Délibérations du comité sénatorial permanent de
l'Agriculture et des forêts
Fascicule 16 - Témoignages du 19 février 2007 - Séance de l'après-midi
CORNER BROOK, TERRE-NEUVE-ET-LABRADOR, le lundi 19 février 2007
Le Comité sénatorial permanent de l'agriculture et des forêts se réunit aujourd'hui, à 14 h 10, afin d'examiner, en vue d'en faire rapport, la pauvreté rurale au Canada.
Le sénateur Joyce Fairbairn (présidente) occupe le fauteuil.
[Traduction]
La présidente : Sénateurs, nous en sommes à la phase finale de notre visite à Terre-Neuve. Je voudrais souhaiter la bienvenue à nos témoins qui sont venus nous parler à titre personnel. Nous avons eu ce matin des discussions très animées avec des témoins qui n'ont pas hésité à nous entretenir du problème de la pauvreté à Terre-Neuve-et- Labrador.
Nous commencerons par M. Ivan Emke. Vous disposez de trois à cinq minutes pour présenter un exposé, après quoi, comme vous l'avez vu ce matin, nous aurons une période de questions. Nous avons de nombreux sénateurs autour de cette table qui veulent vous poser des questions.
La parole est à vous.
Ivan Emke, SWGC, Université Memorial de Terre-Neuve : Merci beaucoup. Je suis un peu surpris d'être ici aujourd'hui. C'est jour férié à Corner Brook. Je m'attendais donc à être en congé, mais on m'a tordu le bras.
La présidente : Nous sommes en fait nous-mêmes surpris que n'importe qui soit venu aujourd'hui.
M. Emke : Jason a mentionné une causerie que j'ai donnée l'année dernière intitulée «Le rural : Vaut-il la peine de le sauver?» Dans cette causerie, dont le titre m'a causé des ennuis, j'essayais d'établir quatre points. Premièrement, le rural est menacé d'extinction. Deuxièmement, nous avons un choix à faire à cet égard. Troisièmement, le choix n'est pas gratuit, il aura un prix. Quatrièmement, rien n'est encore décidé.
Je voudrais parler de la création de capacités parce que c'est l'un des enjeux. De toute évidence, vous avez entendu beaucoup de choses sur ce qui se passe dans les collectivités rurales. Nous avons beaucoup fait dans le domaine de l'enseignement ou de l'éducation préscolaire. J'ai eu la chance de travailler avec le Réseau communautaire d'éducation. Je crois qu'un de ses représentants a présenté ce matin un exposé sur ce qu'a fait le réseau en matière d'alphabétisation des jeunes et de communication avec les collectivités elles-mêmes. Son modèle se fonde sur le fait que les écoles sont à la disposition de la collectivité 100 p. 100 du temps. De ce fait, les écoles sont moins un endroit où vous envoyez vos enfants et davantage un endroit où la collectivité se retrouve pour discuter des problèmes qui se posent. Ce modèle est menacé par la nouvelle fusion des conseils scolaires, qui fait que la perspective communautaire ne vient plus que de régions de plus en plus petites.
Il y a quelques années, dans le contexte de la création de capacités, nous avons étudié, de concert avec le Secrétariat rural du gouvernement de Terre-Neuve-et-Labrador, les élèves de 7e et de 8e année du sud-ouest de Terre-Neuve. Nous avons examiné les possibilités qu'ils ont de rester dans la région. On craignait en effet une pénurie de main-d'œuvre qualifiée. Nous cherchions donc des moyens de l'éviter. Nous voulions savoir si les conseillers en orientation, les parents, et cetera avaient tendance à orienter les élèves vers les universités. Nous avons découvert qu'en 7e et 8e année, les garçons s'intéressent à des choses telles que l'indépendance, le travail à l'extérieur, le travail manuel et la vie dans les régions rurales de Terre-Neuve ou dans une collectivité rurale. Ce groupe de jeunes hommes avait une possibilité, s'il était orienté vers les métiers spécialisés, d'aller par exemple au College of the North Atlantic. Malheureusement, il y a encore un préjugé contre les métiers spécialisés. Les conclusions étaient assez optimistes pour nous parce qu'à l'heure actuelle, de plus en plus de gens du secteur de l'enseignement supérieur parlent du danger que les jeunes ne cherchent pas à aller à l'université et s'interrogent sur ce qu'il convient de faire à cet égard.
Dans ma causerie de l'année dernière, comme dans d'autres, j'essayais d'expliquer que nous devons payer d'une manière ou d'une autre. Nous pouvons payer maintenant ou payer plus tard. Tout ce groupe croissant de jeunes hommes sans métier et sans avenir illustre bien l'option de payer plus tard. Autrement dit, nous finirons par avoir de plus grands problèmes pour lesquels nous devrons tous payer si nous n'investissons pas assez tôt afin de donner une perspective de carrière à ces jeunes.
Un autre aspect de la création de capacités est lié aux études postsecondaires. C'est un peu égoïste de ma part d'en parler puisque je travaille pour un établissement postsecondaire ici même. Statistique Canada a récemment publié deux rapports. L'un d'entre eux faisait le lien entre le revenu et les études postsecondaires. D'après ce rapport, le revenu joue un rôle certes, mais ce n'est pas le facteur le plus important. Les données recueillies montrent que la meilleure façon de prédire si des jeunes iront à l'université consiste à examiner les niveaux de lecture en 5e ou en 3e année. Pour moi, toutes ces choses ont un fondement économique. Un conseiller scolaire m'avait dit alors : « Ivan, nous pouvons aller dans une classe de 3e année et déterminer directement qui ira à l'université et qui n'ira pas. » C'est très clair dans les toutes premières années. Toutefois, l'étude a mis en évidence une chose qu'en sociologie, nous appelons le capital culturel : c'est l'aptitude à comprendre ce qu'on entend ou ce qu'on lit, à utiliser un ordinateur et à comprendre toutes les autres choses qui aident à progresser.
L'autre étude nous concerne, ici, à Corner Brook. Elle a révélé que la création de nouvelles universités dans de petites collectivités entraîne une augmentation du pourcentage des jeunes qui font des études postsecondaires, pas nécessairement dans le campus local, mais d'une façon générale. Corner Brook était l'un des sites de l'étude, de même que Prince George, en Colombie-Britannique, et d'autres localités où un établissement d'enseignement délivrant des diplômes a été créé dans les 20 dernières années. Sur le plan de la création de capacités, il est important que de petites universités soient créées dans les petites collectivités régionales. Cette étude a confirmé l'argument selon lequel la présence d'un établissement local amène les jeunes à mieux comprendre l'avantage qu'il y a à faire plus d'études. À certains endroits, l'augmentation des inscriptions à l'université entraîne une diminution des inscriptions dans les collèges communautaires. Cela n'a pas été le cas à Corner Brook. Chez nous, les inscriptions dans les collèges communautaires se sont maintenues tandis que la fréquentation de l'université augmentait.
L'une des choses que j'ai trouvé intéressantes au sujet du rural, c'est que beaucoup de ruraux se comportent en fonction d'aspects de leur mode de vie qu'ils affectionnent. Pour eux, c'est une habitude, qu'ils sont disposés à financer. Les agriculteurs le font en gagnant un revenu hors ferme. Vous connaissez les statistiques sur le pourcentage des agriculteurs qui vivent d'un tel revenu. Vous avez entendu Jason dire ce matin que les pêcheurs ont un revenu moyen d'environ 17 000 $. Le Canada profite du fait qu'il y a des gens qui travaillent la terre ou qui font la pêche sans recevoir une pleine rémunération pour leur travail. C'est un peu comme la vieille blague du fermier qui gagne une loterie de 1 $ et à qui on demande ce qu'il va faire de son lot. « Je vais travailler la terre jusqu'à ce que j'aie fini de le dépenser », répond-il. On peut dire la même chose des pêcheurs.
Comme pays, nous n'avons pas reconnu notre dette envers les gens qui font des choses à cause de leur mode de vie. Je crois que votre comité et d'autres sont bien placés pour rappeler à ceux d'entre nous qui vivent dans le Canada urbain que nous avons une dette envers les ruraux.
La présidente : Merci beaucoup. C'est un grand sujet.
Le sénateur Mahovlich : Au cours d'une visite à Drummondville, au Québec, on m'a parlé du taux de suicide parmi les jeunes. Dans l'année de ma visite, 20 adolescents s'étaient enlevé la vie. Avez-vous quelque chose de semblable à Corner Brook? Avez-vous le même problème?
