Délibérations du Comité sénatorial permanent des
Affaires juridiques et constitutionnelles
Fascicule 22 - Témoignages du 22 février 2007
OTTAWA, le jeudi 22 février 2007
Le Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles se réunit aujourd'hui à 10 h 50 pour élire son président et examiner, pour en faire rapport, les conséquences de l'inclusion, dans la loi, de dispositions non dérogatoires concernant les droits ancestraux et issus de traités existants des peuples autochtones du Canada aux termes de l'article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982.
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Shaila Anwar, greffière du comité : Mesdames et messieurs les sénateurs, comme vous avez le quorum, j'aimerais vous informer du fait que j'ai reçu du sénateur Oliver une lettre dans laquelle il renonce à ses fonctions de président du comité. Par conséquent, en ma qualité de greffière du comité, j'ai le devoir de présider l'élection du président, et je suis prête à entendre les motions à cet égard.
Le sénateur Fraser : Je propose que le sénateur Milne agisse à titre de présidente intérimaire du comité pour la séance d'aujourd'hui.
Mme Anwar : Y a-t-il d'autres mises en candidature?
Le sénateur Joyal : Je propose la clôture des mises en candidature.
Mme Anwar : Il est proposé par le sénateur Fraser que le sénateur Milne assume la présidence de cette séance du comité. Plaît-il aux membres du comité d'adopter cette motion?
Des voix : D'accord.
Le sénateur Lorna Milne (présidente suppléante) occupe le fauteuil.
La présidente suppléante : Mesdames et messieurs les sénateurs, avant de commencer, j'aimerais qu'on adopte une motion prévoyant que la prochaine réunion du Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles aura lieu le mercredi 28 février 2007, jour où le Sénat va suspendre les travaux, mais pas avant 16 h, et que le premier point à l'ordre du jour de cette réunion sera l'élection d'un nouveau président.
Le sénateur Di Nino : J'en fais la proposition.
La présidente suppléante : Tout le monde est d'accord?
Des voix : D'accord.
La présidente suppléante : Nous sommes d'accord, la motion est adoptée.
Pendant que nos témoins prennent leur place, je vais me contenter de vous dire que nous reprenons aujourd'hui notre étude de l'incidence de l'enchâssement dans la législation fédérale de dispositions non dérogatoires concernant les droits ancestraux et issus de traités des peuples autochtones du Canada. C'est la troisième fois que cette question fait l'objet d'un ordre de renvoi du Sénat, mais nous n'avons fait aucun progrès, car nous avons été accaparés par d'autres questions. J'ose espérer que ce sera différent cette fois-ci.
Comme vous le savez, le paragraphe 35(1) de la Loi constitutionnelle de 1982 prévoit ce qui suit :
Les droits existants — ancestraux ou issus de traités — des peuples autochtones du Canada sont reconnus et confirmés.
En outre, l'article 25 de la Charte précise que les garanties prévues à l'égard de certains droits et de certaines libertés ne portent pas atteinte aux droits et libertés des Autochtones qui existent déjà ou qui sont susceptibles d'être acquis.
Même avant 1982, des dispositions étaient enchâssées dans certaines lois fédérales dans le but de préciser qu'aucun élément de la loi ne portait atteinte au titre, aux droits ou aux revendications autochtones.
Nous accueillons aujourd'hui Andrew Saranchuk, directeur intérimaire et avocat général principal, Droit des Autochtones et politiques stratégiques, Justice Canada, et Charles Pryce, avocat-conseil, Droit des Autochtones et politiques stratégiques.
Andrew Saranchuk, directeur intérimaire et avocat général principal, Droit des Autochtones et politiques stratégiques, ministère de la Justice Canada : Nous vous remercions de l'occasion qui nous est offerte de témoigner devant votre comité dans le but d'amorcer de nouvelles discussions sur cet enjeu important qu'est l'inclusion de dispositions de non- dérogation dans les lois. Le ministère de la Justice s'est toujours vivement intéressé à cette question. Nous espérons pouvoir contribuer à la discussion et dégager des leçons du point de vue des autres.
En novembre 2003, Clare Beckton, lorsqu'elle exerçait les fonctions de sous-procureure générale adjointe aux affaires autochtones, avait présenté à votre comité un témoignage général sur cette question. Avant cela, des représentants du ministère de la Justice ont comparu devant d'autres comités sénatoriaux relativement à l'enchâssement de dispositions non dérogatoires dans certaines lois.
[français]
Je n'ai pas l'intention de répéter tout ce que Mme Beckton a déjà dit. Toutefois, étant donné qu'il y a un certain temps qu'elle s'est adressée à vous, je crois qu'il est important de revenir sur certains principes juridiques et constitutionnels fondamentaux, notamment sur ce qui a provoqué la controverse au sujet de l'utilisation de ces dispositions de non-dérogation. Il est important aussi de faire une mise au point sur l'évolution de ces questions depuis 2003.
[traduction]
Les principes constitutionnels sont bien connus. L'article 35 de la Loi constitutionnelle reconnaît et affirme les droits existants des peuples autochtones du Canada. Dans l'arrêt Sparrow de 1990, la Cour suprême a conclu que l'article 35 offre une protection très vigoureuse des droits ancestraux et issus des traités, mais que cette protection n'est pas absolue. Cela veut dire que les lois et autres mesures gouvernementales qui limitent ces droits ne seront valides que si la limite peut être justifiée à la lumière de critères très rigoureux.
Il y a deux critères. Premièrement, la limite doit favoriser la réalisation d'un objectif législatif important du gouvernement, comme la conservation. Deuxièmement, la limite doit être compatible avec la relation fiduciaire de la Couronne avec les peuples autochtones, et l'atteinte au droit doit être minimale. Ces critères de justification sont analogues à l'article premier de la Charte. Par conséquent, la protection des droits ancestraux et issus de traités est comparable à la protection des droits garantis par la Charte.
On ne saurait trop insister sur la vigueur de cette protection offerte aux droits ancestraux et issus de traités. Les lois et autres mesures gouvernementales qui ne sont pas compatibles avec cette protection des droits ancestraux et issus de traités existants seront inapplicables. Par exemple, seule la conservation l'emporte sur le droit des Autochtones de pêcher pour se nourrir. Or, s'il faut limiter l'accès à une pêcherie donnée, cela pourrait empêcher les Autochtones d'exercer leur droit de pêcher pour se nourrir. Ainsi, comme l'a conclu la Cour suprême dans Sparrow, le gros des mesures de conservation s'appliqueraient à la pêche sportive et à la pêche commerciale. De plus, la protection de ces droits importants est fondée sur la Constitution et ne saurait être réduite sans modification constitutionnelle.
Ces critères de justification sont compatibles avec la notion de conciliation, que la Cour suprême du Canada a présentée, au cours des dernières années, comme le but sous-jacent de l'article 35. La conciliation exige qu'on établisse l'équilibre entre les droits existants des peuples autochtones et les droits et intérêts des autres Canadiens, et c'est un élément important de notre cadre constitutionnel. Dans la mesure où les dispositions non dérogatoires limitent la capacité du gouvernement de concilier les droits et intérêts concurrents, nous devons examiner soigneusement l'incidence de l'enchâssement de telles dispositions dans les lois.
[français]
Face à cette toile de fond constitutionnelle, il y a eu un certain nombre de demandes visant à inclure dans les lois fédérales des dispositions de non-dérogation relatives aux droits ancestraux et issus de traités, et ce, peu après l'adoption de la Loi constitutionnelle de 1982.
[traduction]
Il est intéressant de signaler qu'il n'y a aucune revendication similaire à l'égard de dispositions non dérogatoires relatives aux droits conférés par la Charte. D'emblée, le gouvernement fédéral estimait que l'adoption de dispositions non dérogatoires relatives aux droits ancestraux et issus de traités était inutile, et il se montrait donc réticent à enchâsser de telles dispositions dans ses lois. Le gouvernement était d'avis qu'il n'y avait pas lieu de répéter dans une disposition législative ce qui était énoncé clairement dans l'article 35, c'est-à-dire que les droits ancestraux et issus de traités étaient désormais protégés par la Constitution, qui est la loi suprême du pays.
Il y avait également des préoccupations d'ordre juridique. Il y a une présomption légale — vous la connaissez — selon laquelle chaque disposition de la loi veut dire quelque chose. À la lumière de ce principe, on croyait que les tribunaux pourraient attribuer à une disposition de non-dérogation un effet sur le fond de la loi qui n'était pas prévu. Malgré ces préoccupations, lorsqu'on était confronté à des demandes spécifiques d'enchâssement d'une disposition de non-dérogation, il y avait parfois ou peut-être généralement peu d'analyses approfondies ou de discussions concernant l'intention ou l'effet d'une telle disposition, en particulier dans le contexte de l'ensemble des lois. On avait plutôt tendance à réagir à ces demandes de façon ponctuelle. De plus, c'était souvent vers la fin du processus législatif qu'on demandait l'adoption d'une disposition ou qu'on lançait un débat sur le libellé. Ainsi, bien souvent, on s'intéressait davantage à éviter des retards dans l'adoption du projet de loi qu'à l'incidence de la disposition sur l'exécution de la loi. Par conséquent, on a souvent enchâssé des dispositions non dérogatoires par compromis ou par souci de célérité.
Au fil des ans, on a promulgué 18 lois fédérales s'assortissant d'une disposition non dérogatoire. Le libellé de ces dispositions a varié avec le temps. Or, il importe de signaler que l'intention du gouvernement, lorsqu'il a incorporé de telles dispositions aux lois, n'a jamais changé. Ces dispositions visent tout au plus à rappeler aux responsables de l'application de la loi qu'ils doivent tenir compte des droits ancestraux et issus de traités et adopter une ligne de conduite compatible avec la protection de ces droits prévue à l'article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982.
[français]
J'ai apporté une liste de dispositions de non-dérogation actuelles et des lois fédérales dans lesquelles figurent ces dispositions. Je pourrai la laisser aux membres du comité à la fin de cette séance.
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L'enchâssement de dispositions de non-dérogation dans les lois fédérales a été remis sur la sellette après l'arrêt Sparrow, en 1990. Comme je l'ai déjà dit, dans Sparrow, le tribunal a conclu que le gouvernement peut limiter les droits ancestraux et issus de traités dans certaines circonstances. La préoccupation était toujours la même : le gouvernement craignait qu'une disposition de non-dérogation ait un effet involontaire sur le fond d'une loi. Or, Sparrow faisait la lumière sur cette préoccupation. On considérait qu'il était possible qu'une disposition non dérogatoire enchâssée dans une loi après l'arrêt Sparrow soit interprétée comme une disposition qui empêcherait le gouvernement de faire valoir qu'une atteinte au droit serait justifiée selon les critères établis dans Sparrow. Ainsi, cela procurerait aux droits ancestraux et issus de traités une protection supérieure à celle qui est prévue à l'article 35.
À la lumière de cette préoccupation, avec le temps, on a modifié le libellé des dispositions de non-dérogation pour veiller à ce qu'elles expriment plus clairement l'intention du gouvernement. Autrement dit, on précise que ces dispositions visent uniquement à confirmer que la loi n'échappe pas à l'application normale de l'article 35 de la Charte. Cela veut dire que ces dispositions ne visent pas à protéger les droits ancestraux et issus de traités contre les effets défavorables de la loi, si cet effet défavorable peut être justifié sur la foi des critères rigoureux que j'ai décrits plus tôt.
