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Délibérations du Comité sénatorial permanent des
Affaires juridiques et constitutionnelles

Fascicule 24 - Témoignages du 29 mars 2007


OTTAWA, le jeudi 29 mars 2007

Le Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles, saisi du projet de loi S-4, Loi modifiant la Loi constitutionnelle de 1867 (durée du mandat des sénateurs), se réunit aujourd'hui 10 h 50 pour étudier ledit projet de loi.

Le sénateur Lorna Milne (vice-présidente) occupe le fauteuil.

[Traduction]

La vice-présidente : Honorables sénateurs, nous avons quorum. Je tiens à saluer ceux et celles qui suivent ainsi les travaux du Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles. Nous poursuivons aujourd'hui notre examen du projet de loi S-4, Loi modifiant la Loi constitutionnelle de 1867 (durée du mandat des sénateurs). Ce projet de loi comporte une seule disposition prégnante qui modifierait l'article 29 de la Loi constitutionnelle. Cet amendement limiterait à huit ans la durée du mandat des sénateurs qui, actuellement, occupent leurs fonctions jusqu'à leur retraite à 75 ans. Le mandat pourrait être reconduit. Comme c'est le cas actuellement, les sénateurs continueraient à être nommés par le premier ministre.

Le projet de loi S-4 a été introduit au Sénat le 30 mai 2006. Un comité sénatorial permanent a été institué par le Sénat le 21 juin 2006 pour en étudier l'objet ainsi que d'autres questions intéressant la réforme du Sénat. Le comité spécial a entendu 26 témoins, parmi lesquels le premier ministre du Canada, qui est venu déposer devant lui le 7 septembre et qui a déclaré à l'occasion que ce projet de loi représentait « une réforme modeste mais positive pour le Sénat ».

Notre comité commence donc ses travaux fort de certains atouts notables qui devraient l'aider à faire diligence. Nous avons en effet pu prendre connaissance du témoignage des experts qui ont comparu devant le comité spécial dont le compte rendu des séances a été distribué aux membres. Le comité a également pu profiter du rapport du comité spécial qui offre un excellent examen général ainsi qu'une analyse pointue des questions de réformes que sous-tend le projet de loi S-4. Pour ceux et celles que cela intéresserait, le rapport peut être consulté sur le site Web du Sénat en passant par le lien qui donne accès au Comité spécial du Sénat sur la réforme du Sénat. Enfin, notre comité peut s'appuyer sur les débats approfondis auxquels la Chambre haute s'est livrée à la fois au sujet du projet de loi et du rapport du comité spécial.

Le projet de loi S-4 a été à l'ordre du jour du Sénat pendant 110 jours de séance étalés sur près de 11 mois. Pendant ce laps de temps, un travail très utile a été abattu. Notre comité a donc décidé de servir de ce travail au lieu de le reprendre, de sorte que, exception faite de quelques témoins qu'il va entendre, il va plutôt utiliser les témoignages qui ont été donnés par les experts qui ont comparu devant le comité spécial, sans reconvoquer ceux-ci.

Nous avons tablé sur ces témoignages ainsi que sur d'autres travaux qui ont déjà été effectués afin de resserrer notre champ d'étude et le limiter à deux contentieux toujours en suspend. Le premier est la constitutionnalité du projet de loi. Le Parlement peut-il en effet modifier la constitution pour donner un nouveau mandat aux sénateurs sans faire intervenir les provinces? Le second contentieux est la durée du mandat, huit ans. Un mandat de huit ans reconductible serait-il le meilleur choix possible pour le Sénat?

Nous avons donc ciblé ainsi l'examen que nous faisons du projet de loi, et nous avons obtenu un délai plus long pour entendre des témoins et nous permettre ainsi de bien faire notre travail. Cela devrait nous permettre de donner à cet important projet de loi toute l'attention rigoureuse que les citoyens attendent de nous. Nous allons pouvoir travailler efficacement et avancer promptement afin de pouvoir nous saisir d'autres projets de loi dont le comité est également saisi.

Je vais maintenant passer à l'ordre du jour du comité, en l'occurrence l'audition du premier d'une série de témoins qui ont accepté de comparaître devant nous. Je salue donc le professeur Errol Mendes de la Faculté de droit de l'Université d'Ottawa. Le professeur Mendes a enseigné, il a fait de la recherche, il a agi comme consultant et il a énormément publié dans le domaine du droit commercial international, de l'éthique, du droit constitutionnel et de la législation sur les droits humains. Il est le rédacteur en chef de la plus importante revue canadienne consacrée au droit constitutionnel, la Revue Nationale de Droit constitutionnel. Il a signé ou cosigné cinq ouvrages dont le texte de référence en matière de droit constitutionnel qu'il a copublié avec le sénateur Beaudoin, lui-même ancien président du Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles. Ce texte a pour titre La Charte canadienne des droits et libertés, troisième édition, Carswell, 1996. Le professeur Mendes est souvent invité comme conférencier et chroniqueur en matière d'équipe commerciale internationale, de droit constitutionnel et de droits humains aussi bien au Canada qu'ailleurs dans le monde. Il a plusieurs fois été invité à soumettre des mémoires au Parlement du Canada, et il a fait fonction de conseiller en la matière auprès du gouvernement canadien.

Professeur, vous êtes encore une fois le bienvenu. Cela fait déjà plusieurs fois que vous comparaissez devant nous. Allez-y, je vous prie.

Errol P. Mendes, professeur, Faculté de droit, Université d'Ottawa, à titre personnel : Je vous remercie. C'est pour moi un grand honneur de pouvoir ainsi comparaître devant votre comité pour l'entretenir de cet important sujet.

Le projet de loi S-4 est essentiellement un projet de loi comme les autres, ou encore une tentative de genèse d'une loi du Parlement comme les autres. L'assise de notre cadre constitutionnel est que ce genre de projets de loi doit être conforme aux éléments écrits, mais également, ce qui est tout aussi important, aux éléments non écrits de notre cadre constitutionnel. Un volet important de cette partie non écrite de notre constitution est l'affirmation, par la Cour suprême du Canada, de la notion de privilège parlementaire.

En la matière, l'arrêt faisant autorité date de 1993. Il s'agit de l'arrêt rendu par la Cour suprême dans la cause New Brunswick Broadcasting Co. c. Nouvelle-Écosse, dans laquelle la Cour suprême a soutenu que le privilège parlementaire de la Chambre des communes et du Sénat, qui font partie d'un ensemble de pouvoirs et de privilèges, était essentiel et nécessaire au bon fonctionnement des organismes législatifs et faisait partie intégrante de la plus haute loi du Canada, la Constitution.

Il est donc clair que toute tentative de réformer le Sénat au moyen d'une loi ordinaire doit veiller à n'enfreindre aucun des privilèges parlementaires du Sénat. En effet, une telle infraction exposerait ladite loi ordinaire à l'annulation pure et simple en vertu de la clause de suprématie contenue dans la Constitution, en l'occurrence l'article 52.

Pour moi, il se pourrait en effet que le résultat de la décision majoritaire rendue par Mme le juge Beverly McLachlin avec l'appui de cinq de ses pairs, dans la cause en question, soit de rendre nécessaire le recours à la formule générale de modification prévue par l'article 42 de la Loi constitutionnelle de 1982 pour effectuer une réforme qui toucherait aux privilèges parlementaires du Sénat.

Je soutiendrai que cette résultante possible se trouve encore renforcée par le libellé explicite de l'article 42 qui précise, à l'alinéa 42(1)b), que les pouvoirs du Sénat et la méthode de sélection des sénateurs doivent relever de la formule générale d'amendement. J'ajouterais à ce titre que la mention qui y est faite des pouvoirs s'entend des privilèges parlementaires de cet éminent corps législatif.

Il devient donc essentiel de décider si, dans l'esprit de l'arrêt rendu dans l'affaire New Brunswick Broadcasting Co., les pouvoirs du Sénat s'entendent également des privilèges parlementaires qui pourraient peut-être se trouver affectés par le projet de loi S-4.

Une décision plus récente de la Cour suprême nous aide à mieux comprendre quels sont les paramètres de ces privilèges parlementaires dans le contexte du Parlement qui est le nôtre. Dans l'arrêt Vaid rendu en 2005, la Cour suprême a été unanime. Elle a pris pour principe que l'essence du privilège parlementaire est précisément représentée par les pouvoirs nécessaires pour le bon fonctionnement de la Chambre des communes en tant qu'assemblée délibérante.

Je dirais que cela vaut également pour le Sénat et que la nature profonde des privilèges de ce dernier est précisément représentée par les pouvoirs qui lui sont nécessaires pour qu'il puisse fonctionner en tant qu'assemblée délibérante.

Il devient donc essentiel d'examiner si un quelconque aspect du projet de loi S-4 ne risquerait pas de compromettre des pouvoirs du Sénat jugés nécessaires à l'exercice de ces fonctions d'assemblée délibérante. Si le projet de loi pose un tel risque, il serait conseillé de recourir à la formule générale d'amendement prévue à l'article 42 de la Loi constitutionnelle de 1982.

Les défenseurs du projet de loi S-4, qui se réclament de sa constitutionnalité, affirment que de prime abord, le projet de loi vise simplement à limiter la durée des fonctions des sénateurs qui seront nommés après l'entrée en vigueur du projet de loi en question. Or, il faut se demander si ceci : la présence de sénateurs nommés pour huit ans appelés à côtoyer des sénateurs nommés avant eux et pouvant siéger jusqu'à l'âge de 75 ans nuirait-elle au bon fonctionnement du Sénat en sa qualité d'assemblée délibérante?

J'ai fait quelques recherches empiriques à ce sujet. J'ai posé la question, de façon officieuse, à quelques avocats bien informés ainsi qu'à un sénateur à la retraite. La plupart, y compris le sénateur en question, m'ont répondu que ce mélange de sénateurs ayant des mandats de durée variable nuirait très certainement à la capacité du Sénat d'agir en qualité d'assemblée délibérante. L'un d'entre eux a même dit qu'un sénateur nommé pour huit ans qui arrive à la fin de son mandat risquait d'être moins indépendant que les autres, ce qui pourrait conduire à un Sénat moins serein et moins capable, en sa qualité d'assemblée délibérante, de réflexion calme et attentive. Comme l'a signalé l'une des personnes ainsi consultées, un sénateur nommé pour huit ans pourrait encore avoir quelques bonnes années de carrière devant lui et sa capacité de réflexion indépendante et sereine pourrait être influencée par le désir d'obtenir un second mandat ou d'être nommé à une autre charge publique de haut niveau.

À tout le moins, on pourrait se dire qu'un mandat de huit ans est trop court et risque de faire problème du point de vue constitutionnel. Il pourrait en effet se produire un jour, lorsque tous les sénateurs auraient été nommés pour huit ans, qu'un premier ministre élu pour deux mandats consécutifs en arrive à nommer la totalité des membres du Sénat. Il semble qu'au minimum, on devrait envisager un mandat de plus longue durée, environ 12 ans, voire plus.

Si la décision de la Cour suprême dans la cause Vaid admet que la gestion des hauts fonctionnaires de la Chambre des communes entre dans le cadre du privilège parlementaire, ne pourrait-on déduire que la gestion des sénateurs et leur capacité de fonctionner adéquatement tombent également sous le coup des pouvoirs inhérents au privilège du Sénat?

Gardons en effet à l'esprit que dans son préambule, le projet de loi S-4 dit expressément que le Parlement entend préserver les caractéristiques essentielles du Sénat, lieu de réflexion indépendante, sereine et attentive au sein de la démocratie parlementaire canadienne. Je pense qu'on n'a pas accordé une attention suffisante au fait que l'indépendance du Sénat risque d'être compromise par l'introduction d'un mandat sénatorial de huit ans. En effet, un mandat trop court créerait peut-être une impression de légitimité démocratique, mais au détriment toutefois d'une longue tradition d'indépendance, chère aux institutions parlementaires canadiennes.

Cependant, il existe selon moi une autre raison majeure de s'inquiéter pour la constitutionnalité du projet de loi S-4, en ce sens qu'il ne s'agit que de la première d'une série d'actions risquant de déboucher sur de graves infractions à la Constitution du Canada. Il est généralement reconnu que le projet de loi n'est que le précurseur d'une entreprise beaucoup plus vaste visant à inscrire les nominations au Sénat dans le cadre d'une élection fédérale consultative. À mon avis, si deux textes de loi ou les deux tentatives sont ainsi reliés, ce serait profondément inconstitutionnel.

Il me semble que cela représente une tentative de faire indirectement ce qu'il n'est pas possible de faire directement sans les instructions claires de l'article 42 et de la formule générale d'amendements. N'oublions pas en effet que la Cour suprême, dans le célèbre Renvoi relatif au rapatriement de la Constitution, avisait en 1981 le premier ministre Trudeau qu'il agirait en contravention des conventions constitutionnelles s'il rapatriait la Constitution sans le consentement substantiel des provinces. Il a donc renoncé, la Cour suprême du Canada a fait obstacle à cette tentative, et le reste est passé à l'histoire.

Dans l'élaboration d'un cadre d'élections fédérales consultatives des sénateurs, nous risquons d'avoir affaire à une tentative encore plus grave dans le droit fil du projet de loi S-4. Il s'agirait en effet de faire indirectement ce qu'il serait impossible de faire directement, aussi bien en vertu des conventions constitutionnelles que dans le cadre des lois constitutionnelles de 1867 et de 1982, et cela sans la participation ni le consentement des provinces.

On peut se demander aussi si le gouvernement fédéral est habilité par l'article 91 de la Loi constitutionnelle de 1867, à établir un cadre d'élections fédérales consultatives permettant de faire indirectement ce qu'il n'est pas possible de faire directement. La seule possibilité qui me viendrait à l'esprit et qui lui permettrait d'agir ainsi serait l'argument de la paix, de l'ordre et du bon gouvernement. Mais d'aucuns pourraient dire que ce n'est pas bien gouverné que de saper les dispositions actuelles des lois constitutionnelles.

