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Délibérations du comité sénatorial permanent de
l'Agriculture et des forêts

Fascicule 12 - Témoignages du 30 novembre 2006


OTTAWA, le jeudi 30 novembre 2006

Le Comité sénatorial permanent de l'agriculture et des forêts se réunit aujourd'hui à 8 h 5 pour examiner, en vue d'en faire rapport, la pauvreté rurale au Canada.

Le sénateur Joyce Fairbairn (présidente) occupe le fauteuil.

[Traduction]

La présidente : Je souhaite le bonjour aux honorables sénateurs et à nos témoins aujourd'hui. Bonjour aussi à tous ceux qui suivent les délibérations de notre comité à la télévision.

En mai dernier, notre comité a été autorisé à examiner, en vue d'en faire rapport, la pauvreté rurale au Canada. Pendant trop longtemps, les décideurs et les politiques ont ignoré le sort des pauvres en milieu rural. Au cours de l'automne, le comité a entendu divers témoins qui nous ont donné un aperçu de la pauvreté dans les régions rurales du Canada. Ce travail servira de base pour le comité, qui prévoit se rendre dans diverses collectivités rurales dans toutes les provinces et territoires du pays l'an prochain.

Ce matin, nous accueillons comme témoin M. Kurt Klein, professeur d'économie à l'Université de Lethbridge, qui a rédigé plus de 300 documents techniques dans le domaine de l'agroéconomie. En 2002, il a reçu une bourse de la Société canadienne d'agroéconomie. Les recherches de M. Klein portent principalement sur des questions agricoles et environnementales, et plus particulièrement sur la relation entre l'agriculture et la mondialisation.

Nous sommes heureux de vous accueillir ici aujourd'hui. C'est dommage qu'il pleuve et que tout soit détrempé, mais vous me disiez tout à l'heure que vous arriviez de Lethbridge, où il fait moins 30 degrés, moins 40 avec le facteur vent.

Vous avez la parole.

Kurt Klein, professeur, Département d'économie, Université de Lethbridge, à titre personnel : Merci, madame la présidente. C'est effectivement un plaisir pour moi d'être ici ce matin et, comme vous l'avez mentionné, d'échapper au froid cinglant qui a sévi cette semaine dans les provinces de l'Ouest. Je suis venu vous parler de la pauvreté rurale, telle que je la conçois à partir de mes recherches et de mon expérience personnelle. J'ai vécu la première moitié de ma vie en Saskatchewan. La seconde moitié, je l'ai passée à Lethbridge, en tant que professeur. Néanmoins, j'ai conservé des liens étroits avec le milieu rural de la Saskatchewan puisque je suis propriétaire d'une ferme dans le nord de la province, même si je ne l'exploite plus activement.

De nombreux habitants des régions rurales du Canada ont un faible revenu, peu d'accès aux services que la plupart des Canadiens tiennent pour acquis et des perspectives limitées d'améliorer leur sort. Pourtant, il est extrêmement rare de voir dans une communauté rurale un sans-abri, une banque alimentaire ou une soupe populaire, ou encore des gens profondément insatisfaits de leur sort. Contrairement aux pauvres des milieux urbains, dont la misère est étalée quotidiennement à tous les coins de rue et dans les reportages des médias, la plupart des gens que l'on pourrait qualifier de pauvres en milieu rural ont un toit, un endroit chaud pour dormir au sec et ils mangent à leur faim.

Les économistes et les statisticiens ont élaboré plusieurs mesures de niveaux de revenu, en deçà desquels il est acquis que l'on ne peut subvenir convenablement à ses besoins. Cependant, les gens qui habitent à la campagne ou dans les communautés rurales un peu partout au Canada bénéficient presque toujours du soutien de leur famille ou du voisinage et tirent parti de leurs talents d'entrepreneurs pour se doter, et doter leur famille, d'un niveau de vie plus élevé qu'il ne semble possible aux analystes des milieux urbains qui fondent leur jugement sur des paramètres normalisés élaborés par des organismes gouvernementaux et des chercheurs universitaires.

Dans plusieurs villages du nord de la Saskatchewan, la région dont ma femme et moi sommes originaires et que nous connaissons bien, bien des gens ont de faibles revenus. Les jeunes et les personnes d'âge mûr ont pour la plupart trouvé un emploi à la ville ou dans les grandes agglomérations urbaines voisines et font la navette tous les jours pour leur travail. Ordinairement, les personnes âgées subsistent grâce à leur pension de vieillesse et à leurs économies. Les habitants ont pratiquement tous de grands potagers où ils cultivent davantage d'aliments qu'eux-mêmes et leur famille peuvent en consommer. La quasi-totalité d'entre eux participent à des activités locales organisées qui ne coûtent pas cher, qui sont la source de bien des plaisirs et qui leur fournissent aussi un réseau d'entraide quand les temps sont durs.

Même si un grand nombre de résidents des campagnes ayant un faible revenu ont peu d'occasions de se distraire — ils comptent surtout sur la télévision, qui n'offre qu'une ou deux chaînes dont la réception est mauvaise —, ils ne seraient pas prêts à déménager à la ville, où ils pourraient bénéficier de plus de confort matériel, même si les membres de leur famille les pressent constamment de le faire. Il faut donc faire preuve de prudence lorsqu'on évalue la pauvreté rurale. Il est difficile de trouver une personne vivant en milieu rural qui se qualifierait de pauvre, même si elle l'est selon de nombreux indicateurs sociaux et économiques.

Cependant, en dépit du niveau de satisfaction global des habitants des régions rurales, ces derniers n'ont pas accès à d'importants services que les citadins tiennent pour acquis. En milieu rural, l'accès à des services de santé convenables est inférieur à ce que l'on offre dans les villes. L'absence de transport en commun et de services de taxi cause souvent de grandes difficultés aux gens de la campagne, particulièrement lorsqu'un membre de la famille doit aller à la ville pour recevoir des services médicaux. La plupart des habitants des régions rurales tirent leur eau de sources souterrainesque l'on teste rarement et de façon inadéquate.

La base de l'économie rurale du Canada est évidemment l'agriculture. La plupart des gens qui vivent présentement dans les collectivités rurales ont déjà travaillé ou travaillent encore dans le secteur agricole. Il importe d'examiner soigneusement les conditions économiques qui caractérisent les exploitations rurales canadiennes si l'on veut cerner le problème de la pauvreté rurale au Canada.

Les revenus agricoles nets ont-ils chuté? Au cours des dernières années, l'industrie agricole a subi de durs coups au plan financier. Je songe, entre autres, à la perte des marchés d'exportation des pommes de terre, à cause du virus PVYn, et du bœuf, à cause de l'ESB, et à d'autres problèmes commerciaux qui ont nui aux exportations canadiennes de blé, de porc, de produits laitiers et d'autres denrées. Des températures plus chaudes ont provoqué des sécheresses désastreuses dans certaines régions des Prairies, alors qu'ailleurs, des inondations ont empêché la plantation des cultures annuelles.

Les gouvernements fédéral et provinciaux ont été sollicités presque sans arrêt pour trouver des moyens de verser de l'argent aux agriculteurs afin d'atténuer les effets de la dernière crise financière. En général, ils ont répondu à l'appel. La publicité entourant les récentes catastrophes agricoles ont créé l'impression que les revenus agricoles nets au Canada ont chuté de façon précipitée et que le rythme du déclin s'est accentué.

Que disent les données? Une analyse sérieuse des données sur le revenu agricole net en chiffres absolus, le facteur d'inflation étant retranché, révèle qu'à long terme, malgré une tendance à la baisse du revenu agricole net, le déclin a été modeste, à un peu moins de 1 p. 100 par année.

C'est plus lent que le taux d'accroissement de la productivité pour les rendements de cultures, qui résulte des pratiques de gestion et d'amélioration des plantes, du rendement des troupeaux, d'améliorations génétiques et technologiques et de l'optimisation des pratiques de gestion. Sans oublier la croissance de la productivité de la main- d'oeuvre qui, dans le secteur agricole, a accusé une hausse moyenne annuelle de 5,8 p. 100 au cours des cinq dernières années. Il s'agit du taux de croissance le plus rapide de l'ensemble du secteur. C'est aussi près du triple de la hausse moyenne de 2,3 p. 100 enregistrée à l'échelle nationale.

Le niveau de vie d'une famille dépend du revenu total de la famille, et non du revenu tiré d'une seule activité. Dans les exploitations canadiennes, le revenu agricole net a diminué lentement alors que le revenu hors ferme a augmenté rapidement, passant en moyenne de 18 000 $, en 1980, à 63 000 $, en 2002.

Les sources de revenu hors ferme ont fourni aux familles agricoles plus de 87 p. 100 de leur revenu familial total en 2002. En raison de l'intégration accrue des marchés du travail rural et urbain, la plupart des familles d'agriculteurs ont pu bénéficier d'un niveau de vie équivalent à celui des familles des centres urbains du Canada.

Agriculture et Agroalimentaire Canada a classé les catégories d'exploitation agricole selon sept types différents : retraite, mode de vie, à faible revenu, petite entreprise, moyenne entreprise, grande entreprise et très grande entreprise. De ces sept groupes, seule la catégorie des fermes à faible revenu affichait un revenu familial annuel inférieur à 42 000 $. Dix-sept pour cent des fermes de recensement entrent dans cette catégorie — à faible revenu — puisque leur revenu annuel était inférieur à 7 000 $, ce qui est évidemment insuffisant pour avoir un train de vie satisfaisant au Canada de nos jours. En moyenne, leur revenu hors ferme s'établissait à 14 000 $, mais elles enregistraient des pertes d'environ 7 000 $ au titre de leurs activités agricoles. À certains égards, la situation de ces familles est sans doute enviable par rapport à celle des familles pauvres vivant en milieu urbain. Ces fermes à faible revenu avaient une valeur nette moyenne de 423 000 $, ce qui offrait à leurs propriétaires un filet de sécurité confortable pour satisfaire leurs besoins essentiels.

Même si les agriculteurs mènent une lutte incessante contre les forces de la nature et souffrent de l'incertitude des marchés, la plupart d'entre eux sont convaincus qu'ils vivent très bien. Selon un sondage récent, 10 p. 100 seulement des familles agricoles ont qualifié leur niveau de vie de pauvre ou très pauvre. Inversement, 90 p. 100 des agriculteurs considèrent leur niveau de vie bon, très bon ou excellent.

