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Délibérations du comité sénatorial permanent de
l'Agriculture et des forêts

Fascicule 13 - Témoignages du 15 mai 2008


OTTAWA, le jeudi 15 mai 2008

Le Comité sénatorial permanent de l'agriculture et des forêts se réunit aujourd'hui, à 8 h 7, pour examiner l'état actuel et les perspectives d'avenir de l'agriculture et des forêts au Canada.

Le sénateur Joyce Fairbairn (présidente) occupe le fauteuil.

[Traduction]

La présidente : Je souhaite le bonjour aux honorables sénateurs, à nos témoins et aussi aux téléspectateurs qui regardent la réunion du Comité sénatorial permanent de l'agriculture et des forêts.

Aujourd'hui, le comité poursuit son étude du prix des intrants agricoles au Canada. Les agriculteurs canadiens ont fait face à des augmentations importantes du prix de leurs intrants au cours des dernières années, ce qui a eu un effet direct sur la rentabilité, malgré le prix élevé des céréales. L'accroissement de la demande dans les pays en voie de développement de l'Asie et l'essor de la production de biocarburants semblent être les principaux facteurs de la hausse de la demande en céréales.

Deux témoins participent par vidéoconférence à notre séance de ce matin — ou de cet après-midi en Italie —, afin de nous donner une perspective mondiale sur l'évolution de l'offre et de la demande dans le domaine des produits de base et des intrants agricoles : Ali Gürkan, chef, Division des produits et du commerce international, et Abdolreza Abbassian, économiste (produits de base). Ils sont tous deux de l'Organisation des Nations Unies pour l'alimentation et l'agriculture et sont à Rome, en Italie. Nous sommes heureux que vous participiez à la séance.

Messieurs, merci de prendre le temps de vous joindre à nous. Nous voulons obtenir le plus de renseignements possible sur la question. C'est quelque chose d'important, ici, au Canada. Nous travaillons depuis un certain temps à recueillir le plus d'information possible pour pouvoir rédiger un rapport public à l'intention des Canadiens, afin qu'ils prennent connaissance de cette question et qu'ils la comprennent.

Deux ou trois autres sénateurs vont probablement se joindre à nous au courant de la matinée, mais nous sommes prêts. Qui veut commencer?

Ali Gürkan, chef, Division des produits et du commerce international, Organisation des Nations Unies pour l'alimentation et l'agriculture : Merci à vous de nous avoir invités à participer aux débats que vous tenez au Canada. Nous vous remercions et espérons que nous pourrons vous fournir certaines des réponses que vous souhaiterez obtenir cet après-midi.

Nous envisageons la question dans une perspective mondiale. Nous surveillons l'évolution des marchés des produits de base depuis longtemps. Cependant, nous savons que la pression augmente, dans les marchés alimentaires, surtout, depuis 2006.

Nous avons plusieurs publications sur le sujet, et nous espérons que la plus récente paraîtra au cours de la semaine prochaine. Celle-ci offre un point de vue général sur l'ensemble des marchés alimentaires de la planète.

Plutôt que de vous décrire ce qui s'est produit dans le domaine, peut-être pouvons-nous attendre que vous nous posiez des questions et que vous demandiez des renseignements, et nous verrons alors si nous pouvons vous répondre. Est-ce que ça vous va?

La présidente : Est-ce que ça vous va, sénateurs?

C'est parfait, monsieur Gürkan, à moins que votre partenaire ne souhaite dire un mot ou deux avant que nous ne commencions.

Abdolreza Abbassian, économiste (produits de base), Organisation des Nations Unies pour l'alimentation et l'agriculture : Je veux simplement vous remercier moi aussi. Vous nous offrez une excellente occasion de discuter avec vous et, j'espère, de répondre à vos questions au sujet du marché alimentaire mondial.

La présidente : Dans ce cas, nous allons commencer sans plus tarder. Nous disposons d'une heure ce matin avec nos témoins, et nous allons parler de toutes sortes de choses. Ainsi, je vous encourage à poser de courtes questions, pour que nos témoins d'Italie puissent nous donner les réponses les plus complètes possible afin de permettre à tout le monde de participer à la discussion.

Sénateurs, peut-être pouvez-vous dire à nos témoins d'où vous venez en même temps que vous posez vos questions, pour qu'ils le sachent.

Le sénateur Mercer : Je suis le sénateur Mercer, de la Nouvelle-Écosse, qui se trouve sur la côte atlantique du Canada. J'ai plusieurs questions à vous poser.

Notre principale préoccupation, c'est le coût élevé des intrants des agriculteurs, qu'il s'agisse des fertilisants, des médicaments pour les animaux ou du prix extrêmement élevé du carburant.

A-t-on entrepris des études, au niveau où vous vous situez, afin de comparer le coût des intrants un peu partout dans le monde, et, le cas échéant, y a-t-il des pays qui s'en tirent mieux que d'autres? Quel pays est en avance pour ce qui est de maîtriser le coût des intrants?

M. Gürkan : Nous ne surveillons pas vraiment le coût des intrants à l'échelle des pays. Notre tâche principale consiste à surveiller les marchés alimentaires mondiaux. Nous tenons compte des répercussions d'autres événements qui ont une incidence sur le prix des produits agricoles de base et sur l'évolution des marchés.

Je pense qu'il y a de nombreux centres de recherche privés qui estiment le coût des intrants dans différents pays pour différents produits de base. J'oublie pour l'instant le nom de l'organisation qui fait ça, et qui vend ensuite l'information à quiconque souhaite en faire l'acquisition.

