Délibérations du comité sénatorial permanent des
Droits de la personne
Fascicule 3 - Témoignages du 29 mai 2006
OTTAWA, le lundi 29 mai 2006
Le Comité sénatorial permanent des droits de la personne se réunit aujourd'hui, à 16 h 4, afin d'examiner, en vue d'en faire rapport, les obligations internationales du Canada relativement aux droits et libertés des enfants.
Le sénateur Sharon Cairstairs (vice-présidente) occupe le fauteuil.
[Traduction]
La vice-présidente : Bonjour, sénateurs et bienvenue à nos deux témoins, Jennifer Lamborn et Cindy Blackstock. Si je comprends bien, Jennifer, vous aimeriez prendre la parole en premier avant Cindy; après vos exposés, les sénateurs vous poseront leurs questions.
Jennifer Lamborn, Recherche et Soutien politique, Association des femmes autochtones du Canada : Bonjour. J'aimerais tout d'abord commencer par remercier le comité de permettre à l'Association des femmes autochtones du Canada de comparaître devant lui. « Meegwetch ». Nous voulons ici débattre des obligations internationales du Canada relativement aux droits et libertés des enfants. Je vais être franche : la situation des enfants autochtones dans notre pays prouve qu'il y a encore bien du chemin à parcourir.
Comme je ne dispose que d'un bref laps de temps pour vous parler aujourd'hui, je ne vais pas ici faire une description complète de la situation socioéconomique des enfants autochtones du Canada. Pour résumer, d'après les travaux de recherche effectués, par rapport aux autres enfants du Canada, les enfants autochtones sont plus enclins à connaître la pauvreté, à avoir des problèmes de santé et à être pris en charge par les services de protection à l'enfance. En résumé, toujours d'après la recherche, le Canada ne remplit pas ses obligations internationales en ce qui concerne les enfants autochtones.
La question qui se pose alors est la suivante : que faut-il faire? Le Canada doit adopter une approche holistique qui tienne compte de tout l'éventail des besoins des enfants. Dans une perspective autochtone, l'approche holistique en est une qui favorise les quatre principes de la vie : le principe mental, affectif, physique et spirituel. Il est à souligner que la Convention relative aux droits de l'enfant reflète cette perspective autochtone, puisqu'elle cite précisément le développement physique, mental, spirituel, social et affectif des enfants.
Tout comme ces quatre principes, les droits de l'enfant sont interdépendants. Le Canada ne doit pas commettre l'erreur qui consiste à respecter une série de droits tout en excluant ou négligeant d'autres droits. Par conséquent, reconnaissant l'interdépendance de ces droits, l'AFAC considère que le Canada doit immédiatement se pencher sur les deux points suivants : premièrement, la garantie d'un niveau de vie adéquat pour les enfants autochtones et, deuxièmement, la protection de la culture et de l'identité des enfants autochtones.
D'après des statistiques récentes, trois enfants autochtones sur cinq âgés de moins de six ans vivent dans la pauvreté, 41 p. 100 des enfants autochtones à l'extérieur des réserves vivent dans la pauvreté, 44 p. 100 des logements des réserves sont considérés inadéquats. Compte tenu de cette information, le Canada viole de manière flagrante l'article 27 de la Convention relative aux droits de l'enfant, qui affirme le droit de l'enfant à un niveau de vie adéquat. En outre, l'article 27 ordonne aux États parties, conformément à leur situation et leurs moyens nationaux, de mettre en œuvre des mesures pour aider les parents à respecter ce droit.
Le Canada a récemment annoncé un excédent budgétaire de plus de 600 millions de dollars pour 2006. Le Canada dispose donc des ressources nécessaires pour améliorer la situation des enfants autochtones dans notre pays. Non seulement les fonds sont-ils disponibles, mais une stratégie a été mise au point. L'accord de Kelowna de novembre 2005 a mis de côté 1,6 milliard de dollars sur les cinq prochaines années pour le logement et l'infrastructure nécessaires aux peuples autochtones.
Après ce premier point relatif au niveau de vie, j'aimerais passer à la protection de la culture et de l'identité des enfants autochtones. À l'heure actuelle, les enfants autochtones sont considérablement surreprésentés dans les services de protection à l'enfance. De 30 à 40 p. 100 de tous les enfants pris en charge au Canada sont autochtones. Pour protéger leur culture et leur identité, le Canada doit éliminer la surreprésentation des enfants autochtones dans les services de protection à l'enfance. La surreprésentation des enfants autochtones enfreint deux articles de la convention, notamment l'article 8, soit le droit de préserver son identité, et l'article 20, qui confirme le droit de l'enfant à vivre dans son milieu familial.
Il est impératif de comprendre qu'il est parfaitement possible d'éviter la crise relative au bien-être de l'enfant. La pauvreté, le logement inadéquat et la toxicomanie sont les éléments clés à cet égard. Deux de ces causes sont de nature structurelle, ce qui signifie qu'elles dépassent largement le cadre des compétences parentales. Par conséquent, améliorer le logement et les infrastructures, tâche dont j'ai été chargée lors de ma première nomination, conformément à l'accord de Kelowna, permettra également de diminuer le nombre des enfants autochtones pris en charge.
Enfin, le Canada doit également augmenter le financement des mesures dites les moins perturbatrices. Il s'agit de programmes qui apportent un appui aux parents, ce qui, par voie de conséquences, permet le maintien des enfants à domicile dans un milieu sûr. Cette approche diminuera également le nombre des enfants autochtones qui sont pris en charge par les services à l'enfance.
Pour résumer, l'AFAC considère que l'accord de Kelowna devrait servir de fondement à de futures stratégies. Adhérer à l'esprit de l'accord représente le meilleur moyen pour le Canada de remplir ses obligations internationales relativement aux enfants. L'AFAC est encouragée par le fait que Paul Martin a récemment déposé un projet de loi à la Chambre qui vise à mettre en œuvre l'accord de Kelowna; nous espérons que le Sénat fera tout en son pouvoir pour appuyer ce projet de loi.
Je vous remercie encore une fois d'avoir permis à l'AFAC, l'Association des femmes autochtones du Canada, de comparaître devant vous aujourd'hui. Je termine en disant que nous serons heureuses d'aider le comité dans tout ce qu'il entreprendra à l'avenir relativement aux droits des enfants.
La vice-présidente : Je suis heureuse de vous entendre dire que vous avez eu plaisir à venir, mais nous sommes également heureux de vous entendre.
Cindy Blackstock, directrice exécutive, Société de soutien à l'enfance et à la famille des Premières nations du Canada : Bonjour, honorables membres du comité. Il y a plus d'enfants des Premières nations, qui sont des Indiens inscrits, qui sont pris en charge par les services à l'enfance aujourd'hui qu'au pire moment de l'époque des pensionnats indiens.
Chaque Canadien qui a réfléchi à ce sujet a dit : « J'aurais changé le cours des choses, si je l'avais su »; je peux dire qu'ils peuvent le faire maintenant.
Comme je l'ai récemment déclaré devant le Comité des droits économiques, sociaux et culturels des Nations Unies, respecter les engagements internationaux relatifs à la culture signifie qu'il faut être en mesure de définir ce qu'est votre culture et de grandir au sein de votre groupe. Au Canada, nous avons l'une des rares mesures législatives fondées sur la race au monde — la Loi sur les Indiens; cette loi marque le début des relations entre les enfants autochtones et le gouvernement du Canada. Lorsqu'on dit que le Canada mesure le degré de sang indien pour faire la distinction entre enfants indiens inscrits et non inscrits, et ensuite délivre des cartes d'Indiens inscrits à ceux qui répondent aux critères, c'est peut-être pour vous une exagération, mais c'est un fait. C'est la norme dans notre pays. Bien sûr, ce n'est pas obligatoire, puisque des pays comme la Nouvelle-Zélande ont d'autres moyens qui permettent de respecter l'auto- identification des peuples indigènes, mais au Canada, ce n'est pas le cas. Mes observations portent sur les enfants indiens inscrits et, par conséquent, ce que je présente relève de la compétence exclusive du gouvernement fédéral qui, à lui seul, peut changer les choses.
Beaucoup d'entre vous avez entendu parler de la surreprésentation des enfants autochtones quant à de nombreuses situations de risque et, sans aucun doute, beaucoup d'entre vous avez dit : « Si je connaissais la solution, si nous avions les ressources, si nous avions l'appui des Premières nations, nous ferions tout pour que ça se fasse », et c'est d'ailleurs parfaitement vrai. Nous savons que 10,23 p. 100 des enfants indiens inscrits dans quatre provinces échantillons sont pris en charge par les services à l'enfance. Cela veut dire que 10,23 p. 100 de toute la population des enfants indiens inscrits n'étaient pas chez eux en mai 2005, par rapport à environ 0,5 p. 100 des enfants non autochtones. Cette réalité s'explique par la négligence et bien des facteurs contribuant à la négligence dans les familles autochtones dépassent les compétences des parents.
La question qui se pose est alors la suivante : « Que pouvons-nous faire? » Le ministère des Affaires indiennes prévoit le financement des enfants indiens inscrits dans les réserves conformément à une formule de financement appelée la Directive 20-1. Cette directive s'applique dans chaque région à l'exception de l'Ontario et elle a été mise au point dans les années 90, sans avoir été depuis modifiée en profondeur.