M. Emke : Je ne connais pas la population de Drummondville, mais je ne pense pas que ce soit aussi élevé chez nous. Je dois cependant mentionner, dans ce contexte, que l'un des problèmes persistants liés à la pauvreté que nous avons, c'est l'accès aux services de santé mentale dans les collectivités aussi bien rurales qu'urbaines de Terre-Neuve.
Je fais partie du conseil d'administration de Transition House depuis des années. Or nous avons constaté que parmi les pensionnaires de ce refuge, le nombre de femmes ayant de sérieux problèmes mentaux a sensiblement augmenté. Nous ne sommes pas en mesure d'affronter cette situation parce que nos conseillers ne connaissent pas vraiment les risques que cela comporte. Une maison de transition est un refuge et doit garder ce caractère. Il a donc fallu changer la composition du personnel et prendre d'autres mesures.
Si j'ai besoin d'un psychiatre, il me faudra peut-être trois ans pour en trouver un. Bien sûr, j'irai peut-être mieux d'ici là, mais peut-être pas. À titre de membre du corps enseignant, je serai peut-être en mesure de tirer des ficelles pour avoir un rendez-vous plus rapidement, mais pour les pauvres et les ruraux, si l'accès aux services de santé mentale n'est pas tout à fait nul, il n'en est vraiment pas très loin.
Le sénateur Mahovlich : Au bout de trois ans, il est bien possible que ce soit trop tard.
M. Emke : Oui, c'est bien vrai.
Le sénateur Callbeck : J'ai trouvé très intéressantes vos observations concernant l'université établie à Corner Brook et le fait que les inscriptions n'ont pas diminué dans les collèges communautaires. Comment l'expliquez-vous?
M. Emke : Nous avions peut-être des jeunes gens qui ne seraient pas allés à l'université, mais qui ont été inspirés par la présence toute proche de cet établissement et ont décidé d'y aller. C'est peut-être aussi attribuable à l'excellent travail du College of the North Atlantic, qui a augmenté le nombre de ses programmes d'études, notamment dans le domaine de la formation professionnelle. Dans les 10 dernières années, le collège a formé des femmes en sciences et en génie. Il a donc réussi à changer les caractéristiques démographiques de ses étudiants. Il a beaucoup travaillé pour rendre ses installations accessibles aux étudiants handicapés, ce que l'université n'a pas encore fait. Il s'est créé tout un marché dans ce domaine. Le collège a donc pris de nombreuses mesures pour maintenir sa clientèle.
Le sénateur Callbeck : Combien d'étudiants sont inscrits à l'université?
M. Emke : Je dirais que l'université, y compris l'école de sciences infirmières, compte actuellement environ 1 450 étudiants. On entend souvent parler de 1 500 étudiants. Le College of the North Atlantic en a environ un millier.
Le sénateur Callbeck : Combien?
M. Emke : Environ un millier.
Le sénateur Mercer : Nous vous sommes reconnaissants d'être venu en ce jour de congé. Je suis un Canadien de l'Atlantique. Je ne savais pas qu'il y avait un congé.
M. Emke : C'est juste pour cette année.
Le sénateur Mercer : J'aurais bien aimé être chez moi en Nouvelle-Écosse... Mais non, sérieusement, je suis très heureux d'être ici.
Je trouve très intéressante cette discussion sur l'éducation. Mes collègues m'ont entendu parler du cycle de la pauvreté. Lorsqu'il y a intersection entre ce cycle et celui de l'éducation, la pauvreté commence à se résorber. Est-ce que l'université ou la collectivité — car il est préférable d'aller au-delà de l'université — a fait une analyse de cette question à Corner Brook? Vous devez disposer de données récentes puisque votre université et votre collège communautaire ne sont pas très vieux, relativement parlant. Avez-vous étudié cette question?
M. Emke : Pas à ma connaissance. Les répercussions économiques de l'université sur la collectivité ont fait l'objet d'une ou deux études. C'est un peu différent de ce dont vous parlez. Ces études portaient d'une façon générale sur ce qu'une université apporte, et pas seulement à cause des salaires versés aux employés, et cetera. Il y a, par exemple, la possibilité pour les jeunes de s'inscrire au camp d'été organisé à l'université, d'aller dans les locaux et les corridors déserts, de s'y sentir à l'aise, la possibilité aussi pour des membres de la collectivité de participer aux manifestations parrainées par l'université. Je crois que l'université a pris des mesures, surtout ces derniers temps, pour se rapprocher de la collectivité. Il y a donc eu des études à cet égard, mais elles n'ont pas abordé les répercussions sur les taux de pauvreté.
Le sénateur Mercer : Beaucoup de jeunes finissent l'école secondaire sans jamais aller dans un collège communautaire ou à l'université. Plusieurs des programmes auxquels je participe visent à aider les gens qui ont un diplôme secondaire et qui se retrouvent dans le cycle de la pauvreté. Lorsqu'on leur parle de s'inscrire au collège communautaire ou à l'université, ils disent : « Oh, non. Ce n'est pas une chose qu'on fait dans ma famille. » Il me semble que ceux d'entre nous qui ont une charge publique ou qui travaillent dans les universités et les collèges ont la responsabilité de renseigner les gens qui connaissent le cycle de la pauvreté et de leur fournir des modèles de comportement.
Cela m'amène à ce document publié en juin 2006 par le gouvernement de Terre-Neuve-et-Labrador sous le titre Reducing Poverty : An Action Plan for Newfoundland and Labrador. Nous l'avons examiné et avons entendu un exposé à son sujet ce matin. Ce document m'a vraiment impressionné. Le simple fait qu'il existe est déjà remarquable. Qu'en pensez-vous, comme professeur travaillant dans la collectivité? De toute évidence, vous avez un point de vue sur la chose rurale. Je crois que votre causerie avait pour thème « Le rural : Vaut-il la peine de le sauver? » Je voulais savoir quelle était votre conclusion, mais j'aimerais d'abord connaître votre point de vue sur ce document du gouvernement provincial.
M. Emke : Je crois qu'on a reconnu, ces dernières années, l'importance de préserver la chose rurale. Nous recueillons des données à ce sujet depuis des années. Le gouvernement provincial essaie de le faire.
Toutefois, les problèmes sont très difficiles. Au départ, ils sont faciles à analyser. Voilà, nous avons une migration de sortie, des lacunes au niveau des compétences et ainsi de suite. Nous sommes en train de recueillir des données partout dans la province en vue d'établir peut-être un institut de recherches rurales. L'une des questions que nous posons est la suivante : Pouvez-vous nous parler d'un programme gouvernemental particulier qui a vraiment aidé cette collectivité? Tous les programmes gouvernementaux sont fondés au départ sur de bonnes intentions, mais il arrive que ces intentions ne se concrétisent pas ou que les gens ne soient pas en mesure d'accéder aux programmes. Il est très instructif de déterminer de quel genre de programmes les gens parlent dans le cadre de choses telles que les sites du Programme d'accès communautaire, qui ont été très utiles.
Les intentions sont toujours très positives, mais c'est un document très récent. Il est encore trop tôt pour savoir ce qu'il en sortira.
Le sénateur Mercer : Vous avez mentionné un institut de recherches rurales.
M. Emke : Oui, dans le cadre de l'expansion du Grenfell College, qui se trouve ici à Corner Brook, nous avons le Centre d'excellence environnementale, établi il y a à peu près un an. Nous avons l'impression qu'il y a des lacunes en matière de recherches rurales, des questions que nous devons poser ou auxquelles nous devons chercher des réponses. Je ne sais pas si vous êtes au courant du programme sur les régions rurales et les petites villes de Mount Allison ou de Brandon. Quel genre de questions faut-il poser? Nous en sommes encore au stade de l'étude de faisabilité, essayant d'obtenir des réponses des habitants des collectivités rurales.
Vous savez, il arrive un peu trop souvent aux professeurs d'université de parler sans prendre le temps d'écouter. C'est donc pour nous une occasion de poser des questions aux gens des collectivités rurales, puis d'écouter leurs réponses. Nous avons bon espoir d'aboutir à des résultats concrets.
Le sénateur Mercer : Ainsi, l'institut n'existe pas encore?
M. Emke : Non.
Le sénateur Mercer : Et nous ferions partie de l'étude, je suppose.
M. Emke : Non, mais si vous le souhaitez...
Le sénateur Mercer : Pour ma dernière question, j'aimerais savoir quelle était la conclusion de votre causerie, « Le rural : Vaut-il la peine de le sauver? »
M. Emke : Eh bien, c'est un peu comme le sermon du dimanche : L'enfer, vaut-il la peine de l'éviter? La réponse est facile à prévoir. Du moins, on l'espère.