Vous avez entendu les universitaires et les experts du ministère de la Justice vous affirmer que si le premier ministre conserve le pouvoir discrétionnaire que lui confère actuellement la Constitution de recommander au gouverneur général les personnes qui peuvent être nommées au Sénat, un cadre d'élections fédérales consultatives des sénateurs serait constitutionnel. Mais je voudrais moi demander à ces experts ce qui se produira la première fois que le premier ministre refusera de recommander la nomination d'une personne dûment élue par le cadre consultatif d'élections, si tant est que toutes les autres auraient été nommées? Que dirait la Cour suprême du Canada en pareil cas, si elle est appelée à juger de la constitutionnalité de la démarche? Et qu'arrivera-t-il si la Cour suprême déclare inconstitutionnelle l'ensemble de la démarche et que les sénateurs déjà nommés par celle-ci en soient réduits à se demander s'il leur est encore possible de siéger?

L'énormité des conséquences possibles exige à tout le moins que tous les partenaires de l'État fédéral canadien soient consultés et, de préférence, qu'il y ait renvoi à la Cour suprême sur la question de la constitutionnalité non seulement de ce projet de loi-ci, mais de celui qui a été déposé à la Chambre des communes, et cela afin qu'elle détermine sur le fond si cette tentative ne risque pas de saper le cadre constitutionnel de notre pays.

En conclusion, les arguments que je vous ai livrés sont autant de raisons sérieuses qui justifient amplement le retrait du projet de loi S-4 jusqu'à ce qu'une étude sérieuse ait pu être réalisée afin de mieux comprendre les enjeux véritables de cette curieuse tentative faite à l'emporte-pièce pour réformer le Sénat afin de rendre celui-ci conciliable avec les principes d'une démocratie moderne.

En réalité, toute tentative de réforme risque également d'aller résolument à l'encontre du sentiment formulé en préambule, en l'occurrence que la réforme devrait répondre aux besoins des régions du Canada. Si les réformes envisagées dans le cadre du projet de loi sont mises en oeuvre sans que ne soient d'abord corrigées la sous- représentation des provinces de l'Ouest et la sous-représentation de celles de l'Atlantique, elles pourraient avoir pour effet de confirmer ces disparités et d'exacerber encore davantage les besoins des régions dont il a été question ainsi que l'unité nationale elle-même.

La réforme de nos institutions démocratiques fondamentales faite à la hâte et dans le mépris des dispositions actuelles de notre Constitution pourrait fort bien avoir pour effet de saper les principes mêmes de la démocratie moderne, les valeurs démocratiques des Canadiens et, au bout du compte, les attentes de la population à l'endroit du bon fonctionnement d'un gouvernement responsable.

La vice-présidente : Merci, professeur. Je n'ai personne sur ma liste, de sorte que je vais en profiter pour poser la première question.

Vous nous dites que si la Cour suprême déclarait que toute la démarche est inconstitutionnelle, ceux qui auraient été ainsi nommés se trouveraient en quelque sorte dans l'expectative, ne sachant pas au juste s'ils peuvent continuer à siéger comme sénateurs. Mais à votre avis, qu'adviendrait-il également des lois qui auraient été adoptées par ces mêmes sénateurs nommés pour huit ans?

M. Mendes : Précisément. Ce serait le chaos sur le plan constitutionnel. Et c'est pour cette raison que le projet de loi doit absolument être mis en adéquation avec le déroulement des choses à la Chambre des communes et qu'il faut étudier sérieusement l'éventualité que cette loi soit inconstitutionnelle.

[Français]

Le sénateur Nolin : Merci d'avoir accepté notre invitation. Si je comprends bien votre argument, vous avez consulté des avocats, dont un de nos ex-collègues, dont on connaît tous l'identité. Ce qui risque d'affecter, selon eux, et vous appuyez cet argument, pour utiliser les mots de la cour dans la décision de Vaid, le bon fonctionnement de la Chambre en sa qualité d'assemblée délibérante, c'est la possibilité pour un sénateur qui arrive près du terme de la durée de son mandat, d'être renouvelé par une autorité autre que son bon vouloir. Cela peut affecter le bon fonctionnement de cette assemblée délibérante. C'est ce que je comprends?

M. Mendes : C'est cela.

Le sénateur Nolin : Si on ajoutait dans le projet de loi une mesure qui empêcherait un sénateur nommé pour un terme de 10 ans ou 12 ans d'être renommé, on réduirait cet argument.

M. Mendes : Ce n'est pas vraiment un obstacle pour ce qui est de la question de la constitutionnalité de tous les projets de loi.

[Traduction]

Il faut mettre ce projet de loi en adéquation avec celui qui va être déposé devant l'autre Chambre. Lorsqu'on juxtapose les deux, c'est cela précisément qui m'inquiète le plus.

[Français]

Le sénateur Nolin : Je comprends. On a devant nous le projet de loi S-4.

M. Mendes : Oui.

Le sénateur Nolin : On doit faire l'effort d'isoler ce projet de loi et de faire une analyse restreinte du texte qui vise une chose : réduire la durée du mandat d'un sénateur. Si on isole la question de la durée du mandat, si on ajoute un empêchement au renouvellement du mandat, est-ce que la limitation de la durée affecte l'efficacité de la Chambre délibérante ?

[Traduction]

M. Mendes : Je vais répéter en anglais ce que je viens de dire. Empêcher le renouveau garantirait le privilège parlementaire fondamental du Sénat en tant qu'organisme délibérant capable d'une réflexion sereine. Par contre, avec un mandat de huit ans qui ne serait pas allongé, il y a de fortes chances que le sénateur ainsi nommé ait encore devant lui un bon nombre d'années de carrière possible. Cela risquerait toujours de nuire à son indépendance s'il espère obtenir une autre charge publique.

Le sénateur Nolin : Il serait donc préférable d'avoir un mandat plus long mais qui ne pourrait pas être reconduit.

M. Mendes : C'est cela.

Le sénateur Joyal : Je voudrais savoir ce que vous pensez de deux choses qui concernent la question qui nous interpelle ici au comité. La première concerne le préambule du projet de loi. L'avant-dernier « attendu que » du préambule dit que « en vertu de l'article 44 de la Loi constitutionnelle de 1982, le Parlement a compétence pour modifier les dispositions de la Constitution du Canada relatives au Sénat ». Ma première question est axée sur la signification même de l'article 44 de la Loi constitutionnelle de 1982 qui dit ceci :

Sous réserve des articles 41 et 42, le Parlement a compétence exclusive pour modifier les dispositions de la Constitution relatives au pouvoir exécutif fédéral, au Sénat ou à la Chambre des communes.

Certains des experts que nous avons entendus l'automne dernier au comité spécial ont soutenu qu'il fallait donner à l'article 44 une interprétation littérale, en l'occurrence donner à sa signification la conclusion même de la lecture que vous en faites. Comme l'article 44 dit « sous réserve des articles 41 et 42 », ces experts ont conclu que tout ce qui ne figure pas aux articles 41 ou 42 relève de la compétence exclusive du Parlement canadien en ce qui concerne le Sénat.

Le problème que cette conclusion me pose découle du fait que la Cour suprême a déjà eu l'occasion d'interpréter les termes « la Constitution du Canada », ce qui comprend l'article 44, qui concerne sa modification, ce qu'elle a d'ailleurs fait en 1998 dans le Renvoi relatif à la sécession du Québec. Certes, en l'occurrence, le premier acte de la Cour suprême a été de lire l'article 52, qui définit la Constitution du Canada. Le paragraphe 52(2) de la Constitution dit ceci :

La Constitution du Canada comprend :

a) Loi de 1982 sur le Canada, y compris la présente loi;

b) Les textes législatifs et les décrets figurant à l'annexe;

c) Les modifications des textes législatifs et des décrets mentionnés aux alinéas a) ou b).

Lorsqu'elle a été appelée à interpréter la Constitution, la Cour suprême a examiné la définition, tout en déclarant que cela ne suffisait pas, qu'il n'y avait pas que ce qu'on pouvait trouver au paragraphe 52(2). Il y avait également les quatre principes sous-jacents que sont le fédéralisme, la démocratie, l'état de droit et la protection des droits des minorités.

En d'autres termes, même s'il y avait une définition de la Constitution du Canada, pendant les huit années qui ont suivi cette même initiative de rapatriement, la Cour suprême n'a pas jugé qu'elle était liée exclusivement par une interprétation textuelle de l'article 44.

Mon raisonnement est donc le suivant : Si la Cour suprême du Canada venait à conclure qu'une interprétation textuelle de l'article 44 ne suffit pas pour en définir la portée, elle agirait de la même façon pour définir la signification du fait que le Parlement du Canada a compétence exclusive pour légiférer en ce qui concerne le Parlement. En d'autres termes, la Cour suprême pourrait ne pas se sentir totalement liée par les articles 41 et 42. Elle pourrait accorder au pouvoir dont fait état l'article 44 une portée différente de celle qu'en donnerait une interprétation textuelle littérale.

Pensez-vous qu'un tel raisonnement soit juridiquement fondé, si je devais décider de ce que signifie l'article 44, ou cette interprétation de l'article 44 n'est-elle pas raisonnable?

M. Mendes : Elle est juridiquement fondée pour une raison beaucoup plus simple. L'article 52 dit « comprend ». Cela montre clairement que ces prétendus experts se trompent. Par ailleurs, le fait de ne pas avoir tenu compte des arrêts de la Cour suprême du Canada concernant la parité du privilège parlementaire par rapport au reste de la Constitution vient également invalider cette opinion. Par conséquent, je dirais qu'une interprétation simpliste de l'article 44 est plutôt totalement contraire, non seulement à l'interprétation que vous en avez faite avec la simple inclusion du mot « comprend », mais également aux arrêts rendus de la Cour suprême du Canada, par exemple, dans les causes New Brunswick Broadcasting Co. c. Nouvelle-Écosse et Vaid. Il est clair que ce mot qu'on trouve à l'article 52 vaut non seulement pour les arrêts de la Cour suprême, mais également pour les quatre principes dont vous parliez à propos du Renvoi relatif à la sécession du Québec, qui met directement en cause non seulement dans ce projet de loi-ci, mais également dans celui qui a été déposé devant l'autre Chambre, et qui inclut la démocratie et le fédéralisme. S'il s'agit là d'un précurseur de l'autre tentative d'introduction du projet de loi, cela risque d'être une atteinte grave au principe du fédéralisme également.

Outre les raisons que j'ai mentionnées, sénateur, je pense que le fait que l'article 52 dise « comprend » ainsi que les arrêts rendus par la Cour suprême du Canada et le Renvoi relatif à la sécession du Québec montrent bien que cette interprétation simpliste est fausse.

Le sénateur Joyal : Laissez-moi vous poser une autre question concernant l'interprétation de l'article 44. Le dernier paragraphe du préambule du projet de loi S-4 dit ceci :

Que le Parlement entend préserver les caractéristiques essentielles du Sénat, lieu de réflexion indépendante, sereine et attentive[...]

Ce texte découle directement de la décision rendue en 1980 par la Cour suprême dans ce que nous appelons le Renvoi sur le Sénat ou Renvoi sur la Chambre haute. Ce que je trouve difficile à comprendre dans le témoignage des représentants du ministère de la Justice et du Bureau du Conseil privé que nous avons entendus la semaine passée c'est ceci : ces témoins soutiennent que l'article 44 donne au Parlement le pouvoir de modifier le Sénat dans certains de ces éléments essentiels.

Nous convenons tous que le projet de loi S-4 changera quelque chose d'important au Sénat. N'importe quel écolier vous dirait que passer d'un mandat pratiquement illimité de 45 ans à un mandat limité de huit ans fait une différence de 37 ans, ce qui est beaucoup. Cela ne veut pas dire que les sénateurs restent tous en fonction pendant 45 ans. En moyenne, les sénateurs siègent beaucoup moins que le maximum possible.

Or, ces témoins prétendent que le Parlement peut effectivement réduire ce mandat comme il le juge bon. Une interprétation littérale de l'article 44, selon eux, veut dire que, puisque cela ne fait pas partie de l'article 42, on peut en faire ce qu'on veut. Le problème avec ce raisonnement, c'est qu'il est contredit par le dernier « Attendu » qui reprend textuellement la description du Sénat donnée par la Cour suprême en 1980, ainsi que par le témoignage d'un des témoins même du gouvernement, M. Newman, principal conseiller auprès du ministère de la Justice.

Le sénateur Austin avait en effet demandé ceci à M. Newman :

En second lieu s'agissant de la question de savoir si, à un moment donné, une diminution de la durée du mandat risque de nuire au fonctionnement du Sénat, comment pouvez-vous dire qu'un mandat de huit ans est constitutionnel? Est-ce qu'un mandat d'un an serait constitutionnel? Sinon, pourquoi un mandat de huit ans?

Voici ce qu'a répondu M. Newman :

Permettez-moi de répondre à votre seconde question, si vous voulez bien, c'est-à-dire ce qu'avait fait valoir la Cour suprême, et je prends cela pratiquement comme un tout, en ce sens qu'à un moment donné, une diminution de la durée du mandat pourrait compromettre ou compromettrait l'efficacité du Sénat en sa qualité de Chambre de réflexion sereine et attentive au sein du processus législatif.

Il a dit « pourrait compromettre ou compromettrait » et c'est donc tout à fait hypothétique. Ce n'est pas à nous à le prouver, il suffit simplement que nous arrivions à la conclusion raisonnable que cela pourrait affecter l'efficacité du Sénat en sa qualité de Chambre de réflexion sereine et attentive. Le même témoin expert a dit ceci :

Je ne vais pas invoquer le secret professionnel. Je pense pouvoir dire tout de go que si une proposition de loi venait à tenter de limiter la durée du mandat des sénateurs à un an, elle ne tiendrait pas la route. Cela, manifestement, affecterait la nature même du Sénat.

En d'autres termes, même en interprétant textuellement l'article 44 et en disant que le Parlement peut faire ce que bon lui semble en ce qui concerne la durée du mandat des sénateurs parce que l'article 42 n'en dit rien, il n'empêche qu'il y a des limites à ce que le Parlement peut faire. À ce moment-là, on peut se demander ceci : mais quelles sont ses limites? Quels sont les paramètres de ces limites?