La grande majorité des familles agricoles canadiennes s'est adaptée aux conditions économiques et ont été en mesure de tirer parti de nouveaux débouchés, particulièrement en ce qui a trait au travail hors ferme. Manifestement, la pauvreté des agriculteurs canadiens est moins aiguë qu'elle l'a déjà été dans le passé. En général, les faibles revenus sont le lot d'entités agricoles dont la base de ressources est insuffisante et ne leur permet pas de livrer concurrence efficacement et dont les membres ne veulent pas ou ne peuvent pas travailler à l'extérieur de la ferme. Même dans cette catégorie, leurs propriétaires ont presque toujours accumulé des actifs leur garantissant de pouvoir satisfaire leurs besoins fondamentaux à long terme.

La composition de la plupart des communautés rurales canadiennes est bien différente aujourd'hui de ce qu'elle était il y a quelques décennies. Récemment, de nombreuses familles ayant peu ou pas de lien avec l'agriculture ont choisi de vivre dans des collectivités rurales parce que la vie y est moins chère. De plus, elles sont convaincues qu'il y a des avantages sociaux associés au fait de vivre dans de petits villages où les gens se connaissent et s'entraident. La plupart des communautés rurales facilitent cette transition en offrant des terrains à bâtir à prix modique ou des congés fiscaux aux nouveaux venus. Pour bien des gens, les coûts et les inconvénients associés à de longs trajets semblent minimes en comparaison des avantages qui se rattachent à la vie dans une petite communauté rurale.

Il n'en reste pas moins que les familles d'agriculteurs et les résidents des collectivités rurales souffrent de soins de santé de proximité et de services de transport en commun inadéquats et, bien souvent, ils ignorent si l'eau qu'ils boivent est de bonne qualité. Ce sont là des problèmes particulièrement sérieux pour les personnes âgées qui nécessitent une attention médicale plus soutenue et qui n'ont souvent pas de moyens de se rendre à la ville pour recevoir les diagnostics ou les traitements indiqués. Ce sont des problèmes qui demeureraient difficiles à régler même si le gouvernement pouvait gonfler le revenu de ces personnes par le biais de paiements de transfert additionnels.

Bon nombre des programmes gouvernementaux mis sur pied depuis une quarantaine d'années ont tenté de suppléer au faible prix des denrées agricoles. Toutefois, comme on a pu le constater dans la plupart des pays qui soutiennent leur secteur agricole, la majorité des versements découlant de ces programmes sont allés aux grands propriétaires fonciers et n'ont guère contribué à diminuer la pauvreté. Le type de politiques le plus susceptible de compenser la faiblesse des revenus agricoles sont celles qui offrent davantage de débouchés aux agriculteurs, généralement en supprimant les restrictions applicables aux conditions d'exploitation de leur entreprise ou les obstacles qui les empêchent de s'adapter aux signaux du marché.

L'élimination des barrières interprovinciales qui empêchaient le mouvement des céréales fourragères, au début des années 1970, a permis aux céréaliculteurs des provinces enregistrant des surplus, particulièrement en Saskatchewan, d'accumuler des profits accrus. L'abandon de la Loi sur le transport du grain de l'Ouest, en 1995, a éperonné la croissance de l'élevage du bétail dans les Prairies, laquelle comportait beaucoup plus d'activités à valeur ajoutée que la simple exportation de céréales à l'état brut.

Les restrictions qui continuent d'entraver les possibilités de commercialisation du blé et de l'orge empêchent la transition vers l'implantation dans les Prairies d'activités à valeur ajoutée, avec leur cortège de débouchés d'emploi dans les régions rurales. Les politiques qui facilitent l'intégration des marchés du travail et des denrées dans les zones urbaines et rurales représentent la meilleure solution pour s'attaquer aux dernières poches de pauvreté rurale. L'amélioration de l'infrastructure des transports et des communications, des services de santé et de la qualité de l'eau serait plus bénéfique pour la population rurale que n'importe quel programme impliquant des paiements de transfert supplémentaires.

Le sénateur Segal : Merci d'avoir fait tout ce chemin pour venir nous voir. Autrement dit, tout baigne en milieu agricole? Les agriculteurs roulent sur l'or? Même ceux qui affichent les plus bas revenus ont des actifs d'une valeur nette d'un demi-million de dollars. Nous n'aurions sans doute pas dû vous faire perdre votre temps, et nous n'aurions pas dû gaspiller le nôtre non plus. Nous sommes sérieusement à côté de la plaque.

M. Klein : Je n'ai pas parlé des pertes commerciales dans le secteur de l'agriculture. L'agriculture est aux prises avec de sérieux problèmes commerciaux. J'essayais de cerner la question de la pauvreté.

Le sénateur Segal : Ce n'est pas vraiment un problème?

M. Klein : Compte tenu du contexte dans lequel j'ai grandi et de mes travaux de recherche en agriculture, j'estime que la pauvreté est pire dans les villes que dans les régions agricoles.

Le sénateur Segal : Un témoin d'une autre université a fait valoir qu'il est préférable d'être pauvre à la campagne que pauvre à la ville. Souscrivez-vous à cette opinion?

M. Klein : Oui.

Le sénateur Segal : Pourquoi?

M. Klein : En raison de certains facteurs que j'ai mentionnés dans mon exposé. Il y a un réseau d'entraide à la campagne. Il est possible pour chacun de satisfaire les besoins de la vie courante. On ne trouve pas de gens qui sont sans toit ou qui ne mangent pas à leur faim. Par ailleurs, il y a des gens qui se nourrissent mal. Je veux aussi signaler que mes observations ne s'appliquent pas dans les collectivités autochtones, dont un grand nombre sont des collectivités rurales. C'est un problème beaucoup plus sérieux.

Le sénateur Segal : Le chiffre concernant la valeur nette d'une exploitation agricole que vous avez mentionné dans votre exposé, soit 423 000 $, est-ce la valeur nette exempte de toute dette?

M. Klein : Oui.

Le sénateur Segal : La valeur nette, après avoir soustrait l'hypothèque, la ligne de crédit d'exploitation à la banque et autres charges. On pose l'hypothèse qu'il y a quelque part quelqu'un qui est prêt à acheter la ferme au prix de 423 000 $?

M. Klein : C'est vrai. C'est la valeur estimée de l'immobilisation, qui n'est jamais connue tant que la ferme n'est pas vendue, c'est vrai.

Le sénateur Segal : Je voudrais revenir sur le chiffre de 17 p. 100 que vous avez cité. Ces gens-là avaient un revenu d'appoint de 14 000 $, mais ont fait une perte d'exploitation d'environ 7 000 $. Vous avez exprimé l'avis que le chiffre de 7 000 $ est insuffisant. Faut-il conclure de cette évaluation que le revenu agricole des exploitations agricoles à faible rendement diminue et que les gens doivent aller gagner ailleurs un revenu d'appoint plus important pour compenser, de sorte qu'ils réussissent à joindre les deux bouts, ce qui serait pour nous une autre raison de ne pas s'inquiéter du tout?

M. Klein : La quasi-totalité du revenu de la plupart des exploitations agricoles provient maintenant d'un emploi d'appoint à l'extérieur de la ferme; il est certain que dans les exploitations agricoles de petite envergure, la totalité du revenu provient de cette source. Ces agriculteurs à faible revenu seraient en meilleure posture s'ils abandonnaient tout simplement leur ferme, parce qu'ils subissent des pertes liées à l'exploitation de leur ferme. Vous devez comprendre que ces pertes comprennent aussi l'amortissement et d'autres éléments qui n'entraînent pas des dépenses immédiates. Ils réussissent à s'adapter en retardant le remplacement des machines. En fait, cela n'influe pas autant sur leur niveau de vie que s'ils étaient obligés de payer. En ce sens, ce n'est pas une dépense continue.

Le sénateur Segal : Je me rappelle d'un dialogue entre le gouvernement du Canada et les banquiers, lesquels s'efforçaient de trouver une solution pour éviter la faillite d'Olympia and York, grande entreprise immobilière de Toronto; c'était il y a de nombreuses années. L'un des banquiers était d'avis qu'il y a une grande différence entre les liquidités et la solvabilité. Quand ils sont venus réclamer 250 millions de dollars au gouvernement fédéral pour renflouer Olympia and York, l'interprétation de cette banque, qui n'avait pas consenti des prêts prudentiels, était qu'il n'y avait aucune raison de ne pas allonger l'argent parce que c'était une compagnie tout à fait solvable; elle avait simplement un problème de liquidités à court terme. Je me rappelle d'avoir dit à ce moment-là au banquier : « Il y a beaucoup d'agriculteurs au Canada qui n'ont aucun problème de solvabilité. Ils ont une valeur nette considérable; c'est simplement qu'ils n'arrivent pas à payer leurs factures. Pourtant, vous vous empressez de saisir leur ferme et leur équipement, en vous frottant les mains. Pourquoi les règles doivent-elles être différentes pour une grande compagnie immobilière du centre-ville de Toronto et pour les agriculteurs ordinaires n'importe où au Canada? »

M. Klein : Je ne pense pas que les règles soient différentes. Dans le monde des affaires, certains ont parfois des problèmes de liquidités. À mes yeux, cela n'a rien à voir avec la pauvreté.

Le sénateur Segal : Je veux m'assurer de bien comprendre. Avoir un problème de liquidités, ce n'est pas nécessairement être pauvre?

M. Klein : Non. Même la faillite n'a pas nécessairement de lien avec la pauvreté. Pour moi, la pauvreté, c'est avoir de la difficulté à se procurer les soins de santé, la nourriture, le logement, des vêtements — enfin, les produits de première nécessité.

Le sénateur Segal : Le gouvernement du Canada a créé il y a un certain temps un programme d'options agricoles qui s'adresse à ceux qui, pour une raison quelconque, ont vu leur revenu s'effondrer et tomber à moins de 25 000 $. Il faudra un certain temps pour analyser les données et faire des recoupements, mais environ 16 000 agriculteurs ont présenté une demande et ont reçu des subventions de l'ordre de 10 000 $. Ces agriculteurs en étaient à un seuil d'activité de 14 000 $. Si je comprends bien, vous dites qu'un agriculteur qui a subi l'effondrement de son revenu agricole, calculé de diverses manières et selon des formules reconnues, dont le revenu est inférieur au seuil de ce qui est nécessaire pour subvenir à ses besoins et à ceux de sa famille, vous dites que cette situation ne constitue pas nécessairement un cas de pauvreté?

