Délibérations du comité sénatorial permanent des
Peuples autochtones
Fascicule 7 - Témoignages du 12 mars 2008
OTTAWA, le mercredi 12 mars 2008
Le Comité sénatorial permanent des peuples autochtones se réunit ce jour à 18 h 20 afin d'examiner, en vue d'en faire rapport, les responsabilités constitutionnelles, conventionnelles, politiques et juridiques du gouvernement fédéral à l'égard des Premières nations, des Inuits et des Métis, et d'autres questions générales relatives aux peuples autochtones du Canada.
[Traduction]
Marcy Zlotnick, greffière du comité : Bonsoir, honorables sénateurs. Malheureusement, compte tenu de l'absence inévitable du président et du vice-président, il m'appartient, à titre de greffière du comité, de présider à l'élection d'un président suppléant.
Sénateur Dyck, aimeriez-vous nommer quelqu'un?
Le sénateur Dyck : Je propose le sénateur Hubley.
Mme Zlotnick : Y a-t-il d'autres propositions?
Comme il n'y en a pas, l'honorable sénateur Dyck propose que l'honorable sénateur Hubley soit élue présidente suppléante du comité jusqu'au retour du sénateur Sibbeston ou du sénateur St. Germain.
Vous plaît-il, honorables sénateurs, d'adopter la motion?
Des voix : D'accord.
Mme Zlotnick : J'invite donc le sénateur Hubley à assumer la présidence.
Le sénateur Elizabeth Hubley (présidente suppléante) occupe le fauteuil.
La présidente suppléante : Bonsoir, sénateurs et invités. Nous sommes prêts à commencer. Nous poursuivons ce soir notre étude de la mise en œuvre des revendications territoriales globales. Pour nous aider dans ce travail, nous allons entendre le témoignage de M. Raymond Chrétien et de Mme Anne Drost, respectivement associé et conseiller stratégique et associée au cabinet d'avocats Fasken, Martineau, DuMoulin, s.r.l., de Montréal.
J'aimerais présenter les sénateurs. Nous avons avec nous le sénateur Roméo Dallaire du Québec, le sénateur Nicholas du Nouveau-Brunswick et les sénateurs Dyck et Peterson de la Saskatchewan.
En août 2004, le gouvernement du Canada a nommé M. Chrétien négociateur en chef pour ce qui est des revendications territoriales. M. Chrétien, appuyé par une équipe du cabinet Fasken, Martineau, DuMoulin, s.r.l., avait pour mandat de négocier avec le Grand Conseil des Cris du Québec en vue de la mise en œuvre de la Convention de la baie James et du Nord québécois et du règlement des litiges afférents. Les négociations portaient entre autres sur des questions relatives à la gouvernance des Premières nations, sur un règlement extrajudiciaire, sur la mise en œuvre de la convention et sur des mécanismes de rechange pour la résolution des différends.
En 2007, le gouvernement du Canada et les Cris du Québec en sont arrivés à une entente concernant le respect des obligations fédérales. Nous avons hâte d'en entendre davantage au sujet du processus de négociation, notamment les défis qui se sont posés et les raisons de la réussite du processus.
Monsieur Chrétien, je vous invite maintenant à faire votre exposé. Les sénateurs vous poseront ensuite des questions.
[Français]
Raymond Chrétien, associé et conseiller stratégique, Fasken, Martineau, DuMoulin, s.r.l., à titre personnel : Merci beaucoup madame la présidente, de nous faire l'honneur de nous inviter à vous entretenir du sujet qui vient d'être mentionné. Je suis accompagné aujourd'hui de Mme Anne Drost de mon Cabinet, qui a participé de façon très active à la négociation avec les Cris du nord du Québec.
[Traduction]
Je sais que Bill Namagoose et Brian Craik du Grand Conseil des Cris vous ont présenté un exposé. Par conséquent, je ne répéterai pas ce que vous avez déjà entendu au sujet des négociations entre les Cris et le gouvernement fédéral concernant la Convention de la baie James et du Nord québécois.
Tel qu'on me l'a demandé, je concentre mes observations sur les quatre questions suivantes : premièrement, les problèmes liés à la mise en œuvre de la Convention de la baie James et du Nord québécois; deuxièmement, la portée et la souplesse de mon mandat de négociation; troisièmement, la relation entre le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien, le cabinet du ministre, d'autres ministères et d'autres représentants pendant les négociations; quatrièmement, les mécanismes de l'entente concernant une nouvelle relation, qui visent à éviter les différends et à faciliter la mise en œuvre.
Premièrement, je me penche sur les problèmes liés à la mise en œuvre de la Convention de la baie James et du Nord québécois. Bill Namagoose a présenté l'histoire de la Convention de la baie James et a fait état des problèmes liés à sa mise en œuvre. Je ne reviendrai pas là-dessus. Il faut noter que bon nombre de dispositions ont été mises en œuvre et ne font l'objet d'aucun différend. Les difficultés de mise en œuvre portent sur plusieurs dispositions concernant l'administration de la justice, la formation professionnelle et le développement économique et communautaire.
Pour mieux faire comprendre pourquoi la mise en œuvre a effectivement été si ardue, je cite à titre d'exemple une disposition de la convention. Permettez-moi de vous lire un extrait de l'article 28.11 sur les services communautaires :
Sous réserve de l'étendue de la participation financière possible du Canada, du Québec et des communautés cries ainsi que des ordres de priorité convenus par les parties intéressées lors de l'étude et de l'établissement des budgets annuels, le Québec et le Canada fournissent une aide financière et technique pour :
a) la construction ou la fourniture d'un centre communautaire dans chaque communauté crie :
b) les services d'hygiène essentiels dans chaque communauté crie;
Cet article fait état de nombreuses conditions et son libellé est quelque peu ambigu. Pour résoudre les problèmes de mise en œuvre, nous ne nous sommes pas concentrés sur la signification de l'article et nous n'avons pas non plus cherché à trouver un fautif. Au cours des négociations, je n'ai pas adopté une approche accusatoire mais plutôt une approche pratique visant la résolution des problèmes.
Nous avons collectivement reconnu l'existence du problème et nous avons trouvé la meilleure façon de le régler, soit en transférant la responsabilité aux Cris et en leur fournissant les ressources nécessaires pour faire la mise en œuvre en fonction de leurs priorités. Les Cris établiront ce qui s'impose pour satisfaire à ces dispositions.
La leçon à tirer de mon expérience peut être limitée, car nous traitions d'une situation particulière, soit la mise en œuvre des dispositions d'une convention, plus de 30 ans après sa signature. Je comprends que vous êtes intéressés à une mise en œuvre immédiate et à faire en sorte qu'une convention soit applicable. Il est possible de tirer certaines leçons de la Convention de la baie James et du Nord québécois et de la nouvelle entente. Il faut faire preuve de concision lors de la rédaction et, si les gouvernements fédéral et provincial ont une obligation commune, chercher à préciser clairement comment les choses fonctionneront en pratique. L'autre clé est de prévoir un calendrier, si possible. Dans l'ensemble, j'estime que l'approche que nous avons retenue nous mène dans la bonne direction, car ce sont les Cris eux-mêmes qui veilleront en grande partie à la mise en œuvre de la convention.
Deuxièmement, j'aborde la question de la portée et de la souplesse du mandat qui m'a été confié. Je comprends que le mandat que le gouvernement fédéral confie à des négociateurs en chef constitue un gros problème. J'en ai entendu parler en janvier, à la réunion des négociateurs fédéraux en chef, qu'avait organisée le ministre Strahl, ici à Ottawa. En ce qui me concerne, le gouvernement m'a confié un mandat bien rédigé, mais il s'agissait d'une situation particulière. Comme la convention avait déjà été signée — il y a 32 ans de cela — nous savions quels problèmes n'étaient pas encore réglés. Nous savions quels problèmes il fallait résoudre.
Toutefois, même avec un mandat initial bien rédigé, nous avons dû consulter le cabinet pour l'examiner et pour en arriver à une entente. Cette étape a été longue et a mis la volonté politique à l'épreuve. Nous avons réussi à garder les Cris à la table de négociation en dépit d'une attente de plusieurs mois. Il va sans dire que certains ont été très étonnés de voir que nous avons réussi à conserver la présence et la confiance des Cris pendant ces longs mois.
La question de la volonté politique m'amène à mon troisième point, soit mes relations avec le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien, son personnel, d'autres ministères et des intervenants de divers niveaux du ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien, le MAINC. Dès le départ, lorsque le ministre Mitchell m'a confié le mandat, je lui ai indiqué que je n'étais pas intéressé à des négociations de dix ans qui ne mèneraient nulle part. Je lui ai dit que je ferais de mon mieux pour travailler rapidement et que j'aurais besoin de son appui pendant tout le processus. Trois autres ministres lui ont succédé, soit MM. Scott, Prentice et Strahl. C'est ce dernier qui a signé la nouvelle entente le 21 février.