Il me semble que les paramètres de ces limites sont ce qui compromettrait ou pourrait compromettre l'efficacité du Sénat en sa qualité de Chambre de réflexion sereine et attentive dans le cadre du processus législatif. Comment parvenir à concilier une interprétation selon laquelle le Parlement peut faire ce qui lui semble bon parce que cela ne se trouve pas dans l'article 44 et la même opinion voulant qu'il y ait des limites, et que ces limites sont ce qui affecterait ou pourrait affecter l'efficacité du Sénat?

M. Mendes : Vous connaissez déjà ma réponse : dans ce cas d'espèce, il y a un illogisme : c'est la raison pour laquelle la norme constitutionnelle en usage est celle qui a été donnée par la Cour suprême du Canada dans l'arrêt New Brunswick Broadcasting Co. c. Nouvelle Écosse et dans l'arrêt Vaid, selon lesquels le privilège parlementaire du Sénat de préserver ses pouvoirs essentiels pour pouvoir fonctionner comme un organisme délibérant capable d'une réflexion sereine et attentive est égal au reste de la Constitution. Cela comprendrait aussi la décision antérieure de la Cour suprême.

Tout ce qui battrait cela en brèche risque d'être inconstitutionnel et toute tentative visant à essayer de modifier ce genre de choses doit être enclenché par la formule générale d'amendement, ce qui respecterait ainsi les principes énoncés dans le Renvoi relatif à la sécession du Québec en ce qui concerne le fédéralisme, la démocratie, l'état de droit et le respect des minorités.

Le sénateur Stratton : Monsieur Mendes, je déduis du grand axe de votre argumentaire, du point de vue de l'universitaire, que si nous avions le luxe de pouvoir traiter de cela hors contexte, le processus que vous décrivez serait idéal. Or, ce qui nous interpelle ici, c'est ce qu'on pourrait appeler de la politique pratico-pratique.

Le problème, c'est que la population veut des changements au Sénat; c'est une opinion quasiment unanime à en croire les données recueillies au fil des ans, et cela ne fait qu'empirer. Les pourcentages n'arrêtent pas d'augmenter. Ce qui nous fait plus peur encore, c'est qu'au lieu de vouloir simplement changer ce que nous sommes, la population en vienne à vouloir ou à souhaiter se débarrasser de nous. C'est cela notre souci, c'est cela la préoccupation d'ordre pratique qui doit vous animer. Si nous croyons en le Sénat, ce qui est le cas de certains d'entre nous, comment nous y prendre pour le modifier dans la pratique afin de le rendre plus responsable, plus ouvert et plus transparent?

À mon avis, nous avons tenté de réformer le Sénat avec l'Accord du lac Meech; nous avons essayé de le réformer avec l'Entente de Charlottetown. Les deux tentatives se sont avérées des échecs cinglants. Dans le cas de Charlottetown surtout on a mené de vastes consultations, puisqu'il s'agissait au fond d'un référendum, mais l'accord n'a pas été appuyé.

Si on décide donc d'entreprendre des consultations de grande envergure, vous conviendrez que les chances de réussite sont minimes, même si vous êtes d'avis, et d'autres aussi, que ce serait l'approche idéale. Mais il faut composer avec la réalité. La seule approche susceptible de réussir semble être de procéder par étape. On procède à une première modification, on en fait le suivi pour en évaluer les mérites, et ensuite on procède à la prochaine étape.

Je crains que si nous disons tout simplement qu'il est impossible de limiter la durée du mandat d'un sénateur parce que cette démarche pourrait être inconstitutionnelle, la réaction du public pourrait être qu'il faut éliminer la Chambre haute si on ne peut pas la réformer. C'est une préoccupation pratique qui devrait être importante pour nous et pour vous.

Vous n'approuvez pas la proposition d'une durée de huit ans; vous avez dit que le mandat devrait être d'au moins 12 ans. C'est là au moins quelque chose que nous pouvons étudier. C'est votre opinion; d'autres professeurs hier ont exprimé des opinions pour des mandats de 9 ans ou de 10 à 12 ans. Il y a des différences d'opinion concernant les modalités entourant des mandats possibles de plus de huit ans.

Si un mandat de huit ans ne nous semble pas approprié, le premier ministre nous a demandé de proposer une autre option. Mais il nous faut des suggestions concrètes pour pouvoir avancer. Je pense qu'il faut absolument avancer dans ce dossier; sinon, l'opinion publique va prendre le virage de l'abolition, et je ne crois pas que cela soit la solution que nous aimerions voir.

M. Mendes : Je commencerais par dire respectueusement qu'il est facile de balayer du revers de la main des préoccupations constitutionnelles sérieuses en disant qu'elles sont sans portée pratique. J'ajouterais que j'ai participé très activement aux négociations qui ont mené à l'Accord du lac Meech, en tant que conseiller de deux organismes gouvernementaux, et à celles de Charlottetown; je suis donc très familier avec le déroulement de ces dossiers sur le plan pratique. Je me rappelle le bon travail fait par le sénateur Rivest pendant cette ronde de négociations.

En réalité, d'après moi, l'échec de l'Accord de Charlottetown provenait peut-être d'une démarche improvisée à la réforme constitutionnelle et d'un nombre trop important de modifications proposées, ce qui a fini par frustrer les espoirs du gouvernement. Je crois qu'il est trop simpliste de tout simplement écarter des préoccupations constitutionnelles graves en disant qu'elles sont théoriques et non pratiques.

L'entente de Charlottetown constituait une tentative sérieuse de corriger le déséquilibre régional. Je regrette encore beaucoup aujourd'hui qu'on n'ait pas pris une approche étapiste à l'époque, en faisant voter les réformes l'une après l'autre au lieu de les mettre toutes ensemble. Je reconnais encore une fois le rôle important joué par le sénateur Rivest dans ce dossier.

Il est possible, par conséquent, comme l'Entente de Charlottetown l'a bien démontré, d'entreprendre une tentative de réforme importante en faisant participer tous les partis de la Confédération. Si on adopte la bonne démarche, elle peut aboutir à des liens renforcés entre la redistribution régionale des sièges et un mandat de durée fixe. Je suis d'avis que les Canadiens préféreraient de loin cette approche à une proposition qui pourrait nous amener dans un bourbier constitutionnel.

Le sénateur Stratton : Je respecte votre opinion quand vous dites qu'il ne s'agit pas uniquement d'une préoccupation théorique. Il faut trouver le juste milieu entre les deux. Il doit être possible d'en arriver à une solution quelconque. Je n'ai pas participé personnellement aux démarches de Charlottetown. Par contre, j'ai travaillé fort dans ma province pour essayer de faire approuver l'accord. Mais l'accord s'est effondré parce qu'il était trop compliqué.

Comme point de départ, nous voulons une thèse simple : il faut réformer le Sénat. Au fur et à mesure des discussions, les provinces disent qu'il faut se pencher sur tel ou tel autre élément. Le tout devient tellement complexe en raison des revendications des provinces, et cela était en partie responsable, pour le meilleur ou pour le pire, de l'échec de l'Entente de Charlottetown.

À mon avis, il est très peu probable que l'Ontario accepte encore une fois de céder des sièges, comme elle l'a fait la dernière fois. Vous êtes sans doute d'accord avec moi là-dessus.

Vous avez indiqué clairement qu'une durée de huit ans est insuffisante parce qu'un premier ministre donné pourrait nommer tous les sénateurs. Vous avez dit aussi qu'un mandat de 12 ans pourrait peut-être fonctionner. Il existe toujours une mesure de risque. La proposition de 12 ans permettrait de réformer le Sénat en limitant la durée des mandats et ainsi de faire des progrès. Est-ce que je vous mets des mots dans la bouche, ou est-ce que c'est bien ce que vous avez dit?

M. Mendes : Je serais beaucoup plus d'accord avec un mandat limité de 12 à 15 ans si on laissait tomber le projet de loi dans l'autre endroit. Je crois qu'il y a un lien entre les deux. Cela étant le cas, on risque de compromettre l'intégrité du cadre constitutionnel du pays.

Le sénateur Stratton : En ce qui concerne le présent projet de loi, seriez-vous satisfait d'un mandat de 12 à 15 ans, tout en tenant compte de ce que vous avez dit concernant le projet de loi dans l'autre endroit?

M. Mendes : Je serais beaucoup plus à l'aise avec cela.

Le sénateur Fraser : On revient toujours à cette question qu'il faut tirer au clair. Nous savons tous qu'en 1965 le mandat a été modifié en imposant la retraite obligatoire à 75 ans pour remplacer la nomination à vie. Personne n'a dit que cela contrevenait au paragraphe 91(1), et on sait que l'article 44 est considéré avoir remplacé le paragraphe 91(1). Êtes-vous d'accord avec d'autres qui ont dit qu'on aurait le droit en vertu de la Constitution de faire passer l'âge de la retraite de 75 à 74 ans?

M. Mendes : Vous parlez du Sénat?

Le sénateur Fraser : Oui.

M. Mendes : À mon avis, la Cour suprême a pris cette décision — il faut se rappeler que les constitutions ne sont jamais statiques; elles évoluent avec le temps — c'est que même si la décision dans l'affaire New Brunswick Broadcasting Co. et dans Vaid, on savait par intuition qu'en faisant passer le mandat à vie à un mandat comportant une retraite obligatoire à 75 ans on ne réduirait en rien les pouvoirs fondamentaux du Sénat en tant que lieu de réflexion sereine et attentive.

Il est intéressant d'examiner la situation dans des parlements semblables ailleurs dans le monde, en particulier celle du Parlement mère, où on vise surtout le maintien d'une Chambre haute à l'abri des impératifs de la politique partisane et donc capable d'une réflexion indépendante, sereine et attentive afin de pouvoir examiner à la loupe des projets de loi qui ne devraient jamais voir le jour et d'agir de contrepoids à la politique partisane dans l'autre endroit.

Je crois que c'est pour cette raison que la Cour a permis l'introduction de la retraite obligatoire à 75 ans. Mais c'est une tout autre chose de passer de cela à un mandat de huit ans.

Le sénateur Fraser : C'est ma deuxième question. Mettons que nous aurions le droit en vertu de la Constitution de ramener l'âge de la retraite de 75 à 74 ans, sans que cela modifie les caractéristiques fondamentales du Sénat.

J'essaie de voir où se trouve le bon équilibre. Tout le monde s'entend pour dire qu'on ne pourrait pas faire passer le mandat à une durée d'un an, mais nous tiendrons pour acquis qu'il serait possible de ramener l'âge de la retraite à 74 ans. Où est le point d'équilibre? Comment et en vertu de quels critères pouvons-nous déterminer à quel point les caractéristiques fondamentales du Sénat, que vous comprenez évidemment très bien, seront atteintes?

M. Mendes : L'étalon de mesure n'est pas très précis, mais il a quand même été établi par la Cour suprême du Canada. Au fond, il faut préserver les pouvoirs essentiels du Sénat pour qu'il puisse agir comme un lieu de réflexion sereine et attentive, ce qui rejoint l'opinion exprimée par le sénateur Joyal, à savoir que la décision déjà rendue par la Cour met l'accent sur la nature de cette réflexion sereine et attentive.

Si vous êtes d'avis qu'un mandat de huit ans est trop court, et si la Cour est d'accord avec vous, il s'agira d'une tentative inconstitutionnelle de réduire la durée du mandat. Si cependant un mandat de 12 à 15 ans vous permet toujours de jouer votre rôle de lieu de réflexion sereine et attentive, cette dernière proposition serait peut-être considérée constitutionnelle. Je ne suis pas la Cour suprême du Canada. D'après moi, il y a des chances qu'un mandat de 12 ou de 15 ans soit en conformité avec les privilèges parlementaires du Sénat, mais certainement pas un mandat de huit ans.

Le sénateur Fraser : Ne voudriez-vous pas me donner des critères autres que ce que la Cour suprême a déjà indiqué dans sa décision? J'aimerais bien entendre vos conseils, votre meilleure estimation.

M. Mendes : En tant que juriste, je dois respecter les critères établis par la plus haute cour du pays. Comme elle l'a fait dans le cas du Renvoi relatif à la sécession du Québec — et je suis convaincu qu'elle le ferait dans ce cas-ci aussi — la Cour vous a relancé la balle qu'en bout de ligne c'est vous qui devez déterminer ce que vous croyez être essentiel à vos fonctions de lieu de réflexion sereine et attentive.

Le sénateur Fraser : Je vous remercie, je suppose.

[Français]

Le sénateur Rivest : Je pense que vous serez d'accord que lorsque le gouvernement canadien a pris la décision d'établir à 75 ans l'âge de la retraite des sénateurs, cela n'a pas affecté les privilèges du Sénat au sens de la Loi constitutionnelle. Vous parlez, dans votre présentation, des dangers que pourrait comporter un certain mélange entre les jeunes, qui auraient un mandat de huit ans et les sénateurs qui seraient déjà en place. On a déjà vécu cela. Au moment où on a limité l'âge à 75 ans, certains sénateurs avaient dépassé cet âge. Quelle est la différence?

[Traduction]

M. Mendes : La durée est plus courte si vous avez effectivement atteint l'âge de la retraite. Je préférerais jouer au golf qu'autre chose.

Si un sénateur est nommé à l'âge de 35 ou de 45 ans, il reste encore beaucoup de temps de carrière après un mandat de huit ans. Même si — et j'essaie ici peut-être d'être plus précis pour le sénateur Fraser — vous choisissez plutôt un mandat de 12 ou de 15 ans, il pourrait lui rester encore plusieurs années de carrière, ce qui pourrait éventuellement compromettre la réflexion sereine et attentive.

J'ai fait une proposition de 12 ans, mais je ne suis pas à votre place. Vous connaissez mieux ce qu'il vous faut pour jouer votre rôle essentiel, même si vous appartenez à des caucus de partis différents, de faire contrepoids à la politique partisane et aux produits de la politique partisane.

