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Délibérations du Comité sénatorial permanent des
Affaires étrangères

Fascicule 4 - Témoignages du 20 juin 2006


OTTAWA, le mardi 20 juin 2006

Le Comité sénatorial permanent des affaires étrangères se réunit aujourd'hui à 17 heures pour examiner les défis en matière de développement et de sécurité auxquels fait face l'Afrique; la réponse de la communauté internationale en vue de promouvoir le développement et la stabilité politique de ce continent; et la politique étrangère du Canada envers l'Afrique.

Le sénateur Consiglio Di Nino (président intérimaire) occupe le fauteuil.

[Traduction]

Le président intérimaire : Chers collègues, je ne suis pas vraiment heureux de vous informer que je préside la réunion d'aujourd'hui parce que notre président est occupé ailleurs, mais j'estime que c'est important que vous soyez au courant. Je suis néanmoins ravi de le remplacer.

Permettez-moi d'abord de vous présenter M. Khalil Shariff que je félicite et que je remercie tout particulièrement d'avoir attendu une heure et dix minutes. Malheureusement, nous ne sommes pas maîtres de notre horaire et le Sénat vient tout juste d'ajourner. Par conséquent, je vous remercie vraiment d'avoir attendu et je vous exprime ma gratitude. M. Shariff est le PDG de la Fondation Aga Khan Canada.

[Français]

Bienvenue au Sénat du Canada. La Fondation Aga Khan Canada est une agence internationale sans but lucratif qui apporte son appui à divers programmes de développement social ciblant quatre grands secteurs : santé, éducation, développement rural et renforcement de la capacité des organisations communautaires.

[Traduction]

Ses programmes font appel à l'initiative, à l'entrepreneurship et aux ressources des gens pauvres et visent à développer leur capacité d'améliorer la qualité de vie de leur famille et de leur collectivité. Parmi les secteurs qui bénéficient d'un soutien, mentionnons le microcrédit, l'amélioration des moyens de subsistance, le développement de la microentreprise, le développement rural, la santé et l'éducation.

La Fondation Aga Khan Canada œuvre entre autres en Égypte, au Kenya, en Tanzanie, au Mozambique et en Uganda.

[Français]

Nous sommes très heureux de vous accueillir aujourd'hui. Sans plus tarder, je cède la parole à M. Shariff.

[Traduction]

Monsieur Shariff, vous pouvez parler dans l'une ou l'autre des deux langues officielles.

Khalil Shariff, président-directeur général, Fondation Aga Khan Canada : Monsieur le président, je vous remercie de me donner l'occasion d'être ici aujourd'hui pour présenter certaines réflexions dans le cadre d'une importante étude sur l'Afrique qui arrive de toute évidence à point nommé. Dans mon témoignage de ce soir, je suivrai la structure du mémoire que nous avons présenté et qui figure à l'onglet 1 du cahier. Évidemment, je ne présenterai pas le contenu intégral du cahier et je serai assez bref; nous pourrons élaborer à la période des questions, en cas de besoin.

Le cahier semble impressionnant, mais il se veut d'abord et avant tout un outil de référence pour vous et pour votre comité. Nombre des programmes dont je ferai rapidement mention aujourd'hui y sont présentés plus en détails. Le comité aura le loisir de consulter le cahier pour obtenir davantage d'information à cet égard.

La Fondation Aga Khan Canada est une agence canadienne qui œuvre dans le domaine du développement international. Elle collabore avec le Canada et avec les Canadiens pour mobiliser des ressources financières, intellectuelles et techniques pour créer des programmes qui ont un impact important dans les pays en développement. En outre, elle travaille en collaboration avec ses agences sœurs du Réseau Aga Khan de développement. Ce réseau, mis sur pied par Son Altesse l'Aga Khan, est constitué d'un groupe d'agences privées internationales ciblant le développement social et l'amélioration de la qualité de vie dans les régions les plus pauvres de l'Asie et de l'Afrique.

Les agences et les institutions du Réseau s'intéressent aux principaux facteurs de développement, dont l'éducation, la santé, le logement, les services de construction, le microcrédit et le développement du secteur privé et de la culture; elles accordent une attention particulière au développement de tous les secteurs de la société civile. D'une manière ou d'une autre, le Réseau est présent en Afrique depuis plus d'un siècle et, aujourd'hui, il est actif dans nombre de pays de l'Afrique de l'Est, de l'Afrique de l'Ouest et en Égypte.

Le gouvernement du Canada, principalement par l'entremise de l'ACDI, ainsi que des dizaines de milliers de Canadiens de toutes les régions de ce pays diversifié, sont d'importants partenaires en Afrique et ailleurs dans le monde. Mes propos de ce soir sont inspirés de nos nombreuses années de collaboration.

Avant d'aborder les quatre secteurs où nous estimons que le Canada peut utilement intervenir pour aider l'Afrique, j'aimerais présenter trois grands principes directeurs.

Ce soir, nous parlerons de l'Afrique en termes généraux, mais il est important de noter que c'est un continent qui présente une très grande diversité et que, lors de l'établissement des priorités et des programmes, il faut tenir compte du contexte particulier des collectivités. Même la pauvreté est très inégale sur ce continent et au sein même de chaque pays africain, et il est important que nous soyons en mesure d'accorder la priorité aux zones particulièrement pauvres et que nous commencions le travail là.

Nous croyons que les approches régionales à l'égard des diverses questions que nous abordons aujourd'hui ont été sérieusement sous-financées. La régionalisation ne suscite pratiquement pas de réflexion constructive et de soutien de l'extérieur, bien qu'elle puisse permettre de réaliser des économies d'échelle et d'énergie pour répondre à certains besoins structuraux, notamment en ce qui concerne les industries régionales, le tourisme, l'intervention à l'égard du VIH/sida et l'éducation supérieure de qualité.

Enfin, d'après notre expérience, l'amélioration durable de la qualité de vie ne repose pas sur une ou deux interventions clés, mais plutôt sur une approche de développement local, à long terme, axé sur des contributions multiples, approche qui intègre des initiatives qui se recoupent dans les secteurs de la santé, de l'éducation, de la production de revenus et du renouveau culturel. Le succès repose également sur l'édification d'institutions fortes que les collectivités peuvent s'approprier et à l'égard desquelles elles peuvent établir des priorités.