Le ministre Prentice et son chef de cabinet ont énormément contribué à la conclusion de cette nouvelle entente. Le ministre Prentice était à la tête du MAINC à un moment crucial alors que nous étions sur le point d'en arriver à une entente et que nous avions besoin de son appui. Nous avons pu communiquer quotidiennement et aussi souvent que nous le souhaitions avec son chef de cabinet, Jean-Sébastien Rioux, et le ministre Prentice a finalement obtenu l'approbation du Cabinet.
Au cours des trois années de négociations, j'ai régulièrement écrit à d'autres ministres qui avaient un intérêt dans le processus ou je les ai rencontrés. Il s'agit des ministres de l'Environnement, de la Justice, des Ressources humaines et du Développement social et de tous les ministres qui siègent au Comité des opérations gouvernementales. Pendant tout le processus, j'ai tenu tous les ministres clés au courant des progrès réalisés et je leur ai fait parvenir les documents importants signés à la table de négociation. Je vous ai fourni un exemplaire du rapport faisant état de cette approche dans notre stratégie de négociation.
Parallèlement à mes communications au niveau politique, j'ai travaillé en étroite collaboration avec les représentants du MAINC, notamment ceux qui ont été affectés aux négociations et de hauts fonctionnaires du ministère, dont Michel Roy et, à l'occasion, Michael Wernick. Nous avons également fait mettre sur pied un comité de direction de haut-niveau au MAINC, spécialement pour les négociations; au fur et à mesure que les négociations progressaient, j'ai toujours consulté le comité.
J'estime que cette stratégie en deux volets, soit la communication directe avec les politiciens, particulièrement le ministre, mais également le BCP et, à l'occasion, le CPM, jumelée à une collaboration avec les fonctionnaires, a été la clé de notre réussite. Cependant, elle n'a pas toujours remporté la faveur des fonctionnaires, même si elle a été efficace.
Un autre élément clé de nos négociations était de gérer les communications internes avec les organismes centraux du gouvernement. Comme il s'agit d'une tâche énorme et ardue, il est crucial que la personne qui en est chargée soit très compétente. Normalement, les communications internes ne relèvent pas du négociateur en chef nommé par le gouvernement fédéral. En fait, les organismes centraux ne voulaient ni me voir, ni communiquer directement avec moi. Nous avons eu de la chance parce que Guylaine Ross, la personne qui a présenté l'entente aux fonctionnaires, est très efficace et s'est fort bien tirée d'affaire.
En ce qui concerne les relations de travail entre les négociateurs en chef du gouvernement fédéral et le gouvernement lui-même, il faut malheureusement noter qu'il y a un roulement considérable au gouvernement. Pendant les trois années de négociations, j'ai dû collaborer avec quatre ministres et trois directeurs différents. On nous a dit que nous avions obtenu des résultats dans un temps record. C'est intéressant. J'ai souvent eu le sentiment d'être critiqué par les fonctionnaires parce que je travaillais vite à leur goût alors que les avocats de mon cabinet estimaient que je prenais trop de temps. J'imagine donc que nous avons travaillé au rythme approprié.
Imaginez un peu le roulement de personnel pendant 20 longues années de négociations, durée de mandat avec laquelle certains de mes collègues négociateurs en chef doivent composer. C'est très difficile parce que les nouveaux ministres et les nouveaux directeurs doivent se familiariser avec le dossier et doivent s'intégrer dans les équipes de négociation déjà en place.
[Français]
Mon quatrième et dernier point concerne le mécanisme de résolution des conflits.
[Traduction]
L'entente concernant une nouvelle relation prévoit la mise sur pied d'un comité de liaison permanent constitué de trois représentants du gouvernement du Canada et de trois représentants cris, tous des interlocuteurs de haut niveau. Le comité rencontrera le comité des Cris du Québec au moins une fois par année. Il s'agit d'un groupe chargé de veiller à la mise en œuvre de l'entente et à la résolution rapide des conflits avant qu'ils ne dégénèrent. Nous avons également inclus des dispositions prévoyant la médiation et l'arbitrage.
[Français]
Je suis heureux de voir plusieurs collègues et amis autour de cette table. C'est avec plaisir que je répondrai à vos questions.
[Traduction]
La présidente suppléante : Madame Drost, aimeriez-vous ajouter quelque chose au débat de ce soir?
Anne Drost, associée, Fasken, Martineau, DuMoulin, s.r.l., à titre personnel : Je me ferai un plaisir de répondre à des questions ou d'aider à y répondre. Merci.
Le sénateur Peterson : Merci aux témoins. Nous espérons que vous êtes sur la bonne voie cette fois-ci, parce que ce dossier remonte loin en arrière. Nombre d'autres personnes vous ont précédés.
J'aimerais savoir pourquoi vous croyez que ces nouvelles négociations vont porter fruit et combien de temps vous estimez qu'il faudra pour mettre la convention en œuvre en vertu de la nouvelle entente. Donnez-moi votre meilleure estimation.
M. Chrétien : Tout d'abord, quelle preuve avons-nous que les négociations réussiront? Le fait que nous ayons réussi à résoudre le conflit des 30 dernières années et que nous ayons été en mesure d'être nettement plus précis en ce qui concerne les obligations de chacune des parties constitue un progrès notable à cet égard. C'est de bon augure pour l'avenir.
De plus, une autre différence notable vient du fait que pour les 20 prochaines années, les Cris disposeront des ressources et de l'argent nécessaires pour assurer leur propre développement économique et communautaire et leur propre formation. Dorénavant, la balle sera plus jamais dans leur camp. La relation avec le gouvernement sera totalement différente de ce qu'elle a été au cours des 30 dernières années.
Ce qui me préoccupe et ce qui les préoccupe, c'est que cela représente une somme énorme et qu'elle n'est pas versée sur 20 ans. Elle est versée d'un coup, 1,05 milliard de dollars d'un coup. Je suis certain qu'ils ne peuvent faire autrement que de se demander comment cet argent pourra être géré prudemment dans une économie instable. Nous verrons. La preuve, on la verra plus tard, au cours de cette période de 20 ans.
Je pense, par ailleurs, qu'il y a maintenant beaucoup de respect entre les Cris et Ottawa. Il y avait beaucoup de querelles entre les Cris et la bureaucratie fédérale, lorsque nous avons commencé. À la fin de ce processus, j'ai trouvé que l'ambiance était bien meilleure. C'est la raison pour laquelle nous parlons d'une relation nouvelle, mais nous verrons. Personne ne sait exactement ce que ce sera.
Le sénateur Peterson : Est-ce que cela devrait être administré par une autre entité qu'AINC?
M. Chrétien : Je sais qu'on en parle. Je n'ai pas d'opinion ferme quant à savoir s'il faudrait une autre entité. Je peux vous dire que le ministère actuel a collaboré avec nous. Nous avons pu conclure l'entente avec l'entité actuelle. Quant à savoir si vous pourriez en avoir une meilleure ou une plus petite, un autre ministère ou un autre centre, l'essentiel est de s'assurer qu'il y a une bonne coordination et que tous les ministères en cause collaborent. Cela sera difficile, peu importe l'institution que vous pourriez vouloir créer.
En ce qui nous concerne, cela a bien fonctionné à tous les niveaux. Parfois, il y avait risque qu'ils nous perçoivent, nous à Montréal, comme l'autre bande. Ils trouvaient que j'étais trop franc avec eux, que je montrais mon jeu plus qu'ils l'auraient voulu. Cependant, je voulais mener ces négociations à ma façon. Lorsque j'ai accepté ce mandat du ministre Mitchell, j'ai été franc. J'ai dit « Monsieur le ministre, si vous me nommez, faites attention. Ce sera différent. Ce sera rapide et ce sera transparent. » Cela a créé quelques problèmes avec Ottawa. Ils n'avaient pas l'habitude de ce genre d'approche. Toutefois, elle a bien fonctionné.
[Français]
La question fut traitée à ma pleine satisfaction.
[Traduction]
Les quatre ministres — certainement le premier qui m'a donné le mandat et le dernier, le ministre Prentice, l'ont gardée. Puis, le ministre Strahl a mis l'entente en vigueur, mais c'est le ministre Prentice, qui s'en est occupé, au sein du cabinet, à l'époque. Leur volonté n'a jamais vacillé. Chaque fois que j'avais besoin d'eux, je pouvais les joindre au téléphone. Par conséquent, je n'ai rien à reprocher au ministère. Je sais qu'un grand nombre des autres négociateurs fédéraux en chef ne sont pas du même avis, mais, de notre côté, tout a bien fonctionné.
Le sénateur Segal : Je constate que l'État a eu de la chance de vous avoir comme négociateur en chef pour la Couronne et je vous suis reconnaissant du temps que vous prenez pour nous aider à apprendre de cette expérience.