Je vous ai souvent vus faire preuve de collaboration malgré les différences de parti et bloquer des projets de loi qui ne devraient jamais aboutir ou au moins de les modifier pour les rendre plus conformes à notre légitimité démographique. Je crois donc que vous êtes les meilleurs juges de ce qu'il vous faut pour jouer ce rôle critique qui est d'équilibrer la politique de l'autre endroit.

[Français]

Le sénateur Nolin : J'aimerais sortir un peu du cadre du projet de loi S-4. Iriez-vous jusqu'à dire que l'activité partisane par les sénateurs affecte cette caractéristique fondamentale?

[Traduction]

M. Mendes : J'aimerais pouvoir dire que ce n'est pas le cas; mais à un moment donné dans n'importe quelle démocratie occidentale, cela arrive. L'idée derrière la création d'une Chambre haute non élue était justement d'assurer ce contrepoids non partisan. C'était certainement le principe sous-jacent à l'établissement de la Chambre des lords, qui a servi d'inspiration au Sénat du Canada. Il y a déjà eu des cas en Grande-Bretagne où la Chambre haute est intervenue de manière non partisane pour apporter des modifications nécessaires avant qu'un projet de loi ne devienne loi. C'était certainement le principe. On voulait créer une Chambre haute qui pourrait freiner l'adoption de projets de loi malavisés venant de la Chambre basse et collaborer d'une manière non partisane, même dans une démocratie.

[Français]

Le sénateur Nolin : En 1980, lorsque la Cour suprême a examiné les caractéristiques fondamentales, elle ne pouvait pas ignorer l'évolution et la réalité de l'institution dans un cadre politique canadien. C'est pour cette raison que je vous pose cette question. La participation à l'activité partisane par les membres de l'institution du Sénat affecte-t-elle cette caractéristique fondamentale? Devrions-nous nous imposer, en tant qu'institution, une indépendance certaine de l'activité partisane, à la limite, comme le font les tribunaux?

[Traduction]

M. Mendes : En vertu de notre Charte des droits et libertés, je ne crois pas qu'il soit possible d'empêcher les sénateurs d'appartenir à un caucus politique. On n'a jamais tenté d'imposer cela à une Chambre haute, où qu'elle soit dans le monde. Je crois que l'idée était plutôt que, malgré le fait d'appartenir à un caucus partisan et de comprendre l'orientation de votre parti ou de votre caucus, vous travaillez dans la Chambre haute et vous veillez donc aux meilleurs intérêts du pays et de la démocratie elle-même, au-delà de la politique partisane.

Le sénateur Rivest : Cela veut-il dire que l'indépendance est seulement une question de constitutionnalité?

[Français]

M. Mendes : Sénateur Rivest, vous avez déjà démontré votre capacité d'indépendance.

[Traduction]

La vice-présidente : Peut-être, sénateur Rivest, devrions-nous commencer à vous traiter de parlementaire sans parti.

Le sénateur Hays : Professeur Mendes, c'est toujours un plaisir de vous écouter et d'entendre vos bons conseils. Je vais m'attarder à un point qui me tracasse et que l'on a peut-être déjà abordé, mais vous me pardonnerez si je suis en retard.

Il me semble qu'en cas de renvoi, la Cour suprême du Canada aurait fort probablement tendance à invoquer la question des pouvoirs figurant à l'article 42, si jamais elle devait conclure qu'il s'agit bel et bien d'une modification aux termes de l'article 42 et non pas de l'article 44, pour diverses raisons, lesquels peuvent se résumer, selon moi, au fait que cette mesure, prise conjointement avec le projet de loi C-43, ne traite pas du mandat des sénateurs, mais bien d'un Sénat élu et qu'elle ne respecte pas les principes du fédéralisme, du respect des minorités ou de la règle de droit, quoique je me trompe peut-être.

Mon objection est que les pouvoirs sont clairement établis dans la Constitution. Le Sénat a un veto absolu sur tous les projets de loi fédéraux dont il est saisi, et aucun projet de loi ne devient loi avant d'être adopté par le Sénat, à l'exception des projets de loi de finances, etc.

Quand je vous entends dire, à l'instar d'autres intervenants, que ce ne sont pas les pouvoirs mais plutôt la façon dont il exerce ses pouvoirs qui l'élèvent à ce niveau, comme M. Newman l'a dit, et d'autres l'ont approuvé, ce n'est pas si simple. Je ne crois pas qu'on puisse dire catégoriquement, comme l'ont fait les soi-disant experts, du moins c'est ainsi qu'on les a appelés, que la codification des pouvoirs à l'article 42 et à l'article 44 était absolue. Chose certaine, M. Newman l'a reconnu et il a été bien documenté durant l'audition des témoins, à la fois par les exposés et les questions, qu'il y a des circonstances où ce n'est pas aussi simple et la question à l'étude en est peut-être justement une.

Pourriez-vous commenter cela? Je comprends les pouvoirs tels qu'ils sont énoncés dans la Constitution, mais il sera difficile pour les tribunaux de rendre une décision sur les pouvoirs tels qu'ils sont exercés, même en abordant la question sur le plan pratique, en prenant en considération l'ensemble des témoignages qui ont été présentés devant les deux comités, etc.

Pourriez-vous nous dire comment à votre avis les tribunaux réagiront à cela?

M. Mendes : Je pense que vous avez mis le doigt sur l'un des arguments les plus cruciaux que j'essaie de présenter, à savoir que la définition des pouvoirs à l'article 42 doit maintenant être examinée dans le contexte des deux décisions rendues par la Cour suprême du Canada et même de la décision antérieure évoquée par le sénateur Joyal pour ce qui est d'étendre les pouvoirs du Sénat de manière à y inclure les privilèges parlementaires fondamentaux. C'est cela qui ajoute à la définition des pouvoirs, la manière dont ils sont exercés et la mesure dans laquelle ils sont touchés par des lois ordinaires que l'on peut tenter de faire adopter sous prétexte d'apporter des changements de nature administrative au Sénat, alors que ce n'est clairement pas le cas, pour toutes les raisons qui ont été évoquées lorsque mon ami Warren Newman a été interrogé par le ministère de la Justice.

J'ai lu le compte rendu. Peut-être que quelque chose m'échappe. C'est ce qui m'a décidé à venir ici pour donner mon opinion. Je n'ai pas vu dans les témoignages antérieurs que la définition des pouvoirs ait été le moindrement modifiée par les décisions rendues par la Cour suprême du Canada dans les affaires New Brunswick Broadcasting Co. et Vaid. C'est là le point critique qui n'a pas été tranché à ce jour, à mon avis.

Le sénateur Hays : J'ai déjà exposé cet argument. Les gens ont refusé de l'écouter, mais le Sénat a, aux termes de l'article 44, un veto absolu. Le Sénat, s'il veut changer les lois qui touchent à ses privilèges, peut le faire. Je ne peux pas imaginer que la question ne sera pas posée aux tribunaux et c'est pourquoi je vous la pose.

C'est au Sénat de décider s'il s'agit d'un bon projet de loi. La Constitution donne les pleins pouvoirs au Sénat. Si le Sénat l'adoptait et que l'affaire était portée devant les tribunaux en invoquant que le Sénat a commis une erreur, que le Sénat ne pouvait pas l'adopter parce que cela restreignait ses pouvoirs, il me semble que l'argument serait que le texte a restreint ses pouvoirs et qu'il avait les pleins pouvoirs, qu'il pouvait décider dans un sens ou dans l'autre. Supposons que le Sénat adopte le projet de loi. Il faut envisager cette possibilité. Comme je l'ai dit, personne n'a été disposé à commenter ce scénario, mais je vous invite à le faire.

M. Mendes : Mon principal argument est que nous amorcerions un processus qui mène au chaos constitutionnel. Comme je l'ai dit dans mon exposé, qu'arriverait-il si la Cour suprême du Canada déclarait une telle loi inconstitutionnelle? Qu'arriverait-il des sénateurs qui auraient été nommés ou bien, si l'autre projet de loi était adopté, qui auraient été élus? C'est la définition même du chaos constitutionnel.

Pour donner une réponse encore plus complexe à votre question, ce que les gens qui gouvernent notre pays doivent garder à l'esprit en tout temps, dès qu'ils envisagent d'apporter la moindre réforme à nos institutions, c'est l'équilibre très délicat entre le texte écrit de la Constitution, les décisions de la Cour suprême du Canada et les conventions. On sait que cette délicate interaction a profondément influé sur l'histoire de notre pays au moment du rapatriement de la Constitution depuis la Grande-Bretagne.

Nous devrions en tirer la leçon et je ne suis pas sûr que nous l'ayons fait. Nous avons au Canada une Constitution très compliquée qui exige de s'attarder non pas seulement au texte écrit, mais aussi aux décisions de la Cour suprême du Canada et, tout aussi important, aux aspects que la coutume a transformés en conventions.

Je vous renvoie la balle et vous pose la question : le Sénat a toujours dit que, même s'il possède le droit de veto, il ne l'exercera pas; cette coutume est-elle devenue une convention? C'est une question délicate et, encore une fois, au risque d'être l'archétype de l'avocat, je vous renvoie la question et vous invite à y répondre.

Le sénateur Hays : Je ne peux pas imaginer que la Cour puisse dire que le Sénat a perdu son veto faute de l'avoir utilisé, si c'est ce que vous laissez entendre.

M. Mendes : Non.

Le sénateur Hays : Nous avons la formule 7-50 — sept provinces sur 10 représentant 50 p. 100 de la population —, le veto des cinq régions et une convention probable exigeant un référendum. Si la Cour dit que oui, c'est douteux, le gouvernement s'adresserait aux tribunaux et, un an plus tard, nous dirions oui. Il me semble que pour apporter un changement aussi simple que de fixer la durée du mandat des sénateurs, il faudrait plusieurs années et il faudrait que le gouvernement fédéral négocie avec les provinces, ce qui a aussi été un facteur dans notre histoire.

Je me dis que la Cour pourrait prendre cela en considération. Par exemple, si le présent projet de loi avait été proposé à l'initiative du Sénat, et si le projet de loi C-43 n'existait pas, la question que je posais au professeur Magnet — il a décliné l'invitation à y répondre, mais il faut parfois appeler un chat un chat — était de savoir ce qui se passerait. La Cour dirait-elle que le gouvernement en place peut présenter un projet de loi créant un processus consultatif pour le choix des sénateurs ou quelque chose du genre, projet de loi qui pourrait aller plus loin qu'il n'y paraît à première vue, et s'étendre ensuite sur la question complexe de savoir comment les pouvoirs sont exercés, etc.?

Voici où je veux en venir : nous ne pouvons pas bloquer totalement tout changement, y compris des changements officiels, par exemple, aux pouvoirs énoncés à l'article 44.

M. Mendes : Comme je l'ai dit dans ma réponse au sénateur Stratton, je serais beaucoup plus heureux si l'autre projet de loi disparaissait, de manière que vous, sénateurs, puissiez exercer vos fonctions de base à titre d'assemblée délibérante et prendre une décision quant à la durée idoine du mandat, ce qui vous permettrait de continuer d'assumer vos fonctions de lieu de réflexion sereine et attentive. À cause de l'existence de cet autre projet de loi qui est en suspens, il me semble que si l'on superpose les deux, il y a possibilité que les deux pris ensemble puissent être considérés, en dernière analyse, inconstitutionnels.

Le sénateur Hays : Je suis d'accord avec cela. Je pense que les deux projets de loi pris ensemble sont inconstitutionnels, quoique je devrais avoir l'esprit raisonnablement ouvert et qu'on pourrait me convaincre du contraire si jamais nous sommes saisis du projet de loi C-43, ce dont je doute. Cependant, nous pourrions aussi étudier le projet de loi S-4 en fonction de ses mérites propres, non pas tel que proposé, mais tel que modifié.

Le sénateur Bryden : Je veux soulever une question qui a été évoquée par le professeur Andrew Heard et qui n'a pas fait l'objet d'un débat en profondeur. La question est de savoir si l'article 44 est une liste exhaustive des modifications qui pourraient relever de l'article 44, mais pour lequel on a plutôt expressément accepté d'exiger la formule de modification 7-50 prévue à l'article 38.

Le professeur Heard a signalé que l'ancien paragraphe 91(1) donnait une liste explicite de modifications que le Parlement ne peut pas opérer de son propre chef, notamment « les prescriptions portant que le Parlement du Canada tiendra au moins une session par année et que la durée de chaque Chambre des communes sera limitée à cinq années, depuis le jour du rapport des brefs ordonnant l'élection de cette Chambre ». On énumère ensuite des exceptions.

Cependant, cette disposition n'a pas été reportée à l'article 42 ni nulle part ailleurs dans les dispositions relatives aux modifications dans la Loi constitutionnelle de 1982. La durée maximum de cinq ans de la Chambre est maintenant prévue à l'article 4 de la Charte, mais comme le professeur Heard l'a signalé, le fait que cela figure dans la Charte ne constitue rien de spécial pour ce qui est de la mise en application du mode de révision.

Je cite le professeur Heard :

Si l'on prend à la lettre l'argument voulant que les seules exceptions aux pouvoirs prévus à l'article 44 sont les exceptions énumérées aux articles 41 et 42, alors le Parlement est libre de modifier n'importe quelle disposition de la Constitution touchant la Chambre des communes, y compris, peut-être, le droit de vote et, assurément, la limite de cinq ans prévue à la fois dans la Charte et dans la Loi constitutionnelle de 1867.

Le fait que ce soit inscrit dans la Charte n'apporte rien de spécial pour l'application du mode de révision de la Constitution. Ce n'est pas exclu et il n'est pas exigé que la modification se fasse d'une manière ou d'une autre. Si l'on accepte l'argument voulant que l'article 44 comporte littéralement les seules exceptions prévues aux articles 41 et 42, alors le Parlement pourrait se débarrasser de la limite de cinq ans.

Il pourrait, en théorie, peut-être, se débarrasser du droit de vote et du droit de se porter candidat. Aucune cour suprême ne l'acceptera et c'est précisément là que je veux en venir : les juges interpréteront à la lumière d'un contexte plus étoffé les limites qui sont imposées par cette interprétation littérale de l'article 44.