M. Klein : Différentes personnes ont des points de vue différents ou des définitions différentes de ce qui constitue la pauvreté. Cette année, mon locataire a été incapable de payer son loyer. Je dois maintenant payer de ma poche les impôts fonciers. Il est évident qu'il est actuellement en difficulté. Néanmoins, il a encore une valeur nette de, je ne sais pas combien, mais c'est une valeur considérable, et sa famille vit bien, d'après ce que je peux voir. Cependant, son exploitation agricole éprouve dans l'immédiat des problèmes sur le plan des affaires. Beaucoup de gens sont dans cette situation, mais je ne dirais pas qu'ils sont pauvres.

Le sénateur Segal : De manière générale, monsieur Klein, êtes-vous d'avis que les organisations agricoles et les fermiers qui viennent en tracteur sur la Colline du Parlement et ailleurs pour se plaindre de l'effondrement de leur revenu exagèrent leur problème? Ils n'ont pas fait une analyse économique détaillée de leur situation financière. Je suppose qu'ils sont sincères. Je n'ai aucune difficulté à accepter votre analyse économétrique, mais je fais appel à votre jugement et je vous demande pourquoi nous sommes placés devant ce phénomène, ce fourmillement de personnes et d'idées qui affirment qu'il existe un problème, alors même que nous avons une analyse économique qui semble très simple et qui indique que le problème n'est pas tellement grave.

M. Klein : La question est de savoir si l'on peut gagner honnêtement sa vie dans l'agriculture seulement. Très peu réussissent encore à le faire. Si l'on excluait tous les autres revenus, il y aurait un grave problème de revenu. Bien sûr, bien des gens préféreraient gagner leur vie exclusivement dans l'agriculture et ne pas avoir à travailler à l'extérieur de la ferme. Cependant, les progrès technologiques ont permis aux gens d'exploiter leurs terres en fin de semaine ou à temps partiel. À cause de cela, la concurrence a fait augmenter le prix des terres, de sorte que le revenu net tiré de l'agriculture et de la vente des denrées a diminué au point qu'il est très bas la plupart du temps. En conséquence, les gens n'arrivent pas à gagner beaucoup d'argent dans l'agriculture, à moins d'avoir une très grande exploitation agricole gérée de manière efficiente. Ils doivent trouver ailleurs un revenu d'appoint et la production agricole est devenue davantage une activité à temps partiel. La technologie explique cela en bonne partie.

Le sénateur Segal : Même si le rendement annuel peut être bas, l'appréciation immobilière avec le temps peut faire augmenter la valeur nette de l'agriculteur avant sa retraite?

M. Klein : Oui. Ceux qui sont en difficulté, ce sont ceux qui sont incapables de trouver un emploi sur le marché du travail urbain, ou qui ne sont pas disposés à le faire. Ce sont eux qui ont de bas revenus. Même eux peuvent généralement compter sur un assez bon réseau de soutien dans les régions rurales.

Le sénateur Segal : Vous avez dit tout à l'heure qu'il serait plus efficient que les agriculteurs qui n'arrivent pas à joindre les deux bouts quittent leur terre pour aller faire autre chose. Serait-ce une bonne idée pour les gouvernements d'encourager ces personnes à abandonner l'agriculture, à quitter la terre et à aller trouver du travail ailleurs? Je parle seulement du point de vue économétrique. Je ne porte pas de jugement moral.

M. Klein : Je ne pense pas que le gouvernement ait besoin de faire cela. Le gouvernement doit rester en marge et rendre possible l'accès au marché du travail en dehors de l'agriculture. Il serait possible d'atténuer de nombreux facteurs qui enlèvent de l'argent aux collectivités rurales. Par exemple, dans ma municipalité rurale de Canwood, en Saskatchewan, RM 494, tous les habitants de la communauté ont payé mes études jusqu'à la 12e année, et les études de beaucoup d'autres jeunes gens aussi, et la plupart d'entre nous sommes partis. C'est un transfert de revenu des régions rurales à la ville. La ville obtient les avantages de l'éducation. Les impôts scolaires perçus sur les propriétés rurales sont une manière de transférer du capital des régions rurales pauvres aux régions urbaines riches. Les gouvernements peuvent intervenir pour atténuer ce problème.

Le sénateur Mahovlich : Vous n'avez pas parlé de criminalité. Nous constatons que la criminalité augmente dans les villes. Plus une ville est populeuse, plus il y a de crimes. Personnellement, si j'étais désespéré, j'ignore ce que je ferais. N'y a-t-il pas de criminalité dans les régions agricoles? S'il y en a, a-t-on noté une augmentation?

M. Klein : Je n'ai pas de données là-dessus. Il est certain qu'il y a des crimes dans les régions rurales. J'ai l'impression que c'est un problème beaucoup moins grave que dans la plupart des régions urbaines, mais il est certain qu'il se commet des crimes en milieu rural.

Le sénateur Mahovlich : Il y a aussi le fait que les immigrants ne semblent plus se diriger vers l'agriculture, tandis qu'il y a 50 ou 100 ans, ils s'en allaient dans l'Ouest pour devenir agriculteurs.

J'imagine que les terres sont achetées comme la vôtre l'a été. Vous possédez une terre là-bas et vous travaillez à la ville. Vous vous accrochez à votre terre. Pourquoi ne l'avez-vous pas vendue?

M. Klein : Je peux vous dire que cela n'a pas été un bon investissement. Il y a encore beaucoup d'investissements et d'immigrants qui viennent de l'étranger, surtout de pays comme les Pays-Bas, et qui achètent nos terres agricoles. C'est un mouvement continu.

Le sénateur Mahovlich : Ce ne sont pas des immigrants; ce sont des investisseurs, n'est-ce pas?

M. Klein : Ils continuent de venir s'installer au Canada. Certains de nos agriculteurs les plus travaillants et les plus prospères sont ceux qui sont venus au cours des 10 ou 20 dernières années. Il en arrive encore, bien que ce ne soit pas un mouvement de masse.

Le sénateur Mahovlich : La solitude est-elle un problème pour les agriculteurs de l'Ouest?

M. Klein : De plus en plus. Il n'y a pas tellement de voisins.

Le sénateur Mahovlich : Tout le monde se dirige vers la ville. Je suis allé en Afrique et j'ai constaté ce problème là- bas. Tout le monde s'en va dans les villes, et les villes sont débordées.

M. Klein : Le Canada est en train de devenir l'un des pays les plus urbanisés au monde. L'Australie est probablement le pays le plus urbanisé au monde et le Canada s'en rapproche. Cependant, bien des gens qui souffrent de solitude sur leur terre, comme vous le dites, se rendent tous les jours en ville pour y travailler ou pour participer de différentes manières à l'économie urbaine.

Le sénateur Mahovlich : L'agriculteur se tient occupé et, quand on est occupé, je ne pense pas qu'on souffre de solitude. Cela pourrait être une solution également.

La présidente : Lethbridge est entourée de petites communautés très vigoureuses et généreuses qui sont très attachées à la ruralité. Nous avons tous des activités dans ces communautés, et je pense que celles-ci sont souvent en bien meilleur état que nos villes.

L'une de nos préoccupations relativement à ces audiences que nous tenons est la suivante. Quand les agriculteurs éprouvent des difficultés sur la terre, comme c'est actuellement le cas dans bien des régions du Canada, nous nous inquiétons des répercussions que cela peut avoir sur les petites villes et les petites localités dynamiques dont la vitalité est ancrée dans les régions agricoles.

Le sénateur Mahovlich : Il y a des années, Johnny Carson a interviewé un type qui avait fait la traversée tout seul en bateau à voile de l'Angleterre jusqu'à New York. Johnny Carson lui a demandé s'il avait souffert de solitude, tout seul sur son voilier. Il a dit qu'il s'est senti seul seulement une fois arrivé à New York, où personne ne lui adressait la parole, pas même son voisin. La solitude est relative.

Le sénateur Peterson : Comme le sénateur Segal, j'ai du mal à admettre que tout va bien. Je suppose que cela dépend du point de vue.

La dette accumulée à cause du manque de liquidités atteint maintenant 51 milliards de dollars, ce qui est considérable. Les programmes d'aide du gouvernement nous ramènent seulement à zéro, de sorte que nous faisons du surplace. Je pense que le fait d'englober le revenu d'appoint non agricole embrouille le tableau, parce que c'est de l'argent tiré d'une source différente qui sert à tenter de maintenir à flot une entreprise qui éprouve les plus grandes difficultés.

Bien des gens se demandent pourquoi les agriculteurs restent sur leur terre. C'est en grande partie à cause du mode de vie, et en grande partie par fierté. Souvent, ces terres ont été transmises de génération en génération et personne ne veut être le maillon qui cède et qui cause la perte de la ferme. Cependant, ces gens-là ne peuvent plus tenir. Je suis d'accord avec le chiffre que vous avez cité quant à la valeur nette. C'est un avoir propre accumulé, mais chaque année, les agriculteurs puisent dans leurs réserves et, très bientôt, au rythme où vont les choses, il ne restera plus d'avoir propre.

En plus du problème de la pauvreté, nous avons aussi affaire à une crise agricole. Si nous ne parvenons pas à résoudre ce problème et que le secteur agricole s'effondre, les communautés rurales seront perdues, les structures de soutien seront perdues et nous aurons alors sur les bras un problème de pauvreté beaucoup plus grave.

Allons-nous dans le bon sens? Si l'on faisait une autre enquête, constaterions-nous que 90 p. 100 des agriculteurs trouvent que tout va bien, que la situation est excellente?

Il n'y a aucun doute que cette pauvreté existe. J'ai vu l'autre jour un reportage où l'on disait qu'au cours des 25 dernières années, la pauvreté des enfants n'a jamais baissé en deçà de ce qu'elle était en 1999.

M. Klein : Je vois deux situations. L'une concerne l'exploitation agricole et l'autre les communautés rurales. Je ne crois pas qu'il y ait de crise financière pour ceux qui habitent à la ferme. Des problèmes surviennent, comme l'affaire de l'ESB, qui a été financièrement catastrophique. On a estimé les pertes totales subies par le Canada à cause de l'ESB à quatre milliards de dollars sur deux ans. D'autres en ont fait une estimation différente. Ce fut catastrophique et, en pareil cas, les gouvernements doivent fournir une aide ponctuelle.

Cependant, bon nombre des programmes gouvernementaux que nous avons en place depuis 20 ans ont eu un effet quelque peu contraire à celui recherché pour ce qui est à la fois d'atténuer la pauvreté et de faciliter l'adaptation à de meilleures conditions. Je crois que l'agriculture au Canada demeure très solide. Je crois que nous sommes très productifs et compétitifs sur la scène mondiale, dans la plupart des cas, et je pense que ce secteur a un brillant avenir.

