Délibérations du Comité sénatorial permanent des
Affaires étrangères et du commerce international
Fascicule 16 - Témoignages du 29 mai 2007
OTTAWA, le mardi 29 mai 2007
Le Comité sénatorial permanent des affaires étrangères et du commerce international se réunit aujourd'hui à 18 h 6 pour examiner la politique du commerce international (incluant les relations commerciales bilatérales et multilatérales, l'accord sur le bois d'œuvre et autres), et en faire rapport.
Le sénateur Consiglio Di Nino (président) occupe le fauteuil.
[Traduction]
Le président : Honorables sénateurs, je vous souhaite le bonsoir et la bienvenue. Je voudrais simplement faire un bref commentaire étant donné que je ne serai pas ici très longtemps. Je tenais à être présent pour remercier personnellement Mme Goldfarb d'avoir accepté de revenir témoigner. Nous sommes impatients d'entendre son exposé qui, comme à l'habitude, devrait être très bien.
Je devrai partir dans cinq minutes environ. Au lieu de commencer la séance, avec votre permission, je demanderais à notre vice-président, le sénateur Stollery, d'assumer la présidence pour que la réunion se poursuive sous sa direction des plus compétentes.
Le sénateur Peter A. Stollery (vice-président) occupe le fauteuil.
Le vice-président : Merci, sénateur Di Nino. Honorables sénateurs, je remercie notre témoin d'être venue et je souhaite la bienvenue à tous les participants à cette séance du Comité sénatorial permanent des affaires étrangères et du commerce international. Aujourd'hui, notre ordre du jour est consacré à la politique du commerce international du Canada.
Je suis honoré d'accueillir Mme Danielle Goldfarb, chargée de recherche principale du Conference Board du Canada. Mme Goldfarb, qui travaillait auparavant à l'Institut C.D. Howe, a comparu devant notre comité en juin dernier dans le cadre de notre étude sur l'Afrique. Elle est maintenant rattachée au Centre du commerce international et de l'investissement du Conference Board du Canada. L'objectif premier du centre est d'aider les décideurs canadiens à mieux comprendre ce que signifie la dynamique économique mondiale, comme les chaînes d'approvisionnement régionales et internationales, pour les orientations stratégiques du gouvernement et des entreprises.
Au cours des derniers mois, le Conference Board du Canada a publié trois rapports qui ont suscité l'intérêt du comité : Adopt a More Strategic Approach to International Trade; If We Can Fix It Here, We Can Make It Anywhere : Effective Policies at Home to Boost Canada's Global Success; et Canada's Changing Role in Global Supply Chains.
Danielle Goldfarb, chargée de recherche principale, Conference Board du Canada : Je vous remercie de me donner l'occasion de comparaître encore une fois devant votre comité. L'intérêt convergent que porte le comité aux politiques appropriées pour favoriser et rehausser la performance du Canada en matière d'investissement et de commerce international est très important. Non pas parce que le commerce est une fin en soi, mais plutôt parce qu'il existe une preuve abondante selon laquelle l'investissement et le commerce ont de fortes répercussions sur la productivité et l'innovation au Canada, et, partant, sur le niveau de vie des Canadiens.
Nous publierons bientôt une nouvelle étude qui montre le poids du commerce sur de multiples indicateurs de la qualité de vie. C'est un sujet important, et je suis heureuse de pouvoir l'aborder aujourd'hui.
Je commencerai par décrire l'essor des chaînes d'approvisionnement mondiales. Il importe de comprendre cette percée rapide des chaînes d'approvisionnement mondiales dans l'économie d'aujourd'hui. C'est une tendance lourde qu'il est nécessaire d'assimiler pour pouvoir élaborer des stratégies commerciales.
Au cours des quelques dernières années, nous avons constaté une baisse des coûts de transport et de communications ainsi que l'émergence de la capacité de numériser la production. Mis ensemble, ces éléments ont permis aux entreprises de fractionner la production et d'implanter dans différentes régions du globe différentes parties de leur chaîne de production. À l'heure actuelle, les entreprises produisent des biens ou fournissent des services en faisant appel à des intrants en provenance de tous les coins de la planète. C'est une nouvelle donne importante, car auparavant, nous pensions que certains éléments étaient dissociés les uns des autres, comme les importations et les exportations, alors qu'à l'heure actuelle, nous utilisons les importations pour fabriquer nos exportations. Nous utilisons l'investissement étranger direct bidirectionnel pour mousser notre commerce, et non pour s'y substituer.
Cela est particulièrement vrai dans le domaine du commerce des services, où nous devons investir à l'étranger pour vendre nos services à d'autres marchés. Cela implique de repenser fondamentalement le commerce et l'investissement et la façon dont ils s'intègrent l'un à l'autre. Il faut aussi poser un nouveau regard sur les biens et services, qui ne sont pas des entités distinctes. Pour produire des marchandises grâce aux chaînes d'approvisionnement mondiales, on a besoin de services, ces derniers étant essentiellement la matière qui relie ensemble ces chaînes d'approvisionnement mondiales.
Qu'est-ce que cela signifie? Cela signifie un certain nombre de choses. L`essor des chaînes d'approvisionnement mondiales signifie que les entreprises n'ont pas besoin de tout faire. Elles peuvent bâtir des commerces novateurs hautement valorisés en se spécialisant uniquement dans une partie de la chaîne d'approvisionnement. Elles peuvent se spécialiser, mettre l'accent sur la logistique, la fabrication ou le design, et acheter ou fabriquer ailleurs dans le monde les composants ou les autres articles dont elles ont besoin pour leurs opérations.
Si je mentionne cela à propos du contexte canadien, c'est que le Canada compte un pourcentage important de petites et moyennes entreprises, et que les gens se demandent comment elles peuvent arriver à livrer concurrence dans l'économie mondiale. En fait, compte tenu de la façon dont fonctionnent les chaînes d'approvisionnement mondiales, les PME peuvent se spécialiser. Si elles arrivent à trouver un créneau unique dans la chaîne d'approvisionnement, elles peuvent être fort efficaces et se doter d'opérations hautement valorisées sans être obligées de tout faire. Elles peuvent se spécialiser. C'est une conséquence importante.
