Aller au contenu
 

Délibérations du comité sénatorial permanent de
l'Agriculture et des forêts

Fascicule 3 - Témoignages du 30 mai 2006


OTTAWA, le mardi 30 mai 2006

Le Comité sénatorial permanent de l'agriculture et des forêts se réunit aujourd'hui à 17 h 2 pour étudier l'état actuel et les perspectives d'avenir de l'agriculture et des forêts au Canada.

Le sénateur Joyce Fairbairn (présidente) occupe le fauteuil.

[Traduction]

La présidente : Bon après-midi. Je vous souhaite la bienvenue au Comité sénatorial permanent de l'agriculture et des forêts. Je vais commencer par dire quelques mots du travail du comité à l'intention de nos téléspectateurs. Au cours de notre dernière séance, le ministre des Ressources naturelles, Gary Lunn, a comparu ici pour parler des forêts. Aujourd'hui, nous entendrons des témoignages sur l'agriculture. Beaucoup de Canadiens ne savent peut-être pas que, ces dernières années, le revenu agricole canadien a baissé comme il ne l'avait jamais fait auparavant. Malgré une intervention croissante du gouvernement, la dette agricole est actuellement proche de 50 milliards de dollars. Le comité a appris que plusieurs facteurs ont contribué à la situation actuelle, dont la crise de l'ESB et la baisse du prix des denrées, et notamment des céréales et des oléagineux. Le comité s'intéresse actuellement à ce domaine en particulier.

Pour affronter la crise actuelle, le gouvernement a récemment annoncé différentes mesures, y compris l'affectation de 1,5 milliard de dollars dans le budget 2006 au soutien du revenu agricole. Comparaissent aujourd'hui devant le comité les représentants d'un important groupe qui s'occupe depuis longtemps du secteur agricole, le Syndicat national des cultivateurs. Organisation à adhésion directe, le Syndicat existe depuis 1969 et a déjà comparu à maintes reprises devant le comité. Il a toujours considéré l'exploitation familiale comme le fondement de la production alimentaire au Canada. Les représentants du Syndicat national des cultivateurs sont Stewart Wells, de Swift Current, en Saskatchewan; Colleen Ross, d'Iroquois, en Ontario; Barry Robinson, du comté de Renfrew dans la vallée de l'Outaouais; et Jack Hoogenboom, de Mountain, en Ontario.

Stewart Wells, président, Syndicat national des cultivateurs : Le Syndicat national des cultivateurs remercie le comité pour son invitation. Je commencerai par formuler quelques observations préliminaires, après quoi Mme Ross présentera un bref exposé, suivie de M. Robinson et de M. Hoogenboom, qui nous aideront à répondre à vos questions.

Le Syndicat national des cultivateurs a fourni au comité quelques documents qui ont été traduits et distribués. Je m'y reporterai. J'aimerais commencer par énoncer deux ou trois faits que nous connaissons parce que nous sommes des agriculteurs et que notre organisation a consacré beaucoup de temps, d'énergie et de ressources à essayer d'analyser la situation et de proposer des solutions.

L'une des choses que nous savons figure dans cette lettre ouverte que nous avons récemment adressée aux Nations Unies : les réserves mondiales de céréales ont atteint leur niveau le plus bas jamais connu ou sont très proches de ce niveau.

La troisième page de la lettre contient un graphique basé sur le concept du ratio stocks/consommation. Il présente les réserves mondiales de céréales par rapport à la consommation actuelle. Ces données viennent du ministère de l'Agriculture des États-Unis. Nous en sommes actuellement à seulement 69 jours de réserves. Cela signifie qu'en l'absence de nouvelles récoltes, les réserves alimentaires mondiales seraient épuisées dans environ 69 jours, c'est-à-dire un peu plus de deux mois. On peut constater en examinant le graphique que, depuis 1960, ce nombre a fluctué entre 69 et un maximum de 116 à 120 au cours des 45 dernières années.

Depuis que nous avons envoyé cette lettre, le 9 mai, le ministère de l'Agriculture des États-Unis a publié ses dernières projections. Le ministère prévoit que le ratio stocks/consommation baissera de 12 autres jours dans le courant de l'année. Si cela se produit, nous en serons à 57 jours de réserves alimentaires, ce qui est un record depuis qu'on a commencé à recueillir ces données.

D'une part, nous avons donc une situation dans laquelle le monde consomme plus de produits alimentaires qu'il n'en produit. Nous utilisons nos réserves. C'est un point que nous tenons à souligner, car nous le croyons important.

Si vous arrêtez un passant dans la rue ici ou dans une collectivité rurale de l'Ouest, ou encore, à mon avis, n'importe où dans le pays, qu'il s'agisse d'un citoyen, d'un bureaucrate ou d'un politicien fédéral ou provincial, et lui demandez pourquoi les prix agricoles à la production sont tellement bas, il vous répondra sans doute qu'il y a une offre excessive. C'est l'argument qu'on nous donne depuis quatre, cinq ou six ans. Toutefois, ce n'est pas le cas.

Au niveau mondial, il n'y a pas d'offre excessive puisque les réserves sont à leur plus bas. La tendance à la baisse est plus accentuée qu'elle ne l'a jamais été depuis qu'on a commencé à tenir des statistiques.

D'autre part, comme je l'ai déjà dit, les prix à la production sont également à leur plus bas. Dans le monde entier, les producteurs agricoles reçoivent des prix réels moins élevés que jamais, moins élevés même que durant la Grande dépression des années 1930.

Notre troisième point est mentionné dans un autre document qui a été distribué. C'est le plus important. Il concerne la crise agricole et les bénéfices des sociétés. Le Syndicat national des cultivateurs a examiné les statistiques de 2004 et a établi que les entreprises agroalimentaires ont connu une année record sur le plan des profits.

Par conséquent, trois choses se produisent simultanément en ce moment : les réserves alimentaires sont à leur plus bas, les prix payés aux producteurs agricoles sont également à leur plus bas et les bénéfices des sociétés sont à leur plus haut. Voilà notre point de départ.

Colleen Ross, présidente des femmes agricultrices, Syndicat national des cultivateurs : Pour reprendre l'argument que M. Wells a présenté, je dirais qu'il s'agit moins de déterminer laquelle des deux parties alimente l'autre que de comprendre quelle partie est en train de dévorer l'autre.

Vous avez entendu dire que les agriculteurs alimentent les villes. Si vous vivez à Ottawa, vous avez sans doute vu les tracteurs et peut-être entendu quelques discours. Il est évident que l'industrie exploite les agriculteurs.

Dans les années 60 et 70, quand j'étais encore toute petite, j'entendais souvent dire au Syndicat quelque chose de ce genre : Les agriculteurs exploitent la terre, mais les sociétés exploitent les agriculteurs. Nous ne nous battons pas seulement contre les subventions, le taux de change élevé du dollar canadien, l'ESB, les sécheresses et les inondations. Nos problèmes vont beaucoup, beaucoup plus loin.

Les agriculteurs alimentent peut-être les villes, mais, de concert avec des sociétés comme Cargill, Tyson, ADM, Agco, Maple Leaf Foods et ConAgra, les banques réalisent des bénéfices record, comme l'a dit M. Wells. Agricore United et la quasi-totalité des épiceries de détail ont des profits record ou presque. Les services d'alimentation du pays affichent également des bénéfices record. Les sociétés se soucient sûrement bien plus de leurs dividendes et du prix de leurs actions que du revenu des producteurs.

Je voudrais parler d'une chose que nous entendons souvent au Syndicat national des cultivateurs. C'est ce qu'on appelle l'ambition dans l'accès aux marchés. Nous avons accès au marché international depuis plus de 20 ans, d'abord dans le cadre de l'ALENA, ensuite sous le régime de l'OMC. Le revenu agricole a continué à chuter. Le succès perçu de l'ALENA et de l'OMC ne s'est sûrement pas répercuté sur le revenu agricole.

Les agriculteurs ont beaucoup réalisé sur différents plans. Les exportations canadiennes ont augmenté de 92 p. 100, grâce à l'ALENA et à l'OMC, pour atteindre 24 milliards de dollars depuis la signature de l'ALENA. Pourtant, les agriculteurs connaissent la pire crise de l'histoire. Quel marché tordu! Les agriculteurs qui sont à la base du succès commercial du pays ont été relégués parmi les pauvres. Je pose donc la question : Où est le succès réel?

De toute évidence, la libéralisation du commerce, la déréglementation et l'ambition dans l'accès aux marchés ne profitent pas aux agriculteurs. Nous n'obtenons pas notre juste part sur le marché. Nous voulons cette juste part. Nous ne voulons pas attendre un chèque dans le courrier.

Notre travail et nos investissements ont constitué le fondement de la politique des aliments bon marché au Canada. Ils ont permis à la cupidité des entreprises de s'exercer sans restrictions. Il est maintenant temps que le gouvernement et tous les Canadiens réagissent.