Cela dit, il y a dans l'agriculture des gens qui sont en processus d'adaptation; il y en a toujours eu, et c'est un processus continu. Nous vivons dans une économie de marché où les signaux du marché incitent les gens à agir de différentes manières. Je crois qu'il ne faut pas confondre cette situation avec la pauvreté, à moins que cela amène vraiment les gens à un niveau de vie inacceptablement bas, mais ce n'est pas ce que je constate. J'ai été agriculteur actif tout au long des années 1960 et au début des années 1970, et la situation est infiniment meilleure aujourd'hui dans l'agriculture qu'elle ne l'était alors, à bien des égards. Les gens ont la mémoire courte, mais je dis que ceux qui habitent à la ferme aujourd'hui ont un niveau de vie familial très supérieur à celui que nous avions dans les années 1960 et 1970. Il n'y a aucun doute là-dessus.

Le sénateur Peterson : Je doute que l'agriculture ait un brillant avenir. Les Américains et les Européens se débrouillent grâce aux prix subventionnés. Ils touchent de 8 $ à 10 $ le boisseau alors que nous en touchons 3,50 $, quand nous sommes chanceux.

Quelle est la responsabilité de la nation dans tout cela? Voulons-nous la sécurité d'approvisionnement? Voulons- nous être capables de nous nourrir ou bien voulons-nous compter sur la Bolivie ou la Colombie pour nourrir notre pays? Sur le plan économique, devrions-nous continuer dans la même voie ou bien laisser les multinationales s'emparer des leviers de commande?

Si l'industrie de l'automobile s'effondrait, je ne pense pas que nous serions en train de faire des études et d'essayer de trouver ce qui cloche; nous prendrions les mesures voulues pour régler le problème.

M. Klein : Je ne pense pas que l'industrie canadienne de l'agriculture soit en panne. Il y a des mesures que nous devrions prendre pour l'orienter dans le bons sens et d'ailleurs, certaines de ces mesures ont déjà été prises ces dernières années. Beaucoup d'autres doivent encore être prises.

Cependant, je ne crois pas qu'il y ait la moindre preuve que le secteur de l'agriculture soit menacé de fermer ses portes ou que le niveau de production ne continuera pas de croître. Notre productivité augmente rapidement. Des données abondantes montrent que notre production et notre efficience vont croissant, en dépit de certaines mauvaises années. Nous sommes compétitifs sur le marché mondial du blé, de l'orge, du canola, du boeuf et du porc. Nous ne sommes pas compétitifs pour les produits laitiers, mais, de manière générale, nous sommes très compétitifs. Je pense que l'industrie va de l'avant et continuera de progresser.

Des gens qui travaillent dans l'industrie agricole vont peut-être choisir d'abandonner. Nous devons leur permettre d'avoir le choix. Chose certaine, l'agriculture ressemble beaucoup plus au secteur des affaires que ce n'était le cas il y a 50 ou 70 ans. C'est dans la nature de l'industrie. C'est aussi l'une des raisons de son succès.

Le sénateur Peterson : Je trouve encourageant de vous entendre dire cela; je voudrais prendre connaissance d'études plus poussés à l'appui de cette thèse. J'ai le sentiment que nous sommes au seuil de l'effondrement. Les agriculteurs ne peuvent pas continuer à accumuler des revenus négatifs et à puiser dans leur avoir propre. Je crains qu'ils soient ruinés.

M. Klein : L'avoir propre augmente et ne diminue pas. Pour certaines personnes, oui. Vous avez fait la comparaison avec les États-Unis et l'Europe de l'Ouest. J'ai beaucoup d'expérience dans ces deux domaines également.

Quand on s'entretient avec des agriculteurs là-bas, on entend exactement la même histoire. C'est dans la nature de l'industrie. Je reviens tout juste du Minnesota où j'ai eu des entretiens avec des agriculteurs. Ils ne peuvent pas continuer. Que doivent-ils faire? Le gouvernement ne les aide pas suffisamment. Pareilles affirmations semblent absurdes à nos oreilles, parce que nous savons qu'ils sont maintenant fortement subventionnés, beaucoup plus que nous dans certains secteurs, mais auparavant, c'est nous qui étions plus subventionnés qu'eux. C'est dans la nature de l'industrie. Les subventions n'ont aucune importance en fin de compte parce qu'elles se répercutent sur le prix des terres. Aux États-Unis et en Europe occidentale, la quasi-totalité du revenu familial des agriculteurs est tirée d'un emploi hors ferme, tout comme ici.

Le sénateur Mahovlich : Où est le sénateur Gustafson? Il essaye constamment de nous amener à subventionner l'agriculture. C'est le témoignage le plus positif que j'aie entendu de la part de l'un ou l'autre de nos témoins. Je trouve que c'est excellent.

Le sénateur Callbeck : Je vous souhaite la bienvenue et je vous remercie d'être présent ce matin.

Je veux faire suite à une question posée par le sénateur Mahovlich sur l'immigration. Vous avez dit qu'il y a des gens qui viennent des Pays-Bas et qui achètent des fermes dans l'Ouest. Cela m'intéresse beaucoup parce que je viens de l'Île- du-Prince-Édouard. D'ici 2011, c'est-à-dire dans cinq ans seulement, notre population active va commencer à diminuer. D'ici 2030, nous aurons deux fois plus de personnes âgées que d'enfants. Il nous faut augmenter notre population.

Avez-vous une idée de ce que pourraient faire les gouvernements fédéral, provinciaux ou municipaux pour aider à faire venir un plus grand nombre d'immigrants dans les régions rurales du Canada?

M. Klein : Oui, j'ai des idées sur la question. Je trouve aussi que c'est une bonne chose. En fait, comme je viens du monde rural et que je m'intéresse à l'agriculture, j'estime que notre gouvernement devrait encourager les immigrants à aller s'installer, sinon à la campagne, au moins dans les petites villes et les régions rurales, au lieu de s'en aller pour la plupart à Toronto, Montréal et Vancouver. Je trouve qu'ils pourraient contribuer beaucoup à rajeunir l'économie dans les petites localités.

Je n'ai pas eu l'occasion de parler tellement des villages ruraux, mais l'un des grands problèmes dans ces régions, en tout cas en Saskatchewan, d'où je viens, est le manque d'investissement. Les routes se détériorent, de même que les immeubles. Il nous faut des investissements.

En Saskatchewan, de nombreux facteurs ont dissuadé les gens d'investir au fil des années. Je pense que c'est ce que nous avons appris comme société, je veux dire à quel point l'investissement est important. Nous avons découragé les investisseurs pendant de longues années, et selon moi, cela a été une grave erreur. Nous avons constaté ailleurs dans le monde, par exemple dans les pays de l'Asie orientale, à quel point l'investissement étranger direct est important. L'investissement crée des emplois et de l'activité. C'est ce qui nous manque dans les régions rurales. Je pense que les immigrants pourraient y contribuer, si l'on pouvait les encourager à venir s'installer dans les petites localités.

À mon avis, si nous n'avions pas d'immigrants qui viennent s'installer chez nous, notre pays n'aurait pas assez de jeunes gens pour nous donner la croissance que nous voulons tous.

Le sénateur Callbeck : Changement de propos, vous avez dit que les politiques les plus efficaces pour augmenter le revenu agricole sont celles qui peuvent créer du travail pour les agriculteurs.

Je veux vous interroger sur le rôle du gouvernement fédéral. Au début des années 1990, le gouvernement fédéral a réduit le nombre de bureaux régionaux où l'on trouvait des gens qui étaient chargés d'aider les agriculteurs. Ceux-ci ne manquent pas d'idées quant à la manière de créer des emplois dans leur région et de faire venir des entreprises, mais ils n'ont vraiment personne sur place pour les aider et pour travailler avec eux. Les agriculteurs sont des gens occupés. Ils n'ont pas le temps de s'en charger.

M. Klein : C'est vrai. Il leur manque bien des éléments : des capitaux et des banques. Notre système bancaire ne favorise pas le transfert des capitaux vers les petites localités. Même les propriétaires de petites entreprises dans les villes ont ce problème, mais c'est plus marqué dans les régions rurales. C'est l'une des raisons pour lesquelles ATB Financial a été créée, sans parler des nombreuses coopératives de crédit qui ont été lancées. C'est toutefois insuffisant.

Il nous faut un meilleur système pour permettre aux entrepreneurs des régions rurales d'avoir accès à des capitaux. Il nous faut de l'aide pour la mise en marché. En Alberta, il y a maintenant une société de capital de risque appuyée par le gouvernement appelée AVAC Corporation, qui a été créée pour tenter d'encourager la mise sur pied d'entreprises agricoles à valeur ajoutée. Voilà ce que les gouvernements peuvent faire pour se rendre utiles et pour aider à créer des possibilités dans les régions rurales. Je pense qu'il nous faut plus d'interventions de ce genre.

Le sénateur Callbeck : Vous croyez que le gouvernement fédéral devrait rouvrir des bureaux régionaux dont les employés pourraient travailler avec les agriculteurs, qu'il s'agisse de créer un marché du samedi matin, de lancer une coopérative ou quoi que ce soit, de s'occuper des formalités afin d'aider au lancement de l'entreprise?

M. Klein : Oui. L'un des problèmes en agriculture, comme le sénateur Segal l'a dit, c'est qu'il y a souvent des mouvements de protestation virulents. Les producteurs agricoles canadiens ne sont pas bien organisés en comparaison de ceux d'autres pays, notamment le Japon. De temps à autre, ils font beaucoup de bruit et attirent l'attention des médias. On fait énormément de lobbying pour décrocher le gros lot — je veux dire pour obtenir le prochain paiement d'urgence d'un milliard de dollars.

On pourrait faire un usage plus judicieux des deniers publics en ayant ainsi des gens présents dans la collectivité qui s'occuperaient de ce genre de formalités et qui créeraient des programmes de développement. À Agriculture et Agroalimentaire Canada, il y avait à une époque une division du développement régional, mais elle n'était pas très efficace et n'avait pas non plus le budget et les ressources voulus. Nous avons maintenant le ministère de la Diversification de l'économie de l'Ouest et les autres organismes équivalents ailleurs au Canada. C'est un début. C'est dans ce domaine que le gouvernement devrait concentrer ses efforts.

Le sénateur Callbeck : J'ai une autre question sur les statistiques. Vous dites que le revenu agricole net diminue de moins de 1 p. 100 par année. En 33 ans — de 1971 à 2004 —, vous dites qu'il a diminué d'environ 25 p. 100. Je trouve que c'est une baisse considérable. D'après vos propos, j'ai pourtant l'impression que vous estimez que ce n'est pas beaucoup.