Compte tenu de ces trois principes directeurs, je suggère quatre secteurs où le Canada peut jouer un rôle de premier plan pour appuyer le développement de démocraties pluralistes, pacifiques et prospères, en Afrique. L'aide du Canada dans ces secteurs contribuera à créer des collectivités fières de leur identité, maitresses de leur destin en matière de développement et engagées dans le monde. Ces quatre secteurs d'intervention sont le soutien à la société civile, le renforcement de la capacité des ressources humaines, la création de nouveaux modèles de développement économique et l'appui à la relance et au développement culturels. J'aborde brièvement chacun de ces secteurs d'intervention.

Le renforcement de la démocratie est une priorité essentielle partout en Afrique. Il est important d'investir dans les gouvernements, mais ce ne sont pas seulement les gouvernements qui peuvent faire fonctionner la démocratie. L'initiative privée est primordiale et il est important qu'elle cible les institutions de la société civile, notamment les médias et les instituts de recherche et de politiques ainsi que les groupes commerciaux, professionnels, syndicaux, éducatifs, culturels et religieux.

Dans des pays comme le Canada, l'importance de la société civile est évidente mais souvent tenue pour acquise. Dans une démocratie faible ou en difficulté, un réseau dense d'institutions civiles peut non seulement servir de rempart contre un gouvernement fragile, mais aussi offrir un filet de sécurité et assurer des services sociaux essentiels lorsque le gouvernement fait défaut. Par conséquent, un tel réseau contribue à la stabilité sociale et économique. Dans cet ordre d'idées, l'amélioration de la gouvernance en Afrique est loin de se limiter à l'amélioration du gouvernement; elle consiste plutôt à appuyer l'ensemble des institutions de la vie démocratique.

Comme le Canada se classe au deuxième rang mondial, après la Norvège, pour ce qui de la taille de son secteur bénévole et sans but lucratif, il a beaucoup à offrir à l'Afrique dans ce domaine. Il serait entre autres essentiel que le Canada aide l'Afrique à entreprendre une réflexion nettement plus structurée et rationnelle au sujet des rôles respectifs des secteurs public et privé à l'égard de la prestation de services sociaux. En outre, le Canada pourrait faire une contribution originale en veillant à ce que dorénavant on n'appuie plus exclusivement les gouvernements dans le cadre d'approches sectorielles ou de programmes, mais qu'on soutienne également des institutions civiles de haute qualité. Quoi qu'il en soit, il serait particulièrement utile de tirer profit de l'expérience et de l'expertise des institutions civiles canadiennes à cet égard, particulièrement en établissant des jumelages et d'autres partenariats avec des institutions civiles africaines.

On note des lacunes considérables en termes de ressources humaines nécessaires pour s'attaquer à toutes les priorités en matière de développement sur le continent africain. D'une part, on constate les effets débilitants de la maladie, en l'occurrence le VIH/sida, effets que les membres du comité doivent déjà connaître. D'autre part, partout sur le continent, les systèmes éducatifs continuent d'être inadaptés aux besoins des économies et des démocraties africaines. En outre, il y a un déséquilibre de taille dans la planification de l'éducation qui met l'accent sur la formation primaire au détriment des niveaux préscolaire et secondaire et des études supérieures. Pour les jeunes hommes et les jeunes femmes, il faut considérer l'éducation comme un système composé d'éléments qui se renforcent mutuellement. La piètre planification au chapitre de l'éducation entraîne notamment une conséquence particulièrement troublante : en Afrique, des professions essentielles au développement — le nursing, l'enseignement et le journalisme viennent immédiatement à l'esprit — sont gravement desservies par l'enseignement supérieur. Face à cette situation, le Réseau a mis en œuvre, dans l'ensemble du secteur de l'éducation, des initiatives qui vont de l'amélioration de la qualité de l'éducation laïque offerte dans les écoles préscolaires «madrasas», à la création d'établissements de formation supérieure en sciences infirmières et en enseignement, sous les auspices de l'Université Aga Khan. De plus, ces initiatives mettent l'accent sur l'avancement professionnel des femmes.

Dans le secteur de l'éducation où l'accent est actuellement mis sur l'accès, il faut rétablir l'équilibre et accorder davantage d'attention à la qualité, notamment pour conserver les gains réalisés au chapitre de l'accès et pour faire en sorte qu'il y ait des diplômés ayant le calibre nécessaire pour relever les défis de l'Afrique.

Il faut tirer parti des efforts de la société civile — pour reprendre mon premier thème — à l'égard de la prestation des services sociaux, dont l'éducation, et, par la même occasion, il faut harmoniser ses efforts en tenant compte des objectifs de développement à long terme du continent. À l'heure actuelle, notre collaboration avec l'ACDI dans le cadre d'un programme d'amélioration des écoles au Kenya est un exemple de partenariat solide et prometteur entre la société civile et le gouvernement. Encore une fois, le Canada a beaucoup à offrir s'il adopte une approche visant l'ensemble du système, s'il appuie le rôle de la société civile pour l'amélioration de la qualité et s'il favorise la formation dans les professions essentielles.

Le troisième secteur d'intervention que nous suggérons est celui des modèles de développement économique. Le Canada pourrait favoriser la création de nouveaux modèles, particulièrement en appuyant les approches novatrices et les partenariats public-privé. En Afrique, quand il y a des progrès économiques, les pauvres sont trop souvent laissés pour compte voire exploités. Pour remédier à cette situation, il est important d'assurer des liens tangibles entre la croissance et la réduction de la pauvreté pour que les pauvres participent à la création de la richesse et qu'ils en tirent parti et pour favoriser l'autonomie plutôt que la dépendance. Il pourrait s'agir de programmes de développement rural intégrés qui engendrent des gains durables quant aux modes de subsistance — particulièrement chez les femmes — dans les collectivités rurales pauvres et marginalisées, comme dans notre partenariat avec l'ACDI, qui vise le Nord du Mozambique et la région côtière du Kenya. Il pourrait s'agir de produits de microcrédit pour créer des cycles positifs d'autonomie et de la richesse, comme le montrent notamment les activités de l'Agence Aga Khan pour la microfinance. Il pourrait également s'agir d'investissements industriels à grande échelle tenant compte des besoins des pauvres, comme le fait Frigoken, qui offre des services de développement d'entreprises à 30 000 petits agriculteurs et a réussi à se tailler la place de plus grand exportateur de haricots verts conditionnés du Kenya. Le but est de trouver des moyens de réduire la vulnérabilité et la dépendance des pauvres tout en réalisant des gains économiques durables.

