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Délibérations du Comité sénatorial permanent des
Affaires juridiques et constitutionnelles

Fascicule 16 - Témoignages du 23 novembre 2006


OTTAWA, le jeudi 23 novembre 2006

Le Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles, saisi du projet de loi S-3, Loi modifiant la Loi sur la défense nationale, le Code criminel, la Loi sur l'enregistrement de renseignements sur les délinquants sexuels et la Loi sur le casier judiciaire, se réunit ce jour à 10 h 50 pour étudier le projet de loi.

Le sénateur Donald H. Oliver (président) occupe le fauteuil.

[Traduction]

Le président : Honorables sénateurs, je déclare ouverte cette séance du Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles. Ceci est notre deuxième séance consacrée au projet de loi S-3, Loi modifiant la Loi sur la défense nationale, le Code criminel, la Loi sur l'enregistrement de renseignements sur les délinquants sexuels et la Loi sur le casier judiciaire. Le projet de loi vise à modifier la Loi sur la défense nationale de manière à obliger les personnes déclarées coupables d'infraction de nature sexuelle à fournir des renseignements qui seront enregistrés dans une banque de données nationale aux termes de la Loi sur l'enregistrement des renseignements sur les délinquants sexuels. Ces mesures sont semblables à celles qui sont prévues dans le Code criminel et dans la Loi sur l'enregistrement de renseignements sur les délinquants sexuels. Le régime d'enregistrement des délinquants sexuels civils a pris effet le 15 décembre 2004.

Je suis très heureux d'accueillir aujourd'hui Karen D. Davis, Service scientifique de la défense de l'Institut de leadership des Forces canadiennes. Mme Davis a fait une carrière éminente, comprenant 15 années de recherche appliquée et d'analyse des politiques et 22 années de service dans les Forces canadiennes. Elle est très connue pour ses écrits sur les forces armées et, ce qui nous importe en l'occurrence, sur les questions liées au genre et à la diversité au sein des Forces canadiennes.

Elle comparaît ce matin en compagnie de Mme Marcia Kovitz, professeure et doyenne du Département de sociologie et d'anthropologie du Collège John Abbott, affilié au McGill Centre for Research and Teaching on Women, par le biais duquel elle mène ses recherches. Elle est l'auteure de The Roots of Military Masculinity, un essai paru dans Military Masculinities : Identity and the State, et son prochain ouvrage, Into Harm's Way, sera publié par McGill- Queen's University Press.

Nous vous remercions toutes deux d'être venues nous rencontrer aujourd'hui. Avant de vous donner la parole, je vais me tourner vers le sénateur Baker, qui a un rappel au Règlement à nous soumettre brièvement.

Le sénateur Baker : Monsieur le président, cela ne me prendra que deux minutes. Il s'agit d'un rappel au Règlement en rapport avec le témoignage, hier, du juge-avocat général et du ministre. Il s'agit des affaires d'agression sexuelle évoquées lors du témoignage et portées devant la Cour d'appel de la cour martiale, et pas seulement devant les cours martiales de première instance. J'ai fait distribuer aux membres les titres des affaires sur lesquelles j'aimerais attirer leur attention, et peut-être pourraient-elles faire l'objet d'une observation que le comité insérerait dans son rapport sur le projet de loi.

Premièrement, je vous réfère à l'affaire Nystrom entendue l'an dernier par la Cour d'appel. Au paragraphe 64, le jugement met en doute la constitutionnalité de l'article 165.14 de la Loi sur la défense nationale. Puis, monsieur le président, au paragraphe 65, il fait référence à un point que le sénateur Nolin a soulevé hier relativement aux tribunaux militaires et à la notion d'« autrefois acquit ». Au paragraphe 65, le jugement cite une décision de la Cour suprême du Canada où l'on peut lire :

Son droit d'invoquer les plaidoyers spéciaux d'« autrefois convict » ou d'« autrefois acquitté » est modifié car, s'il est déclaré coupable d'une infraction par un tribunal civil, il ne peut être jugé de nouveau pour la même infraction par un tribunal militaire, mais sa déclaration de culpabilité par un tribunal militaire n'empêche pas une deuxième poursuite devant un tribunal civil.

Cela s'inscrit dans le contexte de poursuites civiles et criminelles en parallèle dans les deux juridictions, soit une cour civile et une cour militaire.

Puis, au paragraphe 68 — et c'est dans ce contexte que j'ai soulevé la question — on lit que c'est suite aux modifications apportées à la loi en 1998 que la compétence des tribunaux militaires a été élargie aux infractions à caractère sexuel, qui n'étaient jusqu'alors jugées que par les tribunaux civils. Ensuite, le jugement — et c'est celui de la Cour d'appel de la cour martiale — met en doute la constitutionnalité du mode de procès dans ces affaires.

Les deux autres causes que j'aimerais citer brièvement portent sur l'invalidation du règlement d'application par des jugements de cours martiales du Canada cette année, l'une des causes étant R. c. Parsons.

Le président : Pourriez-vous lire la citation aux fins du compte rendu?

Le sénateur Baker : Oui, je pense que ce serait très utile. Au paragraphe 129, on lit :

Il y aura par conséquent une déclaration à l'effet que l'article 19.75 des ORFC ne s'applique pas à un juge militaire.

Puis, au paragraphe 131 :

Il y aura une déclaration à l'effet que les paragraphes 101.15(2) et 101.15(3) et 101.17(2) des ORFC sont contraires à l'alinéa 11d) et sont de ce fait inopérants.

Toutes les affaires mettent en jeu l'alinéa 11d) de la Loi constitutionnelle qui, comme chacun sait, stipule :

Tout inculpé a le droit d'être présumé innocent tant qu'il n'est pas déclaré coupable, conformément à la loi, par un tribunal indépendant et impartial à l'issue d'un procès public et équitable.

Ces jugements rendus cette année disent tous que ceci n'est pas un tribunal indépendant et impartial.

Enfin, j'ai une autre affaire de janvier de cette année, R. c. Joseph, dans laquelle le juge de la cour martiale rend un jugement global applicable à quatre causes. Je cite le paragraphe 1 :

La requête est l'une de trois demandes similaires qui ont été adressées à des cours martiales permanentes présidées par ce juge militaire. Les autres causes sont celles de la cour martiale permanente du caporal H.P. Nguyen qui a débuté le 12 octobre 2005 à Sherbrooke, Québec, et celle de la cour martiale permanente de l'ex- matelot de première classe LaSalle qui a débuté le 1er novembre à Gatineau, au Québec.

Monsieur le président, à la page 44 de ce jugement, le juge invalide cinq articles de la Loi sur la défense nationale et les dispositions correspondantes du règlement d'application.

Pourrais-je verser au dossier ces simples références?

Le président : Sont-elles en rapport avec ce projet de loi?

Le sénateur Baker : Oui, car dans les cas d'agression sexuelle, la Cour d'appel de la cour martiale a déclaré l'accusé innocent bien que la cour martiale l'ait reconnu coupable. L'accusé a été acquitté de toutes les charges, l'un des éléments pris en considération dans ce jugement étant la constitutionnalité d'un article de la Loi sur la défense nationale.

Très brièvement, le paragraphe 165.21(2) de la Loi sur la défense nationale, lorsqu'il stipule « pour un mandat de cinq ans », contrevient à l'alinéa 11d) de la Loi constitutionnelle. Cette dérogation n'a pas de justification démontrable au terme de l'article 1 de la Loi constitutionnelle.

Dans chacun de ces cas, le juge prend cinq articles différents de la Loi sur la défense nationale et les dispositions correspondantes du règlement d'application et les éprouve à la lumière de l'article 1 de la Loi constitutionnelle, comme il en a le devoir, et conclut qu'ils ne sont pas conformes à la Constitution et les déclare nuls et non avenus.

Le juge-avocat général a comparu devant le comité hier et, sans se dire ignorant de ces jugements, a indiqué qu'il lui faudrait les relire. Au cours de mes vérifications ce matin, j'ai découvert qu'il n'y avait pas seulement deux affaires, mais six jugées en 2006. Il me paraît étrange que le juge-avocat général ne soit pas informé du fait que ces jugements invalident des articles de la loi. Peut-être, s'il avait su, lors de son témoignage devant le comité, le juge-avocat n'aurait- il pas dit ce qu'il a dit. Je ne mets pas en question les propos qu'il a tenus devant le comité, mais il me paraît inhabituel qu'il n'ait pas été informé de ces affaires.

En conclusion, je pense que cela met en jeu l'examen fait par M. le juge Lamer de ce que nous avons adopté en 1988, qui a pris effet en 1999. Le juge Lamer dit que ces modifications ne sont pas conformes à la Charte canadienne des droits et libertés, et la nomination des juges et la durée de leur mandat sont une question importante.

Je pense, monsieur le président, que nous pourrions peut-être formuler une observation à la fin de notre étude du projet de loi et faire mention de ces jugements, afin qu'ils fassent l'objet d'un examen.

Le sénateur Milne : À ce sujet, j'allais demander à notre analyste de la Bibliothèque du Parlement si les articles de la loi cités par le sénateur Baker sont mis en jeu par ce projet de loi?

Margaret Young, chargée de recherche, Bibliothèque du Parlement : Je ne crois pas.