Vous avez évoqué une période de dix ans, de 1991 à 2001, au cours de laquelle il y a eu une augmentation moyenne de 3,5 p. 100 si l'on fait abstraction des exploitations agricoles de moins de 10 000 $.

M. Klein : Oui.

Le sénateur Callbeck : Au cours de cette période que vous avez étudiée, de 1971 à 2004, si l'on faisait abstraction de ces petites exploitations, constaterait-on une augmentation?

M. Klein : Je n'en suis pas sûr. C'est possible. Par ailleurs, je n'ai pas non plus indiqué dans ce document que, si l'on remonte à 1960 et que l'on va jusqu'à 2004, le taux de diminution est de seulement 0,5 p. 100 par année environ.

Par conséquent, on peut manipuler les données pour obtenir des versions différentes. Même si le revenu net a diminué lentement et graduellement, il est possible de jongler avec les chiffres pour faire paraître la situation bien pire qu'elle ne l'est peut-être en réalité. Il faut faire attention avec les chiffres.

Il ne fait aucun doute que le revenu agricole net tiré des exploitations agricoles a connu une tendance à la baisse, mais c'est parallèle à la croissance de la productivité et à la concurrence qu'exercent sur le marché les gens qui travaillent dans les villes et qui y tirent la plus grande partie de leur revenu. Ils payent un peu plus cher les terres qu'ils achètent, ce qui fait augmenter le prix des terres et rend la marge un peu plus serrée. La marge se resserre constamment.

Je connais quelqu'un qui travaille à temps plein à Mississauga et qui exploite à temps plein une entreprise agricole à Rosthern, en Saskatchewan. Il prend l'avion pour Saskatoon et il arrive à ensemencer un quart de section en une journée environ. Il s'occupe de son exploitation agricole à partir de Mississauga. La technologie lui permet de le faire. Quand j'étais agriculteur, je ne pouvais pas faire cela. Ma machine agricole la plus large était un cultivateur de 12 pieds.

Aujourd'hui, c'est devenu possible de faire cela et les gens font donc de la surenchère et font monter le prix des exploitations, ce qui rend la tâche difficile pour ceux qui essaient de subsister en exploitant une ferme et d'être compétitifs. Nous ne pouvons pas empêcher cette situation et nous ne voulons pas non plus l'empêcher. Voilà ce qui se passe.

Le sénateur Mahovlich : Nous nous demandons ce que le gouvernement peut faire. Dans l'Ouest, il y avait autrefois une équipe de hockey de la LNH à Winnipeg, ce qui était bon pour Winnipeg et pour les affaires. Cela attirait les gens à Winnipeg. C'est ce qui fait augmenter la valeur d'une équipe. Tout à coup, quelqu'un arrive des États-Unis avec un milliard de dollars, quelqu'un d'autre est en difficulté à Winnipeg, l'équipe s'en va et c'est le public qui est le grand perdant. La ville de Winnipeg est perdante.

Le gouvernement aurait-il pu faire quelque chose pour Winnipeg? Qu'aurions-nous pu faire pour cette ville?

M. Klein : En fait, le gouvernement a beaucoup fait pour Winnipeg au fil des années. C'était un grand centre ferroviaire.

Le sénateur Mahovlich : C'est toutefois difficile pour le gouvernement parce que s'il aide Winnipeg, un problème surgit au Québec. C'est une situation difficile. Nous n'avons toujours pas trouvé la solution à certains de ces problèmes.

M. Klein : Si vous tenez à ce que je me prononce là-dessus, je ne crois pas que le gouvernement devrait se mêler de cela. Peut-être que le gouvernement pourrait créer les conditions voulues pour rendre cela possible, mais il faut vraiment que ce soit le secteur privé qui s'occupe des équipes de hockey.

Le sénateur Mahovlich : En diriez-vous autant de l'agriculture?

M. Klein : Je pense que nous devons traiter l'agriculture comme une entreprise.

Le sénateur Mahovlich : Comment pouvons-nous faire concurrence à d'autres pays qui subventionnent leurs agriculteurs?

M. Klein : Je ne pense pas que cela nous touche tellement. Tout dépend de la manière dont les pays versent des subventions.

Le sénateur Mahovlich : Nous faisons partie de l'Organisation mondiale du commerce et nous faisons concurrence au reste du monde. C'est ce que l'avenir nous réserve.

M. Klein : Nous livrons concurrence, et avec succès, à mon avis. Je ne crois pas que ce que les autres pays font nous touche tellement. Oui, nous aimerions négocier une meilleure entente commerciale, mais je pense que nous nous débrouillons très bien. Je pense que nous nous défendons bien.

Le sénateur Mahovlich : Je suppose qu'il incombe à M. Emmerson de nous obtenir une meilleure entente.

Le sénateur Peterson : J'ai encore du mal à comprendre tout cela. Dans n'importe quel autre secteur d'affaires, quand les coûts de fonctionnement sont supérieurs au prix qu'on obtient pour son produit, on fait faillite. Si l'on devient concurrentiel et qu'on produit davantage, on fait simplement faillite plus vite. J'ai du mal à comprendre cela. Le prix que les agriculteurs touchent pour leur produit est ce qui leur donne une marge positive. Nous en avons déjà parlé.

Revenons à la raison d'être de notre réunion. Qu'est-ce que la pauvreté? Comment définissez-vous la pauvreté?

M. Klein : Pour moi, la pauvreté, c'est quand les gens ont un niveau de vie insuffisant, un niveau de vie que nous, Canadiens, trouvons inacceptable. Les gens sont pauvres quand ils sont incapables de se procurer le strict nécessaire en matière de vêtements, de logement et de nourriture et de bénéficier d'un niveau de vie qui, selon nous, devrait être possible, compte tenu de la manière dont nous vivons.

Je m'excuse si j'ai du mal à vous donner une définition. Je n'ai pas de définition précise à offrir. Je ne suis pas sociologue. Cependant, quand je considère les gens qui vivent dans les localités rurales, je ne vois pas beaucoup de pauvreté. Je vois des gens qui sont plus pauvres que je ne le suis en ville, mais ils sont sincèrement contents de leur sort. Ils n'en veulent pas beaucoup plus et n'en ont pas besoin. Je ne dirais pas qu'ils vivent dans la pauvreté.

Le sénateur Peterson : Pour la suite de nos travaux, devrions-nous élaborer un modèle, une grille englobant les divers éléments que vous évoquez pour voir ensuite combien de gens cadrent dans cette grille?

M. Klein : Il est difficile de produire une telle grille. J'ai un peu de mal avec cela, en partie parce que je viens d'une ferme et que j'ai moi-même cultivé la terre pendant longtemps; j'ai vu quelles étaient les conditions à l'époque et je connais les conditions d'aujourd'hui.

Bien des gens qui travaillent avoir moi à l'université étudient les données. Il y a un an ou deux, le magazine Maclean's a publié un article sur la pauvreté rurale qui ne reflète pas du tout ma compréhension de la situation. Ma femme et moi-même venons de petites villes de Saskatchewan. Quand on traverse ces villes en voiture, on dirait qu'il y a là beaucoup de pauvreté. Par contre, quand on prend la peine de connaître les gens qui vivent dans ces collectivités, on constate qu'il y a beaucoup de dynamisme. Les gens achètent des maisons à 20 000 $ ou 30 000 $. Beaucoup de localités, notamment Shellbrook, offrent de ne payer aucun impôt foncier pendant trois ans si l'on construit une maison neuve. Des gens que personne ne connaît viennent s'y installer. Ils travaillent en ville. Il se passe bien des choses. Ces collectivités sont bien différentes de ce qu'elles étaient.

Ma belle-mère vit à Parkside, en Saskatchewan, dans une petite maison. Elle touche la pension de vieillesse et le supplément, ce qui est insuffisant pour notre niveau de vie en ville. Elle est heureuse. Elle ne reçoit pas beaucoup de canaux de télévision, mais elle est heureuse. Elle a des voisins autour d'elle. Le problème est que son eau potable est de mauvaise qualité. Je n'aime pas boire son café parce qu'on voit une pellicule huileuse dans sa tasse de café. Il n'y a aucun moyen de transport et elle doit donc continuer de conduire, même si elle ne devrait plus le faire.

Quand ma mère était malade, mon frère devait aller en voiture de Saskatoon jusqu'à Shellbrook pour l'emmener au foyer de soins infirmiers situé à deux rues de l'hôpital parce qu'il n'y a ni service de taxi ni transport en commun. Voilà les difficultés auxquelles on se heurte dans les régions rurales.

Jusqu'à maintenant, les habitants des régions rurales semblent vivre très bien. On ne peut pas les faire bouger. Si l'on essayait de les faire déménager à la ville, on essuierait un échec.

Le sénateur Segal : Monsieur Klein, je voudrais revenir brièvement sur certains macro-indicateurs. Cette semaine, un témoin nous a dit que la fréquentation des banques d'alimentation est en hausse dans de nombreuses régions du Canada rural. Ces organismes ont même dû établir un questionnaire pour s'assurer que les gens n'ont pas recours à leurs services trop fréquemment et que, s'ils le font, c'est qu'ils sont vraiment dans le besoin. J'ai lu l'autre jour un article selon lequel le Manitoba accuse la pire baisse du revenu agricole. On y disait aussi que la clientèle des banques alimentaires avait augmenté dans les régions rurales.

Monsieur Klein, vous avez parlé essentiellement de l'anomalie que représente la hausse de productivité. Selon vous, la productivité agricole au Canada est un grand miracle que l'on peut attribuer à un travail acharné ainsi qu'à d'excellentes techniques d'élevage et de culture. Toutefois, ces éléments ne se traduisent pas par une hausse de revenus pour les agriculteurs. Bien des acteurs de l'industrie alimentaire font beaucoup d'argent, mais pas les agriculteurs. Votre exemple concernant la hausse de la valeur foncière des exploitations agricoles nous donne un aperçu des autres raisons pouvant expliquer ce phénomène. Par l'entremise de consortiums, en Saskatchewan et ailleurs, les gens font l'acquisition en partenariat de parcelles de terres rurales et de jachères. D'après les courbes relatives aux besoins en protéines et à l'intérêt pour les protéines dans les régimes alimentaires de l'Inde, de la Chine et de l'Asie, il semble qu'il y aura une demande accrue d'aliments pour les animaux. Cela signifie qu'on peut s'attendre à l'avenir à un problème d'approvisionnement pour ce qui est des céréales et des graines oléagineuses. Toutefois, il n'en demeure pas moins que les familles agricoles ont du mal à subsister compte tenu du niveau actuel des subventions américaines. Mis ensemble, ces facteurs forcent le gouvernement à fournir un financement de transition.