Nous avons examiné l'analyse visant à déterminer les principaux facteurs qui contribuent à l'augmentation du prix des aliments. Ce qui nous préoccupe, à l'Organisation des Nations Unies pour l'alimentation et l'agriculture ou FAO, c'est essentiellement les répercussions de cette augmentation sur la sécurité alimentaire, surtout dans les pays vulnérables ou au sein des populations vulnérables.

Le sénateur Mercer : Il me semble que l'un des principaux facteurs qui contribuent à la situation alimentaire mondiale, c'est le coût des intrants agricoles. Les pays en voie de développement sont confrontés aux mêmes problèmes que nous, c'est-à-dire les pays industrialisés, mais ces problèmes deviennent encore plus graves, lorsque nous constatons ce qu'ils reçoivent en retour.

Pensez-vous que la situation actuelle va engendrer une augmentation des prix à l'échelle mondiale, et, le cas échéant, quelles seront les conséquences de cette augmentation pour les agriculteurs des pays en voie de développement?

M. Gürkan : Elle engendre certainement une augmentation des prix. Nous avons surveillé l'évolution du prix de presque tous les aliments de base à l'échelle internationale. Nous avons observé que le prix de tous les aliments de base a augmenté considérablement au cours des deux années et demie qui viennent de s'écouler. Comme vous le faites remarquer, le prix du carburant et des coûts de production comme le coût des fertilisants ainsi que les coûts de transport ont augmenté de façon importante et contribué à ce processus particulier.

En ce moment, nous sommes témoins d'une grave incertitude et d'une éventuelle volatilité sur les marchés mondiaux. À l'Organisation pour la coopération et le développement économiques, l'OCDE, nous avons récemment terminé notre analyse sur les dix années à venir, c'est-à-dire jusqu'en 2017. Nous nous attendons à ce que le prix des produits agricoles demeure élevé, mais nous ne pensons pas qu'il va continuer d'augmenter comme nous l'avons observé au cours de ces deux années et demie.

Bon nombre de nouveaux facteurs font maintenant partie de l'équation qui sont susceptibles de faire en sorte que les prix demeurent élevés. Comme vous l'avez fait remarquer avec justesse, le prix du carburant et la concurrence pour les matières premières servant à la fabrication de biocarburants — surtout les aliments comme le maïs, le sucre, le canola, et ainsi de suite — donnent à penser que les prix vont demeurer élevés. Nous pensons que les pressions de la demande en biocarburant vont se maintenir tant et aussi longtemps que les politiques des pays membres de l'OCDE demeureront en faveur du secteur des biocarburants.

Ainsi, nous nous attendons à ce que les prix demeurent plus élevés qu'ils ne l'ont été jusqu'à maintenant, du moins à moyen terme.

Le sénateur Mercer : Vous avez soulevé la question des biocarburants, qui contribuent à l'augmentation des prix, surtout dans le cas du maïs et d'autres produits que nous cultivons au Canada. L'une des préoccupations dont nous avons discuté, c'est l'effet que cette augmentation va avoir sur les agriculteurs des pays en voie de développement. Le prix des produits de base augmente, mais la question, c'est de savoir si le coût des intrants est si élevé qu'il ne permettra pas aux agriculteurs de réaliser des profits ni au secteur des biocarburants d'être durable.

Y a-t-il des chiffres ou des données anecdotiques montrant que c'est ce qui se produit dans les pays en voie de développement? En ce moment, est-ce que le secteur agricole progresse ou régresse dans ces pays?

M. Abbassian : Pour ce qui est des fertilisants, je voudrais ajouter deux choses. Agriculture Canada a rédigé au début de 2006 une bonne étude sur l'incidence du prix élevé des fertilisants au Canada sur la culture du blé. C'est l'une des rares études sur le sujet. Cette étude a été utile. Vous souhaiterez peut-être la citer aussi. Je veux signaler que nous comptons sur les organisations nationales pour effectuer ce genre d'étude parce que nous n'avons pas les ressources pour le faire pour tout le monde.

Une chose qui est importante par rapport au prix des fertilisants, c'est qu'ils dépendent de deux choses. Ils dépendent de l'augmentation du prix du pétrole et du fait que les agriculteurs ont besoin de plus de fertilisants lorsqu'ils se mettent à produire plus parce que les prix ont augmenté. Il faut examiner cet élément clé.

En consultant la documentation, l'une des choses que nous constatons, c'est que les agriculteurs de beaucoup de pays en voie de développement utilisent beaucoup trop de fertilisants dans bien des cas. C'est en partie attribuable au fait que les fertilisants étaient si bon marché. C'est aussi parce que ces agriculteurs, lorsqu'ils obtiennent de bonnes graines, pensent qu'ils doivent utiliser le plus de fertilisants possible, pour faire augmenter les rendements. Ainsi, les fertilisants ne sont même pas bien utilisés.

Il y a beaucoup à faire dans les pays en voie de développement pour que les agriculteurs comprennent les avantages liés à l'utilisation des fertilisants et la façon de les utiliser efficacement. Nous sommes d'avis que la FAO pourrait jouer un rôle plus important à cet égard.

Pour ce qui est des biocarburants, la principale conséquence, à nos yeux, c'est qu'il s'agit évidemment de l'un des facteurs importants de l'augmentation des prix du côté de la demande. Il est difficile de dire quelle importance ce facteur a, mais je pense que tout le monde est d'accord pour dire qu'il a des répercussions non négligeables.

Les pays en voie de développement et les pays importateurs, qui ont besoin de la nourriture, l'ont payée plus cher dans les années passées. Lorsque nous examinons les choses de ce point de vue simple, c'est en partie en raison de la production de biocarburants que ces pays ont payé plus cher les aliments qu'ils ont importés. On pourrait difficilement le nier. C'est un fait avéré.

