Délibérations du comité sénatorial permanent des
Affaires étrangères et du commerce international
Fascicule 7 - Témoignages du 21 novembre 2006
OTTAWA, le mardi 21 novembre 2006
Le Comité sénatorial permanent des affaires étrangères et du commerce international se réunit ce jour à 17 heures pour examiner l'entente entre le Canada et les États-Unis à propos du bois d'œuvre.
Le sénateur Hugh Segal (président) occupe le fauteuil.
[Traduction]
Le président : Il est 17 heures et nous avons quorum. Bienvenue à cette réunion du Comité sénatorial permanent des affaires étrangères et du commerce international. Nous avons la chance, cet après-midi, et malgré l'imminence d'un vote dans l'autre Chambre, d'accueillir l'honorable David Emerson, député et ministre du Commerce international.
Comme le savent le ministre et les sénateurs, nous sommes en train d'examiner l'entente qui vient d'être conclue à propos du bois d'œuvre quant à ses liens en général avec les autres accords de commerce international et les mécanismes de règlement des différends en vertu de l'ALENA et de l'ALE.
On m'a indiqué que le ministre ne va pas prononcer de déclaration initiale. Puis-je me permettre de l'inviter, lui et ses collaborateurs qui ont travaillé sur ce dossier — comme Paul Robertson, Andrea Lyon, Hugh Cheetham et Michael Solursh — à nous parler des répercussions que cette entente récente sur le bois d'œuvre aura sur les mécanismes de règlement des différends prévus dans l'ALENA. Va-t-elle établir des précédents qui pourraient nous poser problème dans l'avenir ou, au contraire, avoir un effet salutaire sur d'autres difficultés qui pourraient survenir ultérieurement?
L'honorable David Emerson, C.P., député, ministre du Commerce international : Merci beaucoup, monsieur le président. Je suis très honoré de me trouver devant vous pour parler du bois d'œuvre et d'autres questions.
J'aborde le chapitre 19 avec le point de vue de quelqu'un qui l'a connu dans les tranchées, pour ainsi dire, parce que avoir travaillé de nombreuses années dans le secteur du bois d'œuvre. J'ai toujours estimé que le chapitre 19, dans le cas du bois d'œuvre, n'était qu'un mécanisme de règlement des différends imparfait.
Malgré ses imperfections, il est toutefois meilleur que la plupart des autres solutions proposées ailleurs, notamment le mécanisme de l'OMC. Il est imparfait parce que la gestion et la propriété des forêts et de l'industrie forestière au Canada sont très différentes de ce qu'on trouve aux États-Unis. Il fait intervenir d'obscures considérations quant au prix et à la gestion du bois d'œuvre, à la gestion de l'accès à cette matière première, de même qu'à la gestion de l'environnement en rapport avec ce produit. Est également concernée l'industrie des produits forestiers qui a fait l'objet d'une quantité incroyable de données et d'analyses légales réalisées par ceux qui ont intérêt à poursuivre les entreprises de produits forestiers canadiens, surtout dans le bois d'œuvre, en vertu des lois américaines sur le commerce.
Cela étant, le chapitre 19 a donné lieu à toute une série de différends qui se sont prolongés sur plusieurs années. En ces occasions, le chapitre 19 a été invoqué pour imposer, plusieurs années durant, des droits temporaires jusqu'à ce qu'à force de recours en justice et de victoires juridiques, ceux-ci ne soient définitivement terrassés. Il demeure que, dans de ce genre de différends, la victoire juridique n'est pas synonyme de victoire commerciale.
Cela étant, nous nous sommes retrouvés dans la situation que nous avons connue avec l'accord sur le bois d'œuvre, le dernier différend en la matière ayant duré cinq ans. Au début, les droits qu'on nous a imposés totalisaient environ 27 p. 100. Après une brève période à 10 ou 11 p. 100, on nous a menacés de les faire repasser à 14 ou 15 p. 100 à l'automne.
Tout cela pour dire que, si le chapitre 19 s'est avéré être un mécanisme valable pour régler certains différends commerciaux, il n'a pas été idéal pour le bois d'œuvre. C'est pour cela que nous avons assorti l'accord sur le bois d'œuvre d'une entente à part destinée à régler les problèmes susceptibles de se poser dans le cadre de l'accord, c'est-à- dire les questions relatives au bois d'œuvre, aux problèmes de contraventions et autres. Cette entente de règlement des différends sera parachevée sous peu, d'ici deux à 10 mois, et comme elle sera exécutoire, elle permettra de régler très rapidement les conflits éventuels.
Elle ne remet absolument pas en question le chapitre 19 en tant qu'instrument général de règlement des différends dans le cadre de l'ALENA. Le chapitre 19 demeure. En fait, comme le bois d'œuvre sera traité à part du chapitre 19 dans les sept ou neuf prochaines années, il sera davantage possible, pour les Américains en particulier, d'adopter un point de vue plus nuancé vis-à-vis du chapitre 19. Le chapitre 19 est très apprécié au Canada dans la plupart des secteurs d'activité, mais on ne l'adule pas aux États-Unis, loin s'en faut. Il existe un important courant de pensées aux États-Unis qui voudrait que le chapitre 19 soit vidé de sa substance, voire éliminé.
Le sénateur Stollery : Comme vous le savez, nous étudions la question du mécanisme de règlement des différends autant que le reste. Si vous me le permettez, monsieur le président, j'aimerais lire pour la retranscription un éditorial paru dans le Financial Times du 29 avril 2006, qui est sans doute le journal d'affaires le plus lu et le plus réputé en langue anglaise.
Son titre pourrait à peu près se traduire ainsi : « Basses œuvres dans le bois d'œuvre : l'entente canado-américaine sur le bois d'œuvre transforme le libre-échange en véritable farce ». Je vous en lis un passage.
On considère souvent que l'Amérique du Nord est le creuset de l'idéologie du libre marché et que les États-Unis et le Canada sont partis à l'Accord de libre-échange nord-américian (ALENA). Pourtant, les gouvernements de ces deux pays ont convenu, cette semaine, de régler leurs vieux différends à propos du bois d'œuvre que le Canada exporte aux États-Unis, d'une manière qui aurait pu faire passer les responsables du Comecom, à l'ère soviétique, pour des adeptes de Friedman. En effet, en vertu de cette entente, les États-Unis se sont engagés à cesser de prélever des droits d'importation et à rembourser une partie de ceux qu'ils avaient prélevés dans le passé, à la condition expresse que le Canada convienne d'imposer une taxe d'exportation sur ses propres produits, advenant que les prix et les quantités du bois d'œuvre expédié vers les États-Unis dépassent certains plafonds.
Il est fort à parier que si des entreprises privées tentaient de leur propre chef de conclure de telles ententes anticoncurrentielles, elles seraient traduites à juste titre devant les autorités canadiennes et américaines. Et pourtant, Canadiens et Américains s'en sortent en parlant de commerce administré.
Il est toutefois malheureux de constater que c'est par ce genre de partage sporadique du marché que Washington et Ottawa sont parvenus à conclure des cessez-le-feu périodiques dans leurs différends sur les subventions qui durent depuis 20 ans. Les Américains se plaignent que les compagnies canadiennes versent des droits de coupe inférieurs à ceux payés par leurs concurrents au sud de la frontière. La plupart des décisions rendues par le groupe spécial de règlement des différends de l'ALENA et par le tribunal de l'OMC ont été favorables au Canada, mais n'ont pas permis de régler le problème.
En fin de compte, la saga du bois d'œuvre illustre les limites de nos procédures de règlement de différends internationaux quand les deux parties sont déterminées à faire fi des décisions rendues et à en découdre. Il n'empêche que le reste du monde a le droit de rire quand on qualifie cet arrangement d'« entente solide axée sur le marché », comme l'a fait un haut responsable américain cette semaine.
Le président : Je suppose que vous ne vous associez pas forcément au point de vue exprimé dans cet article et que vous vous êtes contenté d'en faire la lecture pour la retranscription, n'est-ce pas?
Le sénateur Stollery : C'est le point de vue de l'éditorialiste du Financial Times, mais je me dois de demander au ministre le genre de message que le Canada envoie au reste du monde quand on sait que nous n'avons pas eu de débat sur le libre-échange depuis la Commission McDonald, alors que j'étais encore à la Chambre des communes. Quel genre de message envoie-t-on à nos concurrents sur la scène internationale? Que doit-on conclure au sujet des mécanismes de règlement des différends si l'on se heurte à un problème qu'aucune des deux parties ne veut vraiment régler? Où va-t-on se retrouver avec tout cela?
M. Emerson : Je suis heureux que vous ayez lu cet article pour la retranscription. C'est bien beau votre discours à la Lewis Caroll, mais nous sommes de ce côté-ci du miroir, dans la réalité canadienne, où des milliers de gens vivent de l'industrie du bois d'œuvre. Nous devons donc nous préoccuper des Canadiens et des travailleurs canadiens. Nous souhaiterions tous que le mécanisme de règlement des différends soit différent et nous pouvons tous en proposer des versions qui seraient supérieures à la formule actuelle.
Je suis intimement convaincu, tout comme mon gouvernement, que le compromis négocié qui nous a permis de parvenir à une solution de pis-aller, est relativement raisonnable et nettement supérieure à ce que nous avons réalisé dans le passé. J'ajouterai que le gouvernement du Canada n'a pas fait plus mal que les autres pays en matière de promotion de la libéralisation du commerce multilatéral et des améliorations à apporter au système d'échanges internationaux, notamment aux mécanismes de règlement des différends et aux règles régissant les recours commerciaux. Je préférerais de loin appliquer le chapitre 19, malgré tous ses bobos, que le mécanisme de règlement des différends de l'OMC dans le genre de conflit que nous venons juste d'avoir. Comme vous le savez, en vertu de l'OMC, vous ne récupérez jamais votre argent, même si vous remportez votre cause. Le seul recours dont vous disposiez consiste à appliquer des mesures de rétorsion contre le partenaire commercial qui a enfreint les règles de l'OMC. Vous savez par ailleurs qu'au Canada, on ne peut espérer récupérer que quelques millions de dollars en droits compensateurs sur des produits importés et que l'on cause alors plus de dommage à l'économie canadienne que ce qu'on retire en avantages.
Le mécanisme proposé n'est pas parfait, et je suis tout à fait d'accord avec ce qui est exprimé dans cet article — qui, je suppose, vous parle tout particulièrement — en ce sens que le règlement des différends est excessivement important. Il mérite plus d'attention que ce qu'on lui a accordé jusqu'ici, mais il n'en demeure pas moins que nous vivons dans un monde bien concret et que certains pays ne sont tout simplement pas disposés à apporter des changements révolutionnaires pour adopter le genre de règlement des différends qui nous intéresserait; cela à cause d'un esprit de clocher qui pousse à un protectionnisme extrême.
Le sénateur Di Nino : Bienvenue parmi nous, monsieur le ministre. Je suis heureux de vous revoir. Sans retirer à quoi que ce soit de ce que mon ami le sénateur vient de dire, je me dois de vous poser une question. On peut considérer le volume énorme d'échanges commerciaux entre nos deux pays — dans le cadre de l'ALE et de l'ALENA — qui atteint annuellement 300 à 400 milliards de dollars. Au fil des ans, nous avons eu de très nombreux différends, qu'on ne peut même plus dénombrer. Comment a-t-on vécu cela de façon générale?