Le quatrième et dernier secteur d'intervention suggéré est celui de la relance et du développement culturels. Le rétablissement de biens culturels clés — qu'il s'agisse d'espaces publics, comme le grand projet de parc au Caire; de monuments, comme la restauration du quartier historique Stone Town de Zanzibar; d'artisanat ou de musique — peut améliorer les revenus grâce au tourisme et à la relance de formes d'art traditionnel, particulièrement, lorsque ces initiatives sont jumelées à un ensemble de programmes sociaux et économiques.

Notre approche consiste à repérer des zones d'extrême pauvreté et à utiliser la restauration des biens culturels comme catalyseur, non seulement pour atténuer la pauvreté mais également pour renforcer la cohésion sociale à des moments d'évolution sociale et économique rapide. Après tout, la création de démocraties pacifiques et prospères ne peut reposer sur un rejet du passé qui engendre un profond sentiment d'aliénation et de perte. Le processus exige plutôt que les divers peuples de l'Afrique voient un lien entre les progrès matériels et les institutions modernes, d'une part, et les identités traditionnelles, culturelles et sociales, d'autre part. Malheureusement, on consacre très peu de ressources pour améliorer les biens culturels et pour les rendre productifs sur le plan économique.

La tradition pluraliste du Canada constitue un exemple extraordinaire et une source d'inspiration pour le monde entier. Le Canada ferait une contribution importante s'il investissait dans la relance culturelle et s'il mettait son expérience à la disposition du monde. Nous travaillons pour établir, en partenariat avec le gouvernement du Canada, pour mettre sur pied le Centre mondial du pluralisme ici-même à Ottawa, dans le but précis de faire bénéficier le monde entier de l'expérience du Canada.

Monsieur le président, ces quatre secteurs d'intervention, en l'occurrence le soutien à la société civile, le renforcement de la capacité des ressources humaines, la création de nouveaux modèles de développement économique et l'appui à la relance et au développement culturels, pourraient constituer un programme solide pour un engagement soutenu et digne de mention de la part du Canada à l'égard du développement de l'Afrique.

Le président intérimaire : Merci, monsieur Shariff. La première question vient du sénateur Dawson.

[Français]

Le sénateur Dawson : Je suis très impressionné par ce que vous avez, dès le départ, identifié quatre secteurs d'activités. Le plus gros défi pour le comité au cours des prochains mois sera d'identifier dans quels secteurs d'activités le gouvernement canadien doit être actif à l'étranger. Vous avez une relation étroite avec l'ACDI et vous allez certainement avoir l'occasion d'insister afin que nous choisissions bien nos priorités. Je vois qu'en tant qu'organisation, vous avez choisi certains pays partout dans le monde comme étant des laboratoires d'activités pour votre fondation.

Je ne vous demande pas de faire les choix pour nous. Toutefois, pouvez-vous élaborer et nous aider à mettre sur pied un processus par lequel nous serions en mesure de faire des choix. J'accepte vos recommandations de types d'activités, mais quel processus nous recommandez-vous pour choisir là où nous devrons être actifs? Devrions-nous porter notre choix sur des pays qui ont plus de difficulté ou encore sur ceux qui ont eu un taux de succès suite à l'aide qu'on leur a donné dans le passé? Ou encore, des pays qui acceptent nos recommandations aveuglément ou avec des pays qui vont développer un partenariat avec nous?

Je vous demande de nous aider à réfléchir sur la façon de faire pour choisir les secteurs d'activités que nous devrons recommander. J'aime les secteurs d'activités que vous avez mentionnés, mais j'aimerais que vous nous donniez un processus pour choisir les régions ou les pays.

[Traduction]

M. Shariff : Monsieur le président, je remercie l'honorable sénateur pour sa question stimulante. Je vois pourquoi le comité aura de la difficulté à cet égard. Je peux vous décrire un peu notre manière de voir la question. Traditionnellement, nous avons comme pratique de cerner les poches où la pauvreté nous semble profonde et persistante et où nous croyons que des interventions judicieuses faites avec sensibilité pourraient donner lieu à des changements durables. Cependant, je dois dire que nos priorités sont également déterminées par notre engagement à demeurer dans ces régions pendant longtemps. Il nous faut comprendre que le développement est un processus complexe. Si nous ne sommes pas prêts à adopter une approche à long terme dans les régions où nous travaillons, il vaut peut-être mieux que nous n'y allions pas.

Selon nous, les organismes donateurs en général, et l'ACDI en particulier, doivent réfléchir comme il faut à ce qu'il faudrait mettre en œuvre pour que nous choisissions un certain nombre de régions, selon leurs besoins et selon les possibilités d'atteindre une efficacité génératrice de progrès, pour que nous nous engagions à long terme à l'égard de ces régions et pour que nous respections nos engagements. Le développement est un secteur d'activité complexe. Les échecs et les réussites s'y entremêlent. Il s'agit d'être persévérant pour que les réussites surpassent les échecs au bout du compte. Nous devrions établir nos priorités en nous demandant principalement si nous avons la détermination et la capacité nécessaires pour nous engager à long terme.

Si nous souhaitons définir des priorités et y concentrer nos efforts, c'est que nous cherchons à en avoir le plus possible pour notre argent. Nous voulons que notre programme d'aide relativement modeste ait un important effet de levier. Nous cherchons à avoir de l'influence, et je pense que l'intention est admirable. Toutefois, il ne suffit pas de mettre l'accent sur les priorités, même si elles constituent des principes importants. Le comité, l'ACDI et les organismes donateurs en général devraient s'efforcer de trouver d'autres moyens nous permettant de maximiser le rendement de nos investissements. J'en ai mentionné déjà quelques-uns, mais nous devons garder à l'esprit d'autres principes, comme la durabilité des engagements et le recours à l'approche des contributions multiples. Les remèdes miracles n'existent pas. Il est très important d'être en mesure d'intervenir pendant longtemps dans une vaste gamme de secteurs d'activité, dans une région donnée.