Selon nous, 2007-2008 n'a été que le début de ce que nous voyons comme étant les conséquences de la production de biocarburants. Ça a été une année au cours de laquelle les États-Unis ont utilisé beaucoup de terres qui servaient auparavant à la culture du soya et du blé pour la production de maïs. Comme vous le savez peut-être mieux que nous, ce changement a donné lieu à un volume de production de maïs record aux États-Unis. Il y avait suffisamment de maïs pour satisfaire tout le monde.

Cependant, il s'est passé quelque chose de tout à fait imprévu. La production de soya et de maïs a diminué dans le reste du monde. Au Canada, les rendements ont été inférieurs à la moyenne, et ça a été aussi le cas en Europe, en Ukraine et en Australie, pays qui a connu la sécheresse pour une deuxième année d'affilée. Si cela n'était pas arrivé, je pense que les conséquences de la production de biocarburants pendant la saison en cours auraient été beaucoup moins importantes que ce nous avons vu.

Nous sommes maintenant en train d'envisager la prochaine saison, et les signes avant-coureurs, à mon avis du moins, laissent croire qu'il sera plus important que l'an dernier d'examiner nos politiques en matière de biocarburants. La raison en est simple : le principal acteur de la production d'éthanol à partir de céréales, les États-Unis, réduit la surface plantée en maïs. Même dans des conditions météorologiques normales, cette réduction va donner lieu à une diminution de la production de l'ordre de peut-être 25 millions de tonnes.

D'après le dernier rapport du USDA, publié vendredi dernier, cette diminution de la production va survenir au moment où la demande en éthanol va augmenter, pour le maïs, d'environ 20 millions de tonnes. La demande va augmenter de 20 millions de tonnes toutes choses étant égales par ailleurs, et la production va diminuer de 25 millions de tonnes, ce qui veut dire qu'il va y avoir un déficit de 45 millions de tonnes.

Ces 45 millions de tonnes doivent venir de quatre endroits : la nourriture pour les animaux, la nourriture humaine, les exportations et les stocks. Pour ce qui est de la nourriture humaine, c'était une quantité négligeable. Dans le cas de la nourriture pour les animaux, on s'attend déjà à ce qu'il y ait une légère diminution, en partie parce qu'il y a beaucoup de grains distillés, qui est l'un des sous-produits de la production d'éthanol, ce qui fait que celui-ci peut remplacer en partie le maïs, avec d'autres céréales qui servent à nourrir les animaux et d'autres ingrédients de la nourriture pour les animaux qui ne sont pas des céréales. La diminution la plus importante sera celle des exportations et des stocks.

Nous pourrions permettre une diminution de dix millions de tonnes au chapitre des exportations, vu que l'année dernière a été une année record et qu'il est à espérer que les Européens n'utiliseront pas autant de céréales secondaires cette année. Cependant, d'après les chiffres du USDA, les stocks de maïs vont passer à quelque 19 millions de tonnes et les stocks de céréales secondaires, à deux millions de tonnes. Je pense que ce sont les chiffres les plus bas depuis la crise asiatique du milieu des années 1990.

La diminution des stocks va déjà appuyer le prix du maïs au cours des semaines et des mois à venir. Néanmoins, nous ne savons même pas de quoi aura l'air la production, puisque nous sommes à la merci des conditions météorologiques. Vous voyez que cette incertitude, ce facteur qui est la diminution des stocks et le fait que tout le monde parle des prix élevés seront un facteur important sur le marché. Tout le monde va suivre l'évolution de la situation. Ainsi, beaucoup de gens vont parler de l'éthanol et se demander si ce secteur a un avenir. À mon avis, l'année courante va être une année encore plus importante que la dernière. Je vais m'arrêter là.

Le sénateur Mercer : Ma dernière question a trait à la discussion que nous avions sur les fertilisants. Ces derniers temps, nous avons parlé de la sûreté des fertilisants dans le cadre des réunions du comité. Nous savons que le nitrate d'ammonium, lorsqu'il n'est pas utilisé correctement, peut être un produit dangereux. Nous avons vu ça à Oklahoma City en 1995.

A-t-on parlé de cette situation ailleurs dans le monde? Nous avons de gros stocks de nitrate d'ammonium à différents endroits, que ce soit chez les fournisseurs ou dans les exploitations agricoles, où il peut y en avoir de grandes quantités. Est-ce que des gens se sont inquiétés de cette situation? Les Américains ont pris quelques mesures de sécurité, comme ils ont l'habitude de le faire, et, ici, quelques personnes se sont dites préoccupées. Est-ce que c'est le cas ailleurs aussi?

M. Abbassian : J'aimerais pouvoir vous répondre, mais ça dépasse mes compétences.

M. Gürkan : Même chose pour moi.

Le sénateur Chaput : Ma question a trait aux fertilisants. De façon générale, que pensez-vous de la concurrence que se livrent les fournisseurs d'intrants agricoles au Canada? Pensez-vous que l'absence de concurrence entre les fournisseurs de fertilisants du Canada pourrait expliquer le fait que les prix sont plus élevés au Canada qu'aux États- Unis?

M. Gürkan : Comme je l'ai dit, il est difficile pour nous, compte tenu des ressources dont nous disposons, de surveiller en détail ce qui se produit à l'échelle des pays, surtout du côté des intrants.

Dans le cadre de notre travail, nous nous penchons davantage sur les extrants, sur les marchés des matières brutes — les aliments ainsi que tous les autres produits agricoles de base. Ainsi, nous n'avons pas vraiment les connaissances nécessaires pour vous donner une réponse claire, malheureusement.

Le sénateur Chaput : J'ai une autre question qui concerne l'éthanol. Au Canada, il semble possible que nous adoptions une loi exigeant que toute l'essence vendue au Canada contienne 5 p. 100 d'éthanol d'ici 2010. Le projet de loi a été adopté par la Chambre des communes, mais il doit faire l'objet d'un vote au Sénat. Que pensez-vous de cela?