Étant donné que les compagnies peuvent avoir du succès n'importe où le long de la chaîne d'approvisionnement, il va sans dire que la concurrence est féroce tout au long de cette chaîne. On se bat bec et ongles non pas pour des ressources naturelles, mais pour des fonctions qui sont mobiles à l'échelle planétaire, comme les composants électroniques, la gestion des données et les services de paye. La concurrence relative à ces fonctions s'intensifie. Nous avons toutes les raisons de croire que cette tendance se poursuivra, surtout depuis l'émergence de grands pays à faibles salaires qui connaissent une croissance rapide et qui peuvent évincer le Canada au plan de la rémunération et, de plus en plus, dans les secteurs exigeant une main-d'œuvre plus qualifiée.
Si je prends autant de temps pour souligner cette intensification de la concurrence à divers points le long de la chaîne d'approvisionnement, c'est pour vous faire comprendre une chose : la concurrence qui a cours au niveau des politiques pour accueillir ces fonctions commerciales spécifiques est très vive. Les politiques intérieures jouent un rôle important lorsque vient le temps pour les sociétés de choisir l'emplacement de leurs futures installations de production ou l'endroit où elles feront leurs prochains investissements.
Il faut, d'entrée de jeu, prendre le temps d'expliquer ce mouvement ou ce changement concret dans la dynamique économique mondiale, car cela implique de modifier de fond en comble la façon dont nous mesurons le succès en matière de commerce et d'investissement et dont nous élaborons nos stratégies dans ces domaines. Lorsque nous mesurons notre performance commerciale à l'aide des données de Statistique Canada, nous voyons le commerce comme un échange de produits finis entre deux pays plutôt que comme un échange de pièces utilisées comme intrants dans un modèle fondé sur une chaîne d'approvisionnement mondiale. C'est une évolution notable dont il faut tenir compte dans l'élaboration de notre politique commerciale.
Où s'intègre le Canada dans les chaînes d'approvisionnement mondiales? Nous ne savons pas exactement quel est le rôle du Canada étant donné que la méthode qui nous a servi à compiler nos statistiques jusqu'ici ne mesure pas nécessairement de façon réaliste la façon dont fonctionnent les entreprises d'aujourd'hui. Le Conference Board du Canada a fait un premier pas en vue d'essayer de décrire où se situe le Canada. Nous avons adopté une démarche unique, en ce sens que nous avons regardé le commerce dans la perspective de la chaîne d'approvisionnement où il s'inscrit. Nous avons constaté, sans étonnement, qu'au cours des années 1990, les entreprises canadiennes étaient de plus en plus intégrées dans des chaînes canado-américaines transfrontières. Ce que nous avons constaté, pour la période plus récente de 2000 à 2005, c'est que la progression des échanges de pièces entre le Canada et les États-Unis et de l'intégration dans les chaînes d'approvisionnement régionales s'est arrêtée. C'est un symptôme important, non seulement parce que cela touche notre capacité d'accéder aux marchés et aux chaînes d'approvisionnement américains mais parce que cet accès aux marchés américains nous ouvre la porte des grandes sociétés multinationales américaines. C'est pour nous un canal d'accès au marché mondial, que ce soit parce que l'on achemine des biens vers l'Amérique latine en passant par les États-Unis ou que l'on exporte aux États-Unis des biens dont les Américains se servent comme intrants dans la fabrication de leurs produits d'exportation à l'étranger.
C'est une tendance inquiétante. Pourquoi cette progression s'est-elle arrêtée? Soit il reste peu de gains à tirer de l'intensification des échanges entre le Canada et les États-Unis, soit nous avons des barrières non tarifaires qui nous empêchent de tirer parti de gains découlant du commerce entre le Canada et les États-Unis. Par barrières non tarifaires, j'entends la réglementation concernant la sécurité frontalière, les écarts de réglementation entre les deux pays, et cetera. C'est un sujet auquel nous devons réfléchir.
En examinant les échanges commerciaux du Canada avec ses principaux partenaires de 1990 à 2005, on constate qu'à l'opposé de ce qui se passait sur le marché américain, l'engagement des entreprises canadiennes dans les chaînes d'approvisionnement de ses autres partenaires commerciaux était beaucoup plus approfondi. Le commerce des pièces servant d'intrants entre le Canada et des pays comme la Chine et le Mexique a augmenté sensiblement au cours des années 1990, et il n'a pas ralenti au cours de la période qui vient de s'écouler. Les gens comprennent que l'on achète des ordinateurs, des jouets ou des produits finis de la Chine. Ils comprennent moins bien que nous achetions davantage d'intrants de composants électroniques pour les utiliser dans les chaînes d'approvisionnement canadiennes. En dépit de cette intégration, le Canada part de loin. Nos échanges avec ces pays sont mineurs, ce qui donne à penser qu'à l'heure actuelle, notre engagement dans les chaînes d'approvisionnement mondiales, hormis le marché américain, est plutôt limité.
Ce n'est qu'un début. Comme nous disposons de données limitées, nous ne savons pas vraiment où se situe le Canada dans ces chaînes d'approvisionnement. Tous les gouvernements et les organismes statistiques dans le monde sont présentement confrontés au même défi, à savoir comment mesurer avec exactitude cette activité?
D'après les données que nous avons recueillies, le Canada ne réalise pas son plein potentiel pour ce qui est d'intégrer ces chaînes d'approvisionnement mondiales. Nous savons que les politiques sont un élément déterminant à mesure que s'intensifie la concurrence pour les fonctions commerciales mobiles. Qu'est-ce que cela signifie au plan des orientations stratégiques? Quelles devraient être nos priorités en matière de politiques si nous voulons améliorer notre succès économique à l'échelle mondiale?
D'après les travaux de recherche effectués par le Conference Board du Canada, il faudrait prioritairement apporter des changements qui relèvent du contrôle des autorités canadiennes au lieu de tenter de convaincre les autres pays de modifier leurs règles afin de nous accorder un accès plus favorable à leurs marchés. Pourquoi est-ce que je dis cela? Parce que c'est dans cette direction que pointe l'information probante. Une étude récente de l'OCDE a montré que si tous les pays industrialisés, tous les pays riches, abaissaient les obstacles à la concurrence, éliminaient les tarifs restants et diminuaient les restrictions à l'investissement étranger direct pour adopter ce que l'OCDE considère être les meilleures pratiques, le Canada enregistrerait des gains considérables au chapitre des exportations.
Chose intéressante, près des trois quarts des gains dont profiterait le Canada résulteraient de changements aux politiques canadiennes, et non de changements aux politiques d'autres pays. Un quart seulement de ces gains d'exportation substantiels qu'enregistrerait le Canada serait attribuable aux changements que feraient d'autres pays. Il ne faut pas en conclure que ces changements sont négligeables, mais simplement que nous avons plus à gagner en modifiant nos propres politiques.