La présidente : C'est un début bien sombre. Je sais que les sénateurs voudront poser des questions.

Le sénateur Tkachuk : Nous avons déjà entendu quelques-unes de ces théories qui tentent d'expliquer les raisons pour lesquelles les prix de beaucoup de nos céréales sont bas. Pour moi, le fait que les réserves mondiales baissent est une bonne chose pour les agriculteurs. Je ne sais pas si cela a quelque chose à voir avec le prix du blé, mais ce prix a monté récemment. Les États-Unis ont eu de la sécheresse et ont fait une mauvaise récolte de blé d'hiver. Je crois que c'est un avantage parce qu'une baisse de l'offre causera une hausse des prix.

Par ailleurs, à quoi rime de parler des bénéfices des sociétés? Nous avons entendu ces arguments auparavant. On nous a dit que les entreprises agroalimentaires font des profits tandis que le revenu des agriculteurs baisse. Les deux faits sont exacts, mais où cela nous mène-t-il? Pouvez-vous trouver d'autres acheteurs qui vous offriront un meilleur prix pour vos céréales?

M. Wells : Non, pas dans le système actuel.

Le sénateur Tkachuk : Où est donc la solution?

M. Wells : Permettez-moi de revenir en arrière quelques instants. Nous parlons des bénéfices des sociétés pour essayer de déterminer où va l'argent que les consommateurs consacrent aux aliments.

Son nom m'échappe pour le moment, mais un député libéral de l'Ontario a rédigé, il y a quelques années, une étude intitulée « Compare the Share », qui a récemment été mise à jour. Si nous ne parlions que des agriculteurs qui ne tirent aucun revenu de leur production alimentaire, le public pourrait supposer que personne n'en profite. En réalité, presque tout le monde, sauf les agriculteurs, réalise des bénéfices record.

Notre intention est de montrer qu'il n'y a jamais eu autant d'argent dans le système agroalimentaire. L'argent est là. Les consommateurs paient un bon prix pour ce qu'ils achètent à l'épicerie, mais l'argent ne revient pas aux agriculteurs : il est intercepté ailleurs dans le système.

Beaucoup des décisions des gouvernements créent de nouveaux outils dont se servent les entreprises agroalimentaires avec lesquelles les agriculteurs traitent pour tirer encore plus d'argent de ceux-ci. Les entreprises amènent les agriculteurs dans une situation telle qu'ils sont obligés de supplier le gouvernement de leur donner assez d'argent pour garder leur exploitation.

Le sénateur Tkachuk : Voulez-vous dire que la situation n'a rien à voir avec une offre excessive? Je comprends mal, par exemple, que les viticulteurs de l'Okanagan réalisent des bénéfices. Les pomiculteurs ne viennent pas nous voir. Certains d'entre nous ont peut-être des difficultés, mais je ne peux vous parler que de ce que je sais.

Il n'y a pas trop longtemps, certains oléagineux se vendaient pour l'équivalent de 10 $ le boisseau. Les prix ont monté parce que l'offre a considérablement augmenté. Ces entreprises réalisaient aussi d'importants bénéfices en achetant les mêmes produits.

Il est sans doute vrai que les sociétés font de l'argent. Il est sans doute vrai que les agriculteurs en perdent. Je veux simplement savoir où est la solution et quel rapport existe entre les deux faits. Personnellement, je n'en vois aucun.

M. Wells : Nous avons délibérément posé cette question pour essayer de déterminer comment, dans le même système agroalimentaire, les agriculteurs font des pertes record, le gouvernement du Canada doit débourser 5 milliards de dollars pour essayer de les maintenir à flot, sans plus, et, en même temps, le reste des intervenants de la chaîne réalisent des profits record.

Les données ne permettent pas de croire à l'hypothèse d'une offre excessive. Par conséquent, si l'offre n'est pas excessive, si les réserves mondiales sont en fait à leur plus bas niveau, pourquoi les prix ne montent-ils pas?

Vous avez mentionné que les prix du blé ont augmenté à la chambre de commerce. Les prix ont effectivement monté légèrement dans les deux dernières semaines, mais la hausse est loin d'être aussi importante que les médias l'ont dit. J'ai vu un article en première page d'un journal de l'Ouest qui avait pour titre « Flambée des prix des céréales » à un moment où les prix du blé avaient monté de 10 p. 100 sur le marché des contrats à terme. Pour moi, une hausse de 10 p. 100 n'est pas du tout une flambée.

Le sénateur Tkachuk : J'essaie de bien comprendre. L'agriculture n'est peut-être pas un bon métier. Si vous ne pouvez pas tirer un revenu décent de votre exploitation agricole, pourquoi la gardez-vous? Je vous prie de m'aider à comprendre. Si l'agriculture ne vous permet pas de vivre, pourquoi y restez-vous?

M. Wells : C'est une bonne question. On la pose souvent, mais je n'ai pas une réponse standard à vous donner en 20 ou 30 secondes.

Le sénateur Tkachuk : Pouvez-vous en donner une en cinq minutes?

M. Wells : Non. Je suis très sérieux à ce sujet. Il y a de nombreuses raisons pour rester dans l'agriculture. D'abord et avant tout, les agriculteurs sont extrêmement fiers de produire de quoi nourrir les citoyens du monde. Il n'y a pas d'offre excessive compte tenu des besoins. Dans le monde, il y a aujourd'hui plus d'un milliard de personnes qui n'ont pas assez à manger. De leur côté, les agriculteurs produisent autant qu'ils peuvent pour essayer de survivre.

Nous n'avons vu aucun cycle dans les 10 ou 15 dernières années. Les économistes de l'agriculture et même les gens dans la rue vous diront que c'est un secteur cyclique où les prix montent et descendent, mais cela n'a pas été le cas dans les vingt dernières années. Nous montrons dans ces documents que le revenu net des agriculteurs a été de 5 000 $ ou moins dans 15 de ces 20 ans.

Toutefois, si on examine la période de 1945 à 1985, pendant laquelle nous étions tous en train de grandir dans une ferme, les revenus nets étaient assez décents. Ils étaient stables. Il y avait des fluctuations, mais les revenus se situaient toujours entre 10 000 $ et 30 000 $ ou plus. Les agriculteurs pouvaient vivre d'une façon stable et décente.

Quelque chose s'est passé aux alentours de 1989. La tendance a changé, donnant lieu à la crise chronique que nous vivons actuellement. On ne peut pas dire que l'agriculture a toujours été un mauvais secteur. On ne peut pas non plus quitter la ferme ou y revenir du jour au lendemain. Il est difficile de dire un jour : « La ferme ne me fait plus vivre, je m'en vais », puis d'essayer de recommencer deux ou trois ans plus tard. L'agriculture n'est pas un métier comme un autre.

Mme Ross : Puis-je ajouter quelque chose à ce que M. Wells vient de dire? Ce n'est qu'au Canada qu'on entend ce genre de question. Dans quel autre pays du monde demande-t-on aux agriculteurs pourquoi ils continuent à travailler la terre? Au Canada, nous ne comprenons pas le sens de la sécurité et de la souveraineté alimentaires.

Regardez ce qui se passe en Inde, où quelque 70 p. 100 de la population produit des aliments. C'est une économie agricole. Les Indiens comprennent bien l'importance qu'il y a à entreposer les aliments, à avoir un système agricole doté d'une certaine diversité biologique et à protéger leurs racines agricoles. Il en est de même des Chinois et de beaucoup d'Africains. Pourquoi ne cesse-t-on pas au Canada de demander aux agriculteurs canadiens les raisons pour lesquelles ils continuent à travailler dans leur ferme ou les raisons pour lesquelles ils ne quittent pas l'agriculture?

Dans les autres pays, comme au Canada, l'agriculture est plus qu'un métier. Nous ne sommes plus que moins de 2 p. 100 de la population, mais nous avons des racines agricoles. Ce n'est pas un domaine qu'on adopte et qu'on quitte du jour au lendemain.

Combien des enfants élevés en ville comprennent vraiment ce que c'est que d'être agriculteur quand ils grandissent? Voilà pourquoi nous avons des fermes familiales. Mes grands-parents étaient agriculteurs et pêcheurs. Cela faisait autrefois partie de mon identité en Irlande, en Écosse, à l'île du Cap-Breton et maintenant, ici en Ontario. Mon mari est agriculteur, mais il n'a pas essayé de remonter assez loin dans le temps pour retrouver ses racines agricoles parce qu'il est ce qu'il est. On est agriculteur par métier et par nature.

