fois que nous faisons deux pas en avant, nous en faisons un en arrière. C'est malheureusement ce qui se produit lorsqu'une entreprise autochtone poursuit le gouvernement. On m'a accusé de poursuivre le gouvernement. Je ne l'ai jamais fait et ne le ferai jamais. Nous entendons les gens dire « Vous, les firmes autochtones, poursuivez le gouvernement. » Ça a été un réel défi pour nous.

Voici un autre commentaire que nous entendons : « La dernière fois que j'ai fait affaire avec une firme autochtone, elle n'a pas fait le travail. J'ai attendu six mois avant d'avoir mon ordinateur. » Bon, ce n'était pas moi, mais on nous met tous dans le même bain.

Que pouvons-nous faire? Je l'ignore, sénateur. C'est une bonne question. Je répéterai encore et toujours que nous avons à cœur de bien faire notre travail, que cela ne nous représente pas, mais je crois que ça fait maintenant partie de la vie.

[Français]

Le sénateur Gill : J'ai une question au sujet de la mobilité. Diriez-vous que quelqu'un qui veut réussir, par exemple un autochtone des maritimes, doit venir dans les grands centres et accepter d'être mobile, de déménager aux endroits comme Montréal, Vancouver, Toronto ou Ottawa ? Est-ce une obligation pour réussir en affaire pour les Autochtones?

[Traduction]

M. Bernard : Dans mon domaine, qui est la technologie de l'information, c'est une obligation. Je n'aurais pu mettre sur pied Donna Cona dans ma collectivité natale de Madawaska/Maliseet, pour autant qu'il y a une ville à proximité. C'est une nécessité.

Je suis convaincu que la technologie de l'information nous aidera à rester en place. J'ignore si vous connaissez l'histoire de eBay, qui est l'une des plus grandes compagnies du genre. Elle a vu le jour parce que quelqu'un voulait vendre aux enchères des distributeurs de bonbons PEZ. Quelqu'un de Old Crow, au Yukon, aurait pu faire la même chose s'il avait eu l'infrastructure. Malheureusement, la plupart de nos collectivités ne disposent pas de l'infrastructure nécessaire.

Le sénateur Gill : Vous comprenez que beaucoup de problèmes culturels sont liés au fait que les Autochtones quittent leur collectivité. Vous dites que c'est une condition pour qu'une entreprise connaisse du succès.

M. Bernard : Est-ce une condition de succès pour Donna Cona? Absolument. Je n'aurais pu fonder Donna Cona dans ma collectivité ou dans une collectivité des Premières nations. Il fallait que ce soit dans un centre-ville.

Quant à savoir si cette condition s'applique à toutes les entreprises, ça je l'ignore.

Le sénateur Peterson : Monsieur Bernard, je suis le directeur d'une compagnie qui brasse de grosses affaires dans le nord de la Saskatchewan. L'un des critères que nous avons établi est que la moitié de l'effectif doit être composé de citoyens du nord de la Saskatchewan. Nous avons pu respecter ce critère au niveau gestionnaire, pour lequel nous exigeons une formation postsecondaire, particulièrement en sciences. Il semblerait que votre entreprise exige un tel niveau d'expertise. Comment votre compagnie a-t-elle pu y parvenir?

M. Bernard : C'est une excellente question. Cela s'est avéré une bataille et un défi depuis le début. Entre autres choses, nous avons trouvé des idées sur le mentorat, mais mon client, le gouvernement fédéral, n'est pas indulgent. Lorsqu'il déclare vouloir une personne avec cinq ans d'expérience sur un certain produit, je ne peux lui présenter quelqu'un avec deux ans d'expérience et dire : « Il est autochtone, pouvez-vous l'accepter? » Ce n'est pas acceptable. Évidemment, nous avons embauché des non-Autochtones au besoin.

En retour, Donna Cona a beaucoup redonné à la collectivité par d'autres manières. Mes administrateurs de bureau, ma réceptionniste, mes administrateurs de base de données sont tous des gens des Premières nations et travaillent pour ma compagnie. Même si j'obtiens un contrat de travail, je pourrais ne pas toujours être en mesure de fournir des ressources autochtones. Toutefois, le contrat m'aide à construire ma compagnie de telle sorte que je suis en mesure d'embaucher des Autochtones. Cela représente indirectement du développement économique autochtone, mais c'est et ça restera une lutte perpétuelle.

Le sénateur Campbell : Quelle proportion de vos affaires sont reliées à la SAEA?

M. Bernard : C'était 60 p. 100 au 31 mai, mais le ministère a embauché 22 de mes employés. Je me retrouve probablement à moins de 50 p. 100 maintenant par rapport à la SAEA.