M. Gürkan : Un document important que nous allons publier bientôt portera sur les biocarburants. L'analyse et les recherches que nous avons effectuées montrent que la demande en biocarburant en général — notamment en éthanol ainsi qu'en biodiesel — est le fruit surtout des politiques adoptées par les pays membres de l'OCDE. Compte tenu de la situation actuelle des marchés alimentaires, nous pensons que ces politiques ont contribué de façon significative à l'augmentation du prix des produits agricoles que nous avons observée.

Ainsi, les mesures prises par les pays en ce qui concerne le soutien au secteur des biocarburants ont eu des répercussions non seulement sur l'économie de ces pays, mais également sur les marchés internationaux, ce qui a touché les préoccupations en matière de sécurité alimentaire dans certains pays en voie de développement.

Comme vous le savez certainement, l'augmentation actuelle du prix des aliments a donné lieu à un déclin important de l'aide alimentaire qui est habituellement fournie aux pays en crise et dans le besoin. Dans le cadre du système des NU on prend maintenant des mesures pour s'assurer que l'aide alimentaire fournie aux populations qui en ont le plus besoin n'est pas supprimée. Les répercussions des politiques adoptées pour soutenir les secteurs des biocarburants touchent les marchés internationaux, entre autres.

À la FAO, nous essayons d'assurer une certaine coordination, ou du moins de faire en sorte qu'on sache que les mesures du genre peuvent créer, dans certaines circonstances, des réactions en chaîne touchant d'autres pays et populations. La seule chose que nous puissions faire en ce moment, c'est de sensibiliser les gens qui prennent les décisions pour qu'ils tiennent compte des autres répercussions que celles-ci peuvent avoir et pour qu'ils révisent les politiques qu'ils adoptent dans ce contexte.

Il appartient aux gouvernements nationaux de réfléchir à ce qui est le mieux pour le pays et pour leurs citoyens. Notre principale tâche dans le dossier consiste à les sensibiliser au moins au fait que les mesures en question peuvent donner lieu à des effets indésirables sur d'autres collectivités. Ce que nous pensons, c'est qu'il faut au moins que les gens soient conscients.

M. Abbassian : Je vais ajouter quelque chose à ce sujet à propos du Canada. Le Canada est un gros producteur de canola, de blé et d'orge, et il exporte de grandes quantités de ces trois produits. Il faut répondre à votre question en tenant compte du fait que vous produisez ces céréales et que vous êtes déjà un gros exportateur et un gros joueur dans ce domaine à l'échelle mondiale — est-ce que vos recommandations concernant ces 5 p. 100 d'éthanol vont avoir pour effet que vous aurez moins de céréales pour l'exportation?

L'autre chose à laquelle il faut réfléchir, c'est que, d'après les discussions que j'ai eues avec certains collègues canadiens, il est probable que le Canada ait à importer du maïs pour produire de l'éthanol. Nous avons tous été témoins de ce qui s'est passé sur le marché du maïs et par rapport au principal facteur dans le pays voisin, les États- Unis, et nous savons quelle quantité de maïs on a utilisé pour faire de l'éthanol là-bas. Il faut se demander si cette part des exportations américaines de maïs sera absorbée par les autres pays, surtout les pays membres de l'OCDE, afin de servir à produire de l'éthanol.

C'est une question de ressources; il s'agit de savoir si ce que le Canada prévoit faire à l'avenir peut être durable, et s'il peut éviter d'exercer davantage de pression sur les marchés mondiaux pour ces produits de base.

M. Gürkan : Il est important de signaler que, vu que les ressources sont limitées, surtout à court terme, nous ne pouvons pas faire augmenter la production de façon significative compte tenu des contraintes — non seulement dans les pays eux-mêmes, mais également à l'échelle mondiale. Les pays les plus riches ont évidemment les ressources nécessaires pour faire aux producteurs de meilleures offres que les pays qui ne sont pas en mesure de payer un prix aussi élevé.

Nous avons entendu ce matin un reportage sur les producteurs de volaille. Ceux-ci voient le coût de leurs intrants, surtout les céréales, augmenter de un milliard de dollars, et ils se plaignent du fait que les producteurs d'éthanol font des offres qui leur permettent de soutirer le maïs aux producteurs eux-mêmes, qui sont également dans une situation comparable, peut-être, à celle des ménages dont le pouvoir d'achat est le plus faible. Nous constatons qu'il est vrai qu'ils ont de la difficulté à concurrencer les producteurs d'éthanol; ceux qui sont déjà subventionnés par leurs gouvernements.

La question de savoir qui essaie d'acquérir quoi et de quelle quantité de ressources on dispose pour faire de meilleures offres que les autres, dans une situation où l'offre est limitée, est susceptible d'avoir des répercussions sur les autres pays. Voilà le principal message que nous voulons vous livrer. Les mesures que vous prenez peuvent créer une réaction en chaîne à l'extérieur de votre pays. Peut-être, vu que les Canadiens ont offert de l'aide aux pays moins riches que le Canada dans le passé, est-ce quelque chose que vous pouvez envisager.

Le sénateur Chaput : Pensez-vous que les arguments d'ordre humanitaire contre la production de carburant ont une quelconque validité?

M. Gürkan : Je reviens tout juste de présenter un exposé devant le Groupe de travail sur l'aide alimentaire du Conseil européen. J'aurais aimé pouvoir vous présenter certaines des diapos que j'ai utilisées dans cet exposé.