Bien entendu, l'ACDI et les autres organismes donateurs n'ont pas la capacité de réaliser tous les projets qu'ils entreprennent. Ils ont besoin de partenaires solides et fiables qui ont une connaissance approfondie des régions dans lesquelles ils travaillent. Pour maximiser l'effet de ses contributions, l'ACDI doit également choisir avec soin ses partenaires.

Tandis que le comité s'emploie à définir les priorités que devrait avoir l'ACDI, il est important de mettre l'accent sur les pays où nous pensons pouvoir obtenir des résultats durables, mais aussi de rechercher l'efficacité et de garder à l'esprit certains principes à respecter pour maximiser le rendement de notre aide financière.

Le sénateur Andreychuk : Merci, monsieur Shariff. Il fait bon de vous revoir. Vous êtes l'une des personnes que je rencontre sur le terrain, en Afrique. Vous ne vous bornez pas à décrire le travail à faire sur papier, mais vous vous rendez sur place pour le superviser et y participer. La branche canadienne de la Fondation Aga Khan est bien représentée et certainement bien connue au Kenya.

Vous parlez de la nécessité d'œuvrer à un endroit sur une longue période et d'y établir un programme stable. Vous avez œuvré à Mombasa dans le domaine de l'éducation pendant très longtemps. Disposeriez-vous de rapports décrivant sommairement vos réussites là-bas? Je vous ai entendu dire qu'on y mettait trop l'accent sur l'enseignement primaire, et pas assez sur l'enseignement avant et après le cycle primaire. Pourtant, les efforts de l'ACDI, qu'appuient bien des gens et beaucoup d'ONG, visent en grande partie à permettre aux filles de faire leurs études primaires, de manière à changer la dynamique au sein de la population locale. Malgré tout, vous dites qu'on ne doit pas mettre l'accent sur l'enseignement primaire. Je ne vous ai pas entendu mentionner l'enseignement pour les femmes.

Pourriez-vous nous parler de vos réussites et nous dire pourquoi vous ne mettez pas l'accent sur le même point que l'ACDI, les autres ONG et même l'ONU?

M. Shariff : Merci, sénateur. Permettez-moi de répondre d'abord à la deuxième partie de votre question. Je reviendrai ensuite sur la première partie.

Sénateur, vous avez soulevé une question importante et j'aimerais que notre point de vue soit clair. L'enseignement primaire est très important. Toutefois, les systèmes d'éducation ne sont pas simplement composés de sections indépendante du continuum de la vie. Ce sont des systèmes. Si on veut faire œuvre de bâtisseurs dans les pays africains pour y garantir la viabilité de l'économie et de la démocratie, on doit considérer l'ensemble des systèmes. Nous craignons qu'il ne se crée des déséquilibres importants dans la planification de l'éducation. Aujourd'hui, nous consacrons beaucoup de temps et d'efforts à l'éducation primaire. Que se produira-t-il lorsque les élèves termineront leurs études primaires? Comment pourrons-nous garantir la qualité du système si nous ne nous efforçons pas de concevoir soigneusement un projet englobant des établissements de formation supérieure des enseignants? Comment pourrons-nous combattre le VIH/sida et les autres problèmes de santé dans les pays en voie de développement, notamment en Afrique, si nous n'avons pas les moyens de donner une solide formation spécialisée aux futures infirmières? Il y a certains principes à respecter et certains préalables à établir pour bâtir des sociétés stables et solides, ce qui comprend l'établissement d'un système d'éducation complet. Par conséquent, nous ne disons pas qu'il est inopportun de mettre l'accent sur l'enseignement primaire, mais nous craignons qu'on oublie le reste du système d'éducation. Lorsqu'on collabore avec les pouvoirs publics dans les pays en voie de développement, on doit préconiser une perspective globale comprenant l'ensemble du système. Ce n'est pas ce que nous constatons à l'heure actuelle.

Je peux vous parler du travail que nous effectuons dans les provinces côtières du Kenya, plus particulièrement dans les districts de Mombasa, Kwale et Kilifi. Nous nous sommes consacrés, par exemple, à l'éducation préscolaire. Si vous regardez ce qui se produit en première année en raison des investissements dans l'éducation préscolaire, vous constaterez des différences extraordinaires dans les taux de réussite entre les jeunes qui ont bénéficié de l'éducation préscolaire et ceux qui n'en ont pas bénéficié. J'ajouterais que la différence est particulièrement marquée parmi les filles.

Nous travaillons aussi dans le domaine de la formation supérieure des enseignants. Par exemple, l'Université Aga Khan, au Kenya, se dotera bientôt d'un institut du perfectionnement en éducation, où les enseignants qui exercent déjà leur profession pourront bénéficier de l'aide dont ils ont besoin pour veiller à ce que leur enseignement soit de la meilleure qualité qui soit.

J'aimerais également souligner l'une de nos réussites à Mombasa parce que nous travaillons aussi dans le domaine de l'enseignement primaire. Il s'agit d'un programme que nous appelons affectueusement KENSIP, c'est-à-dire le Kenya School Improvement Program ou programme d'amélioration des écoles du Kenya. C'est un programme dont le Canada devrait être fier et qui est le fruit de la collaboration entre la Fondation Aga Khan et l'ACDI. Des mécanismes et des modèles novateurs ont été établis dans le cadre de ce programme en vue d'améliorer la qualité dans les écoles communautaires, parmi les enseignants et les élèves du primaire, avec la participation de la population locale. Cette participation se fait grâce à des mécanismes novateurs de gouvernance. Le ministère de l'Éducation du Kenya est en train de reprendre l'idée et voudrait généraliser cette approche à l'ensemble du pays. C'est un exemple formidable des progrès considérables pouvant être réalisés dans l'enseignement primaire grâce à la collaboration de l'ACDI, de la société civile canadienne, de la société civile kenyenne et des pouvoirs publics au Kenya.

Nous obtenons bel et bien des résultats encourageants. J'aimerais à cet égard vous signaler que vous trouverez dans votre cahier, sous l'onglet « éducation », un résumé de notre travail dans le domaine de l'éducation préscolaire. Il est question, dans ce résumé, des programmes au Kenya et ailleurs en Afrique de l'Est ainsi que de la nécessité de ne pas négliger l'ensemble du système, même si l'enseignement primaire est important. C'est la seule façon de susciter des changements durables.