Le sénateur Milne : Je conviens avec vous qu'ils méritent une observation, mais nous ne pouvons rien faire à leur sujet dans ce projet de loi.

Le sénateur Baker : Non.

Le président : Merci beaucoup à tous deux. Madame Davis et madame Kovitz, je vous présente nos excuses, mais il importait de porter cela au compte rendu. Vous avez maintenant la parole.

Karen D. Davis, scientifique de la Défense, chef de section, Concepts professionnels, Institut de leadership des Forces canadiennes, Défense nationale, à titre personnel : Bonjour, honorables sénateurs, estimés collègues et visiteurs. Je vous remercie de cette invitation à prendre la parole devant le Sénat du Canada sur un sujet d'importance pour les Forces canadiennes et, de ce fait, d'importance aussi pour le public canadien. Je suis scientifique de la Défense et membre du Centre de recherche et d'analyse opérationnelle de Recherche et développement pour la défense Canada. Je suis actuellement affectée à l'Institut de Leadership des Forces canadiennes à Kingston, en Ontario. Jusqu'en novembre 2000, j'étais agente de sélection du personnel dans les Forces armées canadiennes.

Je vous présente aujourd'hui mon interprétation de la situation des femmes dans les Forces canadiennes et l'adéquation des modifications proposées dans le projet de loi S-3. Je me fie en cela à mes recherches et à d'autres données que je possède; cependant, l'interprétation et les opinions que je formule sont les miennes et ne reflètent pas nécessairement la position du ministère de la Défense nationale.

Il importe de reconnaître au départ que la plupart des femmes servant dans les Forces canadiennes bénéficient d'un milieu juste et équitable et jouissent du soutien de la hiérarchie et des membres masculins des équipes, souvent déployés dans des lieux isolés à l'environnement exigeant. Ma position est qu'il est essentiel, afin qu'il en reste ainsi, de mettre en place un mécanisme de surveillance civil ouvert et transparent des incidents d'agressions sexuelles survenant dans le contexte militaire. Si les affaires militaires sont traitées différemment des affaires civiles, on risque de compromettre la perception que les femmes sont traitées de manière juste et égale au sein des Forces canadiennes.

La recherche que j'ai menée se concentrait particulièrement sur le vécu des femmes qui ont quitté les Forces canadiennes entre 1990 et 1993 et avant l'achèvement de phases importantes de leur formation ou d'une affectation. De ce fait, on ne peut extrapoler les résultats pour les appliquer à l'expérience de toutes les femmes servant aujourd'hui dans les Forces canadiennes. Beaucoup choisissent de rester et mènent une carrière riche et réussie dans une diversité d'environnements et de rôles. Cependant, ma recherche démontre clairement que des membres des Forces canadiennes, en particulier des femmes se trouvant dans un milieu opérationnel et de formation isolé, sont vulnérables au harcèlement, aux voies de fait et à l'agression sexuelle. En outre, une fois qu'il s'est produit un ou plusieurs incidents, l'isolement et la culture militaire dominante constituent des obstacles notables pour les femmes demandant réparation.

Selon certaines indications, les femmes sont devenues moins susceptibles de souffrir de harcèlement dans les forces armées depuis 1993. L'analyse comparative des résultats d'enquête sur le harcèlement recueillis dans les Forces canadiennes en 1992 et 1998, par exemple, montre que si les femmes restent beaucoup plus susceptibles que leurs homologues masculins à déclarer avoir fait l'objet de harcèlement sexuel, leur taux est tombé de 26,2 p. 100 en 1992 à 14 p. 100 en 1998.

En dépit des progrès réalisés par les femmes dans les Forces canadiennes et de la contribution substantielle qu'elles apportent aujourd'hui à la défense et au Canada, les valeurs masculines continuent à sous-tendre la culture militaire et les femmes restent une minorité dans les Forces canadiennes. Aujourd'hui, les femmes représentent environ 13 p. 100 des effectifs de la force régulière et plus de 20 p. 100 de la force de réserve. Au niveau de l'encadrement, les femmes représentent 9,5 p. 100 des sous-officiers supérieurs et 9,3 p. 100 des officiers supérieurs. Cependant, moins de 4 p. 100 des pilotes, des officiers des armes de combat, et des soldats et sous-officiers de l'entretien naval et du génie sont des femmes.

Dans certains de ces domaines où les femmes sont les plus faiblement représentées, elles sont très susceptibles d'être la seule femme ou l'une d'un très petit nombre à suivre un cours de formation ou à travailler dans un environnement opérationnel isolé. En outre, dans les domaines professionnels tels que les armes de combat, où la représentation des femmes est faible, la plupart, voire toutes, sont des sous-officiers ou des officiers de rang subalterne. La vulnérabilité de ce petit nombre de femmes est encore accrue par la mentalité masculine et l'isolement géographique de leur lieu d'affectation, ainsi que la rareté, voire l'absence complète, de femmes en situation d'autorité.

Bien que les expériences que j'ai analysées remontent à plus de 10 ans et que de nombreuses initiatives aient été prises afin d'accroître la sensibilité et la responsabilisation des dirigeants des Forces canadiennes placés dans un environnement de mixité et de diversité, à mon avis, il serait naïf de croire que les incidents de harcèlement et d'agression aient disparu.

En résumé, je fais valoir que le nouveau paragraphe 227.15(2) du projet de loi S-3 menace la perception d'équité en retardant une instance qui, en toute probabilité, n'est déjà que trop longue et difficile avant le jugement final. Le nouveau paragraphe 227.15(2) ne précise pas suffisamment la durée globale ou maximale pendant laquelle les raisons opérationnelles peuvent être invoquées pour retarder une instance et autorisent potentiellement l'emploi d'un contrevenant dans un environnement exposant des membres des Forces canadiennes à un risque réel ou apparent. Il est essentiel que les membres des Forces canadiennes et la société canadienne soient assurés que ces processus sont pleinement transparents, juste et équitable.

Le président : Avant de donner la parole à Mme Kovitz et avant que vous partiez, pouvez-vous nous indiquer ce que devraient être, à votre avis, ces raisons opérationnelles? Avez-vous quelque chose de précis à nous soumettre?

Mme Davis : Je n'ai rien de précis, mais je dirais que ce devrait être de la nature d'une urgence nationale. Je ne pense pas qu'un déploiement opérationnel de routine, par exemple, puisse constituer une raison opérationnelle.

Le président : Je suis sûr que nous reviendrons là-dessus pendant la période des questions. Merci de votre réponse.

Marcia Kovitz, professeure, Collège John Abbott, à titre personnel : Je veux tout d'abord remercier Mme Davis de ses propos. J'ai toujours été l'une de ses admiratrices. J'aimerais également vous remercier du privilège que vous m'accordez en m'invitant à comparaître devant le comité.

Mes arguments sont beaucoup plus théoriques, bien que je sois en possession de nombreuses données concrètes tirées de mes entretiens avec des officiers des Forces canadiennes. Si vous êtes intéressés, je pourrais vous en citer quelques-unes.

Je pense que les problèmes sont à la fois culturels et structurels — établissant un environnement qui ne favorise pas le traitement équitable des femmes victimes d'agression, ou de quiconque se trouve confronté à un problème d'agression sexuelle.

Pendant les quelques minutes qui me sont allouées, je vais me concentrer sur cette partie du projet de loi S-3 qui accorderait au chef d'état-major de la défense le droit de soustraire un militaire reconnu coupable d'infraction sexuelle aux dispositions de la loi pour des raisons opérationnelles ou des raisons de sécurité nationale et de relations internationales.

Cette disposition donnerait préséance, à toutes fins pratiques, aux exigences des opérations militaires et, dans les conditions précitées, ferait en sorte que les délinquants sexuels ne seraient pas versés au Registre national des délinquants sexuels et les soustrairait de ce fait à la surveillance civile.

La question devient de savoir, dans la mesure où la création du registre a pour objet la protection du public, si cette dernière englobe aussi la sécurité des militaires qui peuvent eux-mêmes courir le risque d'être agressés sexuellement? Est-ce que les forces armées sont les mieux placées pour surveiller les délinquants sexuels dans le cas où ces derniers sont exemptés du registre?

Une méthode pour évaluer si les forces armées sont la meilleure autorité pour superviser les délinquants sexuels déclarés coupables consiste à déterminer les risques d'agression sexuelle que courent les femmes militaires. Il ne faut pas oublier que la plupart des victimes d'agression et de harcèlement sexuel ne déposent pas plainte. Il existe une énorme masse de données à cet effet.

Les preuves ne manquent pas que les femmes soldats sont plus exposées au risque à l'intérieur des forces armées qu'en dehors. Il ne faut pas perdre de vue que dans la population générale, environ une femme sur quatre court un risque réel d'être violée une fois dans sa vie.

Ces données indiquent également que les abus sexuels infligés aux femmes dans les forces armées sont loin d'être fortuits, qu'ils couvrent toute la gamme depuis le harcèlement jusqu'à l'agression sexuelle violente et sont particulièrement fréquents dans des environnements hostiles tels que les zones de guerre. Comment expliquer cela, sachant que l'environnement militaire en est un hautement encadré, où les chefs sont censés connaître et contrôler de près leurs subordonnés d'une manière qui ne serait pas tolérée dans la vie civile?