Puis-je vous demander de vous éloigner un instant du sujet des négociations à proprement parler, qui, à l'évidence, ont été un triomphe pour les deux parties, ce qui témoigne du fait qu'elles ont été magistralement menées. À la lumière de votre expérience sur la scène internationale et de votre expérience en général, pourriez-vous nous dire où notre pays se situe, en ce qui a trait aux Premières nations, par comparaison aux autres pays du Commonwealth, à la Nouvelle- Zélande ou à un autre pays? Faisons-nous ce que nous devrions faire, au meilleur rythme possible, ou pensez-vous que persistent certaines lacunes qui nous ralentissent? Du point de vue d'un non-initié, comme moi, on a l'impression que les problèmes qui couvent et ne sont pas réglés — et ce, indépendamment du ministre en fonction — sont encore plus importants qu'ils devraient l'être. Notre comité cherche des façons d'accélérer le règlement de ces difficultés, raison pour laquelle nous sommes si heureux de discuter de cette expérience en particulier, car cela est très utile. Toutefois, si encourageante soit cette expérience, nous ne voulons pas qu'elle fasse oublier le problème plus général, qui, comme nous le savons, se trouve sur le terrain.
M. Chrétien : C'est une question très vaste. Je ne connais pas le cas particulier de la Nouvelle-Zélande, mais permettez-moi de répondre à votre question par quelques observations. Cela n'a rien à voir avec nos propres négociations avec les Cris, mais, au Canada, à l'heure actuelle, il y a des centaines de revendications territoriales en cours d'étude, si j'ai bonne mémoire. Il en reste 800 à régler. Je crains que nous n'en voyions jamais la fin et un nombre croissant se retrouvent devant les tribunaux.
Comme vous le savez, les Cris avaient actionné le gouvernement fédéral pour 4,5 milliards de dollars. Cela a duré 20 ans et ils estimaient avoir un dossier solide. Je crains de voir d'autres groupes procéder de la même façon, en pensant que c'est peut-être la seule façon d'attirer l'attention d'Ottawa.
Je ne sais pas ce que je ferais si j'étais ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien. Des questions ont été soulevées relativement à l'abolition de la Loi sur les Indiens. Je ne me sens pas apte à en parler. Mme Drost est plus versée que moi dans le sujet des droits des peuples autochtones.
Mme Drost : En ce qui a trait aux 800 revendications à régler, ce ne sont peut-être pas toutes des revendications territoriales, mais on nous a dit que le gouvernement avait des revendications à régler. En moyenne, dix revendications sont réglées chaque année et il faut environ 13 ans pour les régler. Manifestement, nous ne pouvons pas continuer à ce rythme parce que nous n'en verrons pas la fin. J'ose espérer que le tribunal nouvellement créé, avec un délai de trois ans, permettra de régler rapidement certaines des revendications plus modestes.
Je ne peux pas vraiment parler de la Nouvelle-Zélande ou des États-Unis. Je suppose que le problème pourrait être moins grand en Nouvelle-Zélande qu'au Canada. Le problème au Canada est de taille.
M. Chrétien : J'aimerais faire un commentaire à propos des États-Unis, car j'y ai vécu pendant sept ans. Il y a une énorme différence entre le Canada et les États-Unis quant à l'attitude à l'endroit des peuples autochtones et à la façon de les traiter. Bien des gens ne seront pas d'accord avec moi, mais je trouve qu'au Canada nous sommes beaucoup plus sensibles aux difficultés des peuples autochtones qu'on ne l'est aux États-Unis. Chaque fois que je me suis déplacé aux États-Unis et que j'ai parlé à des Autochtones de différentes régions de cet immense pays, ils ne m'ont jamais donné l'impression qu'ils bénéficiaient de la même attention de leurs gouvernements — non seulement le gouvernement national, mais aussi les gouvernements des États — que celle que les Autochtones reçoivent ici au Canada. La conscience collective canadienne est bien plus à l'écoute des besoins de sa population autochtone. Toutefois, pour ce qui est de la Nouvelle-Zélande et de l'Australie, je ne pourrais pas vous dire ce qu'il en est.
Le sénateur Segal : Nous entendons souvent les chefs des Premières nations exprimer différents points de vue sur la meilleure voie à suivre, comme on pourrait s'y attendre de n'importe quel groupe de Canadiens. Le peuple des Premières nations n'est pas plus monolithique que celui des Canadiens non autochtones. Un groupe croit fermement que tout passe par les revendications territoriales et le droit constitutionnel à un gouvernement autonome et que, céder du terrain sur ces questions, ou même en reporter le règlement, constitue une énorme erreur stratégique et tactique au regard des intérêts fondamentaux et légitimes des Premières nations.
Un autre groupe soutient que c'est une question d'emplois, de possibilités, d'intégration sociale, d'égalité des chances et de scolarisation et que, si nous consacrions à ces questions la moitié de l'énergie collective, tant du côté des Autochtones que du côté non autochtone, que nous consacrons aux revendications territoriales, nous réaliserions des progrès plus concrets, sur le plan humain, pour les Canadiens membres des Premières nations qui veulent améliorer leur sort et celui de leur famille.
Dans cette entente, il y a une combinaison de mesures qui, je pense, est très encourageante à bien des égards. Pouvons-nous apprendre quoi que ce soit de ce processus en particulier en ce qui a trait à ces deux points de vue, qui sont tous deux défendus par des gens bien intentionnés — ceux qui veulent travailler presque exclusivement sur les questions de revendications territoriales et du droit à un gouvernement autonome et ceux qui croient que nous devrions investir beaucoup plus dans le reste? Dans un monde idéal, nous voudrions faire les deux, mais si nous devions faire des choix, qu'avez-vous appris de ce processus qui nous serait utile?
M. Chrétien : Tout d'abord, notre entente ne portait pas sur des revendications territoriales. Elle portait sur plusieurs choses. Il s'agissait d'un règlement à l'amiable et d'un rapport préliminaire sur la gouvernance. Le volet de la gouvernance devra être traité au cours des trois à cinq prochaines années.
Je vais donner l'exemple des Cris. Je situerais les Cris dans votre second groupe, ceux qui veulent disposer des moyens économiques pour avancer eux-mêmes et faire avancer leur groupe sur tous les fronts, y compris ceux de l'éducation et de la santé. Selon mon expérience des trois dernières années, je pense que c'est leur priorité. Toutefois, ils sont aussi très conscients de leur identité. C'est la raison pour laquelle ils veulent un gouvernement cri régional. Ils veulent diriger leur propre entité et leur propre institution, avec le minimum d'ingérence d'Ottawa, pour aider leur peuple.
Je mettrais les Cris davantage dans votre seconde catégorie, mais quand même, avec un intérêt marqué pour leur bagage, leur culture et leur histoire. Ils s'appellent eux-mêmes la nation crie. N'oubliez pas qu'ils sont très politisés. Vous vous rappelez le référendum de 1995? Ils ont pris une position très ferme à l'époque.
Ils m'ont paru le groupe autochtone du pays le plus développé et ayant la plus grande facilité d'expression. Ils recherchent les moyens de développer leur peuple davantage que le premier groupe.
Le sénateur Segal : En qualité de négociateur, vous avez clairement indiqué avoir dit au ministre de faire attention, que vous feriez les choses à votre façon, de la façon que vous jugeriez appropriée. Je suis ravi que le ministre de l'époque ait eu l'intelligence de le permettre. Nous en avons tous bénéficié.
Vous auriez eu une série d'instruments à votre disposition et de contraintes imposées, dans le cadre des négociations. Sans nécessairement penser à cette entente en particulier, en qualité de négociateur, auriez-vous eu la tâche plus facile si vous aviez disposé d'un éventail d'instruments différent ou si vous aviez eu moins de contraintes? Pouvons-nous apprendre quelque chose à cet égard pour l'avenir?