Cette modification, légère en apparence ou en réalité, du libellé est à la source de, tout au plus, une grande part du débat actuel sur la pertinence et l'effet des dispositions de non-dérogation. C'est là que s'est précisée la grande divergence d'opinions en ce qui concerne le but de ces dispositions. Comme je l'ai déjà dit, le gouvernement partait du principe selon lequel toutes ces dispositions visent à confirmer que la loi dont il est question est assujettie à l'application de l'article 35. On tient seulement à rappeler aux responsables de l'exécution de la loi qu'ils doivent se plier à l'article 35.
Par contre, certains groupes autochtones estiment que ces dispositions ont un impact réel sur la façon dont la loi s'applique aux droits ancestraux et issus de traités, et ont critiqué les changements apportés à la formulation. Cela a également créé des malentendus et suscité de la méfiance entre le gouvernement et certains groupes autochtones à l'égard de questions touchant l'application des lois fédérales aux droits ancestraux et issus de traités, et c'est bien regrettable. Cela a aussi occasionné des retards dans la promulgation d'un certain nombre de projets de loi présentés au Parlement. Mais il n'en demeure pas moins que les décisions relatives à l'enchâssement et à la formulation des dispositions non dérogatoires continuent d'être prises au cas par cas.
Mais nous pouvons à tout le moins nous réjouir du fait que nos discussions avec des sénateurs intéressés, au fil des ans, nous ont permis de comprendre plus clairement pourquoi certains font appel à l'adoption de dispositions non dérogatoires. Selon eux, il faut mener des consultations efficaces pour veiller à ce que les Autochtones participent davantage à l'élaboration de lois susceptibles d'influer sur leurs droits ancestraux et issus de traités, de façon à ce qu'on puisse tenir compte de leurs préoccupations au moment de rédiger les dispositions de fond d'un projet de loi. À leurs yeux, faute d'une telle consultation, la seule façon de protéger adéquatement les droits ancestraux et issus de traités consiste à enchâsser dans la loi une disposition de non-dérogation qui empêche la loi de porter atteinte à ces droits.
[français]
L'étude qu'entreprend aujourd'hui le comité est opportune. Elle permet de faire en sorte que le cadre constitutionnel soit bien compris et d'entamer des discussions éclairées sur le choix stratégique de principes et de politiques qui aideront à régler cette question.
[traduction]
L'enjeu stratégique fondamental concerne la relation entre les lois fédérales et les droits ancestraux et issus de traités. Nos lois fédérales prévoyaient l'application générale et la restriction éventuelle de ces droits, dans la mesure où toute restriction peut satisfaire aux critères de justification rigoureux énoncés dans Sparrow. Est-ce que les droits ancestraux et issus de traités devraient tout simplement être exemptés de l'application des lois fédérales?
Autrement dit, est-ce que l'article 35, qui permet de limiter les droits lorsqu'il est justifié de le faire, procure une protection adéquate aux droits ancestraux et issus de traités, ou y a-t-il certaines situations où les droits ancestraux et issus de traités doivent jouir d'une protection supplémentaire contre l'application de certaines lois fédérales?
Si l'article 35 est considéré comme une protection suffisante, alors la disposition de non-dérogation est inutile est devrait être évitée. Si on estime qu'une protection supplémentaire des droits est nécessaire dans certaines situations, alors il peut être indiqué d'établir une disposition qui exerce clairement une telle fonction.
[français]
Dans le cadre de l'examen de ces questions, il faudra analyser et examiner les implications d'une protection supplémentaire pour les droits ancestraux et issus de traités. Par exemple, une telle protection supplémentaire pourrait avoir un impact sur les efforts visant la conciliation des intérêts des Autochtones et ceux de l'ensemble de la population canadienne, ce qui constitue l'objectif sous-jacent de l'article 35.
[traduction]
La Loi sur les pêches demeure l'exemple par excellence de situations où l'enchâssement d'une disposition de non- dérogation pourrait miner gravement l'efficacité de la loi et rendre la conciliation plus difficile. Comme vous le savez, cette loi constitue un régime complet de gestion et de préservation des pêches. Or, les Autochtones et les non- Autochtones ont tous accès aux pêches. De nombreux groupes autochtones jouissent de droits ancestraux et issus de traités liés à la pêche protégés par l'article 35 de la Loi constitutionnelle, ou revendiquent de tels droits. Le ministère des Pêches cherche à gérer les pêches dans le respect de la protection constitutionnelle des droits ancestraux et issus de traités en établissant l'équilibre entre les droits, les revendications et les intérêts de tous les groupes d'utilisateurs.
Par exemple, s'il y a atteinte aux droits ancestraux ou issus de traité pour des fins de conservation, le MPO peut faire valoir que l'atteinte aux droits est justifiée. Cependant, il sera plus difficile d'assurer la conservation des stocks et l'exploitation continue des pêches par tous les utilisateurs si l'enchâssement d'une disposition non dérogatoire dans cette loi interdit toute atteinte aux droits ancestraux ou issus de traités.
L'incidence des dispositions de non-dérogation ne se limite pas uniquement aux lois d'application générale concernant les ressources naturelles. Les lois qui visent spécifiquement les Autochtones, comme les lois relatives à la gestion des terres de réserve ou d'autres actifs, ou à l'autonomie gouvernementale, peuvent soulever des enjeux importants. Ce type de loi peut influer sur les droits ancestraux ou issus de traités, mais les liens qui unissent la loi et les droits peuvent être complexes. On pourrait faire valoir que le meilleur moyen de composer avec ces liens complexes consiste non pas à ajouter une disposition de non-dérogation à la fin du processus, mais bien à consulter les groupes autochtones concernés en vue de tenir compte de ces préoccupations dans les dispositions de fond de la loi.
Parmi les faits nouveaux sur la scène juridique depuis notre dernier témoignage en 2003, il faut mentionner les décisions de la Cour suprême concernant le devoir de consultation. Dans la mesure où la principale préoccupation consiste à veiller à ce que le gouvernement tienne compte des droits ancestraux et issus de traités avant de prendre des décisions susceptibles d'avoir une incidence sur ces droits, les décisions prises dans Taku, Haida et Première nation crie Mikisew sont susceptibles d'être pertinentes, ne serait-ce que de façon indirecte, à la question des dispositions de non- dérogation. Comme l'a fait remarquer le tribunal dans Haida, la Couronne ne peut traiter cavalièrement les intérêts autochtones lorsqu'elle prend des décisions en matière de mise en valeur des ressources naturelles qui pourraient porter atteinte à ces intérêts.
Ces cas ne fournissent que des directives générales sur le devoir de consultation, mais cela veut dire que la protection des droits ancestraux et issus de traités ne se limite pas uniquement aux situations mettant en cause des droits établis ou des situations où les décisions ont déjà été prises et l'atteinte aux droits a déjà eu lieu.
Laissez-moi vous décrire les approches possibles.
[français]
Selon le résultat des débats sur le choix stratégique dont j'ai parlé plus tôt, de nombreuses démarches pourront être envisagées pour remplacer l'approche actuelle qui considère uniquement les besoins du moment et qui pourraient permettre l'utilisation d'une disposition de non-dérogation dans certains statuts, mais pas ailleurs.
[traduction]
Si on détermine, au bout du compte, que l'article 35 protège de façon adéquate les droits ancestraux et issus de traités, l'ajout de dispositions de non-dérogation devrait, de façon générale, être évité. D'ailleurs, on a déjà suggéré que, à la lumière d'une telle conclusion, les dispositions de non-dérogation existantes soient abrogées, et les sénateurs se sont déjà penchés sur cette question. Si une telle avenue est toujours considérée comme envisageable, on pourrait peut- être songer à remplacer ces dispositions par une disposition interprétative claire dans la Loi d'interprétation.
Même s'il ne faut plus incorporer de dispositions non dérogatoires dans les lois à venir, il y a tout de même encore de la place pour ce qui est d'accroître la participation des peuples autochtones à l'élaboration des lois susceptibles d'influer sur leurs droits. Ainsi, on pourrait tenir compte des préoccupations des Autochtones avant de promulguer une loi. Ce serait un moyen plus efficace de donner suite aux préoccupations des peuples autochtones que l'enchâssement d'une disposition de non-dérogation. Cela voudrait dire que les peuples autochtones n'auraient pas toujours à se rabattre sur les tribunaux pour protéger leurs droits après la promulgation d'une loi. En adoptant une telle approche, on reconnaîtrait le point de vue de certains groupes autochtones selon lesquels l'absence de consultations est à l'origine de cette insistance sur les dispositions non dérogatoires.
On pourrait aussi continuer à assortir certaines lois d'une disposition de non-dérogation dont le libellé est compatible avec l'intention du gouvernement de préciser que ces dispositions visent uniquement à confirmer que la loi est assujettie à l'article 35. Toutefois, dans la mesure où une telle approche pourrait occasionner le maintien de l'approche ponctuelle actuelle et ouvrir la voie à l'imposition d'une interprétation différente de la disposition par les tribunaux, elle ne permettrait d'assurer ni l'uniformité de l'approche, ni la clarté de l'interprétation des dispositions non dérogatoires, sans compter qu'il n'est peut-être pas réaliste de s'attendre à ce que cette approche jouisse d'un appui solide.
Par contre, si on considère que les droits ancestraux et issus de traités doivent bénéficier d'une protection supplémentaire contre les effets des lois fédérales dans certaines situations, cela soulèverait un certain nombre d'enjeux qui exigeraient un examen approfondi de la part de votre comité et d'autres comités.
Par exemple, faudrait-il offrir cette protection supplémentaire à l'égard de toutes les lois susceptibles de porter atteinte aux droits ancestraux et issus de traités, ou seulement à certains types de lois? Si la protection supplémentaire ne doit s'appliquer qu'à certains types de lois, il faudra établir des critères ou un cadre permettant de déterminer quels types de lois doivent prévoir une telle protection supplémentaire.
La chose semble relativement simple, mais, en réalité, c'est un exercice plutôt complexe. Sous ce débat juridique concernant la formulation d'une disposition d'une loi donnée se cachent des enjeux fondamentaux en matière de politiques. L'approche ponctuelle qu'on privilégie actuellement est difficile à justifier, car elle risque de retarder l'adoption de lois et ouvre la voie à l'adoption de dispositions dont l'incidence n'a pas été convenablement évaluée. L'étude qu'entreprend votre comité est une étape importante pour ce qui est non seulement d'aider à régler cette question en particulier, mais aussi de favoriser la réalisation de l'objectif global de l'article 35, c'est-à-dire la conciliation. Pour ces motifs, nous vous félicitons de mener cette étude et de vous intéresser à cette question.
[français]
Mes collègues du ministère de la Justice et moi serions heureux d'offrir notre aide au comité dans le cadre de son travail à l'égard de cette importante question.
[traduction]
Merci. Nous ferons de notre mieux pour répondre aux questions des membres du comité.
La présidente suppléante : Merci. C'était un exposé complet, et je vois que vous avez suscité l'intérêt des personnes ici présentes.
Le sénateur Andreychuk : Merci de votre exposé. J'ai assisté au témoignage présenté il y a de cela quelques années, et je dois dire que votre façon de faire aujourd'hui m'a rassurée. Vous nous avons montré les deux côtés : vous avez décrit les dilemmes et le contexte dans lequel s'inscrivent les enjeux.
Je suis membre du comité, comme nombre d'entre vous, depuis un bon bout de temps, et je ne peux que convenir du fait que les dispositions de non-dérogation sont élaborées au cas par cas. Je me réjouis du fait que vous ayez mis en lumière le devoir de consultation, car c'est le cœur du problème. Si, à l'égard de certaines lois, on avait tenu compte des préoccupations des Autochtones au moyen de consultations préalables, même si nous aurions peut-être obtenu une loi différente, ou peut-être aucune loi, on entendrait moins de récriminations sur le fait d'être laissé pour compte, moins d'inquiétudes sur l'incidence de ces dispositions, etc. Je crois plutôt qu'on a obtenu l'effet contraire : cela a commencé à inquiéter d'autres intervenants, en particulier dans le domaine des pêches. Quelle est l'incidence de cette disposition, maintenant que vous l'avez ajoutée à la fin? Change-t-elle ce qui a été négocié avec les parties concernées?