La réponse est double. Elle réside dans la culture militaire, ainsi que dans la structure organisationnelle. Les deux façonnent nettement la façon dont les infractions sexuelles sont perçues et traitées. Cela ne signifie pas que la plupart des femmes militaires vivent de tels abus, mais celles qui en sont victimes se heurtent à certains types de réponse de la part de la hiérarchie.

Le monde militaire est masculin d'au moins trois façons : la prédominance des hommes — et puisque la plupart des soldats sont des hommes, cela se passe d'explication; la dominance d'un système de valeurs et de symboles masculins; et la domination de la chaîne de commandement par les hommes. Ainsi, le problème est à la fois culturel et structurel.

Que savons-nous de la culture militaire masculine? La culture institutionnelle militaire privilégie l'hyper-masculinité, qui est une forme extrême de masculinité conjuguant la virilité, la force et l'agressivité. La masculinité reste un critère de réussite militaire et d'aptitude à diriger, même chez les femmes. Le paradigme militaire dominant continue d'être le guerrier masculin, car le rôle premier des forces armées reste d'entraîner au combat et de conduire les guerres. Les forces armées utilisent le genre pour produire et maintenir la combativité des soldats. La structure d'entendement qui sous-tend la culture du guerrier masculin est fondée sur une série d'antinomies qui opposent l'ami à l'ennemi, le bien au mal, le défenseur au défendu, le protecteur au protégé, le fort au faible, l'efficacité opérationnelle à l'inefficacité et la masculinité à la féminité. Ce sont toutes là des dichotomies.

Comme l'a exprimé un sociologue militaire, le processus de socialisation dans l'armée vise à inculquer l'endurance et la masculinité et à réprimer tout ce qui est considéré comme efféminé.

Aussi, dans la mesure où les femmes sont associées à la féminité — et il existe quantité de féminités et de masculinités militaires — elles incarnent ces caractéristiques que le soldat doit surmonter, en particulier la faiblesse et l'inefficacité opérationnelle. En cela, les femmes, à titre d'incarnation de ces aspects de la féminité, représentent l'« ennemi ».

Au total, ces caractéristiques culturelles peuvent expliquer toutes les expressions d'hostilité envers les femmes sous forme de harcèlement et d'agression sexuelle. Si les dirigeants partagent ces valeurs, et je fais valoir ailleurs qu'ils les inculquent effectivement par l'entraînement de base — et je ne suis pas la seule à le dire — cela se répercute sur la manière dont ces dirigeants perçoivent et sanctionnent les cas d'abus ou d'agression sexuelle.

Nous venons de voir la culture militaire. Je vais maintenant passer à la structure organisationnelle militaire.

En sus d'avoir une culture masculine, les forces armées sont masculines de par leur structure organisationnelle et leurs priorités. La hiérarchie militaire est dominée par les hommes et compte peu de femmes aux échelons supérieurs. L'espace public — par exemple, la pornographie, et cetera — et l'interaction sont construits sur le mode masculin, tout comme le discours public : les propos sexistes se voient normalisés comme éléments du milieu de travail.

Les forces privilégient l'efficacité opérationnelle, laquelle sert de prisme d'évaluation. Par exemple, l'un des officiers avec qui j'ai eu un entretien se lamentait de ce qu'un certain adjudant avait été révoqué. Il disait que cet homme avait servi dans les forces armées pendant 25 ans de façon exemplaire.

Cet adjudant avait été condamné pour abus sexuel sur sa fille en bas âge; il avait été condamné pour inceste. La consternation exprimée par cet officier, un officier commissionné, reposait sur les qualités de soldat de l'adjudant. Il estimait que la valeur militaire de l'adjudant, sa carrière militaire exceptionnelle, aurait dû être prise en compte au moment de le juger pour inceste.

La structure de commandement elle-même prête aux abus. Là encore, j'ai parlé avec un haut gradé des Forces canadiennes qui a exprimé cela à sa manière. Si vous le voulez, je pourrai vous donner la citation exacte. Cela a été franchement reconnu par un officier supérieur comme étant un problème sérieux du système judiciaire militaire, particulièrement lorsque des officiers d'un sexe commandent à des subordonnés de l'autre sexe.

Enfin, il se pose la question du pouvoir discrétionnaire des commandants en matière disciplinaire. J'ai vérifié auprès d'un membre du juge-avocat général, et je vais donc retirer ces remarques car, apparemment, elles ne s'appliquent pas au Canada. Il n'existe apparemment pas de latitude pour un commandant d'imposer des sanctions non judiciaires pour infraction sexuelle, mais je vais me renseigner plus avant. Ma position est similaire à celle de Mme Davis, en ce sens que je crois qu'il faudrait une supervision civile des délinquants sexuels et que ces derniers devraient être inscrits dans le registre.

Le président : Merci. Vous avez dit, dans votre exposé, qu'il ne faut pas perdre de vue que la plupart des victimes d'agression et de harcèlement sexuel ne déposent pas plainte. Vous avez ajouté qu'il existe quantité de données à cet effet. Avez-vous effectué cette recherche?

Mme Kovitz : Non, je ne fais pas de recherche sur l'agression sexuelle, mais si vous voulez vérifier, je peux vous envoyer des références.

Le président : Vous avez dit qu'il existe quantité de données à ce sujet. Les avez-vous ici?

Mme Kovitz : Je ne fais pas de recherche sur l'agression ou le harcèlement sexuel.

Le président : Je vous ai demandé si vous aviez des données ici.

Mme Kovitz : Non.

Le président : Bien.

Le sénateur Jaffer : Merci à toutes deux de vos exposés. Ils sont utiles. J'ai travaillé avec les forces armées sur la question de l'agression sexuelle dans les années 1990. J'ai l'impression que ce n'était pas une époque favorable pour beaucoup de femmes militaires; c'était une période difficile. Je sais que des changements ont été mis en œuvre. Êtes- vous satisfaites des changements apportés, et de quelle nature sont-ils?

Mme Davis : Les changements représentent une amélioration considérable du milieu pour les femmes dans les Forces canadiennes. J'ai joué un rôle, en tant qu'officier chargé des politiques, dans l'élaboration de la nouvelle politique sur le harcèlement, par exemple. En me préparant à ma comparution d'aujourd'hui, j'ai appris que le chef du Service d'examen vient d'effectuer une évaluation de notre mécanisme de plainte pour harcèlement et du mécanisme extrajudiciaire de règlement des différends. Il semble bien fonctionner pour la majorité des intéressés. Le problème mis en lumière est que l'on n'a pas continué à suivre de manière systématique et comparable les progrès dans ce domaine. Par exemple, lorsque j'ai parlé d'une baisse du nombre des plaintes pour harcèlement entre 1992 et 1998, nous n'avions pas de données au-delà de 1998 montrant que les cas déclarés de harcèlement et, par conséquent, la fréquence globale du harcèlement, a baissé depuis.

Je crois que les choses se sont améliorées, mais je ne suis pas satisfaite du sentiment général qui est relativement répandu dans les forces armées. Nous avons opéré l'intégration des sexes entre 1989 et 1999 et ce n'est plus un problème. Nous sommes une organisation sans distinction de sexe, mais il est dangereux de relâcher la vigilance et de ne pas continuer à mesurer ce qui se passe dans les faits.

À l'Institut du leadership, nous parlons de l'efficacité des Forces canadiennes. Nous avons mis au point un modèle des valeurs concurrentes. On dit que l'objectif suprême des forces armées est la réussite des missions, mais il faut néanmoins mettre l'accent sur le bien-être des membres, l'adaptabilité externe, les valeurs canadiennes, l'intégration interne et la cohésion des équipes. Si nous cessons la surveillance, nous ne pouvons pas concilier comme il se doit toutes ces valeurs, l'ethos militaire étant le ciment qui fait tenir l'édifice. Nous ne sommes pas suffisamment renseignés sur la manière dont toutes ces dynamiques interagissent pour assurer la réussite de la mission. Le bien-être de chaque membre contribue au succès de la mission.

Le sénateur Jaffer : Lorsque je travaillais avec des militaires, surtout des femmes, elles me disaient qu'elles se taisaient car parler nuirait à leur carrière. Hier, lorsque le ministre a comparu, il a dit une chose qui m'a préoccupée, à savoir qu'il regarde le nombre des condamnations. Quiconque travaille sur cette problématique sait que les condamnations ne représentent que la pointe de l'iceberg. Beaucoup de cas ne sont même jamais déclarés pour toutes sortes de raison. Dans les forces armées, la crainte de ne pas être promu peut être une raison. Ce n'est pas un milieu propice pour se plaindre.

Connaissez-vous des cas où des femmes qui se sont plaintes n'ont pas été promues? C'est difficile à dire, car c'est subjectif.

Mme Davis : Lorsque la recherche dont j'ai parlé a été publiée en 1997 et 1998, je suis devenue connue comme une personne à qui l'on pouvait parler de ces problèmes. Ce ne sont pas des cas que je puis évoquer ici, car c'est de l'information de deuxième et troisième main. Cependant, les gens viennent me voir et me parlent des fois où ils cherchaient à aider quelqu'un et se sont vus dire de laisser tomber. En gros, c'était des gens qui voulaient me dire qu'ils avaient essayé de bien agir, mais c'est souvent difficile. C'est là le thème général.