M. Chrétien : Je vais être très franc. Lorsque j'ai été abordé à ce sujet, j'ai demandé au ministre d'alors : « Pourquoi quelqu'un comme moi? Je ne connais absolument rien à ce que vous me demandez de faire. » Il a répondu : « C'est précisément ce que nous voulons. Nous voulons quelqu'un qui n'a pas d'antécédents en la matière, un regard neuf, mais quelque chose de très différent. Nous ne voulons pas d'avocat. Nous avons essayé des avocats par le passé. Ils confrontaient toujours les Cris. Nous voulons essayer autre chose. Nous voulons un négociateur. » J'ai dit que je ne connaissais rien aux droits des peuples autochtones, mais que je connais quelque chose à la négociation. J'ai dit : « Si c'est ce que vous voulez, monsieur le ministre, je suis votre homme. »
Tout au long du processus, il y a eu des avantages et des lacunes. La première fois que j'ai rencontré l'équipe crie, et vous en avez rencontré deux membres ici, c'était assez impressionnant. Anne Drost ne savait rien. Je ne savais rien et ces quatre personnes avaient 150 ans d'expérience collective en négociation avec le gouvernement du Québec et le gouvernement fédéral. Nous avons pensé que nous n'étions que deux amateurs. Lentement, nous avons commencé. Nous avons procédé de façon très systématique. Nous avons gagné leur respect et nous l'avons conservé jusqu'à la fin. Ils ont menacé de partir. Ils ont menacé de publier des communiqués et je leur ai dit : « Écoutez-moi, cela ne fonctionnera pas. Si vous le refaites une seule fois, je décroche et vous chercherez quelqu'un d'autre. »
Ce fut une expérience étrange, mais très intéressante. Lorsque j'ai commencé, j'ai pensé que nos chances de réussir — là où six autres négociateurs avaient déjà échoué — étaient très minces. En fin de compte, il a fallu une combinaison de volonté politique et de confiance. Ces personnes ont été très surprises de mes commentaires initiaux. J'ai dit : « Je ne sais pas ce que vous avez vécu ces dernières années, mais je vous promets que je serai franc. Je ne vous induirai jamais en erreur. »
Bien entendu, à Ottawa, on se demandait comment cela allait tourner, mais je n'ai jamais dévié de cette voie. Par conséquent, quand c'est devenu difficile et intense, nous sentions que la confiance régnait encore; c'est qu'ils savaient que je pouvais m'occuper de la bureaucratie au niveau politique, ce qui n'avait jamais été essayé auparavant. Tous les négociateurs précédents traitaient avec une bande de bureaucrates. C'est une excellente chose, mais, en fin de compte, c'est le gouvernement qui doit approuver l'entente. Cela m'a causé des problèmes parce qu'ils n'aimaient pas que j'envoie de l'information à des ministres, toujours avec une copie au ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien. Je me disais que les ministres devraient approuver l'entente. Cela a donné des résultats, mais il n'est pas facile de soumettre une telle proposition; elle doit être approuvée. Cette méthode a fonctionné, mais je ne sais pas si elle sera de nouveau mise à l'essai dans le futur.
Ces négociations n'ont pas toujours été bien organisées. Quant à moi, j'avais un texte préparé d'avance pour chacune des réunions avec les Cris. Il était si bien préparé que je le donnais au chef de l'équipe des Cris à chaque réunion afin qu'il sache exactement où nous nous dirigions. Nous avons commencé par préciser ce que les deux parties voulaient obtenir. Nous avons produit une déclaration d'intention, que j'ai signée avec le négociateur des Cris. Bien sûr, à Ottawa, ils étaient estomaqués par cela. Ils étaient horrifiés, mais cela démontre la gravité de la situation.
Mme Drost : Nous avions un cadre d'entente. C'est allé rapidement, mais tout a été documenté. On s'assurait toujours d'obtenir les approbations nécessaires avant de présenter quelque chose aux Cris. Nous avions le comité de direction du MAINC. L'entente a été rapide, mais elle a été rigoureuse et bien documentée pendant l'ensemble du processus.
M. Chrétien : Il y avait un procès-verbal de chaque réunion, et cela ne se produit pas normalement. Cela démontre qu'on a fait preuve de sérieux, d'organisation et d'engagement. Je pense qu'on est parvenu à les convaincre, car, au bout du compte, les négociations ont été fructueuses.
Le sénateur Segal : Était-ce commutatif ou hypothéqué? Avez-vous procédé à une série d'ententes et passé à d'autres choses ou avez-vous attendu qu'il y ait un consensus sur tous les points avant de conclure une entente?
M. Chrétien : Non. Nous avons conclu des petites ententes tout au long du processus, et nous ne sommes pas revenus sur elles. L'objectif consistait à progresser. Les ententes étaient sous forme écrite, et elles étaient paraphées par moi et par Bill Namagoose, directeur exécutif du Grand conseil des Cris, que vous avez rencontré ici il y a quelques semaines. Cela a forcé la bureaucratie à agir.
Le sénateur Segal : Que devrions-nous conclure du fait qu'un Canadien distingué possédant une expérience internationale en matière de négociations avec les pays pourrait être plus efficace dans ce genre de discussions qu'un avocat plaidant du pays?
M. Chrétien : Les faits sont éloquents. Nous avons obtenu de bons résultats. Je suis heureux de signaler à ce comité, au cas où il ne serait pas au courant, que, depuis lors, le ministre Prentice a demandé à certains de mes collègues actuels au ministère des Affaires étrangères et du Commerce international de se pencher sur ces dossiers en utilisant cet exemple de négociateur par opposition à l'avocat plaidant. J'espère que mes collègues obtiendront les mêmes résultats.
C'étaient des négociations spéciales, car elles venaient juste après une grande entente de plus de 3 milliards de dollars avec les Cris. Le Québec avait réglé son différend avec les Cris, qui avaient intenté une poursuite de 4,5 milliards de dollars contre nous. On avait discuté avec les Cris d'Ottawa afin de décider si c'était le temps de passer à des négociations sérieuses.
Je dois reconnaître le mérite de tous mes prédécesseurs qui ont échoué. Ils ont fait un travail extraordinaire, mais ils n'ont pas été aussi chanceux que nous.
Le sénateur Dyck : Dans une certaine mesure, vous avez déjà répondu à ma question. Lors de votre intervention et dans vos réponses à des questions, vous avez signalé que vous avez rencontré à un grand nombre de reprises beaucoup de ministres. Vous avez dit que vous les avez toujours tenus au courant ainsi que le PCO et, parfois, le cabinet du premier ministre afin que tout le monde sache ce qui se passait.
Y a-t-il une façon de documenter ce processus pour que les gens qui négocieront des ententes après vous puissent profiter de votre expérience? Pour que les choses fonctionnent, tout le monde doit savoir ce qui se passe.
Nous entendons souvent les Cris dire que les Premières nations pensent qu'elles ne sont pas suffisamment consultées. Toutefois, vous avez agi avec diligence et de façon conforme au Règlement, et les documents ont été déposés correctement. Tout le monde savait ce qui se passait. Une norme pourrait-elle être rédigée afin qu'il y ait une formule à suivre?
M. Chrétien : C'est une bonne question. Nous avons déjà produit un document qui tient compte de cette approche, en partie. Ce n'est pas une approche populaire avec la bureaucratie à Ottawa. Les membres de la fonction publique n'aiment pas avoir l'impression qu'on consulte leurs supérieurs politiques au lieu d'eux. Je n'arrêtais pas de leur dire que nous étions tous dans la même équipe. Nous faisons le travail, mais, à la fin, nous devons obtenir l'approbation des ministres. Ils doivent donc savoir ce qui se passe.
Le ministre de la Justice avait un rôle important à jouer, et il voulait savoir ce qui se passait. Je l'appelais pour lui dire quand nous avions des problèmes avec un autre ministère, et il en parlait à ses collègues. Toutefois, la normalisation de l'approche n'est peut-être pas la responsabilité du ministère. Il est peu probable qu'il agirait de la sorte. À un certain stade du processus, le cabinet du premier ministre est intervenu, car ces négociations présentaient un grand intérêt pour le Québec. À cette époque, le Québec était en train de lancer un énorme projet visant à dériver la rivière Rupert. Les Cris avaient conclu une entente avec le Québec, mais elle était sujette à controverse, car beaucoup ne voulaient pas que le projet soit mis en place. Nous avons donc décidé de tenter de leur donner satisfaction pour compenser les fois par le passé où nous n'avions pas respecté nos engagements à leur égard afin de les convaincre d'avoir une attitude plus positive envers ce projet d'une grande importance pour le Québec. Le gouvernement du Québec communique constamment avec les ordres les plus élevés du gouvernement fédéral à cet égard. Rappelez-vous que, au Québec, il y a eu des négociations menées par le premier ministre du Québec en personne.
Les Cris nous ont regardé les deux ainsi qu'un groupe de fonctionnaires et nous ont demandé où était le premier ministre. Je leur ai dit que les choses ne se passaient pas comme cela à Ottawa. L'autre entente a été négociée avec des ministres dans la pièce sur une période de quelques mois. Il a pris quelque temps pour leur expliquer les dédales du gouvernement fédéral. Nous leur avons dit que 100 avocats travaillaient sur le dossier, mais ils n'ont pas compris comment de nombreux avocats pouvaient travailler dans différentes parties du Canada en même temps. Ils ont eu de la difficulté à comprendre le processus fédéral, ce qui les a frustrés énormément. Les Cris accordent une grande importance au réalisme politique. Ils veulent toujours savoir qui détient le pouvoir et qui prend les décisions. Ils sont habitués à consulter les personnes qui prennent les décisions. Par conséquent, si nous avons une leçon à retenir pour l'avenir, c'est que le ministre ou le gouvernement devra nommer une personne qui est à l'aise avec la bureaucratie.
J'étais sous-ministre, et je sais comment les choses fonctionnent. Je sais que si vous prenez sous votre aile un sous- ministre adjoint pendant une semaine, il pourrait devenir votre ami. On doit nommer quelqu'un qui connaît la bureaucratie fédérale. Si vous nommez quelqu'un qui ne la connaît pas, il sera perdu.
Le sénateur Dyck : Pourriez-vous penser à une personne qui pourrait faire ce travail à temps plein et obtenir les mêmes résultats que vous? Pourrait-il y avoir une personne dont la tâche principale consiste à faire ce que vous avez fait?