Nous savons que les obstacles au commerce, à la concurrence et à l'investissement qui existent au Canada empêchent les entreprises d'innover, de s'adapter aux conditions mondiales et de prendre des décisions efficientes susceptibles de rehausser leur compétitivité à l'échelle planétaire.
Qu'est-ce que j'entends par « des politiques relevant du contrôle des autorités canadiennes »? Cela englobe toute une gamme de politiques, qu'elles visent à faciliter l'accès à d'autres marchés en réglant le problème de la congestion des ports, à instaurer une infrastructure adéquate, à appliquer des politiques judicieuses en matière de transport d'un bout à l'autre du pays, ou encore à favoriser la mobilité des travailleurs d'une province à l'autre pour qu'il n'y ait pas d'entrave à l'investissement au Canada. Cela signifie réduire les barrières restantes qui subsistent à l'égard des importations, indépendamment de ce que font les autres pays et de leur décision de nous accorder ou non accès à leurs marchés. Si nous imposons des barrières aux importations alors que nous utilisons les importations pour fabriquer nos exportations, nous nuisons à la compétitivité de nos propres entreprises et à nos consommateurs.
Parmi les autres politiques qui relèvent de notre contrôle, il y a celles qui autorisent l'investissement étranger. Nous savons que l'investissement étranger direct crée des emplois. Les entreprises étrangères augmentent la productivité canadienne, gonflent les recettes gouvernementales, apportent de nouvelles idées, technologies et innovations au Canada et, au bout du compte, contribuent à relever le niveau de vie de la population canadienne. Nous devons aussi favoriser l'investissement à l'étranger, car il offre aux entreprises la possibilité d'intégrer d'autres chaînes d'approvisionnement. En leur permettant d'avoir accès à des compétences spécialisées ou à des marchés plus vastes ailleurs, on accroît leur compétitivité.
La bonne nouvelle, c'est que les Canadiens sont maîtres de ces changements, en ce sens qu'ils n'exigent pas des concessions d'autres pays. Si nous apportons ce genre de changements et qu'après, nous faisons la promotion du commerce et de l'investissement et nous négocions des accords commerciaux avec les autres pays, nous obtiendrons sans doute des gains beaucoup plus importants que si nous n'avions pas au préalable réglé ces problèmes sur le marché intérieur.
La deuxième priorité est d'assurer l'accès au marché américain. Comme je l'ai mentionné, il faut s'attaquer aux obstacles au marché américain non seulement pour assurer notre accès aux chaînes d'approvisionnement canado- américaines, mais aussi notre accès au monde par l'entremise du marché américain. Les médias insistent souvent sur le commerce nord-américain, mais cette priorité est encore plus importante pour l'investissement, simplement parce que les sociétés seront toujours plus intéressées à s'installer aux États-Unis. Comme c'est un marché plus vaste que celui du Canada, tout changement ou augmentation, même minime, des coûts transfrontaliers, tous règlements qui compliquent le passage de la frontière rendront encore plus séduisante une installation des usines de production aux États-Unis.
Le Conference Board du Canada explore ce problème dans plusieurs documents qui seront publiés au cours des prochaines semaines. On y traite de l'incidence de l'aspect sécurité à la frontière dans la foulée des attentats du 11 septembre sur le commerce et l'investissement canadiens. On y aborde aussi les implications à long terme d'une augmentation du coût du navettage transfrontalier pour les entreprises qui choisissent de s'installer du côté canadien de la frontière.
Je ne veux pas laisser entendre par là que les accords de libre-échange ne sont pas importants. Il ne fait pas l'ombre d'un doute que les gains découlant du commerce multilatéral sont optimaux. Si la ronde de Doha pouvait être couronnée de succès, elle déboucherait sur les gains les plus considérables qui soient, par rapport à des accords de libre- échange de moindre portée. Nous savons que l'accord de libre-échange canado-américain a favorisé des gains de productivité énormes pour le Canada. Ces dernières années, la politique du Canada a été plutôt éclatée. Nous avons ouvert des négociations relativement à de nombreux arrangements commerciaux, mais nous n'en avons conclu aucun. Nous n'avons pas eu la volonté de nous attaquer à certains secteurs cruciaux qui ont bloqué un certain nombre de ces arrangements.
Si le Canada veut conclure des arrangements susceptibles de rehausser son commerce et son rendement au chapitre de l'investissement, il lui faudra baser sa stratégie sur une évaluation coûts-avantages rigoureuse. Nous devrons consacrer nos ressources limitées à la négociation d'ententes avec de grands partenaires commerciaux qui revêtent une importance cruciale pour nos intérêts et songer à conclure des ententes intégrées. Dans le contexte des chaînes d'approvisionnement mondiales, il est absurde de négocier des ententes qui excluent les services et les investissements. Il nous faut tenir compte de l'interdépendance des biens, des services et des investissements et négocier des ententes intégrées. Toutes les ententes que nous négocions doivent renforcer nos efforts multilatéraux au lieu de les affaiblir.
Il faut aussi mener une réflexion plus créative au sujet d'autres domaines et se demander, par exemple, combien d'envolées relient le Canada et d'autres marchés et voir s'il s'agit là d'un obstacle à notre capacité d'avoir des échanges commerciaux et d'investir dans ces régions. Nous devons faire preuve de créativité à propos de tels aspects.
De plus, il faut que nous ayons une meilleure compréhension du rôle du Canada et savoir quelles fonctions commerciales sont situées où et pourquoi. Les sociétés s'installent-elles ici pour les bonnes raisons, comme l'accès à des travailleurs spécialisés, ou choisissent-elles de s'installer ailleurs à cause des problèmes à la frontière et d'autres politiques? Dans quelle mesure sommes-nous bien placés pour attirer au Canada des fonctions commerciales uniques et hautement valorisées et en tirer parti?
En conclusion, ces questions sont tellement importantes que le Conference Board du Canada a créé un nouveau centre de recherche sur l'investissement et le commerce international. Essentiellement, son mandat consiste à essayer de mieux circonscrire la réalité des chaînes d'approvisionnement mondiales et la montée des économies des pays en développement et de déterminer ce que tout cela signifie pour les décideurs canadiens. Nous invitons des représentants du milieu des affaires et du gouvernement à discuter en profondeur de ces questions et à cerner ce que ces tendances signifient pour l'avenir. Il est vraiment important que les deux parties soient à la table, simplement parce qu'il n'est plus judicieux de se borner à examiner les statistiques dans leur ensemble. Il nous faut comprendre les entreprises individuelles : savoir qui elles sont et comment elles s'organisent dans l'économie mondiale. Nous devons les comprendre pour pouvoir élaborer ou améliorer nos stratégies commerciales.