En fait, si l'on faisait l'inverse de la démarche actuelle, par laquelle nous passons d'un mandat de 75 ans à un mandat de huit ans, en appliquant la même logique, on pourrait passer d'un mandat de quatre ou cinq ans pour les députés à un mandat de 75 ans pour les députés. Auriez-vous l'obligeance de commenter cela?

M. Mendes : Je suis d'accord. Cela démontre l'incohérence logique de certaines opinions que vous avez entendues et qui ne tiennent pas compte du fait que si l'on interprète toutes les dispositions prises ensemble, l'article 44, l'article 42 et la clause de suprématie, qui stipule que toutes les parties de la Constitution sont égales et que l'on ne peut donc pas décider que l'une est inférieure à l'autre, il devient clair que l'article 44 est assujetti à l'article 42.

Après avoir lu l'article 42 et les pouvoirs qui y sont évoqués, on revient à la question cruciale posée par le sénateur Hays. Traditionnellement, les pouvoirs en question sont le droit d'étudier les projets de loi et aussi le droit de veto. Cependant, la Cour suprême du Canada a ajouté à la manière dont ces pouvoirs sont exercés. À défaut d'avoir compris cela, on aboutit à l'incohérence logique que vous avez exposée et que les sénateurs Joyal et Hays ont également évoquée.

Le sénateur Bryden : De nombreux intervenants ont fait allusion au fait que le projet de loi S-4 est lié au projet de loi C-43, lequel est en quelque sorte une mesure sur l'élection. En fait, je pense que le premier ministre a dit que le projet de loi S-4 est la première étape et que le projet de loi C-43 est la deuxième étape de ce processus. Quand le professeur Magnet a comparu, il a fait une analyse de la manière dont, d'après lui, la Cour suprême abordera la question pour décider si c'est constitutionnel. Il a demandé quel était l'objet de ce projet de loi et il y a répondu en posant une question que nous connaissons bien : quelle est l'essence de ce que l'on propose en l'occurrence? Étant donné que les deux sont liés, M. Magnet est convaincu que le tribunal n'a pas d'autre choix que de dire : l'essence de cette procédure, assurément des deux mesures prises ensemble, est d'apporter un changement fondamental au Sénat du Canada.

Quelle est votre réaction à cela?

M. Mendes : Je suis d'accord avec mon collègue Joseph Magnet, mais j'ajouterais une critique encore plus accablante, bien que je répugne à utiliser cette expression. Je ne vois rien à l'article 91 qui donne au gouvernement fédéral le pouvoir de faire cela. Rien, dans la liste des pouvoirs énumérés à cet article, ne donne au gouvernement fédéral le droit d'adopter une loi qui se trouve à ébranler la Constitution du Canada, sinon la clause portant sur la paix, l'ordre et le bon gouvernement, et ce n'est sûrement pas la marque d'un bon gouvernement que d'ébranler la Constitution du Canada.

Par conséquent, en plus de l'argument portant sur l'essence même de la mesure proposée, j'invoque l'argument que je ne suis pas certain que le gouvernement fédéral ait compétence pour adopter une loi qui stipule que l'on peut réglementer et mettre sur pied un système électoral fédéral consultatif, mais que nous ne sommes pas tenus de nous y tenir et qu'on pourrait s'en remettre à la discrétion du premier ministre pour décider, s'il y a lieu, de respecter ces résolutions. Je ne vois rien, dans la liste des pouvoirs conférés au gouvernement fédéral, qui permette au gouvernement fédéral de faire cela, sinon la disposition sur la paix, l'ordre et le bon gouvernement, qui usurperait son nom si jamais elle servait à cela.

Le sénateur Bryden : M. Magnet est allé encore plus loin dans son opinion sur l'approche que pourrait adopter la Cour suprême. La Cour va tenter d'établir le véritable objectif de ce processus, et il a laissé entendre, sans le dire explicitement, que c'était peut-être bien un processus qui débouchera sur une nouvelle répartition de l'influence du Sénat au sein de la fédération. Quant à savoir comment on arriverait à ce résultat, je ne le suis pas très bien, mais l'autre jour, je réfléchissais à la raison pour laquelle le premier ministre actuel n'a pas assumé son obligation de combler les postes vacants au Sénat. Il y en a actuellement environ treize et douze autres seront libres bientôt. Nous avons des territoires entiers sans aucune représentation, notamment le territoire du Yukon. Nous avons une province qui n'a aucun ministre. Nous pourrions nommer un sénateur de cette province, ou enfin il aurait pu le faire, mais il ne l'a pas fait.

Il y a deux manières de résoudre votre problème ou de répondre à votre question de savoir pourquoi il y en a si peu. Je ne suis pas d'accord avec vous, en passant, pour dire qu'il y a trop de sénateurs représentant la petite région du Canada atlantique et qu'il y en a trop peu dans les grandes provinces comme la Colombie-Britannique et l'Alberta; les riches en veulent plus et les pauvres se font dépouiller. Voici où je veux en venir : l'une des manières d'établir une plus grande égalité est de réduire le nombre de sénateurs en laissant certains postes vacants tout en comblant les postes qui deviennent vacants en Alberta et en Colombie-Britannique. On se retrouve avec un seul sénateur de l'Île-du-Prince- Édouard, deux ou trois du Nouveau-Brunswick et de Nouvelle-Écosse, mais dès qu'un poste devient vacant en Colombie-Britannique, on le comble immédiatement et l'on continue de la sorte jusqu'à ce qu'on obtienne ce qu'on pourrait probablement qualifier de l'équilibre de l'inefficacité. Cela pourrait assurément aider à instaurer un tel règne. Avez-vous des commentaires là-dessus?

M. Mendes : En fait, j'ai réfléchi à cette question, parce qu'il y a beaucoup d'autres postes ailleurs dans notre cadre constitutionnel fondamental qui sont restés vacants. Comme vous le savez sans doute, je fais allusion plus particulièrement à la magistrature au Canada. Si telle est bien l'une des raisons de cet état de fait, c'est tellement grave, puisqu'on tente de faire indirectement ce qu'on ne peut pas faire directement, que l'on pourrait poser la question de savoir s'il est possible de commettre un acte inconstitutionnel par omission aussi bien que par commission. Voilà qui serait un renvoi très intéressant à la Cour suprême du Canada; en fait, une province pourrait même en saisir la cour d'appel provinciale. La Cour suprême du Canada, dans l'affaire du Renvoi sur la sécession du Québec évoquée par le sénateur Joyal, a renforcé cet argument en insistant sur le fait qu'il existe une partie fondamentale et non écrite de la Constitution qu'il faut respecter, à savoir les principes de la démocratie, du fédéralisme et de la règle de droit. Si l'on planifie de commettre des actes inconstitutionnels par omission, il est certain que cela met en cause les trois principes : le fédéralisme, la démocratie et la règle de droit.

La vice-présidente : Merci beaucoup, professeur Mendes, d'avoir comparu de nouveau devant nous pour nous aider dans nos délibérations.

Honorables sénateurs, notre deuxième participant aujourd'hui est M. Henry Brown. M. Brown est associé, conseiller juridique et avocat plaidant au bureau d'Ottawa du cabinet d'avocats national de Gowling Lafleur Henderson s.r.l.. Dans sa pratique, il s'occupe surtout de droit constitutionnel, réglementaire et administratif, de relations gouvernementales et de droit public.

M. Brown a plaidé à de nombreuses reprises devant la Cour suprême du Canada, la Cour fédérale et les cours de l'Ontario. À la Cour suprême du Canada, M. Brown est régulièrement appelé à donner des conseils dans le cas d'appels dans des affaires constitutionnelles, civiles et criminelles et des requêtes en autorisation d'appel. Nous sommes chanceux d'avoir aujourd'hui M. Brown avec nous pour nous guider et nous faire une analyse fouillée et approfondie du projet de loi à l'étude.

Nous avons tous devant nous le volumineux mémoire que M. Brown nous a remis. Il est des plus intéressants. Il y a aussi un texte plus court qui est son allocution d'aujourd'hui, mais il est en anglais seulement. Il se trouve sur la table et quiconque est intéressé peut en prendre un.

Henry S. Brown, c.r., associé, Gowling Lafleur Henderson s.r.l. : Le légiste du Sénat m'a demandé de réfléchir à certaines questions et de vous en proposer une analyse concernant le projet de loi S-4 et le pouvoir législatif du Parlement de promulguer unilatéralement le projet de loi S-4, c'est-à-dire de le faire en vertu de l'article 44 de la Loi constitutionnelle de 1867 modifiée. Les questions sont les quatre suivantes :

Premièrement, le paragraphe 91(1) de la Loi constitutionnelle de 1867 a été remplacé par l'article 44 de la Loi constitutionnelle de 1982. Les remarques formulées par la Cour suprême du Canada dans le Renvoi relatif à la compétence législative du Parlement du Canada relativement à la Chambre haute restent-elles applicables à l'article 44? Deuxièmement, si l'on suppose que la portée du paragraphe 91(1) est identique à celle de l'article 44, le projet de loi S-4 outrepasse-t-il la compétence exclusive du Parlement fédéral au sens où il porte atteinte aux « caractéristiques essentielles ou fondamentales » du Sénat? Troisièmement, si le projet de loi S-4 est promulgué, puis jugé contraire à la Constitution, cela portera-t-il atteinte à la légitimité des lois fédérales adoptées en vertu d'un Sénat constitué de manière non constitutionnelle? Quatrièmement, devrait-on soumettre le projet de loi S-4 à l'examen de la Cour suprême du Canada pour qu'elle en détermine le caractère constitutionnel?

Pour faciliter nos recherches et notre analyse, dont nous vous avons fait parvenir copie, nous avons eu la chance d'avoir accès aux délibérations et aux rapports du Comité sénatorial spécial de la réforme du Sénat, qui a examiné le projet de loi S-4, et nous avons intégré certaines de ses observations dans notre compte rendu. D'autres facteurs peuvent, bien entendu, entrer en ligne de compte dans l'examen du caractère constitutionnel du projet de loi S-4. Dans notre mémoire, nous nous limitons aux quatre questions précises qui nous ont été posées.

En réponse à la première question, notre rapport conclut qu'il semblerait effectivement que les remarques formulées par la Cour suprême du Canada dans le renvoi relatif à la Chambre haute au sujet du paragraphe 91(1) restent applicables à l'article 44. Le paragraphe 91(1) de la Loi constitutionnelle de 1867 n'est plus en vigueur, mais il autorisait le Parlement à adopter de son propre chef des lois visant à « modifier[...] la Constitution du Canada ». Le paragraphe 91(1) a été abrogé et remplacé par l'article 44 de la Loi constitutionnelle de 1982. Or, l'article 44 autorise le Parlement à adopter, toujours unilatéralement, des lois qui « modifient la Constitution du Canada » concernant le Sénat.

Dans le Renvoi relatif à la Chambre haute, la Cour suprême avait été invitée à déterminer si le paragraphe 91(1) permettait au Parlement d'abolir ou de modifier la nature fondamentale du Sénat, mais les remarques des juges de la Cour concernant la fonction du Sénat et notamment ses caractéristiques fondamentales restent valables et applicables à la portée du pouvoir exclusif du Parlement d'adopter des lois concernant le Sénat en vertu de l'article 44. La raison en est que le paragraphe 91(1) et l'article 44 ont un libellé quasi identique, que tous les deux portent sur le même sujet et, surtout, parce que l'article 44 a été présenté au Parlement moins de deux ans après que la Cour eut donné son opinion dans le cadre du Renvoi relatif à la Chambre haute. Par conséquent, le Renvoi relatif à la Chambre haute fait partie du contexte historique récent entourant l'adoption et la mise en vigueur de l'article 44 et est également pertinent pour interpréter le contexte et l'objet de l'article 44.

Dans le Renvoi relatif à la Chambre haute, le gouvernement de l'époque a renvoyé une série de modifications concernant le Sénat à la Cour suprême du Canada pour avoir son opinion. L'opinion de la Cour est datée du 21 décembre 1979, soit moins de deux ans avant la résolution donnant lieu à l'introduction de la Loi constitutionnelle. La Cour a conclu que l'article 91 permettait effectivement au Parlement d'apporter certains changements au Sénat, mais qu'il ne l'autorisait pas à porter atteinte aux caractéristiques essentielles ou fondamentales du Sénat conférant à celui-ci le moyen de garantir une représentation régionale et provinciale dans le processus législatif fédéral. Le Parlement n'était pas non plus habilité à modifier unilatéralement le caractère fondamental du Sénat. Selon la Cour :

... bien que le paragraphe 91(1) permette au Parlement d'apporter certains changements à la Loi constitutionnelle du Sénat, il ne lui permet pas d'apporter des modifications qui porteraient atteinte aux caractéristiques fondamentales ou essentielles attribuées au Sénat pour assurer la représentation régionale et provinciale dans le système législatif fédéral... Nous sommes d'avis que le Parlement du Canada ne peut en modifier unilatéralement le caractère fondamental et que le paragraphe 91(1) ne l'y autorise pas.

Ce passage se trouve à la page 78 et je voudrais souligner les mots « porteraient atteinte ».

Les termes employés dans le paragraphe 91(1) ne précisaient pas les limites soulignées dans le passage ci-dessus, mais la Cour laisse entendre que ces limites font partie du sens des mots en question. C'est ce que font les tribunaux dans presque toutes les affaires constitutionnelles dont ils sont saisis.

La Cour avait également été invitée, et cela nous intéresse au premier chef ici, à déterminer si la modification de la durée du mandat des sénateurs porterait atteinte au caractère fondamental du Sénat. C'était la question 2d). La Cour a refusé de répondre à cette question dans l'abstrait, mais elle a déclaré ceci, et je souligne les mots « à un certain point » et « nuire » :

À un certain point, la réduction de la durée des fonctions pourrait nuire au bon fonctionnement du Sénat qui assure, pour reprendre les paroles de sir John A. Macdonald, « un deuxième coup d'œil attentif à la loi »... Cependant, pour répondre à cette question, il nous faudrait savoir quel changement on se propose d'apporter à la durée des fonctions.

Ce passage se trouve à la page 76.