Le sénateur Campbell : C'est un cas de réussite. Nous parlons de gens acceptés dans différents domaines. Cela doit faire mal quand quelqu'un prend 22 de vos employés, mais tout de même, vous avez raison dans la mesure où il s'agit d'un rôle peu enviable. D'une part, vous êtes dans les affaires, et d'autre part, vous êtes un mentor qui souhaite que tous ses gens iront de l'avant.

À Vancouver, nous avons une très vaste population de jeunes Autochtones. Nous cherchons constamment des moyens de les garder à l'école et, plus important encore, de faire en sorte qu'ils obtiennent un diplôme et aillent à l'université. Avez-vous des suggestions à cet égard, compte tenu de votre secteur d'activités? Nous pouvons les trouver assez facilement, mais comment les motiver à s'orienter dans l'industrie de l'information?

M. Bernard : C'est une question intéressante. En 1999, nous avons vendu l'une de mes compagnies pour quelques millions de dollars, ce qui m'a donné la possibilité de voyager dans près de 100 collectivités de Premières nations — dans ma région — pour m'adresser aux étudiants du niveau secondaire. J'ai essayé de les encourager à rester à l'école. La carotte que je leur tendais est celle de la technologie. Je leur ai dit que la technologie s'en venait dans la collectivité et que ceux qui obtiendraient leur diplôme seraient les premiers à décrocher un emploi. La technologie n'était pas là au moment de ces visites en 1999. J'aurais pu prédire en 2001 qu'il existerait toutes sortes de technologies en 2006. Je suis peiné de signaler que la technologie n'est pas encore très présente dans certaines collectivités nordiques.

En 1999, à l'Université Trent, nous avons créé une bourse d'études destinée à un Autochtone inscrit en sciences informatiques. J'y suis retourné trois ans plus tard pour voir comment les choses se déroulaient. J'ai été stupéfait de constater qu'aucun Autochtone ne s'était inscrit pour obtenir ma bourse en sciences informatiques.

Le sénateur Campbell : Pourquoi donc? Je ne comprends pas.

M. Bernard : Les universités encouragent les membres des Premières nations à faire des études autochtones et à s'inscrire dans des domaines connexes, alors qu'on devrait les pousser davantage vers des études en génie et en sciences informatiques.

Le sénateur Campbell : Votre bourse est destinée aux sciences informatiques.

M. Bernard : J'ai dû la modifier. Nous l'avons élargi de manière à ce que tout membre des Premières nations pouvant démontrer qu'il avait apporté des solutions en TI dans sa collectivité y soit admissible.

Le sénateur Campbell : Il me semblerait que ce type d'industrie est parfaite pour le modèle satellite étant donné qu'on peut travailler de pratiquement n'importe où, dans la mesure où l'infrastructure voulue est en place. Nous vous avons entendu dire que certaines des collectivités nordiques ne disposent pas de cette infrastructure. Ça me semblerait tout désigné pour les jeunes.

M. Bernard : Je suis tout à fait d'accord.

Le sénateur Campbell : Ça me renverse.

Le président : Est-ce dû à un manque de modèles de comportement?

M. Bernard : Il y a un manque de modèles à suivre dans les sciences informatiques et les disciplines connexes.

Le président : La plupart de nos étudiants autochtones sont aiguillés vers les études autochtones.

M. Bernard : Il existe de nombreux modèles de comportement dans les Premières nations, comme Phil Fontaine.

Le sénateur Segal : Je remercie notre invité de son témoignage et d'être venu ici aujourd'hui pour nous aider à examiner ce dossier. Je rends hommage à sa remarquable contribution d'entrepreneur par le biais de sa compagnie et de sa Première nation à l'égard du problème global auquel nous tentons de nous attaquer.

Je me trouvais à Old Crow, au Yukon, la fin de semaine dernière. J'ai été très impressionné par le chef Joe Linklater et l'esprit d'entreprise qui anime la Première nation Vuntut Gwitchin. Elle possède 49 p. 100 de la firme Air North et s'apprête à se lancer dans le commerce des téléphones cellulaires avec une nouvelle technologie, qui, espérons-le, transmettra plus efficacement le signal sur de vastes étendues de la toundra.