Lorsque nous jetons un coup d'œil sur les cargaisons d'aide alimentaire des dernières années et que nous les comparons, tout d'abord, aux quantités d'aliments en stock à l'échelle mondiale — ainsi qu'aux stocks des principaux pays exportateurs et qu'aux prix internationaux des produits de base qui constituent cette aide alimentaire — nous constatons qu'il y a bel et bien un lien entre les deux.

Lorsque, par exemple, le niveau des stocks est bas au début de la saison, la quantité d'aide alimentaire fournie au cours de la saison qui suit a tendance à être plus faible que d'habitude. Parallèlement, si le prix à l'échelle mondiale, disons, des céréales, du blé ou du maïs est élevé, l'aide alimentaire tend à être moins importante au cours de la saison qui suit.

Il y a ce genre de données qui permet d'établir le lien entre la question des stocks et des prix et celle de l'aide alimentaire fournie.

Le sénateur Mahovlich : Que pensez-vous des émeutes qui éclatent dans les pays en développement à cause du prix des aliments de consommation courante? Y a-t-il un lien à faire entre ces émeutes et la spéculation accrue sur les produits de base?

M. Gürkan : Nous avons été aux prises avec ce problème. Je vais laisser mon collègue, M. Abbassian, répondre à une partie de la question. Je vais répondre à l'autre partie.

Tout est toujours délicat au sein d'une organisation qui compte 192 pays membres. L'agitation sociale que nous avons observée partout dans le monde et que nous avons vue dans les reportages montre que l'augmentation du prix de la nourriture est une contrainte de plus pour les populations. C'est surtout vrai chez les gens les plus pauvres, puisqu'ils consacrent de 70 à 80 p. 100 de leur revenu à l'achat de nourriture.

N'oublions pas qu'il y a des problèmes liés à la politique dans certains pays. Ce genre d'événements peut être essentiellement utilisé comme excuse pour exprimer des opinions négatives sur les gouvernements. Dans certains cas, le gouvernement n'aime pas ce genre d'observations. Il y a là-dedans un élément extrêmement difficile à évaluer, mais qui existe bel et bien. On en entend parler dans les reportages aux actualités.

Nous devons garder cela en tête lorsque nous interprétons les reportages que nous voyons dans les médias internationaux. Nous devons interpréter ces reportages avec prudence.

Avant de céder la parole à mon collègue, je vais dire ceci : lorsque nous jetons un coup d'œil sur les prix à l'échelle internationale, nous constatons qu'ils ont vraiment beaucoup augmenté. Si nous prenons par exemple les chiffres dont nous disposons sur les produits pétroliers en général — notre indice international — et que nous comparons la moyenne des quatre mois écoulés en 2008 à la moyenne pour 2007 qui figure dans notre index, l'augmentation est d'environ 90 p. 100. Autrement dit, la moyenne des quatre premiers mois de l'année courante est plus élevée de près de 100 p. 100 que la moyenne de l'année dernière.

Nous avons recueilli des renseignements à l'échelle du pays, surtout des pays en développement. Nous avons recueilli cette information auprès de quelque chose comme 50 membres de la FAO. En ce qui a trait à l'augmentation des prix à l'échelle de ces pays, pour la même période, elle est de beaucoup inférieure aux chiffres cités pour l'ensemble du monde. Cela signifie que beaucoup de facteurs font obstacle à la transmission de ce que nous observons sur les marchés internationaux aux marchés nationaux.

Bon nombre de pays, par exemple, ont vu leur monnaie s'apprécier par rapport au dollar américain. Ainsi, même si les chiffres que nous diffusons sont en dollars américains, lorsque nous les convertissons dans la monnaie de tel ou tel pays, l'augmentation des prix est beaucoup moins forte que ce que donne à croire le chiffre en dollars américains.

Par ailleurs, beaucoup de mesures sont prises aux frontières. On offre beaucoup de subventions, surtout pour les consommateurs. Par conséquent, la variation des prix n'est pas aussi grande dans les pays que ce que nous avons observé à l'échelle internationale.

Il faut tenir compte de cette situation lorsque nous interprétons ou lorsque nous évaluons les répercussions.

Pour les trois ou quatre mois écoulés de l'année courante, l'augmentation des prix de pratiquement tous les aliments pour lesquels nous avons des données se situe aux alentours de 7, 8 ou 10 p. 100. Ce n'est pas vraiment aussi élevé que ce que nous avons observé à l'échelle internationale.

M. Abbassian : J'ai deux réponses à vous donner : une courte et une longue.

La réponse courte, c'est qu'il nous semble que, de façon générale, les prix élevés ont favorisé les activités de spéculation à l'échelle nationale et internationale. Ces activités de spéculation ont à leur tour fait augmenter la volatilité des prix à l'échelle mondiale, et, dans certains cas, même à l'échelle nationale.

La question de savoir si les spéculateurs suivent la tendance ou s'ils en sont à l'origine demeure un point de discussion et d'analyse. Les événements des derniers mois se sont peut-être produits sur une période trop courte pour que l'on puisse tirer une conclusion définitive là-dessus.

Cependant, la réponse longue, c'est d'essayer de voir ce que nous entendons par spéculateurs, et où. Lorsque les prix augmentent, les négociants ont également tendance à être les plus gros spéculateurs, même à l'échelle nationale. Ainsi, il y a beaucoup de thésaurisation sur de nombreux marchés. Ce genre d'activités a poussé de nombreux pays à imposer des restrictions et des interdictions en ce qui concerne des exportations. Dans un sens, on pourrait dire que les pays eux-mêmes, en prenant ce genre de mesures, effectuent une thésaurisation sur le marché international. Les pays peuvent eux aussi spéculer.