M. Emerson : Mes fonctionnaires ont préparé un tableau illustrant notre parcours en vertu du chapitre 19, dans le cadre de l'ALENA. Je suis heureux de vous le remettre, mais je ne le commenterai pas. Pour en revenir à ce que je disais au début, en réponse à la question du président, si le chapitre 19 a occasionné beaucoup de difficultés dans le cas du bois d'œuvre, tel n'a pas été le cas pour les autres secteurs. Il nous a occasionné des difficultés à cause des délais et des décisions qui ne nous ont pas toujours été favorables, à cause aussi de la façon dont on a défini les mots « subvention » et « dumping », de la notion de préjudices et de menace de préjudices, et ainsi de suite. Je suis cependant convaincu qu'à cause de l'incroyable complexité de l'univers du bois d'œuvre et de l'interaction entre l'État et le secteur privé en ce qui concerne la propriété, la tarification et la réglementation du bois, de même que la gestion du bois d'œuvre résineux, nous nous sommes retrouvé avec une sorte de monstre que le chapitre 19 n'a pas réussi à dompter. Or, le problème est beaucoup moins grave dans bien d'autres secteurs où le chapitre 19 peut donner de bien meilleurs résultats. Dans ces autres secteurs, il est aussi beaucoup plus facile de déterminer quand une industrie est subventionnée. L'univers du bois d'œuvre résineux est à la fois complexe et mal défini. C'est cela qui complique les choses.
Le sénateur Di Nino : Le Canada a-t-il constaté que ce mécanisme de règlement des différends a donné de meilleurs résultats dans d'autres secteurs que le bois d'œuvre résineux? N'avons-nous pas, en règle générale, plutôt bien réussi dans nos relations avec nos partenaires, que ce soit en vertu de l'ALE ou de l'ALENA?
M. Emerson : Je dirais qu'en règle générale, nous avons obtenu gain de cause quand nous avons invoqué le chapitre 19. Je prétends que le bois d'œuvre résineux est une aberration vis-à-vis de l'application du chapitre 19.
Le sénateur Andreychuk : Bienvenue parmi nous, monsieur le ministre.
Vous ai-je bien entendu dire que, le problème ne tient pas tant au chapitre 19 qu'à la complexité de ce secteur qui ne cadre pas parfaitement aux paramètres habituels des ententes? C'est cela?
M. Emerson : C'est à peu près cela. Le chapitre 19 et l'ALENA ont été conçus de sorte à respecter les lois nationales des pays contractants. Le problème dans le cas du chapitre 19, selon moi, tient beaucoup moins au chapitre 19 lui- même — malgré les améliorations possibles de procédures et autres qu'on pourrait apporter dans le cadre de l'ALENA. Les difficultés découlent davantage du fait que ce chapitre dépend des lois des pays signataires, notamment des lois du Congrès. On pense qu'on va remporter la bataille au vu des lois de l'heure, mais c'est oublier que ces lois changent. Voici comment les choses se sont passées avec les Américains : dès qu'on croyait avoir gagné du terrain et être sur le point de remporter la partie en fonction d'un ensemble de faits et d'arguments, ils modifiaient les règlements ou l'interprétation qu'ils en donnaient et ils pouvaient même aller jusqu'à modifier la loi. Ce genre de situation est inévitable quand on a affaire à un partenaire qui n'est pas résolument déterminé à appliquer les principes du libre- échange et qu'on s'appuie sur un accord ressemblant à l'ALENA avec son chapitre 19 fondé sur le respect des lois nationales.
Le sénateur Andreychuk : Le respect des ententes est ultimement affaire de volonté politique. Puis-je vous poser une seconde question? Dans des négociations qui sont aussi vastes et aussi difficiles que celles-ci, il ne semble pas possible de tenir uniformément compte de tout le monde, notamment en fonction des différences géographiques. Pourriez-vous nous parler un peu des répercussions sur la Saskatchewan?
M. Emerson : Eh bien on dirait que cette province est mécontente. Dans le cas de l'entente sur le bois d'œuvre, il se trouve que nous sommes allés très loin dans la mobilisation des moyens nationaux pour protéger les politiques forestières des provinces, en fait pour protéger la capacité des provinces à faire évoluer raisonnablement leurs politiques forestières.
Nous avons protégé les choix des provinces quant au genre de mécanisme qu'elles préféraient mettre en place dans un marché déprimé. La Saskatchewan a décidé d'opter pour ce qu'on appelle l'option B en vertu de l'accord sur le bois d'œuvre. Dans un marché peu porteur, l'option B consiste essentiellement à appliquer des taxes à l'exportation très réduites assorties d'une limitation des volumes d'exportation, ce qui impose l'application de certains calculs à l'échelle nationale. Reste à savoir sur quelle base on va ensuite calculer les restrictions de volume. Autrement dit, il faut déterminer l'année ou les années qui serviront à calculer le niveau d'exportation normal d'une région.
Pendant les périodes retenues pour ces calculs, l'industrie de la Saskatchewan n'était pas vraiment tournée vers le marché américain. Ce faisant, la province estime avoir perdu au change lors de la fixation de ses contingents d'exportation en vertu de l'option B. Pourtant, et je le répète, la Saskatchewan aurait pu choisir l'autre option, celle d'un système d'imposition de droits dépendant des prix du marché, des prix du bois d'œuvre. Si la province avait opté pour l'option A, elle ne se serait pas retrouvée face aux difficultés occasionnées par l'imposition de contingents.
Nous sommes en train de collaborer avec la Saskatchewan pour l'aider à orienter ses industries du bois d'œuvre et de la forêt et nous espérons pouvoir l'aider durant cette transition qu'elle traverse.
Le président : Je vais faire appel à votre indulgence. Un vote est prévu dans l'autre Chambre et il est possible que le timbre raisonne dès 17 h 30. J'ai les noms des sénateurs Carney, Austin et Corbin sur ma liste. Je les invite à être les plus brefs possible dans leurs questions pour que le ministre puisse y répondre et que nous permettions à tous ceux qui sont sur ma liste de pouvoir intervenir.
Vous n'allez pas me permettre de faire cela, sénateur Carney? Et pourquoi pas?
Le sénateur Carney : J'entretiens des préoccupations particulières qui peuvent ne pas être les mêmes que les autres. C'est pour cela que je suis venue ici.
Le président : Et ça ne vous suffit pas de pouvoir poser une question et de nous faire part de vos préoccupations, comme tous les autres?
Le sénateur Carney : Non.
Le président : Sénateur Corbin, vous avez la parole.
Le sénateur Corbin : Quelle loi le Congrès américain devrait-il éventuellement adopter pour que cette entente entre en vigueur?
M. Emerson : Aucune loi n'est nécessaire. L'Exécutif dispose des pouvoirs voulus pour faire entrer l'entente en vigueur sans avoir à s'appuyer sur une loi.
Le sénateur Corbin : Le président peut faire ça?
M. Emerson : Oui, dans ce cas en particulier.
Le sénateur Corbin : Il ne fait pas l'objet d'un examen par le Congrès?
M. Emerson : Non, pas à ce sujet. Le Congrès ne pourrait pas défaire cette entente.
Le sénateur Corbin : La semaine dernière, nous avons accueilli Carl Grenier, du Conseil canadien du libre-échange pour le bois d'œuvre. Je suis certain que vous le connaissez bien.
M. Emerson : Oui.
Le sénateur Corbin : M. Grenier nous a dit avoir été sidéré de constater que, juste au moment où une victoire juridique était à portée de main, le gouvernement du Canada a décidé, sans avoir véritablement consulté l'industrie — ce n'est pas nécessairement ce dont je veux parler — et pour des fins politiques évidentes — ce n'est pas non plus ce dont je veux parler — de céder à toutes les demandes américaines et d'aller même au-delà. Pensez-vous que l'issue aurait été la même si nous avions attendu que la décision de justice soit rendue?
M. Emerson : Dans le cas du bois d'œuvre, j'estime que nous devons négocier une solution. Nous avons remporté sans conteste certaines victoires juridiques dans le passé, mais nous nous sommes toujours retrouvés à devoir négocier la solution finale. J'estime que nous aurions pu gagner cette bataille et que nous aurions pu aussi remporter bien d'autres causes en suspens. Toutefois, dans tous les cas, les Américains auraient fait appel. Nous aurions de nouveau connu une période d'incertitude, nous aurions eu à payer encore plus de droits et à débourser encore davantage en frais juridiques pendant au moins une année, ce qui, nous le savons, ne nous aurait pas permis d'éviter une autre cause.
Je peux vous dire que, compte tenu des réalités actuelles du marché du bois d'œuvre résineux, les Américains auraient encore plus la possibilité de lancer contre nous une autre cause qui pourrait nous faire mal et nous porter tort. C'est la pire période pour prêter le flan aux protectionnistes américains. Le Congrès est en train de devenir plus protectionniste qu'avant. Chez nos voisins, l'industrie montre les dents et elle était en train de ronger son frein en attendant de lancer de nouvelles attaques contre nous.
Sur ce plan, je ne suis pas d'accord avec les observations de M. Grenier.
Le sénateur Carney : Je dois commencer par vous préciser, monsieur le ministre, que, n'étant plus membre de ce comité, j'ai appris votre passage ici il y a quelques minutes seulement et que je n'ai donc pas eu la chance de lire vos documents. Je tiens cependant à vous poser certaines questions qui m'interpellent, parce que je me suis trouvée dans vos chaussures et que je comprends certains des défis auxquels vous êtes confronté.
D'abord, la question n'est pas de savoir si vous avez négocié, parce qu'une entente, ça ce négocie, mais plutôt de savoir ce qui a été négocié. Le mois dernier, un forestier travaillant pour le gouvernement de la Colombie-Britannique et qui représentait le Coastal Community Network, nous a indiqué qu'en vertu de cette entente, selon le niveau actuel des tarifs douaniers, les exportations de grumes de cette province continueront d'augmenter.
Comme vous le savez, cette question soulève les passions parce qu'elle implique l'exportation d'emplois. Ce forestier nous a expliqué que, comme le tarif douanier est actuellement bien supérieur aux droits qui nous étaient imposés en vertu de l'ancien accord, il est intéressant pour les Américains de nous acheter nos billots de bois pour les expédier au sud de la frontière où les produits transformés font concurrence aux nôtres et causent du tort à nos scieries.
J'ai cru comprendre que cette entente de 73 pages comporte des modalités d'accompagnement à ce sujet, mais quelle mesure entendez-vous prendre pour protéger les emplois sur l'île de Vancouver que l'on perd à cause de l'augmentation des niveaux d'exportation de billots de bois qui ont déjà doublé, voire triplé ces dernières années? Ce sera la première de mes trois questions.
M. Emerson : Mes réponses seront brèves pour que nous puissions passer à d'autres questions.
Ceux qui critiquent cette entente en disant qu'elle n'a pas réglé les problèmes de l'industrie de la côte de la Colombie- Britannique ne sont pas, à mon avis, entièrement francs au sujet de ce que cette industrie a proposé. Ils étaient prêts à consentir une concession relativement ouverte sur les exportations de billots de bois contre une amélioration de l'accès au marché du bois d'œuvre résineux de la région côtière. Ce faisant, il n'y aurait pas eu plus de restrictions d'imposées sur les exportations de billots de bois et il y en aurait même eu moins.
Nous avons aujourd'hui à faire à ce que l'on appelle, comme vous le savez, le critère de l'excédent, critère qui a été proposé par deux ou trois comités de la Colombie-Britannique et en vertu duquel nous n'autorisons d'exportation de billots de bois que si un excédent est déclaré en fonction de la demande des scieries locales. Comme vous le savez, sénateur, cette formule soulève bien des problèmes que nous essayons de régler en collaboration avec le gouvernement provincial de la Colombie-Britannique, et nous avons déjà réalisé pas mal de progrès à cet égard. Nous avons entrepris un examen complet de la situation de l'industrie de la côte et de la question des exportations de billots de bois de la Colombie-Britannique. Nous travaillons en consultation avec la province pour trouver une politique qui permettra d'intégrer ce volet à l'entente sur le bois d'œuvre, qui comporte une disposition permettant de le faire dans le courant de la prochaine ou des deux prochaines années, tout en allant dans le sens des intérêts de l'industrie du bois d'œuvre de la Colombie-Britannique afin, nous l'espérons, de réduire les exportations de grumes entières.