En outre, la Cour suprême du Canada a fait explicitement mention de l'indépendance du Sénat qui est l'une de ses caractéristiques fondamentales. La Cour a dit que « on voulait faire du Sénat un organisme tout à fait » — et je souligne les mots « tout à fait » — « indépendant qui pourrait revoir avec impartialité les mesures adoptées par la Chambre des communes. On y est arrivé en disposant que les membres du Sénat seraient nommés à vie. » Ce passage se trouve à la page 77.

Voilà donc les valeurs inscrites dans notre Constitution qui étaient protégées par la Cour suprême du Canada. D'abord un Sénat tout à fait indépendant; deuxièmement, le rôle du Sénat à titre de Chambre de réflexion sereine et attentive; et troisièmement, le rôle du Sénat comme moyen de fournir une représentation régionale et provinciale.

Avant la présentation du projet de loi S-4, l'opinion des spécialistes sur la portée de l'article 44 a confirmé que cette portée est étroite, qu'elle doit être abordée avec prudence et qu'elle est très peu changée par rapport à la portée du paragraphe 91(1).

J'ai passé en revue les opinions contraires présentées au comité spécial, le principal argument étant que les articles 41 et 42 du mode de révision adopté en 1982 disent maintenant explicitement quels changements le Parlement du Canada peut apporter unilatéralement au Sénat. En corollaire, on soutient que toute autre caractéristique du Sénat peut être modifiée par l'article 44, lequel doit être interprété littéralement ou grammaticalement.

Cet argument laisse sans réponse la question plus vaste : comment échapper au sens précis que la plus haute cour du Canada a donné à cette même expression « Constitution du Canada » à peine deux ans avant l'introduction de l'article 44?

Sauf votre respect, il serait absurde d'affirmer que l'expression « Constitution du Canada » renvoyait à de sérieuses implications concernant l'indépendance, le deuxième examen et le caractère représentatif et fondamental du Sénat en 1979, mais que ce n'était plus le cas moins de deux ans plus tard. Si cette expression supposait une étroite limitation du pouvoir du Parlement d'agir unilatéralement en 1979, ce qui est indéniable, les mêmes limites doivent sûrement être délibérément présentes en 1981 et, par conséquent, s'appliquent encore aujourd'hui.

Plus précisément, une interprétation littérale de l'article 44 ne semble pas donner d'importance à une déclaration très précise dans le Renvoi relatif à la Chambre haute : « À un certain point, la réduction de la durée des fonctions pourrait nuire au bon fonctionnement du Sénat qui assure, pour reprendre les paroles de sir John A. Macdonald « un deuxième coup d'œil attentif à la loi ». Aussi, une interprétation littérale ne laisse aucune place à un Sénat totalement indépendant.

Ces opinions semblent plutôt s'appuyer sur l'idée que le Renvoi relatif à la Chambre haute ne faisait partie ni du contexte ni de l'objet des modifications apportées en 1982 et que, quoi qu'il en soit, il a été entièrement écarté par elle. Nous estimons respectueusement que c'est une prise de position difficile à tenir.

Ceux qui voient une nette partition dans le mode de révision et qui considèrent que le Renvoi relatif à la Chambre haute n'a pas de pertinence juridique doivent être invités à se demander ce qui protège désormais leur rôle de second examen objectif du Sénat, et l'on peut penser que leur réponse sera que ce rôle sera suspendu par une mesure unilatérale prise en vertu de l'article 44. Cette réponse semble cependant inscrire l'action unilatérale prévue par le projet de loi S-4 encore plus en contradiction avec l'opinion exprimée par la Cour suprême du Canada dans le Renvoi relatif à la Chambre haute, ce qui accroît le risque de nullité du projet de loi.

Il y a une autre faiblesse dans l'argument selon lequel l'article 44 doit être aujourd'hui interprété littéralement : le fait que l'article ne s'applique pas seulement aux modifications ayant trait au Sénat mais également à celles ayant trait à la Chambre des communes et au pouvoir exécutif. Cela signifierait-il que le Parlement, agissant seul, pourrait priver la Chambre des communes de ses caractéristiques démocratiques? Si le Parlement peut retirer au Sénat l'indépendance que lui confère la Constitution et son rôle de « deuxième coup d'œil attentif à la loi » est-ce qu'il ne pourrait pas aussi dépouiller la Chambre des communes de ses caractéristiques démocratiques? Si le Parlement, agissant unilatéralement, peut limiter le mandat des sénateurs, ne pourrait-il pas aussi bien prolonger le mandat des députés et jusqu'à quel point? Interprété littéralement, ce sont certainement des possibilités. Il est particulièrement remarquable et inquiétant que ni l'article 41, ni l'article 42 n'interdisent expressément ce genre de modifications. Il n'est pas question dans les articles 41 et 42 de gouvernement responsable ni de gouvernement représentatif.

En outre, étant donné que le paragraphe 52(2) stipule que la Constitution du Canada inclut la Loi constitutionnelle de 1867, il semblerait que le Parlement, si l'on interprétait littéralement ou grammaticalement l'article 44, pourrait être autorisé à abroger unilatéralement les premiers termes de cette loi qui assurent aux Canadiens, du moins au pallier fédéral, une forme de gouvernement représentatif, c'est-à-dire, une « Constitution similaire en principe à celle du Royaume-Uni. ».

En énonçant ces possibilités, on montre très clairement pourquoi les cours de justice n'interprètent pas en général les documents constitutionnels de façon littérale. Les enjeux sont beaucoup trop importants. Il suffit de poser ces questions pour se rendre compte des graves difficultés qui entourent la perspective juridique par laquelle l'article 44 est interprété littéralement et sans égard aux précédents juridiques ou aux normes fondamentales généralement considérées comme protégées par nos documents constitutionnels.

Rappelons que la Loi constitutionnelle de 1982 aurait très facilement pu autoriser le Parlement à modifier la Constitution du Canada eu égard aux caractéristiques fondamentales du Sénat. Cela aurait pu être clairement formulé mais aucune modification de cette sorte n'a été proposée.

Selon le préambule de l'article 44, les pouvoirs conférés par celui-ci le sont sous réserve des articles 41 et 42. Ce sont des termes limitatifs sur le plan législatif. On peut faire valoir, et je ferai valoir moi-même, qu'il n'y a pas une, mais deux restrictions à l'article 44 : premièrement, la définition limitative de l'expression « Constitution du Canada » selon la Cour suprême du Canada moins de deux ans avant l'introduction de l'article 44; deuxièmement, le préambule de l'article 44 proprement dit. Chaque restriction doit être respectée. L'action unilatérale a été rejetée par la Cour suprême du Canada en 1979. Rien ne semble indiquer que l'action unilatérale serait mieux reçue de nos jours.

Madame la présidente, le document de réflexion couvre tout un éventail de sujets. Le légiste m'a demandé de limiter mes observations à l'article 44, ce que j'ai fait en parlant du Renvoi relatif à la Chambre haute. J'essaierai de répondre à vos questions et je vous remercie de votre patience.

Le sénateur Nolin : Mes questions sont davantage d'ordre préliminaire, car je n'ai pas l'intention d'entrer dans le vif du sujet. Est-ce le comité de direction du Comité sénatorial des affaires juridiques qui a demandé au légiste de retenir les services de M. Brown? Comment se fait-il que M. Brown ait comparu devant le comité? Je me demande comment quiconque peut faire une telle demande.

La vice-présidente : M. Brown était sur la longue liste de témoins suggérés au comité. On lui a demandé de comparaître comme témoin et le comité de direction l'a accepté.

Le sénateur Nolin : Ma préoccupation remonte plus loin. Peut-être pourrais-je poser la question à M. Brown. Quand le légiste a-t-il pris contact avec vous pour obtenir vos services et vous expliquer le mandat qu'il entendait vous confier?

M. Brown : Le légiste du Sénat a pris contact au début de l'été dernier et m'a demandé si je pourrais préparer un document de réflexion sur les questions qui font l'objet de ce rapport. C'est ce que j'ai fait.

Le sénateur Nolin : Il est évident que ce n'est pas le comité qui a demandé au légiste de faire cela.

La vice-présidente : Non. Est-ce un de nos collègues qui l'a demandé?

Le sénateur Joyal : Oui.

Le sénateur Nolin : Est-ce vous, sénateur Joyal?

Le sénateur Joyal : Oui. J'ai envoyé une demande par écrit au légiste afin qu'il nous soumette une opinion sur le projet de loi que l'on venait de déposer, avant que le comité ne débute ses audiences. Tout sénateur peut demander une opinion au légiste à propos d'un projet de loi. Il n'avait ni le temps ni les qualifications voulues pour répondre à cette demande lui-même et a ainsi choisi parmi les juristes auxquels on commande habituellement des études. C'est ainsi que cela s'est fait.

Le sénateur Nolin : Monsieur Brown, avez-vous présenté votre facture à M. Audcent?

M. Brown : Oui, monsieur nous présentons nos notes tous les mois.

Le sénateur Nolin : Nous pouvons donc demander des détails au légiste.

M. Brown : Oui.

Le sénateur Joyal : Monsieur Brown, dans votre exposé, lorsque vous parlez de la question de l'interprétation littérale de l'article 44, vous vous limitez à une lecture purement grammaticale de cet article. Toutefois, ne conviendriez-vous pas que toute cour interprétant cet article, qui n'a pas fait l'objet de nombreuses décisions de la part de la Cour suprême du Canada, tiendrait également compte de l'intention des rédacteurs? Se demanderait-elle quelle était l'intention du Parlement lorsqu'il a adopté l'article 44 et, avant de l'adopter, l'a débattu et étudié en comité? Normalement, les deux Chambres doivent se prononcer sur un tel projet d'article. N'est-il pas courant pour les juges, lorsqu'un article de la Constitution n'a pas fait l'objet déjà de nombreuses interprétations judiciaires, de s'interroger non seulement sur la forme et le fond mais également sur l'intention des rédacteurs? De se demander ce qu'ils visaient?

À la lecture du Renvoi relatif à la Chambre haute de 1980, on constate que la Cour s'est longuement penchée sur la question et a cité abondamment dans sa décision sir John A. Macdonald et George Brown. Elle a cité des passages de discours prononcés au moment de la Confédération afin de bien comprendre l'objet du Sénat et ce qui avait présidé à la création du Sénat du Canada.

Si la Cour suprême devait donner une interprétation de l'article 44, elle voudrait peut-être revenir aux commentaires des rédacteurs de 1980, 1981 ou 1982 à ce sujet.

Donnerait-elle autant de poids à l'interprétation de l'article 44 qu'elle l'a fait en 1980 à propos de l'interprétation de la nature du Sénat et de son rôle dans la structure parlementaire du Canada?

M. Brown : Oui. Un des rôles fondamentaux de la Cour lors de l'examen d'un document constitutionnel ou d'une loi est de déterminer ce que signifie cette loi et la façon dont elle s'applique au sujet qui l'occupe et, pour ce faire, il est essentiel de s'assurer de l'intention des rédacteurs, des légistes et des législateurs.

Ainsi la Cour examine-t-elle le contexte et l'objet de la loi. Les lois doivent être interprétées, comme l'a dit à maintes reprises la Cour suprême du Canada, et en particulier récemment, en fonction de leur contexte et de leur objet. À cet égard, vous avez tout à fait raison, la Cour suprême du Canada, dans le Renvoi relatif à la Chambre haute, s'était reportée à ces discours. C'est tout à fait courant et, invariablement, lorsqu'il s'agit d'interprétation de texte constitutionnel, la Cour se reporte aux discours prononcés à l'époque à la Chambre et en dehors de la Chambre pour essayer de comprendre exactement quelle était l'intention.

Donc ce qui est important, c'est ce qu'a dit finalement le Parlement. C'est l'intention expresse du Parlement qui doit compter mais pour la connaître réellement, il faut examiner attentivement le contexte et la volonté ainsi exprimée. Je dirais que c'est ce qui a été fait dans le Renvoi relatif à la Chambre haute. À la page 66, la Cour précise bien qu'avant d'analyser les propositions dont elle était saisie, elle s'était reportée au « contexte historique ». Elle a tenu compte des discours de sir John A. Macdonald et de George Brown avant d'en arriver à la conclusion que j'ai citée dans ma déclaration liminaire.

Le sénateur Joyal : La Cour pouvait se reporter aux discours prononcés à propos de l'article 44 lorsqu'il en a été débattu et, évidemment, tous les documents du ministère de la Justice qui auraient accompagné le projet de résolution alors auraient fait partie de la documentation ou des informations que la Cour aurait examinées afin de déterminer quelle était l'intention des rédacteurs. Autrement dit, la Cour aurait probablement constaté que ces éléments correspondaient aux discours prononcés à l'époque pour déterminer la portée de l'article 44.

M. Brown : Oui. Comme je l'ai dit tout à l'heure, les discours prononcés au Parlement sont tout à fait pertinents et sont toujours examinés. C'est à la Cour de décider s'ils sont déterminants mais ils peuvent en tout cas l'informer quant au contexte, à l'histoire, à l'environnement dans lequel a été rédigé l'article.

Les avis juridiques, s'ils sont communiqués au Parlement, peuvent également être pertinents mais pas nécessairement concluants. Il est vrai que la Cour a vu des avis juridiques contemporains de textes législatifs et jugé qu'ils étaient erronés. Toutefois, si de tels documents existent, ils sont très utiles pour l'interprétation de la loi, en particulier s'ils avaient été communiqués au Parlement. De même que les points de vue des spécialistes de l'époque qui, comme je l'ai indiqué, étaient unanimes à dire qu'il s'agissait là d'une disposition d'application étroite. La Cour aurait probablement examiné la correspondance avec les provinces. Étant donné qu'à l'époque la modification avait l'approbation des provinces, la Cour aurait examiné les débats provinciaux afin de savoir ce qu'en pensaient les provinces.

Finalement, il faut considérer le texte lui-même. Le contexte et l'objet sont très importants et il est évident que les cours ne jugent pas sans considérer le passé.