Au sujet du rural, j'ai évidemment répondu oui, mais, comme je l'ai dit, il y a un prix assez élevé à payer. Les soins de santé coûtent plus cher en milieu rural, de même que l'éducation et les transports. Il vaut cependant la peine de faire un investissement parce qu'en bout de ligne, ça finira par nous coûter moins cher. C'est un peu comme la vieille publicité des filtres à huile Fram.
Le sénateur Mercer : Oui, je m'en souviens : Payez-moi maintenant ou payez-moi plus tard.
M. Emke : C'est bien cela, payez-moi maintenant ou payez-moi plus tard. C'est essentiellement ce que je dis.
Le sénateur Mercer : Oui, exactement.
Le sénateur Peterson : Monsieur Emke, comme vous l'avez dit plus tôt, c'est en général par choix que les gens vivent en milieu rural. Certains sont là parce qu'ils ne peuvent pas aller ailleurs, mais ils sont quand même heureux d'y être. Cela nous amène à nous demander pourquoi les ruraux ne devraient pas jouir des mêmes agréments que les urbains? Pourquoi devraient-ils en être privés? Par ailleurs, jusqu'où faut-il aller pour répondre à ce besoin? On nous a souvent dit que la pauvreté rurale se perpétue tout simplement parce que les ruraux sont isolés. Ils ne peuvent pas accéder au service Internet à grande vitesse, ils ne peuvent pas avoir un hôpital, des transports en commun, et cetera. Alors, que devons-nous faire?
M. Emke : Je crois qu'il faut faire des compromis. Comme vous le dites, les gens vivent en milieu rural par choix. Nous avons une culture dans laquelle beaucoup de gens estiment qu'ils ont droit à tout. « Je devrais pouvoir obtenir immédiatement un rendez-vous chez un dermatologue ou un autre spécialiste dans ma région. » Je crois que c'est un peu irréaliste dans une collectivité rurale éloignée. Au chapitre des soins de santé, nous avons à Terre-Neuve, comme dans d'autres provinces, une régionalisation des services. Par conséquent, tous les spécialistes sont à moins de deux heures de route, quel que soit l'endroit où l'on vit. Mais les deux heures de route constituent un problème parce qu'il n'y a pas de transports publics. Je sais que vous vous occupez aussi de cette question.
Toutefois, je ne crois pas qu'il soit déraisonnable de dire aux collectivités rurales qu'elles ne peuvent pas tout avoir, qu'elles ont accès à tel ou tel service dans un rayon de tant de kilomètres et qu'elles recevront des subventions pour pouvoir garder leurs écoles, un certain niveau de soins de santé primaires, des services d'incendie, et cetera. C'est un choix que les gens font, tout comme les citadins. Quand on choisit de vivre en ville, on accepte la pollution, l'encombrement de la circulation, les voisins bruyants et ainsi de suite. Dans ce cas aussi, il y a un choix à faire.
Le sénateur Peterson : Oui. Dans beaucoup de cas, ce ne sont pas les ruraux qui s'agitent et réclament. D'autres le font en leur nom, soit parce qu'ils se sentent coupables soit parce qu'il s'agit de politiciens qui veulent marquer des points en disant aux ruraux qu'ils vont leur obtenir les mêmes avantages.
M. Emke : Il y a aussi les citadins qui s'établissent à la campagne, mais qui gardent l'impression qu'ils ont droit à tout : Je devrais trouver ici un endroit où aller prendre mon café. Ou alors : Je ne devrais pas avoir à sentir cette odeur de fumier. On est peut-être un peu trop poli dans les régions rurales pour dire à ces gens : C'est ainsi que nous vivons ici, alors, si ça ne vous plaît pas...
La présidente : Je reviens à une question qui a été soulevée très souvent ce matin, le départ de tant de jeunes Terre- Neuviens à destination du nord de ma province, l'Alberta. En un sens, c'est bien sûr un avantage tant pour eux que pour les entreprises qui ont besoin de travailleurs dans la région des sables bitumineux. Par ailleurs, on se dit : Ce serait vraiment merveilleux si ces jeunes n'avaient pas à partir, s'ils pouvaient faire leurs études ici, fonder une famille ici sans être obligés d'aller ailleurs. Qu'en pensez-vous, à titre de professeur d'université?
M. Emke : La migration de sortie est l'un des sujets qui reviennent constamment sur le tapis par ici. Vous ne devez pas perdre de vue — je dois d'ailleurs me le rappeler moi-même à l'occasion — que les jeunes partent où qu'ils vivent. À Toronto, le nombre des jeunes qui quittent leur ville pour aller ailleurs est également très élevé. La différence, c'est que beaucoup de gens vont s'établir dans le centre de Toronto, ce qui n'arrive pas à Terre-Neuve. D'une certaine façon, ce n'est pas la migration de sortie qui fait problème, c'est plutôt l'insuffisance de la migration d'entrée et de la migration de retour. Je ne peux pas dire aux jeunes de ne pas quitter la province. Ils sont libres de le faire si c'est ce qu'ils veulent.
Il y a quelques années, une étude a été réalisée dans la péninsule Northern au sujet de la migration de retour. On avait découvert, du moins dans le cas des jeunes hommes, que le départ et une absence de quelques années faisaient en quelque sorte partie d'un rite de passage. Ces jeunes avaient besoin de se prouver qu'ils pouvaient survivre en Ontario. Une fois qu'ils l'avaient fait, ils revenaient parce qu'ils préféraient vivre à Brantford ou ailleurs dans leur région. C'était une chose qu'ils devaient faire, mais on peut trouver des moyens de faciliter leur retour.
Je ne sais pas s'il est encore ici, mais j'ai vu ce matin Sean St. George, directeur du Conseil de développement économique régional d'Ochre, dans la péninsule Northern. Le conseil essaie de maintenir le contact avec les jeunes qui partent après avoir fini l'école secondaire dans la région. Ensuite, si, par exemple, un garage de Plum Point a besoin d'un mécanicien et que le conseil a dans ses listes quelqu'un qui s'intéresse à la mécanique automobile, le conseil lui envoie un courriel pour l'informer de cette occasion d'emploi. C'est un exemple de mesure destinée à favoriser la migration de retour. On peut recourir avec un certain succès à de tels moyens plutôt que d'essayer d'empêcher d'inévitables départs.
Le sénateur Gustafson : Croyez-vous que nous avons fait du bon travail dans certaines régions rurales du Canada?
M. Emke : Comme pays?
Le sénateur Gustafson : Comme pays, comme population. Dans mon coin, comme dans la plupart de ces petites villes, si un jeune veut jouer au hockey, il peut le faire. Ce n'est pas le cas à Toronto, à moins de faire partie de l'élite. Il y a dans le Canada rural des possibilités qui n'existent pas dans le Canada urbain. À mon avis, nous ne le disons pas assez.
M. Emke : Je suis bien d'accord avec vous. Je viens moi aussi d'une région rurale. Je trouve aussi que le Canada urbain n'apprécie pas suffisamment ce que le Canada rural a à offrir, non seulement au chapitre des agréments, des aliments, de l'eau, des puits de carbone, et cetera, mais aussi sur le plan du mode de vie. Le lien entre l'urbain et le rural n'est pas ce qu'il devrait être. Nous avons un Secrétariat rural fédéral, mais pas un Secrétariat urbain. C'est assez révélateur. Nous avons un service du gouvernement qui s'occupe des régions rurales, et tout le reste est urbain. N'est-ce pas de la marginalisation? Nous avons aussi un Secrétariat rural provincial. On a l'impression que la province n'a pas réussi à trouver un autre nom et qu'elle a donc adopté le titre fédéral.
Pour ce qui est des avantages, même à un endroit comme Corner Brook, qui ne répond pas à votre définition du rural, qui s'inscrit bien dans d'autres définitions, les gens peuvent profiter de choses qu'il serait impossible de trouver ailleurs sur le plan de la carrière, et cetera.
Enfin, il y a une petite collectivité qui s'appelle Burgeo au bout d'une route déserte de 146 km. Les gens de Burgeo ont créé une station de télévision communautaire qui produit une émission hebdomadaire d'une demi-heure intitulée This week in Burgeo. Cette petite ville, qui compte peut-être 1 800 âmes, a pu financer cette émission dans le cadre du système de câblodistribution. J'ai des étudiants qui viennent de Burgeo. Ils sont surpris d'apprendre que les collectivités n'ont pas toutes leur propre émission d'actualités d'une demi-heure. Voilà une collectivité rurale qui a cet avantage unique, introuvable ailleurs, qu'elle finance elle-même.