M. Chrétien : Je ne peux penser à personne. Le sénateur Segal sourit, mais je ne connais personne.
Il faudrait que cette personne possède certaines compétences ainsi qu'une expérience du gouvernement fédéral et, je l'espère, une bien plus grande connaissance du groupe autochtone avec lequel elle a affaire que j'en avais. J'avais reconnu que j'avais cette lacune, et j'ai dit au ministre que, avant de commencer tout le travail, je me rendrais dans le Nord. J'y ai passé une semaine et j'ai parlé à tous les chefs, j'ai pêché avec eux, je suis allé dans leurs tentes et j'ai parlé avec eux et j'ai mangé du caribou et de l'orignal. C'était une expérience culturelle que je croyais nécessaire avant de commencer mon travail. Ce n'était pas une expérience équivalente à celle d'une personne qui avait une connaissance intime des Cris, mais, au moins, je comprenais mieux leurs craintes. J'ai rencontré des chefs là-bas qui étaient opposés au projet de dérivation de la rivière Rupert, et certains qui étaient en faveur de celui-ci. J'ai vu leur démocratie en action. Je ne savais pas ce que la démocratie signifiait pour les Cris, mais je me suis rendu compte qu'elle existait. Elle est très différente de celle qu'on peut voir dans d'autres régions du pays.
J'ai été en mesure de mieux les comprendre sur le plan culturel, et cela est nécessaire également. Il faut avoir le désir de comprendre et la capacité de les convaincre de continuer à négocier sans se les mettre à dos.
Il faut également gagner le respect des ministres à Ottawa. En effet, si le ministre vous appelle et vous demande si une entente a du sens et pourquoi et comment il devrait la vendre à ses collègues, il faudrait être en mesure de lui préciser toutes les raisons pour lesquelles le gouvernement du Canada devrait approuver cette entente.
Si vous trouvez la personne qui réussit à faire cela, vous avez trouvé votre candidat.
Le sénateur Dyck : Peut-on vous cloner?
M. Chrétien : Nous verrons. Je vous dirais quelque chose d'intéressant à cet égard. Il y a une deuxième partie à ces négociations. La partie sur la gouvernance au chapitre 3 porte sur l'établissement d'un gouvernement autochtone cri dans le Nord du Québec, dans la région de la baie James. Cela sera une des négociations les plus difficiles à mener au cours des années à venir. Je ne sais pas si c'est une bonne comparaison à faire, mais la princesse Diana a dit à propos de son mariage avec le prince Charles qu'il y avait une troisième partie dans leur relation. Il y aura également une troisième partie importante dans cette relation, à savoir le gouvernement du Québec. Nous serons trois : le Québec, le gouvernement du Canada et les Cris. Cela ne sera pas facile. Ces négociations porteront sur les territoires, les frontières, la souveraineté et une constitution crie. Le chapitre 3 traite d'une constitution crie. Imaginez-vous ce qui se passera quand on commencera la rédaction de cette constitution. Je ne sais pas qui sera le négociateur pour le Québec, mais cela sera très intéressant. À mon avis, les négociations prendront entre trois et cinq ans. Je suis certain que le ministre Strahl trouvera la bonne personne pour ce rôle.
Le sénateur Lovelace Nicholas : Prévoyez-vous des difficultés dans la mise en œuvre de l'entente?
M. Chrétien : Je ne prévois pas de difficultés dans la mise en œuvre de l'entente que nous avons conclue. Elle prévoit une somme initiale de 1,05 milliard de dollars et 50 millions de dollars supplémentaires pour Wemindji, Waskaganish et Oujé-Bougoumou; puis 100 millions de dollars 30 jours après les modifications à la Loi sur les Cris et les Naskapis. Je crois que cette partie est sur la bonne voie et sera mise en application. La partie difficile sera lorsque nous commencerons les négociations, au printemps ou peut-être à l'automne prochain, avec le gouvernement. Je m'attends à ce que cela prenne quelque temps. Les trois parties devront être très prudentes au début afin de délimiter les paramètres de la négociation et ce qu'elles veulent réaliser. Je ne m'inquiète pas, mais je sais que cela sera très compliqué.
Je prévois plus de problèmes entre le Québec et les Cris. Je crois que, à un certain stade des négociations, le négociateur fédéral aura à observer un dialogue intéressant entre le Québec et les Cris en raison des batailles antérieures et des tensions qui ont existé entre les Cris et le gouvernement du Québec. C'est maintenant chose du passé. Les deux côtés ont maintenant une bonne relation et une bien meilleure compréhension l'un de l'autre. Toutefois, la situation se compliquera grandement quand les Cris commenceront à parler de leur désir d'avoir un siège aux Nations Unies et d'obtenir une reconnaissance internationale. Nous devrons adopter une position à cet égard.
Je vous répondrai donc que je crois que la première partie de l'entente ira bien, mais je ne sais pas comment les choses iront avec la deuxième partie.
Le sénateur Lovelace Nicholas : Pensez-vous que la deuxième partie prendra 10 ans, 20 ans ou 50 ans?
M. Chrétien : Je ne sais pas combien d'années cela prendra. Si je m'en occupe, et j'aimerais le faire, nous agirons de nouveau avec sérieux, clarté et dévouement, mais cela sera plus compliqué cette fois, car il y aura deux gouvernements souverains en cause ainsi qu'un voulant la souveraineté.
Je ne peux pas vous dire exactement combien de temps cela prendra, mais, d'après mon expérience, il est important de maintenir le même rythme. On ne peut pas juste arrêter le processus. Il faut adopter une approche systématique et faire avancer les négociations. Si on ne fait rien et on se contente de dire qu'on se réunira dans deux mois, les négociations pourraient se poursuivre pendant 20 ans. Elles n'aboutiront pas. Comme je l'ai dit, si nous avons la volonté de faire aboutir ces négociations, nous pouvons le faire. Je crois que cette volonté existe actuellement chez les trois parties, mais, d'après mon expérience, les choses deviennent très compliquées quand trois parties sont impliquées.
Le sénateur Lovelace Nicholas : J'ai vu des négociations se poursuivre pendant des années. Tout le monde dans cet immeuble sait que si on règle une revendication territoriale ou un différend avec les membres des Premières nations, cela ne fera qu'améliorer leurs vies. Je ne comprends donc pas pourquoi le processus prend si longtemps.
M. Chrétien : Nous avons agi très rapidement. Comme je vous l'ai dit, quand j'ai commencé, personne ne croyait que nous pourrions réussir, mais nous l'avons fait en trois ans et demi au lieu de dix ans. Tous les membres du comité ont raison de demander pourquoi cela prend si longtemps. Ce n'est pas facile, surtout si le négociateur doit se rendre à l'autre bout du pays, par exemple s'il vient du Nouveau-Brunswick et qu'il doit s'occuper d'une affaire en Colombie- Britannique. Vous avez raison de poser cette question, mais ce ne sont pas des négociations faciles. Ce sont parmi les négociations les plus complexes au pays.
Le sénateur Lovelace Nicholas : Je sais ce qu'est le problème : c'est l'argent. Nous obtenons notre financement des gens avec lesquels nous nous battons, à savoir le gouvernement du Canada. C'est une partie du problème.
M. Chrétien : Oui, je ne dis pas le contraire.
Mme Drost : J'ai une chose à ajouter à propos de la mise en œuvre. Comme nous l'avons mentionné auparavant, la mise en œuvre de l'entente sera faite en grande partie par les Cris. La cérémonie de signature s'est déroulée le 21 février à un centre communautaire qui a été construit l'année dernière. Nous avons lu l'une des dispositions de la Convention de la baie James et du Nord québécois qui portait sur la construction de centres communautaires. Ce centre n'existait pas la première fois que nous sommes allés là-bas. Les Cris ont utilisé une partie de l'argent de La Paix des Braves pour la construction de ce centre, qui sera maintenant remboursé dans le cadre de l'entente. Je n'ai aucun doute que les Cris ont déjà prévu un plan afin de mettre en place toutes les installations qui sont décrites dans l'entente.
[Français]
Le sénateur Dallaire : Monsieur Chrétien, je vous félicite pour le travail que vous avez accompli, car bien que cela fasse seulement quelques mois que je sois sur le comité, je réalise que nous sommes loin d'avoir un maximum de réussites dans la résolution des conflits avec les peuples autochtones et j'aimerais aborder ceci afin de comprendre de quelle manière vous vous y êtes pris.
Premièrement, à qui répondiez-vous hiérarchiquement?
M. Chrétien : Au ministre des Affaires indiennes et du Nord Canada.
Le sénateur Dallaire : Le ministre avait-il le mandat de rassembler les autres ministres autour de la table ou c'était votre propre initiative?
M. Chrétien : Le ministre avait le mandat et je l'ai aidé à le réaliser.
Le sénateur Dallaire : Et quelles étaient les responsabilités du PCO?