Le sénateur Carney : À cet égard, quel est le tarif douanier que les producteurs de la Colombie-Britannique doivent effectivement absorber la frontière, compte tenu des prix actuels du marché, par rapport aux droits qui leur étaient imposés antérieurement?
M. Emerson : Vous voulez parler du tarif sur les billots de bois?
Le sénateur Carney : Non, je parle du bois d'œuvre.
M. Emerson : Il est actuellement de 15 p. 100.
Le sénateur Carney : Aux prix actuels du marché?
M. Emerson : Oui.
Le sénateur Carney : C'était censé être — quand cela a été négocié en avril, c'était censé être zéro, ce qui veut dire que le tarif est repassé à 15 p. 100.
M. Emerson : Il n'a jamais été « censé » être de quoi que ce soit. Dans la négociation, il a toujours été prévu qu'à un certain prix, c'est-à-dire au-dessus de 355 $, le tarif serait de zéro, mais qu'en dessous il augmenterait de façon progressive pour passer de 5 à 10, puis à 15 p. 100. Pour l'instant, nous sommes dans un marché du bois d'œuvre qui nous est très défavorable. Si vous faites un retour en arrière, vous constaterez qu'au cours des dix dernières années, nous avons passé près de la moitié du temps sans être soumis à aucun tarif.
C'est très important, parce que les gens ont tendance à oublier. N'oubliez pas qu'en Colombie-Britannique, on applique actuellement le système de tarification axé sur le marché, que ce soit sur la côte ou dans l'intérieur de la province. Dans un tel scénario, le droit d'exportation de 15 p. 100 est inclus dans les soumissions concernant le bois d'œuvre. On se trouve en fait à avoir payé la protection que confère le système de tarification du bois d'œuvre qui, dans une certaine mesure, vous met à l'abri d'éventuels tarifs.
Le sénateur Carney : Ce qu'il faut surtout retenir dans ce que vous avez dit, c'est « dans une certaine mesure », parce que l'industrie de la Colombie-Britannique n'obéit pas entièrement aux forces du marché. Nous ne nous lancerons pas dans ce débat qui risque d'être ennuyeux pour les autres, mais les prix ne sont pas fonction du marché.
Ma troisième question concerne l'avenir de l'ALENA. Comme cela a été dit tout à l'heure, le Congrès contrôle la politique du commerce extérieur. Ce n'est pas le président qui la contrôle. Cela a fait problème dans le passé, parce que certains présidents des États-Unis n'ont pas pu bloquer ce processus. Étant donné que l'on s'achemine peut-être vers un changement d'administration aux États-Unis, quel genre de protection cette entente nous confère-t-elle pour nous garantir que nous ne nous retrouverons pas dans cette situation avant que les sept années sur lesquelles elle porte ne se soient écoulées? En vertu des lois américaines, il suffirait qu'un pourcentage X de producteurs de bois d'œuvre détenant un pourcentage Y du marché lancent un recours commercial en vertu d'une loi des États-Unis pour le président n'y puisse rien. De quelle protection disposons-nous?
M. Emerson : Notre protection réside précisément dans cette entente sur le bois d'œuvre. L'industrie ne peut lancer de mesures commerciales tant que prévaut l'entente sur le bois d'œuvre. Si le gouvernement des États-Unis ou du Canada décidait de mettre un terme à cette entente, il leur faudrait tout de même respecter les dispositions qui imposent la cessation des poursuites, dispositions qui sont plus radicales que celles contenues dans les autres accords commerciaux que nous-mêmes ou les Américains avons signés. Toutefois, n'importe quel pays peut se retirer d'une entente internationale après avoir donné un certain préavis. Je ne m'attends pas à ce que cela se produise et l'industrie ne peut certainement pas, seule de son côté, adopter des mesures commerciales contre le Canada, même si le gouvernement change.
Le sénateur Carney : Et ce sera valable pour les sept années?
M. Emerson : Oui.
Le sénateur Austin : Comme j'avais cru comprendre que le thème de notre rencontre avec le ministre était le chapitre 19 et le mécanisme de règlement des différends, je vais, pour l'instant, limiter mes questions à ce sujet. Je suis certain que nous reverrons le ministre quand le projet de loi nous aura été soumis.
Monsieur le ministre, ma question concerne la situation actuelle des procédures entreprises par l'industrie du bois d'œuvre américaine qui conteste la constitutionalité du chapitre 19. Pourriez-vous nous dire où en est cette procédure?
M. Emerson : Le gouvernement du Canada et le gouvernement des États-Unis ne sont pas d'accord avec la position de l'industrie américaine et nous n'avons pas l'intention d'intervenir dans cette cause.
Le sénateur Austin : Est-ce que l'industrie américaine a retiré sa contestation?
M. Emerson : Pas pour l'instant.
Le sénateur Austin : Comment donc l'empêcher de poursuivre cette procédure? Les deux gouvernements qui sont d'accord n'ont pas d'effet sur cette procédure, à moins qu'ils s'entendent en dehors de l'Accord sur le bois d'œuvre avec l'industrie américaine pour que celle-ci renonce à ce recours pour inconstitutionnalité.
M. Emerson : On nous dit que la doctrine du caractère théorique que nous avons appliquée pour retirer nos poursuites s'applique également dans ce cas. C'est une cause théorique.
Le sénateur Austin : Vous vous attendez donc à ce que la Cour d'appel des États-Unis retienne cet argument dans l'avenir?
M. Emerson : Oui.
Le sénateur Austin : Pourquoi ne voudrions-nous pas alors savoir si le chapitre 19 est constitutionnel ou pas, « on » désignant le Canada? Sur quoi le gouvernement s'est-il fondé pour prendre cette décision? Si ce mécanisme de règlement des différends est si important que cela, j'aurais pensé que nous aurions voulu savoir, pour l'avenir, si nous pouvons vraiment compter dessus ou s'il ne risque pas, à l'occasion d'une décision de justice, d'être renversé pour des raisons constitutionnelles? Une telle décision saperait entièrement l'ALENA et ne pensez-vous pas qu'il serait bon de savoir si nous pouvons effectivement nous en remettre à ce mécanisme de règlement des différends?
Vous vous rappellerez que, pour vanter l'ALENA, le gouvernement Mulroney avait avancé pour principal argument qu'il comportait un mécanisme de règlement des différends.
M. Emerson : En fin de compte, il s'agissait d'un règlement négocié comportant une clause sur la cessation des poursuites, ce qui veut dire que toutes les poursuites devaient être retirées. J'ai personnellement l'impression que, si les États-Unis reconnaissent déjà, comme le gouvernement du Canada, que le chapitre 19 est constitutionnel, une décision contraire présenterait tout autant de risques pour les parties. Si cette cause devait être entendue et que, pour quelque raison étrange, la Cour d'appel déclare que le chapitre 19 n'est pas constitutionnel, le risque qui en découlerait serait tout aussi important que si l'on concluait à sa constitutionnalité. Cela s'inscrivait dans le cadre du retrait des poursuites.
Le sénateur Austin : Je comprends que le ministre ait contribué à cette entente, mais nous n'avons pas indiqué à l'industrie américaine, contrairement à ce que j'aurais pensé, que si elle voulait récupérer ses 500 millions de dollars, il lui fallait retirer cette contestation au titre de la constitution. Je ne comprends pas cela et peut-être pourriez-vous nous l'expliquer.
M. Emerson : Comme vous le savez, je ne suis pas avocat. On me dit qu'en qualité de partie privée, nous n'aurions pas pu exiger cela de l'industrie concernée. Ce sont des questions qui relèvent des juristes, pas de moi.
Le sénateur Austin : Nous avons exigé de l'industrie canadienne qu'elle retire ses poursuites à la faveur de l'acceptation de l'entente sur le bois d'œuvre.
M. Emerson : Nous avons appliqué la doctrine du caractère théorique et avons exigé que toutes les entreprises canadiennes mettent fin à leur poursuite.
Le sénateur Austin : La cause de Tembec se poursuit-elle?
M. Emerson : Oui, elle est maintenue.
Le président : Chers collègues, nous entendons le timbre de l'autre chambre et nous avons gardé le ministre aussi longtemps que nous le pouvions. Je tiens à le remercier d'être venu nous rencontrer aujourd'hui.
Nous le reverrons certainement si nous sommes saisis du projet de loi en question. Nous vous souhaitons bonne chance dans vos entreprises.
Nous allons maintenant passer à Gordon Ritchie et au professeur Marc Busch, du programme Karl F. Landegger de diplomatie en commerce international à l'École du service extérieur de l'université Georgetown.
[Français]
M. Ritchie fut l'un des principaux architectes de l'Accord de libre-échange entre le Canada et les États-Unis et il a été conseiller principal du ministre au sein de l'équipe de négociation sur le bois d'œuvre en 2005.
[Traduction]
M. Busch enseigne le commerce international, la politique et le droit. Il effectue actuellement des recherches sur les pays en développement et les litiges à l'OMC. Il a été consultant pour la division de droit commercial du MAECI, a beaucoup publié et est également intervenu devant le groupe spécial de règlement des différends de l'ALENA découlant de l'article 2022. Il est en liaison avec nous depuis Washington.
Monsieur Ritchie, puis-je vous inviter à nous faire part de vos remarques liminaires?
[Français]
Gordon Ritchie, président d'Affaires publiques, Hill and Knowlton, à titre personnel : Honorables sénateurs, avec votre permission, je vais faire quelques commentaires en anglais, mais par la suite, je suis prêt à répondre à vos questions dans la langue officielle de votre choix.
[Traduction]
Je suis heureux de me retrouver ici avec vous ce soir et j'espère pour vous que c'est la dernière fois que je serai invité à témoigner sur ce sujet, même si j'ai appris de source sure que certains avocats de Washington envisagent de transmettre ce fonds de commerce à leurs enfants et petits-enfants.
Le président : Je pense qu'on parle du cadeau qu'on se transmet de l'un à l'autre, monsieur Ritchie.
M. Ritchie : Ça semble être le cas. Aux dernières nouvelles, les frais d'avocats se chiffraient à 350 millions de dollars.
Monsieur le président, je me doute que je ne suis pas ici en ma qualité de membre de Hill and Knowlton, mais plutôt parce que j'ai une longue expérience du dossier et j'en profite pour souligner que les points de vue que je vais exprimés sont strictement personnels et qu'ils ne représentent ceux de personne d'autre.
J'ai pris la liberté de remettre au greffier du comité des notes pour vous les faire distribuer d'avance, mais afin de gagner du temps, si vous me le permettez je vais résumer ce document en quelques points.
Vous avez eu tout à fait raison, à la faveur de l'examen de la dernière entente sur le bois d'œuvre, de vous intéresser d'entrée de jeu à l'un de ses aspects les plus troublants, c'est-à-dire ce qu'elle implique sur le plan du règlement des conflits commerciaux. Je laisserai le soin aux universitaires, notamment à M. Busch, d'aborder les questions plus générales.
Pour le praticien que je suis, la relation la plus importante dans ce dossier est évidemment celle que nous entretenons avec les États-Unis, le principal instrument est l'ALENA et le plus grand défi que nous ayons à relever est, de loin, celui du différend dans le domaine du bois d'œuvre. Comme le sénateur Carney et d'autres le savent, ces mêmes préoccupations étaient au centre des négociations de l'ALE. Les Américains avaient alors une humeur salement protectionnisme et le Canada était exposé. Le bilan des États-Unis au titre du respect volontaire de leurs obligations commerciales internationales en vertu du GATT est, pour le mieux, erratique et j'ajouterais que les choses ne se sont pas améliorées en vertu de l'OMC. C'est à cette époque qu'a éclaté le conflit sur le bois d'œuvre résineux; il préoccupait alors beaucoup les négociateurs des deux côtés de la table.