Le sénateur Gustafson : La Saskatchewan connaît actuellement une situation de ce genre. L'inflation qui sévit en Alberta avantage d'une certaine façon la Saskatchewan. Vous pouvez par exemple acheter une très belle maison à Regina pour 225 000 $, une maison que vous paieriez 750 000 $ à Calgary, si vous aviez un revenu suffisant pour le faire, ce qui n'est pas évident. Il y a donc des avantages. La seule chose qui marche maintenant, c'est que les gens vont à Calgary, y travaillent pendant un certain temps, constatent qu'ils ont fait une erreur monumentale, puis rentrent chez eux. Pas dans tous les cas, mais assez souvent. Je crois que nous n'expliquons pas assez bien tous les avantages du Canada rural. Il faut tenir compte des considérations politiques. Il n'y a pas là suffisamment de voix. Les représentants élus des régions urbaines se disent que, pour l'emporter par 40 000 voix, ils ont besoin d'une population de 150 000 habitants. Il y a donc ce facteur.
M. Emke : Votre définition du rural, qui est très courante, s'applique en fait aux petites villes, qui représentent 22 à 24 p. 100 de la population canadienne. C'est loin d'être un groupe marginal. En fait, c'est un groupe important. Mais, vous avez bien raison, les populations locales ne sont pas suffisantes pour avoir une voix sur la scène politique.
La présidente : Je me disais que si la jeune personne dont vous parlez allait s'établir à Lethbridge plutôt qu'à Calgary, elle aurait probablement plus de chances d'y rester.
Merci beaucoup d'être venu aujourd'hui. Nous avons trouvé très intéressants les points que vous avez soulevés.
M. Emke : Je vous remercie moi-même d'être venus à Corner Brook.
La présidente : Nous entendrons maintenant M. Hann.
Israel Hann, à titre personnel : Bonjour. Je m'appelle Israel Hann. J'ai travaillé pendant 40 ans, puis j'ai pris ma retraite. Je défends maintenant les intérêts des aînés. Je le fais depuis 15 ans.
L'une des raisons pour lesquelles j'ai commencé à travailler pour les aînés, c'est que, ayant vu dans quelles conditions ils vivaient, je me suis rendu compte que c'est ainsi que je finirai, moi aussi. J'ai donc décidé qu'il fallait que les choses changent. Nous nous battons depuis 10 ans pour avoir un établissement de soins de longue durée et des centres pour les gens atteints de démence dans la région de Corner Brook. Le gouvernement avait promis de commencer à en construire ce printemps. Il va peut-être le faire, mais je suis persuadé qu'il ne tiendra pas ses promesses.
De plus, les aînés sont touchés par la hausse du coût de la vie dans notre région. Tout ce que nous mangeons, tout ce que nous achetons vient par transbordeur de l'autre côté du golfe du Saint-Laurent. Chaque année, les tarifs du transbordeur montent, ce qui se répercute sur le coût de la vie. Que nous traversions ou non le golfe nous-mêmes, nous avons besoin du transbordeur pour avoir à manger. Chaque fois que le tarif monte, le coût de la vie augmente parce que toutes les hausses sont transmises aux consommateurs. En ce moment, comme vous l'avez vu ce printemps, un carton de deux litres de lait coûte 3,69 $. Nous aurons une autre hausse dans un mois parce que le prix des aliments pour le bétail doit augmenter. Les agriculteurs vont encore une fois augmenter le prix du lait. Qui va payer? Ce sont les pauvres aînés, qui n'auront bientôt plus les moyens d'acheter du lait. Nous ne pouvons déjà plus nous permettre d'acheter des jus à cause de ce qui s'est passé en Floride. Les prix ont tellement monté que les jus ne sont pas achetables. De plus, ce que nous recevons est souvent d'une qualité impropre à la consommation.
Le Guide alimentaire canadien qui a été distribué ne signifie plus rien. Nous ne pouvons plus le suivre à cause du prix trop élevé du transport. On nous dit de manger plus de poisson, mais le poisson nous a été enlevé. Quand je grandissais, je pouvais aller n'importe quand pêcher une morue. J'avais bonne mine et je me sentais bien parce que je mangeais beaucoup de poisson.
La présidente : Mais vous avez toujours très bonne mine!
M. Hann : Oui, peut-être, je n'ai que 70 ans. Toutefois, le poisson nous a été enlevé. Nous n'avons plus le droit. À certains moments, nous pouvons acheter aux Russes du poisson qui est resté un an dans leur chalutier-usine avant d'être vendu ici. Ce poisson n'est pas propre à la consommation. L'ancien mode de vie a disparu. Nous devons compter sur quelqu'un d'autre aujourd'hui, ce qui a des effets négatifs sur nous.
Si vous venez d'une région rurale de Terre-Neuve — je suis né dans une collectivité rurale où j'ai longtemps vécu —, vous savez à quel point la vie y est belle parce que les collectivités rurales offraient la possibilité de faire beaucoup des choses que nous voulions faire. Nous commencions par nous procurer un fusil pour tirer quelques oiseaux. C'était notre mode de vie. Pour les personnes âgées d'aujourd'hui, ce mode de vie n'existe plus, il a complètement disparu. Tous les jeunes sont partis, et ce n'est pas leur faute. Il fallait bien qu'ils aillent chercher du travail. Moi aussi, je suis parti pour travailler, mais je suis revenu. C'est difficile maintenant pour les aînés qui vivent dans les collectivités. Il fut un temps où les jeunes s'occupaient des vieux. Il y avait toujours un neveu ou un petit-fils ou quelqu'un d'autre qui venait couper du bois pour son grand-père, sa grand-mère, ses oncles ou ses tantes. S'il avait des lapins ou un orignal, il les partageait. Tout cela a changé.
Dans certains coins isolés de Terre-Neuve, les maisons sont très vieilles et n'ont pas, par exemple, les installations nécessaires pour tenir les gens au chaud. Aujourd'hui, les gens doivent se chauffer au pétrole au lieu du bois, ce qui revient à 200 $ à 300 $ par mois. Vous pouvez imaginer à quel point c'est difficile pour une personne à faible revenu. Les aînés touchent la pension de vieillesse. Certains ont aussi le Régime de pensions du Canada et d'autres, le Supplément de revenu garanti, mais il reste extrêmement difficile de joindre les deux bouts.
Le gouvernement a maintenant décrété que les réservoirs de mazout doivent être inspectés et remplacés s'ils ne sont pas conformes. Il y a des entrepreneurs qui volent les aînés en leur facturant entre 1 200 $ et 1 500 $ pour remplacer leur réservoir. Comme je sais comment installer moi-même un réservoir, je peux en acheter un pour 200 $ et m'en tirer à 250 $ en tenant compte de l'installation. Croyez-vous qu'il soit juste de voler ainsi les gens? C'est la faute des compagnies d'assurance et du gouvernement. On a l'impression que les compagnies d'assurance ont toute latitude pour faire ce qu'elles veulent aux aînés. Il devient de plus en plus dur tous les jours pour une personne âgée de vivre dans cette île. N'empêche, c'est un endroit où il fait bon vivre. Maintenant que je suis à la retraite, je peux aller à la pêche au saumon, je peux aller à la chasse et faire beaucoup d'autres choses que j'aime. Mais cela devient de plus en plus limité.
Je crois qu'il est temps de penser à offrir des logements abordables à nos aînés qui vivent dans ces collectivités. Il y a beaucoup d'endroits où l'infrastructure se détériore et doit être remplacée. Toutefois, nous n'avons plus assez de jeunes qui paient des impôts. Par conséquent, l'infrastructure vieillit, mais il n'y a personne pour la remplacer. Que devons- nous faire de nos aînés aujourd'hui? Ils ne peuvent pas tous quitter ces collectivités où ils sont nés et où ils veulent mourir. S'ils avaient accès à des logements abordables, bien construits et bien entretenus, dont ils peuvent payer le loyer sur leur pension de vieillesse, ils ne verraient pas d'inconvénients à payer. Ils n'auraient plus à s'occuper du déneigement, à tondre la pelouse, et cetera. Ils pourraient vivre plus confortablement, comme à certains endroits du Nouveau-Brunswick. Il y a au Nouveau-Brunswick des endroits où l'on peut trouver 300 ou 400 appartements à loyer abordable dans un même immeuble. Il y en a aussi en Ontario.
Je sais que je ne dispose que de trois ou quatre minutes, mais il me faudrait trois ou quatre heures pour parler de tous les sujets que je connais bien.
La présidente : Eh bien, monsieur, nous ne pouvons pas vous accorder trois ou quatre heures, mais nous sommes heureux que vous soyez venu. Vous avez soulevé une question importante qui nous préoccupe non seulement à Terre- Neuve, mais partout au Canada.