M. Chrétien : Le PCO a le pouvoir du centre, c'est-à-dire qu'un membre du Bureau du Conseil privé s'occupe des ententes avec les groupes autochtones à travers le pays.
Cette personne fait un rapport au premier ministre. Il fallait donc toujours l'avoir de notre côté.
Le sénateur Dallaire : Cette personne n'avait aucune influence sur les ministres pour s'assurer qu'ils suivaient les règles du jeu?
M. Chrétien : Non.
Le sénateur Dallaire : Vous n'étiez pas tenté d'utiliser vos relations avec le premier ministre dans ce contexte?
M. Chrétien : Non, je savais que le premier ministre était régulièrement informé. Je savais que le gouvernement du Québec le tenait aussi informé, mais je savais que le ministre des Affaires indiennes, que ce soit M. Mitchell, Andy Scott ou Jim Prentice ou le ministre actuel M. Strahl avait la capacité, l'autorité de parler à leurs collègues et de les convaincre.
Le sénateur Dallaire : Ceci semble exceptionnellement différent de toutes les autres négociations ou supposées négociations qui semblent avoir lieu. On entend beaucoup plus souvent dire que les gens des Affaires indiennes n'ont pas cette autorité de s'imposer ni ne la recherche.
M. Chrétien : Je le sentais. C'est la raison pour laquelle j'ai décidé de m'occuper de cette coordination avec les autres ministères, simplement pour aider le ministère des Affaires indiennes. J'étais très conscient qu'il fallait qu'ils aient ce coup de pouce. Comme CFN, la beauté de tout cela, c'est qu'on n'est pas pris ou lié par toutes les règles de la bureaucratie. J'avais un engagement envers le ministre. Mon seul patron était le premier ministre et je lui avais dit : « I will do it my way » et il m'avait demandé ce que cela voulait dire et je lui avais répondu qu'il le verrait au fil du temps
Je pense que de poser ces gestes a été absolument essentiel. Croyez-moi, ce n'était pas bien vu à Ottawa. Les fonctionnaires du ministère n'étaient pas très heureux de me voir aller à gauche et à droite. Surtout quand je leur disais que j'irais voir le ministre de la Justice, le ministre des Ressources humaines, et cetera. Ils se demandaient :
[Traduction]
Pour qui se prend-t-il? Pourquoi fait-il cela? Cela n'a jamais été fait avant.
[Français]
Ce n'est pas parce que cela n'a jamais été fait qu'on ne le fera pas. J'ai fait ce que je sentais être obligé de faire pour qu'à la fin, pas seulement pour le succès des négociations avec les ministères, mais pour que, lorsque le gouvernement du Canada au Cabinet allait être saisi de l'affaire, j'aie des alliés autour de la table. Il fallait que les huit ou 10 ministres qui étaient intéressés par ce dossier aient été informés au fur et à mesure. C'était ma façon de faire les choses.
Le sénateur Dallaire : On parle d'une confrérie de solutions et j'essaie de comprendre toutes ces initiatives. Les sous- ministres adjoints mandatés d'un ministère pourraient amener la matrice des autres ministères à vouloir établir une solution si tout de même ils croyaient qu'ils avaient le mandat de leur ministre.
M. Chrétien : Ils l'ont fait. Je dois dire que j'ai eu une très bonne collaboration de Michel Roy, Michael Warnick à quelques occasions. Ils ont joué ce rôle. C'est leur travail de le faire. Ce n'est pas mauvais de leur donner un petit coup de main. Je me sentais habilité à téléphoner à Michel Roy et lui dire qu'il fallait absolument que cela débloque au ministère de la Santé par exemple et il me disait qu'il allait téléphoner à son homologue du ministère de la Santé. Cela se faisait passablement bien. Je m'occupais du niveau ministériel des autres ministres.
Le sénateur Dallaire : Vous étiez catalyseur du processus?
M. Chrétien : Oui.
Le sénateur Dallaire : Par extension, on pourrait déduire que la méthodologie classique de la bureaucratie à résoudre le problème, même avec un bon vouloir politique, aurait besoin d'un autre outil pour l'aider à évoluer dans ces dossiers.
M. Chrétien : Peut-être. Comme je l'ai dit un peu plus tôt, c'est un autre chapeau, une autre identité. J'étais pris avec les institutions que j'avais entre les mains. Je ne voulais pas jouer un certain rôle. Je suis d'accord avec vous.
Le sénateur Dallaire : On est à voir plusieurs autres ententes et on voit un tiraillement, une inefficacité, un manque de désir de prendre la situation en main. On voit les responsabilités de négociations à un très bas niveau, au niveau directeur. On ne voit aucune évolution, mais énormément de frustration.
M. Chrétien : Je suis d'accord.
Le sénateur Dallaire : Tout de même, vous ramassiez un dossier où il y avait des frustrations d'implantation depuis 30 ans. Ils ont tout de même signé en 1975. Ils ont donné un paquet d'argent, des responsabilités devaient être prises et ne l'ont pas été.
M. Chrétien : Oui.
Le sénateur Dallaire : On remarque que dans presque toutes les ententes, il semble assez facile d'amener des arpenteurs, de faire des lignes, donner un paquet d'argent et d'énoncer tout un processus d'implantation, mais après il n'y a aucune ressource financière pour les implanter de façon concrète. Je vous donne un exemple, si j'ai le projet d'acheter un camion, ma responsabilité n'est pas seulement d'acheter le camion, mais d'en garantir l'entretien pour une période indéterminée, la durée de la vie du camion, l'argent pour les pièces, l'argent pour l'entraînement, l'argent pour l'essence, ainsi de suite.
Vous avez été saisi d'un dossier dans lequel des responsabilités financières n'ont jamais été formellement mises sur la table. Le ministère des Affaires indiennes n'a jamais dit qu'il allait signer l'entente et garantit 50 millions par année pour mettre les choses en place. Il n'y avait jamais de processus pour déterminer et expliquer les besoins financiers. Ne trouviez-vous pas ce scénario aberrant?
M. Chrétien : Oui.
Le sénateur Dallaire : Vous vous retrouviez en désavantage dans cette situation à cause d'une responsabilité qui n'avait pas été prise?
M. Chrétien : Ce que vous dites est vrai, mais j'étais aussi conscient que l'entente sur la baie James était la première du genre. Elle avait été négociée à l'époque sous une grande pression politique aussi. Il y avait très peu d'expérience en la matière. C'est la raison pour laquelle la clause de tout à l'heure est un bel exemple d'ambiguïté. On ne peut pas blâmer les gens qui ont négocié cette entente il y a 30 ans. C'était un contexte différent. Il reste que le résultat était que les responsabilités, les obligations du gouvernement fédéral n'avaient pas été respectées et c'était reconnu par le ministère.
Le sénateur Dallaire : D'ailleurs, j'ai beaucoup de sympathie à l'égard des collègues fonctionnaires des années 1970 qui débutaient, mais on se retrouve maintenant dans les années 2000. On a un paquet d'ententes signées, des processus de résolution de conflit établis et certains sont en négociation tous les cinq ans. Cela fait deux ou trois fois qu'ils le font et il n'y a pas une tôle qui a été résolue. Le ministère reflète un manque de désir de le faire.
Il me semble que, de par sa nature, le ministère des Affaires indiennes et du Nord, même s'il y a le Conseil du Trésor, le PCO et d'autres ministères, a la responsabilité d'influencer les autres. N'avez-vous pas perçu un manque d'avant- gardisme, d'initiatives, de désir d'amener des solutions? Ou a-t-on une attitude quasiment néo-colonialisme de gérer et d'attendre que les problèmes nous arrivent? Je vous demande d'être discret.
M. Chrétien : Non, je suis plutôt du genre candide et ouvert. Je vais répondre franchement à votre question. Je n'ai pas senti une attitude colonialiste à l'égard des Cris. Les gens qui ont travaillé avec moi m'ont toujours semblé sérieux. Il était très facile de savoir qu'il fallait régler ces problèmes des 30 dernières années puisque le Québec l'avait fait et intentait un procès contre nous. Il était reconnu au ministère que nous n'avions pas le choix.
Je n'ai jamais senti une attitude de ce genre; en tout cas, elle existe peut-être dans d'autres secteurs du ministère, mais moi je ne l'ai pas sentie.
Le sénateur Dallaire : Si le fonctionnaire a un pistolet sur la tempe parce qu'on l'amène en cour et qu'on veut 4 milliards, cela tend à susciter un peu d'initiative et de désir. Mais si, comme vous le dites, on ne veut pas recourir à ce type de méthode, est-ce que vous avez perçu, pendant les trois ans et demi que vous avez travaillés, qu'il y avait des idées nouvelles, des méthodologies nouvelles qui permettaient un apprentissage?