Le sénateur Segal : Je vous remercie de cet exposé d'une large portée qui est des plus utiles. J'ai cinq brèves questions.
Madame Goldfarb, vous n'avez pas parlé de la monnaie. Il y a plusieurs années, M. Tom Courchene, économiste et professeur éminent à l'Université Queen's, de Kingston, a rédigé un article de fond pour l'Institut de recherche en politiques publiques dans lequel il préconisait l'adoption d'une devise nord-américaine. Selon lui, il était nécessaire que l'Amérique du Nord imite l'Europe à cet égard. On entend dire qu'un peu partout au Canada, des entreprises Fortune 500 du secteur manufacturier se heurtent à des problèmes d'exportation à cause de la hausse du dollar canadien. Je voudrais que vous me disiez si notre devise est, sans qu'on le veuille, une barrière non tarifaire au commerce.
Deuxièmement, j'aimerais connaître votre point de vue sur l'ALENA. Vous avez dit que l'intégration commerciale entre le Canada et les États-Unis était au point mort. Compte tenu de toutes les forces et les faiblesses de l'ALENA, ses défenseurs et ses détracteurs conviennent que c'est un instrument statique, en ce sens qu'il n'est pas porteur de changement et de dynamisme. C'est bien simple, c'est ainsi. Il convenait à son époque, mais il n'est peut-être pas suffisamment adaptatif. C'est sans doute ce que diraient la plupart des gens. Cela signifie-t-il que nous avons besoin d'un nouveau mécanisme commercial nord-américain? Dans l'affirmative, quelle forme prendrait-il?
La chancelière de l'Allemagne, Mme Merkel, a préconisé une nouvelle alliance commerciale entre l'Amérique du Nord et l'Europe. Il y a quelques semaines, à l'occasion du sommet de l'Union européenne tenu à Washington, ses partenaires et elle se sont mis d'accord sur un nouveau cadre en vue de réduire les barrières non tarifaires en Europe et aux États-Unis, mais non au Canada. Ils ont envisagé à cet égard certains projets phares visant, entre autres, la propriété intellectuelle et la sécurité frontalière.
Troisièmement, M. John Helliwell, l'économiste dont la thèse porte sur l'effet des frontières, est absolument convaincu que nous avons accompli tout ce qu'il était possible d'accomplir avec les Américains, en termes relatifs. La croissance économique se poursuivra entre les deux pays, mais nous devrions nous investir dans la promotion du commerce et les divers instruments que vous avez évoqués dans des endroits comme l'Asie, l'Amérique du Sud et le reste de notre hémisphère ainsi qu'en Europe, où notre part de marché est suffisamment mince pour qu'un investissement accru débouche sur un rendement fort intéressant. Bien entendu, cela soulève la question de savoir pourquoi le gouvernement actuel ferme des consulats dans de nombreuses régions du monde alors qu'il les multiplie aux États-Unis, et si c'est la meilleure chose à faire.
Madame Goldfarb, dans votre exposé, vous avez évoqué diverses raisons qui expliqueraient le peu de progrès que nous enregistrons aux États-Unis. Vous ne fournissez pas de réponse. Je suppose que vous attendez d'avoir les résultats de travaux empiriques pour fournir cette réponse, ce que je comprends parfaitement. Toutefois, votre opinion m'intéresse.
Robert Reich fait l'objet de ma dernière question. Avant d'être Secrétaire au travail dans l'administration Clinton, il a écrit un livre intitulé The Work of Nations dans lequel il disait ceci : il importe peu qu'une usine américaine soit située à Taiwan, que le drapeau taiwanais y flotte, qu'elle soit la propriété d'Américains mais qu'elle emploie des Taiwanais, qu'elle paie des impôts localement, qu'elle contribue à la collectivité locale et qu'elle renforce l'économie locale. Peu importe qu'une usine taiwanaise soit située au Connecticut, qu'elle soit la propriété de Taiwanais, que le drapeau américain y flotte, qu'elle embauche des Américains, qu'elle paie des taxes localement et appuie la collectivité locale. Il n'est absolument pas important de savoir qui en est propriétaire. Ce qui importe, c'est la position de ces usines dans la chaîne d'approvisionnement, la valeur ajoutée qu'elles y apportent et les gains qu'en tire la collectivité concernée. Compte tenu du débat qui a cours présentement au pays sur les questions de la propriété étrangères et des prises de contrôle, je voudrais savoir si, à la lumière de votre analyse des chaînes d'approvisionnement, il n'est peut-être pas aussi important aujourd'hui de savoir qui est propriétaire d'une compagnie qu'il y a 30 ou 40 ans.
Mme Goldfarb : En ce qui a trait à la devise, je ne suis pas experte en politique monétaire, mais d'après les travaux d'analyse dont j'ai pris connaissance, le Canada a une politique monétaire qui fonctionne bien. Si nous avions une devise nord-américaine, il nous faudrait abandonner notre politique monétaire indépendante, ce qui nous priverait de la possibilité d'apporter des ajustements du côté canadien. D'après les analyses que j'ai consultées jusqu'ici, il semblerait qu'il ne soit pas dans notre intérêt d'abandonner cette marge de manœuvre.
En outre, à propos de la monnaie, comme notre commerce est fortement intégré, il y a deux volets à l'équation, les exportations et les importations. Étant donné que nous utilisons les importations pour fabriquer nos exportations, cela peut en partie atténuer les effets de la fluctuation de la monnaie. Bon nombre d'exportateurs canadiens sont aussi des importateurs. Ils importent de la machinerie et de l'équipement. Ce ne sont pas tous les exportateurs qui utilisent des intrants importés, mais un grand nombre d'entre eux le font. Par conséquent, l'effet monétaire n'est pas à sens unique, si l'on veut.
Pour ce qui est de savoir si l'ALENA a atteint ses limites, d'après les données que j'ai puisées dans le document sur l'évolution du rôle du Canada dans les chaînes d'approvisionnement mondiales, il semblerait qu'on ait atteint un certain plafond. Toutefois, notre recherche ne nous permet pas de dire clairement si cela est attribuable à des problèmes que l'on pourrait régler au moyen d'orientations stratégiques, ou si cet instrument a simplement atteint la limite de ce qui est possible.