M. Hann : Lorsque le député Thibault est venu ici l'année dernière, le gouvernement libéral nous a envoyé un comité sénatorial pour nous étudier. On nous soumet encore à des études sans fin. M. Thibault m'avait dit : « Monsieur Hann, dans 25 ans, il n'y aura plus de régions rurales à Terre-Neuve, il n'y aura plus de régions rurales en Ontario. » J'ai l'impression que c'est ce qui attend toutes les provinces. J'espère que ce n'est pas planifié, mais on en a parlé.
Le sénateur Mahovlich : Vous et moi sommes à peu près du même âge. Diriez-vous que les choses allaient mieux il y a 50 ans?
M. Hann : Dans certains cas, dans certaines régions, oui, mais pas partout.
Le sénateur Mahovlich : J'ai grandi dans le nord de l'Ontario. Je crois que nous étions pauvres, mais on prenait soin de tout le monde.
M. Hann : Oui, on prenait soin de tout le monde. Oui, il y avait toujours un voisin, un membre de la famille, quelqu'un pour le faire.
Le sénateur Mahovlich : Je crois que nous nous aidions les uns les autres. Cela ne se fait plus ici, n'est-ce pas?
M. Hann : Non, plus tellement. Par suite de la migration de sortie, il n'y a plus de cohésion dans les familles. Aujourd'hui, nous dépendons d'étrangers. Beaucoup des gens qui arrivent — quelqu'un a parlé de ceux qui viennent s'établir dans les régions rurales de Terre-Neuve — sont des étrangers.
Le sénateur Mahovlich : Ce sont des citadins. Ils sont tous étrangers.
M. Hann : Oui, ils ne font pas partie de la collectivité, ils ne font pas partie de la famille.
Le sénateur Mahovlich : C'est intéressant.
Le sénateur Callbeck : Je lisais justement un article de votre journal local...
M. Hann : Oui, il s'agit de l'audience du comité sénatorial libéral.
Le sénateur Callbeck : Oui? Dans les recommandations, vous parlez du Programme pour l'autonomie des anciens combattants. C'est un excellent programme qui permet aux anciens combattants de rester chez eux plus longtemps. Il comprend beaucoup de choses : des services de santé, des services ménagers, des services d'entretien extérieur, et cetera. Vous proposez de l'étendre à tous les aînés. Y aurait-il un critère de revenu ou bien s'appliquerait-il à toutes les personnes de 65 ans et plus?
M. Hann : Eh bien, tous les aînés aimeraient garder leur indépendance. Ce serait un moyen de le faire. Si on pouvait les aider à entretenir leur maison, s'ils avaient un endroit où appeler en cas de difficultés pour obtenir de l'aide, ce serait parfait.
Le sénateur Callbeck : Vous proposez donc que le programme s'applique universellement à tous les aînés. Vous n'imposeriez pas un critère de revenu?
M. Hann : Le nombre des anciens combattants — que Dieu les garde — diminue tous les ans. À un moment donné, il n'y en aura plus. Si on a prévu pour eux des fonds dont on n'a plus l'utilisation, pourquoi ne pas les affecter à ces collectivités?
Le sénateur Peterson : J'aimerais avoir des éclaircissements au sujet de ce que vous avez dit concernant la pêche à la morue. Vous ne pouvez plus aller en bateau prendre une morue?
M. Hann : Non. L'année dernière, nous avons eu beaucoup de chance. On nous a permis de sortir et de prendre cinq poissons par jour. Je crois qu'on ne nous le permettra plus cette année. On nous enlèvera le droit de le faire cette année.
Le sénateur Peterson : Pourquoi n'a-t-on pas limité les prises à deux poissons par jour pour vous permettre de le faire pendant trois ou quatre ans? C'est vraiment ahurissant, avec toute cette eau qui vous entoure.
Vous avez parlé de soins à donner à des gens atteints de démence. Avez-vous ici un établissement quelconque pouvant le faire?
M. Hann : Les personnes atteintes de démence sont placées au cinquième et au sixième étages de l'hôpital, mais ce n'est pas assez. Il faut trouver d'autres places. À un moment donné, le foyer interconfessionnel pour personnes âgées était strictement réservé aux personnes des niveaux 1 et 2, mais on y place maintenant des personnes atteintes de démence.
Non, nous n'avons pas de logements appropriés pour ces personnes.
Le sénateur Peterson : Lorsque des personnes atteintes de démence sont à l'hôpital, leur état est-il considéré comme un problème de santé pour qu'elles soient couvertes?
M. Hann : Elles sont couvertes dans certains cas, mais on peut aussi les sortir de l'hôpital. Elles n'ont alors nulle part où aller.
Le sénateur Peterson : Nulle part où aller.
M. Hann : Et cela augmente considérablement les frais de l'hôpital.
Le sénateur Peterson : Exact. Vous n'avez donc aucun établissement privé?
M. Hann : Non.
Le sénateur Peterson : Je sais qu'en Saskatchewan, la démence n'est pas considérée comme un problème de santé. La personne atteinte doit quitter l'hôpital.
M. Hann : Ici, elle doit aller à l'hôpital pour les mêmes raisons.
Le sénateur Peterson : Oui, pour les mêmes raisons. C'est un grand problème.
Le sénateur Mercer : J'ai le privilège d'être membre non seulement de ce comité, mais aussi du Comité sénatorial spécial sur le vieillissement. Certaines des questions que vous avez évoquées aujourd'hui à cet égard sont très importantes. Ma situation est également très particulière parce que ma belle-famille est de Corner Brook. Au moins une des tantes de ma femme et un de ses oncles ont vraiment vieilli en avançant en âge. J'ai bien aimé vous entendre dire que les aînés ne vieillissent pas tous. C'est un bon mot.
Je voudrais maintenant revenir à vos observations concernant le prix des articles qui arrivent à Terre-Neuve par transbordeur. La Marine Atlantic continue à augmenter ses tarifs. C'est un problème dont il faut s'occuper. J'ai entendu Gerry Byrne faire plusieurs discours au sujet de la Marine Atlantic. De combien les frais ont-ils monté dans les quelques dernières années? Vous ne connaissez peut-être pas la réponse.
M. Hann : Au moins de 20 p. 100.
Le sénateur Mercer : Bien entendu, ces 20 p. 100 sont directement ajoutés au prix des produits.
M. Hann : J'ai une fille qui vit au Nouveau-Brunswick. Lorsque nous lui avons rendu visite pour la première fois, nous avons payé 76 $ pour le transbordeur. Les frais sont aujourd'hui de 126 $, avec un rabais de 2 $ par personne âgée.
Le sénateur Mercer : C'est beaucoup d'argent lorsque cela s'accumule et qu'on est dans les affaires. Je crois que c'est un problème qui touche non seulement Terre-Neuve-et-Labrador, mais aussi l'est du Québec. L'Île-du-Prince-Édouard n'est plus touchée, maintenant qu'il y a une liaison routière.
M. Hann : De plus, s'il y a une tempête ou s'il vente, nous sommes prisonniers dans l'île. Les compagnies aériennes nous rançonnent. Il est très coûteux de prendre l'avion. À partir de Halifax ou de Moncton, je peux aller n'importe où en Amérique du Nord pour le prix du voyage en avion entre l'île et le continent, à 140 kilomètres de distance. À bord du transbordeur, si la mer est grosse et que des gens ont le mal de mer, il n'y a pas d'installations appropriées. Il n'y a qu'un seul navire. Nous l'appelons le bateau-mallette. Ce n'est pas le drakkar de Leif Erickson. C'est un bateau- mallette parce qu'une fois à bord, vous ne pouvez pas faire autrement que d'être malade. On ne peut vous mettre nulle part. Il n'y a ni infirmerie ni toilettes. Il n'y a pas d'endroit où on peut s'étendre. Il n'y a même pas de fauteuils roulants pour passer d'un pont à l'autre. Je le sais d'expérience. Ma femme a été malade pendant six heures. Nous étions sur le point de faire venir un hélicoptère pour la débarquer. Lorsque nous sommes arrivés au port, nous avons découvert que les ascenseurs ne fonctionnaient pas. On a réussi à lui trouver un fauteuil roulant, mais l'ascenseur était en panne parce que des infiltrations d'eau de mer avaient court-circuité l'installation électrique. Voilà le genre de service que nous avons.
Les journaux et la télévision nous parlent tous les jours de naufrages de transbordeurs indonésiens qui font des centaines de morts. Eh bien, la même chose va se passer dans le golfe du Saint-Laurent.