Bien entendu, il y a également les spéculateurs des bourses de marchandises, qui font augmenter la liquidité du marché. C'est peut-être ce que je voulais dire dans ma première réponse par rapport à ce que vous aviez en tête.

L'idée, c'est qu'il y a de la spéculation à différents points de la chaîne de valeur. Il est faux de penser que la spéculation est le seul facteur des prix élevés. Cependant, il n'est probablement pas insensé de dire que les spéculateurs ont de plus en plus contribué à l'augmentation des prix à l'échelle des pays.

Le marché du riz a connu une augmentation rapide au cours des dernières semaines et des derniers mois. Les prix ont presque doublé et triplé à l'échelle internationale. Dans certains pays, nous savons qu'ils ont augmenté même de 400 et de 500 p. 100.

Cette augmentation n'est pas justifiée. Il ne s'agit pas de pays importateurs de riz; ils ont eu une bonne récolte chez eux. Cela nous laisse donc croire qu'il y a certainement eu de la spéculation à l'intérieur de ces pays. Sinon, rien n'explique vraiment cette augmentation soudaine des prix sur le marché du riz.

Nous devons définir ce que sont les spéculateurs et aussi, peut-être, les produits de base auxquels nous nous intéressons. Cela nous permettra de faire de meilleures observations.

Je vais répéter ce que j'ai dit : de façon générale, il semble que les spéculateurs des marchés internationaux suivent la tendance davantage qu'ils ne la font. Cependant, comme ils sont nombreux à intervenir sur les marchés, comme nous l'avons vu, ils semblent avoir contribué à la volatilité des marchés mondiaux des principaux produits agricoles.

Le sénateur Mahovlich : Ça semble être un problème complexe.

M. Gürkan : C'est effectivement un problème complexe.

Le sénateur Mahovlich : Selon vous, le prix élevé des intrants compromettra-t-il sérieusement la situation des agriculteurs en poussant leurs marges de crédit à la limite? Si oui, cela vous inquiète-t-il pour ce qui est de la viabilité à long terme du secteur agricole canadien?

M. Gürkan : Dès le moment qu'on serre leur marge, nous plaçons les agents économiques qui dépendent du marché dans une situation difficile.

Nous avons vu augmenter les prix à la fois des intrants et des extrants. Je pense qu'il y a une très bonne marge de manœuvre, surtout dans les pays industrialisés, où nous pouvons modifier la production pour tirer parti des différences entre les prix relatifs.

En effet, cette situation s'est produite aux États-Unis. C'est arrivé rapidement lorsque le prix du maïs a augmenté soudainement en 2006. On a rapidement délaissé la culture du soya et du blé pour produire du maïs, dont la production a connu une augmentation record.

La même chose se produit cette année, et la culture du maïs diminue, alors que celle du soya et du blé recommence à augmenter. En effet, les agriculteurs, qui sont des agents économiques qui dépendent du marché, exploitent les différences entre les prix relatifs et choisissent les produits qui leur permettent de maximiser leurs profits. Ils agissent de façon rationnelle.

Ce n'est que lorsque les différences entre les prix relatifs ne sont pas importantes et que le prix des extrants n'augmente pas aussi rapidement que le prix des intrants qu'ils ont vraiment de la difficulté à demeurer rentables.

M. Abbassian : Si je peux ajouter quelque chose, simplement pour rendre le tout encore plus compliqué, l'enjeu fondamental, c'est peut-être le prix des extrants et les hypothèses que nous voulons formuler dans l'avenir quant à ces prix.

Le débat sur le farm bill qui est en cours aux États-Unis nous révèle ce à quoi les décideurs réfléchissent. D'une part, ils se demandent pourquoi continuer de fournir des subventions pour maintenir ou prolonger ce même farm bill alors que les prix sont si élevés à l'échelle mondiale. D'autre part, cependant, les agriculteurs vont se demander si quelqu'un peut leur garantir que les prix demeurent élevés dans l'avenir. Si personne ne peut le garantir et que le coût de l'énergie continue d'augmenter, ils vont voir leur profit diminuer.

Je pense que les agriculteurs canadiens réfléchissent également à ça. C'est un argument valable dans les deux cas.

Tout se ramène aux hypothèses que nous faisons quant aux coûts des intrants, surtout de l'énergie, et aux hypothèses que nous faisons quant au prix des extrants ou au prix à la production. Nous avons besoin de ces deux éléments pour faire une espèce d'exercice de modélisation.

Comme vous le savez, la FAO et l'OCDE font, avec beaucoup d'aide et de données fournies par le Canada, des projections à moyen terme, sur dix ans. Les résultats de nos projections jusqu'à 2017 vont être publiés dans à peu près dix jours. Il y a des leçons à tirer de ces projections pour ce qui est des recommandations stratégiques pour l'avenir.

M. Gürkan : Je vais vous donner tout de suite une idée de ce que nous avons fait comme hypothèse au sujet du projet du pétrole lorsque nous avons fait ces projections à moyen terme.

Je pense que l'estimation pour 2008 était de 94 $US le baril et que le niveau de base prévu à moyen terme est fondé sur ce chiffre. Nous avons ensuite fait l'hypothèse que le prix va être d'environ 104 $US par baril jusqu'en 2017. Nous savons que, au début de l'année courante, le prix moyen était d'environ 110 $US le baril. Pour que la moyenne annuelle soit de 94 $US, il faudra que le prix du brut tourne autour de 80 $US.

Ce prix signifie que l'une des hypothèses de base que nous faisions auparavant dans ce scénario n'est plus valable. Ce qui est intéressant du modèle, c'est que nous pouvons modifier les hypothèses pour voir ce qui arriverait si ces hypothèses étaient fausses.