La logique d'une zone de libre-échange veut qu'il n'y ait pas de place pour les mesures antidumping ou les droits compensateurs dans le cadre d'échanges commerciaux transfrontières, mais le Congrès était imperméable à cette logique.
Nous avons fait de notre mieux en imaginant, comme je l'ai décrit au comité qui vous a précédé, la solution « Rube Goldberg ». Il s'agissait de groupes binationaux de règlement des différends qui avaient pour objet de s'assurer que les deux pays se conformeraient à leurs propres lois, qu'ils corrigeraient les faiblesses de l'accord, les décisions de ces groupes devant être définitives et exécutoires en vertu des lois nationales.
Le système a merveilleusement fonctionné pour la majeure partie de nos échanges bilatéraux. La plupart des différends les plus faciles sont réglés avant l'étape des groupes spéciaux de règlement, ce que M. Busch pourra sans doute confirmer. Les décisions rendues par les groupes d'experts binationaux dans les causes difficiles ont généralement été respectées et mises en oeuvre, même si cela ne s'est pas toujours fait de bonne grâce. Il est vrai que la plupart des plaintes concernaient des infractions que les Américains avaient commises en vertu de leurs propres lois sur le libre-échange et, dans la plupart des cas, les groupes d'experts ont jugé que les autorités américaines avaient eu tort d'appliquer des droits, du moins pas au niveau retenu.
Il demeure que, dans l'ensemble, les échanges commerciaux se faisaient librement et que ce régime a joué à l'avantage du Canada puisque nos exportations ont plus que triplé et que notre balance commerciale a nettement penché en notre faveur.
L'exception notoire est bien sûr le bois d'œuvre résineux. Je ne vous ennuierai pas en vous récapitulant l'histoire de cet enfant terrible du libre-échange, si ce n'est pour vous dire qu'il a toujours été trop turbulent pour s'accommoder de l'Accord de libre-échange.
Au début, le bois d'œuvre a fait partie d'un accord spécial. Quand celui-ci est arrivé à terme, que les Américains ont réagi de façon excessive, le Canada a remporté sa cause devant les groupes binationaux de règlement des différends, mais a tout de même été contraint de conclure un accord distinct sur le bois d'œuvre. Lorsque celui-ci est arrivé à terme, nous avons répété le même cycle et les gouvernements qui se sont succédé, à force d'essayer, sont finalement parvenus à négocier l'entente que vous avez devant vous.
Pour conclure, quel conseil pourrais-je donner à ce comité? Eh bien, tout d'abord, le mécanisme de règlement des différends de l'ALENA, malgré tous ses défauts, a étonnamment bien fonctionné pour la plus grande partie du commerce transfrontière. Il est naïf de prétendre négocier des améliorations à ce système. Je peux vous garantir que les améliorations qui seraient acceptables aux yeux des Américains seraient synonymes d'affaiblissement et non de renforcement d'un régime qui les a, à leur corps défendant, efficacement ramené dans le rang.
Deuxièmement, je soutiens que le problème du bois d'œuvre ne réside pas tant dans les dispositions de l'ALE/ALENA que dans le système politique américain qui a permis à une puissante industrie, qui regorge d'emplois et de liquidités, d'asservir les organes exécutifs et législatifs américains jusqu'à amener l'administration à contrevenir directement à la loi américaine avec l'apparente bénédiction du Congrès. Ceux qui veulent proposer d'apporter des changements au système politique américain sont bien sûr les bienvenus.
Troisièmement, même si elle est loin d'être idéale, j'estime, et je me fonde aussi en cela sur mon expérience, que l'entente sur le bois d'œuvre est la meilleure que nous ayons pu négocier dans les circonstances. Je sais de quoi je parle pour avoir contribué à cette négociation sous un ancien gouvernement.
Je reconnais, ainsi que presque tous les dirigeants de l'industrie, que cette entente sert bien mieux les intérêts canadiens que toute autre solution envisageable. Une autre solution signifierait la poursuite des litiges qui n'iraient dans l'intérêt de personne d'autre que des avocats ainsi, peut-être, que de leurs enfants et petits-enfants. Je conseille donc d'approuver l'entente sur le bois d'œuvre résineux, aussi indigeste soit-elle, en laissant le mécanisme de règlement des différends de l'ALE/ALENA en place pour bénéficier de son efficacité dans le reste de nos échanges transfrontaliers.
Le président : Je cède maintenant la parole à M. Busch qui est à Washington, après quoi nous passerons aux questions.
Marc Busch, professeur, programme Karl F. Landegger de diplomatie en commerce international, École du service extérieur, université Georgetown, à titre personnel : Merci beaucoup, monsieur le président. Je félicite votre comité de se pencher sur les répercussions que l'entente sur le bois d'œuvre résineux aura sur l'ALENA et sur le mécanisme de règlement des différends en général. On a beaucoup parlé de la véritable signification de cette entente, au Canada et aux États-Unis. Ceux qui y sont favorables, surtout au Canada, estiment que c'est un bon compromis et que c'est sans doute la meilleure formule que l'on pouvait souhaiter dans les circonstances. Ceux qui s'y opposent estiment que c'est justement un compromis qui est très loin de ce qu'on aurait pu obtenir plus tard ou à la suite d'une série de contentieux. Je suis tout à fait d'accord avec M. Ritchie que, si les choses étaient demeurées telles quelles, la situation du pire se serait poursuivie pendant de nombreuses générations.
Au final, à l'instar de M. Ritchie, j'estime que cette entente est une bonne affaire pour le Canada. D'abord, l'entente sur le bois d'œuvre résineux comporte un certain nombre d'éléments prometteurs que ce comité a déjà relevés lors d'une réunion précédente. En règle générale, les litiges débouchent sur des ententes avant ou après le règlement du contentieux. D'ailleurs, les règlements sont souvent la norme plutôt que l'exception. Ce qui est intéressant, bien évidemment, c'est que la plupart des règlements sont conclus avant qu'un groupe de règlement des différends de l'ALENA ou un tribunal de l'OMC n'ait rendu son verdict. Les sondages d'opinion au Canada semblent indiquer que la plupart des Canadiens comprennent qu'on entreprend une poursuite pour parvenir à un règlement. C'est peut-être pourquoi l'entente sur le bois d'œuvre résineux, l'EBOS, est considérée comme un accord plus ou moins bon dans les circonstances.
L'EBOS ne devrait cependant pas entamer notre confiance dans l'ALENA ou dans le mécanisme de règlement des différends en général. Comme M. Ritchie vient de le dire, l'ALENA a été conclu dans des circonstances bien particulières et le chapitre 19 était un compromis intéressant qui a merveilleusement bien fonctionné à l'avantage du Canada, surtout dans des secteurs autres que le bois d'œuvre.
En résumé, nous pourrions dire que le système a fonctionné, malgré les interprétations américaines de l'article 129 et malgré ce qui s'est passé devant le Tribunal de commerce international des États-Unis. Même là, ce tribunal a rendu une décision qui allait généralement dans le sens de ce qu'espérait le Canada. À l'heure où l'autre litige vient de passer à l'histoire, les décisions de l'OMC sont encore bien présentes. Nous ne sommes pas prêts de les oublier. Si nous avions insisté davantage, si nous avions lancé d'autres plaintes, nous n'aurions fait que laisser planer au-dessus de nos têtes le spectre de la rétorsion commerciale qui, comme le Canada le sait, n'a rien de ragoûtant.
La question fondamentale qui se pose est donc de savoir si l'EBOS vient d'instaurer une paix durable? À l'évidence pas. Il demeure que deux raisons font que nous ne risquons pas de revivre les affres du passé. Tout d'abord, lors de cette série de contentieux, nous avons découvert que le Canada a des alliés. Il a des alliés qui ont une voix au Congrès, notamment Home Depot et la Home Builders' Association, et il convient de resserrer et de renforcer ce genre d'alliance. Peu importe ce qui viendra après l'EBOS, que celle-ci tombe en désuétude ou qu'elle ne soit pas reconduite, en fonction des circonstances du marché, il convient de renforcer ce genre d'alliance avec des partenaires industriels aux États-Unis.
Deuxièmement, l'EBO, en tant qu'exemple de commerce administré, risque de faire l'objet de pressions internationales dans l'avenir. On peut toujours proposer une solution de commerce administré dans un cadre bilatéral comme entre les États-Unis et le Canada. Toutefois, nous savons que les Européens, les Chiliens et d'autres gagnent des parts de marché dans le bois d'œuvre aux États-Unis et qu'à l'instar de l'accord sur les semi-conducteurs conclu avec le Japon dans les années 1980, les États-Unis vont avoir de plus en plus de difficultés à administrer le commerce puisque de plus en plus de partenaires internationaux seront parties aux différends. Nous avons, par ailleurs, constaté que les tierces parties s'intéressent de plus en plus aux litiges dans le cadre de l'OMC, tandis que l'Europe et le Japon se réservent des droits de tierce partie. Cela indique très clairement que d'autres partenaires commerciaux des États-Unis s'intéressent à tout cela; ils ne veulent pas être coupés du marché américain ou n'entendent pas rester sur la touche à ne rien faire pendant qu'on fait fi des règles du libre-échange.
Il est important de songer à l'avenir et d'envisager l'instauration d'une paix durable. Nous retiendrons deux choses de cette dernière série de différends dans le bois d'œuvre résineux. D'abord, il y a des joueurs aux États-Unis qui sont du côté du Canada; par ailleurs, nous avons la possibilité de conclure des ententes plus fortes avec des partenaires internationaux pour faire respecter les règles du commerce international.
Le président : Merci beaucoup.
Le sénateur Dawson : Vous avez dit qu'il fallait approuver l'entente « aussi indigeste soit-elle ». Certes, mais pendant combien de temps va-t-elle nous être indigeste? Vaut-il la peine de souffrir de brûlures d'estomac pendant deux ou trois ans ou alors va-t-on devoir endurer cela pendant sept ou neuf ans? D'autres témoins nous ont recommandé de laisser faire. Je suis d'accord, mieux vaut aller de l'avant, mais ne doit-on pas se fixer une limite supérieure à ne pas dépasser? Allons-nous souffrir deux ans, trois ans ou quatre ans ou estimez-vous que le jeu en vaille la chandelle pour deux ans?
[Français]
M. Ritchie : Il n'y a pas de délai minimum. J'espère bien que cela durera le maximum, de sept ans à neuf ans. Mais il n'est pas exclu que des choses se produisent qui pourraient avoir comme résultat un aboutissement plus tôt. Et dans ce cas, ce serait moins évident que les bénéfices excèdent les coûts de cet accord.
Ceci dit, je ne préconise pas que cela se produise parce que ce n'est pas dans l'intérêt des producteurs américains. Deuxièmement, il faut toujours souligner le rapport avec les autres options possibles. Comme le ministre vient de le préciser, il est certain que le lendemain de la conclusion du litige, même si c'est en faveur du Canada, l'industrie américaine lancera un nouveau cas avec de très grandes probabilités de réussir.
J'aurais voulu qu'il y ait un délai minimum établi de sept ans. Par ailleurs, même l'OMC, le GATT et l'Accord de libre-échange n'avaient un délai que de six mois. Le compromis nous donne des assurances additionnelles, mais le plus longtemps que cela dure, le mieux ce sera.