Le sénateur Joyal : Je serai encore plus précis. Lorsque le ministère de la Justice a déposé le projet de résolution en 1980, la résolution qui évidemment contient l'article 44 avec la Charte, il a publié des notes explicatives. Autrement dit, il y avait un texte écrit qui accompagnait le projet de résolution et expliquait l'objet de chacun des articles du projet de résolution.

S'il y avait une référence précise dans ce document, dans les documents officiels du ministère de la Justice, quant au sens et à l'intention de l'article 44, elle devenait une source d'information à laquelle la Cour aurait pu donner quelque poids.

M. Brown : C'est certain. Quel poids exact, tout dépendrait du reste. Autrefois, les discussions parlementaires n'étaient pas admises en cour mais ce temps est bien révolu. Probablement depuis le moment où l'on a rédigé la Constitution. Il est essentiel lorsque l'on interprète des documents constitutionnels de s'assurer, dans toute la mesure du possible, de ce qu'avaient en tête les législateurs, de la question qu'ils entendaient traiter, du contexte et de leur volonté.

Le sénateur Joyal : Autrement dit, la Cour pouvait utiliser les documents du ministère de la Justice et les ajouter aux interventions qui avaient été faites par les rédacteurs alors que le comité étudiait le projet de résolution ou pendant les débats à la Chambre des communes ou au Sénat ou encore dans les assemblées législatives provinciales ou par correspondance. Considérés ensemble, ces documents et interventions expliquaient ou précisaient le sens de l'article 44, permettaient de comprendre la portée de l'article 44 lorsqu'il a été adopté par le Parlement.

M. Brown : Tout à fait.

Le sénateur Joyal : J'aimerais revenir sur un passage de votre long mémoire. À la page 13, dans la deuxième partie du deuxième paragraphe, vous dites :

Il convient de souligner que deux différents tests sont définis dans le Renvoi relatif à la Chambre haute. Dans le premier « test », un changement qui altère simplement le caractère et les qualités fondamentales du Sénat sous certains angles est hors de portée de l'article 44.

Il n'est pas nécessaire que cela les annule, simplement que cela les altère. C'est, dites-vous, le premier test. Vous dites ensuite :

Dans le second de ces tests, un changement qui limite le fonctionnement du Sénat, dans son rôle de « deuxième coup d'œil attentif à la loi », est au-delà de la portée d'un amendement effectué sous l'article 44.

Si je comprends bien votre raisonnement, le projet de loi S-4 limite le mandat des sénateurs à huit ans. Nous devons ainsi nous poser deux questions. Tout d'abord, la modification envisagée « altère-t-elle simplement le caractère et les qualités fondamentales » du Sénat? Là encore, « altère simplement » est léger, si je puis m'exprimer ainsi. Cela ne signifie pas que cela modifie le caractère et les qualités fondamentales du Sénat ni que cela les annule. La deuxième question est de savoir si la modification envisagée limiterait le fonctionnement du Sénat, dans son rôle de « deuxième coup d'œil attentif à la loi ».

Sur quoi vous fondez-vous pour conclure que lorsque l'on applique ces deux tests au projet de loi S-4, celui-ci ne semble pas y satisfaire? La Cour suprême appliquerait-elle ces tests?

M. Brown : Je voudrais d'abord situer ce commentaire dans son contexte, du moins dans son véritable contexte. Dans ma déclaration liminaire, j'ai insisté sur les termes « limite » et « altère » dans ces deux passages que j'ai cités.

À la page 76 de la version anglaise du Renvoi relatif à la Chambre haute, la Cour suprême du Canada déclare à propos du mandat des sénateurs :

Qu'une réduction de la durée du mandat pourrait, à partir d'un certain point, nuire au fonctionnement du Sénat comme lieu de réflexion indépendante.

Cela nuirait ainsi au rôle du Sénat comme lieu de réflexion indépendante. La Cour suprême du Canada déclare, sans répondre à la question mais en indiquant le critère juridique à considérer à l'avenir que pour ce qui est de la réflexion indépendante, on peut apporter une modification mais pas jusqu'à nuire à ce rôle. Autrement dit, il est autorisé d'altérer quelque peu le rôle de réflexion indépendante mais non pas d'y nuire. C'est là le critère.

À la page 77, la Cour parle de l'indépendance du Sénat. C'est un autre aspect du Sénat. Il s'agit des questions (e) et (iv). La Cour déclare :

En créant le Sénat de la manière prévue à l'Acte, il est évident qu'on voulait en faire un organisme tout à fait indépendant qui pourrait revoir avec impartialité les mesures adoptées par la Chambre des communes. On y est arrivé en disposant que les membres du Sénat seraient nommés à vie. S'ils devaient être entièrement ou partiellement élus, cela altérerait une de ses caractéristiques fondamentales. Nous répondrions ainsi à cette sous- question par la négative.

Je retire de cette citation que le Parlement ne peut altérer unilatéralement la totale indépendance du Sénat. C'est en fait ce qu'a déclaré la Cour suprême du Canada.

Elle poursuivait en disant, à propos de la question suivante, à la page 77 :

[...] bien que [la Constitution] permette au Parlement d'apporter certains changements à la constitution actuelle du Sénat, elle ne lui permet pas d'apporter les modifications qui porteraient atteinte aux caractéristiques fondamentales ou essentielles attribuées au Sénat pour assurer la représentation régionale et provinciale dans le système législatif fédéral.

Comme l'indépendance, on peut conclure de cela que le Parlement ne peut unilatéralement aller jusqu'à altérer les caractéristiques fondamentales du Sénat pour assurer la représentation régionale et provinciale.

La conclusion de ce même paragraphe est que :

Nous sommes d'avis que le Parlement ne peut en modifier unilatéralement le caractère fondamental et le par. 91(1) ne l'y autorise pas.

Il y a donc un continuum sur la question du second examen objectif, puis une certaine latitude au-delà de laquelle on nuit à ce rôle de réflexion. Le Parlement ne peut agir unilatéralement. Pour ce qui est de l'indépendance, il ne peut l'altérer aucunement; il doit être indépendant.

Le sénateur Joyal : Je comprends bien.

Le sénateur Hays : Merci de cet excellent travail et de vos observations.

Je me permettrai de dire à la présidente que je sais que ce document est daté du 21 mars et est donc assez récent, mais il aurait été bon de pouvoir le lire avant d'entendre M. Brown. Au cas où cela se reproduise et que les documents existent, ce serait utile. Il aurait été bien de l'avoir hier ou avant-hier.

La vice-présidente : Il y avait le problème de traduction. Nous l'avons obtenu le plus vite possible, mardi.

Le sénateur Hays : Le sénateur Fraser l'a reçu il y a quelques jours. Pas moi et j'aurais souhaité l'avoir.

Monsieur Brown, je vous ai écouté et vous semblez dire que le Renvoi relatif à la Chambre haute s'applique ici. C'est clair. Pour revenir aux dernières pages du long document que vous avez fourni, je conclus des citations aux pages 52 et 53 que vous estimez que cette question devrait être renvoyée à la Cour suprême avant que le Sénat ne conclue ses délibérations. C'est cela?

M. Brown : Le mieux serait que le projet de loi soit renvoyé à la Cour suprême du Canada parce qu'elle seule, en définitive, peut répondre à la question de savoir s'il est ou non constitutionnel. Savoir s'il doit être renvoyé avant d'être adopté ou après, je n'y ai pas réfléchi. Il pourrait être renvoyé immédiatement. Le renvoi précédent ne portait même pas sur un projet de loi.

Si ce projet de loi est adopté et qu'il est ensuite contesté, les conséquences pourraient être graves. Tout d'abord, certains sénateurs pourraient constater que leur nomination n'est pas valable ou que leur mandat de huit ans est en fait jusqu'à l'âge de 75 ans. Il y a également des conséquences pour les lois et leur validité. La règle du droit veut que les lois adoptées de façon anticonstitutionnelle soient abrogées.

Le sénateur Hays : À votre avis, c'est une autre raison de renvoyer tout de suite le projet de loi à la Cour suprême avant que nous ne finalisions cette étude.

Quel serait l'avis de la Cour? Vous n'avez pas donné d'avis à ce sujet. Je pense que cela n'a pas d'importance, car d'après ce que j'ai entendu jusqu'ici, je ne crois pas que le comité ni le Sénat conviendra que le projet de loi soit adopté tel quel. Toutefois, il y en a certains qui croient qu'un mandat fixe serait un progrès pour le Sénat. On parle le plus souvent de 12 ans, d'un mandat non renouvelable mais j'en ai entendu qui préconiseraient 15 ans, en particulier parce que la Chambre des lords semble aller dans ce sens.

Pourriez-vous nous donner un avis assez net — même si ce n'est probablement pas juste de vous demander cela maintenant — de ce que pourrait être l'avis de la Cour? Je vais vous dire pourquoi je vous demande cela. Nous sommes en effet des législateurs. Il est évident que nous ne sommes pas membres d'une cour, nous en convenons tous. Toutefois, on nous demande d'étudier quelque chose. Il y en a qui sont pour et d'autres qui sont contre. Traditionnellement, nous hésitons à retarder l'étude d'une question pour la renvoyer à la Cour.

Au sujet du Sénat, je crois qu'il n'y a eu qu'un renvoi à la Cour, le Renvoi relatif à la Chambre haute, dont nous discutons aujourd'hui. Vous comprendrez que lorsque l'on parle de réforme, lorsque l'on évoque l'article 44 et que l'on se demande jusqu'où peut aller le Parlement, il nous faut savoir ce qu'il en est. Il nous serait donc utile d'avoir un avis — pas n'importe quel avis, peut-être, mais le vôtre, parce que vous avez consacré beaucoup de temps à la question.

C'est toujours à vos collègues et à vous chez Gowling que nous demandons ce genre d'avis. Pourriez-vous nous donner un avis? Je ne vous demande pas de le faire tout de suite quoi que vous en ayez peut-être déjà un à nous donner. Pensez-vous que, sachant ce que vous savez maintenant, vous pourriez nous répondre de façon assez définitive que, oui, la Cour jugera que cela ne relève pas de l'article 44 mais bien de l'article 42, ou le contraire?

M. Brown : Vous avez tout à fait raison, sénateur, il s'agit là d'un document de réflexion. Il est très clair, toutefois, qu'étant donné les questions, qui semblent fondamentales pour ce débat, le projet de loi, à notre avis, ne serait pas bien reçu par la Cour suprême du Canada.

Une décision finale sur la question exige un texte et c'est là l'intérêt d'un renvoi. Vous demandez un renvoi. L'essentiel de mon travail est préalable. Après, on donne des avis. Plusieurs des procureurs généraux, treize, sont autorisés à comparaître, c'est leur droit. D'autres intervenants peuvent venir. On pourrait tenir compte des débats provinciaux. On pourrait tenir compte d'autres éléments de preuve relatifs au contexte et à l'objet; peut-être des avis juridiques, s'ils avaient été rendus publics ou même s'ils ne l'avaient pas été.

L'opinion doit se fonder sur un dossier. La Cour aurait un meilleur dossier que nous. Nous avons examiné le débat parlementaire mais non pas le débat en comité. Il n'y a pas grand-chose là-dessus.

Je vous répondrai donc que nous pourrions vous fournir une opinion, sous réserve que ces autres questions soient dévoilées, quant à la validité du projet de loi. Nous pourrions examiner également la question de quelle autre durée de mandat pourrait être plus acceptable pour la Cour.

Le sénateur Hays : Vous pourriez le faire mais vous ne le pouvez pas tout de suite. Je le comprends.

M. Brown : Pour ce qui est du mandat, j'ai écouté le débat ce matin. Je n'ai pas d'avis là-dessus mais je pense que le cadre analytique à ce sujet consisterait à examiner deux aspects, c'est-à-dire le Sénat comme lieu de réflexion indépendante. Ce serait le premier aspect. Qu'est-ce que cela signifie exactement? Nous en avons parlé dans notre document.

Le deuxième aspect est celui de l'indépendance qui ne doit pas être altérée. Le Sénat doit rester une institution indépendante. Nous examinons certains aspects de la question dans notre document et nous demandons si, pour tenir compte des aspects pratiques, il y aurait une durée de mandat que la Cour suprême du Canada ne contesterait certainement pas.

Le sénateur Hays : Vous vous interrogez sur l'effet d'un mandat renouvelable sur l'indépendance du Sénat, n'est-ce pas?

M. Brown : Ce qui me porte à réflexion, c'est de réduire la durée du mandat de 45 à huit ans. À l'heure actuelle la durée du mandat peut atteindre 45 ans et réduire cela à huit, sans parler des autres questions dont nous nous sommes entretenus, me porte à réfléchir. Les questions de l'indépendance et de la réflexion objective semblent l'une et l'autre altérées par un mandat plus court.

Pour ce qui est d'un mandat plus long, la Cour suprême du Canada a dit qu'il était possible de modifier la Constitution concernant le mandat des sénateurs pourvu qu'il n'y ait pas d'incidence sur le pouvoir du Sénat de modérer et contrôler la législation. Donc, c'est possible jusqu'à un certain point.

Le sénateur Hays : Il y a toute une gamme de possibilités — 8, 10, 12, 16, ou 20 ans, etc. Vous pourriez peut-être nous parler des dangers que représentent les différents mandats. Cela nous serait utile.

Ma dernière question porte sur le préambule de la Constitution qui a été cité dans le Renvoi relatif à la Chambre haute et si la pertinence du Parlement de Westminster serait mise en question davantage de nos jours qu'elle l'a été en 1867.

Si je vous pose la question c'est que le comité s'est beaucoup intéressé à l'évolution de la Chambre des lords. Il y a eu effectivement beaucoup de transformations. Les obstacles constitutionnels au Royaume-Uni sont beaucoup moins importants que les nôtres, puisqu'il ne s'agit pas d'une fédération.

Quoi qu'il en soit, est-ce que la cour va accorder plus de pertinence aux lords de 1867 qu'aux lords de 2007, compte tenu de l'extrait du préambule qu'elle a cité dans le Renvoi relatif à la Chambre haute?