Les Canadiens ne respectent pas ce fait. Ils ne respectent pas la sécurité et la souveraineté alimentaires. Cette sécurité et cette souveraineté sont déjà bien compromises. Nous affirmons au Canada que nous avons les normes les plus élevées du monde. Comment pouvons-nous le dire aujourd'hui quand 65 p. 100, sinon plus, des aliments vendus dans nos épiceries — et particulièrement les produits frais comme les pommes — viennent de pays qui n'ont même pas de normes de lutte antiparasitaire? Certains des produits qu'ils utilisent de même que leurs normes de travail seraient totalement inacceptables chez nous. Nous acceptons cependant d'importer leurs produits et de les vendre à nos consommateurs sans méfiance.

Dans la plupart des autres pays, il serait impensable de songer à demander pourquoi nous avons besoin de l'agriculture.

Le sénateur Tkachuk : Appuyez-vous donc les nombreux pays africains qui demandent une réduction des subventions et l'élimination des offices de commercialisation pour qu'ils puissent soutenir la concurrence internationale et relever le niveau de vie de leur population agraire? Seriez-vous d'accord pour qu'ils puissent réaliser la souveraineté alimentaire, comme nous et les Américains? Je vous le demande.

Mme Ross : En réalité, beaucoup de ces pays ont de profondes racines agricoles qui se sont affaiblies pour bien des raisons.

Le sénateur Tkachuk : Notamment le communisme et le socialisme.

Mme Ross : Lorsqu'un pays comme le Soudan — que je connais assez bien — abandonne un système traditionnel, souvent basé sur la monoculture, pour cultiver des produits à exporter aux marchés internationaux dans des conditions équitables, il ne fait que créer de la pauvreté et de la faim.

J'aimerais plutôt que les racines agraires soient revitalisées pour que les gens exploitent la terre selon leur culture afin de répondre aux besoins alimentaires de leur population. Ces pays ne peuvent pas concurrencer des exportateurs traditionnels tels que le Canada, les États-Unis, l'Union européenne, l'Argentine, le Brésil et l'Australie. Je ne vois vraiment pas de quelle façon une telle concurrence peut profiter à ces gens.

M. Wells : Puis-je aussi ajouter quelque chose? Les agriculteurs avec qui nous collaborons dans les pays que vous avez mentionnés encouragent leur gouvernement à créer des offices de commercialisation et à prendre toute autre mesure susceptible de les aider à tirer un meilleur revenu du marché et à créer en fait un marché qui les avantage aussi.

La présidente : Je voudrais demander aux sénateurs de poser des questions aussi précises que possible.

Le sénateur Hubley : Je voudrais poser une question au sujet du Programme canadien de stabilisation du revenu agricole ou PCSRA, que je connais mal, mais dont j'entends souvent parler. Le gouvernement fédéral a récemment annoncé l'affectation de 950 millions de dollars pour financer des modifications du PCSRA, qui est son principal programme de soutien du revenu agricole. Les 950 millions comprennent un apport ponctuel de 900 millions pour faire un nouveau calcul de la valeur des stocks entre 2003 et 2005.

Les producteurs admissibles recevront, au cours de l'automne 2006, des paiements au titre de l'initiative de transition du PCSRA visant la valeur des stocks. De plus, 50 millions de dollars sont prévus pour élargir l'admissibilité à la couverture de la marge négative. Le financement de ces modifications fait partie des 1,5 milliard de dollars annoncés dans le budget fédéral du 2 mai 2006 pour 2006-2007.

Est-il difficile de recevoir du financement aux termes du PCSRA? Ces modifications profiteront-elles aux agriculteurs canadiens? Le gouvernement fédéral a fixé un plafond de 900 millions de dollars pour les paiements au titre de l'initiative de transition visant la valeur des stocks. Croyez-vous que la plus grande partie de cet argent ira aux grandes exploitations plutôt qu'aux petites fermes familiales?

M. Wells : C'est une bonne question. Le PCSRA est plus compliqué que certains des programmes précédents. Il est conçu selon les mêmes principes que les deux programmes antérieurs, le Programme canadien du revenu agricole ou PCRA et le Programme d'aide en cas de catastrophe liée au revenu agricole ou PACRA, qui étaient presque aussi compliqués. Il a obligé beaucoup plus d'agriculteurs à s'adresser à un comptable pour tenir leurs livres. Il y a diverses raisons à cela, mais, surtout dans la première année du PCSRA, il a fallu faire des recherches pour déterminer des chiffres basés sur les années précédentes. Les stocks de bovins devaient être pondérés au moyen de facteurs calculés à certains moments de l'année. Tout cela peut être assez compliqué. Le PCSRA a augmenté les frais de comptabilité de beaucoup d'exploitations.

Certaines des modifications seront positives, même s'il est encore un peu tôt pour se prononcer. Il a été difficile d'obtenir des détails sur la façon exacte dont les modifications s'appliqueront. Dans certains cas, des gens qui ont besoin d'argent obtiendront des paiements plus importants. Toutefois, le PCSRA ne sera pas d'une grande aide pour les agriculteurs qui ont connu trois, quatre ou cinq mauvaises années successives parce que les paiements se fondent sur les moyennes. Si un agriculteur a eu la malchance de faire des récoltes insuffisantes quatre ou cinq années de suite, à cause du mauvais temps peut-être, et que son revenu moyen sur cinq ans a baissé, il ne sera jamais admissible à un paiement suffisant dans le cadre d'un programme tel que le PCSRA.

C'est un problème structurel inhérent du programme. Nous craignons que les changements augmentent considérablement les sommes versées à de très grandes entreprises qui ont déjà reçu des montants énormes des contribuables canadiens. Il y a quelques mois, nous nous sommes plaints dans la presse d'une société, la Saskatchewan Wheat Pool, qui, d'après ses propres états financiers, a reçu près de 4,9 millions de dollars des contribuables par l'entremise du PCSRA. Le plafond initial avait été modifié par l'ancien gouvernement libéral, au moment où M. Vanclief concevait le programme. Il était question de fixer le plafond à 900 000 $ par entreprise. Ces deux dernières semaines, le plafond est passé à 3 millions de dollars. Le Syndicat national des cultivateurs s'est amèrement plaint de cette mesure, qui enlève de l'argent aux vraies exploitations familiales pour le donner à de grandes sociétés ou à de grandes entreprises agroalimentaires. Les livres de la Saskatchewan Wheat Pool indiquent qu'elle a reçu 4,9 millions de dollars du PCSRA. C'est de l'argent venant des contribuables canadiens qui a été versé à cette entreprise agroalimentaire. Si ses pertes sont recalculées aujourd'hui, elle recevrait encore plus d'argent. Je n'ai aucun moyen de savoir comment cela marchera. Les changements pourraient bien aider d'autres agriculteurs admissibles, mais ils n'aideront pas ceux qui ont connu quatre ou cinq mauvaises années.

Le sénateur Peterson : Vous avez parlé, dans votre exposé, de l'absence de liens entre les bénéfices des sociétés, le prix des intrants et les prix payés aux producteurs. Pour la plupart, ces éléments sont déterminés par le marché et peuvent difficilement faire l'objet d'interventions extérieures. L'agriculture contribue beaucoup à notre produit intérieur brut. Nous ne pouvons donc pas faire abstraction des difficultés des agriculteurs, pas plus que nous pouvons nous désintéresser de l'industrie automobile ou de l'industrie aérospatiale.

Que pouvons-nous faire? Devons-nous parler de choses comme des partenariats dans des usines d'éthanol et de biocarburants? Faut-il demander aux producteurs d'investir en aval? Comment augmenter le rendement à l'acre? Vous dites que les consommateurs ne paient pas leur juste part. Pouvez-vous nous suggérer des moyens de résoudre ce problème?

M. Wells : Je ne crois pas que notre organisation veuille aller jusqu'à blâmer les consommateurs. Énormément d'argent circule dans le système d'approvisionnement en produits alimentaires. Il y a différents moyens de mesurer les montants en cause, et notamment ce que la Fédération canadienne de l'agriculture appelle la « journée d'affranchissement des dépenses alimentaires », qui se situe assez tôt dans l'année, pendant le mois de février. Ce jour-là, les Canadiens ont en moyenne gagné suffisamment d'argent pour payer les produits alimentaires dont ils ont besoin pendant toute l'année. C'est une façon de mesurer l'argent qui circule dans le système.

Nous cherchons des moyens d'habiliter les producteurs pour qu'ils puissent obtenir leur juste part du marché. Vous avez mentionné la participation des agriculteurs à des usines d'éthanol et de biocarburants. Des mécanismes tels que la Commission canadienne du blé, les offices de commercialisation des fruits et légumes et la gestion de l'offre ont été conçus pour leur donner des moyens d'obtenir un revenu décent. Ces mécanismes ont beaucoup fait pour les agriculteurs canadiens. La Commission canadienne du blé permet aux céréaliculteurs de l'Ouest de gagner 2 millions de dollars de plus par jour grâce à son travail de commercialisation et à ses autres initiatives.