Pour ce qui est des femmes militaires, à l'Institut du leadership, nous avons invité deux femmes à des symposiums sur le leadership. Nous invitons certaines des femmes ayant le plus d'ancienneté à venir parler de leur carrière de 20 ou 30 ans et des leçons qu'elles ont apprises qui pourraient être utiles à d'autres. Nombre d'entre elles disent qu'elles ont mis de côté le fait qu'elles étaient femmes, car elles y étaient obligées pour réussir. J'espère qu'elles ont créé un cadre tel que les femmes vont se sentir plus libres de porter plainte.

Chez les officiers en particulier, moi-même comprise, nous étions nombreux à penser ainsi. Il y a un certain esprit de professionnalisme qui veut que l'on ne se plaint pas de ce genre de choses. Les militaires du rang, les MR, sont beaucoup plus susceptibles de porter plainte.

Le sénateur Jaffer : Ma dernière question concerne une autre organisation en uniforme : les pompiers de Richmond, en Colombie-Britannique, où il se pose un problème de cet ordre. Nous pourrions tirer des leçons de ce que l'on lit dans les médias en Colombie-Britannique.

J'ai apprécié votre exposé. Pour résumer, pourrait-on dire que le chef d'état-major de la Défense doit suffisamment préciser sous forme d'une politique les raisons opérationnelles de suspendre? De même, s'il ne suspend pas une personne, il devrait informer le ministre de la Défense des raisons de cette action. Est-ce que cela serait une amélioration?

Mme Kovitz : Parlez-vous de la non-inscription de la personne dans le registre?

Le sénateur Jaffer : Oui.

Mme Davis : Pendant une période prolongée?

Le sénateur Jaffer : Tant qu'existent les raisons opérationnelles.

Mme Kovitz : Je suis opposée à la non-inscription dans le registre, quelles que soient les circonstances.

Le président : Madame Davis, puisque c'est vous qui avez formulé cette recommandation vers la fin de votre exposé, j'aimerais connaître votre réponse à la question du sénateur Jaffer.

Mme Davis : J'ai dit dans mon mémoire que la suspension n'est pas justifiée et que je déplore le caractère vague des critères. Il faudrait que je voie les critères, mais, dans l'ensemble, je ne suis pas convaincue que ce soit jamais justifié, sauf dans des circonstances très exceptionnelles. Si je saisis bien, mais je ne suis pas juriste, il y aurait une forte obligation pour le chef d'état-major de la Défense de démontrer la validité de la raison. Je ne connais pas suffisamment le processus pour savoir quelle serait la latitude de l'organisation, mais je ne peux admettre cette nécessité que dans des circonstances très limitées.

Le sénateur Ringuette : À ce sujet, et d'après la connaissance interne que vous avez du processus, pensez-vous qu'il soit suffisamment transparent pour éviter les abus sous l'effet de la culture et de la structure actuelles?

Mme Davis : Je ne suis pas assurée qu'il soit assez transparent, universellement. Je conviens avec Mme Kovitz que, dans certaines circonstances, la culture est très forte. Dans le cas de certaines femmes avec qui je me suis entretenue, une fois que l'affaire était parvenue à un niveau suffisamment élevé pour que des mesures soient prises, elles ne reconnaissaient même plus l'incident que l'on décrivait.

Je fais de la recherche appliquée et il m'est arrivé d'être incapable d'expliquer comment ces processus modifient et façonnent ce qui devient la vérité officielle. Il existe une très forte culture qui peut influencer la façon dont les choses sont interprétées et comprises.

Mme Kovitz : J'ai mené des entretiens avec des officiers australiens et allemands, en tant que membre du Comité de recherche sur les forces armées et la société de l'Association internationale de sociologie, et cette culture est très présente. La culture masculine est présente partout en Occident. Dans les cultures non occidentales, elle est probablement encore plus extrême. Elle est très enracinée. Elle englobe la notion que l'efficacité opérationnelle l'emporte sur tout le reste.

Mme Davis : Je n'en ai pas traité dans mon exposé, mais je travaille à l'Institut du leadership et nous y parlons de la culture et du leadership et du rapport entre les deux. Notre objectif est de renforcer le leadership afin de relever les défis d'aujourd'hui et de demain.

L'autre facteur qui pourrait entrer en jeu, et je ne fonde pas cela sur de la recherche, est que les dirigeants ne veulent pas de tache dans leur dossier. Si un officier supérieur aspire à une promotion, et si une affaire de ce genre se produit lors d'un de ses déploiements opérationnels, il peut y avoir des répercussions sur sa carrière car notre culture redoute le risque. Il s'agit donc de se débarrasser de cette aversion risque et de permettre aux dirigeants de s'occuper ouvertement des problèmes sans que cela ait un effet négatif sur leur carrière. On attend des dirigeants qu'ils forgent de bonnes équipes soudées. Nous voulons qu'ils fassent leur devoir avec honneur. Si quelque chose se passe sous leur commandement, alors ce peut être un problème.

Le sénateur Ringuette : Si je saisis bien, le dirigeant, bien que n'étant pas directement impliqué dans l'infraction, craint que sa carrière n'en souffre?

Mme Davis : Il peut vouloir ne pas être associé à un incident déplaisant survenu sous son commandement. Il se peut qu'il soit dépassé par la situation et ne sache pas comment réagir, ou bien il peut craindre pour sa carrière.

Le sénateur Ringuette : Est-ce que dans ces conditions le chef peut être amené à user de persuasion amicale pour que la victime ne dépose pas une plainte officielle auprès de la justice militaire?

Mme Davis : Je crois que c'est possible, si je me fie à certaines expériences. Encore une fois, c'était au début des années 1990, mais dans un cas, quelqu'un s'est fait dire de « passer l'éponge ». Encore une fois, je dois répéter que c'était il y a plus de dix ans et que les choses ont beaucoup changé depuis. Je ne crois nullement que la majorité des commandants agiraient ainsi, mais nous parlons là d'une problématique difficile.

Le sénateur Ringuette : Le désir de passer l'éponge, de faire disparaître le problème, se rencontre probablement davantage plus haut dans la hiérarchie.

Mme Davis : Quelles sont les conséquences pour la carrière de ces officiers lorsqu'un tel événement apparaît au grand jour?

Le sénateur Zimmer : Madame Davis, vous avez indiqué dans votre déclaration faite au comité que, depuis vos travaux de recherche, « les Forces canadiennes ont élaboré et mis en place de nombreux mécanismes de communication améliorés permettant aux membres d'obtenir un traitement juste dans le cas de grief de harcèlement, etc. ». Vous avez également dit que lorsque les membres des Forces, et en particulier les femmes en situation d'isolement, sont aux prises avec des problèmes de ce genre, la politique peut perdre toute sa pertinence.

J'ai pour vous deux questions à ce sujet. Premièrement, quel genre de mécanismes les Forces canadiennes ont-elles mis en œuvre au cours des dernières années?

Mme Davis : L'une des grandes améliorations qui est intervenue est que nous avons une nouvelle politique en matière de harcèlement et que, comme corollaire à cette politique, chaque unité militaire est censée avoir un conseiller en harcèlement auquel les gens peuvent s'adresser, possiblement pour discuter de la situation avant d'aller plus loin. Auparavant, il incombait à l'intéressé de gérer ce processus de plainte administrative. La personne pouvait avoir recours à un officier désigné, mais c'était beaucoup plus difficile, et les officiers désignés n'ont pas toujours une très bonne connaissance de ces processus. Les conseillers en harcèlement sont formés et ils sont là pour aider les gens et leur offrir une gamme d'options. L'une des options est de recourir au mode alternatif de règlement de conflit. Il s'agit là d'un aspect pour lequel il y a définitivement eu amélioration.

Le sénateur Zimmer : Deuxièmement, les mécanismes véritablement valides visent, au mieux, à éliminer le harcèlement sexuel en favorisant une culture d'égalité, quel que soit le sexe, la race ou une quelconque autre caractéristique distinctive. À défaut de cela, lorsque des infractions sont commises, de tels mécanismes devraient offrir un recours rapide et proportionnel à la victime et des mesures disciplinaires pour les contrevenants. Lorsque vous dites que les politiques perdent de leur pertinence dans les situations d'isolement, voulez-vous entendre par là que les mécanismes des Forces canadiennes sont inefficaces ou insuffisants?

Mme Davis : J'entends par là que les politiques et procédures ne sont pas appliquées de façon uniforme d'un bout à l'autre de l'organisation. Par exemple, les personnes qui suivent un cours de formation, sur le terrain ou dans le cadre d'un exercice, ne disposent pas, sur place, du même soutien. Peut-être qu'il n'y a pas de conseiller en harcèlement sur le terrain. Les opérations et leurs évaluations dans le cadre du cours l'emporteront. Une fois que ces personnes auront réintégré la garnison, certaines situations seront peut-être survenues et elles ne pourront peut-être pas faire appel de la même façon à la politique. En fait, lorsque j'ai tenté de faire un suivi au cours des quelques derniers jours afin de savoir ce qui était arrivé, on m'a dit qu'il était intéressant que je soulève le problème, car ils commençaient tout juste à poser la question suivante : dans quelle mesure nos politiques sont-elles efficaces en cadre opérationnel? Elles ont peut-être été conçues pour être plus efficaces dans un contexte de type garnison avec, en place, tous les différents soutiens.