Il est important de comprendre ce que permet de financer cette formule. Elle assure un financement illimité aux organismes de services à l'enfance des Premières nations, lorsqu'il s'agit de retirer les enfants de leur domicile familial. On suppose alors que le retrait est, bien sûr, effectué en dernier recours. C'est effectivement le cas pour tous les autres enfants du pays, mais pas pour les enfants des Premières nations dans les réserves, vu que le ministère n'accorde pratiquement aucun financement aux familles pour s'occuper comme il le faut de leurs enfants même si, ce serait la chose à faire pour redresser la situation de ces enfants et aussi parce que c'est ce qu'il y a de plus sensé économiquement parlant. Beaucoup de ces organismes des Premières nations vous diront qu'il n'est pas difficile d'obtenir 300 $ par jour pour placer un enfant dans un foyer nourricier, mais par contre essayer de donner 25 $ à une famille pour qu'elle puisse nourrir l'enfant et le garder chez elle en toute sécurité, n'est pas possible en vertu de la formule actuelle.
Compte tenu de ces problèmes, l'année dernière, des organismes des Premières nations ainsi que 25 chercheurs se sont réunis pour trouver une solution, qui est documentée dans le rapport Wen : De, The Journey Continues; elle évalue le manque à gagner de la formule actuelle du financement fédéral, soit 109 millions de dollars par an pour les enfants des Premières nations dans les réserves. C'est un manque à gagner si l'on fait la comparaison avec ce dont bénéficient les enfants non autochtones. Il ne s'agit pas là de compenser les effets des pensionnats, mais de garantir que ces enfants ont la même possibilité de vivre dans leur famille en toute sécurité — 109 millions de dollars.
Qu'est-il arrivé à ce propos? L'Assemblée des Premières nations a accepté cette solution à l'unanimité. Nous avons donc un problème. Nous avons une solution qui a été conjointement mise au point par les Premières nations et qui recueille l'appui unanime des collectivités des Premières nations et nous avons un gouvernement qui affiche un excédent de 12 milliards de dollars. Pourtant, comme vous le savez après avoir entendu le dernier discours du Trône et par suite d'informations provenant de sources internes, rien ne semble indiquer que cette inégalité ne soit réglée. Vous pouvez vous dire : « Comment cette situation peut-elle perdurer depuis si longtemps? Qu'ont fait les Premières nations au fil des ans? » Elles demandent depuis une décennie l'examen de la formule; un tel examen s'est fait en 2000, assorti de 17 recommandations qui n'ont jamais été mises en œuvre. Ce rapport Wen : De représente plus de 500 pages de preuves réunies par les meilleurs chercheurs du pays et le coût des mesures à prendre a été établi par l'un des économistes les plus réputés, M. John Loxley, du Manitoba.
J'ai le sentiment que le fait de ne pas appliquer cette solution déclenchera une autre crise parmi cette génération d'enfants des Premières nations qui, tout comme leurs ancêtres, grandissent en dehors de leur milieu familial et ce, sans raison. En tant que Canadienne, je considère que les principes auxquels les Canadiens attachent la plus grande importance sont ébranlés. Nous avons une Charte des droits et libertés qui garantit à chacun des droits égaux en vertu de la loi. Nous prétendons que nous ne faisons pas de discrimination fondée sur la race. Nous voulons donner aux enfants — notamment aux plus vulnérables — toutes les chances possibles. Si en tant que pays, nous savons que ce retrait massif et inutile d'enfants se produit, que nous avons la solution, que nous avons l'argent nécessaire et que pourtant nous ne faisons rien, que va-t-il advenir de notre réputation canadienne? Quel message envoyons-nous ainsi à tous les enfants du Canada?
Des gens diront : « Qu'allez-vous faire? Que faut-il faire d'autre pour changer les choses? » Malheureusement, les enfants et les familles des Premières nations dans les réserves n'ont pas le même accès aux mesures de réparation que les enfants non autochtones. Les défenseurs provinciaux de la protection à l'enfance n'ont aucun pouvoir sur le gouvernement fédéral. Comme vous le savez bien, il n'y a pas de commissaire fédéral à l'enfance. La Commission des droits de la personne, en vertu de l'article 67, empêche quiconque relevant de la Loi sur les Indiens de s'en prévaloir. Par voie de conséquence, les enfants et les familles n'ont aucune possibilité de réparer les violations des droits de la personne si ce n'est devant les tribunaux. Ces enfants qui vivent les violations les plus graves en matière de droits de la personne n'ont pas accès aux mécanismes de réparation qui leur permettraient d'en assurer le règlement.
La bonne nouvelle, c'est que cette situation peut changer. Si le gouvernement fédéral mettait en œuvre les recommandation Wen : De en fonction de l'estimation d'un excédent de 8 milliards de dollars, un pourcentage plus faible si l'excédent est de 12 milliards de dollars, nous estimons qu'il en coûterait au gouvernement du Canada 1,5 p. 100 de l'excédent budgétaire pour donner suite à toutes les recommandations et faire en sorte que ces enfants vivent en sécurité chez eux. Nous croyons également que le Canada économiserait de l'argent s'il réglait ses différends en matière de compétences entre les provinces et le gouvernement fédéral pour faire en sorte que tout enfant, indépendamment de sa race, a un accès égal aux services d'aide à l'enfance. C'est ce que les collectivités des Premières nations souhaitent et c'est le symbole des principes auxquels les Canadiens accordent la plus grande importance.
Le gouvernement doit constamment faire le tri parmi les nombreuses priorités au sujet de son budget et il est difficile de prendre des décisions; il reste toutefois que les enfants victimes d'abus et de négligence devraient être en tête de ces priorités. Vous pouvez changer les choses et j'espère que le Canada le fera.
La vice-présidente : Merci pour votre exposé. Nous allons maintenant passer aux questions des sénateurs.
Le sénateur Kinsella : Tout d'abord, je voudrais remercier nos distinguées témoins. J'ai été heureux d'entendre Mme Blackstock nous dire que son organisation a pris part aux discussions de Genève en tant qu'organisation non gouvernementale. Est-ce que le comité devant lequel vous avez comparu examinait le rapport du Canada dans le contexte du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels?
Mme Blackstock : Effectivement.
Le sénateur Kinsella : Il est formidable que des organisations canadiennes non gouvernementales fassent l'effort de témoigner devant le Comité des droits de la personne; à la fois le comité qui s'occupe des droits économiques et culturels et le comité chargé de la mise en œuvre du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. À mon avis, il est évident que le système international de l'ONU ne doit son efficacité qu'aux organisations non gouvernementales. Je vous adresse mes félicitations.
Dans le passé, notre comité s'est fait remarquer par les critiques qu'il a formulées à l'endroit du Canada qui ne respecte pas le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels et il a mis en particulier l'accent sur la pauvreté des enfants. Je pense que nos travaux ont permis de mettre cette question sur le devant de la scène, mais ce n'est plus le cas maintenant.
Comment faire en sorte qu'elle passe de nouveau au premier plan? Notre comité met l'accent sur le respect par le Canada de la Convention relative aux droits de l'enfant; par conséquent, quels conseils stratégiques nous donneriez- vous?
Mme Blackstock : Je recommanderais plusieurs choses. Premièrement, il faudrait sérieusement songer à la création d'un organe de surveillance des droits de l'enfant au niveau fédéral. Je sais que votre comité l'a envisagé et a examiné le modèle du commissaire à l'enfance en Nouvelle-Zélande, qui se penche à la fois sur les plaintes systémiques et sur les plaintes des particuliers. Il faudrait en fait qu'un tel commissaire s'occupe essentiellement des plaintes systémiques, puisque les plaintes des particuliers peuvent être réglées par les régions, d'après les défenseurs provinciaux de l'enfance. Cela donne la possibilité de préciser les questions systémiques auxquelles le gouvernement pourrait alors réagir.
Il faudrait ensuite sensibiliser les députés et les sénateurs au sujet des questions auxquelles sont confrontés les enfants des Premières nations et les autres enfants autochtones; plus important, il faut savoir qu'il existe des solutions. Il s'agit de mettre toutes nos compétences et nos connaissances en oeuvre pour faire en sorte que ces solutions soient appliquées.
Troisièmement, peut-être, il faudrait ne pas cesser parler de cette situation et faire en sorte que certains éléments, comme l'exemption de la Commission des droits de la personne en vertu de l'article 67, soit réévaluée. Comment se fait- il qu'une exemption générale de la part de la Commission des droits de la personne soit prévue pour tout ce qui relève de la Loi sur les Indiens? Cela n'a aucun sens.
Le sénateur Kinsella : Mon autre question porte sur ce point précis. Rien n'empêche un sénateur de déposer un projet de loi visant à proposer une modification à la Loi canadienne sur les droits de la personne pour simplement abroger cet article.
À votre avis, est-ce que les Autochtones sont en faveur de l'abrogation de la disposition qui prévoit que la Loi sur les droits de la personne est sans effet sur la Loi sur les Indiens?
Mme Blackstock : Nous ne sommes pas un organisme de défense des droits, mais un organisme de services. La plupart des gens, et cela comprend les non-Autochtones, veulent que l'on s'attaque aux injustices flagrantes dont sont victimes les Premières nations.