M. Hoogenboom est un producteur laitier de l'Ontario. La gestion de l'offre a beaucoup contribué, mais les mécanismes de ce genre sont gravement menacés par l'OMC et les accords commerciaux. Les entreprises agroalimentaires qui réalisent des bénéfices record veulent démanteler ces mécanismes qui travaillent en faveur des agriculteurs. En même temps, les mêmes sociétés exigent un renforcement de la protection des semences brevetées. Il y a par exemple la question de ce qu'on appelle les semences-suicide. Les sociétés veulent pouvoir mettre au point des semences qui ne peuvent pas croître une seconde année, de façon à forcer les agriculteurs, les horticulteurs et les exploitants de serres à acheter de nouvelles semences chaque année.

Il y a des moyens législatifs, comme le système des brevets, qui permettent à ces sociétés de réaliser de tels bénéfices. En même temps, les mêmes intervenants exigent l'abrogation de toute mesure législative pouvant profiter aux agriculteurs.

La Farmer Rail Car Coalition est un exemple d'initiative des agriculteurs visant à exercer un certain contrôle sur le système de transport dans leur propre intérêt. Le Syndicat national des cultivateurs est l'un des membres fondateurs de la Coalition, qui existe depuis plus de 10 ans. Il y a aussi l'entente de dernière minute conclue avant les dernières élections, sur laquelle le nouveau gouvernement veut maintenant revenir.

Les gouvernements peuvent faire des choses pour doter les agriculteurs des moyens dont ils ont besoin, mais tout semble s'orienter dans la direction opposée : j'ai mentionné la question des brevets et les tentatives d'abolition de la Commission canadienne du blé et de la gestion de l'offre faite dans le cadre de l'OMC et de l'ALENA. Du point de vue des agriculteurs, tout va encore dans la mauvaise direction.

Barry Robinson, directeur de district, district 8 (vallée de l'Outaouais), Syndicat national des cultivateurs : Il y a un an environ, Cargill voulait racheter un abattoir de Guelph, en Ontario, Better Beef. Le Syndicat s'y est opposé, estimant que cela donnerait à Cargill une trop forte emprise sur le marché, réduisant d'autant le pouvoir des agriculteurs.

Nous avons comparu devant le Bureau de la concurrence pour présenter nos arguments, de même que d'autres groupes et quelques agriculteurs. Le Bureau a toutefois décidé d'autoriser la transaction. Par conséquent, Cargill, énorme entreprise d'abattage et société multinationale, a quand même racheté Better Beef de Guelph, consolidant son emprise sur l'industrie canadienne de l'abattage.

Le Bureau de la concurrence devrait être investi de plus grands pouvoirs, ou alors nous devrions revoir les règles qui s'appliquent, parce que nous sommes en train de céder l'emprise sur le marché à des joueurs autres que les agriculteurs et les producteurs.

L'honorable Wayne Easter a rédigé l'année dernière un rapport pour le ministre de l'Agriculture et les ministres provinciaux sur les moyens d'augmenter le pouvoir des agriculteurs sur le marché. Beaucoup d'organisations agricoles du pays ont appuyé ce rapport, qui examine les perspectives à long terme de l'agriculture et propose quelques solutions. L'une des recommandations du rapport est de renforcer le Bureau de la concurrence.

Nous avons vu que les agriculteurs ont perdu des milliards de dollars à cause de la crise de l'ESB. Nous sommes reconnaissants au gouvernement fédéral et aux provinces de nous avoir donné un peu d'argent. En même temps, les producteurs du pays ont assumé la plus grande part du fardeau, sans pour autant que les consommateurs en profitent. Dans les épiceries et les boucheries, le prix de la viande s'est plus ou moins maintenu, mais les agriculteurs ont perdu des milliards. Notre documentation montre que des sociétés comme Tyson et Cargill ont réalisé des bénéfices record sur leur dos.

Nous devons examiner la question de l'emprise sur le marché et déterminer qui tire les cordes. Voilà une situation dans laquelle le gouvernement fédéral et les provinces auraient pu intervenir et en faire un peu plus pour les agriculteurs et peut-être les consommateurs, en leur assurant un plus grand contrôle du marché.

Le sénateur Peterson : Je pense quand même que les producteurs doivent investir en aval. Vous n'arriverez à rien si vous vous limitez à commercialiser un produit brut.

M. Wells : Les gens parlent de chaînes de valeurs et d'investissements à droite et à gauche. Cela pourrait certes aider, mais on ne demande pas aux autres membres de la société d'investir en amont et en aval de leur secteur pour gagner leur vie.

Je ne voudrais pas en arriver à un point où on exige des agriculteurs quelque chose qu'on ne demande à personne d'autre. C'est un sujet très sensible pour nous. Depuis une vingtaine d'années, on admet en général que les agriculteurs aient deux ou trois emplois hors ferme pour avoir les moyens de garder leur exploitation. Le Syndicat national des cultivateurs rejette catégoriquement cette situation. On ne peut pas faire du bon travail en occupant en même temps deux ou trois autres emplois.

Le sénateur Gustafson : J'aimerais savoir ce que vous pensez de quelques suggestions que j'ai à formuler. Je crois que nous connaissons un problème mondial que le gouvernement du Canada n'a jamais essayé de régler. J'ai une exploitation agricole juste à la frontière des États-Unis. Les Américains ont eu, dans le secteur agricole, les trois meilleures années qu'ils aient jamais connues, tandis que le Canada a connu ses trois pires années.

Les Européens se sont bien débrouillés, de leur côté. Les Américains et les Européens contrôlent le marché mondial. Il n'y a pas de doute à ce sujet.

Le Canada n'a jamais saisi cette réalité, comme en témoignent les faibles marges bénéficiaires. C'est un bon moyen de vous mener à la faillite : il suffit de continuer à réduire les marges et vous n'aurez qu'à déposer votre bilan. Quelques bureaucrates, ici à Ottawa, ont décidé de vous lier les mains, de vous contrôler avec ces marges. Si vous ne me croyez pas, vous pouvez téléphoner au sénateur Sparrow. C'est ce qu'il préconise ici depuis des années.

Nous n'avons pas voulu reconnaître qu'il y a un problème mondial touchant particulièrement le marché des céréales et des oléagineux, parce que nous exportons un grand pourcentage de notre production. J'ai présidé des réunions en Europe où j'ai entendu dire : « Nous avons connu la famine à deux ou trois reprises. Cela n'arrivera jamais plus. » Nous demandons à nos interlocuteurs : « Allez-vous renoncer aux subventions? » Ils répondent : « Non, ce serait un suicide politique parce que nous savons ce qui arrive quand les produits alimentaires manquent. »

Les Américains sont du même avis. Qu'on discute avec un sénateur de New York ou de Los Angeles, il se battra jusqu'au bout pour les producteurs américains. Nous n'avons pas ce genre de dévouement au Canada.

Nous ne reconnaissons pas que l'agriculture contribue indirectement à l'économie canadienne en y injectant des milliards de dollars, sous forme d'achats d'équipement, par exemple. Nous n'en tenons jamais compte.

À mon avis, nous n'arriverons pas à résoudre le problème à moins que le pays dans son ensemble ne reconnaisse l'existence de ce problème mondial, n'étudie la situation et n'agisse en conséquence.

Nous avons accepté des mensonges pendant des années. Nous arriverons à persuader les Américains et les Européens à renoncer aux subventions, nous dit-on. Cela n'arrivera jamais. Les subventions ne cessent pas d'augmenter. C'est un problème mondial.

Il y a autre chose. En 1970, un baril de pétrole coûtait 2 $ et un boisseau de blé, 2 $. Aujourd'hui, le baril de pétrole est à 70 $, mais le boisseau de blé s'est maintenu à 2 $. Nous n'avons pas reconnu ces défis extrêmes auxquels l'agriculture est confrontée.

Mme Ross : Vous avez raison, le problème est mondial. Quiconque a beaucoup voyagé et a travaillé avec les agriculteurs d'autres pays sait qu'il y a un énorme problème mondial.

L'UE et les États-Unis ont compris le principe de la sécurité et de la souveraineté alimentaires. Ils ne cesseront pas de subventionner leurs agriculteurs parce qu'ils sont conscients de l'importance de ce principe. Ce n'est pas notre cas.

Au Canada, nous avons un groupe de cow-boys qui se servent de l'ALENA et de l'OMC pour brader nos produits alimentaires et notre avenir d'agriculteurs. La Commission canadienne du blé et notre système de gestion de l'offre représentent tout ce qui nous reste pour garantir aux agriculteurs leur coût de production. Les autres sont disposés à y renoncer en contrepartie de l'accès aux marchés.