Il existe un certain nombre de barrières entre le Canada et les États-Unis. De nouvelles politiques ont été mises en œuvre à la frontière après le 11 septembre. Comme je l'ai dit, nous allons publier une étude de fond sur cette question la semaine prochaine. Nous avons effectué 60 entrevues avec les dirigeants de compagnies qui franchissent régulièrement la frontière et nous avons constaté que bien des choses sont encore problématiques. En fait, on revient à certains comportements antérieurs à l'Accord de libre-échange canado-américain, notamment pour ce qui est de conserver des inventaires considérables. De part et d'autre de la frontière canadienne et américaine, les entreprises stockent des inventaires considérables. Après l'Accord de libre-échange Canada-États-Unis, on avait adopté la production juste-à- temps, qui permettait aux marchandises de passer la frontière quelques heures après la réception d'une commande. Nous avons constaté que l'incertitude et l'imprévisibilité à la frontière incitent les entreprises à se tourner vers le stockage d'inventaire du côté américain de la frontière, ce qui annule les effets de la gestion d'inventaire juste-à-temps, censée réduire les coûts.
Pour faire court, il existe au sujet des programmes de sécurité frontalière des problèmes qu'il faut régler. Un certain nombre sont dans la mire du Security and Prosperity Partnership of North America. Cependant, d'après les données, six ans après les événements du 11 septembre, la stabilité et la prévisibilité à la frontière ne sont pas ce qu'elles devraient être. C'est un domaine où il y a encore beaucoup à faire pour repousser les limites de l'ALENA.
Il y a d'autres irritants, comme de légères différences en matière de réglementation entre nos deux pays, même si nous avons des objectifs stratégiques similaires dans bien des domaines. Il y a donc de multiples difficultés qui entravent le commerce entre nos deux pays, et qu'il faut régler.
Il reste encore beaucoup de travail à faire. Indépendamment des initiatives que nous prenons ailleurs dans le monde, les États-Unis demeurent notre pain et notre beurre. Il faut s'assurer d'avoir un accès continu et fluide à ce marché, car cela est crucial pour notre niveau de vie.
Parallèlement aux efforts que nous déployons au chapitre de la relation canado-américaine, et possiblement dans un contexte trilatéral, il nous faut adopter une stratégie relativement aux autres pays. Nous limitons notre potentiel de croissance et de relèvement de notre niveau de vie en étant absents des chaînes d'approvisionnement mondiales et en ne tirant pas parti des nombreux débouchés à l'échelle planétaire.
Le Conference Board du Canada n'a pas fait d'analyse de la promotion commerciale effectuée par les consulats voués au commerce pour en déterminer le nombre et l'emplacement idéals. Cela a été fait en partie, mais par d'autres entités que le Conference Board, et je ne veux pas faire de commentaire quant aux endroits où ils devraient être déployés. Toutefois, nous devons avoir des stratégies pour tenter de pénétrer les chaînes d'approvisionnement mondiales, outre celles des États-Unis. C'est crucial.
Venons-en maintenant à l'argument de Robert Reich pour qui ce qui compte, c'est notre situation et nos activités dans la chaîne d'approvisionnement. À cet égard, le débat qui a cours dans les médias occulte certaines questions importantes quant aux fonctions commerciales qui s'implantent au Canada. Accueillons-nous les composantes à faible valeur de la production, ou attirons-nous les composantes novatrices et fortement valorisées de la production, celles qui engendreront de multiples retombées, de nouvelles idées et de nouvelles technologies et qui déboucheront sur des emplois très rémunérateurs? Voilà ce qui est important.
Parallèlement, nous continuons d'augmenter notre niveau de vie grâce à nos activités dans le secteur des ressources naturelles, activités que nous avons tendance à considérer moins souhaitables. La prospérité du Canada en tant que nation croît à mesure qu'augmente le prix des matières premières. Il est souhaitable que certaines activités s'implantent au Canada, mais vous aviez tout à fait raison : il faut se préoccuper de savoir où nous nous situons dans la chaîne d'approvisionnement.
Il y a une chose que nous savons au sujet des chaînes d'approvisionnement mondiales : elles sont généralement dominées par une compagnie. Cette compagnie n'est peut-être pas propriétaire de toutes les composantes du cycle, mais elle a le pouvoir de prendre les décisions. C'est ce que nous a appris un sondage auprès de 500 grandes sociétés mondiales prépondérantes. Résultat : une société domine les chaînes d'approvisionnement.
Si le Canada ne compte pas un grand nombre de ces acteurs dominants dans les chaînes d'approvisionnement, il y a lieu de s'en inquiéter. De même, s'il n'y a pas au Canada de sociétés occupant dans des niches uniques dans les chaînes d'approvisionnement, cela est aussi préoccupant. Il faut se pencher sur notre engagement dans les chaînes d'approvisionnement pour déterminer si nous influençons le processus de décision. Il faut aussi que nous sachions si nos petites entreprises ont accès à ces chaînes d'approvisionnement et si elles exploitent des capacités suffisamment uniques pour y conserver un certain poids même sans en être un acteur dominant. Nous devons avoir ces capacités uniques. Il nous faut étudier ces questions.
Le sénateur Smith : Je ne veux pas me lancer dans un débat, je veux simplement savoir si le Conference Board du Canada a une position au sujet de l'achat de nombreuses grandes compagnies canadiennes par des intérêts étrangers ces dernières années et depuis quelques mois. Vous en connaissez très bien la liste. C'est une liste assez longue qui englobe Inco, et qui sait quel sera le résultat de l'affaire mettant en cause Alcan et Magna International Inc. et « le Russe ». Il y a 40 ans, j'étais l'adjoint administratif de Walter Gordon, grand défenseur de la cause du nationalisme économique. Il doit se retourner dans sa tombe. Aujourd'hui beaucoup plus qu'à l'époque, nous vivons dans une entité économique mondiale. Je n'essaie pas d'adopter la ligne dure. Je suis curieux de savoir si le Conference Board du Canada est préoccupé parce que de nombreuses grandes compagnies canadiennes — la liste est longue — ont été achetées ou sont sur le point de l'être par des intérêts étrangers. Quelle est l'incidence de ce phénomène sur l'économie canadienne. Cela ne vous inquiète pas?
Mme Goldfarb : Oui, je sais pertinemment que de grandes compagnies canadiennes ont été achetées et que cela a fait couler beaucoup d'encre dans la presse.