On souhaite qu'une véritable tribune, à l'extérieur des tribunaux, se penche sur la question et presse gouvernement de trouver des solutions.
À mon avis, et d'après l'Association, l'abrogation de l'exemption prévue à l'article 67 constituerait un pas dans la bonne direction.
Le sénateur Kinsella : Je me souviens du processus qui a entouré l'élaboration de la Loi canadienne sur les droits de la personne. Je n'étais pas convaincu, à l'époque, du bien-fondé de cette exemption. Elle ressemble, si je ne m'abuse, à la réserve qui a été faite à l'égard de l'article 21 de la Convention sur les droits de l'enfant. Croyez-vous que le Canada devrait lever cette réserve?
Mme Blackstock : Pour ce qui est de l'adoption?
Le sénateur Kinsella : Des enfants autochtones, oui.
Mme Blackstock : La question a été abordée par le Comité des droits de l'enfant lors de l'examen du dernier rapport périodique du Canada.
Il importe de comprendre que, parmi les divers programmes financés par le gouvernement fédéral, et les mesures d'adoption n'en font pas partie, les Premières nations n'ont pas accès à des fonds qui leur permettent d'appuyer la mise sur pied de programmes d'adoption axés sur la culture, malgré l'immense intérêt que suscite le sujet. Il y a eu quelques projets pilotes qui ont connu beaucoup de succès : mentionnons le programme d'adoption selon les coutumes, qui a été instauré par la Yellowhead Tribal Services Agency et financé par la province. Ce que nous disons entre autres au Canada, c'est qu'il doit, dans un premier temps, prévoir des mesures en vue d'aider les collectivités autochtones, y compris les Premières nations vivant à l'intérieur des réserves, à établir des programmes d'adoption. Le gouvernement fédéral doit modifier la formule de financement actuelle et fournir des fonds suffisants pour qu'elles puissent le faire. Une fois cette étape franchie, la réserve doit être levée. Ce n'est pas le manque de volonté des collectivités autochtones qui pose problème, mais plutôt le manque de ressources.
Le sénateur Munson : Je suis nouveau au sein de ce comité, mais je connais bien le dossier des jeunes Autochtones. Comme journaliste, j'ai réalisé le premier reportage et le premier enregistrement vidéo sur Davis Inlet, ce qui m'a permis de me sensibiliser à leur situation. J'ai passé cinq ans en Chine et j'ai vu la pauvreté qui existe là-bas. Quand je suis revenu au Canada, j'ai eu l'occasion de voir la pauvreté inacceptable qui existe dans notre propre pays. C'était au milieu des années 80 et au début des années 90. J'en suis encore bouleversé. Je me suis rendu récemment dans l'Ouest, où j'ai rencontré des jeunes Autochtones dans un hôtel. J'estime, tout comme mes collègues, que le comité a un rôle très important à jouer. J'espère que nous allons produire un nouveau rapport et faire plus que parler — ce que j'ai constaté quand je suis devenu politicien « par accident ». En effet, nous ne semblons pas avancer beaucoup dans bon nombre de dossiers.
La situation des enfants autochtones vivant à l'extérieur des réserves est très grave. Ils ont accès à très peu de ressources. Ma question est la suivante : comment la Convention des droits de l'enfant peut-elle contribuer à régler certains des problèmes auxquels font face les enfants hors réserve? Nous ne savons pas combien d'entre eux se trouvent à l'extérieur des réserves. Ils semblent tomber entre les mailles du filet. Nous en parlons beaucoup, sauf qu'il n'existe aucune mesure législative efficace qui vise à les aider. Je sais que la question a été abordée dans le cadre de l'accord de Kelowna, mais elle semble nous avoir échappé.
Mme Blackstock : Vous avez raison. La situation des jeunes Autochtones vivant à l'extérieur des réserves est très préoccupante. Nous savons, d'après l'Étude canadienne sur l'incidence des signalements de cas de violence et de négligence envers des enfants, qu'au moins 60 p. 100 des enfants autochtones dont le cas a été porté à l'attention des intervenants en services d'aide sociale à l'enfance vivaient à l'extérieur des réserves. La mise en œuvre de la convention a pour objet, notamment, de faire en sorte que les droits des enfants autochtones sont respectés en vertu de l'article 30, qui reconnaît de manière précise l'importance de préserver la culture autochtone en offrant des services axés sur la culture.
Il existe un excellent modèle au Manitoba, où quatre organismes se chargent d'offrir des services d'aide à l'enfance hors réserve : il y a d'abord un organisme non autochtone, ensuite un organisme qui agit auprès des Premières nations du sud de la province, un autre qui agit auprès des Premières nations du nord de la province, et enfin un dernier qui s'occupe des Métis. Ce qu'il y a de merveilleux, c'est que si vous êtes un Métis, vous pouvez choisir d'être desservi par l'organisme que vous voulez. Il en va de même pour tous les clients. Ils peuvent être desservis par l'organisme qui reflète le mieux leurs intérêts culturels et ceux de leurs enfants.
Par ailleurs, ce modèle permet d'exercer un certain contrôle sur la qualité des services offerts, car vous pouvez choisir l'organisme qui est le mieux placé, selon vous, pour régler ces problèmes difficiles. Nous aimerions voir cette approche novatrice adoptée à l'échelle du pays.
Il n'y a que trois autres services d'aide à l'enfance autochtones à l'extérieur des réserves. Autrement, les gens sont desservis par les organismes qui répondent aux besoins de la population en général. Il y en a un à Vancouver, et un autre qui doit voir le jour à Victoria. Ensuite, il y a les services à l'enfance et à la famille situés à Toronto, et enfin les services à l'enfance et à la famille micmaque situés en Nouvelle-Écosse. Nous invitons les provinces et le comité à respecter leurs obligations et à faire en sorte que ces enfants aient accès à des services de protection axés sur leur culture.
Je ne sais pas si ma collègue souhaite ajouter quelque chose.
La vice-présidente : J'aimerais vous parler de ce point en particulier. Je viens du Manitoba, et j'ai toujours été en faveur de la mise sur pied de services à l'enfance et à la famille dans cette province. Vous avez parlé des ressources. Or, le système au Manitoba est confronté à un problème fondamental : soit l'absence de ressources et de programmes de formation adéquats pour les travailleurs. Quand il y a des échecs, on jette le blâme sur les services à l'enfance et à la famille autochtones au lieu de s'attaquer, comme on devrait le faire, au problème de fond, à savoir l'inadéquation du système lui-même.
Je me souviens de cet incident scandaleux où 800 cas ont été confiés aux services d'aide à l'enfance et à la famille autochtones en 24 heures. Quand certains de ces cas sont tombés à travers les mailles du filet, on a choisi de jeter le blâme non pas sur le gouvernement du Manitoba, mais sur les services d'aide à l'enfance et à la famille autochtones.
Quand nous mettons sur pied des systèmes nouveaux et innovateurs — une démarche que j'appuie —, nous devons nous assurer qu'ils sont bien financés.
Mme Blackstock : Je suis tout à fait d'accord avec vous. Il y a deux facteurs qui doivent être pris en compte. Les provinces n'ont pas fourni beaucoup de services axés sur la culture aux Autochtones qui vivent à l'extérieur des réserves. Ainsi, lorsqu'on met sur pied un organisme autochtone, ce dernier fait habituellement face à un plus grand nombre de demandes. Or, il ne suffit pas uniquement de transférer l'enveloppe existante. Il faut la bonifier pour que l'organisme puisse répondre aux besoins d'une clientèle plus nombreuse.
Ensuite, les provinces offrent des services d'aide à l'enfance qui s'inscrivent dans un contexte provincial, de sorte qu'elles peuvent compter sur le procureur général pour obtenir différents types d'aide. L'organisme autochtone hors réserve n'a pas accès au même genre d'infrastructure. Il faut donc tenir compte de cet élément dans la formule de financement.
Nico Trocmé, qui a participé à l'Étude canadienne sur l'incidence des signalements de cas de violence et de négligence envers les enfants, a effectué des analyses que l'on retrouve dans le rapport Wen : De. Il soutient que les besoins de l'enfant autochtone par rapport au système d'aide à l'enfance sont deux fois plus nombreux que les besoins de l'enfant non autochtone. Conclusion : il faudrait, dans les circonstances, deux fois plus de fonds aux besoins de l'enfant autochtone. C'est là un facteur très important.
Le sénateur Munson : Je trouve cela intéressant. Nous avons, ici, une liste de questions suggérées auxquelles viennent s'ajouter d'autres idées. Je suis allé à Toronto, le weekend dernier. J'ai rencontré un photographe du Toronto Star. Il m'a dit que, si j'avais l'occasion de rencontrer un représentant de la collectivité autochtone, il aimerait bien que je lui pose une question. Je me suis rendu dans le nord de l'Ontario avec M. Bartleman, et j'ai participé à différents programmes là-bas. Le photographe m'a suggéré de poser une question sur la différence entre la situation des jeunes hommes autochtones et celle des jeunes femmes autochtones.