Certains pays du monde comprennent ce qu'il en est. D'autres se laissent entraîner dans une concurrence à outrance, dans le cadre de laquelle 2 milliards d'agriculteurs s'en prennent les uns aux autres selon des règles du jeu dites équitables qui ne permettent à personne de gagner. C'est la course vers l'abîme. Le Canada doit avoir le courage de parler franchement à l'OMC et de refuser.

Le sénateur Gustafson : Je voudrais parler d'un élément de ce que j'appelle le marché Est-Ouest, c'est-à-dire le secteur des céréales et des oléagineux par rapport à celui de la production laitière. La réalité politique au Canada favorise les producteurs laitiers et leur office de commercialisation. Nous en payons le prix dans l'Ouest. Je sais que le Syndicat des cultivateurs ne sera pas d'accord avec moi sur ce point, mais c'est une réalité politique.

Ce sont des choses difficiles à dire, mais je tiens à être très franc. Il faut bien que quelqu'un en parle.

Qu'est-il arrivé à l'industrie canadienne du bœuf lorsque la frontière a été fermée? Les prix ont chuté. Les Américains vendent notre bœuf depuis 100 ans. Nous nous opposons à toute tentative du secteur des céréales de traiter avec eux sur la même base. Nous le faisons à cause de nos idées politiques.

Je vous parle très franchement, car il est nécessaire de le faire aujourd'hui.

J'ai parcouru le Kansas en voiture pour vérifier. Les parcs d'engraissement sont pleins de veaux canadiens et mexicains. À cause de leur puissance, les Américains obtiennent un meilleur prix pour le bœuf en le vendant au Japon et à d'autres pays.

Je ne dis pas que les Canadiens devraient éviter d'agir ainsi. Nous devons le faire bien sûr, mais nous devons aussi profiter de la situation telle qu'elle est, et non telle que nous souhaitons qu'elle soit. Ça ne marche pas ainsi.

M. Wells : C'est un sujet bien vaste, mais il n'a pas toujours été facile pour l'Ouest de vendre du bœuf aux États- Unis. J'ai entendu, il y a quelques mois, un orateur raconter comment les États-Unis avaient fermé leur frontière au bœuf canadien au début du XXe siècle. Le résultat, c'est que plus d'agriculteurs albertains ont fait faillite entre 1920 et 1930 que pendant la Grande dépression.

Le Syndicat des cultivateurs ne dira jamais que la gestion de l'offre oppose l'Est à l'Ouest. La Colombie-Britannique a un secteur très fort de gestion de l'offre. Il en est de même dans le reste de l'ouest canadien. En fait, les gouvernements des provinces de l'Ouest se plaignent de ne pas avoir suffisamment de gestion de l'offre. Ils n'arrivent pas à obtenir des quotas de production suffisants. Ils en voudraient davantage.

Nous n'arriverons jamais à comprendre pourquoi un gouvernement quelconque souhaiterait éliminer un système grâce auquel les agriculteurs peuvent gagner leur vie et les forcer à venir mendier l'argent des contribuables. Au Canada, la gestion de l'offre a été une grande réussite qui a profité autant aux consommateurs qu'aux agriculteurs. Cela s'est fait non en saignant les contribuables, mais en créant ce que le marché demande.

C'est un grand problème mondial, vous avez parfaitement raison de le dire. Nous voulons cependant souligner que les agriculteurs du Canada et d'ailleurs n'ont jamais connu une situation semblable à celle d'aujourd'hui, dans laquelle tout le secteur agroalimentaire est contrôlé par une poignée de sociétés. Il n'y a pas de concurrence dans ce secteur. Seuls les agriculteurs se concurrencent les uns les autres.

Des sociétés comme Cargill et Tyson jouent les agriculteurs du Canada contre ceux de l'Indonésie ou des États-Unis. Elles achètent à quiconque vend au meilleur prix. Elles sont bien renseignées et savent où se trouvent les bêtes. Dans la plupart des pays, elles en possèdent beaucoup. Voilà pourquoi elles comptaient parmi les grands bénéficiaires des paiements effectués lors de la crise de l'ESB, qui venaient directement des contribuables. C'est parce qu'elles possèdent leurs propres bêtes.

Les agriculteurs doivent affronter ces multinationales incroyablement puissantes, qui ont des activités dans ces autres pays. Le marché connaît un déséquilibre qui a fait chuter les prix à la production au moment même où les réserves alimentaires mondiales sont à leur plus bas.

D'après les règles du marché, la baisse des réserves aurait dû assurer aux agriculteurs des prix record à la production. Que ces sociétés puissent ou non s'approprier cet argent, si le prix du blé triplait, les agriculteurs seraient- ils en meilleure situation financière à moyen terme? Il y a 20 ans, cela aurait été le cas, mais il n'y a pas de réponse sûre aujourd'hui. Les sociétés ont le pouvoir de s'approprier cet argent.

Nous avons sur notre site Web un article portant sur l'évolution des prix du gaz naturel et des engrais pendant une période de deux ans. À cause de l'absence de concurrence dans ce secteur, les sociétés fixent le prix des engrais en fonction du prix du maïs aux États-Unis. Si vous regardez ces graphiques, vous verrez que les courbes correspondent parfaitement : chaque fois que le prix du maïs monte, celui des engrais suit et vice-versa. S'il y avait eu une concurrence quelconque dans le secteur des engrais, les sociétés n'auraient pas pu agir ainsi. Elles auraient dû se fonder sur leurs propres coûts de production. C'est un problème mondial, mais il faudra qu'un gouvernement le reconnaisse quelque part.

D'autres gouvernements ayant reconnu le problème ont dit : « Ce problème est trop grand pour que nous puissions nous y attaquer. Nous allons donc utiliser l'argent des contribuables pour subventionner les agriculteurs et maintenir la production. » C'est ainsi que les choses se passent en Europe et aux États-Unis, qui veulent maintenir leur secteur secondaire et ne souhaitent pas perdre la production de leur secteur primaire.

Le sénateur Gustafson : Aux États-Unis, le Bureau of Agriculture est le plus grand groupe de pression du pays. Il représente en quelque sorte la compagnie d'assurance des agriculteurs, une compagnie d'assurances qui contrôle de gros capitaux. Lorsque ses représentants vont à Washington présenter les demandes des agriculteurs, ils obtiennent ce qu'ils veulent.

Nous n'avons rien d'équivalent au Canada. Nous devons pourtant nous maintenir au niveau mondial.

Le sénateur Tkachuk : Vous parlez d'agriculteurs qui ont des offices de commercialisation et d'autres qui n'en ont pas. Les États-Unis et l'Europe consomment la plus grande partie de leur production. L'Europe compte 300 millions d'habitants et les États-Unis, 270 millions. Nous sommes loin d'en avoir autant.

Pensons-y un moment. Si nous devions établir des offices de commercialisation du blé, du bœuf, du porc et de tous les autres produits de l'Ouest, combien d'agriculteurs feraient faillite? Dans le cas des autres offices, les produits ne sont pas vendus à l'étranger. La commercialisation se fait sur le marché local.

Au Canada, nous n'avons que 30 millions d'habitants. Nous ne pouvons pas avoir des offices de commercialisation sans mettre en faillite beaucoup d'agriculteurs parce que ces offices se basent sur le marché intérieur.

Combien d'éleveurs de bovins de l'Alberta feraient faillite? Avec un office de commercialisation, nous ne pourrions compter que sur le marché canadien. Combien d'éleveurs de porc feraient faillite en Saskatchewan? Nous n'aurions que les consommateurs canadiens et personne d'autre. Pour qu'un office de commercialisation fonctionne, il doit contrôler le marché. Il ne peut le faire que pour la population locale. Et tous les autres producteurs feraient faillite.

M. Wells : Vous avez d'excellents arguments. Il faut faire la distinction entre la gestion de l'offre et la Commission canadienne du blé. Les organismes qui assurent la commercialisation ordonnée obtiennent plus d'argent pour les agriculteurs, mais ils doivent travailler d'une façon différente.

Le sénateur Tkachuk : La Commission canadienne du blé n'est pas un office de commercialisation.

M. Wells : Vous avez mentionné l'industrie du porc de la Saskatchewan. Nous avions autrefois une commercialisation ordonnée du porc au Manitoba et en Saskatchewan. Sans consulter les agriculteurs, les gouvernements provinciaux ont aboli unilatéralement les offices de commercialisation pour accroître la production. Leurs efforts n'ont pas augmenté le nombre d'éleveurs de porc ou le nombre d'exploitations familiales pouvant subsister en élevant des porcs. Ils en ont plutôt diminué le nombre. Maintenant, la production est concentrée dans des entreprises agroalimentaires, des méga-élevages et des fermes industrielles.

Si c'est l'orientation que nous voulons prendre, très bien, mais il faudrait se rendre compte que l'abolition des offices de commercialisation et des organismes de commercialisation d'agriculteurs mène à la disparition des exploitations agricoles. Nous n'aurons pas le même nombre d'agriculteurs après le changement. Il n'y a pas de doute que les offices de commercialisation ordonnée travaillent en faveur des agriculteurs et des consommateurs.