En vous fondant sur votre analyse statistique et économétrique, j'aimerais savoir quelle valeur stratégique vous attribuez au fait que notre économie nationale puisse compter sur une population agricole autosuffisante, capable de répondre aux besoins alimentaires du pays. On me dit que nos stocks ne dureraient même pas deux semaines advenant que la grippe aviaire nous oblige à fermer nos frontières à toutes les importations et les exportations de denrées alimentaires. J'espère que cela ne se produira pas, mais le risque est toujours là.

Nous investissons énormément dans d'autres secteurs, comme celui de l'automobile, notamment en offrant des incitatifs monétaires pour attirer les usines de fabrication chez nous. De plus, nous offrons aux travailleurs de l'automobile un régime d'assurance-emploi bonifié afin de conserver cette main-d'oeuvre qualifiée pendant les périodes de ralentissement saisonnier. Nous investissons énormément dans le secteur de l'aéronautique pour assurer la compétitivité des sociétés canadiennes sur le marché mondial. Nous faisons face à de sérieux problèmes lorsque les fonctionnaires nous disent qu'il est impossible de répondre aux besoins du secteur agricole. On collabore avec les autres secteurs — la défense, le nucléaire, l'aéronautique, l'automobile —, mais lorsqu'on arrive à l'agriculture, il semble que nous n'ayons pas suffisamment d'argent pour répondre aux besoins de nos agriculteurs. Selon vous, existe-t-il une valeur stratégique liée au maintien des agriculteurs sur leurs terres? En Europe, on récompense les agriculteurs qui exercent une diligence raisonnable à l'endroit des bassins hydrographiques et qui, de façon générale, assurent l'intendance de l'environnement et des ressources foncières. Ces questions sont importantes. L'économie normative déterminera qui survivra et qui ne survivra pas, et il en est ainsi dans de grands pans de notre économie. Voilà pourquoi nous avons une économie dynamique. Ce ne serait peut-être pas une mauvaise chose d'avoir moins d'agriculteurs et des exploitations agricoles moins nombreuses mais plus vastes, et s'il y a des gens dont la vie est détruite au cours de ce processus, eh bien, ainsi va le monde.

Je ne vous accuse pas le moins du monde d'être insensible ou de manquer de compassion. Vous vous bornez à nous fournir des analyses économétriques solides et vous nous communiquez avec franchise les chiffres pertinents. Toutefois, peut-on valoriser cette présence stratégique des agriculteurs sur leurs terres et, dans l'affirmative, de quelle façon?

M. Klein : Il ne faut pas oublier que, par l'entremise du gouvernement du Canada, les Canadiens investissent énormément dans le secteur de l'agriculture, principalement dans la recherche. La recherche agricole est une activité que privilégie Agriculture et Agroalimentaire Canada, et on lui doit les gains de productivité réalisés au cours du siècle dernier.

Le sénateur Segal : Un exemple serait la mise au point du canola.

M. Klein : C'est l'une des denrées vedettes, mais il se fait beaucoup de recherche en permanence. Par exemple, on note une forte présence régionale d'équipes de chercheurs à Saskatoon, Swift Current, Lethbridge, et cetera, et partout au pays. Il existe un réseau de centres de recherche réunissant des chercheurs extrêmement qualifiés dans de nombreux volets de l'agriculture. La recherche a engendré la croissance de la productivité et, à ce jour, elle continue d'être la méthode privilégiée du gouvernement pour venir en aide à l'industrie. Ces efforts doivent se poursuivre car sans cela, nous ne progresserons pas de façon aussi satisfaisante. Bien entendu, il y a aussi la question de savoir dans quelle mesure ces travaux de recherche devraient être privatisés, mais nous laisserons cet aspect de côté pour l'instant.

Je ne partage pas les craintes de certains concernant notre autosuffisance agricole. Nous sommes des exportateurs nets de la plupart des denrées que nous produisons au Canada. Et il est probable qu'il en sera ainsi pendant encore longtemps. En effet, notre pays est peu peuplé, notre territoire est vaste et notre système de production agricole est performant. Nous devons être concurrentiels sur les marchés d'exportation. C'est ce qui nous différencie de l'Europe occidentale, où le secteur agricole connaît présentement de graves difficultés attribuables à un protectionnisme exacerbé. D'ailleurs, nous y sommes pour quelque chose puisque nous sommes venus en aide aux pays européens après la Seconde Guerre mondiale. Ce serait une erreur d'implanter des programmes qui auraient pour effet de nous isoler des marchés mondiaux. Il faut que nous puissions livrer concurrence et prendre de l'expansion sur ces marchés.

Faudrait-il élaborer des programmes en vue de payer pour les biens et services environnementaux que fournissent les exploitations agricoles? C'est un argument valable. En fait, nous tentons d'établir un programme de recherche à ce sujet à l'Université de Lethbridge. Au Manitoba, un programme pilote examine cette question qui suscite de plus en plus d'intérêt. Toutefois, advenant que l'on établisse de tels programmes de paiement, il ne faudrait pas qu'ils soient capitalisés et intégrés au prix des terres, sinon cela ne servira à rien. Si c'était le cas, ces programmes profiteraient uniquement aux propriétaires fonciers actuels et non à l'ensemble du secteur pour l'avenir. Si l'on optait pour cette voie, il nous faudrait trouver un moyen de rémunérer les propriétaires fonciers pour ces produits et services environnementaux. Certains arguments militent certainement en faveur de cela.

J'aimerais aussi voir un certain renversement de la tendance selon laquelle les agriculteurs quittent l'agriculture. À mon avis, ce processus est plus lent qu'il ne l'était, en partie parce que les gens peuvent continuer à vivre dans les régions rurales et faire la navette entre leur domicile et la ville, grâce à l'amélioration du transport. Depuis 50 ans, un nombre considérable de personnes ont abandonné l'agriculture, mais ce phénomène est en perte de vitesse. Nous pouvons commencer à renverser la vapeur. Je m'attends à un revirement à l'avenir à mesure qu'un plus grand nombre d'usines s'installeront en milieu rural, notamment dans le domaine de la fabrication des biocarburants.

Au fil des ans, nous avons involontairement créé un certain nombre d'incitatifs qui ont encouragé les gens à partir. Dans le domaine de l'agriculture, de nombreux programmes de subventions et autres ont eu un effet pernicieux. Au lieu de contribuer à stabiliser la situation, ils l'ont empirée. Nous pourrions en citer de nombreux exemples, et le gouvernement a tiré les leçons de ses erreurs. Ces dernières années, j'ai essayé d'être prudent et de ne pas réintégrer ce type de programme. Bien entendu, des programmes comme le PCSRA ont suscité de nombreux débats au sein de la communauté agricole. Veut-on un programme de secours en cas de catastrophe ou un programme de subvention annuel — un genre de programme de paiement d'appoint en fonction des prix? Ce sont là des questions compliquées, mais j'ai beaucoup appris de ces expériences. Tous les acteurs du monde agricole veulent voir ce secteur croître et prospérer et assurer la prospérité des agriculteurs. Ce que je constate, c'est que dans la plupart des cas, les habitants des régions rurales se tirent d'affaire, sans plus.

Le sénateur Segal : Dans le récent plan économique du gouvernement, le ministre des Finances a parlé d'adopter un supplément du revenu gagné pour la totalité des travailleurs canadiens. Le principe de base est le suivant. Si la rémunération nette d'un travailleur est insuffisante pour lui permettre de subsister selon une évaluation normative, le système devrait compenser à la hausse. Ce supplément serait offert aux travailleurs dans le but d'encourager l'intégration à la population active et d'aider les gens à franchir le mur de l'aide sociale. Seriez-vous en faveur d'inclure les agriculteurs dans un tel programme?

M. Klein : Je serais favorable à un régime d'impôt négatif sur le revenu. Mais c'est difficile à mettre en oeuvre. Bien sûr, il faut avoir des incitatifs pour motiver les gens à travailler plus et plus fort et à acquérir une meilleure formation. Nous voulons conserver les incitatifs actuels pour y arriver.

Le meilleur type de programme d'aide sociale ressemble à ce que vous avez mentionné, un régime d'impôt négatif sur le revenu ou un supplément du revenu gagné, si nous pouvons en élaborer un. Les agriculteurs devraient être inclus dans un tel programme, mais il faudra tenir compte de leur revenu familial. En outre, il faut trouver des moyens de calculer le revenu agricole. Il existe de nombreuses façons de modifier les valeurs d'année en année, selon que le grain est vendu après le 1er janvier ou avant la fin de décembre. Étant donné que la plupart des agriculteurs utilisent encore la méthode de la comptabilité de caisse, il est plus difficile d'élaborer des mesures qui nous permettent de savoir quel est le revenu agricole réel.

Le sénateur Segal : En supposant qu'un supplément du revenu gagné soit lié à la déclaration d'impôt sur le revenu, le contribuable a clairement l'obligation, selon la loi, de divulguer intégralement son revenu. Par exemple, l'Agence du revenu du Canada applique aux propriétaires de petites épiceries une formule normative qui prend en compte les denrées qu'ils prélèvent sur les tablettes pour nourrir leur famille. Cela est évalué pour s'assurer de l'équité du processus. Si l'on pouvait régler ces problèmes techniques, voulez-vous dire que vous n'auriez pas d'objection de principe?

M. Klein : Ce serait un très bon système. Si les agriculteurs ne gagnent pas suffisamment, le gouvernement pourrait leur verser un revenu d'appoint, mais il ne faudrait pas que cela se traduise par une hausse du prix du blé.

Le sénateur Segal : Vous ne voudrez peut-être pas répondre à ma prochaine question car je sais pertinemment que dans certaines régions des Prairies, prendre position dans ce débat est un acte de courage. Cela dit, dans une perspective économique, pensez-vous que l'agriculteur canadien moyen qui cultive des graines oléagineuses et des céréales est mieux loti s'il reste dans le giron de la Commission canadienne du blé ou s'il se prévaut d'autres options? Vous n'êtes pas obligé de répondre. Vous pouvez invoquer le cinquième amendement, si c'est plus facile pour vous.