Le sénateur Zimmer : Madame Kovitz, hier, l'honorable Gordon O'Connor a indiqué qu'il ne connaissait pas votre rapport intitulé The Enemy Within : Female Soldiers in the Canadian Armed Forces. Je pense que le sénateur Joyal devait lui en fournir copie. Sur la base des allusions à vos constats sur la façon dont les femmes victimes d'agression sexuelle sont traitées au sein des Forces canadiennes qu'a faites le sénateur Joyal, M. O'Connor a demandé si cela représentait véritablement la réalité de 2006. Pourriez-vous vous prononcer sur l'actualité des conclusions que vous énoncez dans ce rapport?

Mme Kovitz : Comme je l'ai mentionné, cela est structurel. Nous avons une organisation qui a certains types de priorités et qui doit, en quelque sorte, inculquer à ces jeunes — des hommes pour la plupart — qu'il leur faut se lancer, combattre et tuer, alors que rien de tout cela n'est naturel. La notion que l'agressivité masculine résulte de testostérone a été balayée. Je peux vous fournir des données produites par des biologistes qui ont fait des recherches pointues dans le domaine. Cette notion est inculquée aux soldats de façons très précises, dans le cadre de formation de base, et ainsi de suite, et est ensuite maintenue. C'est pourquoi je pense qu'il y a trop d'intérêt direct dans le maintien d'une approche donnée si la décision est que l'on veut avoir une organisation guerrière. Je ne dirais pas que cela est automatique, mais on relève la même chose dans la structure militaire de différents pays. Si l'on effectuait une recherche comparative, il en ressortirait que ce n'est pas un cas isolé. Cela ne se retrouve par exemple pas juste au Canada, aux États-Unis et en Israël. C'est généralisé.

Le sénateur Zimmer : Je sais qu'il s'agit d'une question sensible, mais j'apprécie votre candeur et vos réponses. Merci.

Le sénateur Joyal : Je suis heureux d'avoir ainsi l'occasion de vous rencontrer en personne. Lorsque je faisais mon travail préparatoire pour le projet de loi S-39, soit l'ébauche antérieure au projet de loi dont nous sommes aujourd'hui saisis, je m'efforçais de comprendre la réalité des infractions sexuelles au sein de l'armée, commises principalement à l'endroit de femmes, en m'appuyant sur un rapport que nous avons reçu au sujet d'une décision du tribunal militaire.

J'en suis arrivé à la conclusion qu'il ne s'était fait que très peu de recherche dans le domaine et c'est ainsi que j'ai pris connaissance de vos deux rapports et études, surtout les travaux de Mme Davis, car vous avez davantage publié, dirais- je, et du fait, surtout, du rôle que vous jouez au sein de la hiérarchie de l'armée — mais ce que je viens de dire n'est aucunement un reproche à l'endroit de Mme Kovitz. J'accorde une énorme crédibilité à votre étude, vous qui avez vécu la réalité des quartiers des Forces armées.

J'ai lu vos rapports et j'en ai cité des extraits. Lorsque je tente de comprendre le phénomène, un fait qui me trouble profondément est que nous plaçons des femmes dans un monde d'hommes, comme vous l'avez vous-même dit, en décrivant cela en des termes plus larges, mais c'est essentiellement de cela qu'il s'agit. L'armée fonctionne essentiellement avec des hommes depuis des siècles. Les femmes travaillaient dans les coulisses, dans les soins infirmiers, les services d'alimentation, les services de divertissement et ainsi de suite, mais elles n'étaient pas vraiment présentes sur le champ de bataille. Dès l'instant où l'on tente d'intégrer l'armée, il nous faut veiller à ce que le système ne fonctionne pas d'une façon telle qu'il place hommes et femmes sur un même pied, car ce n'est pas ainsi que fonctionne le système.

Bien sûr, il y a eu de nombreux arguments contre l'intégration de femmes dans l'armée — cela allait détourner l'attention des hommes de l'objet même de leur mission, c'est-à-dire combattre, être agressifs, comme vous l'avez dit, manifester force et discipline, sans parler des qualités qui, traditionnellement, dans notre culture occidentale, avaient été associées aux femmes.

Lorsque nous inscrivons des femmes à l'intérieur du système militaire et dans le contexte d'une infraction qui a essentiellement été rattachée au fait d'être femme, il nous faut veiller à ce que le système fonctionne comme il se doit. Autrement, nous pourrions déséquilibrer un système qui a fonctionné par le passé avec un genre d'attitude qui ne faisait pas du tout intervenir les femmes. Il me semble que bien que d'énormes progrès aient été faits, il en reste encore beaucoup à faire.

Je lisais le rapport de l'ombudsman de la Défense nationale et des Forces armées canadiennes. Voici ce qu'il dit au paragraphe 76, page 11 :

L'une des premières affaires sur laquelle a enquêté le bureau était celle d'une plaignante prétendant être la victime d'une agression sexuelle. La plaignante avait déclaré que le Service national des enquêtes prenait trop de temps pour enquêter sur ses allégations et qu'il ne la tenait pas au courant de son enquête. Élément important, la CEPPM n'était pas opérationnelle à l'époque. L'ombudsman a fait enquête et a fait rapport au ministre de la Défense nationale. Le rapport recommandait un certain nombre d'améliorations dans la façon dont sont traitées les victimes pendant les enquêtes criminelles. Le rapport n'a pas été rendu public, étant donné la nature sensible des questions soulevées. Cependant, toutes les recommandations ont été acceptées.

Il s'agit d'un rapport de l'an dernier. Il ne s'agit pas d'un rapport d'il y a dix ans, de statistiques anciennes. C'est ainsi que fonctionne le système à l'heure actuelle.

Il me semble, en conséquence, qu'il importe encore d'exprimer un degré élevé d'intérêt et de sensibilité, étant donné que nous n'avons pas obtenu dans le système l'équilibre que nous aimerions avoir. Les paragraphes 227.16(1) et (2) ont été améliorés jusqu'à un certain point. Comme vous le savez, auparavant, dans le cadre du projet de loi S-39, le chef d'état-major de la Défense n'était pas tenu d'aviser le ministre. Aujourd'hui, il doit au moins l'aviser, mais je ne pense pas que cela suffise.

Le système doit être équilibré dans le contexte du doute qui demeure : l'impression est que le système ne s'efforce pas de maintenir les droits de la victime sur un pied d'égalité avec les droits d'une autre victime d'un autre crime pouvant survenir dans le monde militaire.

Comment faire, donc, pour régler cette situation, ou pour veiller à ce que le régime spécial que nous établissons avec ce projet de loi ne viendra pas exagérer ce déséquilibre, tout en veillant à rétablir les parties à un niveau où elles seront à égalité? Voilà la question systémique à laquelle il nous faut répondre avec ces deux paragraphes du projet de loi.

Mme Davis : En gros, il s'agit d'équilibrer les droits du coupable et ceux de la victime d'une façon qui convienne à l'appareil militaire. Est-ce là le défi?

Le sénateur Joyal : C'est cela.

Mme Davis : Il s'agit d'un équilibre difficile, mais sur la base des expériences que j'ai accumulées aux côtés de femmes qui se sont retrouvées dans de telles situations, j'estime qu'il existe déjà un déséquilibre sur le plan pouvoir. À mon sens, le projet de loi doit défendre les intérêts de ceux qui ont le moins de pouvoir au sein de l'organisation, et c'est pourquoi je me demande vraiment pourquoi un condamné militaire se verrait accorder davantage de temps, une suspension, alors que le processus jusque-là aurait déjà été difficile. Je pense que, dans ce contexte, ce qu'il faudrait, ce serait un contrôle civil.

Le sénateur Joyal : Permettez-moi de faire une suggestion. Le nouveau paragraphe proposé 227.16(2) du projet de loi dit ceci :

Le chef d'état-major de la Défense avise sans délai le ministre qu'il a pris une décision en vertu du présent article.

En d'autres termes, le ministre est informé ex post facto, une fois la décision prise. Le ministre n'a pas à approuver ni à exprimer son accord. Le ministre est avisé que le chef d'état-major de la Défense a décidé que le nom de la personne ne doit pas figurer au registre à cause, comme vous l'avez dit, de raisons opérationnelles.

Cela ne rétablirait-il pas l'équilibre si le chef d'état-major de la Défense devait informer le ministre avant toute décision, de telle sorte que s'il y avait des questions supplémentaires à poser, celles-ci le seraient avant que la décision ne soit prise, plutôt qu'après? Si des questions sont posées par la suite, il me semble que cela revient davantage au simple enregistrement de la décision.

Mme Kovitz : Le gouvernement aurait-il alors le droit d'imposer en vérité son veto quant à la détermination?

Le sénateur Joyal : Non, pas d'après ce que je vois.

Mme Kovitz : Alors je pense que nous sommes d'accord pour dire qu'il ne devrait y avoir aucune détermination, qu'un contrevenant devrait être un contrevenant qu'il soit membre militaire ou membre civil. Les contrevenants devraient tous être traités de la même façon en vertu de la loi.