Ma question est la suivante : si j'ai bien compris votre exposé, l'intention de la communauté autochtone et des gouvernements — et j'en ai entendu un grand nombre témoigner ici — était non pas d'étendre la protection prévue à l'article 35 au moyen des dispositions non dérogatoires, mais bien plutôt d'insister sur l'application pleine et entière de l'article 35. C'est bien ça? C'est ce que j'ai cru comprendre.
Je n'ai entendu aucun groupe autochtone mettre de l'avant l'idée selon laquelle la disposition de non-dérogation offre la possibilité d'acquérir des droits supplémentaires. La position des groupes autochtones est claire : l'article 35 nous confère des droits, et nous tenons à ce qu'ils soient protégés de façon appropriée.
Ai-je bien résumé votre propos?
M. Saranchuk : Je ne suis pas autochtone, et je ne saurais parler en leur noM. J'avancerais que nous devons toujours partir du principe selon lequel l'article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 énonce les garanties fondamentales à l'égard des droits ancestraux et issus de traités. Il s'agit d'une garantie constitutionnelle qui ne peut être annulée par une loi. De ce point de vue, on estime que la disposition de non-dérogation est inutile sur le plan juridique. Il n'y a pas lieu d'enchâsser de telles dispositions dans les lois, car les droits issus de traités autochtones sont déjà garantis par la constitution, et les tribunaux, les gouvernements et les autres organes doivent respecter ces droits constitutionnels et en tenir compte lorsqu'ils agissent conformément à la loi dont il est question.
En permettant l'enchâssement de telles dispositions — car, bien sûr, ce n'est pas toujours le gouvernement qui ajoute ces dispositions; ce sont les parlementaires, dans certaines situations — le gouvernement, d'après ce que je comprends, veut rappeler aux gens que ces dispositions sont intégrées aux lois lorsque le Parlement ou le gouvernement estimait qu'il était nécessaire de rappeler aux gens que ces droits constitutionnels existent, et qu'il importe de respecter ces droits constitutionnels essentiels. Autrement dit, elles servent de rappels.
Je crois savoir que les peuples autochtones ont parfois demandé que de telles dispositions soient adoptées parce qu'ils tenaient mordicus à ce qu'on tienne compte de leurs droits dans l'application de ces lois et qu'on ne perde pas de vue la place que leur confère la constitution. Lorsque je dis cela, je ne fais que paraphraser les propos tenus par M. William Pentney lors de sa comparution devant votre comité en 2002.
On peut aisément comprendre que les peuples autochtones veuillent qu'on enchâsse dans les lois un rappel de l'importance de leurs droits ancestraux et issus de traités prévus à l'article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982. On peut comprendre qu'ils soient préoccupés par le respect et la protection de ces droits. Bien sûr, du point de vue strictement juridique, il serait tout à fait raisonnable de faire valoir qu'il est inutile de rappeler à tout le monde que ces droits existent. L'article 35 est dans la constitution, on pourrait difficilement lui conférer une position plus solide.
Le sénateur Andreychuk : C'est là l'une de nos difficultés. En intégrant un rappel, nous reconnaissons que nous n'avons pas pleinement reconnu les droit prévus à l'article 35. Vous dites qu'il n'y a pas eu de cas où on s'éloigne de cette position. Je dirais plutôt qu'on a dit que le devoir de consultation compte parmi les droits prévus à l'article 35, si vous me permettez d'exprimer cela en termes non juridiques.
M. Saranchuk : Je vais répondre à la première partie de la question, et je céderai la parole à M. Pryce pour la deuxième.
Je n'ai peut-être pas précisé clairement, dans mon exposé, que, jusqu'à maintenant, aucun tribunal n'a été invité à se pencher sur l'impact d'une disposition de non-dérogation. On trouve 18 dispositions de ce genre dans les lois fédérales, mais les tribunaux ne nous ont pas dit ce qu'elles signifient, et cela explique en partie les préoccupations, et la raison pour laquelle le comité et les honorables sénateurs se penchent sur cette question.
Le sénateur Andreychuk : Je répète que, dans votre exposé, vous n'avez jamais laissé entendre ni mentionné d'autres façons que les tribunaux ne s'étaient pas penchés sur les dispositions de non-dérogation. Ils se sont attachés à l'article 35, car c'est l'article invoqué par le demandeur.
M. Saranchuk : Vous avez raison. En général, une personne ou un groupe autochtone qui veut faire valoir ses droits ne va en aucun temps invoquer une disposition de non-dérogation. Ces personnes ou groupes vont plutôt invoquer l'article 35, car c'est la disposition constitutionnelle qui protège leurs droits. M. Pryce voudrait peut-être dire quelques mots au sujet du droit de consultation, madame le sénateur, mais je me contenterai de vous dire que c'est un devoir important, et que le gouvernement ne le prend pas à la légère.
Charles Pryce, avocat-conseil, Droit des Autochtones et politiques stratégiques, ministère de la Justice Canada : J'ajouterai quelques commentaires aux propos de M. Saranchuk.
Le devoir de consultation est extrêmement important, et c'est pour la Couronne une question d'honneur. Il faut avouer que c'est un fait relativement nouveau du droit. La place précise de ce devoir dans le cadre constitutionnel — il n'est pas décrit à l'article 35, mais il reflète une façon dont les tribunaux interprètent la protection prévue. Il est certainement lié à l'application de l'article 35. Pour ce qui est de déterminer s'il s'agit d'un devoir constitutionnel ou d'une obligation qui va au-delà de la consultation touchant les droits prévus à l'article 35, les tribunaux n'ont pas encore été saisis de ces questions. Je suppose qu'il y a peut-être des divergences de point de vue quant à la portée de ce devoir de consultation. On ne fait que commencer à définir ces enjeux ou concepts.
Le sénateur Andreychuk : Je crois savoir que, dans leurs lois d'interprétation respectives, la Saskatchewan a adopté une disposition de non-dérogation, et le Manitoba en a adopté une aussi, quoique légèrement différente, mais on ne les a pas mises à l'épreuve.
M. Saranchuk : Je crois savoir également que ces dispositions n'ont pas été mises à l'épreuve devant les tribunaux.
Le sénateur Andreychuk : Que penseriez-vous de l'enchâssement d'une telle disposition dans la Loi sur la preuve au Canada ou dans la Loi d'interprétation?
M. Saranchuk : Tout d'abord, laissez-moi préciser que je ne prétends pas être un expert de l'interprétation des lois. Il est peut-être préférable que d'autres représentants du ministère de la Justice soient invités à répondre à cette question. Cela dit, si on précisait clairement qu'il s'agit de dispositions à caractère interprétatif et qu'elles ne visent aucunement à offrir une protection accrue à l'égard de ces droits, alors on pourrait certainement faire valoir, à tout le moins, que cela nous empêcherait de perdre du temps et de l'énergie à déterminer, au cas par cas, si on doit établir des dispositions de non-dérogation, comme c'est le cas à l'heure actuelle.
Comme vous l'avez signalé, sénateur, et comme nous avons tenté de le préciser aussi, la meilleure façon de procéder consiste peut-être à recourir à un processus de consultation qui nous permettrait de prendre connaissance des préoccupations et d'en tenir compte non pas à la fin du processus législatif, mais bien au début.
Je ne suis pas certain de bien répondre à votre question, mais l'une de nos préoccupations au sujet de la disposition de non-dérogation, qu'elle soit enchâssée dans la Loi d'interprétation ou ailleurs, c'est que nous ne croyons pas vraiment à la capacité d'une telle disposition de régler toutes les difficultés et les préoccupations éventuelles dont pourraient faire état les peuples autochtones.
Le sénateur Adams : Je vous ai entendu parler de droits issus de traités et de la disposition non dérogatoire. Quand le Nunavut a réglé sa revendication territoriale, nous avons perdu nos droits issus de traités. Nous n'avons plus de traités, alors nous sommes comme tous les autres Canadiens. Nous sommes préoccupés par les dispositions de non-dérogation, vu l'ampleur des activités d'exploration minière, pétrolière et gazière dans le Nord. Depuis le règlement de nos revendications territoriales, seulement deux de nos projets de loi ont été adoptés par le Parlement. L'un deux concernait l'Office des eaux et les droits de surface, et l'autre, le ministère de la Justice.
Cette disposition de non-dérogation s'applique-t-elle uniquement aux personnes vivant dans les réserves ou dans les régions où les revendications territoriales ne sont pas réglées? Certains règlements sont toujours en cours avec des Premières nations qui luttent toujours pour conclure un accord relativement à leurs revendications territoriales.
Vous avez mentionné les droits de pêche. Le Nunavut jouit de droits au chapitre de la pêche commerciale, mais nous reconnaissons que ces droits ne nous confèrent aucun pouvoir, même si nous réglons une revendication territoriale, car nous n'avons pas de traité. Je suis préoccupé par la disposition de non-dérogation, car le ministre des Pêches et des Océans conserve le pouvoir. Même lorsque les projets de loi sont adoptés, s'il y a une telle disposition, les pêcheries commerciales pourraient revenir et dire qu'elles n'aiment pas le projet de loi. Vous pouvez le changer. Je veux veiller à ce que la disposition de non-dérogation n'ait pas d'effet négatif sur les droits des Autochtones, et à ce que les ministres et les sociétés commerciales ne puissent changer les dispositions de projets de loi promulguées par le Parlement.
Pourriez-vous nous expliquer comment cela fonctionne, entre les Inuits, les revendications territoriales, le Nunavut et le reste du Canada?
M. Saranchuk : Vous soulevez des enjeux concernant le Nunavut. Il est vrai que la revendication globale du Nunavut ne se compare pas aux autres revendications globales. Je crois savoir que le règlement a mené à la création d'un ordre de gouvernement public différent de ce qu'on a vu dans le cadre de l'accord Nisga'a ou d'autres accords relatifs à l'autonomie gouvernementale. Sénateur, vous posez des questions au sujet de la capacité du ministre de faire certaines choses, mais je ne suis pas bien placé pour répondre à de telles questions. Je ne suis pas un expert en la matière.
Toutefois, M. Pryce a peut-être quelque chose à dire sur le sujet.
M. Pryce : J'ai quelques commentaires généraux. Bien sûr, comme vous l'avez dit, il y a la revendication territoriale du Nunavut, qui est un traité, et les droits contenus dans ce traité sont protégés en vertu de l'article 35 de la Constitution, alors toutes les protections constitutionnelles s'appliquent. Je crois savoir que l'élaboration de lois pour mettre en œuvre cette revendication territoriale a fait l'objet de consultations étendues auprès de représentants du Nunavut et des bénéficiaires de traité. Une telle consultation ne mène peut-être pas toujours à un accord sur le contenu d'une loi donnée, mais je crois savoir qu'il y a une consultation constante.
Je me souviens que, à l'instar des autres accords et lois sur les revendications territoriales, il y a une sorte de primauté de l'accord relatif aux revendications territoriales sur une loi incompatible. La loi de mise en œuvre et l'accord l'emportent lorsqu'il y a disparité avec d'autres lois fédérales, alors il y a une hiérarchie régissant l'accord et la loi de mise en œuvre et les autres lois, et on ne peut aisément passer outre à cette hiérarchie en promulguant des lois qui pourraient avoir un effet défavorable sur les droits protégés dans le cadre de l'accord sur les revendications territoriales du Nunavut.