Premièrement, si l'on considère les statistiques concernant l'investissement étranger direct en 2006, on constatera qu'au Canada, cet investissement est en forte hausse, de même que l'investissement canadien direct à l'étranger. En fait, l'investissement canadien direct à l'étranger a dépassé l'investissement étranger direct au Canada au cours de la dernière décennie. En 2006, cet écart s'est creusé. Autrement dit, l'investissement canadien direct à l'étranger dépasse l'investissement étranger direct au Canada par une marge supérieure à celle de l'an dernier. Des entreprises canadiennes font, un peu partout dans le monde, des acquisitions de compagnies étrangères dont la valeur est supérieure à celles achetées ici, au Canada. Voilà une mise en contexte qu'il faut garder présente à l'esprit et dont les médias ne font pas souvent état.
Il nous faut aussi réfléchir à la réalité des chaînes d'approvisionnement mondiales. Comme je l'ai dit dans ma réponse au sénateur Segal, nous devons penser à maintenir et à renforcer notre position dans les chaînes d'approvisionnement mondiales. Pour y arriver, il faut augmenter l'investissement étranger direct au Canada et l'investissement canadien direct à l'étranger et nous attacher davantage à l'emplacement de nos diverses activités. Affichons-nous une capacité décisionnelle? Des activités fortement valorisées s'implantent-elles au Canada? À mon avis, il est plus judicieux de se consacrer à ce genre de questions.
S'agissant de l'investissement étranger direct intérieur, les données montrent que les usines étrangères contribuent énormément aux gains de productivité de la main-d'œuvre au Canada. Elles nous ont permis d'accueillir beaucoup plus d'investissements en capital. Elles ont augmenté notre revenu, l'emploi, les salaires et notre accès aux nouvelles technologies. Dans notre réflexion au sujet de l'investissement étranger direct, il nous faut à tout le moins considérer la contribution véritable qu'elles apportent au Canada.
Il y a autre chose que je devrais mentionner : le nombre des sièges sociaux présents au Canada n'a pas décliné depuis quelques années. En fait, les effectifs des sièges sociaux ont augmenté.
Il importe de mettre en contexte les chiffres cités dans les médias. Je ne dis pas qu'il ne faut pas s'intéresser à ces questions parce qu'il faut savoir où se prennent les décisions. C'est important, mais il faut aussi éviter de prendre un ou deux exemples différents et conclure qu'ils représentent un portrait d'ensemble de la situation.
Le sénateur Smith : C'est l'aspect commerce qui m'intéresse. S'agissant de l'industrie automobile en Amérique du Nord, je ne parle pas de statistiques, mais de multiples cas concrets. Ce secteur traverse une mauvaise passe à l'heure actuelle. Pendant la fin de semaine, la ville de Windsor a été le théâtre d'une manifestation montre pour dénoncer le grand nombre d'emplois qui ont été perdus dans cette ville. Globalement, l'Ontario compte maintenant davantage d'emplois liés à l'automobile que l'État du Michigan, qui a perdu bien des emplois au profit d'États du Sud où les travailleurs ne sont pas syndiqués. Les compagnies commençaient à avoir maille à partir avec ces syndicats.
J'ai toujours acheté des voitures nord-américaines. J'ai une vieille Cadillac que j'ai achetée chez Madison Cadillac, il y a de cela bien des années. Ce concessionnaire de Bay Street vient de fermer ses portes. C'est impensable. Il n'y a pas de concessionnaire Cadillac nulle part au centre-ville de Toronto. Il faut aller jusqu'à Victoria Park, je crois. Je suis sérieux. Lorsqu'on lit la section automobile des journaux du week-end, il n'y a que des annonces de concessionnaires BMW, Audi, Mercedes et Lexus. Pour réussir à faire faire l'entretien de mon véhicule près de chez moi, à Yorkville, il faudra sans doute que j'achète une voiture étrangère. Ces compagnies vont-elles revenir? Que pensez-vous de l'incidence de cette tendance sur les emplois et le commerce? L'industrie de l'automobile rétrécit comme une peau de chagrin.
Mme Goldfarb : N'étant pas une spécialiste du secteur automobile, je ne suis pas compétente pour commenter l'état de l'industrie automobile en Amérique du Nord. Je vais laisser cela à d'autres. Certains de mes collègues au Conference Board du Canada peuvent répondre à votre question, et je la leur communiquerai volontiers.
Le sénateur Merchant : Une chose a retenu mon attention dans vos propos, soit la nécessité d'éliminer les barrières commerciales entre les provinces, de supprimer les restrictions entravant la mobilité de la main-d'œuvre, de réduire les écarts entre les instruments de réglementation — à l'heure actuelle, le Canada a dix régimes de réglementation différents — et d'assouplir les restrictions visant les marchés de l'État.
Nous parlons de cela depuis 25 ou 30 ans et nous avons fait très peu de progrès à cet égard. Le Conference Board du Canada pourrait peut-être nous dire comment faire bouger les choses dans ce dossier. De toute évidence, les dirigeants provinciaux ont leurs propres raisons pour protéger les secteurs qu'ils protègent, étant donné qu'ils doivent être élus.
Toutefois, peut-on régler cette question grâce à un leadership national? Quelle est votre opinion à propos de ce dossier qui fait l'objet de discussions depuis tellement d'années?
Mme Goldfarb : Le Conference Board du Canada est plus doué pour l'analyse que pour l'action. Nous laissons cela aux décideurs politiques.
Les temps sont différents maintenant. Dans le passé, par exemple, les pénuries de main-d'œuvre n'étaient pas aussi aiguës qu'elles le sont maintenant. Les entreprises réclament la mobilité de la main-d'œuvre pour faire échec à l'insuffisance des travailleurs.
Il y a aussi des différences ou des disparités régionales. Le sénateur Smith a mentionné le secteur de l'automobile et les pertes d'emplois en Ontario, mais la Colombie-Britannique et l'Alberta connaissent aussi de sérieuses pénuries de main-d'œuvre. Le moment est peut-être plus opportun pour rouvrir la discussion sur ce genre de questions puisque les circonstances ont changé.
Comme je l'ai mentionné, les enjeux ont aussi évolué suite à l'essor de grandes économies à faible rémunération dans le monde en voie de développement. Auparavant, ces pays n'étaient pas en mesure de nous livrer concurrence en raison du coût élevé du transport et des communications. Maintenant, ces obstacles sont tombés. L'urgence fait croître la pression pour que l'on règle ces questions de politique intérieure.
En outre, certaines provinces ont décidé d'agir. Ainsi, la Colombie-Britannique et l'Alberta ont signé un accord relatif au commerce, à l'investissement et à la mobilité de la main-d'œuvre qui est entré en vigueur en avril dernier. Essentiellement, elles se sont dit ceci : comme le dossier tarde à se régler à l'échelle nationale, contentons-nous de conclure un accord entre nos deux provinces, accord auquel pourraient adhérer ultérieurement d'autres provinces. Même si le dossier est au point mort au niveau national, cet exemple montre que des progrès sont quand mêmes possibles.
