Délibérations du comité sénatorial permanent des
Peuples autochtones
Fascicule 9 - Témoignages du 31 octobre 2006
OTTAWA, le mardi 31 octobre 2006
Le Comité sénatorial permanent des peuples autochtones se réunit aujourd'hui à 9 h 33 pour étudier en vue d'en faire rapport le processus fédéral de règlements des revendications particulières.
Le sénateur Gerry St. Germain (président) occupe le fauteuil.
[Français]
Le président : Bonjour et bienvenue à cette 17e réunion du Comité sénatorial permanent des peuples autochtones. Mon nom est Gerry St. Germain, je viens de la Colombie-Britannique et j'assume la présidence de ce comité. Aujourd'hui, notre comité poursuit son étude sur la politique du gouvernement fédéral concernant les revendications particulières.
Le comité examine le processus en vue de faire des recommandations visant une résolution satisfaisante et en temps opportun des griefs historiques des Premières nations sur ce sujet.
D'abord, laissez-moi vous présenter les membres du comité : de la province de Québec, les sénateurs Aurélien Gill et Pierre Claude Nolin.
[Traduction]
Le vice-président du comité est le sénateur Nick Sibbeston des Territoires du Nord-Ouest. Le sénateur Gustafson est de la Saskatchewan. Le sénateur Lovelace Nicholas est du Nouveau-Brunswick et le sénateur Dyck vient de la Saskatchewan.
[Français]
Nous recevons ce matin M. Denis Brassard, coordonnateur des revendications particulières pour le Conseil tribal Mamuitun. Je vous souhaite la bienvenue. Vous avez maintenant la parole.
Denis Brassard, coordonnateur des revendications particulières, Conseil tribal Mamuitun : Monsieur le président, je vous remercie de votre invitation à venir témoigner devant votre comité. J'apprécie l'intérêt que vous portez à mon témoignage. C'est un honneur pour moi d'être ici ce matin.
Je travaille pour des organisations autochtones du Québec depuis environ 25 ans et je suis impliqué dans les dossiers de revendications particulières depuis près de 20 ans. La question adressée par votre comité concerne l'efficacité du processus des revendications particulières entre le Canada et les Premières nations et surtout les délais encourus dans le processus. Le témoignage que je veux vous livrer porte sur trois points qui sont interreliés et qui vont du général au particulier. C'est bien humblement que je vous en fais la lecture.
Le premier point que je désire soulever est celui du bilan des revendications particulières au Québec. J'ai sorti le mini sommaire par province qui est disponible sur Internet. Il présente l'état d'avancement des revendications en date du 30 juin 2006. On peut voir que sur les 110 revendications déposées par les Premières nations au Québec, 17 sont réglées, dix en phase de négociation et 68 en phase d'analyse par le Canada.
Si on décortique un peu plus, on voit que sur les 68 en phase d'analyse, il y en a 45 qui sont entre les mains des avocats de Justice Canada. Ce sont donc les deux tiers des revendications en phase d'analyse qui sont en attente d'un avis juridique. C'est beaucoup. C'est là qu'on voit où est le goulot d'étrangement.
D'autre part, le fait que seulement 17 revendications ont été réglées montre aussi que le gros du travail sur les revendications particulières est encore à venir en termes de négociation et d'entente. D'ailleurs, en examinant les informations sur les revendications réglées, on voit que ces revendications ont toutes été déposées entre 1983 et 1993, ce qui donne une indication sur les délais d'au moins dix à 15 ans entre le dépôt et le règlement d'une revendication particulière. À ce rythme, on peut donc s'attendre à ce qu'une revendication déposée en 2006 soit réglée entre 2016 et 2021 si tout va bien. Parce que tout ne va pas toujours bien avec une revendication particulière, et c'est là mon deuxième point : les revendications acceptées et rejetées.