Le sénateur Dawson : Plusieurs témoins nous ont dit qu'à cause de la nature même du bois d'œuvre et de l'industrie du bois aux États-Unis et de la fragilité de l'industrie canadienne, c'était peut-être une exception. Pensez-vous, selon votre expérience, qu'il y a d'autres domaines dans lesquels on peut croire qu'ils vont utiliser les mêmes tactiques avec nous ou est-ce que dans les mécanismes d'arbitrage, le bois d'œuvre était peut-être une exception?
M. Ritchie : C'est un cas à part, complètement exceptionnel, à mon avis, pour des raisons plus politiques qu'économiques. Mais c'est une industrie très puissante, très bien organisée. La lutte à outrance fait leur affaire. Il coûte moins cher à un producteur américain de contribuer quelques pièces pour acheter des avocats, des politiciens, pour restreindre des importations de biens du Canada à la frontière plutôt que de faire la restructuration nécessaire de leurs affaires pour faire face à la concurrence canadienne. Ils vont toujours opter pour ce choix.
Donc, d'après mon expérience, il y a d'autres points très sensibles.
[Traduction]
Un plus tôt, le sénateur de la Saskatchewan a parlé de sa province. Il se trouve que le blé, par exemple, et la Commission canadienne du blé sont une autre cible de choix pour les Américains. Le secteur des pêches est une cible depuis toujours. Nombre de secteurs agricoles sont souvent des cibles.
Malgré tout, à l'exception éventuelle de l'acier — et d'un autre cas extrême, celui de la navigation maritime et des chantiers navals — je ne connais aucune industrie qui ait été, à ce point, capable de mobiliser l'appareil gouvernemental américain. Je tiens à le souligner, parce qu'un ambassadeur d'ici dont je tairai le nom s'est inscrit en faux contre cette affirmation qui a depuis été confirmée par le Tribunal du commerce international des États-Unis. Cette industrie a une telle influence sur le gouvernement américain que celui-ci était prêt à enfreindre de façon éhontée la loi américaine pour faire droit à cet intérêt particulier. Je n'ai, personnellement, jamais vu quelque chose du genre.
Je ne veux pas paraître trop optimiste, parce que nous courrons le risque que la même firme d'avocats qui a orchestré de façon maléfique le dossier du bois d'œuvre du côté des Américains soit engagée par un autre secteur industriel pour conduire le même genre d'activité nuisible visant à une destruction totale. Pourtant, à ce stade, rien ne me prouve que d'autres secteurs soient en mesure de parvenir à ce genre de mobilisation.
Le président : Monsieur Busch veut-il réagir? J'ai remarqué que M. Ritchie n'a pas voulu se prononcer et qu'il ne nous a pas vraiment dit ce qu'il pensait de ce phénomène. Voulez-vous apporter votre point de vue à ce sujet, monsieur Busch?
M. Busch : C'est en fait le marché qui va déterminer pendant combien de temps cette entente demeurera en place. Comme l'a indiqué le ministre Emerson, il est actuellement très difficile d'envisager autre chose que ce qui est prévu dans l'entente, compte tenu des prix actuels du bois d'œuvre qui nécessitent l'imposition d'une taxe à l'exportation; ce n'est donc certainement pas le moment d'envisager de s'écarter de quelque chose comme l'entente sur le bois d'œuvre résineux. Je pense qu'il faudra, surtout dans le milieu des affaires, voir comment les choses vont évoluer en fonction des conditions du marché.
Par ailleurs, sous l'effet d'un protectionnisme accru au Congrès américain, comme on l'a indiqué tout à l'heure, les États-Unis sont en train de repenser à un certain nombre d'accords commerciaux bilatéraux et préférentiels. Dans cette conjoncture, je me garderai bien de jeter des bâtons dans les roues et de donner à une coalition américaine d'autres prétextes pour compliquer davantage la vie des entreprises canadiennes désireuses de vendre aux États-Unis.
Le sénateur Smith : Je suis d'accord avec ce que vient de dire M. Ritchie et je reconnais que le problème fondamental tient au système politique américain. Toute la question est plutôt politique, mais c'est surtout le cas du côté américain.
Dans une incarnation précédente, je me rendais souvent aux États-Unis et j'ai fréquenté plusieurs des bureaux d'avocat dont vous parliez. J'ai une bonne idée des montants que ces gens-là facturent.
J'ai toujours trouvé très frustrant, même après le changement de gouvernement ici, après que nous avons élu l'alter ego du président des États-Unis, qu'il ne soit pas possible de demander aux représentants du Congrès de renvoyer l'ascenseur, pour mener un projet à terme et faire bouger les choses. Pourtant, je me suis toujours senti plus à l'aise, sur un plan philosophique, avec les démocrates qu'avec les républicains, dans ce dossier en particulier. Cela étant, si je vous demandais de jouer les clairvoyants, pourriez-vous me dire quelles pourraient être les répercussions sur ces négociations des récentes élections aux États-Unis et du changement de majorité dans les deux Chambres? Que croyez- vous qu'il va arriver dans les prochains mois et les prochaines années?
M. Ritchie : Je ne suis pas assez fou pour essayer de répondre à une question politique posée par l'honorable sénateur qui connaît davantage ce genre de chose que moi. Votre question concerne-t-elle ce dossier ou est-elle d'application générale?
Le sénateur Smith : Je pense à cette industrie en particulier, parce que nous devons également tenir compte de l'influence des syndicats. Je me demande si nous devons nous attendre à plus de difficultés ou si nous pouvons espérer voir la lumière pointer au bout du tunnel, sans pour autant que nous y attendions?
Le président : Je tiens à ajouter quelque chose à ce sujet. Je sais que M. Busch, dans son travail précédent, a étudié les différents districts des représentants du Congrès et les effets que la carte électorale pouvait avoir sur le genre de mesures que le Congrès prendrait à ce sujet.
Le sénateur Smith : Eh bien, j'aimerais que tous deux me répondent.
M. Ritchie : Si vous me le permettez, monsieur le président, pourquoi ne laisserions-nous pas le soin au professeur Busch de répondre en premier?
M. Busch : Il est intéressant de se demander pourquoi nous avons signé l'ALE en 1989. À l'époque, nous entretenions des craintes face à la montée du protectionnisme aux États-Unis parce que nous pensions que nous serions touchés chaque fois que les Américains s'en prendraient à l'Europe ou à d'autres partenaires commerciaux.
Il y a lieu de s'inquiéter, après le changement survenu dans les deux Chambres, comme le sénateur l'a indiqué, que la politique commerciale américaine n'empire et ne devienne davantage protectionniste. Nous ressentons déjà les résultats de cette élection avec tout le bruit que l'on fait autour des accords commerciaux que les États-Unis sont en voie de conclure avec la Colombie, le Pérou et la Malaisie.
Les démocrates ont déjà clairement fait savoir que des conditions seront ajoutées à ces ententes, notamment en matière de normes de travail et d'environnement. La Malaisie a déjà tiré un coup de semonce en disant que ce serait inacceptable. Voilà qui prouve que les démocrates vont faire exactement ce sur quoi beaucoup d'entre eux font fait campagne, c'est-à-dire imposer ce qu'ils appellent le « commerce équitable », qui n'en est fait qu'un mot code pour décrire leurs positions protectionnistes.
Nous avons perdu un nombre impressionnant de tenants du libre-échange lors des récentes élections au Congrès et au Sénat. Ce qui est encore plus inquiétant, c'est que les rares démocrates qui ont été élus en remplacement de républicains ne pensent rien de bien au sujet des échanges commerciaux sauf peut-être, et c'est intéressant, pour ce qui est de la série de Doha.
Ces deux ou trois derniers jours, après la réunion au Vietnam du week-end dernier, on a entendu dire que la série de Doha pourrait bénéficier du fait que les États-Unis risquent de se retrouver dans une situation commerciale délicate au lendemain des élections au Congrès, au point que George Bush pourrait décider de faire quelque chose avant de perdre ses pouvoirs en matière en matière de promotion du commerce, l'été prochain. Apparemment, les démocrates seraient prêts à parler de Doha avec le président, plus rien d'autre ne semblant tenir et le commerce extérieur paraissant menacé.
Eh bien, c'est exactement pour la même raison que nous avons conclu l'ALE en 1989 — et, comme je le disais plus tôt, c'est une raison assez valable pour essayer l'EBOS et ne pas envisager d'ouvrir ou de rouvrir quoi que ce soit sous peu, et encore moins l'ALENA. De toute façon, ça n'arrivera pas. Comme l'a dit M. Ritchie, si nous ouvrions cette boîte de pandore, nous ne ferions qu'empirer les choses.
Le sénateur Austin : Selon vous, que pourrait donner la prolongation des pouvoirs du président Bush en matière d'accords commerciaux, pouvoirs qui expirent à la fin de juin ou de juillet 2007?
M. Busch : C'est pour cela que je dis qu'il va les perdre en juillet 2007. Encore une fois, à Washington il y en a qui disent qu'un accord est possible si les pouvoirs du président en matière de promotion du commerce sont limités à la seule ronde de Doha. Cela lui permettrait de conclure une entente en vertu de cette série de l'OMC, mais pas de se tourner vers le Congrès pour l'inviter à se prononcer sur une quelconque entente commerciale qu'il est en train de négocier, ni à la modifier, comme l'accord avec la Corée ou d'autres que j'ai mentionnés plus tôt.
D'aucuns ont l'impression que le seul compromis possible se limiterait à la série de négociations de Doha. Ça n'irait pas plus loin que cela.
Le sénateur Stollery : C'est très intéressant. Je siégeais à ce comité quand nous avons examiné l'accord de libre- échange en 1988-1989 et je n'aurais jamais pensé que j'aurais cette conversation tant d'années plus tard.
M. Ritchie : Moi non plus, sénateur.
Le sénateur Stollery : J'ai du mal à imaginer qu'on puisse retrouver, dans les ententes bilatérales dont vous parliez tout à l'heure et que les Américains sont sur le point de signer avec les couples Colombie/Pérou et Malaisie/Corée, des mécanismes de règlement des différends qui soient aussi bons que celui que nous avons. Je ne vois pas comment le Pérou, la Colombie ou d'autres pays peuvent espérer remporter un différend commercial contre les États-Unis.
Revenons un instant sur l'amendement Byrd. Il y a deux éléments au différend concernant le bois d'œuvre résineux. La discussion que nous avons actuellement est très intéressante, mais nous sommes passés à côté de l'importance des décisions de l'OMC. D'après ce que j'ai compris, c'est uniquement parce qu'un certain nombre de pays s'en sont pris aux États-Unis que l'amendement Byrd a été pris en considération.
Nous savons tous que les sanctions imposées à un partenaire commercial important risquent d'avoir un effet boomerang. Il demeure que le système multilatéral a ses forces. Je crois avoir entendu le professeur Busch dire que d'autres pays sont désormais présents sur le marché américain dans l'industrie du bois d'œuvre. Je crois que, l'autre jour, un témoin a indiqué au comité que ces autres pays occupent environ 5 p. 100 du marché. Plus il y a aura d'acteurs et plus il sera difficile aux protectionnistes américains d'imposer des tarifs douaniers et des barrières commerciales contestables parce qu'ils devront composer avec des pays susceptibles d'adopter des mesures de rétorsion.
Si je me souviens bien, l'amendement Byrd a été proposé à cause des menaces brandies par le Japon, le Brésil et l'Union européenne qui sont des clients sérieux et d'importants interlocuteurs commerciaux pour les États-Unis. C'est cela qui a poussé les États-Unis à entamer les discussions. N'est-ce pas actuellement le cas? Avec l'EBOS, nous avons abandonné l'OMC. Bien que tout le monde semble dire que nous aurions remporté la dernière cause, il semble que nous ayons retiré notre plainte. N'avons-nous pas des alliés potentiels qui pourraient, eux aussi, imposer des sanctions? Le Brésil est un exportateur de bois d'œuvre. Je ne connais pas bien cette industrie, mais quand on hérisse certains joueurs, on risque de s'exposer à des sanctions graves et substantielles.