Certaines définitions me préoccupent, comme la distinction qui est faite entre les affaires autochtones et les Autochtones qui sont en affaires. Je vous demanderais de réfléchir un moment au contexte suivant. Lorsque Robert Reich était le secrétaire du travail de Bill Clinton, il a demandé : « Qu'est-ce qu'une compagnie américaine? Une compagnie qui est la propriété des Américains, et qui se trouve à Taïwan, arbore le drapeau taïwanais, emploie des Taïwanais, paie des taxes taïwanaises et contribue à la collectivité de Taïwan, ou une compagnie appartenant à Taïwan, et qui se trouve au Connecticut, arbore le drapeau américain, paie des taxes américaines, emploie des Américains et contribue à la collectivité locale du Connecticut? » Sa réponse était que cela n'avait aucune importance. L'important était que des gens avaient la chance, sur le plan économique, de réaliser leur plein potentiel en tant que participants dans l'économie propre à chacun de ces deux pays, et ce contexte favorisait cet état de choses.

Vous vous inquiétez des stéréotypes accolés aux firmes autochtones ou des attitudes qui ne sont pas constructives, mais lorsque vous définissez une firme autochtone, est-ce en termes d'appartenance? Autrement dit, en indiquant qui possède la firme, à savoir des gens des Premières nations? La définissez-vous en termes de politique d'emploi? Vous avez démontré avec limpidité que vous ne faites absolument aucune discrimination en matière d'embauche. Vous embauchez quiconque est nécessaire pour offrir un service de premier ordre à vos clients, ce qui est conforme à l'éthique d'entreprise. Cela relève-t-il d'un esprit entrepreneurial, puisque qu'on tente d'offrir des possibilités précises aux jeunes des Premières nations au sortir de l'université? Ou cela relève-t-il d'un esprit autochtone?

Ce n'est pas que cela me préoccupe. Nous avons constaté pendant de nombreuses années aux États-Unis des politiques favorables à ce qu'ils appellent des firmes appartenant à des minorités de manière à aider ces dernières à s'insérer dans le courant économique dominant et à diversifier, à tout le moins sur le plan des acquisitions gouvernementales, l'équité avec laquelle ces dollars sont dépensés. Je plaide en faveur de cette approche.

Je veux entendre de votre bouche ce que vous, un spécialiste sur le terrain, entendez par firme autochtone. Quelle direction devrait-on donner au modèle? Que pouvons-nous, en tant que comité, recommander en matière de politiques fiscales ou de développement financier et d'incitatifs du gouvernement qui, selon vous, sauraient faire bouger les choses assez rapidement?

M. Bernard : On me pose toujours des questions du genre. Qu'est-ce qu'une entreprise autochtone? En vertu de la SAEA, certes il existe une définition. Pour ceux d'entre vous qui l'ignorent, entreprise autochtone se dit, en vertu de la stratégie d'acquisition, d'une entreprise qui appartient à un Autochtone ou est contrôlée par un Autochtone dans une proportion de 51 p. 100. Si la compagnie compte plus de six personnes, le tiers des employés doivent être Autochtones.

Le sénateur Segal : Êtes-vous à l'aise avec cette définition vue sous un angle commercial pratique?

M. Bernard : Non.

Donna Cona répond à cette définition, mais ce n'est pas la raison pour laquelle je parle de mon entreprise comme étant de caractère autochtone. Bien sûr, je suis un Maliseet de Madawaska, Nouveau-Brunswick, mais la raison pour laquelle nous nous définissons comme firme autochtone a trait aux choses que nous faisons au sein de cette firme. Je préfère sans l'ombre d'un doute embaucher des Autochtones, mais je ne ferai aucun compromis. Chacun des employés autochtones qui travaillent pour Donna Cona est qualifié pour l'emploi, et ils le savent. S'ils croyaient un instant que je les embauche comme Indiens de service, l'entreprise n'irait nulle part.

Nous nous associons à d'autres firmes autochtones au besoin. Nous acquérons nos fournitures et services chez des firmes autochtones. J'ai acheté des calendriers, des stylos et du papier de ces entreprises. Nous parrainons des événements autochtones. J'ai redonné plus d'un million de dollars en argent à des organismes autochtones. J'ai donné 150 000 $ à la Fondation nationale des réalisations autochtones, à l'Assemblée des Premières nations, à l'Organisation nationale de la santé autochtone, et ainsi de suite. J'ai également fait des contributions aux équipes de hockey. Cela explique entre autres pourquoi je suis fier de dire que ma firme est autochtone. Je n'ai aucune culpabilité lorsque je tente d'obtenir une commande réservée, qui est un traitement de faveur, car j'ai payé ma part pour viser l'obtention de ces contrats.

Il est difficile de voir d'autres firmes tenter d'obtenir ces contrats lorsqu'elles ne font pas ce type de renforcement des capacités et qu'elles sont devenues autochtones seulement deux ans auparavant par le biais d'un certain programme qu'elles ont découvert. Il m'est difficile d'accepter ces choses, mais c'est ma définition. Je ne suis pas à l'aise avec la règle de propriété à 51 p. 100.