Quand on examine les statistiques sur les revendications particulières acceptées, rejetées et réglées, on se rend compte que ces catégories ne sont pas si évidentes qu'elles n'y paraissent. Par exemple, lorsqu'on parle des revendications acceptées pour négociation, il y a des nuances qui font parfois une grosse différence. J'ai en tête une revendication qui a été déposée pour la première fois en 1985 et qui a été rejetée par le Canada en 1987. Nous avons ensuite effectué de nouvelles recherches historiques et légales qui ont abouti à une nouvelle soumission en 1994.
La position du Canada nous est parvenue en septembre 2005, soit après une attente de plus de dix ans pour la Première nation. On nous a dit que le délai avait été causé par des changements de personnel au ministère, par le manque d'avocats francophones à Justice Canada et ainsi de suite, et que nous devrions être contents parce que la revendication a finalement été acceptée par le Canada.
Mais la revendication n'a été que partiellement acceptée et on évalue que l'acceptation porte sur environ 10 p. 100 de la valeur des manquements. L'acceptation est tellement basse par rapport aux dommages subis par la Première nation que cela correspond finalement à un refus déguisé, comme pour tenter de fermer le dossier avec une entente conclue à rabais.
Que peut-on faire dans une telle situation? Faut-il faire de nouvelles recherches, déposer de nouveaux arguments et attendre encore dix ans avant que la Première nation obtienne justice ou obtienne 20 p. 100, 25 p. 100 des dommages? Ou bien faut-il se tourner vers la Commission des revendications des Indiens, ou encore vers les tribunaux?
L'acceptation d'une revendication pour fins de négociations, c'est bien beau, mais il faut voir ce qui est réellement accepté par le Canada. On ne peut pas juger de l'efficacité du système simplement sur la base des statistiques d'acceptations et de rejets des revendications particulières.
Ce qui m'amène à mon troisième point : les revendications particulières et notre traité. L'une de nos préoccupations concernant les délais de règlements de nos revendications particulières porte sur notre revendication territoriale globale.
Vous devez savoir que le Conseil tribal Mamuitun est en phase active de négociations avec le Canada et le Québec pour régler cette revendication territoriale globale avec les Premières nations innues. Une entente de principe a été conclue en 2004 et l'objectif visé pour la signature d'une entente finale est d'environ deux ans.
L'entente de principe prévoit, à l'article 10.6.2, qu'en vertu d'une clause de quittance, les Premières nations ne pourront plus soumettre de nouvelles revendications particulières après la signature du traité. Cette clause fait en sorte qu'on doit se hâter de déposer toutes nos revendications particulières. Cela soulève des questions sur les délais pour le règlement de ces revendications particulières.
Des questions se posent : est-ce que les Premières nations signeront leur traité avec le Canada et le Québec, mais devront attendre encore des dizaines d'années pour régler leurs revendications particulières? Ou bien est-ce que les Premières nations ne pourraient pas régler leurs revendications particulières en même temps que la signature du traité?
Bien sûr, dans ce dernier cas, je ne voudrais pas que le Canada en profite pour rejeter cavalièrement nos revendications particulières ou que les ententes conclues soient des ententes à rabais, mais je pense que c'est une idée qui mériterait qu'on s'y attarde.
Je devine que c'est aussi une préoccupation des autres Premières nations qui sont dans une situation semblable ailleurs au Canada, entre autres en Colombie-Britannique.
Je suis prêt à répondre à vos questions.
Le président : Merci, monsieur Brassard. Je passe la parole au sénateur Gill pour la première ronde de questions.
Le sénateur Gill : Merci, monsieur le président. Je connais M. Brassard depuis 25 ans, depuis 1975. Je vous remercie beaucoup de votre présentation. Cela nous rappelle que les revendications particulières ont été soumises à partir des années 1980-1982, après l'établissement de la politique des revendications particulières qui a été changée en cours de route, d'après mon souvenir. Cela rappelle également le début des négociations en 1975. J'ai été le premier négociateur de la nation innue au niveau de la négociation globale.