Le sénateur Merchant : Pensez-vous que les Canadiens savent qu'il n'existe pas d'accord de libre-échange au Canada? On peut parcourir le Canada en voiture d'un bout à l'autre sans trop de difficulté. Je me demande si nos concitoyens savent que les biens, les services et la main-d'œuvre ne peuvent circuler aussi facilement d'une province à l'autre.
Mme Goldfarb : Nous avons fait un sondage auprès des chefs d'entreprise. Ces derniers ont soulevé les problèmes que posent entre les provinces la mobilité de la main-d'œuvre, les marchés de l'État et les différences de réglementation. À leurs yeux, ces problèmes représentent une entrave à l'innovation et à la compétitivité des sociétés. Les entreprises sont certainement conscientes de cela.
Ainsi, si vous êtes chiropraticien et que vous voulez déménager et pratiquer dans une autre province, vous serez très sensible à ce problème. Certains groupes d'affaires sont conscients du problème et tentent de le régler. En tout cas, d'après nos études, les gens d'affaires placent ces problèmes en tête de leur liste.
Le sénateur Andreychuk : Je veux simplement aborder, non pas l'aspect intraprovincial, mais international. Vous nous avez présenté une bonne analyse de tous les enjeux et problèmes. Vous avez illustré, pour notre gouverne, la façon dont les sociétés peuvent prendre de l'expansion, ici ou ailleurs, ainsi que les avantages et les difficultés liés à ce processus.
À votre avis, quelle politique engendrerait le changement le plus compétitif et productif?
Mme Goldfarb : J'hésite à vous dire quelle politique est la plus cruciale ou quelle politique, à elle seule, engendrera les gains d'investissement commerciaux les plus substantiels, tout simplement parce que nous ne disposons d'aucune analyse. Par exemple, il y a étonnamment peu de travaux qui ont permis de classer les problèmes que vous venez d'évoquer, c'est-à-dire les écarts de réglementation entre les provinces, les tarifs externes restants, les accords potentiels de libre-échange ailleurs, et cetera.
Les dirigeants d'entreprise semblent d'avis que l'écart de réglementation entre les provinces et leurs partenaires commerciaux est un problème critique. Il s'agit là d'une information tirée d'un sondage des dirigeants d'entreprise, et non d'une évaluation analytique permettant de déterminer dans quelle mesure les exportations augmenteraient advenant un changement de politique.
D'après mon évaluation, les obstacles réglementaires et le peu de mobilité de la main-d'œuvre sont des problèmes de taille. À ces deux-là, j'ajouterais les politiques relatives à l'infrastructure à l'intérieur du Canada au niveau des frontières et des ports. Les Chinois, contrairement à nous, consacrent beaucoup d'énergie à élargir leur infrastructure frontalière. Nous avons déjà des problèmes de congestion à Vancouver. La plupart des ports le long de cette côte de l'Amérique du Nord sont aux prises avec des problèmes de congestion et autres. Nos efforts ne représentent qu'une fraction des efforts consentis par la Chine et d'autres pays.
Je dirais aussi que certaines politiques relatives à l'investissement revêtent aussi beaucoup d'importance. À mon avis, il importe d'adopter des politiques d'investissement bidirectionnel si nous voulons que le commerce des services prenne de l'expansion. Si nous souhaitons faire des gains dans le domaine des services, il nous faudra mettre davantage l'accent sur l'investissement bidirectionnel.
Le sénateur Corbin : À ce qu'il semble, les échanges entre le Canada et les États-Unis marquent le pas. À cet égard, vous avez qualifié les obstacles non tarifaires, la sécurité frontalière et la réglementation d'entraves nuisibles aux Canadiens. Ces problèmes ont-ils aussi des répercussions aux États-Unis, tout en tenant compte de la taille relative des économies de chaque pays?
Mme Goldfarb : Nous nous sommes surtout intéressés au côté canadien. Comme vous le savez, ces entreprises sont fortement intégrées et la plupart des échanges ont lieu à l'intérieur de la même compagnie des deux côtés de la frontière. Les marchandises traversent la frontière à divers stades du cycle de production. De part et d'autre, elles sont fortement intégrées, et tout problème à la frontière nuit à la production d'un côté comme de l'autre. Si une entreprise américaine attend une pièce en provenance du Canada, elle ne peut poursuivre sa production.
Le sénateur Corbin : Dois-je comprendre que vous avez uniquement examiné des compagnies transfrontières intégrées?
Mme Goldfarb : Non, mais un grand nombre d'entreprises canadiennes qui acheminent des biens de l'autre côté de la frontière tous les jours font partie de chaînes d'approvisionnement fortement intégrées.
Par exemple, nous n'avons pas étudié les produits acheminés par pipelines. Nous nous sommes intéressés aux compagnies qui font la navette de part et d'autre de la frontière simplement parce que ce sont celles qui sont touchées par les politiques frontalières.
Quant à savoir si les États-Unis souffrent de cet état de fait, il y a lieu de poser la question, car c'est un véritable problème. Du côté américain de la frontière, lorsque les contrats avec les sociétés américaines expireront et que leurs dirigeants devront décider où investir à l'avenir, ils pourraient trouver que le passage de la frontière est un énorme casse-tête et décider d'installer leurs centres de production en sol américain, ce qui leur éviterait de traverser la frontière.
Autrement dit, les sociétés canadiennes livrent concurrence sur le marché américain à des sociétés qui ne sont pas obligées de franchir la frontière. Les sociétés américaines peuvent décider d'installer tous leurs centres de production en sol américain. En somme, les compagnies canadiennes doivent absorber les coûts plus élevés associés au passage de la frontière. Les compagnies qui ont des opérations tant au Canada qu'aux États-Unis et dont les produits franchissent la frontière ont jugé qu'il valait la peine d'assumer les coûts supplémentaires liés à ces aller et retour en raison de la compétitivité accrue que leur offre leur implantation du côté canadien; mais elles pourraient aussi bien décider d'installer la totalité de leurs centres de production aux États-Unis et d'éviter ainsi de franchir la frontière.