Le sénateur Segal : Il y avait un ancien premier ministre de Terre-Neuve et Labrador et un ancien ministre de l'État sous une administration précédente pour qui j'avais énormément d'admiration. Je parle de Brian Tobin. L'une des raisons pour lesquelles il a, à ce qu'on prétend, quitté le gouvernement de l'époque était parce que le ministre des Finances n'avait pas soutenu l'application générale de la large bande pour que les petites villes rurales du Canada puissent accéder à la technologie de l'information. C'est l'histoire qui a eu cours à l'époque.

Vous comprenez cela en raison de vos compétences techniques et du fait que votre firme est mieux centrée que la plupart. Lorsqu'il est question de pauvreté rurale au Canada — une situation qui touche de façon disproportionnée nos concitoyens autochtones — on entend souvent les gens dire que le manque de service à large bande dans les secteurs ruraux rend difficile la mise sur pied de petites entreprises. J'entends par là les firmes qui dépendent de ce type de réseaux informatisés. Le sénateur Campbell a dit qu'on peut se retrouver n'importe où. C'est vrai s'il y a une connexion à laquelle se brancher correctement et si l'infrastructure est en place.

Je suis intéressé par vos opinions en raison de la position de votre firme dans la grande carte des services technologiques. Selon vous, est-ce que les initiatives politiques du gouvernement fédéral dans ce domaine améliorent à tout le moins la situation ou sont-elles éloignées des défis quotidiens d'un Autochtone cherchant dans la population active une place qui n'est pas si pertinente?

M. Bernard : J'appuie à 120 p. 100 l'infrastructure. Je crois que l'infrastructure dans le Nord devrait être une priorité de premier ordre subventionnée par le gouvernement. Si la compagnie de chemin de fer avait été construite il y a 100 ans de la même manière que nous tentons d'installer l'Internet dans le nord, cela prendrait 13 trains pour traverser le pays. Le gouvernement doit reconnaître qu'il n'y aura aucun rendement du capital investi tant que le Nord ne sera pas branché. Si vous voulez acheter un chandail, vous pouvez aller chez Wal-Mart. Si vous voulez aller à l'école, vous pouvez vous inscrire au collège Willis. Les gens dans le Nord ne peuvent en faire autant. Les téléconférences, la télésanté et le commerce électronique, ils auraient accès à ces choses. Je suis également un bon ami de Brian Tobin, et lui et moi sommes liés par le biais de cette infrastructure.

Je faisais partie du réseau des Premières nations. Je travaille maintenant sur un projet majeur visant à installer le réseau de fibre optique le long du chemin de fer du Canadien Pacifique afin de relier les collectivités des Premières nations. L'Internet n'est pas suffisamment rapide pour les vidéoconférences. Je crois profondément en l'infrastructure, et je suis convaincu que cela nous fera quitter l'âge des ténèbres là-haut.

Le sénateur Sibbeston : Monsieur Bernard, j'aimerais connaître votre opinion sur la situation au pays. Ce comité a entendu beaucoup de témoignages, y compris de la part d'universitaires et de fonctionnaires. Nous avons eu l'occasion d'aller dans l'ouest du Canada. Nous avons tenu des audiences en Colombie-Britannique et en Alberta. Toutefois, la plupart des gens d'affaires que nous avons entendus parmi les Premières nations et les Métis et ainsi de suite vivaient sur une réserve ou dans les alentours. Vous vivez dans une ville. Il n'y a aucun lien avec votre réserve.

Je m'interroge sur le climat au Canada, pour ainsi dire. Nous avons vu qu'un certain nombre d'entreprises autochtones se sont établies dans la foulée de grands projets industriels. À titre d'exemple, je songe ici au secteur de Yellowknife, où les Tlicho et les Dogrib ont eu des possibilités d'affaires liées à la mine de diamants. Je sais que certaines grandes entreprises ont des usines à Fort McMurray. Les grandes compagnies dans notre pays commencent- elles à avoir une conscience sociale? Font-elles un effort pour embaucher des Autochtones et signer des contrats avec eux? Quelle est votre opinion à cet égard?

M. Bernard : Je me trouvais dans le nord de l'Alberta il y a trois semaines. J'y ai rencontré des représentants d'EnCana et de Shell. J'ai été stupéfait par leur dévouement et leur engagement. Ils ont donné plus d'un million de dollars en subventions au collège Keyano seulement pour aider les Autochtones. Je crois que les entreprises du Canada commencent à avoir un penchant pour les Autochtones.