Le sénateur Mercer : J'ai parcouru votre article dans le Western Star. Il n'était pas daté, mais je suppose qu'il est de l'année dernière ou d'il y a deux ans. Parmi les recommandations formulées, il y a la nomination d'un ministre d'État responsable des aînés. Le gouvernement précédent avait nommé un tel ministre, et le gouvernement actuel aussi. Il s'agit du leader du gouvernement au Sénat. Le rétablissement du programme Nouveaux horizons pour les aînés a été réalisé par le gouvernement précédent, et le gouvernement actuel a dit qu'il le maintiendrait. Y a-t-il d'autres recommandations de ce rapport que vous considérez essentielles?
M. Hann : Nous avons pensé au fait que les aînés de Terre-Neuve ne faisaient pas partie de la CARP, ou Association canadienne des plus de 50 ans, qui fait du bon travail en Ontario et ailleurs au Canada. L'association se fait entendre. Elle a des gens qui vont parler en son nom. Nous n'avons rien de tout cela à Terre-Neuve. Nous avons juste un groupe d'aînés, à St. John's, sur la côte est de l'île. Nous venons de créer un centre de ressources pour les aînés, ici même à Corner Brook, parce que nous voulons aider nos gens à s'aider eux-mêmes. Nous devons avoir un endroit où aller, une personne à qui nous adresser pour parler d'un problème particulier ou demander de l'aide. Oui, nous aimerions beaucoup cela.
Le sénateur Gustafson : Mes collègues en auront assez de m'entendre une fois de plus répéter ceci. Le Canada rural produit du poisson, du pétrole et du gaz, du bois d'œuvre, des pâtes et papiers, des produits agricoles et des produits miniers. Tout cela nous vient de régions rurales. Or il n'y a pas grand-chose qui revient au Canada rural. On vient constamment nous prendre des choses, mais on ne nous donne rien. À un moment donné, nous avons cessé de nous en occuper, ce qui fait qu'il y a énormément à rattraper aujourd'hui. Des populations entières s'en vont à Toronto, Montréal, Vancouver, Edmonton, Calgary, et rien ne permet de croire que cela va cesser. Nous n'avons tout simplement pas la volonté politique d'agir. Je voudrais savoir ce que vous en pensez.
M. Hann : La semaine dernière, j'ai lu un documentaire intéressant sur un État africain qui a produit l'année dernière du pétrole d'une valeur de 30 milliards de dollars. Ce sont les mêmes sociétés pétrolières qui exploitent le pétrole au large de Terre-Neuve. Les 30 milliards de dollars tirés de ce pays africain n'empêchent pas les gens de la région de mourir de faim. Ils n'ont plus de poisson, tout a été détruit. Des vedettes armées sillonnent la mer pour empêcher les gens de manifester. Allons-nous en venir là? Est-ce là ce que les sociétés pétrolières ont l'intention de faire à Terre-Neuve? J'ai bien l'impression qu'elles s'orientent dans ce sens. Elles ne veulent pas mettre en valeur certains de nos champs pétrolifères parce qu'elles refusent de payer des taxes au gouvernement provincial. Quand M. Williams a dit au gouvernement fédéral qu'il devait exploiter ces champs ou les perdre, notre demande a été rejetée. Cela fait un grand effet.
L'approvisionnement mondial en uranium est en train de s'épuiser. Nous allons mettre en valeur suffisamment de mines au Labrador pour répondre à 20 p. 100 de la demande mondiale d'uranium. Est-ce que ces gens vont nous faire la même chose?
L'histoire se répète constamment. Les Anglais étaient venus chez nous. Ils nous ont pris le poisson, les phoques et les fourrures. Qu'en ont-ils fait? Ils ont tout rapporté en Angleterre, où ils sont devenus lords, barons, comtes et tout le reste. Qu'est-il advenu de Terre-Neuve? Nous étions en train de mourir de faim.
Il vous suffit d'aller consulter les archives à Battle Harbour. Vous apprendrez l'histoire de M. John Spearing et des 2 $ qu'il a reçus pour un été de travail. Il avait accumulé tant de dettes chez le marchand pendant des années qu'il a fini un printemps par recevoir 2 $. L'année dernière, j'ai passé une semaine à étudier les archives. Voilà comment les choses se passaient. Ils perçaient même des trous dans les poids de 56 livres, puis mettaient des bouchons de plomb. C'est ainsi qu'ils volaient les pêcheurs. Nous revenons petit à petit à cette situation. Nous n'avons pas progressé, nous ne faisons que reculer. Au Cap-Breton, nous avions des mines de charbon. Pères, mères et enfants descendaient dans le fond des puits et transportaient le charbon sur leur dos pour le décharger dans les wagonnets. Ils faisaient tout cela pour avoir assez à manger. S'ils ne produisaient pas suffisamment, ils étaient fouettés. Dans les fabriques de tabac ontariennes de la fin des années 1880, on fouettait les enfants dont la production était insuffisante. L'histoire se répète. Voilà comment je vois les choses, monsieur.
Le sénateur Gustafson : J'ai trouvé dans le journal agricole Western Producer un bon article qui pose la question suivante : l'alco-essence sera-t-elle avantageuse pour les agriculteurs, ou bien se feront-ils prendre encore une fois? C'est l'idée de l'article. Je crois que vous avez prouvé votre point. Maintenant, que pouvons-nous faire à ce sujet?
M. Hann : Que pouvons-nous faire?
La présidente : Je voudrais vous remercier d'être venu à cette séance du comité et de nous avoir laissé votre texte.
M. Hann : Je vous remercie de m'en avoir donné l'occasion.
La présidente : Si vous avez des idées plus tard, nous vous saurions gré de nous les transmettre.
M. Hann : J'ai beaucoup d'idées. Le professeur a parlé d'éducation. J'ai quelque chose à dire à ce sujet. Nous avons combattu pendant des années. Nous avons eu des gouvernements successifs. Chacun arrive, affirme qu'il connaît toutes les solutions, puis vient fermer les écoles de formation professionnelle et couper les programmes d'éducation. Nous avions à Terre-Neuve 18 écoles de métiers qui avaient été construites lorsque Diefenbaker était au pouvoir. Les gouvernements successifs nous ont dit que nous n'avions plus besoin de toutes ces écoles, de sorte qu'il ne nous en reste plus que quatre ou cinq.
Le sénateur Gustafson : Ce bon vieux Dief!
M. Hann : Il avait ses bons côtés, monsieur.
La présidente : Si vous pensez à autre chose, nous vous serions reconnaissants de nous en informer. Notre greffière, Jessica Richardson, vous donnera sa carte.
M. Hann : Je voulais, pour terminer, remercier Gerry Byrne, qui nous a trouvé des fonds fédéraux pour nos écoles. Nous avons maintenant des cours de soudeur et de mécanicien d'outillage. Nous avons besoin de toutes nos écoles. Si nous devons envoyer des gens en Alberta, envoyons au moins des travailleurs qualifiés. Ils nous reviendront ensuite.
La présidente : Là, vous me donnez encore un sentiment de culpabilité.
M. Hann : Non, ce n'est pas ce que j'essaie de faire.
La présidente : Maintenant que vous avez présenté Gerry Byrne, qui est debout à l'arrière, il va pouvoir nous dire aussi quelques mots. Merci d'être venu aujourd'hui. Nous l'apprécions beaucoup. Certaines des questions que vous avez soulevées sont très importantes. Je vous en remercie.
M. Hann : Merci de m'avoir donné l'occasion de m'adresser à vous.
La présidente : C'est maintenant au tour du député de cette belle région, M. Gerry Byrne.
L'honorable Gerry Byrne, C.P., député de Humber—St. Barbe—Baie Verte : Merci beaucoup, madame la présidente et collègues de la Chambre haute.
La présidente : Merci d'être venu.
M. Byrne : Je ne crois pas pouvoir offrir à votre comité beaucoup de renseignements que vous ne pourriez pas recueillir vous-même dans le cadre de l'étude que vous avez entreprise partout dans le pays sur une question que je crois très importante. Je suis heureux cependant de vous faire part aujourd'hui de quelques-unes de mes réflexions comme parlementaire de 11 ans, comme ancien ministre responsable de l'Agence de promotion économique du Canada atlantique et surtout comme personne ayant vécu et travaillé pendant toute ma vie dans une circonscription rurale. Biologiste de formation, j'ai été agent de développement économique dans la péninsule Northern pendant quatre ans avant d'être élu à la Chambre des communes. Après mon élection, j'ai eu l'occasion de coprésider des comités spéciaux mixtes de la Chambre et du Sénat. Je sais donc que votre comité fera une étude très approfondie du sujet qui lui a été confié.