Au cours des cinq ou six mois qui viennent, les secrétariats de l'OCDE et de la FAO vont utiliser ce que nous avons fait jusqu'à maintenant pour voir ce qui se produirait si certaines des hypothèses changent, et plus particulièrement celles que nous avons faites pour l'année courante, ainsi que pour déterminer les répercussions que cela aurait sur les prix à prévoir.

Nous pensons que les prix vont demeurer élevés. Nous pourrions utiliser 110 $US comme moyenne au départ plutôt que 94 $US. Cependant, le prix ne va pas augmenter aussi rapidement qu'au cours des deux années et demie qui viennent de passer, parce que de nombreux facteurs à court terme ont eu une incidence sur l'évolution du prix pendant le débat sur les biocarburants. Ainsi, l'incidence à court terme va probablement s'évanouir au cours des deux ou trois années qui viennent si le système mondial réagit à l'évolution des prix que nous avons observés.

Le sénateur Mahovlich : J'ai une autre question.

Comment les producteurs de maïs et de blé composent-ils jusqu'à maintenant avec la hausse du prix de l'énergie?

M. Abbassian : Dans la plupart des pays, la hausse du prix de l'énergie est liée aux fertilisants et à l'utilisation de la machinerie pour ce qui est du coût des intrants. Dans les pays en développement, la machinerie est probablement un facteur un peu moins important dans les pays de l'OCDE. Je ne dispose pas de renseignements précis pour le Canada qui nous permettraient d'évaluer les répercussions réelles de l'augmentation du coût des intrants. Cependant, comme M. Gürkan l'a mentionné, les intervenants du secteur de la production de volaille des États-Unis se plaignent déjà de la diminution de leurs marges de profit en raison de l'augmentation du coût des intrants ainsi que du prix des produits bruts qui servent de nourriture pour les animaux, c'est-à-dire le maïs, en gros.

Il y a un effet d'entraînement sur ces marchés. L'effet d'entraînement et de substitution est si fort que si nous modifions un facteur fondamental de l'un des marchés, cela est susceptible de créer une onde de choc dans tout le système. À mes yeux, la question de l'augmentation du coût des intrants est fondamentale pour les pays industrialisés et pour les pays dans lesquels on utilise beaucoup de machinerie, de fertilisants et d'autres intrants avancés.

Pour ce qui est des prévisions que nous visons, lorsque nous disons que nous nous attendons à ce que les prix demeurent élevés, mais peut-être pas au niveau record auquel ils sont en ce moment, l'une des raisons qui font que nous pensons que les prix ne vont pas revenir au bas niveau artificiel où ils se sont trouvés, c'est que le coût de production va être plus élevé. C'est une chose avec laquelle nous devons composer. Le coût de production ne peut diminuer si, comme nous le présumons, le prix de l'énergie demeure au niveau élevé auquel il se trouve en ce moment ou continue d'augmenter.

Le coût élevé de l'énergie est un facteur qui entre en jeu, et c'est sans aucun doute une force qui fera augmenter les prix dans l'avenir.

Le sénateur Mahovlich : Peut-on qualifier l'explosion actuelle des prix de l'énergie et des céréales de bulle sur le point d'éclater?

M. Gürkan : Certaines des causes qui expliquent probablement l'augmentation du prix des aliments sont susceptibles de cesser d'exister. Les phénomènes météorologiques sont ponctuels, mais ils sont difficiles à prévoir.

La forte augmentation des prix dont nous avons été témoins est attribuable en partie au fait que les stocks mondiaux, ainsi que les stocks des principaux pays exportateurs, diminuent depuis le milieu des années 1990. Lorsque les stocks ne sont pas suffisants pour parer à des événements météorologiques inhabituels, cela peut donner lieu à une augmentation des prix extrêmement rapide.

Comme l'approvisionnement est restreint en raison des faibles quantités de nombreux produits de base en stock, il va falloir un peu de temps avant que les stocks en cours d'acheminement normaux soient renouvelés. Si des problèmes d'approvisionnement ou de production surviennent, le processus de renouvellement des stocks durera peut-être plus longtemps.

Au cours des deux ou trois saisons qui viennent, nous nous attendons à ce que les stocks reviennent à ce que nous considérons comme étant un niveau optimal, vu les conditions que nous connaissons en ce moment. Les prix vont probablement demeurer élevés au cours des quelques saisons qui viennent précisément parce que les gens vont fort probablement vouloir renouveler les stocks qui sont extrêmement bas à l'heure actuelle. Le prix du brut va continuer d'être un facteur sous-jacent important par rapport à la durée de la période pendant laquelle les prix vont demeurer élevés, tout comme l'évolution de la demande dans les pays en développement, qui est en évolution constante depuis dix ans environ.

Ces facteurs vont faire en sorte que les prix vont demeurer élevés, mais il est probable que nous soyons témoins d'une réaction normale du côté de l'offre. Certains facteurs relatifs à la demande vont cesser d'exister, notamment le désir de renouveler les stocks. Les prix vont donc cesser d'augmenter. Je pense que les projections de l'OCDE et de la FAO s'inscrivent dans ce genre de scénario. Les prix vont demeurer élevés, mais ils ne vont pas continuer d'augmenter autant qu'au cours des deux années et demie qui viennent de s'écouler.

M. Abbassian : Si vous m'aviez demandé il y a deux ans ce qui se produirait dans le cas où le volume des échanges de maïs dans le monde doublait d'une année à l'autre, je vous aurais dit que les prix augmenteraient en flèche — pas de 60 ou 80 p. 100, mais de quelques centaines de points de pourcentage. Cette augmentation ne s'est pas produite même si le volume des échanges de maïs a doublé.

Les 100 millions de tonnes de maïs qui sont transformées en éthanol — nous avons atteint ce niveau en deux ou trois ans — étaient une quantité énorme dont personne n'aurait prévu qu'elle pourrait être produite si rapidement ou consommée si rapidement.