M. Klein : La vente des céréales est assujettie à un système strictement réglementé, tant pour ce qui est de la commercialisation des grains que pour la diffusion de nouvelles variétés, et cela a entravé la croissance de l'industrie au fil des ans. Depuis 20 ans, la Commission canadienne du blé a procédé à des ajustements substantiels pour répondre aux pressions en faveur d'une plus grande ouverture; cela dit, elle doit s'adapter encore davantage pour fournir les signaux dont les gens d'affaires ont véritablement besoin.

Le sénateur Peterson a mentionné le fait qu'aux États-Unis, les prix sont sensiblement plus élevés qu'au Canada. En fait, c'est une observation qu'un agriculteur des Prairies ferait probablement maintenant étant donné que le cours mondial des céréales a augmenté énormément au cours des derniers mois. Cette hausse tient en grande partie au caractère florissant de l'industrie de l'éthanol aux États-Unis, mais aussi à d'autres raisons. Quoi qu'il en soit, le prix des céréales a augmenté. Néanmoins, les simples agriculteurs de la Saskatchewan ne constatent pas ce phénomène parce qu'ils reçoivent en ce moment le paiement initial de la Commission canadienne du blé.

À l'heure actuelle, la commission touche davantage d'argent, et d'ici un an et un mois, cela se traduira sans doute par une hausse de l'un de ces paiements, mais les agriculteurs ne voient pas cela. Cependant, ils devront prendre des décisions quant à leur culture sous peu, et à moins d'être beaucoup mieux informés, ils ne savent pas vraiment comment évolue le cours des céréales. Cela les empêche de prendre des décisions éclairées au niveau de la ferme, et de cette façon, on peut dire que le système leur nuit.

Le sénateur Segal : Vous avez parlé de multiplier les usines et les entreprises dans les régions rurales de façon à favoriser et à élargir les possibilités de revenu hors ferme. M. Chrétien a pris des mesures en ce sens, tout comme le premier ministre Davis en Ontario. À l'échelle régionale, d'importants ministères gouvernementaux, des services administratifs à fort coefficient de main-d'oeuvre ont été déménagés des marchés immobiliers coûteux d'Ottawa, Toronto, Calgary ou Vancouver vers des centres ruraux comme Kingston et d'autres villes afin de constituer une base d'emploi local susceptible de fournir un revenu d'appoint.

Si l'on tient pour acquis que le gouvernement n'est pas nécessairement très doué pour les opérations complexes au niveau micro, mais qu'il est capable de prendre des décisions générales au niveau macro, comme déménager les services administratifs du ministère du Revenu ici ou ceux de l'OHIP ailleurs, cela vous semble-t-il une façon constructive de soutenir les régions rurales? Ne craignez-vous pas que de telles initiatives risquent d'engendrer d'autres distorsions du marché?

M. Klein : Effectivement. Par exemple, le ministère de l'Agriculture et du Développement rural de l'Alberta est intervenu en ce sens il y a 20 ou 30 ans. Il a implanté des bureaux importants à Olds, à Grande Prairie et dans diverses autres petites agglomérations. Cette initiative a eu un retentissement plutôt marqué sur l'économie de ces régions, non seulement à Olds et dans d'autres petites villes, mais dans un rayon de 50 kilomètres.

Par contre, cela a aussi engendré des pratiques non efficientes étant donné que maintenant, les gens qui travaillent dans ces petites agglomérations doivent faire la navette vers la capitale.

Cependant, je suis en faveur d'initiatives de ce genre. Les gouvernements peuvent — et devraient — faire davantage à cet égard.

Le sénateur Segal : Vous souvenez-vous du conseiller agricole?

M. Klein : Oui. C'est ce que je voulais faire lorsque je suis allé à l'université.

Le sénateur Segal : Vous êtes peut-être un conseiller agricole macro ici aujourd'hui. J'ai visité le ministère de l'Agriculture du Manitoba. Ce dernier compte 45 petits districts, des bureaux modestes où des gens jouent ce rôle d'une certaine façon. La disparition du conseiller agricole est-elle une perte? La plupart des gouvernements n'en ont plus, même s'il en reste quelques-uns. Pensez-vous que le temps du conseiller agricole est révolu, lui qui pouvait prodiguer des conseils sur la façon d'utiliser de nouveaux produits chimiques à vocation agricole, aider à prendre des décisions économiques au niveau de la ferme ou orienter l'agriculteur vers des programmes gouvernementaux?

M. Klein : Non, je ne le pense pas. C'est un domaine où de nombreux gouvernements, y compris celui de l'Alberta, ont imposé des compressions car ils ont vu là l'occasion de réaliser des économies. C'est aussi particulièrement le cas en Saskatchewan. Ces décisions sont prises dans les grandes villes par des citadins qui ne comprennent pas les besoins du milieu agricole. La communauté agricole s'est largement adaptée à sa perte, mais elle reçoit maintenant son information de sources directement intéressées, par exemple la société Cargill ou des entreprises d'approvisionnement en intrants. Une bonne partie de l'information en question est utile pour l'agriculteur, mais ces firmes sont directement intéressées. C'est problématique. Un grand nombre de ces représentants ruraux du ministère de l'Agriculture servent d'agents d'information au sujet des versements liés aux programmes gouvernementaux ou des centres administratifs, et cetera.

Je crois qu'il faut repenser le rôle des conseillers agricoles. La vulgarisation agricole n'a jamais été notre fort au Canada. C'est l'un des problèmes de notre fédération, en raison du partage des compétences. Au contraire, aux États- Unis, presque toute la recherche et la vulgarisation agricole sont concentrées dans les universités d'État, alors qu'au Canada, nous avons décidé que la recherche était de compétence fédérale. Nous avons donc un réseau de centres fédéraux de recherche agricole, mais la vulgarisation est une forme d'éducation, or l'éducation est de compétence provinciale, de sorte que les deux se font en parallèle. C'est un problème au Canada.

Le sénateur Segal : Quelles seraient d'après vous les compétences professionnelles nécessaires qui permettraient aux gouvernements provinciaux ou fédéral de prendre des décisions éclairées en matière d'agriculture et d'économie agricole? Si l'on prend l'organigramme d'un ministère de l'Agriculture fédéral ou provincial, parmi les 20 personnes occupant les trois premières rangées, combien de ces personnes devraient posséder de l'expérience en agriculture ou être sorties de l'une de nos grandes universités agricoles, grosso modo?

M. Klein : Cela devient un problème car rares sont ceux qui, comme moi, ont complété le cycle, qui ont grandi à la ferme, qui ont cultivé la terre et qui ont ensuite fait des études universitaires. Par contre, ce parcours est moins nécessaire aujourd'hui qu'avant, étant donné l'ampleur des exploitations agricoles et la nécessité d'appréhender tous les aspects de la chaîne de valeur. On ne peut plus uniquement s'attacher à l'agriculture à la ferme. Elle s'inscrit dans une chaîne intégrée de livraison de denrées alimentaires. Si l'on inclut tout le volet agroalimentaire, l'agriculture demeure le secteur qui fournit le plus d'emplois au Canada.

Le sénateur Segal : Cela englobe toutes les entreprises de transformation des produits alimentaires, et cetera?

M. Klein : Oui. Il est normal d'inclure le volet de l'agroalimentaire au sein d'Agriculture Canada. Cela aurait dû être fait plus tôt. Conséquemment, il faut pouvoir compter sur une brochette de personnes qui connaissent bien les autres étapes du cycle. Nous avons besoin de gens qui ont des expériences diverses. Il faut assurément des acteurs qui comprennent la mentalité au niveau de la ferme et qui ont de l'expérience, mais aussi des gens d'affaires, des spécialistes formés en commerce international, en sociologie, en histoire. Bref, il faut pouvoir compter sur des experts de tous les horizons pour assurer le bon fonctionnement de ce secteur. C'est une erreur que de s'attacher strictement à l'aspect biologie ou économie agricole de la ferme.

Le sénateur Peterson : À mon avis, peu importe qui vend votre produit, si vous n'en obtenez pas un bon prix. Chose certaine, si les agriculteurs commencent à livrer concurrence individuellement sur le marché mondial, il ne faudra pas longtemps avant qu'ils ne soient lessivés. C'est un commentaire.

Alors que nous nous orientons vers les biocarburants, pensez-vous que l'on devrait adopter une politique visant à refouler le maïs, le soja et le canola subventionnés provenant de l'autre côté de la frontière?

M. Klein : Je ne pense pas que cela soit nécessaire si le rythme actuel de l'expansion américaine dans ce secteur se maintient, les États-Unis manqueront de maïs d'ici un an ou deux. Ce qui se passe là-bas est incroyable.

De façon générale, je ne pense pas que ce soit une bonne idée de toute façon. Le Canada doit développer sa propre industrie des biocarburants et nous avons à cet égard certains défis à relever. Nous sommes aux prises avec de nombreux problèmes logistiques. C'est un dossier énorme. En bref, notre plus important potentiel de production, en tout cas pour les céréales — la production d'éthanol à base de céréales ou de biodiesel à base de graines oléagineuses — est dans l'Ouest du Canada. La plupart de nos wagons sont ici, dans l'Est du Canada. Ces deux régions sont éloignées l'une de l'autre et on ne peut acheminer l'éthanol par pipeline. En conséquence, il nous faudra recourir au transport de surface — camions ou wagons de chemin de fer. Non seulement est-ce plus coûteux, mais nous n'avons pas de bons modes de liaison d'un bout à l'autre du Canada. Il serait peut-être possible d'acheminer ces produits par bateau en passant par les Grands Lacs, mais cela pose un problème logistique. Nous avons aussi un système d'éco-marketing pour la manutention des céréales destinées à la consommation humaine et à l'alimentation du bétail. Il nous faudra concevoir un mécanisme différent pour les produits bio.

Il faut aussi être conscient des répercussions que cela pourrait avoir sur l'industrie des productions animales, en particulier l'industrie porcine au Manitoba et dans l'est de la Saskatchewan. D'énormes pressions s'exerceront sur l'industrie porcine. Il pourrait même y avoir des pressions sur l'industrie bovine en Alberta. Nous ne le savons pas encore. Personne n'a étudié ou même envisagé d'étudier cet aspect. Il faudrait le faire. En ce moment, le prix des céréales est exceptionnellement élevé en raison surtout de l'expansion rapide de la fabrication d'éthanol aux États- Unis. Cette situation aura une incidence considérable sur l'économie agricole, que nous produisions ou non des biocarburants.

De plus, je trouve un peu inquiétant que l'on offre certains incitatifs en vue d'encourager des groupes d'agriculteurs à se lancer dans ce commerce. Je ne suis pas contre l'idée d'encourager les agriculteurs à s'aider eux-mêmes, mais je m'inquiète au sujet de ce commerce. Il est d'une ampleur considérable et implique d'énormes économies d'échelle. Il est vraiment nécessaire que des professionnels en assurent la gestion.