Le sénateur Eyton : Je suis un peu embarrassé de prendre la suite de deux sénateurs de la Saskatchewan qui connaissent vraiment bien le sujet. Je ne suis qu'un citadin qui essaie de comprendre. J'ai ici des questions préparées d'avance, mais je préfère utiliser mon temps de parole pour poser quelques courtes questions. Je suis fasciné par le graphique que vous avez mentionné au sujet du nombre de jours de réserves de céréales. J'ai quelques brèves questions générales à vous poser.

Je deviens nerveux quand je vois le mot « monde ». Je m'intéresse à d'autres aspects du marché et à ce que j'appelle les « blocs commerciaux naturels ». Dans ce cas, il s'agirait du commerce de produits agricoles canadiens. Je me rends compte que les céréales sont échangées à l'échelle du monde, mais j'ai l'impression qu'une grande partie de notre commerce se situe dans des régions ou des blocs naturellement définis. Qu'en pensez-vous?

M. Wells : Je suppose que c'est vrai dans une certaine mesure, mais une organisation telle que la Commission canadienne du blé fait des ventes dans plus de 70 pays. Il est possible de ventiler les chiffres en fonction des grands exportateurs. Traditionnellement, les exportations viennent essentiellement de cinq ou six pays. On peut voir qui détient les stocks, qu'il s'agisse d'un grand pays exportateur, d'un exportateur de longue date ou d'un pays importateur.

Le sénateur Eyton : La Commission canadienne du blé ne s'occupe que d'un seul produit, les céréales.

M. Wells : Le Syndicat national des cultivateurs n'a pas les moyens de faire de nombreuses répartitions. Nous utilisons plutôt les statistiques du ministère de l'Agriculture des États-Unis.

Le sénateur Eyton : Je me renseignerai. Mon deuxième point porte sur le même sujet. Je m'intéresse personnellement aux métaux. Il y a un marché des métaux à Londres, qui permet de suivre les cours. J'ai vu de nombreux graphiques comme celui-ci, mais ils sont toujours accompagnés d'une courbe des prix.

Dans quelle mesure l'offre se reflète-t-elle sur les prix? Disposez-vous de renseignements à ce sujet?

M. Wells : Oui. Nous ne parlons pas de l'offre sur la première page de l'autre document, mais les prix et le revenu net sont mentionnés. Plusieurs de nos autres publications renferment des renseignements concernant les effets à long terme sur les prix.

Le sénateur Eyton : J'ai l'habitude de voir les stocks et les fluctuations quotidiennes de l'offre. Si les stocks tombent à 20 ou 30 jours, les prix montent en flèche.

M. Wells : Je peux vous en parler sans avoir un graphique. Les seuls autres moments où nous avons atteint ces niveaux, c'était en 1972-1973 et dans les années 60. Nous avions alors connu une flambée des prix des céréales. Regardez le graphique de la deuxième page de cette publication. On voit la pointe enregistrée par le revenu agricole net en 1976. Le revenu des agriculteurs canadiens s'était alors écarté de l'intervalle situé entre 10 000 $ et 30 000 $. C'est la seule fois où cela s'est produit. En 1976, le revenu moyen net des agriculteurs a dépassé d'assez loin les 30 000 $.

Je me souviens de cette année. En 1970-1971, on ne pouvait même pas offrir du blé gratuitement. Le gouvernement libéral d'alors avait institué le Programme de réduction des stocks de céréales. En 1976, j'ai fini l'université et je suis directement rentré à la ferme. C'était une période de revenus nets record pour les agriculteurs canadiens. Il y a donc eu une flambée des prix, mais cela ne s'est pas produit dans la situation actuelle.

Si l'on examine l'évolution des prix entre 1972 et aujourd'hui, avec une offre égale, le prix du blé devrait avoir dépassé 20 $ le boisseau, mais nous ne sommes qu'à 4 $.

Le sénateur Eyton : Je m'interroge sur ce qui s'est passé en 1972-1973. Vous m'avez dit que le marché fonctionnait d'une certaine façon et que le prix et la production ont augmenté.

M. Wells : En 1972 et en 1973, c'était bien le cas.

Le sénateur Eyton : Toutefois, vous avez connu trois ou quatre années épouvantables, qui ont été en fait pires qu'aujourd'hui. N'est-il pas possible que cela annonce une prochaine hausse des prix?

M. Wells : Nous restons optimistes. Cela nous amène à la question de l'éthanol et des biocarburants. Est-il rationnel de transformer des aliments en carburant pour les voitures? Les deux aspects pourraient entrer en conflit l'un avec l'autre si les prix des produits alimentaires commencent à monter et que les agriculteurs recommencent à tirer un revenu de leur exploitation. S'il y avait vraiment une chose telle qu'un marché libre qui fonctionne comme il le devrait, nous aurions du blé à 20 $ le boisseau.

Le sénateur Eyton : Il vous reste encore un an.

M. Wells : J'ai un commentaire à formuler au sujet de votre préface qui parle de suivre deux agriculteurs de la Saskatchewan. Si on mange, on ne devrait jamais craindre de poser une question concernant l'agriculture. C'est notre affaire aussi.

Le sénateur Eyton : Combien de temps faut-il pour que l'offre s'adapte à la demande? Je comprends qu'il soit difficile de juger à l'échelle du monde. Faut-il trois à quatre ans pour augmenter la production et l'offre?

M. Wells : Nous avons consacré un petit paragraphe à cette question dans la même lettre. En 1972 et 1973, les agriculteurs du Canada et de beaucoup d'autres pays ne cultivaient chaque année que la moitié de la superficie disponible, laissant l'autre moitié en jachère pour y rétablir l'humidité et les éléments nutritifs. Ce n'est plus le cas. Pour diverses raisons, les agriculteurs de l'Ouest exploitent intégralement chaque acre disponible. En 1972 et 1973, l'utilisation des engrais et des pesticides venait tout juste de commencer. Aujourd'hui, elle est généralisée. D'énormes quantités d'engrais sont employées. Nous croyons qu'il n'est plus possible de doubler ou de tripler la production agricole comme on pouvait le faire en 1972 et 1973. Beaucoup d'agriculteurs ont déjà maximisé leur production, essayant de générer suffisamment d'argent pour garder leur exploitation.

Le sénateur Eyton : J'ai un commentaire à formuler. De toute évidence, les agriculteurs affrontent un grand défi, qu'il importe de relever d'une façon ou d'une autre. Toutefois, vous avez mentionné à des fins de comparaison une série de sociétés qui font partie de la chaîne d'approvisionnement. Vous parlez des engrais azotés, des produits chimiques, des semences et des médicaments à usage vétérinaire. Vous dites, à juste titre, que ces sociétés réalisent des bénéfices record. J'ai cependant été frappé par le fait — et j'aimerais connaître votre avis à cet égard — que toutes ces entreprises doivent faire face à une certaine concurrence et que, dans l'ensemble, elles ne sont pas réglementées et ne reçoivent pas de subventions directes. En même temps, elles sont très prospères. Leurs résultats sont extraordinairement bons. Ma question est assez provocante. Est-il possible que les difficultés du secteur agricole soient dues à l'intervention des gouvernements, aux programmes de subventions, à la surréglementation et aux limites de ce que la communauté agricole peut faire? C'est ce que la situation a de particulier. Les mécanismes dont vous parlez ne s'appliquent pas à ces sociétés qui obtiennent de si bons résultats. Ne peut-on pas supposer que les difficultés sont attribuables à l'intervention gouvernementale?

M. Wells : À notre avis, dans la plupart des cas, il n'y a aucune concurrence réelle. Les intervenants en question ne se font pas la concurrence les uns les autres. Au plus, ils divisent le marché en trois ou quatre parties entre lesquelles s'exerce une cordiale rivalité. M. Robinson a parlé de Cargill et Tyson et du rachat de Better Beef. Ces deux sociétés disposent actuellement d'environ 80 p. 100 de la capacité d'abattage dans l'Ouest. Pour nous, ce n'est pas de la concurrence. Nous continuons à appliquer la règle de la Harvard Business School, selon laquelle il n'y a plus de concurrence efficace si quatre entreprises contrôlent 40 p. 100 du marché. D'après cette règle, les sociétés en question n'exercent pas leurs activités dans un marché vraiment concurrentiel.

Sur le plan des subventions, elles sont en fait subventionnées de différentes façons. Ainsi, Cargill et Tyson ont reçu d'énormes montants en paiements gouvernementaux pour l'ESB, à cause de ce qu'elles possèdent. Ce sont les règlements du gouvernement qui créent cette situation. Il y a règlement et règlement, mais la protection des produits brevetés, par exemple, est l'œuvre de gouvernements qui veulent les protéger pour le cas où vous et moi songerions à monter une affaire dans leur secteur.