Permettez-moi de commencer par dire que vos travaux sont très importants et très opportuns. Votre tâche la plus importante dans l'analyse de la pauvreté rurale consistera à définir ce qu'est vraiment la pauvreté rurale. Par exemple, dans l'ouest de Terre-Neuve, la plupart des formules proposées par les économistes ne tiennent pas compte de choses telles que la propriété d'une maison. Dans le Canada rural, et particulièrement dans cette circonscription, je peux vous dire que le taux de propriété est sensiblement supérieur à ce qu'il est dans les autres régions du pays. Pourquoi? Parce que les gens d'ici construisent eux-mêmes leur maison. Il y a d'autres facteurs qui ne sont pas pris en compte dans le calcul du produit national brut et de la productivité d'ensemble de l'économie. Par exemple, beaucoup de gens mangent les légumes de leur jardin et vont à la chasse à l'orignal. Ils peuvent ainsi remplir leur congélateur. Ce sont des choses auxquelles les décideurs, les économistes et les statisticiens ne pensent même pas lorsqu'ils calculent la productivité générale d'une région.
C'est là autant un fait économique qu'une perception politique. Nous avons chez nous un préjugé concernant le Canada rural : nous nous demandons toujours s'il est vraiment efficace d'y investir des ressources.
Je voudrais vous exposer mon point de vue à cet égard. Il n'y a pas si longtemps, les grandes agglomérations urbaines d'Amérique du Nord étaient en crise. On parlait de dépopulation et de ghettoïsation du noyau central des villes. À cette époque, tous les niveaux de gouvernement ont convenu que la ghettoïsation du noyau central était une politique négative et qu'il fallait recourir à des politiques et à des fonds publics pour affronter ce problème. Il était certes moins coûteux, du point de vue de la politique publique, de laisser simplement les banlieues se développer que de refaire l'infrastructure du noyau central des villes. On a cependant découvert qu'il n'était pas dans l'intérêt public de laisser les villes et leur noyau central se détériorer au point d'être menacés de disparition. D'importantes ressources et des efforts de politique publique ont été déployés pour inverser la tendance à la dépopulation du centre-ville et à l'élimination des industries et des services sociaux qui s'y trouvaient. Par conséquent, c'est la politique publique et non le marché — car le marché favorisait l'exode vers les banlieues — qui a permis de revitaliser les noyaux urbains.
Voici maintenant la situation du Canada rural. Aucune politique publique ne reconnaît honnêtement l'existence d'un problème et la nécessité d'y remédier. En fait, la plupart des décideurs sont d'avis que la seule politique publique à appliquer au Canada rural est celle du déclin contrôlé, qui permet d'éviter l'effondrement des zones périphériques sous leur propre poids et l'énorme chaos social correspondant, tout en laissant les régions rurales dériver lentement sans perturbation majeure de la trame sociale. C'est la politique publique tacite qui s'applique non seulement au Canada, mais dans toute l'Amérique du Nord.
Fait intéressant, ici, dans l'ouest de Terre-Neuve, si vous suivez la route cet après-midi en direction de Deer Lake, vous verrez à gauche un centre de villégiature créé il y a cinq ans au moment de la grande dépopulation. En toute franchise, l'impression que le Canada rural n'occupe pas nécessairement une position très forte dans un Canada industriel hautement efficace n'est pas partagée par tout le monde. Vous verrez donc à gauche de la route une propriété appelée Humber Valley Resort où des Européens paient actuellement 850 000 $ pour une maison et une demi-acre de terrain, à cinq minutes de cet hôtel. Il est donc évident que certains groupes de consommateurs apprécient la vie rurale. Voilà le dilemme que nous connaissons aujourd'hui. Face à la détérioration des noyaux urbains, le gouvernement fédéral, les provinces, les administrations locales et l'industrie ont jugé qu'il était dans l'intérêt national de travailler en collaboration pour inverser la tendance. Notre pays doit aujourd'hui décider s'il est vraiment dans son intérêt de pratiquer une politique de déclin contrôlé des régions rurales.
Nous parlons ici non seulement de faits économiques, mais de perceptions. Si on leur demande d'où vient le lait, la plupart des jeunes Canadiens diront qu'il vient d'un carton. Si on leur demande d'où viennent les légumes, ils diront en toute honnêteté qu'on les trouve au magasin. Les gens ne comprennent pas vraiment le rôle que joue le Canada rural dans la richesse de notre économie.
Si vous y pensez, vous constaterez que certaines des perceptions concernant le Canada rural sont inspirées de la culture pop. Sénateurs, combien d'entre vous ont déjà vu l'émission A Simple Life produite par la chaîne Fox? Elle présente Paris Hilton qui parcourt des régions rurales en disant qu'elle veut participer à la vie rurale. Elle se présente chez une famille un peu naïve qui essaie de l'adopter. Voilà ce que la plupart des gens pensent de la vie rurale par opposition à la vie urbaine. La vie urbaine est remplie de gens sans caractère, sans valeurs et sans morale qui ne s'identifient pas à leur propre société, tandis que la vie rurale fait intervenir des péquenots naïfs qui ne comprennent pas grand-chose à la réalité qui les entoure.
Ce sont les deux extrêmes et, permettez-moi de le dire, ils n'ont rien à voir avec la réalité. La ville offre un mode de vie très dynamique, plein de défis et de perspectives. En même temps, les gens ont l'impression que la vie rurale se caractérise par le déclin, le manque de progrès, l'absence d'innovation et de talent, ou alors que les régions rurales n'existent que parce que nos producteurs primaires y vivent. Je suis persuadé que ce point de vue est inhérent à beaucoup des décisions prises en matière de politique publique. Si vous y pensez bien, vous vous rendrez compte que la plupart de nos politiques publiques sont l'œuvre d'institutions et de groupes de réflexion urbains.
Je voudrais me reporter à la proposition de M. Emke relatives à un centre de développement rural. M. Emke l'a bien dit. En fait, le Sir Wilfred Grenfell College, qui est un campus de l'Université Memorial de Terre-Neuve, se propose de créer un centre d'études rurales. Je ne cherche vraiment pas à critiquer M. Emke ou le Sir Wilfred Grenfell College. J'énonce tout simplement un fait concernant l'Université Memorial de Terre-Neuve. La création de ce centre était proposée depuis un certain temps déjà. À l'origine, il devait s'appeler Centre de développement rural. La décision a été prise de l'établir à St. John's. Sénateurs, je vous mets au défi, tandis que vous parcourez le pays, de trouver un groupe de réflexion universitaire qui s'intéresse à la vie rurale, au développement rural, aux économies rurales, à leurs problèmes sociaux et aux occasions qui s'offrent dans le Canada rural. La plupart de nos groupes de réflexion, la plupart de nos orientations politiques sont le fait de Canadiens qui, vivant en milieu urbain, se prononcent sur ce que les Canadiens ruraux doivent faire dans leur propre intérêt.
Si nous étudions la question sous tous les angles, nous ne pouvons que constater que le Canada rural offre d'immenses perspectives. Nous devons tous nous rendre compte, parlementaires ruraux compris, qu'il est important de faire connaître ce fait, de le faire accepter et de le prouver, comme lorsqu'il a fallu prévenir la dépopulation de nos noyaux urbains. C'est l'un des défis que vous aurez à relever pour définir la vraie pauvreté. À mon avis, l'un des éléments dont on ne tient pas compte en dressant le bilan est l'absence de cet aspect.
Sénateur Mahovlich, vous avez parlé des taux de suicide dans certaines régions. Le sentiment d'être pris au piège à un endroit donné sans possibilité d'avancer suscite le désespoir car il n'y a aucune raison pour qu'un jeune de 18 ans choisisse de s'enlever la vie pour résoudre le problème. Il doit y avoir un motif systémique. Il doit y avoir une raison pour laquelle aucun espoir n'est plus permis. Je crois qu'il faudrait examiner les services offerts à ces jeunes. Par exemple, avaient-ils la possibilité de faire des études, de trouver un nouvel emploi, d'obtenir de l'avancement? Ces jeunes avaient-ils impression que le fait de venir d'une région particulière faisait d'eux des citoyens de seconde zone? C'est une impression inutile et injuste. Y avait-il des obstacles linguistiques à la mobilité? Quels facteurs étaient à l'origine de ces circonstances? Une étude approfondie vous révélera probablement que ces Canadiens n'étaient pas traités aussi équitablement que d'autres.
Le sénateur Gustafson : Vous avez vraiment touché le fond du problème. Ces trois dernières années ont été les meilleures jamais connues pour les agriculteurs américains et les pires pour les agriculteurs canadiens. Pourquoi? D'abord, les Américains, qu'ils soient de New York, de Seattle ou d'ailleurs, se battront toujours pour l'Amérique profonde. Bien sûr, il y a aussi le rôle de leur Sénat. Il n'y a pas de doute que leurs sénateurs votent en faveur du terroir.