Ce que l'on observe maintenant aux États-Unis, c'est que la presque totalité des petites coopératives de la nouvelle génération qui se sont lancées dans le commerce de l'éthanol ont toutes été rachetées par de grandes entreprises bénéficiant d'un système de gestion centralisée. La gestion et le développement de l'industrie de l'éthanol connaissent une véritable révolution. Ce serait une erreur de mettre sur pied une myriade de petites usines qui risquent de ne pas rester concurrentielles très longtemps et de ne pas nous fournir tellement d'éthanol non plus. De nombreux aspects sont à considérer.

Comme je l'ai mentionné au président du comité, je rédige présentement un document de travail sur l'industrie des biocarburants qui sera prêt en mars. Cette orientation a été mise en vedette et des groupes d'intérêt en font la promotion. Elle pourrait s'avérer judicieuse, mais il faut faire preuve de prudence car elle risque d'avoir des répercussions importantes sur l'agriculture au Canada.

Le sénateur Peterson : Pour se développer, l'industrie aura besoin de subventions, ne serait-ce que pour bâtir des usines au départ. De telles subventions proviennent des taxes d'accise et d'autres encore, qui sont toutes payées par les contribuables canadiens. J'accepte très bien que les forces du marché déterminent les gagnants et les perdants, mais tous doivent commencer sur un pied d'égalité.

De nombreux agriculteurs voient dans cette option la solution idéale. Comme vous l'avez dit, ce n'est pas le cas car pour être rentable, une usine doit produire au minimum 100 millions de litres. Or, il y a bien des gens qui veulent bâtir des usines de 25 millions de litres. D'entrée de jeu, elles ne seront pas rentables et elles seront avalées par de grands producteurs.

Si l'on se lance dans cette entreprise et que l'on utilise l'argent des contribuables, il faudra mettre sur pied un programme dont nous pouvons tirer des avantages sans être coincés par l'incapacité de fournir l'intrant ou de produire l'extrant.

M. Klein : En fait, la taille minimale est maintenant de près de 130 millions de litres, mais on en construit beaucoup qui ont une capacité de 300 et même 400 millions de litres. Je crois savoir que la nouvelle usine qui vient d'ouvrir à Lloydminster a une capacité de 120 millions de litres, ce qui est le minimum absolu qui devrait être envisagé sur le plan des économies d'échelle. Le coût de production est beaucoup plus bas quand on produit plus de 120 millions. À moins de 120 millions de litres, le coût semble être beaucoup plus élevé.

La présidente : Durant ces audiences et aussi dans notre dernier rapport en juin, nous avons traité des difficultés dans les secteurs des céréales et des oléagineux. Ce dossier a été soulevé constamment et présenté comme l'un des rares aspects positifs en termes de possibilités pour nos agriculteurs. Après vous avoir écoutés, ne devrions-nous pas encourager ceux qui souhaitent rassembler leurs collègues et amorcer un effort collectif pour conserver leur production et leur revenu gagné?

Il me semble que c'est l'un des rares points positifs dans un océan de mauvaises nouvelles. C'est dommage que le sénateur Mitchell ne soit pas présent aujourd'hui parce qu'il a fait beaucoup de travail sur cette question, et d'autres sénateurs aussi. À vous écouter, je sais qu'il faut faire une mise en garde à tous ceux qui veulent lancer de nouveaux efforts dans ce domaine. Il y a toujours beaucoup de questions et d'insécurité quant à la manière de s'y prendre. Étant donné qu'on a jeté les bases de cette industrie et qu'elle a beaucoup progressé, n'y a-t-il pas là possibilité de venir en aide à notre secteur agricole au Canada?

M. Klein : Vous parlez du biocarburant?

La présidente : Oui.

M. Klein : Je ne crois pas que nous connaissions vraiment la réponse à cette question, pas encore. Les travaux que j'ai faits avec certains de mes collègues nous rendent quelque peu inquiets au sujet de l'avenir de l'industrie. Beaucoup de difficultés doivent être aplanies.

Pour une ou deux usines, il n'y a pas de problème. Si nous lançons la production sur une grande échelle, par exemple dans le cadre de l'objectif de 5 p. 100, il en faudrait beaucoup et puis il faudrait amener l'éthanol là où se trouvent les automobiles. Je crois que nous vivons actuellement une période, en tout cas assurément dans l'Ouest, où l'économie est en plein essor.

On m'a dit qu'au Minnesota, il en coûte aujourd'hui 175 millions de dollars pour construire une usine qu'on aurait pu construire pour 100 millions de dollars il y a deux ans. Je soupçonne que les mêmes proportions vont apparaître également dans les provinces de l'Ouest. Le coût de construction a augmenté. On commence maintenant à construire une industrie alors que l'investissement nécessaire est beaucoup plus élevé, au moment même où la principale matière première a presque doublé de valeur depuis six mois, tandis que le prix du pétrole a baissé par rapport à son sommet d'il y a quelques mois. Le secteur de l'éthanol est immensément rentable et il ne devrait pas être nécessaire pour le gouvernement d'apporter une aide quelconque, du moins pas jusqu'à maintenant.

C'est inquiétant. Trois grands éléments influent sur la rentabilité de l'éthanol. Le premier est le prix du pétrole, qui établit le prix de base de l'éthanol. Deuxièmement, il y a le prix de la matière première. Aux États-Unis, on utilise du maïs. Nous utiliserons du blé dans l'ouest et du maïs dans l'Est du Canada. Il est possible d'étendre la culture du maïs en Ontario et au Québec, mais les possibilités sont limitées.

C'est dans l'Ouest du Canada que les possibilités sont les plus intéressantes. Nous avons du blé et nous avons un système qui est fondé sur la culture du blé de force roux de printemps pour la farine servant à faire du pain. C'est une culture de faible rendement. Nous avons une foule de restrictions pour la mise en marché, mais nous avons aussi des restrictions pour le lancement de nouveaux cultivars. Je suis très heureux de constater qu'on envisage maintenant de changer ce système. Nous avons des cultures de faible rendement et des saisons courtes, et cela limite sérieusement nos possibilités.

L'utilisation de cette matière première dont la valeur a doublé pose des problèmes, compte tenu du prix du gaz naturel, qui est également important parce qu'on se sert de gaz naturel pour le chauffage, et compte tenu de l'utilisation de l'eau. En effet, l'eau devient également un problème. D'ordinaire, on pourrait croire que nous devrions construire une usine d'éthanol dans le sud de l'Alberta, parce que c'est là que la culture des céréales a le meilleur rendement grâce à l'irrigation, mais les besoins en eau seraient très controversés. Si nous installons une usine d'éthanol dans le sud de l'Alberta, il n'y aura plus une goutte d'eau.

Je pense qu'il y a bien des aspects dont nous n'avons pas discuté. Il y aura deux grandes questions, des questions d'éthique, qui donneront lieu à un débat à l'avenir et peut-être très bientôt. La première concerne la production de nourriture par opposition au carburant. L'industrie de l'éthanol fait déjà augmenter le prix de la nourriture. Or la hausse du prix de la nourriture est ce qui peut arriver de pire dans le dossier de la pauvreté dans le monde et même chez nous. Le prix de la nourriture augmente parce que nous brûlons de la nourriture dans nos voitures. Je pense que ce sera une question d'éthique qui donnera lieu à un débat très bientôt.

La deuxième question est celle de l'environnement. L'utilisation d'éthanol présente un léger avantage sur le plan des gaz à effet de serre. Le gain est un peu plus appréciable si l'éthanol est fabriqué à partir de cellulose, mais nous n'en sommes pas encore tout à fait là, et le gain est encore plus considérable si nous adoptons le biodiesel fabriqué à partir de canola ou de soja, mais nous sommes très loin de cette réalité. Il n'y a qu'un léger gain en termes de gaz à effet de serre, mais il y a par ailleurs le problème de l'eau. Par conséquent, l'industrie des biocarburants présente à la fois des avantages et des inconvénients sur le plan environnemental.

Je ne suis pas convaincu que cela fera une grande différence en termes de revenus agricoles. On a constaté aux États- Unis une légère augmentation aux alentours de l'usine d'éthanol. D'après les meilleures estimations, le revenu net a augmenté de moins de 1 p. 100. C'est très minime.

Il y a eu une légère incidence sur l'emploi dans les régions où se trouvent les usines d'éthanol, et l'implantation de ces usines s'accompagne donc d'un certain développement rural, mais c'est minime. C'est un pas dans la bonne direction, mais c'est limité. Tous les avantages ont tendance à être limités. Une légère diminution des gaz à effet de serre, une légère augmentation du revenu agricole et une légère croissance en termes de développement rural. Tous les indicateurs pointent dans la bonne direction, mais ce n'est certes pas une panacée.

La présidente : Nous avons eu une discussion fort intéressante et différente. Je pense qu'il est juste de dire que les témoins qui ont comparu devant nous ont fait leurs preuves par leur travail pour appuyer l'industrie et aussi par leur travail au sein même de l'industrie. La discussion a été marquée par un ton plutôt plaintif et sombre. Vous avez présenté une perspective différente de la question. Je pense qu'il nous faudra certainement nous pencher sur votre témoignage.

Je suis déçue, moi aussi, qu'il n'ait pas été possible pour le sénateur Gustafson d'être présent aujourd'hui. Il est notre vice-président. Il est membre de notre comité depuis aussi longtemps que moi, et je peux vous dire que cela fait très longtemps. Il exploite une entreprise agricole familiale et il fait du très bon travail.

M. Klein : Il a évidemment un revenu d'appoint.

La présidente : Oui. Il est un ardent défenseur de l'industrie et il ne ménage pas ses efforts personnellement. Nous avons la chance d'entendre le sénateur Gustafson nous relater presque quotidiennement la réalité des changements des prix et du marketing. Comme vous êtes de l'Ouest, compte tenu des incessantes sécheresses et autres fléaux qui s'abattent sur nos Prairies, je trouve que nous aurions pu assister à une discussion intéressante entre vous-même et le sénateur Gustafson. Contrairement à nous autres, il habite sur sa terre et il est très conscient des problèmes que nos agriculteurs éprouvent.

Je ne pense pas que vous nous ayez découragés le moindrement de poursuivre notre étude de cette question à laquelle nous nous intéressons intensément, mais vous nous en avez donné un point de vue différent que nous avions besoin d'entendre.

La séance est levée.


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