Comme on le voit, cela a probablement été mal géré au début parce que cela continue, et ce n'est pas réglé encore après 31 ans. On peut tout simplement dire que peu importe la compétence de ceux qui étaient là, il y a quelque chose qui ne fonctionne pas quelque part.
Les problèmes ont été assez bien identifiés : les retards, les changements de personnel, le manque d'avocats de langue française, ce à quoi j'ai de la difficulté à croire parce que tous les avocats que je connais sont bilingues. Autrement dit, il y a beaucoup de faux-fuyants dans les réponses. C'est probablement la structure qui ne fonctionne pas.
Combien y a-t-il de revendications particulières actuellement qui ont été mises de l'avant et qui ont été réglées ou non? Combien y en a-t-il pour la nation innue?
M. Brassard : Pour la nation innue, ce n'est pas terminé. On travaille encore sur de nouvelles revendications. On se presse de les terminer avant la signature éventuelle du traité. On pense que dans environ deux ans, le traité devrait être signé. Je n'ai pas le chiffre exact avec moi pour savoir combien on en a. Cela dépend de quelle communauté on parle. Disons que les communautés innues ont environ une trentaine de revendications particulières.
Le sénateur Gill : Parce que seulement dans ma communauté, Mashteuiatsh, je pense qu'il y a sept ou huit revendications particulières, suite à des barrages, par exemple, il y a eu des inondations, les territoires de chasse, il y a eu des constructions de ville, entre autres la construction de la ville de Sept-Îles, les Indiens ont été déménagés, La Romaine sur la Côte-Nord, le village de Saint-Augustin a été déménagé. Il y a donc beaucoup de revendications particulières.
Mais il y en a probablement aussi plusieurs dans les autres communautés. Et j'imagine également que ce qui est important c'est la revendication globale. Est-ce que, après la signature de l'entente de principe — je me souviens que c'est Paul Martin, alors premier ministre, qui a finalement fait aboutir l'entente de principe —, il y a eu des nouvelles? Cela fait quand même deux ans.
M. Brassard : Vous parlez de l'entente globale de revendication? Je ne suis pas en mesure de vous donner des informations sur cette négociation. Je suis impliqué mais très marginalement.
Le sénateur Gill : C'est Mamuitun qui s'occupe de cela?
M. Brassard : Oui, effectivement. Mais j'aimerais mieux laisser à d'autres le soin de répondre à ce genre de question.
Le président : On parle de combien de communautés innues?
M. Brassard : On parle de neuf communautés innues au total. Les revendications particulières portent surtout sur les anciennes réserves, ce qui est un peu normal parce qu'à cet endroit, les problèmes sont plus éloignés dans le temps. Alors il y a eu des dommages, des torts qui ont été causés à ces réserves autrefois, au XIXe siècle, par exemple.
Le président : On parle de neuf communautés?
M. Brassard : Au total, il y a neuf communautés, mais il y en a environ quatre qui font l'objet de revendications particulières.
Le président : Au sud ou au nord?
M. Brassard : Plus au sud. Celles sur la Basse Côte-Nord sont plus récentes, les problèmes y sont donc moins développés.
Le président : Merci, monsieur Brassard.
[Traduction]
Le sénateur Sibbeston : J'ai eu la chance de visiter la collectivité de Mashteuiatsh la semaine dernière où j'assistais à une conférence sociale et économique. J'ai été impressionné par la région. Mon épouse, mon fils et moi-même avons pu obtenir des services de base, mais nous étions dans une région française où on parle très peu l'anglais et ce fut donc difficile. Toutefois, j'ai beaucoup aimé mon passage dans cette région.
Notre comité examine la question des revendications particulières et nous nous proposons d'offrir des solutions au gouvernement fédéral. D'après votre expérience, quelles modifications devrions-nous recommander? Quelles modifications pourrions-nous proposer afin d'accélérer le processus de règlement des revendications particulières et pour éliminer l'arriéré qui existe à l'heure actuelle?