Le sénateur Andreychuk : Le Canada a dépensé de l'argent et a consacré du temps pour améliorer les programmes de formation des enseignants au Kenya. Cependant, comme vous l'avez indiqué à raison, même si on travaille sans relâche sur ce volet parce qu'on en a les moyens, si le reste du système ne tient pas debout, il faut recommencer sans cesse. Ce n'est ni l'ONU, ni vous, ni l'ACDI qui détenez la clé, mais bien les pouvoirs publics et malheureusement, il y a des changements au sein de ces pouvoirs. Dans certains pays, l'État n'a plus les moyens qu'il avait, et certains États ont mal employé l'argent dont ils disposaient. Si les pouvoirs publics sont la clé de la réussite en matière d'éducation, qu'avons- nous fait de mal et qu'avons-nous fait de bien pour les aider?

M. Shariff : Voilà un enjeu crucial. Il ne fait aucun doute que nous devons collaborer avec les États. Nous devons aussi veiller à ce que les investissements dans un pays soient harmonisés et à ce qu'ils correspondent à l'effort global, c'est-à-dire aux priorités sur le continent en matière de développement. Cette observation est valable pour la société civile de même que pour les organismes donateurs. Tous les organes de la société civile, les groupes religieux ou confessionnels et les organismes de développement international doivent voir au-delà de leur propre jardin et doivent éviter l'esprit de clocher et les efforts ponctuels. Nous devons faire preuve d'uniformité dans nos priorités et nous devons collaborer avec les pouvoirs publics, mais nous devons simultanément investir et dans l'État, et dans les institutions extérieures à l'État qui constituent des gages de stabilité à long terme.

Nous ne pourrons jamais compter sur les pouvoirs publics à tout coup. Malheureusement, les États sont souvent défaillants sur le continent. Par conséquent, même si nous devons les soutenir et tâcher de les aider à se consolider au fil du temps, nous devons reconnaître la réalité crue. Il nous faut créer des filets de sécurité pour la société dans son ensemble de manière à ce qu'il y ait d'autres moyens de fournir les services sociaux importants. Lorsqu'opère la magie de l'interaction entre une société civile forte et un État fort, c'est la population qui en bénéficie.

Nous ne pouvons pas mettre tous nos œufs dans le même panier, mais nous constatons à regret que les organismes donateurs ont tendance actuellement à diriger exclusivement leur aide vers les États, par des approches sectorielles ou des approches axées sur les programmes. L'intention est admirable. Comme semble le dire le sénateur, il faut appuyer les États. Toutefois, comme je l'ai dit, l'État ne peut constituer à lui seul une société et une démocratie solides. Les démocraties sont dotées d'une structure riche et complexe d'institutions englobant la société civile. Nous devons agir avec beaucoup de prudence en investissant simultanément dans des programmes de haute qualité issus et de l'État, et de la société civile, puis nous devons veiller à ce que ces programmes fonctionnent en symbiose.

Le sénateur Andreychuk : On entend beaucoup parler sur le continent du Nouveau partenariat pour le développement de l'Afrique, qu'ont mis au monde les dirigeants africains. On entend aussi parler des Objectifs de développement du millénaire formulés par l'ONU, qui concernent l'ensemble de la communauté internationale. Dans quelle mesure tenez-vous compte de ce partenariat et de ces objectifs dans l'élaboration de vos programmes?

M. Shariff : Nous accordons beaucoup d'attention à ces deux mesures importantes. Le Nouveau partenariat pour le développement de l'Afrique repose sur l'idée que les États africains doivent être tenus responsables des résultats qu'ils obtiennent et doivent se rendre des comptes les uns aux autres. Évidemment, c'est un partenariat très important et admirable, et nous y sommes très favorables. Nous suivons attentivement son évolution. Les Objectifs de développement du millénaire sont bien entendu très importants. Toutefois, nous regrettons que ces objectifs, qui constituent à certains égards un minimum, soient devenus un plafond dans nombre de discussions sur les priorités des donateurs.

Les Objectifs de développement du millénaire constituent un très bon moyen de galvaniser les États et de les inciter à concentrer leurs efforts, mais ils ne correspondent pas à la gamme complète des besoins et des priorités des pays en voie de développement. Comme je l'ai dit, nous sommes d'avis que nous devons travailler simultanément sur plusieurs fronts. Nous aimerions que ce soit plus facile, mais ce n'est pas le cas. Bien que les Objectifs de développement du millénaire constituent un bon cri de ralliement, ils ne correspondent pas à la totalité des priorités sur le continent.

Le sénateur Merchant : Lorsque vous décidez d'œuvrer dans un pays, préférez-vous que l'État y soit d'un certain type? Les pays où vous vous trouvez ont-ils une certaine forme de régime démocratique? Y a-t-il des endroits où vous préférez ne pas intervenir en raison du type de régime? Compte tenu de la pauvreté en Afrique, je ne sais vraiment pas comment on peut choisir les pays où l'on va concentrer ses efforts.

M. Shariff : Nous passons habituellement passablement de temps à discuter avec l'État avant d'établir des programmes importants dans un pays. Tous nos engagements sur le continent sont issus d'un accord officiel avec l'État ou, à tout le moins, d'une consultation de l'État et d'une collaboration avec lui.

Son Altesse l'Aga Khan vient de signer une importante entente de collaboration avec le gouvernement du Mali, pays dans lequel nous entreprenons certains travaux de restauration culturelle. Cette initiative vise en grande partie à favoriser le développement social, et nous espérons avoir l'aide de l'ACDI dans cette mission.

Les travaux que nous avons effectués en Égypte, notamment dans le parc Al Azhar, et les efforts de développement social avec les communautés vivant autour du parc, ont été rendus possibles grâce à la collaboration exceptionnelle du gouvernement égyptien. En Afrique de l'Est, nous sommes depuis longtemps engagés auprès des trois pays de la région et de Zanzibar. Le travail que nous accomplissons aujourd'hui dans le nord du Mozambique est le résultat d'une proposition préparée conjointement avec l'ACDI, qui comprenait une lettre du ministre des Affaires étrangères du Mozambique dans laquelle il appuyait nos activités et confirmait que la mission était conforme à l'approche globale du gouvernement.

Nous œuvrons dans des pays où nous croyons pouvoir entretenir une bonne collaboration avec des gouvernements ouverts et disposés à travailler avec nous. C'est ce qui nous permet d'apporter les changements les plus efficaces.