Aux États-Unis, le secteur privé a des obligations envers les minorités. Si une compagnie du secteur privé reçoit des fonds du gouvernement, elle doit démontrer qu'elle a œuvré auprès de ces minorités officiellement reconnues. Le Canada applique davantage un régime de confiance. Rien n'est obligatoire. Il n'existe aucun ministère fédéral pour dire : « Ils doivent démontrer telle quantité de contenu autochtone. » Dans les entreprises canadiennes, tout repose sur la bienveillance. Un de mes bons amis à qui j'ai demandé pourquoi les banques démontraient un tel intérêt m'a répondu que c'était en raison des revendications territoriales. Des milliards de dollars se retrouveront entre les mains des Autochtones, alors faisons d'eux nos amis.

Bien entendu, IBM a maintenant amorcé un programme autochtone.

Je ne dirais pas que l'entreprise canadienne moyenne regarde les Autochtones et se dit : « Il y a là un bassin de ressources. » Elle semble plutôt porter un regard international sur la situation. Je ne sais pas si c'est l'endroit vers lequel le gouvernement regarde, mais je sais qu'à chaque fois que nous, Autochtones, entendons le gouvernement dire qu'il cherche des ressources à l'échelle internationale, cela équivaut à une claque en pleine figure. Qu'en est-il de toutes ces ressources à domicile? Concentrons-nous sur la manière de les utiliser, et peut-être aussi de les éduquer et leur donner de l'expérience.

Le sénateur Sibbeston : Je suis également conscient du fait que les peuples autochtones tendent à graviter autour des programmes tels que l'éducation et le travail social. L'administration financière et la comptabilité sont les carrières et professions qui posent les plus grands défis et difficultés. Je reconnais qu'il faudra un certain temps avant que cela ne se produise.

À part le simple fait de battre des mains, pour ainsi dire, et d'encourager les gens, avez-vous le sentiment que les Autochtones eux-mêmes en font suffisamment ou font quoi que ce soit pour encourager leurs peuples à adopter votre type de technologie? J'ai un esprit primitif et ne suis pas très au fait sur le plan technologique ni aussi avisé en informatique que d'autres. Je dis cela à la blague, mais je sais que les peuples autochtones, particulièrement dans les coins reculés du Nord, ont seulement quitté leurs igloos et leurs tipis ces 30, 40 et 50 dernières années. C'est un pas énorme pour eux par rapport à l'âge d'information que nous vivons.

Je vois cette situation comme étant à la fois un défi et une possibilité immenses. Que peut-on faire pour que davantage d'Autochtones se dirigent dans les domaines où vous travaillez?

M. Bernard : C'est indéniablement une affaire d'infrastructure. Lorsque je vais dans le Nord et prends la parole devant une classe de 30 ou 40 élèves, je leur demande s'ils ont jamais navigué sur l'Internet. Pratiquement tous lèvent la main en raison de programmes comme RESCOL. Et si je demande qui dans la classe a aimé l'Internet, il est possible qu'un seul lève la main.

Imaginez que je pose cette question dans le centre-ville de Toronto ou d'Ottawa. Tous les enfants aiment l'Internet. Pourquoi n'est-ce pas le cas dans le Nord? Parce que le réseau est lent, il est saturé. On évolue là-bas de la même manière que nous l'avons fait. Les gens me disent : « Ils doivent évoluer comme vous l'avez fait. Nous avons commencé avec 2400 bauds et 9600 bauds. » Cependant, ce n'est pas vrai. Lorsque nous fonctionnions avec 9600 bauds, les sites Web étaient conçus pour cette vitesse. Maintenant, les sites Web sont conçus pour 1, 2 et 3 megs. Leurs systèmes fonctionnent encore à 2400 bauds. Ils restent assis pendant une éternité en attendant le téléchargement du site Web. Ils finissent par se lasser. Ils annulent le téléchargement. C'est la raison pour laquelle ils n'aiment pas l'Internet, ce qui est vraiment dommage. Vous parlez d'une ouverture sur le monde et l'information!

Le sénateur Dyck : La semaine dernière à Saskatoon, j'ai assisté à une conférence de l'Interprovincial Association on Native Employment. J'ai écouté l'allocution de Lester Lafond. Il parlait de développement économique et de sa grande importance pour créer de la richesse chez les particuliers et les Premières nations elles-mêmes. Heureusement, Muskeg Lake est en position d'avoir une réserve urbaine, de sorte qu'il est possible de s'attacher au développement de la richesse de la Première nation et des particuliers. Dans votre cas, vous avez individuellement créé une compagnie et vous vous trouvez maintenant dans une situation où vous tentez d'encourager les autres à suivre vos traces, à joindre les rangs de votre compagnie et peut-être même, à un certain moment, à créer la leur.