[Français]
M. Brassard : Je crois qu'il y a plusieurs façons d'améliorer l'efficacité du système. Je pense que d'autres témoins avant moi vous en on parlé abondamment. Je peux cependant vous parler d'une façon de faciliter le règlement de certaines revendications particulières, et on se doute que, lorsque c'est plus facile, cela va plus vite.
C'est la question de l'implication des provinces. Je crois que, en moyenne, une revendication particulière sur trois implique une province. J'ai été concerné par ce genre de revendications qui sont habituellement pré confédératives, et une façon qui pourrait être mis en place sans trop de difficultés serait la suivante : il s'agirait que le gouvernement fédéral, le Canada, décide par lui-même que la province est impliquée. C'est la première constatation et la Première nation n'est jamais très en faveur de cette décision, mais c'est le Canada qui décide. Le Canada décide que la province est responsable de la moitié des dommages ou de la moitié des manquements, par exemple.
Dans ces situations, la Première nation n'a pas d'autre choix que d'accepter cette décision et, étant donné que la province de Québec ne reconnaît pas la politique fédérale des revendications particulières, elle ne veut pas s'asseoir à une table de négociation sur des revendications particulières avec le Canada et la Première nation.
C'est de là que naît cette difficulté ; le Canada oblige la Première nation à négocier une entente avec le Canada sur une partie de la revendication particulières et dit à la Première nation : « Pour le reste, allez voir la province ». Vous comprenez l'embarras dans lequel cela plonge la Première nation, car la province n'a pas de politique sur les revendications particulières et on ne connaît pas les résultats d'une négociation de ce genre avec la province.
La suggestion que je veux donc apporter est celle-ci : pourquoi le Canada n'accepterait-il pas de négocier toute la revendication particulière avec la Première nation même si une partie des torts sont attribués ou attribuable à la province ; et dans un deuxième temps, le Canada pourrait se tourner vers la province et dire : « Maintenant réglons nos questions de responsabilités légales ».
La Première nation serait confortée dans cette procédure car l'entente serait finale entre le Canada et la Première nation et il n'y aurait pas cette incertitude qui demeure pendant longtemps quant à savoir si la province va accepter de négocier une entente avec la Première nation. C'est une suggestion que je peux vous faire ce matin.
[Traduction]
Le sénateur Sibbeston : Le processus de règlement des revendications particulières des Premières nations est très ancien. Les Premières nations présentent leur revendication au gouvernement fédéral. Leur revendication entre dans le système au ministère de la Justice, qui est chargé de protéger les intérêts de la Couronne, et c'est finalement le ministère qui décide si leur revendication est fondée.
Les peuples autochtones qui présentent une revendication se trouvent dans une situation très défavorable. Un certain nombre de témoins du Manitoba et de la Saskatchewan nous ont dit qu'il faut enlever au gouvernement fédéral le pouvoir de prendre des décisions et confier celui-ci à un organisme indépendant. À l'heure actuelle, le gouvernement fédéral est l'entité contre laquelle la revendication est faite. Au bout du compte, c'est le gouvernement fédéral qui est le juge. D'une certaine façon, on demande au gouvernement de se prononcer contre lui-même. Ainsi, le gouvernement agit à contrecœur et le processus devient difficile. Comme je le disais, les Premières nations et les peuples autochtones se retrouvent dans une situation très défavorable dans ce processus.
Que pensez-vous de l'idée de créer un organisme indépendant du gouvernement qui serait chargé de régler les revendications? Est-ce qu'un tel organisme indépendant permettrait d'accélérer le processus?
[Français]
M. Brassard : Je crois que, fondamentalement, la question des délais est reliée à la question du conflit d'intérêts. Le Canada est juge et partie. Le Canada n'a aucun intérêt à régler rapidement les revendications particulières, car les gens à Justice Canada qui conseillent le ministère des affaires indiennes sont là pour défendre le Canada et pas en tant que fiduciaire des intérêts autochtones.