Le sénateur Merchant : Il y a quelques années, j'ai parcouru le Canada avec le Groupe de travail du premier ministre sur les femmes entrepreneures. Nous avons appris qu'il était difficile pour les femmes canadiennes de contracter un emprunt à la banque à cause de la perception voulant qu'il soit plus risqué d'accorder un prêt à une femme qu'à un homme.

Quelle est votre expérience avec les femmes en Afrique et à quels genres de projets participent-elles?

M. Shariff : Je vous dirais que tous les projets que j'ai mentionnés et tous ceux décrits dans les cahiers que nous vous avons donnés accordent la priorité à la participation des femmes. Évidemment, c'est ce qu'on appelle dans le milieu « une question transsectorielle », ce qui veut tout simplement dire que c'est partout. C'est une question prioritaire dans chaque activité de programme. D'après ce que nous avons observé, les femmes font un travail remarquable en ce qui a trait au développement du secteur privé. Pour ce qui est des produits de la microfinance, notre expérience est la même qu'à l'échelle internationale, c'est-à-dire que les taux de remboursement sont très élevés, les fruits du travail des femmes sont habituellement consacrés à la famille et aux enfants. Par conséquent, travailler avec des femmes a un fort effet de levier, et cela va bien au-delà des femmes que nous aidons.

Je vais maintenant vous parler de notre travail sur le plan des études supérieures. Il est important de noter que certaines professions, qui sont essentielles aux progrès sociaux, ont été mal servies. L'enseignement et les sciences infirmières en sont un exemple. Les postes dans ces domaines sont occupés très majoritairement par des femmes. Notre travail consiste principalement à établir des critères élevés reconnus à l'échelle internationale — particulièrement aux chapitres de l'enseignement et des sciences infirmières — afin que la femme puisse se tailler une place dans des pays qui recrutent une main-d'œuvre très qualifiée. Nous espérons que les femmes seront pleinement reconnues pour leur contribution au développement national.

Nous craignons depuis quelque temps, non seulement en Afrique, mais aussi ailleurs dans le monde, que ces professions soient marginalisées, souvent parce que ce sont principalement des femmes qui les exercent. Ce sont des professions essentielles et un milieu où l'égalité des sexes est très importante.

Le président intérimaire : Évidemment, ces initiatives sont entreprises en partenariat avec d'autres organisations. À quelle fréquence travaillez-vous avec des organisations privées?

M. Sharriff : Nous croyons que le secteur privé joue un rôle important dans ce que nous appelons l'initiative privée — c'est-à-dire tout ce qui, en dehors du gouvernement, contribue grandement au développement démocratique. Je vais maintenant vous parler du Fonds de développement économique Aga Khan, une agence privée à but lucratif. Par le biais de ce Fonds, le Réseau a investi dans les infrastructures et les industries essentielles des pays en développement en vue de favoriser l'autonomie et de réduire la vulnérabilité dans les collectivités pauvres. C'est assez rare que des investissements à grande échelle permettent le développement des collectivités sans les exploiter. Je vais vous donner deux exemples d'entreprises privées avec qui nous travaillons.

Tout d'abord, il y a Frigoken, une entreprise privée novatrice qui travaille avec des agriculteurs à petite échelle et leur fournit des services de développement économique. Aujourd'hui, Frigoken est le plus gros exportateur de haricots verts traités du Kenya. Son seul but est de réaliser des profits. C'est une entreprise à but lucratif. On s'attend à ce que les agriculteurs soient autonomes sur le plan économique grâce au lien de confiance qu'ils établissent avec tous les petits fournisseurs à qui ils vendent leurs produits.

Ensuite, il y a la chaîne hôtelière Serena, qui compte actuellement des établissements dans plusieurs pays en développement, principalement en Afrique, dont beaucoup en Afrique de l'Est. Les hôtels Serena respectent des normes internationales élevées en matière de qualité tout en demeurant sensibles à l'environnement et à la culture. Cette chaîne investit dans le capital humain pour s'assurer que les talents locaux profitent d'une bonne carrière à laquelle ils ne seraient normalement pas destinés. Nous trouvons maintenant un personnel local hautement qualifié dans le secteur touristique, lequel, comme vous le savez, est le plus gros employeur au monde. C'est un autre exemple de notre collaboration avec le secteur privé; et nous veillons à ce que les collectivités défavorisées soient les principales bénéficiaires de l'avancement économique.

Le sénateur Jaffer : J'ai une question sur un autre sujet. Le sénateur Andreychuk a parlé de Mombasa et, si je comprends bien, vous y avez mis sur pied un centre d'excellence. En quoi consiste-t-il?

M. Shariff : On vise l'établissement d'une nouvelle Académie Aga Khan, dont la première se trouve à Mombasa. Les Académies Aga Khan sont destinées à former un réseau d'écoles dans le monde en développement. Aux dernières nouvelles, on avait déjà choisi 20 villes de pays en développement en Afrique, en Asie centrale et du Sud. Ces écoles dispenseront une éducation conforme aux normes internationales les plus élevées et prépareront au baccalauréat international. Elles aspireront à créer une nouvelle génération de leaders africains et s'adressent à des étudiants du monde en développement. Au fil du temps, lorsque le réseau sera établi, vous verrez des étudiants dans d'autres pays en développement, parler couramment l'anglais ainsi qu'une ou deux autres langues et recevoir une formation de calibre mondial axée sur les lettres et les sciences humaines car nous visons à former des citoyens et des dirigeants. De plus, ces écoles auront pour mandat de s'occuper du perfectionnement des enseignants. Chaque école bénéficiera d'un centre de perfectionnement qui investira dans la qualité de l'enseignement et de l'apprentissage, non seulement à l'école même, mais aussi dans les écoles des communautés voisines. Ces écoles seront un exemple et un modèle de collaboration internationale pour les niveaux primaire et secondaire et permettront aux étudiants exceptionnellement brillants de devenir la nouvelle génération de leaders dont le continent a tant besoin pour assurer son développement.

Le sénateur Jaffer : Je passe d'un extrême à l'autre, monsieur Shariff, mais le problème se situe au niveau des madrasas. Travaillez-vous avec elles? Et si c'est le cas, comment réussissez-vous à établir des partenariats? Comme nous le savons tous, les madrasas sont des écoles religieuses, mais vous avez peut-être une meilleure définition. J'imagine qu'il y en a aussi en Afrique.