Vous êtes évidemment un modèle de comportement. Qu'avez-vous de particulier qui vous a permis de vous rendre là où vous êtes? Pourquoi avez-vous entrepris une carrière en sciences? Bon nombre d'étudiants des Premières nations sont aiguillés vers l'enseignement et le travail social. Maintenant, nous les encourageons à se diriger vers les mathématiques et les programmes scientifiques, mais ça ne fait que commencer. Qu'est-ce qui vous a motivé?

M. Bernard : Ma collectivité n'est pas différente des autres collectivités des Premières nations. Notre dossier en matière d'obtention de diplômes est déplorable. La moitié des membres de ma Première nation n'ont pas de diplôme. Les sept membres de ma famille en ont un. Les gens me demandent comment il se fait que nous ayons des diplômes dans ma famille. C'est parce que mon père a perdu son emploi pour la simple raison qu'une compagnie a acheté l'entreprise où il travaillait et l'a congédié parce qu'il n'avait pas son diplôme d'études secondaires. Mon père s'est senti humilié et blessé. Il est retourné dans la réserve et a juré qu'il ne travaillerait plus jamais pour une compagnie. Il nous faisait craindre les pires calamités si jamais nous n'obtenions pas notre diplôme... et c'est pourquoi nous l'avons obtenu.

Que signifie le fait d'obtenir son diplôme d'études secondaires? Cela nous apporte-t-il seulement de l'éducation? Non. Cela nous donne aussi confiance en nous. Vous me demandez ce qui me définit. J'ai confiance en moi. Je suis allé à l'université et j'y ai poursuivi mes études jusqu'au bout. Je possède cette confiance en moi, contrairement à la plupart des gens des Premières nations. Je leur ai parlé, et ils ne me regardent même pas dans les yeux. Ils regardent ici et là, mais ils sont incapables de soutenir mon regard. Les gens des Premières nations manquent de confiance en eux. Pourquoi n'obtiendront-ils pas leur diplôme? J'ai visité une centaine de Premières nations et entendu la plupart des gens dire « Pourquoi obtenir un diplôme? Mon frère, ma sœur et ma mère n'en ont pas; l'agent de bien-être, le chauffeur d'autobus, le chef n'en ont pas non plus. » Qu'y a-t-il là qui puisse les motiver? Tant et aussi longtemps qu'ils demeurent sur la réserve, ça va, mais à partir du moment où ils en sortent sans même un diplôme d'études secondaires en mains, c'est là que se pose la question de confiance en soi.

Le sénateur Dyck : C'est pratiquement comme s'il était nécessaire qu'une autre compagnie démarre afin de créer des partenariats entre les compagnies qui recherchent des employés formés et l'établissement d'enseignement qui offre la formation. Vous rassemblez les groupes, les identifiez et les faites se tirer d'affaire.

M. Bernard : Le gouvernement peut aider par le biais de programmes comme la SAEA. C'est un bon programme. Il comporte ses problèmes et ses lacunes, mais on peut les régler. Les programmes du genre nous permettent certainement d'aller de l'avant.

Mes débuts n'ont pas été ceux d'un entrepreneur autochtone. J'ai d'abord dirigé une entreprise non autochtone. Je ne croyais pas qu'il y aurait des différences, mais j'ai été très surpris de me rendre compte qu'il y en avait. Je crois qu'on devrait trouver davantage de programmes gouvernementaux en place, mais compte tenu du secteur d'activités dans lequel j'évolue, l'infrastructure est l'élément essentiel. Avec la bonne infrastructure en place, imaginez les choses que vous pourriez faire et les personnes que vous pourriez embaucher. Cela ouvrirait leurs yeux sur tant de choses.

Le sénateur Segal : Je veux vous poser la question que je pose à tous au cours de ces réunions, et c'est la question du MAINC. Le MAINC consacre environ 9 milliards de dollars par année à des programmes et activités et autres choses. Il existe un point de vue radical auquel je ne souscris pas nécessairement. On dit qu'en fermant le MAINC, cela donnerait 20 000 $ par Autochtone canadien pour commencer, qui serait distribué ainsi ou remis aux Premières nations ou à d'autres groupes ou à des institutions qui travaillent parce qu'elles font partie de la collectivité des Premières nations. L'idée est que vous auriez peut-être fait plus de chemin, compte tenu du type de processus bureaucratique en cours actuellement lequel, j'en suis sûr, met à contribution des personnes bien intentionnées et travaillant fort, mais qui sont limitées par l'historique du ministère et les défis qui en découlent.