Il y a un lien, je crois, fondamental entre le conflit d'intérêts et les délais dont on se plaint depuis longtemps et auxquels on essaie de trouver des solutions — des petites solutions.
Au fond, tant que le conflit d'intérêts demeure, tant qu'il n'y a pas un organisme indépendant du gouvernement fédéral pour se pencher sur les revendications particulières, à mon avis, la question des délais va durer encore longtemps.
Le sénateur Nolin : Monsieur Brassard, il y a quelques années, en 2003, on a adopté une loi qui, si ma mémoire est bonne, créait un processus qui m'apparaissait justement beaucoup plus crédible et plus distant vis-à-vis des conflits d'intérêts. Je crois comprendre que cette loi n'a toujours pas été proclamée par le pouvoir exécutif.
Avez-vous une opinion sur ce processus? Cela avait fait beaucoup de tapage à l'époque. Est-ce que cela pourrait aider à régler vos problèmes?
M. Brassard : J'ai participé bien humblement à une petite partie du processus du groupe de travail conjoint mis en place après les événements d'Oka pour mettre sur pied cet organisme indépendant, un groupe de travail formé de représentants du ministère et des Premières nations. Une série de recommandations ont résulté de ces travaux du groupe de travail conjoint.
Malheureusement, plusieurs de ces recommandations importantes n'ont pas été intégrées dans le projet de loi qui a été voté, et le projet de loi dont vous parlez, comme tel, contient malheureusement plusieurs aspects qui sont inacceptables pour les Premières nations.
Mais l'idée de départ, à mon avis, est la bonne, autrement dit avoir un organisme indépendant qui se penche sur les revendications particulières des Premières nations et qui permet donc d'empêcher le conflit d'intérêts. Les revendications particulières peuvent être tranchées, il peut y avoir un pouvoir décisionnel qui à un moment donné exerce une pression sur le gouvernement du Canada et les Premières nations pour qu'ils s'entendent.
Je pense que c'est un aspect important pour que, dans un délai prévu d'avance, il y ait une entente sur chacune des revendications, au lieu de faire traîner cela et d'avoir des délais comme on en connaît actuellement.
Le sénateur Nolin : Le fait que cela n'a pas été proclamé tient-il à ce que des éléments recommandés n'ont pas été inclus dans le projet de loi? Est-ce que vous verriez d'un bon œil qu'on rouvre cette loi pour la modifier ou est-ce que vous pensez que c'est peine perdue, finalement?
M. Brassard : Je pense que beaucoup, sinon la grande majorité des Premières nations, ne sont pas d'accord avec le projet de loi parce qu'il contient des éléments inacceptables pour les Premières nations. Maintenant, que faudrait-il faire? Recommencer à zéro ou à un autre point? Je ne le sais pas, mais il est évident que les Premières nations doivent être parties prenantes du résultat que cela va entraîner, donc de la loi, de l'organisme en question. Il faut qu'elles soient d'accord avec son contenu et sa façon de fonctionner.
[Traduction]
Le sénateur Watt : Bienvenue. Je me rappelle bien le projet de loi C-6. Il m'a posé beaucoup de problèmes et de difficultés car, comme vous l'avez mentionné, de nombreux Autochtones du Canada n'aimaient pas ses dispositions.
Quoi qu'il en soit, si nous avions un organisme véritablement indépendant, sans aucun rapport avec le gouvernement, pour examiner les revendications particulières, il faudrait tout de même qu'il relève d'un ministère. S'il devait relever du ministère des Affaires indiennes et du Nord, je ne vois pas en quoi ce serait une amélioration.
Si notre comité recommande la création d'un organisme indépendant pour examiner les revendications particulières et les revendications globales, avec deux mécanismes différents et que cet organisme relève d'un ministre d'État, pensez- vous qu'un tel organisme pourrait faire avancer le dossier?