Que se passe-t-il? Est-ce dû à l'orientation que nous avons prise? Le système commercial multilatéral n'a-t-il pas pour objet d'éviter qu'on s'en prenne à un seul pays? Quelle chance la Colombie ou le Panama peuvent-ils avoir contre les États-Unis? Je lisais récemment un journal panaméen où il était question de l'entente de libre-échange conclue entre ce pays et les États-Unis. Les intérêts agricoles de Panama s'y étaient opposés parce qu'ils savaient qu'ils ne remporteraient jamais en cas de différend avec ce partenaire commercial. Une fois qu'une entente est inscrite dans le cadre multilatéral et que de nombreux pays s'en prennent aux États-Unis en cas d'injustice, le groupe qu'ils forment a une chance de remporter la bataille. N'est-ce pas un peu la situation dans laquelle nous nous retrouvons dans ce cas?
M. Ritchie : Je tiens à vous féliciter pour ces remarques, sénateur, et je dois vous dire qu'il m'est arrivé de tenir ce genre de discours. Cependant, je me permettrai de vous faire quelques mises en garde. Tout d'abord, nous ne devons pas nous illusionner parce qu'en fin de compte un accord de libre-échange dépend de la volonté des pays partenaires de rétorquer ou de se retirer avec compensation ou encore, en cas d'échec, de mettre un terme à l'entente. Ainsi, contrairement à ce que certains voudraient bien croire, le bilan des États-Unis pour ce qui est du respect volontaire de leurs obligations commerciales en vertu du GATT ou de l'OMC est, au mieux, erratique — et je suis poli. Il arrive que des causes se règlent en cours de route, mais uniquement quand les États-Unis, se sentant menacés par les véritables mesures de rétorsion que pourraient prendre des partenaires déterminés...
Le sénateur Stollery : Ce qui a été le cas avec l'amendement Byrd.
M. Ritchie : ... se conforment à leurs obligations. Troisièmement, je vous ferai remarquer que, dans les dossiers importants, le Canada est laissé à lui-même. L'absence de désir des autres pays de l'OMC d'appuyer de façon constructive le Canada dans le conflit du bois d'œuvre... On a estimé que, dans le cas de l'amendement Byrd qui pouvait les concerner, bien peu de pays occupant moins de 5 p. 100 du marché américain auraient été prêts à se ranger du côté du Canada. Ils étaient tout à fait prêts à ce que les Canadiens se fassent battre à plate couture par les Américains, ce qui veut dire que le Canada n'aurait eu pour d'autres recours que d'adopter de véritables mesures de représailles ou de mettre fin à l'accord. Pour des raisons évidentes, aucune de ces deux solutions n'a été retenue en tant que stratégie viable.
Nous ne devons pas nous faire d'illusion au sujet de l'amendement Byrd. Tout d'abord, il est le produit d'un congrès dont on pourrait dire — et je m'en remettrai au professeur Busch à ce sujet — qu'il était moins protectionniste que le Congrès actuel. Non seulement il y a eu un basculement en faveur des Démocrates, mais nous avons également perdu un grand nombre de Républicains favorables au libre-échange, outre que l'on retrouve à la tête du nouveau groupe des Républicains au Sénat des gens comme le sénateur Trent Lott qui possède une scierie. Que puis-je ajouter?
L'amendement Byrd a été une infraction monumentale aux obligations internationales. Il n'y a jamais eu aucun doute que celui-ci était en contravention totale de l'OMC. L'OMC est laborieusement parvenue à rendre une décision contre les Américains qui ont refusé de s'y conformer jusqu'à ce qu'ils soient menacés de représailles parce que les répercussions de toute cette affaire allaient bien au-delà du bois d'œuvre. Les Européens sont prêts à nous laisser nous débrouiller tout seuls dans ce dossier, mais dès que le protectionnisme américain semble menacer leurs produits, ils se montrent intéressés à agir collectivement; c'est ce que vous disiez.
Malgré cela, n'oubliez pas que le remède proposé par le Congrès américain avait été spécialement conçu pour s'assurer que les producteurs de bois d'œuvre de ce pays continueraient à récupérer leur argent comme bon leur semblerait. Ce n'était donc pas un respect volontaire. Après avoir subi d'importantes pressions, les Américains ont accepté une solution en vertu de laquelle les Canadiens et les producteurs de bois d'œuvre canadiens se seraient retrouvés sans rien.
Je reconnais que, dans certaines circonstances, le système multilatéral présente des avantages. Néanmoins, il faut remarquer qu'il fonctionne très lentement; deuxièmement, les résultats sont quelque peu erratiques, et je suis gentil; troisièmement, les Américains ne se conforment pas volontairement aux décisions rendues à moins de faire l'objet d'énormes pressions; quatrièmement, ils sont blindés contre ce genre de pressions dans les dossiers qui ne concernent pas directement les intérêts des Européens et des Japonais, puisque ces derniers ne monteront pas au créneau pour défendre la veuve et l'orphelin ou les intérêts du Canada; cinquièmement, les résolutions n'ont pas d'effet rétroactif et, si nous avions emporté notre plainte devant l'OMC, nos producteurs n'auraient rien reçu des 5 milliards de dollars. Tout bien considéré, l'OMC a son utilité.
Je vais ouvrir une parenthèse. Je n'ai pas pris part aux décisions, mais j'estime que le Canada a commis une grave erreur stratégique en portant son différend dans le bois d'œuvre devant l'OMC. Personnellement, j'aurais lourdement insisté pour qu'on s'en tienne à une seule tribune. Pourquoi? Parce que les dispositions de l'ALENA, malgré tous leurs défauts, sont incroyablement plus puissantes et plus strictes que celles de l'OMC, puisqu'elles permettent la rétroactivité et qu'elles ont force de loi aux États-Unis. Bien que l'administration ait résisté à cette interprétation, les tribunaux ont, depuis, confirmé cet état de fait.
C'est pour cela qu'en se rendant devant l'OMC — ce qui était explicable, parce que je comprends les raisons derrière tout cela ainsi que l'article 129 et le reste — on ne s'attendait pas à ce que les Américains s'en sortent comme ils s'en sont sortis. En allant devant l'OMC, nous avons détourné l'attention générale par rapport à l'objectif visé et nous avons permis aux doreurs d'image américains, notamment à l'administration et à ses représentations diplomatiques, de faire écran de fumée et d'affaiblir très sérieusement la position morale, mais par ailleurs solide, du Canada.
Vous avez entendu d'éminents porte-parole américains affirmer que le Canada avait remporté quelques-unes des très nombreuses causes et que les États-Unis en avaient gagné d'autres. Cela ne tient pas debout. Le Canada a remporté absolument toutes les causes importantes qui ont été tranchées par un tribunal responsable, au niveau international, binational ou national. Tout le reste n'est que bouillie pour les chats.
Le président : Professeur Busch, vouliez-vous intervenir à ce sujet?
M. Busch : Je voulais ajouter à ce que M. Ritchie vient de dire que nous avons même remporté un grand succès à l'OMC. Il est évident que les gens de JLT, le service juridique du MAECI, doivent se demander à quelle tribune il faut s'adresser. Dans ce cas, je dirais qu'il a été très utile de déposer en même temps une plainte auprès de l'OMC. Le Canada n'avait jamais fait cela dans le passé. Nous avons ainsi envoyé un message très clair aux États-Unis en indiquant que les choses allaient changer, que nous étions particulièrement mécontent et que, de plus, nous étions en mesure d'attirer l'attention du reste du monde sur notre différend en passant par l'OMC. Nous avions remporté deux ou trois causes en appel, mais en se portant devant l'OMC, le Canada a obtenu gain de cause sur les questions de fond.
Il a été utile d'attirer l'attention d'une tierce partie parce que cela nous a permis de braquer les projecteurs sur les mesures prises par les États-Unis et, ce faisant, de rendre plus transparent le différend qui n'opposait en fait que le Canada aux États-Unis.
En réponse à la question du sénateur, je dirais que le recours à une institution multilatérale nous permet effectivement de mobiliser d'autres acteurs. Dans la mesure où ils ne sont pas codemandeurs, leurs efforts peuvent nous aider à contrer le protectionnisme. En tant que tierce partie, ils risquent d'être moins utiles que nous le souhaiterions. Il est beaucoup plus compliqué et moins probable de parvenir à un règlement négocié quand des tierces parties adhèrent au différend. Par tierce partie, j'entends ce que précise la définition qu'en donne l'OMC, c'est-à-dire des pays qui se réservent certains droits, qui témoignent, mais qui n'entreprennent pas eux-mêmes d'action en justice contre la partie défenderesse.
Si, dans l'avenir, le Canada devait de nouveau se retrouver devant l'OMC dans une cause concernant le bois d'œuvre — quand JLT enverra mes jumelles qui auront été invitées à faire partie de cette équipe en 2027 pour plaider dans la cause du bois d'œuvre, 7e édition — il serait beaucoup plus utile que l'Europe, le Japon, le Brésil et d'autres soient codemandeurs.
Le problème, comme l'a mentionné M. Ritchie, c'est que les autres pays sont incités à profiter de la situation, à laisser le Canada se débrouiller tout seul pour faire tomber les mesures abusives, puisqu'ils en bénéficieront sans avoir fait grand-chose de leur côté. Si nous pouvions regrouper ces intérêts autour de ce genre de différend pour déposer des plaintes communes — puisque, dans sept à neuf ans d'ici, la part de marché des autres sera plus importante — nous pourrions plus facilement renverser les mesures protectionnistes américaines.
Le président : On nous dit qu'il y aura un vote par rappel nominal au Sénat à 19 h 7 sur une motion du sénateur Banks.
Le sénateur Andreychuk : On nous donne un préavis d'une heure pour un vote à 19 h 7.
Le sénateur Di Nino : Bienvenue à MM. Ritchie et Busch. Permettez-moi de commencer par quelques brèves remarques. On a beaucoup dit que le bois d'œuvre résineux est un vieux contentieux qui pourrait se poursuivre encore longtemps. Personnellement, j'estime que nous ne nous en sortirons jamais, tant que nous resterons en relations d'affaires. Nous avons sans doute tort de penser que nous pouvons résoudre n'importe lequel de ces problèmes de façon permanente. Ainsi, monsieur Busch, vous avez bien raison de dire que vos jumelles représenteront sûrement, et espérerons-le, le Canada en 2007.
Par ailleurs, que feraient les avocats si nous parvenions à résoudre tous ces problèmes? Ils mourraient de faim. C'est sans doute ce que souhaite mon très bon ami le sénateur Smith.
Le président : C'est un risque avec lequel certains d'entre nous devrons vivre.
Le sénateur Smith : Moi aussi j'ai des jumelles, monsieur Busch.
Le sénateur Di Nino : Peut-être pourraient-elles lancer un nouveau cabinet d'avocats qu'elles appelleraient « Aux jumelles Inc. ».
Je me propose d'explorer d'autres formes de recours avec les témoins. Il y a lieu de se demander ce que nous avons fait de mal ou ce que nous aurions dû faire, mais n'avons pas fait. J'en reviens à ce que M. Busch a dit tout à l'heure à propos des alliés que nous avons aux États-Unis. Dans le passé, on nous a également dit que le Canada n'a peut-être pas été aussi actif qu'il l'aurait dû auprès de ces alliés.
Pourriez-vous indiquer au comité les autres recours que nous pourrions appliquer, vous qui êtes deux observateurs intéressés. Ces problèmes peuvent ne jamais être résolus, mais on pourrait obtenir d'autres genres de résultats ou du moins réduire le nombre de différends.