Je vais vous donner un exemple; est-ce qu'au sein du ministère ils ont un processus d'éducation, d'entraînement de leurs fonctionnaires, pas pour un petit cours de deux semaines pour apprendre comment manger du castor ou faire de la trappe, mais je veux dire une formation en profondeur, d'anthropologie par exemple, d'un an pour étudier et comprendre le milieu autochtone et pouvoir ajuster leurs processus pour être capable de négocier? Avez-vous vu au moins une étincelle de cette initiative?
M. Chrétien : Oui, j'ai vu quelques étincelles de cette volonté.
Le sénateur Dallaire : Peut-être pas un feu.
M. Chrétien : Peut-être pas un feu, mais il faut être juste et équitable à l'égard de ces hommes et femmes qui travaillent au sein du ministère. Beaucoup sont très bien intentionnés. Évidemment, les questions que vous posez sont de grandes questions nationales. L'avenir de la politique canadienne à l'égard des communautés autochtones, cela ne va pas se décider au ministère des Affaires indiennes. C'est une grande question politique à laquelle fait face notre pays. Mais je n'ai jamais senti chez ces fonctionnaires, en tous les cas dans la négociation que j'ai eue avec les Cris, le désir de la faire capoter, par exemple, ou une réticence à arriver à un accord.
Le sénateur Dallaire : Je ne voulais pas ressortir cela, mais ils savaient très bien que, si cela ne fonctionnait pas, cela allait coûter cher parce qu'ils allaient aller en cour.
Vous avez connu les coulisses de ces endroits et des autres ministères sur le sujet. Avez-vous observé qu'il y avait plus, comme attitude, que celle simplement de vouloir expédier les dossiers en se disant « une fois celui-là réglé, il ne nous écœurera plus », mais au contraire, qu'on avait un ministère avant-gardiste, voulant œuvrer dans l'ère moderne? Cela fait 30 ans; il y a 30 ans, ils ne comprenaient pas. Moi, j'ai l'impression qu'ils ne comprennent pas encore. Est-ce que vous avez une impression différente?
M. Chrétien : Je pense que la réponse à votre question serait, encore une fois, une impulsion politique qui ne peut venir que du haut, du gouvernement. Parce que là, ce serait demander un peu l'impossible aux fonctionnaires de se prononcer sur cette question. Ils peuvent avoir des idées, ils en ont; certains ont œuvré sur le terrain pendant de nombreuses années, certains connaissent admirablement bien ce milieu. Maintenant, c'est un peu leur demander de faire un travail qui n'est pas vraiment le leur. La grande politique du Canada à l'égard du monde autochtone ne va pas être faite seulement par les fonctionnaires du ministère des Affaires indiennes.
Le sénateur Dallaire : Peut-être pas, mais la politique de défense du pays est tout de même initiée au ministère de la Défense, n'est-ce pas? Ils ont un département qui fait la politique de défense et qui œuvre à orienter l'effort de la défense. Il me semblerait normal que le ministère des Affaires indiennes ait cette même autorité, soit être perçu comme tel par les autres ministères et qu'il ait ce pouvoir. Mais j'ai l'impression qu'il ne l'a pas.
M. Chrétien : Il ne l'a peut-être pas. Je ne suis pas en mesure de savoir si cette volonté existe à l'intérieur du ministère. Là encore, c'est un commentaire que je fais à partir de mon expérience passée, je pense que les questions que vous soulevez ne pourront être traitées finalement que par une très forte impulsion, une volonté politique du gouvernement de s'attaquer aux problèmes que vous venez de mentionner. Quelle forme peut prendre cette volonté politique? Vous le savez autant que moi, cela peut-être différentes choses à un moment donné.
Le sénateur Dallaire : Oka? Peut-être pas une insurrection, mais quelque chose du genre.
M. Chrétien : Ce ne serait pas ma voie préférée. Ce serait peut-être un grand débat politique. Écoutez, je vais répondre théoriquement à votre question. Cela pourrait être de lancer un débat au Canada sur ces questions : quelles sont les vues des Canadiens sur ces questions, qu'est-ce qu'on devrait faire face à ces problèmes. Ce serait une espèce de débat qui commencerait dans les universités, dans les villes, les villages, et cetera; organiser un petit peu la volonté canadienne en la matière. Je ne parle pas de faire quelque chose de semblable à ce qu'on a vu au Québec pour les accommodements raisonnables, mais un peu un encouragement de dialogue à l'échelle du pays sur l'importance, comme pays, de bien traiter nos populations autochtones.
Il faut que cela vienne de la base, des idées pourraient être élaborées un peu partout à travers le pays. Elles seraient ramassées, collectées, organisées par le ministère des Affaires indiennes, mais ultimement c'est un forum de ministres, les hommes et les femmes qui nous dirigent, qui devront recueillir ces recommandations et, s'ils le désirent, si le timing est bon pour eux, faire une nouvelle politique.
Vous savez ce que c'est, nous avons été tous les deux très longtemps au sein de gouvernements, et nos gouvernements ont bien des priorités. Ces jours-ci, nous connaissons les priorités du gouvernement, mais un gouvernement ne peut pas toujours s'occuper de toutes les grandes questions en même temps.
Le sénateur Dallaire : Tout de même, on parle d'êtres humains.
M. Chrétien : Voyez le débat sur l'Afghanistan; c'est un débat prenant qui intéresse tous les Canadiens. C'est une question qui est débattue tous les jours au sein de la classe politique et des médias. Je pense que la politique du Canada à l'égard des populations autochtones ne suscite pas le même intérêt.
[Traduction]
Le sénateur Gustafson : Bienvenue. La dernière fois que nous nous sommes rencontrés, c'était à l'ambassade de Washington. Je suis très intrigué par ce que vous avez dit. Est-il possible de finaliser une entente à laquelle on devra ajouter des éléments au fil du temps? On parle de 800 revendications, ce qui rend la tâche pratiquement impensable. J'imagine tous les avocats qui doivent être mêlés à ces 800 cas. Est-ce même possible pour un gouvernement de finaliser ces choses en un mandat?
M. Chrétien : Non.
Le sénateur Gustafson : C'est ce que je pensais. Cela doit être fait sur une période de temps ou cela serait trop coûteux pour le pays.
M. Chrétien : Cela ne peut pas être fait en un mandat. Cela prendra de nombreuses années. Vous avez mentionné des avocats. Il ne s'agit pas nécessairement d'avocats. De bons négociateurs peuvent faire cette tâche. Cela prend un temps considérable.
Le sénateur Gustafson : Est-ce les Autochtones ou les bureaucrates qui veulent finaliser l'entente ou veulent-ils les deux avoir un pied dans la porte?
M. Chrétien : C'est là le problème fondamental. C'est une question de volonté politique. S'il n'y a pas de volonté politique, aucun négociateur en chef du gouvernement fédéral qui est digne de ce nom ne devrait accepter le poste. Cela serait un gaspillage de l'argent des citoyens canadiens ainsi que de son temps et du temps des groupes concernés. Cela n'aboutira à rien, ce qui est très frustrant.
La question de volonté politique peut être mise à l'épreuve. La meilleure façon de le faire est au moyen d'un mandat. Si on demande à monsieur X ou madame Y de s'asseoir avec le groupe X pour résoudre une revendication territoriale de longue date sans aucun mandat, les discussions se poursuivront indéfiniment. La volonté doit être testée. Si on a l'impression qu'il n'y a pas de volonté, il serait mieux de passer à autre chose.
Il incombe au ministère et aux ministres de déterminer les revendications dont ils veulent s'occuper. On ne peut pas s'occuper de l'ensemble d'entre elles en même temps. Il faut établir un ordre de priorité.
Le sénateur Gustafson : Je crois que la situation changera avec le temps. Que ce soit à cause de l'inflation ou de la découverte de différentes activités d'exploitation ou de pétrole, elle changera. Nous ne savons pas de quoi le Nord ou une grande partie de cette région aura l'air dans 20 ans.
M. Chrétien : C'est un bon argument. Les choses ont commencé à changer.
Le sénateur Gustafson : Cela ne fait aucun doute.
M. Chrétien : L'industrie minière a une énorme importance dans le Nord du Québec. De grandes mines ouvriront leurs portes dans les années à venir. Les Cris eux-mêmes ont repéré des possibilités intéressantes sur leur territoire. Vous avez raison que dans 10 ou 50 ans, la situation là-bas sera très différente.
Le sénateur Gustafson : C'est également vrai en Saskatchewan.
M. Chrétien : Je suis sûr que oui.
Le sénateur Segal : Les dirigeants des Premières nations plus expérimentés disent depuis quelque temps qu'on observe l'apparition de dirigeants intelligents et jeunes, qui sont de nature plus impatiente, qui participent de manière moins active au processus de négociation et qui sont peut-être un peu plus cyniques à cet égard, ce qui exerce une très réelle pression sur leur leadership.