Je me souviens des préoccupations soulevées par une disposition de non-dérogation, une disposition très technique dans le cadre des travaux législatifs touchant les droits de surface. On craignait que cette disposition ne nuise aux Inuits. Finalement, on a abandonné cette disposition.
Le sénateur Adams : Dans notre accord avec le Canada, nous avons deux titres. Il y en a un pour les gens qui tirent leur subsistance des ressources naturelles du Nunavut. L'autre est pour le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien du gouvernement fédéral. C'est pourquoi j'ai un peu de difficulté parfois. S'il s'agit d'activités minières, pétrolières ou gazières, il faut négocier à 100 p. 100 avec les autorités locales, dans la mesure où le secteur visé fait partie du Nunavut, car l'accord sur les revendications territoriales englobe ce secteur. Le territoire du Nunavut fait 1 900 000 kilomètres carrés. À l'heure actuelle, un certain nombre de sociétés ont pris à bail la presque totalité des terres.
Dans le secteur qui entoure Cambridge Bay, des sociétés minières exercent leurs activités sur le territoire du Nunavut. Nous avons établi un partenariat avec ces gens, qui sont propriétaires à 100 p. 100 de cette zone d'exploitation minière — il y a un partenariat entre les gens et les sociétés. Dans le cadre de l'entente conclue, les sociétés doivent dire de quelle façon elles comptent exploiter toute mine qu'elles bâtissent; et elles doivent souscrire une assurance pour couvrir les dommages environnementaux éventuels. Je veux veiller à ce que nous puissions faire cela au Nunavut.
M. Pryce : Dans la mesure où des activités d'exploitation des ressources peuvent avoir lieu sur le territoire visé par les revendications territoriales, je ne suis pas un expert de l'accord sur les revendications territoriales du Nunavut, mais je suppose que de telles activités seraient assujetties à des conditions plutôt exhaustives. Elles s'inscriraient principalement dans le contexte des modalités de l'accord, lequel, comme je l'ai déjà dit, englobe les droits issus de traité, et les tribunaux ont déclaré qu'il s'agit d'accords solennels que le gouvernement est tenu de respecter.
Le sénateur Adams : Nous voulons participer. La seule chose qui m'inquiétait, c'était la possibilité qu'on ne nous consulte pas.
La présidente suppléante : M. Saranchuk a fait valoir que l'Accord sur les revendications territoriales du Nunavut est en soi un traité, de sorte que vous êtes protégé en vertu de l'article 35.
Le sénateur Joyal : Cela va nous rappeler les nombreuses fois où nous avons peiné sur la question de l'impact de la loi sur les droits des Autochtones, qu'il s'agisse de droits issus de traité ou de droits ancestraux.
Nous relançons le processus, et j'aimerais revenir sur Sparrow pour essayer d'en comprendre la portée. À mes yeux, l'évolution de cette question tient vraiment à Sparrow, car cet arrêt a donné au gouvernement l'occasion d'examiner la « portée » de l'article 35.
J'aimerais vous lire quelques extraits de Sparrow. J'ignore si vous avez cette décision avec vous.
M. Saranchuk : Je ne l'ai pas sous les yeux, mais j'ai un résumé.
Le sénateur Joyal : Je ne veux pas vous pousser à répondre; si vous n'êtes pas prêt, je vais comprendre. Je tiens seulement à ce que cela figure au compte rendu, car je crois que c'est important. Cette citation est à la page 1077 de la décision rendue en 1990. Bien sûr, dans Sparrow, on s'intéressait — les sénateurs s'en souviendront — à la question des permis de pêche. Le tribunal a déclaré ce qui suit :
Ces permis de pêche constituaient simplement une façon de contrôler les pêcheries et non de définir des droits sous-jacents. La politique historique de Sa Majesté ne permet pas d'éteindre le droit ancestral existant en l'absence d'intention claire en ce sens ni ne permet en soi de délimiter ce droit. La nature de règlements gouvernementaux ne saurait être déterminante quant au contenu et à la portée d'un droit ancestral existant. La politique gouvernementale peut toutefois réglementer l'exercice de ce droit, mais cette réglementation doit être conforme au paragraphe 35(1).
Et il dit ensuite ce qui suit, à la page 1078 :
La première question à poser est de savoir si la loi en question a pour effet de porter atteinte à un droit ancestral existant.
Enfin, à la page 1079 :
Si on conclut à l'existence d'un objectif législatif régulier, on passe au second volet de la question de la justification : l'honneur de Sa Majesté lorsqu'Elle transige avec les peuples autochtones. Les rapports spéciaux de fiduciaire et la responsabilité du gouvernement envers les Autochtones doivent être le premier facteur à examiner en déterminant si la mesure législative ou l'action en cause est justifiable. Il doit y avoir un lien entre la question de la justification et l'établissement de priorités dans le domaine de la pêche.
Dans votre exposé, vous avez dit que la limite imposée à un droit peut être justifiée, et c'est pour cette raison que vous avez conclu qu'on peut limiter l'application de l'article 35 dans certaines situations. Elle doit satisfaire à ces deux critères, si je comprends bien ce qu'on dit dans Sparrow, à moins que je ne l'aie mal interprété.
La deuxième question est aussi importante que la première. Autrement dit, on ne peut justifier la réglementation de l'exercice d'un droit que si le critère de l'honneur de Sa Majesté est respecté. Le critère de l'honneur de Sa Majesté est aussi important que le premier facteur. Le tribunal dit qu'il doit y avoir un lien entre la question de la justification, c'est-à-dire l'objectif de la loi, et l'établissement des priorités liées aux pêches. En d'autres mots, le gouvernement est tenu de négocier de bonne foi.
C'est de cette façon que j'interprète l'affaire Haida de 2003, que vous avez mentionnée dans votre exposé. Selon moi, elle confirme le propos sur le deuxième facteur dans Sparrow. Cette décision a été rendue 13 ans plus tard — l'affaire Haida a eu lieu en 2003 —, mais, dans Haida, le tribunal tenait à établir l'obligation de négociation et de consultation préalables pour tenir compte des préoccupations éventuelles des peuples autochtones à l'égard de la loi. Le tribunal n'a pas dit qu'il faut obtenir leur accord, mais il dit que, à la lumière du critère de l'honneur de Sa Majesté, vous devez, dans la mesure du possible, commencer par tenir des consultations et négocier un accord. Le tribunal examinera la façon dont la consultation et la négociation ont été menées, et déterminera si la limite imposée aux droits est acceptable.
Je regarde mon collègue, le sénateur Nolin. Il se souviendra que, tout récemment, la Cour d'appel du Québec, concernant une forêt de la Côte-Nord qu'une entreprise privée voulait exploiter, a accordé une injonction aux Autochtones en faisant valoir qu'il n'y avait eu ni consultation ni négociation de bonne foi.
Vous n'êtes pas sans savoir que la négociation va bien au-delà de la simple signification d'un avis pour informer une partie de votre intention de présenter un projet de loi deux mois plus tard. La négociation, c'est bien plus que ça. Selon moi, si nous partons du principe selon lequel, depuis notre dernière rencontre, il y a eu des progrès en ce qui concerne l'interprétation de la portée de l'article 35 par les tribunaux, nous devrions obtenir un protocole de consultation du ministère de la Justice. Quelle est la démarche? En d'autres mots, quelles sont les lignes directrices obligatoires que le ministère de la Justice aurait mises au point et intégrées au processus législatif préalable au dépôt du projet de loi devant le Parlement?
C'est une question que nous pourrions poser au ministère, de la même façon que nous lui demandons si le projet de loi résisterait à un examen fondé sur la Charte, en vertu de l'article 11 — autrement dit, est-ce que le projet de loi respecte l'obligation spécifique et le devoir propres à l'honneur de Sa Majesté, qui doivent être exécutés avant qu'on passe à la promulgation d'une loi?
Je regarde mes collègues ici présents. Les sénateurs Bryden, Andreychuk, Nolin et Fraser et moi-même discutions des modifications du Code criminel relatives à la cruauté envers les animaux. Je crois que vous vous rappellerez tout le mal que nous nous sommes donné à l'égard de cette question. Essentiellement, l'une de nos principales critiques à l'égard du projet de loi présenté à ce moment-là tenait au fait que le ministère de la Justice ne semblait pas vraiment avoir tenté de tenir des consultations et d'en arriver à des solutions concertées.
Devant les nombreux refus opposés au projet de loi par le Sénat, le ministère de la Justice a fini par mettre au point une proposition. Vous avez pris part à cette négociation, mais vous comprendrez que nous tentions d'inciter le ministère à le faire, et je ne crois pas que ce soit la meilleure façon de régler ce problème de lignes directrices. Le protocole et la consultation sont bien intégrés au processus d'élaboration de politique ou de loi. Tôt ou tard, si nous n'arrivons pas à nous entendre sur cette question, les tribunaux devront trancher.
J'ai l'impression qu'il faut clairement établir la portée de Sparrow et circonscrire le cadre de travail afin que nous puissions faire le point sur cette question à la lumière des décisions du tribunal. Selon mon interprétation, il s'agit non pas d'un souhait, mais bien d'une obligation. C'est quelque chose qu'il faut respecter. Nous devrions examiner les affaires. Cela me fait penser à la décision de la Cour d'appel du Québec d'accorder l'injonction. Je me demande si vous vous souvenez du nom des parties. Je ne m'en souviens plus. Je n'ai pas cette décision sous la main. Ce tribunal québécois a appliqué la décision rendue dans Haida.
Nous devons mieux définir cette obligation afin de convenir, à l'égard de l'article 35, d'une approche qui assure les peuples autochtones du fait qu'ils devront se protéger après coup; nous devons tenter de corriger leur perception, d'atténuer leurs craintes et de répondre à leurs questions qui sont demeurées sans réponse.
Que pouvez-vous faire pour nous aider à aller de l'avant dans la préparation de notre rapport? Je songe au rapport que nous devrions présenter au Parlement, ou au moins au Sénat, car c'est le Sénat qui nous a ordonné de procéder à cet examen.
La présidente suppléante : Je tiens à signaler que la Cour suprême du Canada impose désormais un devoir de consultation.
Le sénateur Nolin : Nous vous posons la question à titre de représentants du ministère de la Justice, mais vous agissez également à titre de conseiller juridique auprès du gouvernement ce qui englobe les autres ministères. Je vais donc formuler la question différemment.
Que vous demandent les ministères à cet égard? Est-ce qu'ils vous posent des questions? Est-ce qu'ils vous demandent ce qu'ils devraient faire? Quelles sortes de réponses fournissez-vous à ces ministères? Nous pouvons parler des pêches, de l'énergie, des ressources naturelles et d'autres responsabilités ministérielles.
Lorsque vous agissez à titre de conseillers juridiques du gouvernement, quelles questions vous pose-t-on? Quelles réponses fournissez-vous à ces fonctionnaires qui veulent faire du bon travail? Je présume qu'ils agissent de bonne foi et qu'ils veulent bien faire leur travail. Après tout, qui veut voir sa nouvelle loi contestée devant les tribunaux et annulée par la Cour suprême du Canada et devoir retourner au point de départ?
Je ne dis cela que pour décrire le contexte dans lequel s'inscrit la question du sénateur Joyal.
M. Saranchuk : Il y a beaucoup de matière, et nous ferons de notre mieux pour répondre à vos questions. Je tiens également à signaler, avant de répondre aux questions du sénateur Nolin, que le sénateur Joyal a raison d'affirmer que les critères énoncés dans Sparrow constituent le point de départ, et que le gouvernement doit satisfaire à ces critères. Et je m'empresse d'ajouter que les critères énoncés dans Sparrow ont connu une certaine évolution. En effet, certaines affaires qui ont suivi ont fait avancer les choses.