[Français]
M. Brassard : Cela pourrait peut-être amoindrir le conflit d'intérêts, mais on parle toujours du gouvernement du Canada. C'est bien difficile de dire que même si le ministre des Affaires indiennes n'est pas directement concerné que c'est quand même indépendant. C'est quand même le gouvernement du Canada. Alors je ne pense pas que ce soit suffisant.
Le président : Il y a plusieurs problèmes avec le projet de loi C-6. On avait mis le cap sur dix millions, mais au début, c'était sept millions.
Le sénateur Nolin : Vous avez des amis ici, au Sénat. Chaque fois qu'un projet de loi était initié, nous étions ouverts à vos préoccupations et nous tentions au mieux de nos capacités de trouver des solutions. Cela m'apparaissait, sans que ce soit parfait, une solution. Au moins cela mettait un cadre sur la table. Le gouvernement fédéral, malgré tous ses défauts, a aussi mis en place, depuis la Confédération, un système judiciaire qui a certainement des défauts mais qui s'avère, quand on le compare à ce qui se fait ailleurs dans le monde, un très bon système judiciaire.
Verriez-vous un processus beaucoup plus judiciaire que bureaucratique? Une de vos préoccupations semble l'omniprésence de la Couronne fédérale dans l'articulation de ce cadre de règlement qui se veut indépendant mais qui pour vous n'est pas perçu comme tel. Si on penchait un peu plus du côté judiciaire, est-ce que ce serait un début de solution?
M. Brassard : Cela ne serait pas nécessairement une bonne idée. Les revendications « sont particulières ». La jurisprudence n'est pas très développée. Il n'y a pas donc de doctrine ou de corpus établi depuis longtemps qui serait facile à suivre. Les gens du ministère qui travaillent sur les revendications particulières — les gens de Justice Canada vont d'ailleurs vous le confirmer — disent qu'il s'agit de faits qui sont lointains dans le passé, de situations bien spécifiques. Judiciariser n'est pas la solution à mon avis.
Quand je dis que le Canada est en conflit d'intérêts et qu'il faudrait un organisme indépendant, c'est au sens où il faut que cet organisme représente les intérêts du Canada et des Premières nations. Il faut que les Premières nations soient donc partie prenante à cet organisme, qu'elles aient été impliquées dans son élaboration et dans son fonctionnement. C'est dans ce sens qu'il y aurait de meilleures chances d'avoir un organisme indépendant.
Le sénateur Nolin : Il faudrait que ce soit un peu comme le tribunal de l'ALENA où chaque partie identifie des arbitres et qu'il y ait un mécanisme de règlement des conflits acceptable pour les deux. Autrement dit, vous cherchez un arbitre intelligent, quelqu'un qui connaît la nature des problèmes et qui serait capable de tirer le maximum de la situation au bénéfice des deux, pour que les deux y trouvent leur intérêt.
M. Brassard : Exactement. Que ce soit un organisme flexible, qui permette de traiter rapidement et efficacement des revendications pour que les parties en ressortent satisfaites et que ce soit fait de façon juste et équitable.
Le sénateur Nolin : Ce ne serait pas parfait, mais au moins la solution retenue serait acceptable pour les deux parties.
M. Brassard : Voilà.
Le sénateur Nolin : Et les deux parties s'engageraient à être satisfaites du résultat.
M. Brassard : Cela pourrait être un organisme où il y a toujours la possibilité également d'une décision qui tranche sur la négociation si les parties ne peuvent pas aboutir à une entente, parce qu'on pense toujours que la négociation est favorable et meilleure qu'une décision d'un tribunal. Si les parties ne s'entendent pas entre elles, éventuellement un genre de tribunal faisant partie de l'organisme indépendant pourrait trancher leurs revendications. C'est une pression pour que les parties s'entendent.
[Traduction]
Le sénateur Watt : Nous essayons de trouver des solutions aux problèmes auxquels nous faisons face depuis un certain nombre d'années. J'aimerais expliquer un peu plus la suggestion de mon collègue.