Comment répondriez-vous à une proposition qui pourrait être présentée de cette manière? Toutes ces négociations ne concernent pas seulement les résultats finaux, et elles ne portent pas sur des changements tangibles. Elles visent seulement à gérer le problème. C'est la vraie mission du MAINC. Il y a de bonnes personnes parmi les dirigeants des Premières nations qui se préoccupent à ce sujet et qui font l'objet de pressions à cet égard de la part des jeunes dans leur communauté qui désirent de l'action et des résultats immédiats, comme cela se produit avec les jeunes dans tous les groupes. Je suis intéressé à savoir ce que vous avez à dire à ce sujet.
M. Chrétien : Que voulez-vous dire par gérer le problème?
Le sénateur Segal : Tant que les parties négocient, cela empêche des pires choses de se produire. Tant qu'elles négocient, il semble y avoir bonne foi. Tant qu'elles négocient, les gens sont engagés. Est-ce que les choses changent sur le terrain de manière concrète? Nous pouvons examiner la situation des Inuvialuits et d'autres où on a réellement observé un changement des choses sur le terrain. Les choses se sont remarquablement améliorées, et cela est grâce à toutes les parties. Toutefois, la situation ne change pas pour beaucoup de nos frères et sœurs autochtones. En fait, pour certains, la situation empire.
M. Chrétien : Je m'oppose fortement à cela. Les jeunes sont intéressés à améliorer leurs vies leurs possibilités et leur éducation. Ils veulent des résultats sur le terrain. Ils veulent plus qu'un dialogue interminable. Ils veulent voir des résultats concrets.
Nous avons pu le constater dans nos négociations avec les Cris et dans nos discussions avec leurs jeunes dirigeants. Ils sont en expansion. Nous avons rencontré un grand nombre d'entre eux dans ces collectivités. Ce sont des avocats, des ingénieurs et des entrepreneurs très prospères.
Si nous parlions sans cesse, cela serait dangereux. Ils n'accepteraient pas des pourparlers interminables. Ils ne seraient pas dupes, et ils auraient raison. Au bout du compte, si vous ne produisez pas les résultats désirés, ils prendront des mesures, ce qui pourrait entraîner de la violence. C'est ce qui s'est produit par le passé.
La présidente suppléante : J'aimerais apporter une précision sur quelque chose. Nous avons parlé de 800 revendications, et je crois que ce sont des revendications particulières qui découlent de traités historiques. Cependant, depuis 1975, il y a eu 21 revendications globales qui sont maintenant réglées ou qui sont des traités modernes.
[Français]
Le sénateur Dallaire : On accepte difficilement qu'une partie de la population canadienne vive dans des conditions ressemblant au tiers monde. Devant ce problème énorme, des résolutions doivent être prises. Or, on n'a pas priorisé les efforts à cet égard.
Les Autochtones, incluant les Métis, sont plus d'un million. Leur population augmente plus rapidement que le reste du pays. La crise est donc appelée à s'accentuer.
À l'annexe B de votre document, à la page 4, au paragraphe 4.1, on lit ce qui suit.
[Traduction]
Dans l'annexe B du rapport que vous nous avez soumis, au paragraphe 4.1 de la page 4, vous affirmez que le gouvernement cri en a ensuite assumé la responsabilité. Vous avez mentionné que vous avez construit un centre communautaire ou quelque chose du genre. Est-ce vrai?
Mme Drost : En fait, ce n'était pas le Canada qui a construit le centre communautaire, c'était les Cris.
Le sénateur Dallaire : Qui a payé pour cela?
Mme Drost : Les Cris l'ont payé grâce à de l'argent provenant de l'entente de la Paix des braves. Cet argent, qui devait être utilisé pour le développement économique, sera remboursé dans le cadre de l'entente.
[Français]
Le sénateur Dallaire : Je n'ai pas fait mon cour classique, mais je vais utiliser un terme latin. Cette somme de 1,2 milliard de dollars s'appliquera ad vitam aeternam.
M. Chrétien : Cette somme est pour les 20 prochaines années.
[Traduction]
Cette entente vise les 20 prochaines années.
[Français]
Le sénateur Dallaire : Pourquoi a-t-on imposé une limite dans le cas d'une nation destinée à vivre éternellement?
[Traduction]
M. Chrétien : C'est une limite. Toutefois, il y a également une disposition là-dedans qui prévoit que, avant la fin de cette entente, les parties entreprendront une discussion sur le renouvellement. Cette entente porte sur les dernières 30 années et les prochaines 20 années. Cette entente ne constituera pas une fin pour les Cris.
[Français]
Le sénateur Dallaire : On signe une entente avec une nation qui désire et doit devenir autonome. Toutefois, on dit que l'entente est bonne pour 20 ans, après quoi on réexaminera la situation.
Les facteurs n'ont peut-être pas tous été considérés. Anticipe-t-on que la responsabilité reviendra un jour au Canada?
[Traduction]
Mme Drost : La Convention de la baie James et du Nord québécois est une entente à perpétuité. C'est une entente d'une durée de 20 ans qui vise à résoudre les litiges antérieurs non réglés des 30 dernières années et à mettre en œuvre une entente qui est sur la table depuis 20 ans. Nous avons effectué une analyse rigoureuse des coûts, et nous avons examiné la liste de toutes les installations qui devaient être construites, ainsi que les coûts de leur construction et ce que seraient les frais de fonctionnement et d'entretien sur une période de 20 ans. C'est pourquoi c'est une entente de 20 ans.
De plus, les Cris ont la responsabilité d'interpréter ce qui est quelque peu ambigu. Ces installations comprennent des asiles de pauvres. Que cela signifie-t-il aujourd'hui? Les Cris doivent déterminer comment ils veulent mettre en œuvre ces dispositions et, dans 20 ans, ils pourront examiner ce qu'ils ont fait. Ils établiront une entente de renouvellement pour qu'ils puissent poursuivre la mise en œuvre. S'il n'y a pas d'entente, le Canada continuera le fonctionnement et l'entretien.
[Français]
Le sénateur Dallaire : Cette approche est très progressive de votre part. Les autres ententes n'ont pas évolué pendant 20 ans. On a versé beaucoup d'argent pour les revendications territoriales. On leur a, en quelque sorte, bâti une cabane, toutefois sans garder de l'argent pour l'entretenir. Cette cabane ne tiendra pas 150 ans, mais environ 25 ans. Qui la rebâtira une fois ce délai écoulé?
[Traduction]
M. Chrétien : Le fonctionnement et l'entretien se poursuivent. Continuez.
Mme Drost : C'est un des points essentiels pour les Cris et cela aurait pu mettre fin aux négociations. Il est indispensable pour les Cris que les obligations prises en vertu de la Convention de la baie James ne soient pas éliminées en raison de cette nouvelle entente et que cela se fasse sur une période de 20 ans.
Les obligations découlant des traités se poursuivent, mais les Cris seront responsables de la mise en œuvre pour les 20 prochaines années. On a prévu dans l'entente des sommes pour le fonctionnement et l'entretien sur une période de 20 ans.
M. Chrétien : En plus des sommes allouées dans notre entente.
Le sénateur Dallaire : Y a-t-il un budget de fonctionnement et d'entretien distinct d'une valeur d'approximativement 50 millions de dollars par année?
Mme Drost : C'est compris dans le montant prévu.
Le sénateur Dallaire : Dans le un milliard?
Mme Drost : Oui.
Le sénateur Dallaire : Sera-t-il distribué sur une période de temps?
Mme Drost : Non. Les Cris investissent tout l'argent directement. Bill Namagoose nous a dit qu'ils tentaient de trouver des moyens de s'assurer que c'est un investissement sûr. Avec ces sommes, les Cris construiront les installations et els entretiendront.
J'aimerais faire une remarque à propos de la question antérieure du sénateur Segal sur la conclusion d'accords si on ne possède pas le désir ou la volonté de le faire et sur la gestion du problème à long terme. J'ai appris, dans le cadre de la négociation de cet accord et dans mes transactions immobilières dans une vie antérieure, qu'il n'y a pas d'entente parfaite. On ne peut pas parvenir à une entente parfaite et tenter continuellement de trouver le langage parfait. Il est bon de faire l'objet de pressions pour conclure un accord. Dans notre cas, c'est le litige qui a tenu ce rôle pendant les trois années de négociations. Nous avons demandé aux Cris, et ils ont retardé la production de la défense fédérale 12 ou 13 fois. Nous étions toujours aux prises à des délais assez serrés, et pas longs. Il y avait toujours de la pression pour conclure l'accord.
Le sénateur Dallaire : Un incitatif?
Mme Drost : Oui, un incitatif pour conclure l'accord. Il est important dans toutes les négociations d'avoir une date de fin afin de pouvoir faire les compromis requis. Les deux parties peuvent être d'accord avec certaines dispositions et pas d'autres, mais il n'y a pas d'accord parfait.
La présidente suppléante : Au nom du Comité sénatorial permanent des peuples autochtones, j'aimerais vous remercier, M. Chrétien et Mme Drost, de votre présence au comité aujourd'hui. Votre présentation a été très intéressante, et je vous remercie d'avoir partagé votre approche en matière de négociations avec nous. Nous avons été heureux d'entendre les leçons que vous avez apprises.
La séance est levée.