Le sénateur Joyal : Pourriez-vous dire au comité, aux fins de son examen, comment vous interprétez l'arrêt Sparrow et les autres qui ont suivi? Comment le ministère de la Justice interprète-t-il l'arrêt Sparrow et les critères auxquels il faut satisfaire pour respecter l'article 35?
M. Saranchuk : Je cède la parole à M. Pryce, dont l'expertise à l'égard de l'arrêt Sparrow est bien supérieure à la mienne.
Concernant la question posée par le sénateur Nolin, j'ajouterais que nous fournissons des conseils chaque jour, à titre de représentants du ministère de la Justice, aux autres ministères du gouvernement, concernant leurs droits et responsabilités à l'égard des peuples autochtones. Le gouvernement prend ces droits et responsabilités au sérieux, y compris ce nouveau devoir de consultation, qui a récemment été décrit de façon détaillée par la Cour suprême dans les affaires que j'ai mentionnées.
Le sénateur Nolin : D'après votre réponse, je conclus que vous avez mis au point une sorte de formule, un cadre, un processus, et que vous invitez ces ministères à s'y plier.
M. Saranchuk : Nous interprétons ces arrêts pour les autres ministères du gouvernement, et nous leur prodiguons des conseils juridiques continuels adaptés à la situation qu'ils nous présentent. C'est notre boulot. Chaque situation est différente, comme vous le savez bien. Sur ce, je cède la parole à M. Pryce.
Le sénateur Andreychuk : Il s'agit d'un jugement qui pourrait être remis en question plus tard. Si vous dites que l'expression « en temps opportun » signifie qu'on va leur donner six mois, et que nous allons nous asseoir avec eux et les consulter, encore faut-il déterminer comment on peut veiller à ce que cette consultation soit utile, etc. Avant Sparrow, il n'y avait pas vraiment de critères permettant de déterminer ce qui est juste et ce qui ne l'est pas. On a établi des paramètres généraux.
M. Saranchuk : C'est exact.
Le sénateur Andreychuk : Toutefois, ils ne sont toujours pas éprouvés par les tribunaux.
M. Saranchuk : Il ne faut pas perdre de vue le fait que le droit autochtone, comme vous le savez tous, est vraiment un nouveau domaine du droit, même si les peuples autochtones sont ici depuis la nuit des temps. Ce domaine du droit est relativement nouveau par comparaison au droit constitutionnel, au droit administratif ou au droit criminel, et il y a encore de vastes zones grises à définir. C'est un domaine complexe et changeant, comme vous le savez bien, alors nous allons sans doute recevoir des précisions supplémentaires quant à la nature du devoir de consultation. Cette question continuera d'être soulevée dans diverses situations où, comme l'a déclaré le sénateur Andreychuk, on va demander aux tribunaux de définir ce qui est « utile ».
Je cède donc la parole à M. Pryce afin qu'il fasse toute la lumière sur cette question.
M. Pryce : J'ai bien l'impression que nous sommes sur deux voies ici. D'abord, il y a l'interprétation des critères énoncés dans Sparrow — après qu'un droit établi a été prouvé, et après que l'accusé autochtone ou le groupe autochtone a montré qu'il y a atteinte aux droits, le fardeau de la preuve passe à la Couronne, qui doit justifier cette atteinte. Cette démarche a manifestement lieu à la fin du processus. C'est la sorte de protection que l'article 35 devait fournir, mais cette démarche a certainement lieu à la toute fin, après qu'on a pris des décisions qui, de fait, portent atteinte aux droits.
Ensuite, il y a le devoir de consultation, qui procure vraiment ce que nous pourrions appeler une protection en amont. Cette démarche mise sur la participation adéquate des groupes autochtones afin qu'on prenne des décisions qui évitent la possibilité d'atteinte aux droits. Ce dilemme, d'une certaine façon, existe depuis plusieurs années — comme l'a déclaré M. Saranchuk dans son exposé, on a, faute de consultation, demandé l'adoption de dispositions non dérogatoires, car c'était la seule façon de protéger les droits. Il serait peut-être préférable d'améliorer l'aspect consultatif. Je dois tenter de tenir compte de ces aspects, car ils sont lié, mais néanmoins distincts.
J'aimerais vous décrire où nous en sommes, de façon générale, à l'égard du devoir de consultation. Premièrement, l'arrêt Sparrow a établi le cadre dans lequel s'inscrit l'évaluation de la justification de l'atteinte aux droits, et il est clair que le gouvernement doit satisfaire aux critères établis. Parallèlement, cet arrêt permet d'établir l'équilibre dans le cadre du processus de conciliation des intérêts, dans la mesure où il faut établir l'équilibre entre, d'une part, les droits ancestraux et issus de traités et, d'autre part, les droits et les intérêts des autres Canadiens.
La protection offerte par la Constitution n'est pas absolue. Comme vous l'avez dit, l'évaluation de la justification comporte deux volets : premièrement, il faut que le gouvernement ait de bonnes raisons de limiter l'exercice des droits. Même s'il a de bonnes raisons — dans Sparrow, il s'agissait de conservation —, la façon dont ce motif est appliqué et l'impact sur les droits des Autochtones doivent préserver l'honneur de Sa Majesté et être conformes à son rôle en tant que fiduciaire. Bref, c'est une question d'atteinte minimale, laquelle peut varier d'une situation à une autre.
Le sénateur Joyal : Elle ne variera pas en fonction du droit.
M. Pryce : Quelle que soit la portée du droit, on va se pencher sur l'atteinte minimale du droit exercé sous le régime de la réglementation gouvernementale qui tente de limiter l'exercice de ce droit. Or, cet aspect peut varier selon la situation. On va s'adonner à divers exercices d'équilibrage, selon la situation. Par exemple, dans Sparrow, il s'agissait du droit de pêche ou de subsistance; dans Gladstone, il s'agissait du droit de pêcher à des fins commerciales. Le tribunal a déclaré qu'il ne pouvait accorder la priorité au droit commercial, car ce droit ne serait pas soumis à des limites internes. Il fallait établir l'équilibre entre ce droit et la capacité d'autres groupes d'utilisateurs, y compris les groupes autochtones, d'exploiter la ressource.
Le titre autochtone est un autre type de droit. Encore une fois, le tribunal a mis au point ses critères de justification et les a adaptés à ce droit, comme dans l'affaire Delgamuukw.
Chaque type de droit et chaque type de règlement gouvernemental mettra en cause des facteurs particuliers, de sorte que les critères de justification seront imposés ou appliqués indirectement, selon les circonstances.
Ces commentaires sont très généraux, mais c'est de cette façon que les critères de justification s'appliquent et se sont précisés au cours des années qui ont suivi l'arrêt Sparrow.
Pour ce qui est de la consultation, il y a quelques aspects que j'aimerais soulever. On a demandé ce que fait Justice Canada et quel genre de cadre nous avons établi. Il y a au sein du gouvernement, au-delà du ministère de la Justice, un effort pour mettre au point des cadres et des politiques qui reflètent l'évolution du droit et qui vont peut-être plus loin, des politiques relatives à la consultation. On ne saurait trop insister sur le fait que le devoir de consultation n'en est qu'à ses premiers pas. On n'a pas encore déterminé précisément quelle est la portée de ce devoir et si ce devoir juridique s'applique à l'élaboration et à l'examen de lois destinées à être présentées au Parlement.
Les affaires dont la Cour suprême a été saisie jusqu'à maintenant concernaient non pas la loi, mais bien les décisions administratives prises sous le régime de cette loi. De nombreuses questions sont toujours sans réponse, et il faut que l'ensemble du gouvernement, pas seulement le ministère de la Justice, travaille à élaborer des cadres relatifs à la consultation. Comme on envisage la chose sous l'angle de la législation, ce qui tient davantage aux politiques qu'au droit, ou sous l'angle des décisions prises en vertu des lois, comme les situations propres aux trois arrêts — nation Haida, Première nation de Taku River et Cris Mikisew —, tout porte à croire qu'il est préférable d'offrir une protection en amont, avant qu'il y ait atteinte aux droits ou aux droits revendiqués. Dans Taku et Haida, il ne s'agissait que de cela : empêcher le gouvernement de porter atteinte aux droits; même s'il y avait possibilité de demander des dommages- intérêts après coup, ce n'était pas une formule adéquate.
Le sénateur Joyal : Pourriez-vous revenir nous présenter les lignes directrices que vous avez mises au point à la lumière de décisions rendues par les tribunaux à l'égard du devoir et de l'obligation de consulter? Pourriez-vous nous fournir les lignes directrices que le ministère de la Justice applique ou communique aux autres ministères qui s'intéressent à ces enjeux — par exemple, Ressources naturelles, Parcs Canada, et ainsi de suite —, les lignes directrices à la lumière desquelles le ministère conseille les autres ministères sur la marche à suivre? J'imagine que cela ne se fait pas par téléphone. Il y a sûrement des cadres, des lignes directrices, des instructions et des interprétations que le ministère de la Justice fournit aux autres ministères quant à la façon de se conformer à l'obligation de consulter. Pourriez-vous nous remettre ces documents afin que nous puissions nous pencher sur la question?
La présidente suppléante : Il y a sûrement une sorte de cadre fondamental que vous adaptez en fonction des exigences des divers ministères.
M. Saranchuk : Nous avons un document de base, mais il est toujours en cours d'élaboration, dans la mesure où nous continuons de l'enrichir. Mon impression initiale, c'est que je devrai consulter le sous-ministre de la Justice et d'autres personnes afin de déterminer s'il est possible et souhaitable de produire ce document maintenant. Cela ne veut pas dire que nous sommes réticents à aider le comité, car nous aimerions bien vous aider, mais la prérogative à l'égard de ce document appartient à quelqu'un d'autre, et il ne nous appartient pas de prendre un tel engagement aujourd'hui.
La présidente suppléante : Allez-vous tenter de donner suite à cette demande?
M. Saranchuk : Nous allons remonter la filière, comme on dit, et nous communiquerons ensuite avec vous pour vous dire si nous sommes autorisés à vous montrer ces documents ou s'il y a un autre document que nous pourrions vous montrer. De façon générale, le document-cadre dont vous parlez est largement fondé sur les arrêts mentionnés plus tôt, et aborde ces questions en termes pratiques. Je serais étonné qu'on y trouve quelque chose de secret, mais on se limite à ce que les ministères auraient à faire dans des situations analogues. Ce sera peut-être un peu technique, mais je vais fournir quelque chose au comité.
[français]
Le sénateur Gill : Je suis rassuré car il semble y avoir une bonne piste. Si on essaie de trouver une protection, c'est parce qu'il y a un besoin réel. J'ai souvent discuté avec le sénateur Watt, et d'autres, d'une protection quelconque pour nos droits. Évidemment, la clause de non-dérogation a fait l'objet de discussions et nous nous sommes demandé comment faire pour ne pas s'opposer au projet de loi qui, en général, vise à protéger l'ensemble des droits des citoyens canadiens.
Autant nous étions d'accord avec le projet sur la cruauté envers les animaux, autant cela compromettait les droits traditionnels de chasse, de trappe et de pêche. Comment vivre ensemble convenablement et avoir de bonnes relations? Comment protéger les Canadiens avec de bonnes lois tout en ne compromettant pas nos droits? Nous voulons agir pour l'ensemble des Canadiens. Ce dilemme existe depuis longtemps.