Les brevets s'appliquent maintenant aux semences, aux produits chimiques et à tout le reste. Cela les aide à réaliser des bénéfices record. Sur le plan réglementaire, ces sociétés bénéficient de la politique du gouvernement. Encore une fois, nous ne disposons pas de données chronologiques nous permettant d'étudier ce qui s'est passé auparavant parce que nous n'avons jamais connu une situation dans laquelle quatre ou cinq entreprises contrôlent chacun des secteurs du système d'approvisionnement alimentaire dans le monde.

Le sénateur Mitchell : Je voudrais commencer par préciser quelque peu la question posée par le sénateur Tkachuk, c'est-à-dire : pourquoi les agriculteurs continuent-ils à travailler la terre? Je tiens à dire clairement que, de ce côté-ci de la table, nous ne vous posons pas cette question. Nous espérons que vous continuerez à travailler la terre. Je ne dis pas cela dans un quelconque esprit partisan, je le dis d'une façon très sincère. Je tiens à donner ces précisions parce qu'il y a, à cette table, deux points de vue nettement distincts.

Comme le sénateur Eyton, je trouve très intéressante la relation entre l'offre et les prix. Comme vous, je la trouve illogique. J'ai l'impression qu'il y a deux forces en présence. Je n'irai pas jusqu'à parler de « forces du marché », mais il y a bien deux forces en présence. La première est la question de la concurrence entre ces grandes multinationales agricoles, et la seconde réside dans les subventions à l'agriculture. Le sénateur Gustafson dit, avec raison, que l'Europe et les États-Unis ont compris l'importance de la production alimentaire. Que font-ils donc? Ils subventionnent leurs agriculteurs. C'est la conclusion logique, mais notre gouvernement n'est sûrement pas de cet avis aujourd'hui.

Que peut-on faire pour briser le monopole de ces multinationales? Suffirait-il de renforcer le Bureau de la concurrence, ou bien y a-t-il d'autres mesures à prendre?

M. Wells : Je vais commencer, puis je céderai la parole à M. Hoogenboom. Nous croyons que le revenu agricole baisse pour diverses raisons. Il est très difficile d'attribuer la baisse à des facteurs précis. En fait, c'est tout un ensemble d'éléments différents qui se sont combinés pour nous saigner à mort. Nous ne pouvons évidemment pas dire qu'une société particulière a décidé : « Nous allons punir les agriculteurs et leur soutirer jusqu'à leur dernier cent. » Tous les intervenants de la chaîne sont en cause. Ils ne font rien d'illégal en cherchant à maximiser les bénéfices de leurs actionnaires. Ils ne font que ce qu'ils sont censés faire. Comme je l'ai mentionné, ils obtiennent de l'aide en invoquant la protection des produits brevetés et différents autres règlements. Et tout cela ensemble a fini par nous saigner à mort.

Nous ne croyons pas qu'il existe une solution miracle au problème. Il est impossible de mettre le doigt sur une mesure et de dire, par exemple, que la Farmer Rail Car Coalition permettra de sauver les agriculteurs, car ce n'est en fait qu'un petit fragment de l'équation. Tous ces petits fragments ont été enlevés aux agriculteurs au fil des ans. À moins qu'ils ne puissent en retrouver le contrôle, nous ne ferons aucun progrès.

La gestion de l'offre est l'un des systèmes qui permet aux agriculteurs de contrôler leur production. Ils peuvent vendre à des prix raisonnables qui leur donnent la possibilité de faire tourner leur exploitation. Je crois que c'est de ce point que M. Hoogenboom vous parlera.

Jack Hoogenboom, président, section locale no 1 — Stormont, Dundas, Glengarry, Prescott, Russell et les comtés de Carleton, Syndicat national des cultivateurs : Je voudrais aborder directement la question de la gestion de l'offre et des producteurs laitiers car nous avons un problème à la frontière. Pour que la gestion de l'offre marche, un contrôle efficace de la frontière est indispensable. Cela va à l'encontre de certaines des négociations de l'OMC qui visent à réduire ce contrôle.

Je vais vous donner un exemple récent. Nous avons le problème des protéines importées dans le pays sous forme de caséine et qui se substituent au lait que nos producteurs vendent normalement. Nous avons maintenant une alternative : si le gouvernement n'intervient pas, nous devrons soit vendre notre lait au prix mondial, qui est bien sûr très inférieur au coût de production, soit céder le marché. Aucun des termes de l'alternative n'est avantageux pour nous. C'est une affaire qui couvait depuis un certain temps. Il y a deux ans, nous avions le problème du beurre et de l'huile et des mélanges beurre et sucre. Encore une fois, des problèmes frontaliers ont influencé ce que les agriculteurs obtiennent pour leur lait. C'est la situation dans laquelle nous nous trouvons aujourd'hui. On nous dit de négocier une entente avec les entreprises de transformation, mais ce sont elles qui détiennent l'atout. Les négociations ne sont pas faciles. Nous ne pouvons qu'y perdre.

Le sénateur Mitchell : Comme le sénateur Eyton, je suis un citadin ainsi qu'en témoignera ma question suivante. J'ai l'impression, depuis longtemps, que l'idée des biocarburants peut avoir de très importantes répercussions sur le développement rural et assurer, en même temps, des gains environnementaux. Elle augmenterait en effet la demande pour les produits des agriculteurs. Toutefois, je suis un peu découragé de vous entendre dire qu'une baisse de l'offre ne fait pas nécessairement monter les prix. Cela s'est peut être produit en 1976, mais pas aujourd'hui. Même si le projet semble prometteur à cause de ses avantages environnementaux, aurait-il des effets sur le revenu agricole?

M. Wells : Cela nous ramène à une observation formulée plus tôt, selon laquelle les agriculteurs doivent investir. Il leur faudrait pour cela trouver de l'argent. Certains ont préconisé que le gouvernement finance ou garantisse l'investissement des agriculteurs dans ces entreprises.

Cela aura-t-il des effets sur leur revenu? C'est une inconnue, mais, pour le moment, rien ne prouve qu'une augmentation de la demande fera monter les prix. Par ailleurs, si vous aviez de l'argent à investir, pourquoi ne choisiriez-vous pas plutôt d'acheter des actions des sociétés qui produisent des engrais?

Qu'il s'agisse de produire de l'éthanol ou des biocarburants ou bien des produits alimentaires pour donner à manger aux habitants de la planète, les agriculteurs ont besoin d'engrais azotés et d'autres engrais pour répondre à la demande. Si votre objectif est de gagner un peu d'argent, pourquoi n'achèteriez-vous pas plutôt des actions des sociétés qui produisent des engrais?

Au Syndicat national des cultivateurs, nous faisons la distinction entre les combustibles à base de produits alimentaires et les combustibles à base de cellulose ou d'autres déchets. Il y a en effet une question morale qui se pose lorsqu'on retire des produits alimentaires du système d'approvisionnement pour les mettre dans le réservoir de carburant des véhicules.

Le sénateur Mitchell : J'ai une autre question au sujet de l'OMC et des négociations mondiales visant à éliminer les obstacles au commerce et les subventions d'une forme ou d'une autre. Du côté canadien, certains soutiennent que si nous renonçons à la Commission canadienne du blé et à la gestion de l'offre, nous aurions une position beaucoup plus forte dans les négociations. Le monde entier s'ouvrirait à nous, et les États-Unis et l'Europe capituleraient. Bien sûr, tout cela est absurde parce que l'influence de notre système de gestion de l'offre et de la Commission canadienne du blé sur les marchés agricoles mondiaux est pour ainsi dire négligeable. Les Américains diraient : « Ce n'est rien de plus qu'un moustique, alors, quelle différence que vous y renonciez ou pas? Mais renoncez-y quand même pour vous mettre un peu plus à notre merci. » Cela ne nous donnerait donc aucun avantage dans ces négociations, vous ne croyez pas?

M. Wells : Ce sont les mêmes personnes dont vous parlez — qui recommandent d'éliminer la gestion de l'offre et la Commission canadienne du blé en contrepartie d'un meilleur accès aux marchés — qui disent aussi que tout serait merveilleux si nous pouvions amener les autres pays à éliminer leurs programmes de subventions.

Le gouvernement du Canada vient de terminer des simulations informatiques de la communauté internationale et de l'OMC, dont l'objet était de calculer l'effet net d'une réduction des soutiens intérieurs des États-Unis, de l'Europe et d'autres pays selon la formule actuellement proposée à Genève. J'ai vu un article aujourd'hui — je crois que c'était dans la revue Ontario Farmer — qui dit que l'effet net calculé au moyen de ces simulations informatiques était pratiquement nul. Les pays ne feront que déplacer l'argent en cause. Les sommes seraient inscrites sous différentes catégories et affectées à différents objets. Les avantages nets du programme proposé seraient donc essentiellement nuls.