A-t-on réalisé une étude sur la question? Est-ce que les femmes autochtones ont de meilleures chances de succès dans la société dans laquelle nous vivons? Qui leur sert de modèle? Il laisse entendre — et il s'agit d'une information anecdotique —, que les femmes semblent mieux réussir quand elles peuvent s'appuyer sur des exemples et avoir accès à des programmes qui leur permettent de devenir, par exemple, médecins, avocats ou infirmières. Les jeunes hommes, eux, semblent avoir plus de difficultés; ils n'ont pas accès aux mêmes chances. A-t-il raison ou non de dire une chose pareille?
Mme Lamborn : Franchement, je ne peux répondre à la question. L'Association des femmes autochtones du Canada s'occupe essentiellement des femmes autochtones, bien que nous ayons une section qui s'occupe des jeunes. Il y a, au sein de notre organisme, des jeunes femmes fantastiques qui travaillent comme bénévoles. Une d'entre elles a remporté, récemment, un prix du Gouverneur général. Il y a un très grand nombre de femmes qui cherchent à obtenir des bourses d'étude. Toutefois, pour ce qui est savoir si une étude a été réalisée sur la question, je ne saurais vous le dire.
Mme Blackstock : Sénateur, je peux vous donner quelques précisions au sujet des services d'aide à l'enfance. Nous avons voulu voir, dans le cadre de l'Étude canadienne sur l'incidence des signalements de cas de violence et de négligence envers les enfants, s'il y avait des différences au niveau des services d'aide à l'enfance offerts aux jeunes filles et garçons autochtones. Nous avons constaté qu'il n'y avait pas beaucoup de différences entre les deux groupes.
Les femmes autochtones, dans l'ensemble, obtiennent de meilleurs résultats côté éducation. Ce constat s'applique non seulement aux Autochtones, mais également aux non-Autochtones, en ce sens que les efforts déployés par le mouvement féministe dans les années 60 en vue d'aider la génération à venir, c'est-à-dire les jeunes femmes de mon âge, ont porté fruit : les femmes sont beaucoup plus scolarisées que les hommes. Nous allons devoir investir davantage dans les garçons et exploiter au maximum leur potentiel.
Le sénateur Munson : Dans une autre vie, j'ai agi pendant une très courte période comme consultant entre le réseau CTV et le Cabinet du premier ministre dans le dossier de la Loi sur la gouvernance des Premières nations. On m'avait demandé de les aider à transmettre le message. J'ai eu l'occasion de voir, pendant ces trois ou quatre mois, à quel point le ministère, le ministre, étaient attachés à cette cause, et le nombre de personnes qui aspiraient à un changement. Je me suis également rendu compte que les principaux dirigeants autochtones accordaient de l'importance aux principes de responsabilité de transparence. Ils ne tenaient pas nécessairement à ce que ce soient les chefs qui prennent les décisions, ainsi de suite. Or, la loi n'a jamais vu le jour.
Croyez-vous que si certaines dispositions de la loi visant la responsabilité étaient appliquées aujourd'hui, les Autochtones seraient en mesure de se gouverner?
Mme Blackstock : D'abord, les Premières nations disposent de mécanismes de déclaration importants. La vérificatrice générale, qui vient tout juste de comparaître devant un de vos comités distingués, a déclaré qu'en plus de produire des rapports financiers vérifiés sur une base annuelle — par des firmes comptables agréées —, les Premières nations doivent fournir d'autres types de rapports financiers. Cette exigence s'applique également aux organismes des Premières nations qui, eux, produisent des rapports mensuels. Il faut également faire preuve de responsabilité à l'égard de la collectivité pour ce qui est des services d'aide à l'enfance.
Le principe de responsabilité est très important, peu importe le gouvernement au pouvoir. Nous devons tous rendre des comptes au sujet, notamment, de l'utilisation qui est faite des fonds qui sont destinés aux enfants. Le gouvernement du Canada aussi. Or, pourquoi le gouvernement du Canada prive-t-il les enfants autochtones inscrits de 109 millions de dollars au titre des services d'aide à l'enfance? Il est question ici de responsabilité. Le gouvernement du Canada a des obligations en vertu des dispositions non discriminatoires de la Convention sur les droits de l'enfant, en vertu de la Convention sur les droits économiques, sociaux et culturels et, peut-être plus important encore, en vertu de notre propre Charte des droits et libertés, qui précise que chaque personne — et surtout les enfants —, a droit au même bénéfice de la loi.
Dans notre étude, nous avons parlé de l'évaluation des organismes des Premières nations. Tous ceux qui ont participé au sondage ont appuyé ce principe. Ils tiennent à savoir qu'ils accomplissent réellement quelque chose. Ils ne veulent pas se soustraire à l'obligation de rendre compte. Ils veulent avoir accès aux ressources qui vont leur permettre de fournir des services aux membres de leur collectivité. De cette façon, personne ne pourra déclarer que nous méritons moins en raison de notre race et de notre lieu de résidence.
Le sénateur Munson : Qu'est-ce que ces 109 millions vont changer?
Mme Blackstock : Grâce à ces 109 millions de dollars, les familles des Premières nations qui vivent à l'intérieur des réserves vont avoir accès aux mêmes services d'aide à l'enfance que les non-Autochtones. Ma collègue a parlé des mesures dites les moins perturbatrices. La plupart des lois sur le bien-être de l'enfance précisent qu'il faut épuiser toutes les solutions de rechange avant d'envisager de placer un enfant. Ces services sont financés par les provinces, et non par le gouvernement fédéral en vertu de la formule de financement. La formule de financement du gouvernement fédéral prévoit des fonds illimités pour le placement d'enfants.
Cette formule ne prévoit aucun rajustement pour tenir compte de l'augmentation du coût de la vie, et ce, depuis 1995. La mesure que nous proposons permettrait de corriger cette situation. En effet, si nous avons droit à un financement limité et qu'aucun rajustement du coût de la vie n'est prévu, nous ne pouvons que perdre du terrain.
Ces fonds nous permettraient également de prendre des mesures importantes en matière de responsabilité. Ce que disent entre autres les collectivités, c'est que nous devons réunir des données pour voir si nous réalisons des progrès. Certains organismes des Premières nations utilisent encore le crayon, tandis que d'autres ont accès à des ordinateurs. Nous devons faire en sorte que les organismes qui utilisent encore le crayon colligent non seulement leurs propres données, mais contribuent aussi à une banque de données nationale qui nous permettra d'effectuer ce genre d'analyse.
Ce sont là quelques-unes des recommandations que nous formulons.
Le sénateur Poy : Vous avez dit plus tôt, madame Blackstock, que plus de 10 p. 100 des enfants de familles des Premières nations sont placés. Ce chiffre, pour la population en général, est inférieur à 1 p. 100. Ai-je bien compris?
Mme Blackstock : Oui. Nous avons recueilli des données non regroupées auprès de quatre provinces. En mai 2005, 10,23 p. 100 des enfants indiens inscrits vivaient en famille d'accueil. Le chiffre était de 0,67 p. 100 pour les enfants non autochtones.
L'une des choses qui m'ont renversée, c'est que même si les enfants non autochtones de ces trois provinces composaient 93 p. 100 de la population, selon les chiffres, il y avait plus d'enfants autochtones pris en charge par des services d'aide à l'enfance. Au Manitoba, près de 80 p. 100 des enfants sont pris en charge par des services d'aide à l'enfance. C'est une véritable préoccupation.
Le sénateur Poy : Les familles d'accueil sont-elles des familles des Premières nations? J'essaie de voir dans quel type de famille d'accueil ils sont placés lorsqu'on les retire de leur milieu.
Mme Blackstock : C'est une excellente question et elle revient à ce qu'on sait sur ces enfants. Malheureusement, les bases de données provinciales sur les services à l'enfance varient beaucoup. Très peu tiennent compte de la correspondance culturelle du placement. Cependant, grâce à une étude sur la situation canadienne, nous avons réussi à faire un peu d'analyse comparative entre la situation des enfants autochtones dans les réserves et leur situation à l'extérieur des réserves. Cela nous donne un premier aperçu du travail des organismes autochtones.
La bonne nouvelle, c'est que les enfants autochtones vivant dans les réserves avaient de trois à quatre fois plus de chances d'être placés dans leur réseau familial élargi que l'enfant vivant à l'extérieur de la réserve. Par conséquent, nous constatons que ces organismes, malgré toutes les barrières, réussissent en grande partie à garder ces enfants dans leur collectivité d'origine. Cela nous montre aussi que nous devons vraiment appuyer les collectivités hors réserve pour qu'elles aient accès aux mêmes services.
Le sénateur Poy : À l'extérieur des réserves, croyez-vous que ce peut être parce qu'il manque de familles d'accueil des Premières nations prêtes à accueillir ces enfants? Est-ce que ce serait une possibilité selon vous?
Mme Blackstock : C'est intéressant, parce que la même difficulté se posait lorsque les organismes des Premières nations ont été établis. Il est vrai que lorsque l'on travaille avec des collectivités appauvries, il est difficile de trouver des personnes en mesure de s'occuper d'autres enfants. Je vais vous donner un exemple de la Colombie-Britannique. Pendant plus de 50 ans, la province a administré son programme de services à l'enfance, qui comprenait les services aux Premières nations. Lorsque ce mandat a été transféré à l'organisme des Premières nations, il y avait cinq familles d'accueil autochtones. Cinq ans plus tard, l'organisme des Premières nations avait plus de 90 familles d'accueil parce qu'il obtenait un niveau d'appui différent, parce qu'il était en relation avec des membres de la collectivité et aussi parce qu'il était capable d'utiliser les ressources existantes pour modifier les politiques au besoin.