Je pense aux consultations, par exemple, qu'est-ce que cela veut dire au juste quand on parle de consultations dans les projets de loi? Jusqu'où cela va? En 1969, on nous a consultés, entre autres, et dernièrement aussi, sur le projet de loi C-6 — et je veux faire abstraction des gouvernements conservateurs ou libéraux —, et je me souviens que l'ensemble des témoins — et le sénateur Andreychuk étaient là également — qui ont comparu devant le comité étaient contre ce projet de loi, mais nous avons tout de même vu apparaître le projet de loi C-6 au Sénat. Quel est le poids de ces consultations?
Si l'article 35 de la Constitution protégeait de façon sécuritaire les droits, on n'aurait pas besoin de recourir à des clauses de non-dérogation. Une protection convenable nous aiderait à travailler ensemble plutôt que de se retrouver en conflit face aux droits de chacun. Je crois que la possibilité de trouver une solution est là et je pense que nous sommes sur une bonne piste. On ne l'a pas encore trouvée, mais on va peut-être la trouver.
Je tiens à souligner aussi que j'ai constaté avec joie qu'il y a, contrairement à ce qui se faisait dans le passé, un dialogue entre le ministère de la Justice du Canada et les autres ministères. Je pense qu'on peut maintenant évoluer ensemble pour trouver de bonnes solutions. Si la clause de non-dérogation n'est pas la bonne solution, que suggère-t- on à la place?
[traduction]
M. Saranchuk : Vous avez soulevé de très bonnes questions, et je ferai de mon mieux pour y répondre. Pour ce qui est des solutions possibles, je reviendrai à certaines des approches possibles. Je commencerais par dire que la consultation est une démarche possible, de notre point de vue, quelles que soient les autres approches. Nous encourageons la consultation en amont des peuples autochtones dans le cadre du processus législatif. Nous rappelons aux autres ministères que ce sera un volet important dans le cadre de tout processus. D'autres ministères travaillent toujours à s'adapter à ce devoir de consultation, mais nous continuons de leur rappeler toute l'importance de tenir des consultations et de leur signaler que la consultation compte parmi leurs devoirs juridiques.
Pour ce qui est de l'établissement de dispositions de non-dérogation vers la fin du processus législatif, ces dispositions peuvent être abrogées et, par la suite, évitées. Toutefois, si les gens estiment qu'il est absolument nécessaire d'effectuer un rappel — autrement dit, si on estime que l'article 35 n'est pas un rappel suffisant, même s'il fait partie de la Constitution, et qu'il est absolument nécessaire de le signaler encore —, on pourrait enchâsser dans la Loi d'interprétation une disposition selon laquelle il s'agit d'une disposition interprétative.
Si vous me permettez une petite parenthèse, je tiens à signaler que je n'ai connaissance d'aucune autre situation où le gouvernement ou les parlementaires estiment qu'il est nécessaire d'enchâsser dans une loi une disposition visant à rappeler aux gens que la Charte garantit certains droits. Je suppose qu'on pourrait mettre de l'avant divers arguments expliquant pourquoi la situation actuelle existe et pourquoi la question des droits ancestraux et issus de traités est différente. Si on appliquait ce raisonnement à un projet de loi relatif à la sécurité ou à la lutte contre le terrorisme... à ma connaissance, il n'y a aucune disposition prévoyant que le contenu du projet de loi abroge l'article 7 de la Charte ou l'emporte sur lui. Je crois que vous avez raison, nous devons nous demander pourquoi on ressent le besoin d'adopter de telles dispositions à l'égard des peuples autochtones et de leurs droits, mais pas d'autres groupes.
Je tente de montrer que, sur le plan juridique, ces dispositions sont inutiles, car, dans un projet de loi sur la lutte contre le terrorisme, par exemple, je ne crois pas que quiconque avance que l'article 7 de la Charte ou d'autres articles de la Charte ne s'appliquent pas nécessairement, quelles que soient les dispositions de ce projet de loi. Les gens savent que la Charte protège certains droits; ils savent que ces droits existent, et ils savent qu'ils ont des recours en invoquant la Charte.
[français]
Le sénateur Nolin : Votre dernière phrase résume bien le dilemme de notre comité : Autant ce comité aime lire la Cour suprême, l'analyse et les interprétations que les tribunaux donnent aux lois que nous votons, autant il est préoccupé par le devoir qu'ont — c'est presque un devoir, malheureusement — les communautés autochtones canadiennes de recourir aux tribunaux pour faire appliquer leurs droits. C'est cela leur problème.
C'est ce qui m'anime dans ce débat — c'est peut-être illusoire de ma part —, mais comment pourrions-nous mettre en place un mécanisme qui ferait en sorte que les communautés autochtones canadiennes verraient leurs droits reconnus a priori, au-delà de l'article 35 de la Charte? Personne ne conteste l'article 35 — vous le dites vous-même — mais nous ne voulons pas que la réponse facile soit : Vous avez la clause, vous avez la Charte, soulevez vos droits en vertu de la Charte et les tribunaux trancheront. C'est cette dynamique qu'on veut éliminer. Autant on aime lire la Cour suprême, autant on ne veut pas que le recours à la Cour suprême soit le remède, la chirurgie applicable. C'est pour cela qu'on avait des problèmes lors de l'examen des différents projets de loi pour restreindre la cruauté envers les animaux, ce qui nous préoccupait c'était cette fâcheuse réaction qui dit que si vous avez un problème, la cour est là pour vous protéger. La solution serait plutôt une clause, selon moi — et c'est personnel —, une clause statutaire avec un pouvoir réglementaire, qui ferait en sorte qu'un ministère chargé de l'application d'une loi aurait le pouvoir d'établir une réglementation qui assurerait la formation des officiers chargés de l'application de la loi, de les informer des pratiques de chasse, de pêche et de trappe des communautés autochtones canadiennes.
Maintenant, notre préoccupation est-elle illusoire et sont-ils condamnés à recourir aux tribunaux pour la reconnaissance de leurs droits ou devons-nous tenter de prévoir un mécanisme statutaire qui verrait à ce que les droits soient reconnus a priori? Dans l'administration publique, a priori, on ferait respecter les droits des communautés autochtones canadiennes. Voilà notre dilemme : est-ce que c'est illusoire ou est-ce qu'on suit une piste qui est valable?
[traduction]
M. Saranchuk : J'ajouterais à mes commentaires antérieurs que je ne suis pas certain que cette disposition va nécessairement donner ce résultat. Si elle le pouvait, alors je suppose qu'une clause de non-dérogation pourrait le faire — d'ailleurs, l'article 35 de la Loi constitutionnelle pourrait également le faire.
Si nous voulons veiller à ce que les intérêts des Autochtones soient pris en compte dans le cadre de tout projet de loi — car nous parlons, de façon générale, de tout projet de loi qui vous est présenté ou qui est présenté à l'autre endroit —, alors il importe de faire en sorte que les Autochtones participent à toutes les étapes de l'élaboration de cette loi et du processus connexe et qu'on tienne compte de leurs intérêts tout au long de la démarche, au lieu de se borner à croire qu'on peut utiliser cette disposition comme une panacée.
Le sénateur Joyal : Avec le respect que je vous dois, je ne crois pas que cela réponde à la question du sénateur Nolin.
Le sénateur Nolin : Je n'avançais pas qu'une solution universelle allait tout régler.
Y a-t-il un outil réglementaire qui nous permettrait de faire voir aux collectivités autochtones du Canada que les gens qui sont habilités à appliquer une règle générale comprennent leur mode de vie? C'est ça, ma préoccupation. Est- ce que je me fais des illusions, ou avons-nous accès à un tel outil?
Est-ce qu'il est question d'un seul outil? Probablement pas. Nous allons devoir encadrer cela, mais je crois que ça ne se résume pas à une disposition. Je crois qu'il faudrait envisager aussi de réglementer. Nous pourrions donner des consignes aux ministères pour alerter les responsables de l'application de la loi au fait qu'il y a un élément de notre société qui ne vit pas de la même façon que les autres Canadiens et qu'ils ont le droit de le faire.
Le sénateur Andreychuk : Si je comprends bien l'arrêt Sparrow et les autres décisions en la matière — et les rapports avec les Autochtones —, les Autochtones souhaitent être consultés, de façon à pouvoir expliquer leur mode de vie, le sens de ces droits et ainsi de suite, plutôt que d'avoir un organisme gouvernemental qui interprète leurs droits, ce qui a été notre point de départ. Nous leur disons en quoi consistent leurs droits et en quoi ces droits vont les toucher.
Je crois que, avec raison, l'arrêt Sparrow met l'accent sur le droit de consulter qui vient assez tôt pour que les Autochtones puissent expliquer quel sera l'effet d'un projet de loi sur eux, pourquoi c'est important et pourquoi la loi proposée pourrait être structurée de manière à perturber le moins possible la vie des Autochtones — je suppose que ce pourrait même être le cas de mesures qui seraient positives. Par conséquent, je crois que le tribunal a fait valoir avec raison l'obligation de consulter de manière significative, pour que nous puissions non pas parler des Autochtones, mais plutôt les écouter et intégrer leur point de vue.
C'est de cette façon qu'on empêche que les tribunaux deviennent le premier recours; les tribunaux devraient être le dernier recours. Nous devrions empêcher cela au départ. Il me semble que c'est ce qui est dit dans l'arrêt Sparrow.
Le sénateur Bryden : Je crois qu'il y a une différence pour ce qui est des droits inscrits dans la Charte qui s'appliquent aux autres Canadiens; nous n'énumérons pas ces droits dans chacun des textes de loi. Je crois que l'obligation fiduciaire de l'État envers les peuples autochtones, prend ou devrait prendre, une forme prospective ou proactive. L'État a une obligation fiduciaire envers les peuples autochtones, cela a été écrit partout; cette obligation existe, quoi qu'il arrive. Cela nous aiderait à accomplir justement les choses dont il a été question ici.
Un des grands problèmes auxquels font face les Autochtones, s'ils se fient à la Charte pour faire valoir leurs droits, c'est que le chemin qui mène à la Cour suprême du Canada est long et qu'il coûte cher. Nombre sont ceux qui préféreraient payer et encaisser le coup, plutôt que d'emprunter une voie exaspérante.
C'est presque un retour vers le futur, peut-être, mais nous nous heurtons constamment à cela. Le sénateur Watt, le sénateur Adams et le sénateur Gill savent de quoi je parle. L'État a une obligation fiduciaire à remplir. Si nous souhaitons modifier les règles du jeu pour les gens en question, nous devons prévoir les problèmes qui vont se présenter — et non pas dire : « Nous choisissons cette voie; si vous avez un problème, trouvez-vous un avocat et allez invoquer l'article 35 devant le tribunal. » Je crois vraiment que, dans une telle situation, c'est un autre devoir auquel on s'attend de la part de l'État.
M. Saranchuk : Je pourrais peut-être revenir aux observations que j'ai formulées plus tôt et ajouter une chose que j'aurais dû mentionner à ce moment-là en ce qui concerne l'analogie qui est faite ici entre les droits issus de la Charte et les droits ancestraux et issus de traités. L'analogie vise à faire ressortir les mécanismes qu'il serait possible d'invoquer et pourquoi, à nous inciter à réfléchir.
Je veux préciser une chose : les droits issus de la Charte ne sont pas comme les droits ancestraux et issus de traités, pour diverses raisons d'ailleurs. Je vais en nommer quelques-unes, comme Mme Beckton l'a fait avant. Pour commencer, les peuples autochtones sont les premiers habitants du pays et ont, de ce fait, des droits particuliers. Nous devrions tous en être conscients, et je peux vous assurer que je le suis, tout comme le ministère de la Justice.
Outre cela, il importe de signaler que ces droits ne sont pas universels. Les droits issus de la Charte sont plus universels que les droits ancestraux et issus de traités. Pour le meilleur ou pour le pire, les droits ancestraux et issus de traités portent sur des lieux et des faits particuliers et doivent reposer sur des éléments de preuve historiques. Ils sont différents de ce point de vue là aussi.