Pourquoi le gouvernement du Canada éliminait-il des programmes qui aident les agriculteurs s'il est établi qu'il n'y a aucun avantage? Quant à cette question d'accès aux marchés, comme l'a dit Mme Ross, nous avons déjà accès à suffisamment de marchés. Je n'ai aucune difficulté à vendre à l'étranger du blé de printemps no 1 de bonne qualité. Nous avons déjà accès aux marchés.

Le sénateur Gustafson : À combien se vend le no 1?

M. Wells : Eh bien, l'accès vient avec la qualité. On ne peut pas s'attendre à vendre du grain médiocre sur les marchés de haute qualité.

Les avantages des accords commerciaux sont largement surfaits. En fait, il y a quelques mois, avant les réunions de l'OMC à Hong Kong, la Banque mondiale a considérablement réduit ses prévisions relatives aux avantages de l'accord commercial en négociation. Aux États-Unis, des économistes tels que Tim Wise, de l'Université Tufts, estiment que le mieux qu'on puisse attendre de l'OMC serait une hausse de 4 p. 100 des prix des denrées. Pour les agriculteurs canadiens, nous parlons de 4 p. 100 de 4 $, c'est-à-dire de 16c. C'est un avantage bien mince par rapport à l'énorme perte que représenterait l'élimination de la gestion de l'offre et de la Commission canadienne du blé. Nous parlons là de centaines de millions de dollars par an pour les agriculteurs canadiens.

En même temps, le Canada n'échappera pas aux exigences de réduction des soutiens intérieurs. J'étais présent à la réunion tenue par le ministre de l'Agriculture en Saskatchewan, il y a quelques semaines. Il a parlé des merveilleux avantages qui découleraient d'une réduction des subventions européennes et américaines. Il n'a rien dit des coupures que le Canada aurait à subir. Il a omis de mentionner que les agriculteurs canadiens auraient probablement à accepter une réduction de 40 p. 100 des programmes intérieurs.

La question que nous nous posons est la suivante : D'où viendra cette réduction de 40 p. 100? Nos agriculteurs essaient de s'en tirer en comptant sur le PCSRA, l'assurance-récolte, les avances de fonds et d'autres soutiens intérieurs. Pourtant, on ne veut pas nous dire quels programmes seront éliminés pour atteindre les 40 p. 100 dont on parle à l'OMC.

Le sénateur Mercer : Je ne me poserais aucune question morale si les agriculteurs transformaient des produits alimentaires en carburant. Je viens d'une province qui produit du carburant, la Nouvelle-Écosse. Je suis en faveur d'une telle entreprise si elle peut augmenter le revenu des agriculteurs.

Les agriculteurs sont les meilleurs gens d'affaires du pays. Ils continuent à faire tourner leur entreprise une année après l'autre, même s'ils ne réalisent pas de bénéfices. Nous leur devons beaucoup.

Je voudrais corriger une chose concernant les bénéfices de Cargill et Tyson. Lorsque Tyson a affiché une hausse de 236 p. 100 de ses bénéfices pour le second semestre de 2004 et a ajouté un astérisque dans son rapport annuel pour signaler les paiements obtenus pour l'ESB, il était évident que quelque chose n'allait pas dans cette industrie.

Vous avez parlé du fait que, dans l'Ouest en particulier, les agriculteurs n'exploitaient autrefois que 50 p. 100 de leurs terres, mais qu'ils les cultivent intégralement aujourd'hui. Vous en avez conclu qu'il n'y a pas suffisamment de capacité pour doubler la production. Serait-il possible de passer à d'autres produits plus rentables ou plus faciles à commercialiser, qui rapporteraient davantage aux agriculteurs? Nous avons parlé de l'éthanol par exemple. Pourrions- nous produire plus de maïs? Pourrions-nous passer au panic raide, qui pousse bien en Saskatchewan et en Alberta, m'a-t-on dit? Est-il possible de produire autre chose?

Si nous exploitons toute la terre sans réaliser de bénéfices, peut-être le problème réside-t-il dans ce que nous faisons pousser. La gestion de l'offre est, à mon avis, une bénédiction pour les agriculteurs. Nous devons trouver des moyens de l'appliquer aux producteurs d'autres denrées et d'assurer notre propre approvisionnement alimentaire.

M. Wells : Il ne serait pas difficile de changer de récolte, les seules limites étant le climat et la saison de croissance, c'est-à-dire la quantité de chaleur et le nombre de jours de croissance. Dans l'Ouest, par exemple, peu de variétés de maïs peuvent donner de bonnes récoltes, même si elles ne doivent servir que de fourrage.

Pour la production de l'éthanol, on envisage le blé fourrager dans l'Ouest. Le premier ministre de la Saskatchewan demande, depuis un certain temps déjà — il l'a fait cette semaine et la semaine dernière —, que tout mandat fédéral précise que 50 p. 100 des matières premières consisteraient en grain de l'Ouest.

En l'absence d'un tel mandat, il est à craindre que notre industrie de l'éthanol ne soit fondée sur du maïs américain. En effet, pour la production de l'éthanol, chaque produit agricole a des avantages et des inconvénients. Ainsi, la canne à sucre est supérieure au maïs, qui est lui-même supérieur au blé fourrager que nous pouvons produire dans l'Ouest.

Il est possible dans une certaine mesure de passer successivement d'une récolte à l'autre, mais cette possibilité est limitée dans certains cas. La société Archer Daniels Midland est l'une des plus importantes du monde pour ce qui est de la production de l'éthanol. J'ai récemment lu dans un journal qu'elle venait de se doter d'un nouveau président venant de la pétrolière Chevron. Voilà donc une entreprise de produits alimentaires qui s'oriente dans la direction dont vous parlez.

Le sénateur Mercer : J'ai assisté, il y a quelques semaines, à une conférence de parlementaires canadiens et américains, au cours de laquelle la question de l'éthanol a été soulevée. Mon interlocuteur, un sénateur américain, m'a parlé de quelques usines de son État qui réalisaient des bénéfices tellement élevés qu'elles ont pu recouvrer la totalité de leurs immobilisations en deux ans, ce qui est phénoménal. Comme l'a signalé alors un de mes collègues, ces usines utilisaient comme matière première du maïs subventionné. Quoi qu'il en soit, s'il y a un bénéfice à réaliser, nous devrions y songer. J'espère que les agriculteurs ne seront pas arrêtés par la question morale liée à l'utilisation de combustibles fossiles. Ceux d'entre nous qui vivent en ville utilisent couramment ces combustibles, de même que vous autres, à la ferme. Nous devrions peut-être adopter des règlements imposant d'ajouter à l'essence une certaine proportion d'éthanol.

M. Wells : Si des usines d'éthanol basées sur des produits agricoles peuvent réaliser de tels profits, ne vont-elles pas être rapidement rachetées par les grandes sociétés canadiennes et américaines? Je pose la question.

Je voudrais aborder un autre point concernant les quantités d'éthanol qu'il serait possible de produire. J'ai vu des comptes rendus sur Internet et entendu des commentateurs à la radio qui parlent de remplacer l'essence utilisée dans les voitures aux États-Unis par un carburant appelé E85 à 85 p. 100 d'éthanol. General Motors fait déjà de la publicité dans les revues pour son véhicule E85. D'après les données et les calculs que j'ai vus, il faudrait, pour remplacer l'essence des voitures aux États-Unis, planter du maïs sur une superficie égale à quatre fois et demie la superficie actuelle des terres arables américaines et obtenir de plus des rendements record. On trouve de nombreux sites Web affichant le drapeau étoilé et clamant avec le plus grand patriotisme : « Nous reprendrons notre pays, un gallon à la fois. » Bien entendu, cela n'arrivera jamais.

Le sénateur Mercer : Le Brésil a légiféré pour réduire la consommation de pétrole et y substituer de l'éthanol. C'est la raison pour laquelle General Motors construit des véhicules pouvant fonctionner à l'éthanol.

Le sénateur Gustafson : Es-ce que votre Syndicat a examiné ce qui s'est passé en Europe au sujet de l'environnement, du développement rural et de l'agriculture, que les Européens regroupent sous un seul titre? Les États-Unis se dépêchent d'agir dans ce domaine. Quelqu'un finira par contrôler l'environnement. Ce sera soit les pétrolières soit les agriculteurs. En ce moment, j'ai l'impression que nous sommes en train de perdre la bataille.

M. Wells : On a parlé dans le temps de « fonctionnalités multiples » en offrant aux agriculteurs de l'argent pour faire une exploitation écologique de la terre et prendre toutes les mesures voulues.

La présidente : Sénateurs, c'est tout le temps que nous avons. Je remercie les témoins d'avoir comparu aujourd'hui.

La séance est levée.


Haut de page