Je ne parle pas de normes de sécurité. Par exemple, il peut y avoir une norme du gouvernement provincial qui dicte que l'enfant ne peut pas partager une chambre. Je ne sais pas ce qu'il en est pour vous, mais pendant 14 ans, ma sœur a dormi dans le lit sous le mien, et ce n'est pas un problème de sécurité pour beaucoup d'enfants. Pourquoi ne pas modifier cette règle si cela pouvait permettre à un enfant de rester chez lui? Il y a des organismes qui ont fait preuve d'innovation à cet égard.
Le sénateur Poy : Pouvez-vous nous parler un peu plus du nombre d'enfants retirés de leur milieu? Pourquoi y en a- t-il autant qui sont retirés de leur propre famille?
Mme Blackstock : Selon les données, je vous dirais qu'il y a deux raisons à cela. La première est l'iniquité. Si l'on ne donne pas d'argent aux familles lorsqu'elles sont en crise, qu'on attend que la crise empire, puis qu'on retire l'enfant de son milieu, mais qu'on investit sans limite pour garder l'enfant à l'écart de sa famille, on obtient deux résultats. D'abord, la population d'enfants pris en charge par les services à l'enfance augmente, et leur nombre ne diminuera probablement pas en raison du manque de services offerts à la famille pour remédier au problème. Ensuite, nous devons comprendre que nous devons investir de façon durable dans le logement, la réduction de la pauvreté et, comme ma collègue l'a dit, les services d'aide en toxicomanie pour les Autochtones. Lorsque nous offrons des services d'aide à l'enfance, nous devons mesurer le risque, non seulement pour l'enfant et sa famille, mais également pour la société. Nous, les fournisseurs de services à l'enfance, de même que d'autres Canadiens aussi, sans doute, devons concevoir des solutions en tenant compte de ces trois niveaux de risque. Actuellement, nous ne mettons l'accent que sur la famille.
Le sénateur Dallaire : Je vais revenir un peu dans le temps, puis me rapprocher pour poser ma question.
Il y a environ cinq ans, je faisais un discours dans lequel je disais, entre autres, que le Canada n'avait pas de passé colonial. À la fin de mon exposé, une sympathique dame autochtone s'est levée et a déclaré que j'avais peut-être oublié notre histoire avec les Premières nations. Par conséquent, je considérerais que nous avons un long passé colonial avec nos Premières nations et que toute notre philosophie est encore colonialiste et paternaliste. Nous n'avons pas évolué. Cela va à l'encontre de la Charte canadienne des droits et libertés ainsi que des droits de l'enfant en vertu de la Charte de l'ONU et de toutes ses ramifications.
À partir de ce moment, j'ai travaillé beaucoup pendant des années à l'une des priorités de développement social de la ministre Maria Minna à l'ACDI, soit la protection de l'enfance. Dans ce contexte, nous avons mené toute une série d'activités dans le monde pour favoriser la protection de l'enfance. Lorsque je me suis demandé comment nous appliquions chez nous les leçons apprises sur le terrain plutôt que de nous inspirer de notre expérience chez nous avec nos Premières nations, d'apprendre peut-être un peu de tout cela et d'adapter ces expériences à l'étranger, je me suis rendu compte qu'on faisait beaucoup de recherche sur la façon dont nous traitions les gens à l'étranger, mais presque rien sur ce qui se passait ici.
Ma question est la suivante : ne devrions-nous pas envisager d'utiliser un organisme comme l'ACDI pour nous doter d'une autre perspective que seulement celle des Affaires indiennes et des structures provinciales pour créer des solutions novatrices et probablement plus profondes à ces problèmes complexes?
Je terminerai ma question par ceci : pendant le génocide au Rwanda, l'une des principales choses que j'ai entendues de la collectivité internationale, c'était qu'elle voulait sauver les enfants. Les ONG et les gouvernements ont fait beaucoup de pressions pour qu'on sorte les enfants du Rwanda. J'ai pris fermement position contre l'exportation de ces enfants parce que je pouvais faire bien plus avec l'argent qui servirait à faire sortir tous ces enfants du pays par avion. Autrement dit, si je disposais de tout cet argent, je pourrais aider beaucoup plus d'enfants à l'intérieur du pays.
Cela ressemble au scénario qui nous intéresse. Je vous demande donc si nous devrions intégrer d'autres paramètres dans nos efforts pour aborder ce problème sous d'autres angles?
Mme Blackstock : Je vous dirais que mon plus grand espoir pour cette génération d'enfants autochtones et des Premières nations du Canada, c'est que beaucoup de collectivités ont déjà des solutions. Il s'agit maintenant de donner à chacune les mêmes ressources pour les mettre en oeuvre.
J'ai participé récemment à un rassemblement où des représentants d'ONG non autochtones qui se préoccupent des services à l'enfance parlaient de tout ce qu'ils pourraient faire pour les enfants autochtones, ce qui est très bien. Cependant, l'un des aînés m'a fait remarquer que les représentants d'ONG ne se rendaient pas compte que nous avions déjà des solutions. Ils n'ont pas besoin de nous proposer des solutions. Ils doivent simplement nous aider à trouver des ressources pour mettre en oeuvre nos propres solutions idéales.
Ce n'est pas seulement une opinion. Il y a des recherches qui le montrent. Nous savons de Cornell et Colt, de l'Université Harvard, que plus les collectivités autochtones sont autonomes, plus leurs résultats socioéconomiques sont durables. Bon nombre d'entre vous avez probablement entendu parler de cette recherche ou avez assisté à la présentation de ces deux personnes.
Michael Chandler et Christopher Lalonde de l'Université de la Colombie-Britannique et de l'Université de Victoria, respectivement, ont étudié le suicide chez les jeunes Autochtones. Ils ont découvert qu'en Colombie-Britannique, 90 p. 100 des suicides avaient lieu dans 10 p. 100 des collectivités des Premières nations. Pourquoi? Le taux de suicide était de zéro dans certaines collectivités. Quelle pouvait donc être la différence? Nous avons vécu des expériences de colonisation semblables, comme vous le savez probablement. La réponse était le haut degré d'autonomie de ces collectivités, qui s'exprimait par la présence des femmes au sein du gouvernement ainsi que par l'administration par les Premières nations des services à l'enfance, des services de protection des incendies et de police, de l'éducation et de la santé. C'est dans ces collectivités que le taux de suicide était nul ou presque. Les collectivités où ces normes ne s'appliquaient pas avaient des taux de suicide très élevés.
J'ai le grand honneur de collaborer à l'échelle internationale avec d'autres Autochtones. Nous avons formé le sous- groupe autochtone sur les droits des enfants, le premier groupe international de défense des droits des enfants autochtones. Nous y partageons de l'information. Je pense que la toute première étape consiste à reconnaître que ces collectivités travaillent toutes très fort pour élaborer leurs propres solutions.
Compte tenu de la situation que vivent ces collectivités, il est louable que les collectivités des Premières nations n'aient pas plus d'enfants pris en charge, malgré le taux de 10 p. 100, aussi tragique soit-il. Je dirais que nous devrions investir dans les solutions qui ont déjà été trouvées.
Le sénateur Dallaire : Pour être tout à fait honnête, je ne suis pas certain de bien comprendre votre réponse, parce que l'effort de développement international est conçu pour donner du pouvoir et des ressources à ces nations, et non pour les rendre dépendantes. C'est l'idée de mon intervention.
Ma deuxième question concerne l'habilitation des femmes à prendre davantage part à la prise de décisions et aux solutions dont vous avez parlé. Je ne suis pas certain que l'argent soit la solution, je pense qu'il faudrait plutôt parvenir à un moyen de faire participer beaucoup plus les femmes qu'en ce moment.
Mme Blackstock : Vous avez raison au sujet de l'ACDI. Cet organisme finance des collectivités du monde dans une perspective de développement international. D'abord et avant tout, il élabore un plan durable de développement de la collectivité avec la collectivité. Ce n'est pas ce que nous faisons avec les Premières nations du Canada. Pour le développement socioéconomique des collectivités des Premières nations du Canada, nous déployons tout simplement des programmes fédéraux. Je dirais qu'aujourd'hui, nous avons besoin du Programme d'aide préscolaire aux Autochtones. Les gens en bénéficient. Cependant, ce n'est peut-être pas une priorité dans leur collectivité.
Pour commencer, nous devons financer les collectivités afin de les aider à se doter d'un plan durable, puis à le mettre en œuvre en fonction de leurs propres priorités. C'est ma position à ce sujet. Je pense que cela ferait une énorme différence dans les collectivités elles-mêmes. Elles pourraient réagir aux priorités locales. Cela affirmerait aussi leur propre responsabilité dans la mise en œuvre de solutions pour les enfants afin que les choses changent.
Le sénateur Dallaire : La solution à beaucoup de conflits dans les collectivités autochtones du monde ne se résume pas seulement à l'argent. Les compétences et l'effort sous-jacent à la philosophie de développement international manquent souvent. Dois-je comprendre que s'il y avait de l'argent, la structure du ministère et la façon dont il présente tous ses enjeux permettraient de faire un bond en avant pour résoudre un bonne partie de ces problèmes socioéconomiques? Ou y a-t-il autre chose?