J'ajouterais quelque chose à mes observations... même si je parlais au plan juridique, pour voir le mécanisme des articles et des raisons, mais je veux tout de même reconnaître qu'il existe des différences fondamentales entre les ensembles de droits en question, qui mériteraient bien de recevoir une attention particulière d'une manière ou d'une autre. Bien entendu, c'est ce que le comité et les honorables sénateurs étudient.
Je crois que M. Pryce a des observations à formuler concernant certaines des questions qui ont été soulevées en rapport avec le devoir de consulter. Je vais lui laisser la parole.
M. Pryce : Oui. L'ensemble des observations paraîtra peut-être décousu, mais j'essaie de répondre à certaines des questions et des observations formulées par les honorables sénateurs.
Quant à savoir à quel point il faut se fier aux tribunaux, les tribunaux ont souligné clairement que la négociation des revendications territoriales des Autochtones est la voie de prédilection. C'est un processus très important. D'une certaine façon, les notions comme le devoir de consulter que les tribunaux ont mis au point représentent une sorte de tremplin vers la négociation; en attendant que les négociations soient entamées ou parachevées dans certains cas, il peut y avoir l'obligation de consulter. Cela s'inscrit dans un processus continu, dans la négociation, dans un plan global de conciliation.
La deuxième observation que je souhaitais formuler est la suivante : j'entends dire que l'obligation devrait être prospective, qu'il nous faudrait être proactifs.
Une des difficultés qui se présente, du moins à l'étape où nous en sommes de l'évolution du droit, c'est que la portée des droits autochtones, et même des droits issus de traités, et particulièrement des droits issus de traités historiques, reste à élucider. Dire qu'il nous faut reconnaître et mettre en œuvre pleinement les droits issus de traités chez les Autochtones est une chose, connaître l'étendue des droits en question en est une autre.
D'une certaine façon, en rapport avec cela, on est venu à se demander si une disposition de non-dérogation ne serait pas utile, en présumant qu'elle aurait pour effet de limiter ou d'exclure, d'empêcher une loi d'avoir des effets délétères sur les droits ancestraux ou issus de traités. Je ne suis pas sûr qu'on arrive vraiment à éliminer, à régler ou à éviter les cas litigieux, car il y aura toujours des causes et des problèmes qui surviendront : tout dépendrait de l'étendue des droits. On éviterait peut-être la question de savoir s'il y a eu empiétement sur les droits ou si cela se justifie, mais il reste encore à déterminer l'étendue des droits en question.
Enfin, à propos de la consultation, je crois que c'est le sénateur Nolin qui a soulevé la question du mécanisme légal. La consultation n'est pas vraiment un mécanisme qui est prévu dans la loi. C'est une mesure vers laquelle les tribunaux nous ont orientés, pour que nous puissions prévoir les coups en ce qui concerne la protection des droits et les droits revendiqués. Bien entendu, la consultation est un outil de travail précieux. Je ne sais pas comment on ferait pour prévoir cela dans une loi. Je crois que vous avez abordé là certaines des grandes questions qui entrent en jeu.
Le sénateur Nolin : Je vais vous donner un exemple de ce à quoi je pensais. Revenons à la question de la cruauté envers les animaux. Les policiers sont habilités à sanctionner les nouvelles infractions prévues dans le Code criminel, partout au pays. Les zones du Canada où se trouvent les communautés autochtones font partie du territoire en question. J'aimerais que le règlement prévoie le pouvoir d'organiser, de structurer, de mettre en place des mécanismes au sein de l'administration du gouvernement du Canada — des outils de travail. Le pouvoir de préparer les outils de travail en question, le pouvoir d'informer les policiers, qui seront appelés à appliquer la loi dans ces zones-là du Canada... leur signaler qu'ils ne se trouvent pas à l'angle des rues Peel et Ste-Catherine, disons, mais qu'ils se trouvent plutôt à Iqaluit, dans le Nord du Canada, là où il faut interpréter la loi différemment — c'est ce que j'ai à l'esprit.
J'invoque un exemple qui me paraît proactif, pour songer a priori — cela veut dire d'adopter des mesures pour empêcher qu'advienne ce que nous ne souhaitons pas voir, soit une application totalement aveugle de la loi : « Non, vous avez enfreint la loi; vous n'êtes pas obligé de tuer cet animal de la façon dont vous vous y prenez. »
C'est l'exemple que j'ai à l'esprit : il s'agit non seulement de consulter, mais aussi de cultiver une attitude, une approche. La consultation, à mes yeux, c'est commencer à comprendre qu'il pourrait y avoir un problème. Le résultat de la consultation en question n'est pas un veto; cela ne veut pas dire que la négociation doit conduire à une entente. Tout de même, l'administration tout au moins — les dirigeants du Canada pour ainsi dire — sait que l'application d'une loi particulière à certains endroits au pays peut poser un problème. La loi devrait habiliter les gens à organiser la mise en œuvre des dispositions législatives de manière à éviter les affrontements en question. C'est ce que j'ai à l'esprit.
M. Pryce : Certes, voilà une idée qui est très intéressante et qui pourrait être précieuse. Cela évoque chez moi le fait qu'il s'agit de bien plus qu'une disposition de non-dérogation, que cela figure dans une loi ou non... les consignes sur la mise en œuvre d'une loi. Cela évoque le fait que les choses ont été faites très différemment dans ce cas. Je ne me rappelle pas les dispositions précises du Code criminel dont il s'agit, mais il y a des dispositions à cet égard. C'est un exemple qui porte non pas sur les droits prévus à l'article 35, mais sur une reconnaissance du fait que les différences culturelles ou les différences sociales méritent d'être prises en considération. Cela s'est fait en partie, et c'est la loi.
M. Saranchuk : J'ajouterais à cela, après avoir entendu l'exposé de Mme Beckton : je crois que vous avez tout à fait raison quand vous dites qu'il faut une évolution culturelle dans certaines situations et c'est là où vous voulez en venir, je crois, et qu'il faut essayer de trouver des façons de rappeler aux gens qui ont appliqué la loi sur le terrain même la meilleure façon de s'y prendre. De mon point de vue à moi, je crois que vous avez trouvé quelque chose d'intéressant... mais l'application sur le terrain même, ce n'est pas du tout la même chose. Tout de même, je crois que c'est une approche qui est tout à fait valable et qui se situe en dehors des limites de la disposition de non-dérogation, ce qui me paraît excellent.
La présidente suppléante : Cela s'applique à la disposition de non-dérogation.
Le sénateur Joyal : Je ne crois pas que ça se situe en dehors des limites.
Je m'en tiens rigoureusement à la voie tracée par le sénateur Nolin : l'obligation de consulter, de la façon dont j'interprète les arguments de la Cour suprême du Canada, consiste non seulement à dire aux gens : nous allons légiférer sur tel sujet d'intérêt public, mais aussi : nous avons l'intention de légiférer, et voici les conséquences. Les responsables ont l'obligation de négocier de manière à perturber le moins possible la vie des gens, comme le sénateur Andreychuk en a fait mention. Pour négocier dans le contexte — et voici la suggestion du sénateur Nolin —, la mise en œuvre de la loi fait partie de la définition du champ d'action de la loi. Cela ne se situe donc pas en dehors des limites de la notion; à mes yeux, c'est à l'intérieur des limites de la notion, si nous voulons nous entendre sur les résultats de la loi. Il faut s'entendre non seulement sur la rédaction du texte de loi; il faut négocier également la manière dont la loi sera mise en œuvre pour répondre à l'objectif qui y est fixé, et permettre que se réalisent les conditions dans lesquelles les Autochtones peuvent vivre et prospérer au pays.
Cela fait partie du contexte où ces lignes directrices doivent être élaborées.
La présidente suppléante : Honnêtement, sénateurs, nous allons devoir réinviter ces messieurs : ce sont de très profondes questions que nous soulevons. Nous allons avoir besoin de plus en plus d'information. Nous allons avoir besoin d'échanger encore plus.
Le sénateur Watt : Je tiens à vous remercier de dire très clairement la façon dont vous percevez les choses. C'est utile, car depuis que je commence à étudier cette disposition de non-dérogation, je vois qu'il y a une ouverture quant à l'idée de trouver une solution à ce problème particulier. J'apprécie vraiment ce fait, et je tiens à ce que vous le sachiez. Il n'est pas facile d'essayer d'intégrer des composantes ethniques à une loi.
Nous avons beaucoup de défis à relever, si nous voulons commencer à nous engager à adopter des lois où il n'y a pas de dispositions de non-dérogation. Cela veut dire qu'il faut être très ouvert à l'idée d'explorer un grand nombre d'aspects différents du dossier. Par ailleurs, il faut en connaître les tenants et les aboutissants. Je n'ai pas à vous dire que vous possédez tout à fait cette matière juridique. Vous ne possédez pas forcément toutes les connaissances voulues sur notre mode de vie et notre manière de nous conduire quotidiennement, la façon dont nous nous sommes efforcés de survivre au fil des ans.
Je tiens à souligner un domaine où j'ai acquis une certaine expérience au cours des 23 dernières années. D'abord, il n'a pas été facile d'essayer de composer avec une disposition de non-dérogation chaque fois qu'un texte de loi est proposé de l'autre côté. Dans un tel cas, le temps alloué n'est jamais suffisant. Le côté politique des choses essaie toujours de prendre les rênes de la situation. L'esprit sectaire prend le dessus, et on perd de vue la question en jeu et, pour cette raison-là, il est très important de bien définir le cadre d'action. Tout au moins, nous saurions de quoi il retourne.
Dans le domaine de la consultation, parfois, en tant que parlementaire... connaître intimement la question, savoir quel est le problème, savoir ce que devrait être la réponse, se faire dire par un autre parlementaire — de la Chambre des communes ou du Sénat — nous avons déjà consulté vos dirigeants, votre organisme national, Phil Fontaine. Combien de fois s'est-on servi de cette excuse pour me mettre hors d'état d'agir au fil des ans? Souvent. Quel est le rôle d'un parlementaire? Cela consiste à examiner attentivement un projet de loi. C'est notre spécialité, notre expertise.
Êtes-vous en train de me dire que, dans la mesure où vous consultez le dirigeant, le chef national d'un organisme comme l'APN, par exemple, que cela est suffisant, même si j'ai repéré un problème ici dans le projet de loi. Ça ne devrait pas être le cas. Vous devez prendre cela en considération.
Autre question qu'il faut prendre en considération : quoi faire dans les cas où la loi est déjà adoptée, où elle s'applique. Je prendrai pour exemple le projet de loi C-5 — qui est maintenant une loi. Les groupes de défense des droits des animaux ont fait des pressions pour que ce projet de loi soit adopté immédiatement, et les choses se font ainsi, indépendamment de tout le reste. Personnellement, et je parle au nom de mon peuple aussi, je vis cette situation tous les jours en ce qui concerne le béluga. Nous avons un gros problème. D'une certaine façon, lorsque le responsable de l'exécution de la loi arrive, habituellement par hélicoptère, et parvient à trouver la personne qui a chassé un béluga en particulier — une communauté en particulier peut ne pas savoir que le quota global a été atteint. La personne en question reçoit une amende. Nous avons déjà neuf personnes qui sont accusées. Elles doivent aller devant le tribunal en juin 2007.