Ces problèmes frontaliers peuvent porter préjudice aux entreprises américaines hautement intégrées, mais elles peuvent décider de localiser toute leur production en sol américain. Bien entendu, il existe une asymétrie, comme vous le mentionnez, en ce sens que les échanges des États-Unis avec le Canada représentent un pourcentage beaucoup plus faible de leur PIB, par rapport à notre PIB. Cela nuit aux États-Unis, mais on pourrait également faire valoir que les intérêts du protectionnisme et de la sécurité peuvent s'allier pour protéger l'industrie et l'économie des États-Unis. Accroître la sécurité à la frontière et avoir moins de centres de production au Canada, et plus aux États-Unis, sont deux tendances qui vont dans la même direction. Cela répond-il à votre question?
Le sénateur Corbin : Merci de cette observation.
Le sénateur Mahovlich : Le groupe d'amitié Canada-États-Unis s'est réuni avec des représentants du Congrès et des sénateurs aux États-Unis la semaine dernière. Le problème numéro un dans la région Detroit-Windsor est le pont, qui est la propriété d'intérêts privés. Le maire et les autorités locales envisagent la construction d'un autre pont. D'après eux, c'est nécessaire, mais si les Américains veulent que la circulation demeure fluide, pourquoi n'ouvrent-ils pas des guichets additionnels de leur côté pour assurer la sécurité?
Est-il plus facile de franchir la frontière depuis deux ans? Y a-t-il eu des améliorations? Avons-nous besoin d'un nouveau pont, ou faut-il que les Américains ouvrent de nouveaux guichets?
Mme Goldfarb : Nous avons besoin des deux. D'après nos recherches, les choses se sont améliorées à certains égards, les périodes d'attente qui ont caractérisé la période de 2001 à 2004 ayant diminué dans les deux directions. Toutefois, les délais demeurent problématiques dans certaines régions où l'on ne sait jamais combien de temps il faudra pour franchir la frontière.
Comme je l'ai mentionné, d'après nos informations, certaines compagnies reviennent à des comportements antérieurs à l'Accord de libre-échange Canada-États-Unis, ce qui donne à penser qu'une certaine incertitude entoure toujours la frontière.
Les Américains ont ouvert davantage de guichets, tout comme les Canadiens d'ailleurs. Nos deux pays ont augmenté leurs effectifs. Un certain nombre de changements ont été apportés. D'après nos données, il conviendrait de remanier l'infrastructure de fond en comble. Franchir la frontière au poste Windsor-Detroit pose de sérieux problèmes. Il existe des voies rapides spéciales que les entreprises sont censées utiliser pour passer rapidement la frontière, mais leurs camions doivent attendre en ligne avec tous les autres véhicules simplement pour accéder à ces voies. Les investissements qu'ils ont consentis au départ pour accéder à ces voies rapides n'en valent pas vraiment la peine.
Nous devons réaménager toute l'infrastructure. Nous avons effectivement besoin d'un nouveau pont à Windsor- Detroit. Et il y a bien d'autres choses qui sont nécessaires à ce poste frontalier.
Le vice-président : Nous avons commencé à nous concentrer sur l'axe Canada-États-Unis. C'est compréhensible compte tenu du fait que 80 p. 100 de nos échanges se font avec les États-Unis. Cela dit, le comité s'intéresse aussi aux investissements considérables en provenance de l'Europe de l'Ouest. Le taux de croissance des investissements européens a dépassé celui des investissements américains il y a un certain temps. Il y a aussi la question de la Chine, que nous ne pouvons pas aborder ce soir.
Qu'en est-il du taux d'investissement européen et de nos échanges avec l'Europe? Ce n'est qu'un seul autre marché. Pouvez-vous commenter cela?
Mme Goldfarb : Je n'ai pas fait d'étude sérieuse de notre commerce avec l'Europe. On se demande si le Canada devrait signer un accord de libre-échange avec l'Europe. Le premier ministre du Québec en a parlé. Chose certaine, je n'ai pas l'intention de négliger les autres régions du monde.
Le vice-président : C'est nous qui le faisons, pas vous.
Mme Goldfarb : Nous avons fait des investissements considérables en Europe. L'Amérique latine aussi a obtenu une part intéressante des investissements canadiens, mais nous n'y prêtons guère attention, car nous sommes souvent omnibulés par l'Asie. Je n'entrerai pas dans le détail des relations canado-européennes, mais dans nos travaux, nous avons examiné le rôle du Canada dans les chaînes d'approvisionnement mondiales. Il semblerait que nos entreprises s'intègrent davantage dans les chaînes d'approvisionnement européennes. Cette tendance ne croît pas aussi rapidement que nos intrants commerciaux avec la Chine, le Mexique et d'autres grandes régions en développement, mais l'activité y est considérable. Elle représente une base relativement modeste comparativement à nos échanges avec les États-Unis, mais c'est un secteur qu'il faut envisager de mousser, peut-être de concert avec les États-Unis. D'ailleurs, Glen Hodgson, l'économiste en chef du Conference Board du Canada, publiera à ce sujet une étude de fond pour le Canada Institute of the Woodrow Wilson International Centre for Scholars. M. Hodgson traitera des divers accords que nous pourrions signer conjointement avec les États-Unis. Faut-il envisager un accord Canada-États-Unis-Union européenne? Faut-il envisager à ces possibilités? Nous devons envisager de conclure des accords commerciaux avec de grands partenaires qui font partie de notre noyau, ce qui est le cas de l'Union européenne.
Le vice-président : Vous avez ouvert deux pistes de réflexion importantes. À notre dernière séance, on nous a parlé des intrants, du fait qu'un appareil peut être fabriqué à partir de pièces provenant du Canada, du Mexique ou de la Chine; il n'est pas produit à un seul endroit au Canada. Je commence à assimiler cette notion des intrants, mais j'aimerais en savoir davantage à ce sujet. Si j'ai bien compris, l'absence de statistiques pose un problème.
Je rappelle à mes collègues que notre comité a effectué une analyse approfondie de l'accord de libre-échange avec les États-Unis. Nous l'avons examiné sérieusement, de même que l'ALENA. Si je ne me trompe pas, nous avons conclu qu'une bonne partie de notre commerce avec les États-Unis était sensible aux fluctuations de la devise, au taux de change. Lorsque l'accord de libre-échange a été conclu, le dollar canadien valait 63 cents américains. Évidemment, nos échanges atteignaient des sommets, peu importe la conjoncture. Aujourd'hui, notre dollar vaut 92 cents américains. Nos échanges ont accusé une glissade marquée, qui est sans doute grandement attribuable au taux de change.
Je vous remercie beaucoup. Vous nous avez donné amplement matière à réflexion dans cette étude sur un sujet important ayant des répercussions sur le niveau de vie des Canadiens.
La séance est levée.