Mme Blackstock : Bien sûr, c'est plus compliqué que cela. Là où les collectivités peuvent établir des programmes de prévention et des mesures moins perturbatrices, les avantages sont considérables, et elles arrivent à réduire le nombre d'enfants pris en charge par les services d'aide à l'enfance avec le temps, en plus d'en retirer des avantages économiques. Il est plus faisable économiquement d'offrir des mécanismes d'aide à une famille que de déplacer l'enfant et de lui donner des soins institutionnels à grands frais.
Les recherches et évaluations universitaires montrent que lorsque les gens peuvent obtenir de l'aide sous cette forme, les résultats sont positifs. Bien sûr, comme vous le savez probablement, beaucoup de collectivités des Premières nations n'ont jamais eu cette chance.
Le sénateur Dallaire : Certaines collectivités sont matriarcales, d'autres non. Dans les collectivités dominées par les hommes, par opposition aux collectivités matriarcales, constatez-vous de plus graves problèmes d'abus d'enfants ou de réaction aux enfants, comme l'exploitation sexuelle des filles et tout le reste?
Mme Lamborn : Toute la colonisation a provoqué une rupture dans beaucoup de sociétés matriarcales traditionnelles. Même dans les sociétés où il y avait des leaders féminins forts, on travaille toujours à rebâtir cet aspect dans la patriarchie. La violence contre les femmes et les enfants est un problème partout. Je ne suis pas certaine de pouvoir faire une distinction claire entre les sociétés matriarcales et les sociétés non matriarcales, parce qu'elles se sont effondrées au fil du temps. Elles commencent à peine à se rebâtir. Il est donc difficile de répondre à votre question de la façon dont vous la posez.
Le sénateur Dallaire : Ressort-il de l'ensemble des études qu'il faut donner du pouvoir aux femmes et leur permettre de faire plus de choses dans ces collectivités pour mettre ces solutions en œuvre?
Mme Lamborn : Je fais partie de l'Association des femmes autochtones du Canada. Nous sommes l'un des cinq organismes autochtones du Canada. Notre mandat est de travailler particulièrement avec les femmes métisses et des Premières nations dans les sociétés métisses et de Premières nations, ainsi qu'au sein de la société canadienne dans son ensemble. Nous avons beaucoup de programmes visant à donner du pouvoir aux femmes, dont nos programmes de financement de la formation et de l'emploi. Nous travaillons beaucoup contre la violence faite aux femmes. Notre organisme est représenté parmi les autres organisations autochtones nationales pour donner du pouvoir aux femmes. C'est notre objectif. Nous faisons tout d'un point de vue comparatif entre les sexes.
Ce travail est nécessaire. Il se poursuit tous les jours. Il reste beaucoup à faire. Le fait que nous ayons un organisme autochtone national consacré aux femmes est un bon pas en avant.
Le sénateur Lovelace Nicholas : Voici ce qui me préoccupe. Lorsqu'on alloue de l'argent à des Autochtones pour financer davantage les services à l'enfance, y a-t-il quelqu'un qui veille à ce que l'argent aille véritablement à un programme en ce sens? Je pose la question parce que souvent, l'argent se retrouve ailleurs parce que ceux qui en sont responsables ont assez de marge de manœuvre pour cela.
Mme Blackstock : La même question se pose de différentes façons, comme vous pouvez l'imaginer. On dit souvent : « Nous reconnaissons qu'il y a des inégalités, mais si nous investissons pour les corriger, l'argent sera-t-il bien utilisé? »
Permettez-moi de vous dire qu'il y a plus de mécanismes de reddition de comptes qui existe pour les Premières nations qu'il n'y en a pour les paiements de transfert versés aux provinces pour les enfants. Ces paiements ne s'accompagnent d'aucune obligation de reddition de comptes, pas même d'un rapport financier pour déterminer si ces fonds profitent aux enfants indiens inscrits dans le système de services à l'enfance. Les organismes des Premières nations remettent au ministère des Affaires indiennes au moins un rapport financier mensuel et un état financier vérifié par une société de vérification indépendante. Il y a également les ententes de financement sous forme de contributions avec le Canada, dans lesquelles il est décrit précisément comment les fonds seront utilisés dans le cadre du contrat. Compte tenu de toutes ces garanties, je ne sais pas trop ce qu'on pourrait faire de plus.
Les organismes des Premières nations ont un rendement financier étonnamment bon. Cela devrait même inciter les gens à admettre que nous nous conformons à ce point aux règles qu'on ne devrait pas avoir peur de prendre des mesures pour corriger les inégalités. Nous savons qu'il y a des organismes des Premières nations qui peuvent faire une différence pour ces enfants et nous avons déjà des mécanismes de responsabilisation.
Le sénateur Lovelace Nicholas : Mon autre question porte sur la violence faite aux enfants. Je reçois des lettres de tout le Canada sur l'exploitation sexuelle des enfants autochtones. Lorsque les gens ont une plainte à faire, ils la présentent aux comités sociaux des Premières nations, mais bon nombre d'entre eux renvoient la balle à d'autres. Je me rends compte aussi que dans bien des cas, la GRC ne veut pas intervenir. Je pense qu'il devrait y avoir un mécanisme pour obliger la GRC à s'occuper de la violence faite aux enfants des Premières nations.
Mme Blackstock : C'est une question importante. Grâce à l'Étude canadienne sur l'incidence des signalements de cas de violence et de négligence envers les enfants, nous avons déterminé, au terme de deux cycles d'études, que les enfants autochtones abusés étaient moins susceptibles d'être signalés comme victimes d'abus physique ou sexuel que les enfants non autochtones. Peut-être est-ce là une forme de contribution que le peuple autochtone peut faire au reste de la société canadienne.
Quant à savoir si un organisme des Premières nations peut intervenir comme il faut, vous savez sans doute que ces organismes doivent respecter la loi provinciale. Ils sont obligés de faire appliquer la loi provinciale sur les services à l'enfance, qui met la sécurité et le bien-être des enfants au sommet de toutes les responsabilités. Il y a des ententes signées en ce sens. Si elles ne sont pas mises en œuvre, la province a le pouvoir de les mettre en œuvre.
Il en va de même pour la GRC et le Code criminel. Il se peut qu'il y ait dans les réserves — et nous avons entendu des bruits en ce sens, nous aussi — du trafic de drogue et ainsi de suite que l'on hésite à signaler, mais c'est un problème d'application et de ressources. Il existe de nombreux agents de la GRC et policiers qui font de l'excellent travail dans les collectivités. Cependant, il faut avoir les ressources pour le faire et mettre en oeuvre les régimes qui sont déjà en place. Cela contribuerait énormément à éliminer ce genre de problèmes.
La vice-présidente : Vous avez indiqué, dans votre mémoire, qu'il existe selon vous trois grandes causes expliquant le nombre d'enfants pris en charge, soit les conditions de logement, la pauvreté et l'abus d'alcool ou d'autres drogues.
J'aimerais que nous nous attardions pour quelques instants au logement. Alors que j'étais dans une réserve, j'ai pu observer que le surpeuplement et le logement inadéquat créent souvent un milieu dangereux dans lequel élever des enfants. Les parents font peut-être de leur mieux, mais parfois, les enfants sont retirés du milieu familial par un service de protection de l'enfance, même s'ils peuvent être placés peut-être dans un autre milieu inadéquat sur le plan du logement.
Pouvez-vous nous parler de la question du logement et expliquer les répercussions qu'a sur les enfants le fait de vivre dans une maison occupée par 20 ou 30 autres personnes alors qu'habituellement, elle ne devrait accueillir qu'une famille de quatre ou cinq?
Mme Blackstock : La question du logement illustre fort bien la situation et elle influe sur les mauvais traitements infligés aux enfants, comme vous le dites si bien. La solution consiste à éliminer les iniquités et à investir à long terme dans le logement pour que les gens puissent revenir dans un domicile familial sûr. Nous savons, à partir de deux cycles d'étude de son incidence au Canada, que le logement est un facteur déterminant du besoin d'aide à l'enfance, dans le cas des enfants autochtones. C'est un enjeu qui est lié de près à la pauvreté. Mettez-vous dans la peau d'un membre de la famille. Imaginez-vous en train de vivre dans les conditions qu'a décrites l'honorable sénateur, en compagnie d'une quinzaine ou d'une vingtaine de personnes, dans une maison délabrée qui ne respecte pas les normes du bâtiment et qui pourrait être pleine de moisissures. Quel effet cela aurait-il sur la qualité des soins assurés aux enfants à votre charge? Quand autant de gens vivent en proximité aussi étroite, l'hygiène peut poser un problème. Il pourrait y avoir des questions de santé environnementale causées par la moisissure ou une ventilation inadéquate. Bon nombre d'entre vous êtes conscients de la recherche relative aux répercussions sur le psyché social et sur le bien-être d'une famille. L'enfant grandirait dans un milieu où règnent davantage le chaos et le stress environnemental que s'il se trouvait dans un domicile familial adéquat qui n'est pas surpeuplé.