M. Busch : Le concept des recours est au centre même de la procédure de règlement des différends de l'ALENA et des décisions rendues par le tribunal du commerce international pour des causes nationales.
Le Canada fait ce qu'il faut faire. Je ne pense pas qu'il existe de recette magique à côté de laquelle nous serions passés dans ce contentieux. Comme on l'a dit tout à l'heure, quand l'OMC rend une décision, il s'attend à ce que les parties s'y conforment. Il est plutôt difficile d'obtenir des dommages et intérêts de façon rétroactive avec les règlements de l'OMC. On notera toutefois que, dans certaines causes d'antidumping portées devant le GATT, des dommages et intérêts ont été consentis à titre rétroactif. Il n'est donc pas entièrement impossible que l'OMC soit utile sur ce plan aussi.
Dans son verdict, le Tribunal du commerce international a donné raison au Canada dans sa façon d'interpréter les dispositions de l'ALENA et de l'article 129 relativement à ce remboursement. Comme nous l'avons dit, bien que ce système ait fonctionné, les États-Unis ont été intransigeants à cet égard. Tout ce qu'on peut dire, c'est que nous avons fait ce qu'il fallait faire. Nous n'avons rien négligé. Nous devons veiller à tenir la dragée haute aux Américains, d'un point de vue politique. Cela nous ramène à ce que vous disiez, c'est-à-dire que nous pourrions miser sur des alliances pour améliorer nos chances de remporter une victoire dans l'avenir.
Comme je le disais tout à l'heure, la différence entre le conflit dans le bois d'œuvre, version IV, et les épisodes précédents tient au fait que, cette fois-ci, nous avons bénéficié de l'appui de Home Depot, dont le siège est en Georgie, qui jouit d'une très importante influence électorale. D'autres groupes tiennent tout aussi fort à ne pas payer davantage pour les matériaux de construction, surtout pas dans une période où la bulle de l'immobilier risque d'éclater aux États- Unis. Ce n'est pas le moment, pour la Home Builders' Association, de nous imposer des mesures antidumping et des droits compensateurs synonymes d'augmentation du prix des matériaux de construction, et c'est précisément ces mesures que nous essayons de faire supprimer. Il faut insister davantage pour faire passer ce genre d'information, pour faire comprendre aux Américains que de telles mesures risquent de leur faire autant de mal qu'aux Canadiens.
Je vais vous donner un exemple qui pourrait être utile à votre comité, celui du Vietnam qui a éprouvé un problème semblable aux États-Unis. Les Américains avaient imposé des droits antidumping sur le poisson chat en provenance du Vietnam. On trouve en effet aux États-Unis une petite industrie de la pêche au poisson chat, mais qui sait se faire entendre et qui a réclamé l'aide du Congrès pour combattre les importations de poissons chats vietnamiens. Pour cela, ils ont lancé leur attaque sur deux fronts : imposition de droits d'antidumping sur le poisson chat vietnamien et dépôt d'une plainte pour non respect des normes d'étiquetage, de santé et de sécurité.
Puis un jour, dans son calcul politique, George Bush s'est aperçu que beaucoup plus d'Américains gagnaient leur vie à conditionner le poisson chat qu'à le pêcher, les entreprises de transformation se moquant pas mal de la nationalité de ce siluridé. Ce faisant, M. Bush n'a pas tardé à renverser les mesures de protectionnisme et, de nos jours, les Vietnamiens déversent abondamment leur poisson chat chez notre voisin.
Voilà un exemple édifiant qui montre bien que le Canada doit faire passer le message pour faire comprendre aux Américains qu'il faut cesser de nous imposer ce genre de droits et que le commerce administré dans le bois d'œuvre est une absurdité, si ce n'est dans l'intérêt du Canada, du moins dans celui des Américains eux-mêmes dont certains ont beaucoup de poids électoral, comme Home Depot.
M. Ritchie : Parlons un peu de structure conceptuelle dans le cas des intérêts des consommateurs et des producteurs. Comme vous le savez mieux que moi, les producteurs ont des intérêts qui se caractérisent par leur étroitesse et leur profondeur. Pour parvenir à un résultat quelconque, un producteur doit dépenser beaucoup d'argent. L'intérêt des consommateurs, quant à lui, est certainement beaucoup plus vaste, mais aussi plus superficiel.
Quel rapport cela a-t-il avec notre discussion, me demanderez-vous? Eh bien, quand les Américains adoptent un tarif protectionniste, s'il est évident qu'il fait mal aux producteurs canadiens, ce sont surtout les consommateurs américains qui s'en ressentent.
Si le Canada rétorquait, il ne ferait qu'aggraver l'impact sur les producteurs canadiens et, par effet de domino, sur les consommateurs canadiens qui paieraient davantage les marchandises importées, raison pour laquelle il est irrationnel d'adopter des mesures de rétorsion à moins que ce soit le seul moyen d'attirer l'attention du partenaire commercial et qu'on soit certain d'y parvenir.
Dans le cas qui nous intéresse, c'est tout d'abord pour cette raison que nous nous sommes prévalus du mécanisme de recours de l'ALE susceptible de faire intervenir la loi américaine plutôt que de nous prêter au jeu brutal des représailles-contre-représailles. Vous comprenez bien que, pour le Canada, cette solution n'est pas payante. Il a été choquant de voir que l'administration Bush a contré notre effort en niant qu'elle était obligée de se conformer à ses propres lois, ce qui a envenimé ce dernier différend.
Deuxièmement, pour ce qui est de nos alliés aux États-Unis, il faut savoir qu'énormément d'électeurs américains souffrent des mesures protectionnistes adoptées par leur pays dans le cas du bois d'œuvre. Ce qu'on ne sait pas, en général, c'est que, si les producteurs canadiens ont dû faire un dépôt d'environ 5 milliards de dollars, les consommateurs américains de leur côté ont dû payer plus de 15 milliards de dollars à cause de prix plus élevés. Les consommateurs américains sont donc très intéressés par tout cela.
J'ai moi-même constaté que cet élément était absent de la table des négociations et qu'il est toujours absent dans les corridors du Congrès. Il est vrai que Home Depot et, surtout, la U.S. Home Builders' Association peuvent mobiliser un très grand nombre de parties intéressées. Pourtant, quand ces gens-là se retrouvent à Washington, ils ont 15 points à leur ordre du jour et celui qui arrive en bas de la liste concerne les mesures protectionnistes qui se répercutent sur les prix que doivent payer les acheteurs de maisons.
Ainsi, s'il peut y avoir un certain mérite à vouloir mobiliser ce genre d'appui — ce avec quoi je suis entièrement d'accord — n'espérez pas trop voir le jour où les intérêts des acheteurs pèseront plus lourd que ceux des propriétaires de scierie qui offrent des emplois dans la circonscription de tel ou tel sénateur ou membre du Congrès et qui ont les moyens financiers voulus, en vertu du système de financement électoral américain plutôt intéressant, de transmettre avec force conviction ses desiderata à ses élus.
Je ne suis pas en désaccord avec M. Busch, mais sur le plan pratico pratique, je peux vous dire que, jamais en plus de 20 ans de négociation dans ce dossier avec les Américains, je n'ai détecté chez eux un souci quelconque pour les répercussions de notre différend sur les acheteurs américains de bois d'œuvre.
Le président : Je vais poser une question sans retirer de temps au sénateur Di Nino. Selon vous, cela revient-il à dire que l'économie américaine est tellement importante qu'aucun accroc ne peut donner naissance à un lobby digne de ce nom qui serait susceptible de se prononcer en faveur d'exportations canadiennes facturées au juste prix?
M. Ritchie : C'est en grande partie cela. S'il y a une cause, entre toutes, où l'on aurait dû constater ce phénomène, c'est bien celle du bois d'œuvre. Comme nous occupons un tiers du marché américain, nous sommes un joueur très important dans la détermination des prix en général et tout économiste aurait tôt fait d'illustrer le lien direct qui existe entre les tarifs douaniers et les prix que paient les consommateurs américains. Il demeure que cet impact qu'on a estimé à 2 000 ou 3 000 $ par maison ne pèse pas très lourd, surtout pas en période de prospérité immobilière aux États-Unis.
M. Busch : Puis-je intervenir à ce sujet? Je suis d'accord avec M. Ritchie, car les consommateurs, ceux qui achètent notamment à Home Depot, ne sont pas vraiment poussés à se mobiliser pour intervenir sur le plan politique. Ces jours- ci, au Congrès, on constate cependant que des détaillants, des acteurs du commerce entre entreprises ou de la chaîne des valeurs se mobilisent et obtiennent d'intéressants résultats.
Pour illustrer les succès que les détaillants ont récemment remportés, je mentionnerai l'expérience de l'industrie textile aux États-Unis et en Europe. Nous avons vu que, sous l'effet des énormes pressions à l'importation exercées par la Chine, des détaillants aux États-Unis et en Europe se sont mobilisés pour renverser les ententes de commerce administré qui prévalent actuellement en Europe jusqu'en 2007 et aux États-Unis jusqu'en 2008. Ceux d'entre nous qui étudient l'économie politique appliquée au commerce trouvent frappant que, de nos jours, les détaillants se posent en force politique influente.
J'espère que nous constaterons la même chose à propos du bois d'œuvre dans l'avenir. Je suis d'accord avec ce qu'à dit M. Ritchie, mais je ne perds pas espoir compte tenu de ce qui se passe actuellement au Capitole dans le cas du textile. Le textile exerce actuellement une forte pression sur les importations américaines et c'est dans ce secteur que le plus grand nombre d'emplois est menacé par les importations chinoises. Les détaillants et les consommateurs semblent avoir gagné l'oreille du Congrès et remporté un minimum de succès ces derniers temps. J'espère que nous pourrons dire la même chose à nos enfants — à ceux qui feront partie de cet intéressant cabinet d'avocats —, autrement dit qu'il y a des possibilités de ce côté-là.
Le sénateur Di Nino : Tout ce que vous nous avez dit est très intéressant. Ma question sera simple. Le Canada s'intéresse-t-il aux autres types de recours et y consacre-t-il suffisamment de ressources? Il y a deux ou trois ans, il avait été recommandé d'ouvrir davantage de missions commerciales et de bureaux consulaires dans les régions où nous faisons affaires. Nous nous intéressons évidemment au bois d'œuvre, mais cela peut être également vrai pour d'autres produits et services.
Par ailleurs, selon vous, notre pays accorde-t-il suffisamment d'attention et de ressources aux autres recours dont nous pourrions nous prévaloir pour nous aider dans ce différend?
M. Ritchie : La question de l'optimisation de l'investissement dans les ressources consulaires et diplomatiques aux États-Unis est à la fois délicate et complexe. Tout ce que je dirai, c'est qu'à l'époque où nous étions en train de négocier le premier accord de libre-échange, nous étions très ouverts cette idée et que nous avons mobilisé tous nos bureaux consulaires pour qu'ils contactent les membres du Congrès et les sénateurs sur place afin de leur présenter un argumentaire. Nous avons réussi à mobiliser leur attention dans une certaine mesure.
Quand nous avons essayé de refaire la même chose dans les dossiers de l'acier et du bois d'œuvre, nous nous sommes heurtés à une réaction très différente, pour la simple raison que nos agents consulaires ne votent pas aux États-Unis, contrairement aux travailleurs des scieries. La partie était complètement déséquilibrée. Que faire alors? Une telle action permettrait-elle de modifier le jeu des alliances politiques des sénateurs ou des représentants du Congrès? Non! La balance penchera toujours en faveur des intérêts des producteurs et des travailleurs.
Le président : Voulez-vous ajouter quoi que ce soit à cela, monsieur Busch?