Au fil des années, nous avons appris qu'il y a une contradiction dans le fait que le gouvernement fédéral traite les revendications particulières et les revendications globales. Nous devrons trouver une nouvelle façon de traiter ces questions.
Le plan doit être musclé et assez fort pour faire avancer les dossiers. Si nous nous contentons de mettre les deux parties en présence sous prétexte qu'elles ne peuvent pas s'entendre, rien ne va arriver. Nous le savons tous. Lorsqu'il y a des différences dans la société, elles ne sont pas faciles à résoudre.
Il y a de bons arguments pour dire que la situation actuelle n'aide pas l'économie du Canada. Nous voulons éliminer cet obstacle et aller de l'avant ensemble. Je pense que le seul moyen d'y parvenir est de confier à la Cour suprême du Canada le mandat de régler toutes les revendications, tant globales que particulières, en suspens.
Que pensez-vous de cette idée?
[Français]
M. Brassard : Je n'ai jamais réfléchi à cette solution et vous ne m'en voudrez pas si je ne n'ose pas me prononcer ce matin.
[Traduction]
Le sénateur Hubley : Bienvenue. La Direction des revendications particulières du ministère examine les revendications pour s'assurer qu'elles sont complètes et exactes.
Elle effectue également ce qu'on appelle la contre-vérification. Celle-ci doit être exécutée par un personnel bien informé qui a un intérêt dans l'historique de la revendication.
Quel pourcentage des revendications nécessiterait une contre-vérification? Y a-t-il des employés du ministère qui ont les connaissances et les compétences nécessaires pour répondre à ce besoin? Pouvez-vous me donner un exemple de ce que comporte une contre-vérification. Je me demande dans quelle mesure cela a ralenti le traitement de la revendication. C'est ce qui m'intéresse vraiment. Je vous pose la question.
[Français]
M. Brassard : La « contre-recherche » — il doit exister un meilleur mot en français — est effectuée par les fonctionnaires du ministère des Affaires indiennes lorsqu'ils reçoivent une revendication particulière afin de vérifier si le contenu de la revendication est complet et exact et pour savoir si les chercheurs de la communauté autochtone ont bien fait le travail. Donc, c'est principalement pour vérifier les faits historiques.
À mon avis, c'est une duplication du travail de recherche parce que de notre côté, nous l'avons déjà fait. Les fonctionnaires refont ce travail ou encore, le ministère donne à contrat un mandat de recherche à une firme privée externe. C'est certain que cela augmente les délais, mais ce ne sont pas des délais extraordinaires. Les plus longs délais concernent les analyses juridiques. Cela nous apparaît évident.
[Traduction]
Le sénateur Gustafson : Vous avez dit qu'il y a dix-sept revendications qui ont été réglées. Quelle méthode a-t-on utilisée pour obtenir ce résultat? Cette méthode pourrait-elle s'appliquer aux revendications qui sont encore en cours?
[Français]
M. Brassard : Selon les statistiques du ministère, il y a 17 revendications particulières qui ont été réglées sur 110. La façon de faire habituelle est de prendre plusieurs revendications particulières d'une Première nation et de les négocier dans une seule entente finale. Le ministère négocie souvent plusieurs ententes en même temps. Qu'est-ce qui diffère dans le cas des revendications réglées? C'est souvent parce que ce sont des revendications faciles à régler, où les faits sont clairs, où les arguments sont évidents et où les manquements du Canada crèvent les yeux. Fréquemment, ce sont les plus faciles qui ont été réglées en premier.
Les revendications les plus compliquées sont souvent celles qui demeurent en suspens, qui tardent et qui sont resoumises avec de nouveaux arguments. Malheureusement, c'est la situation, mais c'est aussi le fardeau des Premières nations de devoir investir du temps et de l'argent dans ces revendications au cours de plusieurs décennies.