C'est un exemple merveilleux de la chose. Que faire d'une loi qui est déjà une loi? Que faire dans un tel cas? Même s'il y a des consultations, les mécanismes intégrés aux aspects réglementaires de ce que vous demandez... ça ne fonctionne pas. J'ai le regret de dire que, si ça ne fonctionne pas, c'est surtout en raison des hommes politiques, ceux qui prennent les décisions, qui ne consultent pas les dirigeants des communautés, les gens qui savent de quoi ils parlent. Les gens qui s'entretiennent avec ces gens sont consultés par les scientifiques. Ils ne sont pas habilités à modifier la loi ni à signaler à leurs supérieurs que la loi en question ne fonctionne pas. Dire que la loi ne fonctionne pas ne relève pas de leur responsabilité pas plus que c'est dans leur intérêt. Nous avons un problème à cet égard aussi.
Pour revenir à la question de la nécessité d'établir un cadre, voilà un bon point de départ. Je ne dirais pas que c'est une panacée, mais si nous nous engageons dans cette direction, si nous prenons ce chemin, nous aurons une idée claire de ce qu'il faut faire pour avoir en place le cadre voulu au ministère de la Justice. Personnellement, en tant que parlementaire, je serais nettement plus à l'aise avec cela. Au fil des ans, j'ai ressenti à cet égard les pressions du ministère de la Justice, qui n'interprète pas l'article 35 et l'article 25 comme je le fais moi-même.
J'en suis conscient : intégrer une composante ethnique à une loi n'est pas une chose facile. Si nous mettons cela dans le cadre, je n'arrive pas à même commencer à savoir ce que ça pourrait représenter. C'est un domaine très compliqué, et nous devrions comprendre cela, mais ça ne veut pas dire que nous ne devrions pas l'envisager ni essayer d'en arriver à quelque chose de significatif. Je me demandais même si vous alliez dire la même chose. J'entends cela depuis plus de 23 ans.
Quant à savoir si un droit est un droit, si les droits sont absolus ou non, ou quelque chose qui se situe entre les deux, cela m'inquiète. De mon point de vue à moi, les droits qui ont été négociés, les droits qui ont été inscrits dans la Constitution, si larges qu'ils puissent être, demeurent intacts tant que ces questions n'ont pas été réglées. Nous ne devrions pas essayer d'interpréter la loi... comme pour la disposition de non-dérogation. C'est ce qui me préoccupe depuis un certain temps : m'assurer qu'il y a une protection. Ces mots-là ont été ajoutés à la disposition de non- dérogation. Cela n'a jamais existé à l'article 25. En lisant le passage en question, d'après l'interprétation juridique que j'en fais et le fait que j'ai été assisté par des spécialistes du droit de l'extérieur, et aussi de l'intérieur... c'est une arme à double tranchant. Cela veut dire que la question se trouvera de nouveau devant la Cour suprême, que le droit existe, mais que ce ne sont pas des droits absolus. C'est peut-être le cas, un processus... à moins de négocier pour régler la question, ces droits demeurent des droits, dont l'issue est à régler.
La présidente suppléante : Avez-vous quelque chose à dire à propos de la nécessité de communiquer à laquelle le sénateur Watt a fait allusion?
M. Saranchuk : Je crois que le sénateur Watt a soulevé plusieurs points très importants. J'en ajouterais quelques-uns. Premièrement, et je ne souhaite pas du tout refiler le problème à quelqu'un d'autre, mais ce n'est pas toujours le ministère de la Justice qui se prononce sur ces dispositions. Il appartient aux autres ministères de déterminer le degré de protection qu'ils souhaitent accorder à ces droits ou l'interaction entre ces droits et le texte de loi particulier qui relève d'eux. Ils doivent se demander si l'article 35 protège adéquatement les droits en question ou si, au contraire, il faut inscrire dans une loi des dispositions supplémentaires pour les protéger. Ce sont des questions qui s'adressent aux sénateurs et aux gens qui se trouvent à l'autre endroit aussi, en ce qui concerne tous les cas précis qui surviennent. Cela me paraît être un bon point.
Quant à ce qu'on fait valoir à propos des droits et de leur nature absolue, j'ajouterais simplement que ce sont des droits constitutionnels. Ils sont protégés à l'article 35. C'est une très bonne protection. C'est seulement dans des cas limités que l'interférence à leur égard est possible et souhaitable, et nous en avons parlé en ce qui concerne l'arrêt Sparrow. Pour le meilleur ou pour le pire, tous les droits au Canada, tous les droits constitutionnels, ne sont pas absolus — et ils ont pour contrepoids d'autres droits et des intérêts contradictoires, et c'est là un aspect fondamental de notre régime constitutionnel au Canada. Cela ne vise en rien à diminuer l'importance des droits en question, qui sont importants pour les raisons que j'ai exposées tout à l'heure, ni pour nier le fait que les peuples autochtones sont les premiers habitants du pays. Il n'y a là-dessus aucun doute; les Autochtones ont des droits constitutionnels particuliers que d'autres Canadiens n'ont pas. C'est ce que l'article 35 vise à faire, et c'est ce qu'il fait.
Le sénateur Watt : Au point où nous sommes rendus aujourd'hui, et pour savoir si ce sont des droits absolus ou non, diriez-vous qu'il importe que nous, en tant que parlementaires, envoyions à la Cour suprême du Canada le bon message à ce sujet? Nous ne voulons pas formuler cela de telle sorte que les droits seraient remis en question avant que la question ne soit réglée. Je ne sais pas si ce que je dis est très clair. En tant que juriste, êtes-vous d'accord avec moi quand je dis que, suivant la manière dont nous décidons de régler la question, nous pourrions facilement prendre un mauvais virage et donner le mauvais message à la Cour suprême du Canada? Pourquoi négocier quelque chose si cette chose doit rester en suspens? Pourquoi les droits existeraient-ils si cela demeure en suspens? À mes yeux, c'est un droit absolu jusqu'à ce que la question se règle soit par la négociation, soit par la conciliation.
Me suis-je exprimé clairement? Je suis en train de dire qu'il ne faut pas choisir une interprétation avant d'avoir réglé la question.
M. Saranchuk : Je comprends ce que vous dites. Pour ce qui est de votre argument au sujet de la Cour suprême du Canada, si nous appliquons cela aux dispositions de non-réglementation, disons que les membres de la Cour suprême ont eu une réflexion très nuancée. Leurs connaissances juridiques sont nettement supérieures aux miennes. Tout de même, je ne suis pas sûr qu'ils aient besoin de voir une disposition de non-dérogation pour savoir que les droits ancestraux et issus de traités sont protégés en application de l'article 35. Cet article-là constitue une importante forme de protection constitutionnelle.
Le sénateur Watt : Il y a peut-être des gens qui ont davantage d'expertise juridique que vous en avez, mais vous êtes jeune. Vous êtes, vous et les autres comme vous, les leaders de demain. Vais-je commencer à prendre conscience du fait que mes enfants vont probablement s'engager dans la bonne voie étant donné vos idées et votre compréhension du droit dans la société moderne, et à plus forte raison du régime colonial? Vous n'êtes pas obligé de répondre.
La présidente suppléante : Ces messieurs nous ont donné une liste de quatre dispositions de non-dérogation qui figurent actuellement dans des lois fédérales ainsi que les projets de loi particuliers où elles se trouvent. C'est présenté dans les deux langues officielles. Nous en aurons tous un exemplaire.
Le sénateur Joyal : J'ai une question qui fait suite au point fondamental exprimé par le sénateur Bryden concernant l'obligation fiduciaire de l'État. Pour faire avancer notre étude, pourriez-vous revenir nous donner l'interprétation que donne le ministère de la Justice aux décisions des tribunaux où il est question de la définition et de la portée de l'obligation fiduciaire de l'État? Je songe à l'arrêt Delgamuukw, où le tribunal détermine la responsabilité de l'État en ce qui concerne les questions touchant les Autochtones.
M. Saranchuk : Nous serons probablement capables de vous donner quelques éléments d'information à ce sujet dès aujourd'hui. M. Pryce connaît bien la question de l'obligation fiduciaire et il voudra peut-être énumérer les situations où cela s'applique. Les arrêts Guerin et Sparrow sont les deux sources principales.
Le sénateur Joyal : À moins que vous ne souhaitiez préparer un mémoire. Ce serait mieux pour nous.
La présidente suppléante : Le Sénat siège d'ici moins d'une heure; je préférerais donc que vous prépariez à notre intention un mémoire sur ce sujet.
M. Saranchuk : Oui.
M. Pryce : Évidemment, nous sommes prêts à aider le comité dans toute la mesure du possible. Quant à savoir ce que nous pouvons préparer au juste, nous allons le voir en temps et lieu, mais nous allons essayer de vous aider le plus possible.
M. Saranchuk : Nous pouvons certes revenir et avoir une plus longue discussion sur l'obligation fiduciaire, si c'est ce que souhaitent mesdames et messieurs les sénateurs.
Le sénateur Joyal : Ce serait utile.
Le sénateur Gill : J'ai une question pour la présidente. Il y a quelques mois, vous avez commencé à étudier l'harmonisation entre le Code civil et la common law et les droits ancestraux. L'étude est-elle toujours en cours? C'est un grand défi à relever.
La présidente suppléante : C'est un projet qui est en cours au ministère de la Justice, et je présume que ses représentants viendront comparaître devant le comité un jour en rapport avec un projet de loi à cet égard.
M. Pryce : Pour être franc, je ne suis pas au courant de ce projet.
Le sénateur Joyal : Je crois que nous allons devoir nous tourner vers le ministère à ce sujet.
[français]
Le sénateur Nolin : Pour rejoindre la préoccupation du sénateur Watt, nous devrons examiner la question des lois déjà existantes. Existe-il un répertoire des lois fédérales qui mériteraient d'être réexaminées pour régler le problème qui nous préoccupe?
Si une telle liste existe, j'aimerais l'avoir. Nous pourrions recommander cette approche acceptée par une décision politique de donner instruction au ministère de la Justice, il y a plusieurs années, de commencer à colliger un lexique qui verrait à harmoniser le droit civil et la common law dans les textes législatifs fédéraux. Travail ardu, qui a nécessité une décision politique à un moment donné et que nous recommanderons, afin de regarder vers l'avenir mais aussi le passé, et de tenter une harmonisation.
Le sénateur Gill : En incluant les droits autochtones.
Le sénateur Nolin : Surtout!
[traduction]
Y a-t-il une liste des lois du Canada qu'il faudrait faire vérifier par les personnes qui ont l'expérience nécessaire, celles qui ont été contestées devant les tribunaux? Le Ministère applique-t-il son expertise à une analyse prospective visant à savoir s'il nous faudrait harmoniser le droit actuel et le nouveau cadre pour respecter les droits de nos collègues et citoyens autochtones?
M. Saranchuk : Voilà une très bonne question. Je peux dire moi-même qu'il n'existe aucune liste, aucun vocabulaire du genre à ma connaissance. La seule liste que nous ayons, celle que nous avons apportée aujourd'hui, comme la présidente l'a dit, c'est une liste des dispositions de non-dérogation qui existent dans les lois actuelles.
Le sénateur Nolin : Nous irons dans l'autre sens.
Le sénateur Joyal : Pour être franc, nous allons devoir nous attaquer de nouveau à la question du contexte du cadre de l'harmonisation de la common law et du Code civil, et définir les paramètres touchant le droit coutumier des Autochtones. C'est ce que nous devons faire d'abord et avant tout, avant de formuler une recommandation visant à promouvoir davantage le droit autochtone.
La présidente suppléante : Merci beaucoup d'être venus témoigner, messieurs. Vous nous aidez beaucoup, au moment où nous reprenons cette étude continue.
Je tiens aussi à souhaiter la bienvenue à notre nouvelle greffière au comité. Shaila Anwar sera avec nous pour quelque temps.
La séance est levée.