Si vous allez en Europe, où j'ai présidé des réunions avec des représentants de l'Union européenne, on vous dira : « Vous autres Américains — car nous sommes assimilés aux Américains — ne connaissez pas la famine. Nous l'avons vécue trois ou quatre fois, mais nous ne laisserons pas cela se reproduire. » Que font-ils donc? Ils versent des subventions. Les Américains versent des subventions. De notre côté, nous avons une économie mondialisée. Les Canadiens n'accepteront jamais de le faire.
Vous avez parfaitement raison au sujet de ce qui se passe. Je soutiens que chaque cent que nous dépensons nous assure des règles du jeu plus équitables et rapporte indirectement beaucoup plus à l'économie canadienne parce qu'on achètera des moissonneuses et des camions. Chrysler ferme des usines et supprime 2 000 emplois. Cela aura des répercussions importantes dans le pays. Cependant, les camions d'une demi-tonne, les camions plus gros... Aujourd'hui, les agriculteurs n'ont pas les moyens d'acheter un nouveau camion pour transporter le grain. Chaque véhicule coûte environ 60 000 $. Alors, ils achètent un vieux tacot, le retapent et essaient de s'en accommoder. Lorsque j'ai commencé comme agriculteur — j'ai toujours exploité une ferme, c'est tout ce que je sais faire —, nous avions les moyens de payer un nouveau camion et de l'équipement neuf. Nous vivons aujourd'hui dans un monde différent, vous avez parfaitement raison. Comment allons-nous convaincre les Canadiens que nous avons fait une terrible erreur?
M. Byrne : Sénateur, l'ouest de Terre-Neuve a une importante base agricole et industrielle, mais elle n'est pas aussi importante que la pêche. L'un des grands problèmes de notre secteur primaire, c'est l'envoi des matières premières en Chine pour la transformation. Nous sommes des producteurs primaires, mais tout est dans la valeur ajoutée. Nous avons actuellement une course à la Chine. Au lieu d'utiliser nos travailleurs locaux pour transformer les matières premières, nous prenons un raccourci. Au lieu de transformer le poisson frais, nous le congelons, puis le dégelons en Chine où il est transformé, recongelé et expédié au marché. À mon avis, cette course à la Chine augmente effectivement les bénéfices, mais nuit à la qualité et ne permet pas de restituer la valeur des ressources communes aux gens qui en sont les plus proches. La plupart des consommateurs ne se rendent même pas compte que leur sécurité alimentaire est en jeu quand nous avons des agriculteurs de la Saskatchewan qui sont capables de produire des denrées à vendre au magasin local de Loblaws ou Safeway. C'est un problème.
Si nous ne nous soucions que d'un modèle d'efficacité économique, nous n'avons aucun motif réel de maintenir la propriété nationale de nos ressources de pétrole et de gaz, aucune raison sérieuse de maintenir notre souveraineté sur le passage du Nord-Ouest dans l'Arctique. Il y a cependant des choses dans ce pays qui vont au-delà d'une simple notion d'efficacité économique. L'efficacité économique nous aurait dicté de laisser les villes subir les lois du marché. Pourtant, nos décideurs ont adopté une politique publique selon laquelle il est contraire à l'intérêt du Canada de laisser les villes dépérir au point où leur existence même était menacée. Il en va de même pour la qualité de vie dans le Canada rural.
Le sénateur Mahovlich : Je crois que vous avez parfaitement raison. La même chose se passe dans les villes des États- Unis. Au début des années 1970, Detroit était dans un état de décrépitude avancée. On ne savait pas quoi faire dans le noyau central. Tout le monde quittait le centre-ville. Quelques-uns des meilleurs restaurants ont fermé. Mes restaurants favoris n'existent plus. Qu'ont fait les Américains? Ils ont construit la nouvelle aréna Joe Louis dans le centre et y ont transféré leur équipe de hockey qui se trouvait auparavant à l'Olympia. Il était important de revitaliser le noyau central. Vous avez raison, nous devons examiner le Canada rural et voir ce que le gouvernement peut faire.
Je ne crois pas qu'on devrait écarter toute possibilité de subventionner les agriculteurs. Je vais souvent en France qui a de très belles exploitations agricoles. Aucun particulier ne pourrait en exploiter une sans aide. Les agriculteurs français ont besoin de subventions pour garder d'aussi belles exploitations. Je n'y vois rien de mal.
M. Byrne : Sénateur, je suis bien d'accord avec vous, la question n'est même pas de savoir si les subventions sont vraiment nécessaires. En fait, si on considère la plupart des grands secteurs industriels de notre économie, on constate que bien peu d'entre eux ne bénéficient pas de concessions fiscales ou de subventions directes d'une forme ou d'une autre. Le Canada rural n'a pas nécessairement besoin de subventions. Toutefois, pour stimuler certaines industries, du capital de risque peut être nécessaire au départ.
Prenons, par exemple, la politique des télécommunications. Si un agriculteur, un pêcheur ou un exploitant forestier veut être compétitif sur le marché mondial et offrir ses produits aux États-Unis et en Europe, il aurait de grandes difficultés sans accès à Internet ou à des télécommunications et des moyens de transport relativement peu coûteux.
M. Hann a parlé du service de transbordeur de la Marine Atlantic. L'île de Terre-Neuve n'a qu'un seul point d'accès au continent. Le service de transbordeur est donc pour nous un prolongement de la route Transcanadienne. Les hausses de tarif dont M. Hann a parlé s'inscrivent dans une politique récente en vertu de laquelle les tarifs monteront dans les cinq prochaines années, sans compter un supplément carburant et d'autres mesures. Autrement dit, il sera plus difficile pour les producteurs de la province d'avoir un simple accès de base aux marchés.
Les subventions entrent en jeu, mais, sénateur, il y a aussi de simples règles du jeu équitables qui interviennent.
La présidente : Merci beaucoup, monsieur Byrne. Grâce à vous, notre séance d'aujourd'hui se termine bien. D'ailleurs, plus nous parlons de cette question, plus il y a de faits qui nous reviennent en mémoire.
Je me souviens, la première fois que je suis allée à Toronto, d'une amie de la famille qui m'a demandé si je tenais vraiment à parler avec ce drôle d'accent. Bien entendu, je ne trouvais pas que j'avais un accent quelconque. En fait, il me suffit de passer un week-end dans le sud de l'Alberta pour que ça revienne. C'est donc le premier souvenir que j'ai gardé de Toronto : mon accent traînant de l'Ouest ne plaisait pas trop à mes interlocuteurs.
L'une des choses encourageantes... Il faut presque une tragédie pour que les Canadiens ne rendent compte de l'importance de nos régions rurales. Dans mon coin du Canada, nous avons connu la crise de l'ESB. Les gens ont été vraiment ébranlés rien qu'en pensant à ce qui pouvait arriver non seulement dans une zone urbaine, mais dans toutes les petites villes qui font la force de notre région du Canada rural. Je crois que nous ressentons tous, autour de cette table, du respect sinon de l'affection en pensant à l'importance de notre infrastructure rurale.
Comme vous et d'autres l'avez noté, des mesures très négatives ont souvent été prises à cet égard. Je suis sûre que nous entendrons d'autres histoires du même genre au cours de notre tournée, notamment dans les Territoires. Nous voulons exposer les résultats de ces audiences dans un rapport qui rappellera aux gens la force du Canada rural.
M. Byrne : Madame la présidente, j'aimerais lancer un défi à votre comité tandis que vous tiendrez vos audiences partout dans le pays. Essayez de bien identifier les voix qui parlent au nom du Canada rural. Pour ma part, j'ai constamment noté — vous ne le constaterez peut-être pas autant dans le Nord — que la plupart de ces voix venant de groupes de réflexion universitaires et de décideurs sont celles de personnes et d'organisations basées dans le Canada urbain. C'est une constatation qui me dérange et qui m'amène à appuyer énergiquement les efforts de gens comme M. Ivan Emke et les responsables du Sir Wilfred Grenfell College. Si nous devons définir des politiques publiques pouvant vraiment remédier aux problèmes du Canada rural, elles doivent s'inspirer du point de vue de gens qui ont des liens directs avec nos régions rurales, qui y ont des intérêts et qui ne se montrent ni condescendants ni paternalistes, si vous voyez ce que je veux dire. Vos conclusions à cet égard devraient refléter les résultats de votre examen.
La présidente : Nous nous efforcerons de bien les identifier.
M. Byrne : Je vous remercie.
La présidente : Merci beaucoup d'être resté, de nous avoir remonté le moral et de nous avoir fait part de vos réflexions. Elles sont très importantes. Je voudrais vous remercier tous d'avoir passé la journée ici. Nous allons poursuivre notre travail. Bonne chance à tous.
La séance est levée.