M. Brown : Il est clair dans le Renvoi relatif à la Chambre haute qu'on envisageait la création d'une Chambre pour modérer et contrôler la législation, pour reprendre l'expression de notre premier ministre, et une Chambre indépendante. Elle devait également comporter des aspects de représentation régionale et provinciale.

Cela s'apparente-t-il davantage à la Chambre des lords de 1867 ou à la Chambre des lords de 2007? Je vais esquiver la question et dire que nous avons notre propre texte. Il s'agit d'un document à nous, dont la nation a débattu il y a longtemps, et la Cour suprême du Canada nous a dit quelles étaient ses intentions, du moins à certains égards. Le renvoi en 1979 était assez complet — il y avait toute une liste de changements proposés dont la Cour suprême du Canada a parlé.

Même si nous avons comme point de départ une Constitution qui ressemble à celle du Royaume-Uni, je pense que la Cour va tenir davantage compte de ce que nous en avons dit nous-mêmes, plutôt que de tenir compte de la Chambre des lords. Elle va faire cela, à mon avis, pour des raisons de perception politique. Il va sans dire que la Chambre des lords, telle qu'elle existait en 1867, est pertinente.

Le sénateur Bryden : Cela nous est très utile. Il est utile que vous nous résumiez cela en quelque chose de plus court à ce stade-ci.

Ce qui me préoccupe c'est que le projet de loi vise à modifier le mandat des sénateurs sans la participation des provinces. Au fond, c'est ça. À cet égard, j'aimerais citer la phrase du renvoi que vous avez omise. Je sais pourquoi vous l'avez omise — il fallait bien omettre quelque chose. Elle se lit comme suit :

... bien que le paragraphe 91(1) permette au Parlement d'apporter certains changements à la Constitution actuelle du Sénat, il ne lui permet pas d'apporter des modifications qui porteraient atteinte aux caractéristiques fondamentales ou essentielles attribuées au Sénat pour assurer la représentation régionale et provinciale dans le système législatif fédéral.

Je pense que nous avons trop tendance à lire la dernière partie de la phrase par rapport à la part du gâteau que reçoit notre région. Je me demande, en ce qui concerne le budget, par exemple, si ma province, le Nouveau-Brunswick, obtient une juste part. Mais je ne pense pas que cela soit la signification de cette phrase. Il s'agit plutôt de savoir si, dans le cadre du processus législatif fédéral, on a la possibilité de représenter notre province, notre région au Parlement du Canada. À mon avis, c'est ça que cela veut dire. Qu'en pensez-vous? Ai-je raison?

M. Brown : Je ne suis pas sûr d'avoir bien compris la question. Nous avons certaines institutions. Nous avons le Sénat et selon la Constitution, il a le rôle d'assurer la représentation régionale et provinciale dans le système législatif fédéral. Il est intéressant de remarquer que ce libellé se trouve et à l'article 41 et à l'article 42. On l'a repris.

Le sénateur Bryden : Il ne s'agit pas de savoir combien d'organismes dans une région donnée peuvent dire qu'ils exigent un traitement équitable dans le budget, par exemple, ou de dire que le Québec en a eu plus. Là n'est pas la question. Il s'agit plutôt de jouer un rôle primordial et important dans le processus législatif de la fédération.

M. Brown : Oui. Il va sans dire qu'à cet égard le Sénat est très différent de la Chambre des communes, car il représente beaucoup plus les régions et, par conséquent, exprime le point de vue des régions aux projets de loi, et il a un veto absolu en ce sens, comme on l'a dit. Il est crucial que le Sénat ait ce rôle de représentation régionale et provinciale. Au Sénat du moins, les petites régions ont une voix plus forte qu'elles n'en ont à la Chambre des communes. La Cour a dit que le Parlement à lui seul ne peut pas toucher à cet aspect du rôle du Sénat.

Le sénateur Bryden : Voici la phrase que vous avez omise de votre citation :

Le caractère du Sénat a été déterminé par le Parlement britannique en réponse aux propositions présentées par les trois provinces pour répondre aux besoins du système fédéral proposé.

Cela a découlé des négociations entre les trois provinces et la conclusion de ces négociations a été sanctionnée avec eux par le Parlement britannique, et voilà ce qui est à l'origine de notre fédération, avec le Sénat. Le texte se poursuit comme suit :

C'est ce Sénat, créé par l'Acte, auquel un rôle législatif a été conféré par l'article 91.

Cela faisait partie de l'entente.

Le peu d'argent que j'ai gagné, je l'ai gagné en négociant des contrats. Lorsqu'on conclut un marché, si jamais on décide de le modifier et si les parties sont toujours vivantes, il faut négocier de nouveau avec elles : il faut leur permettre d'avoir leur mot à dire. Est-ce qu'on ne nierait pas cette possibilité si on allait de l'avant uniquement en vertu de l'article 44?

Le sénateur Hays : Vous parlez du mandat réduit?

Le sénateur Bryden : Oui.

M. Brown : Je vais commencer par dire que je suis heureux que vous ayez cité ce passage parce que cela répond en partie à une question posée par le sénateur Hays. Cela confirme qu'on n'importait pas tout simplement le modèle anglais de la Chambre des lords et de la Chambre des communes. Ce sont nos ancêtres qui ont conçu ce modèle. Le Parlement britannique a répondu à notre demande. Vous avez raison de dire que l'arrangement a été négocié lors des débats à Charlottetown, les débats de la Confédération, etc. J'ai toujours eu du mal à comparer notre régime à celui de la Chambre des communes et de la Chambre des lords telles qu'elles existaient en 1867. Notre régime est unique; il est à nous.

Est-ce que l'aspect de la représentation régionale du Sénat est touché par le projet de loi S-4? Nous pensons que non — de toute façon beaucoup moins que ne sont touchées son indépendance et sa capacité de modérer et contrôler la législation. Cependant, la conclusion est la même. Puisque le projet de loi va probablement à l'encontre du deuxième examen objectif et de l'indépendance du Sénat, il dépasse la portée de l'article 44. Il faut donc procéder en vertu de l'article 38, et cela peut se faire avec le consentement provincial. Nous n'avons pas relevé de problème à adopter le projet de loi en vertu de l'article 38.

Le sénateur Bryden : Il n'y a pas de problème constitutionnel à faire cela.

M. Brown : C'est exact. Il n'existe pas de problèmes constitutionnels.

Le sénateur Bryden : Mais il se peut qu'il y ait d'autres difficultés. Vous n'auriez pas de mal à obtenir un tel consensus de la part des gens présents ici. J'ai toujours estimé que le problème c'est qu'il ne s'agit pas d'un projet de loi en vertu de l'article 44; il s'agit plutôt d'un projet de loi en vertu de l'article 38, surtout parce qu'il s'agit d'une entente négociée avec eux. Les gens qui ont participé à ces négociations doivent avoir leur mot à dire.

M. Brown : Un autre élément de l'entente négociée avec eux c'est qu'il y aurait un deuxième examen objectif, un rôle important auquel on ne pourrait pas nuire, et que cet organisme serait indépendant. Cela a fait partie des négociations.

Le sénateur Bryden : J'ai une autre question. Je ne me souviens plus à quelle réunion on avait comparé l'indépendance des sénateurs à celle des juges de la Cour suprême. Je pense qu'on dit que les deux doivent être « complètement indépendants ». Êtes-vous en mesure de faire des commentaires là-dessus?

M. Brown : Oui. Le document plus long parle de la signification de l'indépendance du Sénat, car on a peu d'indices, sauf que le Parlement ne peut pas modifier unilatéralement l'indépendance du Sénat. Cependant, à maintes reprises la Cour suprême a examiné l'indépendance de la magistrature, pour laquelle on utilise le critère de la raisonnabilité. Ce critère a été déterminé il y a 22 ans dans Valente c. la Reine où le critère d'indépendance est « ce qu'on peut raisonnablement percevoir comme les conditions essentielles de l'inamovibilité ». Voilà l'analyse qu'il faudrait faire pour déterminer si le projet de loi S-4 a une incidence sur l'indépendance du Sénat. Nous pensons que dans ce contexte on pourrait tenir compte de ce que, d'après la Cour suprême, signifie l'indépendance en général, et ce qu'on peut raisonnablement percevoir comme les conditions essentielles de l'inamovibilité. Ces conditions doivent exister sinon l'institution n'est pas indépendante.

Le sénateur Bryden : On peut apprendre des choses si on adopte l'approche prise par la Cour suprême en ce qui concerne l'inamovibilité. Au départ, les juges de la Cour suprême, tout comme les sénateurs, étaient nommés à vie. Ensuite le mandat est tombé à l'âge de 75 ans dans les deux cas. Si un gouvernement peut réduire le mandat d'un sénateur à huit ans, alors qu'il devait durer jusqu'à l'âge de 75 ans, est-ce qu'il pourrait également limiter le mandat des juges de la Cour suprême?

M. Brown : Au début, j'aimerais signaler qu'on a modifié le mandat des juges en 1960 et ça n'a pas été fait en vertu du paragraphe 91(1). Le Parlement n'a pas agi unilatéralement. Cela a été fait par le Parlement britannique à la demande du Canada. Les réformes de 1965 concernant le mandat des sénateurs ont été mises en œuvre unilatéralement. Voilà la première information que je voulais vous communiquer.

Deuxièmement, l'analogie est imparfaite à cause des différentes fonctions du Sénat et des juges. Cependant, dans les deux cas, il y a la question primordiale de l'indépendance. On a demandé à la Cour suprême de dire « vous devez être capable de survivre jusqu'à l'âge de 75 ans, sinon vous n'êtes pas indépendant. » La Cour a dit que ce n'est pas le bon critère, qu'il faut plutôt analyser de façon plus large les conditions essentielles de l'inamovibilité et tenir compte de toute une série de facteurs pour déterminer si oui ou non l'institution est vraiment indépendante. Voilà le genre d'analyse qu'il faudrait faire des deux institutions dans le contexte.

Le sénateur Joyal : Je voulais tout simplement souligner rapidement que la Cour suprême du Canada a bien enchâssé dans l'article 41 que si on veut modifier la composition de la Cour suprême du Canada, il faut l'unanimité; c'est l'alinéa 41d) de la Constitution. Pour les autres aspects de la Cour suprême, il s'agit de l'alinéa 42(1)d) :

Toute modification de la Constitution du Canada portant sur les questions suivantes se fait conformément au paragraphe 38(1) :

d) sous réserve de l'alinéa 41d), la Cour suprême du Canada.

En d'autres termes, si on veut modifier un aspect important de la Cour suprême, il faut l'unanimité pour la composition, et le 7-50 pour les autres questions, en conformité de l'alinéa 42(1)d). Cela revient à dire que le principe de l'indépendance de la Cour suprême est déjà prévu par l'alinéa 42(1)d). Le Parlement du Canada ne peut donc pas modifier unilatéralement un élément important de la Cour suprême du Canada, étant donné les intentions exprimées au moment de la rédaction des articles 41 et 42 comme il s'agit, comme vous le savez, d'un changement très important par rapport à l'ancienne Constitution du Canada.

M. Brown : Tout à fait, et j'ajouterais que l'article 44 ne fait aucunement allusion à la Cour suprême du Canada, mais seulement au pouvoir exécutif, au Sénat et à la Chambre des communes.

Le sénateur Hays : Un point que je soulève généralement à l'intention de nos témoins concerne le rôle du Parlement et, en particulier, le rôle du Sénat. On étudie cela principalement dans la perspective du projet de loi qui nous a été renvoyé. Cela dit, en tant que Chambre législative indépendante qui rend des décisions indépendantes, il est possible, et même je l'espère probable, que nous aboutirons à quelque chose d'autre que ce que nous avons, puisque nous avons un pouvoir discrétionnaire, nous avons un pouvoir indépendant que nous exerçons de manière indépendante pour modifier ce que nous croyons devoir modifier, pourvu que nous nous entendions sur les modifications souhaitables.

Je crois personnellement que tout cela est très pertinent à la question. En vertu de l'article 44, le Sénat possède les mêmes pouvoirs qu'il avait en 1867, et il joue le même rôle qu'il jouait en 1867, soit agir dans l'intérêt du Canada en exerçant tous ses pouvoirs de manière indépendante.

Il est facile de dire qu'il s'agit d'une initiative du gouvernement du jour et de l'applaudir ou de la dénoncer pour des motifs partisans ou autres, mais la décision finale d'une Chambre législative doit être prise de manière indépendante. Il est important, à mon avis, que le Sénat puisse jouir de ses pleins pouvoirs ici et non des pouvoirs réduits qui ont résulté des modifications apportées en 1982, où la réforme du Sénat et d'autres décisions reviennent surtout aux premiers ministres provinciaux, aux assemblées législatives des provinces, à la Chambre des communes, qui a un droit de veto, et au gouvernement du jour. D'après mon expérience de sénateur, le groupe de décideurs que je viens d'indiquer est souvent mal informé ou peu familier avec la Chambre législative dont nous ici sommes membres. C'est pourquoi je préconise un article 44 renforcé, qui puisse permettre au Sénat d'influer sur les décisions prises. Je ne cherche pas à accroître les pouvoirs des premiers ministres provinciaux ou du premier ministre fédéral, qui possèdent déjà des pouvoirs partisans, etc. Je veux qu'un Sénat indépendant puisse jouer un rôle aussi important que possible concernant les changements qui le touchent.

Pourriez-vous me dire comment cela est reflété dans votre opinion?

M. Brown : La cour tiendrait certainement compte du fait que le Sénat avait adopté le projet de loi et pourrait privilégier cet aspect du processus. Il n'incombe pas au Sénat de modifier la Constitution. Il n'incombe pas à la Chambre des communes d'interpréter la Constitution. En dernière analyse, il revient à la Cour suprême du Canada de faire cela, et quand bien même le consentement du Sénat sera considéré comme étant un élément important, la décision du Sénat doit quand même être confrontée aux limites plus rigoureuses du Renvoi relatif à la Chambre haute.

La vice-présidente : Merci beaucoup d'être venu témoigner devant le comité. Vos opinions nous sont très utiles. Votre long mémoire surtout est très pertinent, et nous lui accorderons une attention particulière.

La séance est levée.


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