M. Busch : Tout ce que je dirai, c'est que le gouvernement mexicain et différentes associations manufacturières du Mexique obtiennent, aux États-Unis, des résultats nettement meilleurs que ceux de la plupart des pays présents dans ce pays, parce qu'ils communiquent des informations aux élus du Congrès et leur explique les répercussions négatives des mesures protectionnistes sur les producteurs au Mexique.
M. Ritchie a raison de dire que les services consulaires, l'ambassade à Washington, font beaucoup pour faire passer l'information. Ce qui est surprenant dans le cas du bois d'œuvre, c'est que les coûts incroyables que les Américains doivent payer n'ont pas fait l'objet d'analyses sérieuses dans les médias. Je pense ici aux entreprises qui achètent nos produits de même qu'aux consommateurs qui vont s'approvisionner à Home Depot et assument le coût des mesures protectionnistes américaines.
Certes, il est possible que l'attention des Américains soit entièrement mobilisée ces jours-ci par la vaste initiative de relations publiques lancée par le gouvernement du Kazakhstan. Beaucoup de pays se débattent pour essayer d'expliquer qu'ils ont besoin de nouer des relations commerciales plus étroites avec les États-Unis. À une époque où le Canada a plusieurs différends commerciaux avec les États-Unis, il serait utile de faire davantage circuler ce genre d'information auprès de ceux qui sont les plus susceptibles d'appeler leurs élus au Congrès.
Le sénateur Austin : D'après ce que vous nous avez dit il y a un instant, on dirait que le Canada a commis une énorme erreur en ne s'alliant pas Wal-Mart dans sa cause sur le bois d'œuvre, puisque cette chaîne pèse lourd au Congrès dans les questions de commerce international, surtout dans celles qui ont une répercussion sur les consommateurs. Mais ce n'est pas ce que je voulais dire, je voulais simplement signaler que nous sommes en train de parler d'un processus époustouflant.
Je me propose d'aborder deux autres sujets avec nos témoins. D'abord, je dois vous dire à quel point je trouve cette discussion stimulante et intéressante. Je vous en remercie tous deux.
Premièrement, le secrétariat permanent qui devait être mis sur pied dans le cadre de l'ALENA pourrait-il constituer un recours quelconque en ce sens que cette structure aurait été chargée de déterminer les faits — pas de régler les différends, mais d'effectuer des recherches? Je ne crois pas que ce secrétariat a été créé, mais il était prévu dans le cadre de l'ALENA. Ne serait-il pas temps que le Canada et le Mexique demandent aux États-Unis de mettre sur pied ce genre d'unité afin qu'on puisse établir les faits en cas de différend pour les mettre de côté et ne plus traiter que sur le plan politique ou juridique? Je sais que c'est optimiste de ma part de penser ainsi, mais il se trouve que j'ai conseillé le Mexique à propos de l'ALENA et que j'avais insisté sur ce point.
Mon autre question concerne Doha. Qu'est-ce qui pourrait changer avec Doha, professeur Busch? J'ai assisté à la série de Doha, à Cancun et à Hong-Kong. Dans ce dernier cas, j'étais alors ministre dans le gouvernement de Paul Martin.
L'impasse dans laquelle les acteurs se retrouvent dans ces dossiers — d'une importance économique non négligeable pour tout le monde — est telle que je ne vois pas pourquoi un quelconque membre du Congrès pourrait être porté à croire que, l'année prochaine ou même plus tard, les Américains changeront suffisamment de position pour rallier tout le monde ou encore que les différents acteurs bougeront suffisamment. Pourriez-vous nous dire quelques mots rapides sur le Secrétariat de l'ALENA et sur la série de Doha?
M. Busch : À propos de la détermination des faits, je ne constate pas d'efforts pris dans le sens que vous réclamez, sénateur. Quoi qu'il en soit, dans le dossier du bois d'œuvre, je ne pense pas qu'une unité indépendante chargée d'établir les faits nous aurait été très utile. Le différend porte essentiellement sur l'interprétation des obligations légales, sur la définition d'une subvention, d'une subvention indirecte et ce genre de chose. Je ne suis pas certain qu'il soit simplement question de mieux analyser des données de meilleure qualité. Évidemment, tout effort visant à améliorer la collecte d'information ne ferait en général pas de mal.
Je tiens à préciser que je suis entièrement d'accord avec le ministre Emerson et avec M. Ritchie pour dire que l'ALENA a donné de bons résultats pour le Canada, en dehors de ce dernier conflit. Et même là, l'ALENA a fait son travail. Il est simplement malheureux que les Américains se soient traîné les pieds comme ils l'ont fait à propos de l'article 129.
Pour ce qui est de la série de Doha et des chances de parvenir à un accord cette fois-ci, les prochaines élections aux États-Unis sont porteuses de bonnes nouvelles, comme je l'ai dit tout à l'heure, puisque beaucoup de pays en développement — et j'en ai entendu parler lors de la réunion de l'APEC ce week-end — ont conclu qu'ils n'étaient pas parvenus à proposer un programme de négociation valable et qu'il fallait retenter le coup.
Pascal Lamy a rappelé à Genève les présidents des différents comités. J'ai cru comprendre qu'ils étaient rentrés à Genève. C'est une bonne nouvelle en un sens. Selon moi, la série a été suspendue parce que tout le monde a vu dans le jeu de tout le monde et que nous n'avons pas eu le temps du recul pour véritablement prendre acte des enjeux. Les États-Unis sont allés aussi loin qu'ils le pouvaient, les Européens en ont choqué beaucoup avec leurs politiques agricoles et les pays en développement se sont retrouvés dans la position inconfortable de devoir parler non seulement des tarifs industriels, mais aussi — du moins le week-end dernier — de l'échange de services, question hautement prioritaire pour les Canadiens dont beaucoup travaillent dans ce secteur. C'est donc une issue très intéressante.
J'ai l'impression que tout cela montre que les gens ont peur qu'un Congrès davantage protectionniste — nous verrons ce que nous réserve l'année 2008 — ne soit pas disposé à respecter les règles multilatérales de l'OMC, surtout dans le cas des pays en développement, qu'ils n'ont pas la capacité de négocier des ententes commerciales préférentielles tout en demeurant de bons partenaires dans le cadre de l'OMC. Sur un plan stratégique, il est beaucoup plus efficace de se rendre à Genève et d'agir à l'échelon multilatéral que d'aborder la chose par le biais d'accords bilatéraux ou régionaux, à la petite semaine, auxquels seuls les États-Unis et l'Union européenne sont un temps soit peu intéressés.
M. Ritchie : Pour ce qui est du premier point, il faut dire que les Américains sont fermés à l'idée de mettre en place un dispositif d'établissement des faits en vertu de l'ALENA et que ce secrétariat n'existe pas. Je vous invite, néanmoins, si la Chambre des communes vous soumet l'entente sur le bois d'œuvre résineux, à réfléchir sur le genre de mécanisme d'établissement des faits que vous pourriez éventuellement y faire inscrire. Pour l'instant, celle-ci ne va pas au-delà des mots, mais ses dispositions pourraient servir au moins à préciser le niveau des points contestables avant la prochaine série de négociations.
J'ai trouvé très réconfortants les propos du professeur Busch au sujet de Doha. Je dois cependant vous dire qu'en ce qui me concerne je continue à croire que la série de Doha est moribonde. Elle se trouve dans un état chancelant et elle est maintenue sous respirateur pour un ensemble de raisons fondamentales. Nous sommes allés aussi loin que nous le pouvions, à moins que nous puissions compter sur une volonté politique afin de régler les trois problèmes qui demeurent.
L'un d'eux est celui des subventions agricoles. Il va falloir attendre encore longtemps avant d'assister à des avancées majeures par l'Europe, les États-Unis et le Japon, pour ne mentionner que ces trois joueurs. Cela est très important, non seulement pour des pays comme le Canada et l'Australie, mais aussi pour beaucoup de pays en développement dont l'agriculture pourrait être détruite par les exportations subventionnées des États-Unis et de l'Europe.
Il y a aussi la question des recours commerciaux et force est de constater que vraiment personne ne veut inscrire cela à l'ordre du jour. Troisièmement, il y a la question de l'ouverture des marchés dans les pays en développement. À l'époque où vous étiez ministre, quand vous siégiez à la table, vous avez sans doute constaté que plus de pays qu'aujourd'hui croyaient dans l'ouverture des marchés, dans la libre entreprise et dans les systèmes économiques.
Tout cela me pousse à demeurer sceptique, mais comme le professeur Busch suit la question de très près depuis le centre de l'univers, vous devriez peut-être accorder davantage foi à ses remarques.
Le sénateur Austin : Comme j'ai l'impression qu'il faut être optimiste, je vais m'inspirer du professeur Busch. Malheureusement, comme je constate aussi un manque d'action, je me dois d'être d'accord avec vous.
M. Ritchie : Je suis le reflet de votre côté sombre, sénateur.
Le sénateur Austin : Vous illustrez tous les deux l'ambiguïté dans laquelle je me trouve, mais je préfère être optimiste.
M. Busch : Pourrais-je ajouter quelque chose à propos de la série de Doha, pour réagir au scepticisme du sénateur? Je comprends le scepticisme, et il n'est pas difficile, ici, de l'être un peu, mais je veux revenir sur deux choses soulevées par M. Ritchie.
Ce qu'il a dit au sujet des subventions est entièrement vrai. Quand on prend les États-Unis, le Japon et l'Europe, on a affaire à l'essentiel des subventions agricoles versées dans le monde entier, mais certaines choses intéressantes se sont produites dernièrement. D'abord, l'Europe est dans les temps pour réformer sa politique agricole commune, soit d'ici 2013, et elle ne peut plus se permettre de verser ce genre de subvention aux nouveaux membres de l'UE. Les Européens sont en train de chercher un moyen de sortir de cet épisode coûteux parce que les pays qui devraient prochainement intégrer l'UE, en plus des dix qui viennent d'y être récemment admis, tendent tous la main pour obtenir ce genre de subventions. Il est donc probable que Bruxelles se sente davantage en mesure de limiter ces subventions ou de s'en débarrasser une bonne fois pour toute.
Il est également évident que nombre de pays se sont rendu compte, en constatant que la série de Doha est sous respirateur, que ce qu'ils n'ont pu obtenir par le biais de la loi, ils pourraient l'obtenir par celui du contentieux juridique.
À Washington, au centre de l'univers, on sait que le Brésil a engagé un cabinet d'avocats local pour définir les causes les plus intéressantes que ce pays pourrait lancer une fois que le certificat de décès de la série de Doha aura été émis. Nous avons appris que ce cabinet avait remis une liste de dix différends possibles au Brésil et il n'y a pas lieu de douter que ce sont parmi les plus intéressants. Nous savons que le Brésil a contesté les Européens sur la question des subventions du sucre et les Américains sur celles du coton, dans le cadre de deux différends très importants. En réalité, il est plus facile d'obtenir quelque chose par le biais de la loi que rien par celui du contentieux. Tout cela a contraint les Européens, les Américains et les Japonais à revoir leurs positions, parce qu'ils savent qu'un grand nombre de pays, dont le Brésil, ne resteront pas sans rien faire et n'accepteront pas de se retrouver sans rien après la mort de l'actuelle série de négociations de l'OMC.
Le président : Eh bien, je pense être arrivé au bout de la liste des sénateurs désireux de poser des questions. Je remercie, au nom du comité, M. Busch qui était à Washington et M. Ritchie qui était parmi nous, de nous avoir fait partager leurs idées et profiter de leur finesse intellectuelle. Nous apprécions que vous ayez trouvé, dans un emploi du temps très chargé, le temps de venir nous rencontrer.
La séance est levée.