Pour ajouter encore autre chose, Mme Davis a mentionné le fait que les Forces canadiennes sont une organisation qui ne tient pas compte du sexe. Je n'entends pas réfuter ces conclusions, sauf pour dire que la conclusion du lieutenant-colonel à la retraite Franklin Pinch, qui a été chargé par l'Institut de leadership des Forces canadiennes de rédiger un rapport au sujet de l'intégration des deux sexes dans les Forces canadiennes, est que cette intégration n'a pas été réalisée. Sa conclusion est en fait tout le contraire. Il dit que cela est toujours en cours.

Il y a d'autres chercheurs, par exemple Gwyn Harries-Jenkins. En fait, le rapport de Franklin Pinch figure dans l'ouvrage publié par Harries-Jenkins. Il adopte même une position plus forte encore, disant que les femmes sont marginalisées. Elles représentent une participation symbolique aux forces militaires de partout dans le monde, y compris aux États-Unis, qui affichent une bien plus forte représentation que le Canada.

Si je souligne tout cela c'est pour insister sur le point qu'a tout récemment fait ressortir Mme Davis, soit que les femmes se trouvent déjà dans une situation de déséquilibre de pouvoir. Elles sont tout en bas du totem. Elles ne sont pas complètement démunies, mais elles ne disposent pas d'autant de pouvoir que les hommes. Les femmes sont dépassées sur le plans nombre, poids, voix et rang, alors pourquoi exacerber une telle situation?

Le président : Quand le rapport Pinch est-il sorti?

Mme Kovitz : En 2002. Cependant, je doute qu'en l'espace de quatre ans l'on ait apporté de vastes changements à cette institution.

Le sénateur Joyal : Dans le paragraphe résumé du document qui a été distribué, vous proposez une limite à la définition des raisons opérationnelles. Vous dites que votre position, relativement au paragraphe 227.15 de l'amendement dans le cadre du projet de loi S-3, est que le paragraphe proposé 227.15(2) exige des suspensions injustifiées, et « qu'il n'est pas suffisamment précis à identifier les « raisons opérationnelles » et n'est pas suffisamment précis à déterminer la période de temps globale/maximale à l'application des raisons opérationnelles » — parce qu'il s'agit là de quelque chose que nous avons relevé dans le projet de loi. Cela est tout à fait ouvert en ce qui concerne les raisons opérationnelles. Vous dites que cela permet « à un délinquant d'avoir un emploi dans un environnement qui présente un risque réel ou perçu pour les membres des Forces et menace les perceptions de justice en conduisant un processus déjà long et difficile à son dénouement ».

En d'autres termes, vous proposez que nous qualifiions « raisons opérationnelles » comme étant une urgence ou un cataclysme extrême national ou en tout cas un contexte qui sort de l'ordinaire. En fait, la sécurité nationale pourrait être une raison opérationnelle au Canada. J'ai en tête quantité de situations. Le paragraphe 227.16(1) proposé inclut les mots « relations internationales », ce qui est si vague que cela pourrait englober n'importe quoi, par exemple, la réputation nationale et internationale du Canada par rapport à la Somalie. Le texte proposé se poursuit alors comme suit : « [...] ou la sécurité d'une opération faisant partie d'une catégorie d'opérations visée par règlement pris en vertu de l'alinéa 227.2b) », ce qui, encore une fois, inclurait presque n'importe quoi.

En d'autres termes, vous recommandez, premièrement, que l'on qualifie les raisons opérationnelles et, deuxièmement, que l'on limite la période. En d'autres termes, il ne faudrait pas que ce soit un processus d'inscription libre et illimité au registre. Troisièmement, vous proposez que soit autorisé le retrait du contrevenant d'une situation dans laquelle il pourrait constituer un risque potentiel pour d'autres collègues pouvant devenir victimes.

Puis il y a l'article proposé 227.16(2) exigeant que le ministre soit avisé avant que la décision ne devienne finale, afin qu'un contrôle civil soit maintenu quant à la décision d'accorder une liberté totale illimitée à une personne tant et aussi longtemps qu'elle est dans l'armée.

Cela vous apporterait-il une consolation suffisante pour vous rallier à l'idée que le projet de loi rétablirait l'équilibre?

Mme Davis : Pour commencer, je ne vois pas très bien quelle est la véritable raison pour laquelle on accorderait une telle marge de manœuvre au chef d'état-major de la Défense. S'il y avait, en fait, des raisons suffisamment importantes pour qu'elles l'emportent sur la procédure judiciaire habituelle, alors ces raisons devraient être clairement identifiées.

Le sénateur Joyal : Les raisons devraient alors être clairement énoncées dans le projet de loi?

Mme Davis : Oui. Lorsque je regarde le projet de loi, je ne comprends même pas pourquoi cela est requis. En ce qui me concerne, lorsque je regarde la recherche dont je dispose et tout le reste, je me demande même si cela est justifié. Si j'ai tort et qu'il y a des raisons justifiables pour lesquelles cela pourrait être nécessaire, alors je trouve qu'il importerait de les définir plus clairement.

Le président : Figurerait parmi ce nombre une situation d'urgence nationale extrême.

Le sénateur Jaffer : D'après ce que je crois comprendre, lorsqu'une personne est inscrite au registre, elle doit en aviser les responsables de ses allées et venues. D'après ce que j'ai compris — et je cherche ici un simple éclaircissement —, la raison pour laquelle ils voudront peut-être une exemption est qu'ils ne souhaitent peut-être pas préciser le lieu exact où se trouve l'intéressé. Ils demandent une exemption pour des raisons opérationnelles. Est-ce que je me trompe?

Mme Davis : Si une personne a été jugée coupable d'une telle infraction — je ne comprends pas encore tout à fait bien —, il y a peut-être d'autres moyens de faire, sans divulguer le lieu où se trouve l'intéressé. Je ne sais pas. Cela ne me paraît pas logique.

Le sénateur Joyal : Madame Kovitz, auriez-vous quelque commentaire supplémentaire à faire au sujet de la question de la notification du ministre? Le droit de regard civil sur l'armée devrait, dans le cas qui nous occupe, être plus fort, car il s'agit d'une exception au système de droit pénal qui prévoit que lorsqu'une personne est jugée coupable d'une infraction sexuelle, son nom sera inscrit dans un registre de délinquants sexuels. C'est maintenant la norme au Canada. Si nous allons faire une exception, alors il doit y avoir une capacité de surveillance civile de l'armée afin d'être certain que ce mécanisme ne fasse pas l'objet d'abus et que les victimes soient protégées comme il se doit.

Auriez-vous quelque suggestion à nous faire même si, d'après ce que je comprends, vous êtes tout à fait opposée à l'idée qu'il puisse être décidé, pour des raisons opérationnelles, de contourner l'objet même du registre?

Mme Kovitz : Nous avons entendu parler de la capacité de l'appareil militaire d'assujettir ces personnes à un contrôle véritablement policier et de les surveiller, en dehors du système de valeurs, dont je ne dirais pas qu'il approuve ce genre de comportement, mais qui semble être prêt à balayer ce genre de choses sous le tapis, pour des raisons opérationnelles. En bout de ligne, ce que l'armée s'efforce de faire en ce moment est de grossir ses rangs. Elle essaie de recruter autant de gens que possible. Elle éprouve des difficultés. Elle creuse de plus en plus loin. Si une personne enfreint la loi pour une raison ou une autre — et je ne voudrais pas faire une déclaration générale —, la priorité n'est pas de recruter des enfants de chœur. La priorité est d'avoir des gens qui soient prêts à exécuter certaines missions et pratiques. Si ces personnes s'engagent dans des comportements criminels, cela l'emportera-t-il sur leur aptitude pour les opérations, dans un contexte où les forces armées sont déjà sérieusement éprouvées? C'est pourquoi je maintiens mon opinion.

Le sénateur Baker : J'ai une question d'ordre général. J'ai écouté très attentivement nos deux invitées et je tiens à les féliciter pour le contenu de leurs exposés.

Ce n'est que depuis 1998 que les tribunaux militaires s'occupent d'affaires d'infractions sexuelles. Existe-t-il une littérature abondante au sujet de l'instruction de ces affaires d'agression sexuelle devant un tribunal qui n'offre pas de procès devant jury? A-t-on fait une analyse des cas d'instruction par des membres des forces armées — de rangs différents — , qui ont été nommés juges pour cinq ans, et qui bénéficient ainsi d'une rémunération supérieure, pour cette période, à celle correspondant au poste qu'ils occupaient avant leur promotion ou leur démotion, avec toutes les conséquences qui s'ensuivent pour leur pension, etc.?

À votre connaissance, a-t-on fait des analyses de la différence entre l'instruction pour un acte criminel, en l'occurrence une agression sexuelle, dans un tribunal civil versus un tribunal militaire, étant donné que l'on en est aux premiers stades de l'analyse des effets dans le cas d'une personne accusée d'un acte criminel? Comme vous le savez, dans notre régime canadien, si vous êtes accusé d'un délit grave, comme par exemple un meurtre au premier degré, vous n'avez aucun choix. Il faut que ce soit un procès devant jury. Le jury est composé de citoyens qui jugent l'accusé, et non pas de personnes ayant des liens avec le poursuivant ou qui dépendent du poursuivant pour que leur nomination à leur poste soit prolongée au-delà de cinq ans.

Savez-vous s'il existe dans n'importe quel pays du monde un document écrit portant sur ces actes criminels sexuels?