M. Shariff : Dans nos efforts de développement de la petite enfance sur la côte swahili, la côte de l'Afrique de l'Est et à Zanzibar, nous avons voulu préserver la longue tradition des madrasas qui, vouées exclusivement à l'éducation religieuse, veillent depuis longtemps à la scolarisation dans les collectivités. Ce n'est pas seulement la matière enseignée qui est traditionnelle, les méthodes d'enseignement le sont aussi. C'est pourquoi, depuis de nombreuses années, nous travaillons avec ces écoles traditionnelles des côtes kényane et tanzanienne, de l'Ouganda et de Zanzibar pour trouver les meilleures techniques pédagogiques laïques et accroître l'instruction religieuse dans un cadre d'apprentissage de niveau international.

Par ailleurs, ce que nous avons constaté dans ces écoles et ces projets, c'est qu'au fil des années, la communauté se mobilise et amasse des fonds pour financer les écoles, la construction d'établissements et le recrutement d'enseignants. Nous lui offrons souvent une assistance technique, et nous avons vu d'autres communautés non musulmanes dans les villages être attirées par ces écoles en raison du niveau élevé d'éducation. Par conséquent, nous avons créé des microcosmes pluralistes, reflétant la diversité des communautés dans les centres laïques de développement de la petite enfance, lesquels permettent d'accroître le nombre de madrasas traditionnelles.

Ce modèle est important pour diverses raisons, notamment parce qu'il permet de concilier le progrès matériel et les institutions modernes avec les traditions culturelles de ces communautés plutôt que les séparer et de les aliéner.

Ensuite, la mobilisation de la communauté garantit une certaine durabilité. Beaucoup de ces petites communautés ont créé ce que nous appelons des « petits fonds de dotation », qui finiront par couvrir le salaire d'un enseignant. Nous formons les enseignants, mais les communautés paient les salaires. Pour ce faire, elles se mobilisent et constituent des fonds de dotation pour assurer la viabilité de ces écoles. Évidemment, les femmes sont réellement celles qui mènent le combat. Les mères se mobilisent pour s'assurer que leurs enfants bénéficient de possibilités d'apprentissage de qualité supérieure. Les expériences que nous avons vécues en Afrique de l'Est se sont révélées très intéressantes et fructueuses, et je vais vous renvoyer encore à l'onglet « éducation » du cahier qui en parle, dans le contexte de nos efforts généraux visant le développement de la petite enfance.

Le sénateur Jaffer : J'aimerais que vous me parliez des mesures particulières que vous avez prises pour permettre aux jeunes filles d'aller à l'école. Ensuite, si je comprends bien, les écoles accueillent des enfants de toutes les confessions, n'est-ce pas?

M. Shariff : Pour répondre à votre dernière question, sachez que toutes nos activités sont non confessionnelles. Peu importe où nous travaillons, nos services sont ouverts à tous et, comme vous pouvez l'imaginer, les services de qualité attirent de plus en plus les gens. Nous créons donc des microcosmes représentant la diversité des communautés dans lesquelles nous œuvrons.

Pour ce qui est des femmes, il est crucial de les encourager, particulièrement les jeunes filles, à aller à l'école, au même titre que les garçons, car plusieurs facteurs font obstacle à leur pleine participation aux activités scolaires. Chose certaine, les jeunes filles cessent d'aller à l'école en vieillissant car elles n'ont pas de toilettes individuelles. Nous devons donc intervenir le plus rapidement possible afin d'installer, avec l'aide de la communauté, des latrines séparées pour les filles. C'est incroyable de voir à quel point cela peut accroître la scolarisation des filles.

Ensuite, il est souvent très difficile pour une famille de subvenir à ses besoins sans l'aide des enfants. Les travaux agricoles visent principalement à alléger le fardeau qui pèse sur les femmes. Par exemple, nous devons construire des puits d'eau de façon réfléchie et durable afin que les communautés puissent s'en servir et assurer leur entretien. Souvent, un puits est d'une grande utilité pour les femmes qui doivent autrement marcher pendant de longues heures matin et soir pour aller chercher de l'eau. Ainsi, elles disposent de plus de temps pour accomplir d'autres tâches et permettre à leurs enfants d'aller à l'école. Encore une fois, ce sont souvent les jeunes filles qui en bénéficient.

Finalement, autre exemple intéressant : presque toutes nos activités de formation à l'intention des enseignants visent un objectif important. Nous mettons en garde les enseignants face aux préjugés sexistes involontaires ou inconscients qu'ils pourraient avoir devant les garçons ou les hommes. Nous leur demandons de traiter les filles équitablement; c'est essentiel pour la qualité de l'enseignement.

N'oublions pas qu'amener les filles à fréquenter l'école est une chose; les garder en est une autre. En l'absence d'un enseignement de qualité et d'améliorations concrètes des résultats scolaires, elles abandonneront. En investissant dans la formation des enseignants, nous veillons à ce que les besoins des filles soient pris en considération, de sorte qu'elles puissent étudier et réussir.

Le président intérimaire : Les madrasas sont d'actualité. Jouez-vous un rôle dans l'évaluation des programmes d'études, qui est la façon la plus diplomatique de les appeler, des écoles que vous appuyez, afin que le contenu soit plus éducatif que sujet à controverse?

M. Shariff : Je dirais que les madrasas reflètent pleinement la diversité des centres de la petite enfance à laquelle on s'attendrait dans n'importe quel contexte. Je sais que les images et les commentaires diffusés dans les médias laissaient davantage voir un certain type de madrasas dans certaines régions du monde. Mais nous n'y sommes pas. Nos efforts dans ce sens ont été déployés en Afrique de l'Est et sur la côte swahili et, en général, nous n'avons eu aucun problème avec le contenu du programme auquel vous faites allusion avec diplomatie.

Le président intérimaire : Je vais laisser M. Peter Berg, notre attaché de recherche, poser la dernière question, car il aimerait avoir des précisions sur un sujet en particulier.