[Traduction]
Le sénateur Dyck : Merci de votre exposé. Vous avez indiqué clairement où se trouve le goulot d'étranglement dans ce processus. Vous avez parlé des retards ainsi que du processus d'acceptation ou de rejet d'une revendication. Vous avez dit je crois que dans certains cas ces rejets, et je vous cite, « que ça correspond finalement à un refus déguisé ».
Pouvez-vous nous parler de la relation qui existe entre les Premières nations et les personnes qui préparent les avis juridiques. Pourrait-on l'améliorer afin que le processus d'évaluation d'une revendication soit plus efficace et plus rapide?
[Français]
M. Brassard : Il n'y a pas beaucoup de relations entre les gens du ministère de la Justice et les représentants des Premières nations. Ces gens ne se parlent pas beaucoup. Quand j'ai fait allusion à l'idée d'ententes à rabais et d'acceptation qui signifie finalement un rejet de la revendication, c'est qu'on sent très bien que les gens de Justice Canada sont là pour défendre le Canada. Si une revendication particulière fait l'objet de différents manquements, la Première nation va revenir à la charge, même si la revendication est rejetée une première fois. Elle va déposer de nouveaux arguments et de nouveaux faits historiques. On a parfois l'impression que c'est un peu pour se débarrasser d'une revendication particulière qu'elle va être acceptée, mais l'acceptation porte sur une partie infime des manquements qui sont identifiés dans la revendication.
[Traduction]
Le sénateur Dyck : Dans le même ordre d'idées, est-ce qu'une Première nation aurait alors accès au dossier indiquant peut-être quel serait un règlement plus équitable? Par exemple, les avocats du ministre de la Justice ne partagent probablement pas avec vous leurs expériences antérieures ou leurs connaissances. Devrait-il y avoir un moyen d'obtenir accès à cette information afin que les deux parties aient un pouvoir de négociation plus équitable, plutôt que de se rencontrer à une table de négociation?
[Français]
M. Brassard : Je pense qu'il serait très souhaitable que les Premières nations puissent avoir accès à un corpus de décisions, un corpus d'opinions juridiques. Cela leur permettrait de décider de la valeur de leur revendication, à savoir s'ils la présentent ou non et de déterminer sur la base de quels manquements de la part du Canada ils la présentent. Si un organisme indépendant pouvait être mis sur pied, il pourrait justement fournir et construire ce corpus d'opinions et de doctrines sur les revendications particulières et sur les manquements qui sont acceptables.
[Traduction]
Le sénateur Dyck : Je viens d'avoir une idée intéressante. Si le taux de roulement des avocats de Justice Canada est si élevé, vous pourriez peut-être les retrouver et les recruter. Ils ont de l'expérience interne.
[Français]
Le président : Je vous remercie, monsieur Brassard, pour votre excellente présentation. Votre recommandation est vraiment importante. Pour ce qui est de l'implication des provinces, ce n'est pas vraiment acceptable parce que c'est un vrai problème dans ce dossier. Il y a quelques provinces qui veulent travailler et d'autres qui ont une position différente, alors c'est vraiment difficile.
Le sénateur Gill : J'aimerais faire référence à ce qu'a dit le sénateur Dyck lorsqu'elle a parlé du roulement au sein du ministère de la Justice et du fait qu'on pourrait engager des avocats pour les revendications particulières.
Effectivement, j'ai un cas en tête dont je tairai le nom, mais je peux vous dire que c'était un sous-ministre du ministère de la Justice qui défend, entre autres, la nation innue et il n'y a pas de meilleur défenseur. Il est très convaincu. Il devait être très mal à l'aise quand il était au ministère de la Justice.
Le président : J'aimerais dire que DOJ, Preparing Preliminary Legal Opinion en ont 33 et vous en avez 45.
Si les sénateurs n'ont pas d'autres questions à poser, je vais remercier M. Brassard pour son témoignage.
La séance est levée.