J'aimerais entendre votre point de vue sur cette suggestion. Je ne vous demande pas d'appuyer ou de critiquer un ministère en particulier. Cependant, tout bien pesé, la présence d'un ministère fédéral remontant aux temps coloniaux et administrant, en fiducie, la vie d'autres personnes a-t-elle été utile en regard de l'exemple très mordant que vous avez offert il y a quelques instants à propos de l'expérience de votre père — qui invoque la colère céleste pour pousser des personnes parentes à aller de l'avant et contribuer de façon marquée et magnifique à la société? Cette structure coloniale fournit-elle une aide, bien qu'elle puisse être aujourd'hui modernisée et mise à jour? Fait-elle partie de la solution? Du problème? Que feriez-vous à propos de cela?

M. Bernard : Phil Fontaine est un de mes amis. Lors d'un vol vers Calgary, je lui ai dit que si j'étais ministre des Affaires indiennes, je lui donnerais 24 mois pour changer le processus électoral de manière à ce que les peuples autochtones l'élisent. S'il ne le faisait pas, je créerais une autre Assemblée des Premières nations qui fonctionnerait de cette manière, et je lui déléguerais mon pouvoir de ministre des Affaires indiennes. Pour l'instant, le chef national ne jouit d'aucun pouvoir. Alors que ma collectivité était indignée et que nous avions le sentiment que notre chef nous trompait, nous n'aurions pu aller voir Phil Fontaine, le chef national, car il aurait dit : « Il est mon commettant. Il vote pour moi, je ne vais pas m'en mêler. » Il n'avait aucun réel pouvoir.

Je crois que si nous voulons être respectés, nous devons nous gouverner nous-mêmes. Pour y parvenir, il faut d'abord obtenir ce pouvoir. Ce pouvoir vient du ministre, parce que le ministre des Affaires indiennes est l'autorité. Si le peuple élisait le chef national, peut-être que le ministre des Affaires indiennes lui déléguerait son pouvoir, ou à tout le moins une partie de ce pouvoir. Nous commençons maintenant à nous gouverner nous-mêmes, et je crois que le respect découle d'une telle chose. C'est un début. Je n'ai certainement pas toutes les réponses, mais Phil a dit qu'il ne voterait jamais pour moi.

Le sénateur Segal : Supposons un instant que nous sommes la semaine prochaine, et que Bill Gates a lu le témoignage devant ce comité. Il dit : « Je veux rencontrer ce gars, John Bernard, parce qu'il a vraiment la touche. » Il vous téléphone et dit : « Mon chiffre est 5 milliards de dollars. Dites-moi comment le dépenser de manière à réellement changer le genre de choses dont parlent le sénateur Dyck et d'autres personnes. » Dites-moi ce que vous feriez. Que lui répondriez-vous?

M. Bernard : Je verrais à la mise en place de l'infrastructure.

Le sénateur Segal : Avant de parler des gens et des jeunes et des bourses d'études et d'une formation en entrepreneuriat, vous diriez : « Donnez-nous d'abord ce type d'infrastructure massive et programmée, et une fois qu'elle sera en place, nous pourrons miser sur elle. »

M. Bernard : L'ajout de l'infrastructure ne coûterait pas 5 milliards de dollars. Lorsque Phil Fontaine a demandé à notre compagnie de l'aider dans sa collecte de fonds, nous avons répondu : « Quel est le thème de votre campagne, Phil? Les services sociaux ou le développement économique? » Il nous a assuré que c'était le développement économique, de sorte que nous avons accepté.

Le sénateur Campbell : Qu'arriverait-il si votre bourse d'études était offerte à n'importe quelle université du Canada en sciences informatiques plutôt que la seule université Trent, non pas qu'il y ait quoi que ce soit de mal avec l'université Trent? Le fait est que vous multiplieriez les possibilités. Je suis encore stupéfait par cela. Évidemment, vous pouvez vous présenter à n'importe quelle université du Canada en proposant telle bourse d'études, mais cela n'aurait-il pas pour effet d'être à l'écoute de bon nombre d'autres collectivités?

Les jeunes avec qui je me suis entretenu à Vancouver naviguent sur l'Internet, mais leur système est câblé. Ils ont tout le tralala. Ils comprennent, ils savent de quoi il est question. Peut-être que la situation générale peut s'améliorer en empruntant ce chemin. Je suis d'accord avec vous concernant la nécessité de l'infrastructure, mais n'est-ce pas une possibilité?