Mme Davis : Je ne peux pas me prononcer là-dessus. Je n'en connais aucun, et je n'ai jamais fait de travail de recherche dans ce domaine.

Le sénateur Baker : Cela me paraît tout à fait incroyable. Vous parlez d'un registre. Avant qu'une personne ne voie son nom inscrit dans un registre, il faut qu'il y ait une déclaration de culpabilité. Vous parlez des problèmes des femmes au sein de la structure militaire, de leur situation au sein des Forces armées et des attitudes qui y prévalent; or, pour ce qui est de l'examen de la traduction en justice d'une personne pour un délit, il y a une différence entre le processus civil et le processus militaire. La différence est énorme, mais personne n'a rien écrit en la matière.

Mme Davis : Je ne suis au courant d'aucun texte. Peut-être que quelqu'un a publié quelque chose là-dessus, mais je n'en sais rien.

Le sénateur Baker : Cela me paraît absolument incroyable.

Mme Davis : C'est très intéressant.

Le sénateur Baker : Cela est non seulement intéressant, mais déterminant, dirais-je, pour ce qui est de cette question.

Mme Davis : J'ai peut-être ici matière à une dissertation doctorale.

Le sénateur Baker : En passant, en ce qui concerne les procès par jury, je me souviens d'un juge qui avait analysé le nombre de poursuites pour agression sexuelle instruites en tribunal militaire depuis le projet de loi adopté en 1998, et qui est entré en vigueur en 1999. Étant donné qu'il existe cinq cours martiales différentes, le choix s'agissant de savoir s'il y aura un juge unique, ou un panel de trois, doit être fait par le poursuivant, et, invariablement, c'est la formule du juge unique qui est retenue. Il serait impossible qu'un panel de trois se mue en un jury de régime civil, car c'est toujours un juge unique. Si vous décidiez de poursuivre plus loin votre travail en la matière, je vous fournirai ce rapport.

Le sénateur Milne : Je suis moi aussi préoccupé par le paragraphe proposé 227.15(2), au sujet duquel vous dites, dans votre résumé, madame Davis, qu'il n'est pas suffisamment précis à déterminer la période de temps globale/maximale à l'application des « raisons opérationnelles ». Ce paragraphe permet l'emploi d'un contrevenant dans un environnement qui présente un risque réel ou perçu pour d'autres membres des forces armées.

Il me semble que cela pourrait également permettre à un contrevenant jugé coupable de demeurer actif, pour des raisons opérationnelles, au sein de la même opération dans laquelle sa victime demeure obligée de travailler. Il y a ici un réel problème de double sanction possible pour cette personne parce que, premièrement, elle a porté plainte et, deuxièmement, le soldat a été jugé coupable.

Il nous faut absolument consigner nos préoccupations en la matière, car c'est une question très sérieuse. J'aurais tendance à convenir, avec Mme Kovitz, qu'il devrait y avoir une tolérance zéro. Quiconque est condamné en cour martiale pour un de ces crimes devrait tout de suite être retiré des opérations. Peu importe les qualités du soldat ou ce qu'ont pu dire leurs supérieurs par le passé, ces personnes devraient être retirées du cadre où elles se trouvent et inscrites au registre.

Si une personne est traduite en cour martiale, cela est-il connu des autres membres de son unité? Les résultats des cours martiales sont-ils de notoriété publique? Le supérieur de l'intéressé serait-il au courant des faits?

Mme Davis : Je ne le pense pas. Je n'en suis pas certaine.

Le sénateur Milne : Pensez-vous que les cours martiales siègent en secret?

Mme Davis : Au Collège militaire royal, en ce qui concerne les cadets et le système disciplinaire, il s'agit d'un système public lorsqu'il y a condamnation en cour martiale, mais il s'agit dans la plupart des cas de délits du genre ivresse dans un lieu public. Il ne s'agit pas de crimes sexuels. Je ne pense pas avoir jamais constaté de diffusion publique d'information pour une quelconque autre affaire instruite en cour martiale, mais j'ignore quelle est la politique.

Le sénateur Milne : L'armée est, après tout, comme un petit village, où tout le monde sait ce qui se passe, n'est-ce pas?

Le sénateur Baker : Les jugements de cours martiales figurent sous le titre « Jugements fédéraux » dans Quicklaw, Westlaw, Carswell et toutes les agences de données juridiques. Cette année, il y a eu chaque mois un nombre particulièrement élevé de jugements rendus publics.

Le sénateur Milne : Sénateur Baker, vous lisez Quicklaw; mais ce n'est pas mon cas. Je ne suis pas non plus convaincue que ce soit celui d'un grand nombre des membres des forces armées.

Le sénateur Baker : Je ne pense pas que ce soit le cas de beaucoup de gens. Je suis un peu différent.

Le sénateur Milne : La personne pourrait, premièrement, être jugée coupable en cour martiale; deuxièmement, elle pourrait retourner servir aux côtés de sa victime; ou, troisièmement, elle pourrait servir aux côtés d'autrui et, ayant déjà été jugée coupable, se dire qu'elle n'a rien à perdre en récidivant.

Mme Davis : J'ignore s'il existe une politique pour empêcher que cela n'arrive. J'espère que ce n'est pas ce qui se passerait, mais je suppose que ce serait chose possible.

Le sénateur Milne : Je craindrais qu'il y ait récidive. Ces personnes, qui ont été formées, chez les militaires, pour être agressives, continueraient de l'être, car elles auraient déjà perdu tout ce qu'elles auraient peut-être eu dans l'armée. Elles finiront par avoir leur nom inscrit dans le registre.

Comment proposeriez-vous que l'on resserre cette période quasi indéterminée qui vous préoccupe, cette période pendant laquelle ces personnes peuvent continuer de participer à ces opérations? Auriez-vous quelque chose de précis à nous suggérer?

Mme Davis : Lorsque j'ai obtenu des avis juridiques des militaires avant de venir, l'hypothèse sous-jacente était que cela ne déplacerait vraisemblablement pas une période d'affectation normale à des opérations. Je ne sais pas. Il serait peut-être possible de stipuler que la durée ne doit pas dépasser une période de temps donnée, peut-être six mois, par exemple, sur la base des exigences opérationnelles normales.

Le sénateur Milne : Vous avec mentionné le paragraphe proposé 227.15(2), qui indique que la suspension intervient « à compter de la date à laquelle commence l'empêchement et reprend 45 jours après la date à laquelle il cesse ».

Cela prolonge la période au-delà de celle correspondant aux raisons opérationnelles. Il me semble qu'une tolérance zéro serait la meilleure politique en l'espèce.

Mme Kovitz : Êtes-vous en train de suggérer que cela soit rayé de l'amendement?

Le sénateur Milne : Je ne propose pas de faire un amendement, car nous n'avons eu devant nous rien de précis sur lequel nous appuyer pour faire un amendement. Je suis préoccupée par cette disposition particulière. Il nous faut rédiger de solides observations au sujet de cet aspect particulier.

Le sénateur Bryden : Y a-t-il quoi que ce soit dans le projet de loi relativement aux aspects que nous examinons et qui viendrait améliorer la situation des femmes membres des Forces canadiennes relativement aux infractions sexuelles?

Mme Davis : Je ne vois rien dans les amendements que nous avons devant nous.

Le sénateur Bryden : Vous secouez toutes les deux la tête.

Mme Davis : Je ne peux pas me prononcer là-dessus.

Le sénateur Bryden : Perdriez-vous quelque chose si nous refusions tout simplement d'adopter ces articles proposés, qui concernent les femmes membres des forces armées?

Mme Kovitz : L'on ne gagnerait rien.

Le sénateur Bryden : Je pose la question car, bien qu'il soit vrai que nous jouissions de pleins pouvoirs législatifs, comme c'est le cas de l'autre endroit, et que nous soyons habilités à récrire tout ceci, nous ne sommes pas vraiment compétents en la matière.

Nous pourrions également tout simplement ne pas adopter les articles proposés, car cela retarderait le processus. Nous pourrions également imposer notre veto.

Je pense qu'il importe que des améliorations soient apportées, et pas nécessairement relativement aux infractions sexuelles. Il doit y avoir une raison, une raison, je présume, valable, pour laquelle le ministère de la Défense nationale a saisi le Parlement du projet de loi S-39 et maintenant du projet de loi S-3.

Avez-vous connaissance d'aspects essentiels qui seraient perdus si le projet de loi était tout simplement suspendu en attendant que ces questions soient réglées?

Mme Kovitz : D'après ce que je comprends, il n'y a à l'heure actuelle aucune obligation pour les militaires de conseiller. Les gens subissent leur procès séparément, et sont totalement exclus du registre.

Je pense que l'idée est que nous aimerions que les militaires soient mis sur le même pied que les civils. Voilà la proposition que je fais, et je pense que Mme Davis est d'accord. Je ne crois pas que nous puissions être plus claires que cela.

Le sénateur Bryden : Voulez-vous dire par là qu'il faudrait que tous les contrevenants sexuels militaires soient traités exactement comme s'ils étaient des civils, sans exception ni retard aucun?

Mme Davis : C'est exact.