Il importe de prendre note que de simplement régler la question du logement ne suffira pas. L'expérience de Davis Inlet nous a appris que, lorsque des collectivités sont réinstallées dans de nouveaux logements, mais que les plans d'appui aux enfants de ces collectivités pour régler les problèmes de toxicomanie ne sont pas mis en œuvre uniformément, les problèmes persistent. Il faut faire un investissement durable dans le logement, parce qu'il est en crise. À ceux qui ne sont jamais allés dans une collectivité des Premières nations, je leur recommande de le faire. C'est une chose de m'entendre parler de la situation, mais c'est une tout autre chose de l'observer par soi-même. Je vous recommande d'y aller et de voir par vous-même.
De plus, il faut donner à ces familles toutes les chances de s'en tirer et de se soutenir elles-mêmes dans leur milieu actuel et, faut-il espérer, dans de meilleures conditions.
Le sénateur Kinsella : Le taux quotidien versé aux familles d'accueil des réserves est-il comparable à celui d'une famille d'accueil à l'extérieur de la réserve à laquelle on pourrait envoyer un enfant autochtone, même si la famille d'accueil n'est pas autochtone?
Mme Blackstock : Au sein des compétences pour lesquelles nous disposons de ce genre de données, la réponse est non, les taux ne sont pas comparables. Dans un arrêt de la Cour suprême des États-Unis rendu il y a quelques années, une personne accueillant l'enfant d'un autre membre de la famille touchait moins que l'étranger qui accueille l'enfant. La Cour suprême des États-Unis a examiné la décision et l'a jugée discriminatoire.
Le sénateur Kinsella : Au Canada, quand l'enfant d'une réserve des Premières nations est placé en famille d'accueil et que l'enfant d'une collectivité non autochtone avoisinante est placé en famille d'accueil, la famille à laquelle va l'enfant habitant hors réserve touchera plus par jour de la province que la famille de la réserve.
Mme Blackstock : C'est typiquement vrai. L'autre facteur important, c'est qu'à l'extérieur de la réserve, le secteur bénévole offre des services qui accroissent la qualité de vie des familles. De pareils organismes sont typiquement absents des réserves. Non seulement la famille reçoit-elle moins d'argent, mais elle reçoit également moins d'appui.
Le sénateur Kinsella : En termes de dollars, il existe un écart entre ce qui est versé aux parents d'accueil d'une collectivité blanche et ce qui est versé aux parents d'accueil d'une collectivité autochtone. Cela m'a tout l'air de discrimination.
Le Comité sénatorial permanent des affaires sociales, des sciences et de la technologie a mené une importante étude sur la santé mentale au Canada. Dans son rapport, il est question de la tragédie qu'est le suicide et on y fait allusion à de nombreux facteurs qui pourraient entrer en jeu. Les données que vous avez mentionnées sur le taux de suicide dans une région du pays étaient très éloquentes : 90 p. 100 des suicides sont commis dans 10 p. 100 des collectivités.
Tous conviennent qu'un des droits de la personne est le droit à la vie. Nous examinons la Convention sur les droits de l'enfant et le droit de l'enfant à la vie. Le suicide est une telle atteinte au droit à la vie. Pourriez-vous nous en dire plus à partir de votre expérience, parce que ces données sont vraiment effrayantes.
Mme Blackstock : Elles illustrent à quel point il faut investir dans des programmes de prévention du suicide, de manière peut-être différente de ce que nous avons fait jusqu'ici. Nous fournissons habituellement du counselling à l'enfant et à sa famille. Ce sont là d'importants appuis qu'il faudrait probablement maintenir, mais il faut étudier aussi la situation dans son ensemble. Dans leur projet d'étude, Chandler et Lalonde ont expliqué la différence en disant que nous avions toujours cru que tous les enfants formaient leur identité de la même façon. Or, selon eux, c'est faux. Les enfants non autochtones forment leur identité de manière essentialiste : vous êtes spécial parce que Dieu l'a voulu ainsi. De plus, n'oubliez pas que les droits fondamentaux de la personne de ces enfants non autochtones ont été reconnus et qu'ils n'ont pas à se battre pour avoir des aliments et de l'eau, comme tant d'enfants autochtones doivent le faire.
Les auteurs nous ont dit que les identités des enfants des Premières nations se forment de manière narrative, par les terres qu'ils habitent, par le legs de leurs ancêtres, par leurs liens avec les membres de la collectivité et par leurs responsabilités à venir. Si, dans ce milieu narratif, ils peuvent regarder autour d'eux et voir des adultes de leur groupe qui ont grandi et ont pu prendre des décisions ayant un impact favorable sur la collectivité, ils reçoivent un message d'affirmation très ferme. Par contre, s'ils regardent autour d'eux et qu'ils voient des gens qui ont toujours besoin de consulter le gouvernement du Canada avant de faire quoi que ce soit, ils reçoivent un message très différent sur le plan de la formation de l'identité; en somme, ils comprennent qu'ils n'ont pas le pouvoir de changer leur propre monde et de réaliser leurs rêves. J'affirme qu'il n'y a pas de droit à la vie sans droit au rêve, et je crois que nous avons nié ce droit à bien des enfants.
Le sénateur Kinsella : En guise de conclusion, je vous renvoie aux travaux d'Eric Erikson faits dans le passé auprès des Yurok et des Sioux. Il était vraiment un pionnier de l'identité du moi.
Le sénateur Dallaire : Je fais partie du comité chargé d'étudier l'exploitation sexuelle des enfants au Canada.
Je sais que la moitié des familles sont monoparentales. L'exploitation sexuelle des filles fait-elle partie du quotidien, en raison du dernier siècle de mauvaise gestion de la situation, ou est-elle encore un fruit du hasard, en raison des circonstances?
Mme Blackstock : Nous observons deux phénomènes actuellement : au sein de la société canadienne, nous avons normalisé le risque auquel sont exposés les enfants autochtones. Nous ne contestons plus le fait que 30 p. 100 des enfants pris en charge sont autochtones ou que 50 p. 100 des jeunes qui font l'objet d'exploitation sexuelle sont autochtones. C'est comme s'il en avait toujours été ainsi, et nous supposons que telle est la situation au sein de la société, même lorsque nous avons le choix d'agir pour abaisser ces nombres. Nous avons normalisé la situation, de sorte qu'elle ne nous frappe plus comme la tragédie qu'elle est en réalité. Chacun de ces jeunes devrait avoir toutes les chances possibles de faire une différence, y compris les enfants victimes d'exploitation sexuelle.
Je ne crois pas que ce soit normalisé au sein de toutes les collectivités autochtones. Le nombre imposant d'organismes d'appui aux Premières nations qui rivalisent pour obtenir des ressources afin de pouvoir travailler au sein des familles et de mettre fin aux mauvais traitements infligés aux enfants est très éloquent. Cela signifie que nous savons qu'il existe des problèmes au sein de notre collectivité, que les droits de nos enfants et de nos jeunes sont violés. Cela signifie que nous souhaitons faire partie de la solution et que nous savons qu'il faut faire appel à d'autres pour obtenir de l'aide quand nous n'avons pas les solutions ou que nous avons besoin de plus d'information pour les mettre en oeuvre.
Selon mon expérience, on reconnaît l'existence du problème d'exploitation sexuelle au sein des collectivités des Premières nations, mais il existe très peu de ressources pour trouver des solutions.
Le sénateur Dallaire : Vous en revenez toujours aux ressources, aux cultures et ainsi de suite. Au sein de plusieurs cultures, la collectivité rejette la fille qui a été exploitée sexuellement, qu'elle ait été consentante ou pas. C'est elle qu'on juge coupable, plutôt que l'homme.
Cette atmosphère règne-t-elle également au sein des collectivités des Premières nations? Ces filles sont-elles rejetées? La collectivité les exclut-elle ou les familles et les collectivités reconnaissent-elles que de pareilles choses se produisent en leur sein? Font-elles meilleur accueil à ces filles?
Mme Blackstock : Je ne peux pas vous citer d'étude à ce sujet parce que, que je sache, il n'en existe pas. Cependant, j'ai travaillé pour un service de protection de l'enfance dans une collectivité non autochtone pendant huit ans environ, en Colombie-Britannique, avant de travailler pour un organisme des Premières nations. J'ai vu des enfants exploités qui ont été isolés, dans les milieux tant autochtones que non autochtones. La question qu'il faut se poser, c'est comment une société peut revenir en arrière, ce qu'elle peut faire pour que ces enfants reçoivent le niveau de soutien nécessaire de manière à, bien qu'il n'existe pas de moyen d'effacer l'expérience, évoluer au point où cela fait partie du passé et n'est plus le moment déterminant de l'avenir.
La solution, c'est d'éduquer la collectivité. Il est triste de devoir dire qu'au Canada, la place la moins sûre pour la plupart des enfants est leur domicile familial. Le problème n'est pas tant le prédateur caché derrière un buisson que les membres du domicile familial. Il faut éduquer les gens, leur faire savoir qu'ils ont le devoir de faire en sorte que tous les enfants sont en sécurité. Le premier niveau de responsabilité se trouve au sein de nos propres familles, y compris en ce qui concerne l'exploitation sexuelle.
Le sénateur Dallaire : Les outils pour régler le problème seraient-ils différents pour les Premières nations? J'en reviens au fait que le problème est d'une tout autre échelle qu'au sein des collectivités non autochtones. Ne devrait-il pas y avoir une série différente d'outils ou, sur le plan culturel, est-on capable d'y travailler de manière différente?