M. Bernard : Il n'est certainement pas possible de déplacer ma bourse d'études puisqu'elle est actuellement promise à Trent.

Le sénateur Campbell : Qu'arriverait-il si nous redonnions la bourse aux sciences informatiques? Je suis sérieux. C'est quelque chose de très intéressant. Pourquoi ne pas l'attribuer à nouveau aux sciences informatiques elles-mêmes? Par exemple, je dirais aux jeunes Autochtones de Vancouver auxquels je m'intéresse de près : « Regardez, voici pour vous une possibilité. C'est incroyable! »

M. Bernard : Nous avons évoqué la possibilité de créer une autre bourse d'études, et nous n'avons pas l'intention de couronner un effort particulier en l'attribuant. Ce serait une bourse de Donna Cona, donc nous inviterions les Premières nations à concourir. C'est ce que nous avons fait avec l'université Trent, qui m'a impressionné avec sa maison de l'apprentissage pour les Premières nations. Nous avons bonifié notre bourse d'un autre 20 000 $ pour cette seule raison. La prochaine bourse sera beaucoup plus générale et offerte non seulement aux universités, mais aussi aux collèges.

Le président : Vous m'inspirez, monsieur Bernard. J'ai grandi au Manitoba comme Métis et j'ai été le premier jeune de ma collectivité à obtenir mon diplôme d'études secondaires.

Je me dois de vous demander si des Indiens, des Métis et des Inuits, tels que catégorisés en vertu de l'article 35 de la Constitution, font partie de Donna Cona?

M. Bernard : Absolument. Oui, ils en font partie.

Le président : Le facteur de confiance en soi est le plus important. J'ai voyagé avec le sénateur Sibbeston et d'autres sénateurs ici, et vous avez raison. Si vous vous adressez à de jeunes Autochtones, la chose la plus difficile pour eux est de vous regarder dans les yeux. J'en déduis que c'est parce qu'ils ne se sentent pas le droit de le faire. Je ne peux que vous complimenter pour vos visites de motivation et d'inspiration. Nous devons sortir des sentiers battus parce que nous pouvons compter sur toutes les institutions, tout l'équipement et toute l'infrastructure du monde, mais il nous faut néanmoins des modèles de comportement qui sauront éveiller le désir chez nos jeunes Autochtones.

J'ai aimé votre présentation, votre sincérité et le leadership que vous avez démontré dans la collectivité autochtone. Je suis certain que le sénateur Sibbeston est aussi inspiré que je le suis parce que nous avons beaucoup voyagé ensemble dans ce pays, en compagnie d'autres membres du comité, et nous entendu des histoires de réussite, que ce soit à Westbank, Kamloops ou ailleurs. Le fait est que vous avez réussi dans un domaine différent. Vous ne l'avez pas nécessairement fait avec un territoire. Vous l'avez fait avec la technologie, ce qui en soi est unique dans le milieu des affaires autochtones. Je tiens à vous remercier encore une fois du temps que vous nous avez accordé.

Honorables sénateurs, nous devions entendre aujourd'hui le témoignage du professeur David Newhouse de l'université Trent, mais malheureusement, il est tombé malade. De plus, nous sommes tout près d'obtenir une confirmation des Affaires indiennes et du Nord Canada, dont des représentants seront ici mardi matin pour une séance d'information sur un autre ordre de réunion que nous attribue le Sénat, et qui porte sur la politique des revendications particulières. Je suis impatient de vous retrouver à cette réunion mardi matin prochain.

Y a-t-il d'autres points, sénateurs?

Le sénateur Sibbeston : J'aimerais seulement remercier M. Bernard de sa présence parmi nous et lui souhaiter bonne chance dans tous ses projets à venir.

Le président : Ce fut un honneur et un plaisir, monsieur Bernard, de vous avoir eu comme témoin devant le comité aujourd'hui.

M. Bernard : Dans le cadre de la contribution de Donna Cona Inc. à la collectivité, nous produisons un calendrier annuel. Nous recherchons 12 artistes autochtones pleins d'avenir dont nous reconnaissons le talent en affichant leur œuvre sur le calendrier. J'ai ici 15 calendriers pour ceux d'entre vous qui sont intéressés. Ils sont remplis d'œuvres d'art autochtone. Un artiste différent est salué à tous les mois.

Le président : Avant de franchir la porte, regardez à votre droite et vous verrez l'une des œuvres d'art données par le sénateur Serge Joyal. C'est tout à fait unique.

Il est certain que j'aimerais avoir un exemplaire du calendrier, et je suis sûr que d'autres membres le souhaitent eux aussi.

La séance est levée.


Haut de page