Le président : Les amendements à la Loi sur la défense nationale sont censés reproduire le modèle qui existe présentement en vertu du Code criminel, ce afin que la Loi sur la défense nationale et que le système judiciaire militaire continuent de refléter les normes juridiques canadiennes actuelles telles qu'elles sont énoncées dans notre principal outil en matière pénale, le Code criminel. Voilà quel est le principal objet.

Le sénateur Bryden : Je tiens à être certain de bien comprendre ceci. Que je sache, en vertu du Code criminel, il n'existe aucun délai d'enregistrement de 45 jours pour quelque raison que ce soit, n'est-ce pas?

Le président : Les deux choses ne sont pas identiques. Certains principes et normes sont inscrits dans le Code criminel et, du fait de l'existence d'un système judiciaire distinct en vertu de la Loi sur la défense nationale, ils ont voulu que celui-ci soit le miroir d'un certain nombre d'éléments contenus dans le Code criminel. C'était là le principal objet du projet de loi, d'après ce que j'ai compris.

Le sénateur Bryden : Il semble que ce ne soit pas simplement un miroir; c'est un miroir qui est sérieusement craquelé.

Le président : C'est un miroir qui présente des différences.

Le sénateur Milne : Je dirais que c'est un miroir qui présente des distorsions. Je suis d'accord avec mes deux collègues ici. Je ne voudrais pas que l'inscription dans le registre des délinquants sexuels des contrevenants sexuels militaires soit retardée. J'estime que cette partie du système judiciaire civil doit être appliquée.

Cependant, j'ai de sérieuses inquiétudes quant à la possibilité que tout le processus puisse être suspendu pour des raisons opérationnelles. Comme l'a laissé entendre le sénateur Bryden, nous ne sommes pas compétents pour récrire tout un projet de loi. Nous pouvons le modifier, mais je n'ai pas encore trouvé de textes explicites dans la loi en la matière et je ne sais donc pas avec quelle facilité cela pourrait être modifié.

Le sénateur Bryden : Pour que nous retirions les mesures de sauvegarde du système de commandement, les positions de sécurité absolue qu'ils ont rajoutées, et pour qu'on leur dise que voici ce qu'ils doivent faire s'ils veulent reproduire le système civil. Je pense que nous pourrions faire cela. Nous enlevons quelque chose, par opposition au fait d'ajouter quelque chose. Nous proposons que demeurent tous les aspects relativement à la nécessité d'inscrire au registre, mais la partie qui permet au commandant de prendre des décisions sur le terrain devrait être enlevée.

L'une des inquiétudes que j'ai — je prends ma retraite dans cinq ans environ —, est que je nous vois très bien de nouveau saisis de ce projet de loi dans cinq ans, dans le cadre d'une autre tentative par les militaires d'obtenir ce qu'ils décriront comme étant l'équilibre nécessaire — selon eux — à l'exécution de leurs opérations et au respect du Code criminel. C'est là le risque que nous courons.

Nous devrions leur renvoyer la chose et leur dire que nous voulons que le registre s'applique au système judiciaire pénal militaire, mais sans les mesures de sauvegarde en faisant partie. Nous pourrions déposer un tel rapport au Sénat. Il faudrait alors que ce soit renvoyé à la Chambre des communes. Ce pourrait être très amusant.

Cependant, c'est là le risque, c'est-à-dire que cela disparaisse pendant encore cinq ans, auquel cas il n'y aurait aucun registre quel qu'il soit, peu importe qu'il y ait un délai d'inscription de 45 jours ou non.

Le président : Madame Davis, souhaitez-vous répondre?

Mme Davis : Je ne pense pas être en mesure de répondre. C'est une inquiétude valable. L'on se retrouve avec un compromis conséquent. À l'intérieur du modèle d'efficacité dont j'ai parlé, avons-nous établi un équilibre entre l'engagement et le bien-être des membres et l'impératif de la réussite de la mission?

Le sénateur Ringuette : En français, nous disons que « même le pape peut être remplacé ». Je ne peux pas m'imaginer qu'avec des forces armées de 700 000 personnes nous ne puissions pas remplacer un délinquant sexuel dans les opérations. Cela dépasse l'entendement.

J'ai une question au sujet d'un aspect que vous avez mentionné relativement au conseiller ou à l'agent en harcèlement.

Mme Davis : Nous parlons de conseiller.

Le sénateur Ringuette : Très bien. Vous avez fait état d'un règlement extrajudiciaire dans les cas de harcèlement sexuel — et probablement d'affaires semblables?

Mme Davis : Oui, mais il ne s'agirait pas de cas d'agression sexuelle mais de situations relevant de la définition de harcèlement.

Le sénateur Ringuette : Il s'agirait de ce que l'on appelle des délits mineurs. Les délits mineurs pourraient-ils être traités par voie de règlement extrajudiciaire?

Mme Davis : Oui.

Le sénateur Ringuette : Les cas de harcèlement sexuel n'entreraient pas dans la catégorie des infractions. Seuls constitueraient des infractions les délits majeurs, et il y en a eu 20 au cours des cinq dernières années si les chiffres sont bons.

Après le témoignage que nous avons entendu ici hier, j'étais porté à épouser l'optique militaire : les opérations, la nécessité de protéger le Canada et ce genre de choses. Cependant, je tiens à vous remercier d'être venues nous rencontrer aujourd'hui, car vous m'avez réellement montré l'envers de la médaille. Je félicite les forces armées de présenter un projet de loi cherchant à reproduire notre Code criminel, mais ce n'est pas une reproduction fidèle et il est de notre devoir d'y remédier.

Le sénateur Jaffer : Je me suis débattue avec cette difficulté, surtout en me préparant à votre comparution d'aujourd'hui, car il régnait la perception que les règles étaient différentes dans les forces armées et que si le délinquant sexuel est un militaire, l'obligation d'enregistrement n'existe pas, n'est-ce pas? Nous cherchons maintenant à remédier à cela. Cependant, il subsiste toujours des dérogations, alors sommes-nous plus avancés pour autant? La dérogation prévue est pour des raisons opérationnelles, mais celles-ci ne sont pas définies, ne sont pas claires, et il n'y a donc pas de certitude.

La dimension dont nous n'avons pas parlé avec vous et avec Mme Davis — vous avez dit les choses mieux que je ne pourrais — est l'existence de ces personnes dans le milieu militaire. J'ai jadis présidé Women, Peace and Security et nous savons que les opérations militaires ne se déroulent pas dans des zones vides de population. Ma question est celle- ci : le Canada va-t-il être perçu comme un pays qui envoie une personne de ce genre dans un secteur d'opérations internationales où vivent des femmes et des enfants? Quelles seront les conséquences? Comme ma collègue, le sénateur Ringuette, l'a dit, quelqu'un est-il tellement irremplaçable qu'il faille prendre le risque d'envoyer cette personne dans un secteur où vivent des femmes et des enfants vulnérables?

J'apprécierais de connaître votre réaction à cela.

Mme Davis : Encore une fois, je ferais référence au modèle d'efficacité que nous avons élaboré. Il est présenté dans Servir avec honneur : la profession des armes au Canada. Nous avons les quatre quadrants dont j'ai parlé, avec l'ethos militaire, puis comme résultat secondaire, nous y parlons de faire son devoir avec honneur, c'est-à-dire l'importance que les forces armées soient considérées comme légitimes et crédibles au Canada et à l'étranger. Cela résulte d'une situation comme celle de la Somalie, où beaucoup de soldats sont convaincus d'avoir fait un très bon travail, mais où il a suffi d'un seul dérapage pour que la réputation de toute l'organisation soit détruite.

Nous parlons de la vulnérabilité et de la protection des individus, mais je vois aussi le risque pour l'organisation. C'est une bonne organisation et je n'aimerais pas voir sa réputation entachée de nouveau comme elle l'a été dans les années 1990 parce que nous n'avons pas pris les précautions voulues.

Le sénateur Zimmer : Le sénateur Joyal a dit dans son préambule, avec grande éloquence, que c'est une culture à forte dominance masculine depuis des années. À votre connaissance, s'est-il jamais produit un cas — pour regarder par l'autre bout de la lorgnette — où l'inverse se soit produit : un officier supérieur féminin harcelant un subalterne?

Mme Davis : Entre 1992 et 1996, les cas de harcèlement signalés ont augmenté de 1 p. 100 chez les hommes; 2 p. 100 des militaires sondés en 1992 disaient avoir fait l'objet de harcèlement sexuel; en 1998, c'était 3 p. 100. Est-ce que cette hausse de 1 p. 100 est statistiquement valide? Certes, les hommes peuvent aussi être sexuellement harcelés dans cet environnement, mais pas nécessairement par des femmes. L'hétérosexualité est une autre de ces caractéristiques très fortes de l'organisation, et il peut se poser d'autres problèmes de genre. Les homosexuels aussi peuvent éprouver des difficultés.

Le président : Honorables sénateurs, s'il n'y a pas d'autres questions à poser à ces témoins, je vais remercier Mme Davis et Mme Kovitz, au nom du comité, d'avoir comparu aujourd'hui et répondu à nos nombreuses questions, pas seulement sur le projet de loi S-3 mais sur divers autres points en rapport avec le harcèlement des femmes. Vous êtes toutes deux des chercheuses et les connaissances que vous avez acquises à ce titre vont certainement aider le comité à comprendre les points forts et certaines des faiblesses de ce projet de loi et nous vous en remercions.

La séance est levée.


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