Mme Blackstock : Il faut demeurer ouverts aux diverses solutions pour des collectivités variées. Je travaillais surtout à Vancouver en tant que travailleuse du service de protection de l'enfance. Nous avons observé un nombre disproportionné d'enfants et de jeunes là-bas qui venaient de collectivités isolées, et je sais que vous avez déjà entendu des témoignages à cet égard. Il existe très peu de ressources pour des jeunes comme eux. Ils aboutissent dans la rue à Vancouver et seraient, malheureusement, très vulnérables à l'exploitation sexuelle.
Parmi les solutions envisagées pour ces collectivités, il faudrait accroître les services. Dans la collectivité en milieu urbain, ce serait peut-être une question de trouver la bonne combinaison de services qui incluent l'affirmation de la responsabilité culturelle pour le soin et la protection des enfants.
Je ne connais pas de collectivité autochtone au Canada ou aux États-Unis qui aurait, dans le passé, toléré le mauvais traitement des enfants. En fait, dans ma collectivité, la punition pour les mauvais traitements infligés aux enfants excède de loin tout ce que pourrait prévoir le Code criminel du Canada actuellement. Les sanctions prévues étaient considérées comme une énorme travestie, non seulement pour l'enfant, mais aussi pour les générations futures, parce que nous savons que l'exploitation sexuelle a des impacts sur plusieurs générations. Il faut multiplier l'effet de ces outils, mais il faut aussi offrir des services de soutien adaptés au contexte de chaque collectivité.
Le sénateur Dallaire : Par conséquent, nous n'avons pas créé une atmosphère de tolérance au sein des collectivités des Premières nations à l'égard de l'exploitation sexuelle des enfants. Existe-t-il un autre moyen de s'attaquer au problème?
Mme Blackstock : Le Canada a contribué à l'exploitation sexuelle en sous-finançant les services offerts. Je sais qu'on en revient encore à la question des ressources. Si vous aviez deux populations, dont l'une était 15 fois plus susceptible d'utiliser les services d'aide à l'enfance que l'autre, laquelle sous-financeriez-vous de 50 p. 100 à peu près sur le plan des services de soutien à la famille? La réalité, c'est que les collectivités des Premières nations ont été sous-financées.
Le sénateur Munson : J'ai été frappé par ce que dit votre mémoire au sujet de l'adoption. Vous affirmez que le Canada ne doit pas faire l'erreur de respecter une série de droits à l'exclusion des autres ou en les négligeant. Il ne faut pas oublier la dimension du bien-être mental, émotionnel, physique et spirituel. Vous avez raconté l'histoire tragique de Sarah de Vries, qui m'a beaucoup ému. Cette enfant noire et autochtone a été adoptée par une famille blanche. Sa famille l'aimait, mais elle était incapable de satisfaire ses besoins intérieurs, puis elle a disparu sur cette horrible ferme de la Colombie-Britannique.
Ne devrions-nous pas tous en tirer une leçon? Actuellement, au Canada, des dizaines de milliers de familles adoptent des enfants chinois. Devrions-nous y voir un message également en ce qui concerne ces jeunes Chinoises? Nous devrions vraiment réfléchir à ce témoignage émouvant sur ce qui est arrivé au sein de votre collectivité.
Mme Lamborn : Voilà une question à laquelle j'ai beaucoup réfléchi après avoir lu le livre, parce qu'il soulève toute la question des adoptions interculturelles et interraciales. Dans le cas dont nous parlons, la famille de Sarah n'a fait aucun effort pour lui permettre d'interagir avec des membres de sa propre culture. Elle n'a jamais pu se rendre dans un centre d'amitié ou interagir avec d'autres Noirs à Vancouver. Elle était entourée de personnes qui ne lui ressemblaient pas physiquement et qui ne vivaient pas les mêmes expériences qu'elle. C'est important. Nous ignorons ce qui serait arrivé si elle avait eu accès à d'autres personnes qui lui ressemblaient. Toutefois, dans notre mémoire, nous n'affirmons pas qu'il faudrait interdire les adoptions interculturelles. Ce n'est pas ce que nous laissons entendre.
Le sénateur Munson : Ce n'est pas ce que je dis, moi non plus. Toutefois, c'est une question délicate.
Mme Lamborn : On a mentionné tout à l'heure que, dans la Convention sur les droits de l'enfant, certains articles se contredisent. D'une part, il y a le droit à une qualité de vie adéquate, alors que, d'autre part, il y a le droit à l'identité. Si nous parlons d'enfants autochtones qui habitent dans des réserves où ils n'ont pas de logements adéquats ou d'eau potable, il faut décider quel droit on va respecter. Respectera-t-on leur droit à une qualité de vie adéquate en les retirant de la réserve ou les laissera-t-on conserver leur identité, mais vivre dans des conditions insalubres? C'est pourquoi je souligne le besoin d'investir dans le logement des réserves. De cette façon, vous pouvez respecter les deux droits à la fois.
Le sénateur Munson : Vous avez parlé du comité de surveillance des droits des enfants. Dans notre rapport intérimaire, nous discutons de la possibilité d'établir un commissariat à l'enfance qui, en tant qu'institution indépendante, surveillerait la mise en œuvre de la convention et la protection des droits des enfants au Canada. Êtes- vous d'accord avec cette idée ou préconisez-vous autre chose?
Mme Blackstock : Je souscris à ce que vous dites dans le rapport. Cependant, j'aurais deux réserves. Tout d'abord, il faut qu'il y ait un agent autochtone désigné pour surveiller le bien-être des enfants autochtones. Cela réglerait bien souvent le problème des questions concernant les enfants autochtones qui ne sont que cela : des questions. Sans ce niveau de concentration, particulièrement dans le cas d'enfants qui n'ont pas accès à d'autres mécanismes de redressement comme les enfants non autochtones, c'est-à-dire les enfants des Premières nations habitant dans les réserves, il faut exercer une plus grande vigilance que ce dont est capable une seule personne.
Si ce bureau pouvait se concentrer sur les problèmes systémiques, ce serait beaucoup plus utile. Nous constatons l'existence d'enjeux systémiques au niveau des enfants. Souvent, ils affectent un grand nombre d'enfants. En s'attaquant à un enjeu systémique, nous pouvons souvent accroître le bien-être d'une grande population d'enfants, plutôt que de s'en tenir aux violations des droits individuels.
Je n'argumente pas contre l'action contre les violations des droits individuels. Ce que j'en dis, c'est qu'un groupe comme celui-là devrait se concentrer surtout sur les rapports de problèmes systémiques.
Le sénateur Munson : Vers quoi nous dirigeons-nous, comme nation, si nous n'avons pas ces ressources? Vous avez parlé de « crise ». De quel genre de crise est-il question? Comme la plupart d'entre nous le savent, la jeunesse autochtone est le groupe de jeunes dont la population croît le plus rapidement au Canada.
Mme Blackstock : Dans le rapport Wen : De, il est question du « coût de ne rien faire ». Certains croient qu'en ne faisant rien, il n'a pas de coût. En réalité, nous nous retrouvons avec une autre génération d'enfants autochtones élevés loin de chez eux, alors que nous aurions pu agir.
Une des meilleures définitions de la réconciliation que j'ai entendues est le fait de ne pas avoir à s'excuser deux fois. Le Canada commence à reconnaître qu'il lui faut présenter des excuses pour le fiasco des pensionnats. Or, actuellement, il y a trois fois plus d'enfants pris en charge qu'à l'époque des pensionnats.
Nous connaissons le problème. Nous avons la solution. Nous avons plus qu'assez de ressources pour y voir. Comme nous l'ont appris les données, les enfants pris en charge par les services d'aide à l'enfance ont des taux plus faibles de réussite scolaire, ils sont plus dépendants de l'aide au revenu et ont plus de démêlés avec la justice. C'est notre propre crédibilité morale comme nation que nous risquons en ne faisant rien.
La vice-présidente : Madame Lamborn et madame Blackstock, je vous remercie beaucoup d'avoir contribué à cette phase d'introduction à notre étude. Je tiens à vous donner l'assurance que la question n'en restera pas là. Nous avons projeté de faire une tournée dans les quatre provinces de l'Ouest. Au moins une journée entière sera consacrée aux questions des enfants autochtones quand nous irons dans l'Ouest, dans ces collectivités.
Nous nous rendrons au moins à Vancouver, à Winnipeg, à Regina et, probablement, à Edmonton. À partir d'une de ces villes, nous espérons nous rendre dans une collectivité autochtone de manière à pouvoir constater nous-mêmes les faits. J'espère que ce sera au Manitoba, où les membres du comité pourront voir à l'œuvre un organisme de service à l'enfance et à la famille dirigé par des Autochtones et les difficultés qui existent dans cette situation particulière.
J'ai aussi demandé à notre greffier de faire en sorte que tous les sénateurs reçoivent un exemplaire du rapport Wen : De puisque vous l'avez mentionné plusieurs fois. Il représente une documentation importante pour la prochaine étape de notre étude.
Je tiens à vous remercier énormément de l'exposé que vous nous avez fait cet après-midi.
La séance est levée.