Peter Berg, Division de l'économie, Direction de la recherche parlementaire : Le développement économique et l'expansion du secteur privé de ces pays sont au nombre de vos priorités. Dans votre déclaration liminaire, vous avez dit que les gouvernements canadiens précédents y accordaient également beaucoup d'importance, mais que les instruments et les mécanismes précis visant à développer le secteur privé ne sont pas encore au point aujourd'hui. Selon vous, quelle devrait être la politique du Canada en matière de développement du secteur privé? De quelle façon le Canada peut-il investir efficacement dans ce secteur? Vous avez insisté sur le fait que le Canada devait travailler avec des organismes de développement du secteur privé plutôt qu'avec les gouvernements directement. Quels seraient les principaux moyens d'y parvenir?

Les gouvernements prennent-ils trop de place en Afrique et cela retarde-t-il le développement du secteur privé? Quel rôle le Canada peut-il jouer pour créer un climat plus propice à l'investissement?

M. Shariff : En ce qui concerne la politique sur le développement du secteur privé, nous ne voulons pas imposer de fardeau supplémentaire à l'ACDI ni au gouvernement canadien étant donné que c'est un problème auquel les pays en développement en général sont encore confrontés. Il n'y a pas de réponses faciles à ces questions. Nous aurions répondu la même chose aux autres organismes donateurs ailleurs dans le monde relativement à ce genre de politique. Le Canada n'est pas le seul dans cette situation.

D'après notre expérience, il y a plusieurs mesures que nous devrions prendre en ce qui a trait au développement du secteur privé. Tout d'abord, nous devrions envisager sérieusement de faire participer les populations rurales. Il ne s'agit pas d'un phénomène strictement urbain. Il faudrait réfléchir à la façon dont les populations rurales pourraient tirer avantage des débouchés commerciaux dans les villes. Pour ce faire, nous devrions offrir des services de développement d'entreprises, renforcer les liens commerciaux et former les entrepreneurs. Il y a une série d'activités qui sont importantes pour les populations rurales et nous devons ne pas l'oublier.

Ensuite, il y a la microfinance. J'utilise le terme « microfinance » et non « microcrédit » parce qu'en fait, il y a toute une série de produits différents qui seraient utiles aux nouveaux entrepreneurs. Le microcrédit, c'est-à-dire les prêts, est l'un d'eux. La microépargne en est un autre; étonnamment, la plupart des pauvres du continent n'ont pas accès aux produits d'épargne. La microassurance est un autre domaine dans lequel nous entreprenons d'importantes activités; l'assurance-récolte et les assurances pour les entreprises de toutes sortes. Nous sommes à mener, de concert avec la Gates Foundation, une étude sur le développement des principaux produits de microassurance au Pakistan et en Tanzanie.

Il y a une série de produits de microfinancement dans lesquels il est essentiel que le Canada investisse. Il serait utile que le Canada pense à développer une expertise particulière dans ce domaine. Pour ce faire, il pourrait former des ressources humaines, faire la preuve de ses capacités à ce chapitre, trouver les bons partenaires et faire d'importants investissements dans l'entreprenariat par le biais de la microfinance.

En troisième lieu, le Canada pourrait appuyer des modèles du secteur privé qui sont non seulement durables sur le plan économique, c'est-à-dire rentables, mais qui visent également les communautés défavorisées et permettent de s'assurer qu'elles puissent bénéficier de ce modèle. Il faudrait élaborer un ensemble de méthodes axées, entre autres, sur le développement du secteur privé et la microfinance à l'intention des villageois et des membres de communautés qui prennent part à un important projet d'entreprise industrielle. On pourrait également lancer des initiatives en matière d'éducation, de santé et de soutien rural pour permettre aux villageois d'avoir le temps et la capacité d'avancer dans le développement du secteur privé. Le Canada pourrait s'appuyer sur des modèles novateurs pour élaborer sa politique en matière de développement du secteur privé.

Le sénateur Smith : J'ai rencontré de nombreux membres de votre communauté un peu partout au cours des années, et j'ai toujours été très impressionné. Quand je regarde cette carte, je suis allé à Mombasa et je vois tous les endroits en Afrique de l'Est, au Mali, en Syrie, en Inde, au Kirghizistan, au Pakistan et au Bangladesh. Où se trouve la plus grande communauté ismaïlienne? J'essaie de mieux connaître la taille de cette communauté et sa répartition dans le monde, pas nécessairement en Amérique du Nord, mais ailleurs dans le monde.

M. Shariff : Laissez-moi vous dire quelques mots sur cette communauté et sa relation avec le Réseau Aga Khan de développement qui, je pense, sous-tend votre question. La communauté ismaïlienne s'est établie en Afrique de l'Est ainsi qu'en Asie du Sud et centrale, notamment en Afghanistan et au Tadjikistan. La communauté appuie le Réseau, quoiqu'elle profite de moins en moins de ses services. Par exemple, même si une importante communauté ismaïlienne se trouve en Afrique de l'Est, aujourd'hui, la grande majorité des bénéficiaires, je dirais 90 p. 100, ne sont pas ismaïliens. Cependant, nous avons reçu beaucoup d'aide et de ressources de leur part. La communauté ismaïlienne n'est pas du tout présente dans le nord du Mozambique et très peu au Mali. La relation qui existe entre elle et le Réseau est extraordinaire, même dans ce pays. En dépit du fait que l'aide nous vient de plus en plus d'ailleurs, la communauté ismaïlienne nous apporte un grand soutien. Notre travail est non confessionnel, et nous exerçons nos activités dans des secteurs où l'on retrouve à la fois des communautés ismaïliennes et non ismaïliennes. Il nous arrive de plus en plus souvent de travailler dans des endroits où aucun Ismaïlien n'est établi.

Le président intérimaire : Sénateurs, avant le début de la séance, j'ai eu l'occasion de discuter avec M. Shariff de ma relation de longue date avec la communauté ismaïlienne et de l'aspect positif de cette relation.

Je tiens à féliciter la Fondation Aga Khan pour les nombreux travaux auxquels elle a participé au fil des années, et particulièrement vous, monsieur Shariff et votre organisation, pour tout ce que vous accomplissez en Afrique. Enfin, je voudrais de nouveau vous remercier d'avoir fait preuve de patience et d'avoir partagé avec nous votre grande sagesse; cela a ajouté une grande valeur à notre rapport. Merci beaucoup. J'espère vous revoir bientôt.

La séance est levée.


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