Cependant, dans le contexte d'une bulle, premièrement, le prix n'est pas si élevé si on l'envisage sous ce jour. Il aurait même dû être plus élevé. L'effet d'entraînement et de substitution des produits a empêché le prix d'augmenter plus qu'il n'a augmenté.

L'autre chose que je veux vous faire remarquer, c'est que les prix sont en train de descendre. Ils ne descendent pas rapidement; ils diminuent de façon graduelle, parfois avec volatilité. Ils descendent rapidement puis il y a une petite correction — les prix remontent puis redescendent. La diminution n'a pas les caractéristiques de l'éclatement d'une bulle.

Le prix du blé a tranquillement diminué de 50 p. 100 au cours des derniers mois, et il semble que le prix du maïs commence maintenant à diminuer de la même façon. Pour ce qui est du marché du soya, c'est plus ou moins la même situation, tout comme dans le cas du sucre et des produits laitiers.

Le riz fait exception à la règle. On peut peut-être dire qu'il s'agit d'une bulle. Le marché est étroit. Il y a cinq exportateurs, et lorsque trois d'entre ceux-ci décident de ne rien vendre, il est évident que les prix augmentent en flèche. Cependant, dès que l'un de ces exportateurs décidera d'ouvrir la frontière, les prix vont peut-être chuter. Ce scénario peut être un peu celui d'une bulle.

De façon générale, si nous envisageons le secteur dans l'ensemble, je pense que les effets d'entraînement sont forts. Les effets de substitution sont forts aussi. L'évolution des prix, à la hausse et à la baisse, s'est déroulée de façon ordonnée, si je puis dire. Ainsi, non, ce marché est encore très contraint par ses facteurs économiques fondamentaux.

Le sénateur Mahovlich : Le gouvernement devrait-il intervenir pour essayer de freiner cette spéculation excessive sur les marchés des produits de base?

M. Gürkan : Je reviens sur ce que disait mon collègue — qui spécule? Sur le marché à terme, ce sont les grands fonds de pension, et ceux-ci ne spéculent pas sur les produits de base en soi. Ils spéculent sur les instruments financiers qui sont fondés sur la bourse des marchandises. Ce qu'ils achètent et vendent en ce moment, ce sont non pas les produits eux-mêmes, mais des effets — les contrats à terme; ils achètent et vendent des options.

Dans ce sens, c'est un peu différent. Ce type de spéculation n'a pas le même genre d'effet direct que celui que la spéculation aurait sur les prix si elle touchait le marché des produits de base lui-même. La thésaurisation dont mon collègue a parlé a lieu sur le marché des produits de base proprement dit, et elle peut avoir des effets dévastateurs sur celui-ci. Les gouvernements prennent des mesures pour réduire la thésaurisation et ses répercussions.

Dans le cas du riz, cette thésaurisation a lieu entre les périodes de récolte sur un marché étroit. Dès que les récoltes ont lieu et dès que les gouvernements ou les spéculateurs décident que leur refus de vendre ces stocks va engendrer des effets dévastateurs sur le plan économique pour eux, ils les mettent sur le marché, surtout lorsque la nouvelle récolte est terminée.

Nous savons que les prix vont diminuer. Les spéculateurs vont devoir réfléchir pour déterminer le moment exact où ils vont mettre leurs stocks sur le marché pour réaliser le profit qu'ils comptent réaliser en les conservant et pour déterminer le moment où les prix seront les plus élevés selon eux. À court terme, ce genre de spéculation peut avoir des répercussions, mais à long terme, c'est un facteur qui est susceptible de devenir beaucoup moins important. Au bout du compte, les facteurs économiques fondamentaux du marché garantissent le fait que les gens qui conservent leurs stocks vont subir des pertes importantes.

Il ne faut pas oublier que ces stocks dont nous parlons sont des stocks de produits de base; il ne s'agit pas de métaux. Les propriétaires ne peuvent les conserver pendant longtemps. Ils doivent s'en débarrasser d'une manière ou d'une autre ou les échanger, puisque ces produits se détériorent rapidement.

Ce qui se passe en ce moment, par exemple, pour ce qui est du riz, c'est que le Japon, en raison des règles publiques, doit ouvrir ses marchés. Le pays a importé davantage de riz qu'il n'en a besoin, et il tient de gros stocks. S'il mettait ces stocks sur le marché mondial, le prix du riz diminuerait; mais il ne peut le faire sans l'autorisation des États-Unis. Il est illégal, d'après les règles de l'Organisation mondiale du commerce, l'OMC, de réexporter un produit.

Il est possible de mettre fin rapidement à ce genre de spéculation, à tout le moins en ce qui concerne le marché du riz. Tous les éléments à moyen terme, ainsi que l'évolution du marché lui-même, va mettre fin à la spéculation. Pour ce qui est de la thésaurisation qui a lieu... j'ai vécu dans le Sud des États-Unis pendant environ trois ans, et chaque fois qu'il y avait une alerte d'ouragan ou quelque chose du genre, toute la nourriture et toute l'eau disparaissait des grands supermarchés. Les gens ne consomment pas ce qu'ils achètent en deux ou trois jours, mais ils achètent de grosses quantités en panique pour s'assurer d'avoir de la nourriture et de l'eau pendant les quelques jours au cours desquels l'ouragan va affecter leur vie. C'est ce genre de chose. Après l'ouragan, ils ont la possibilité de renouveler leurs stocks et ils n'ont pas besoin de consommer autant, ce qui fait qu'ils se débarrassent graduellement des stocks accumulés. La spéculation, surtout sur les marchés du disponible, concerne les événements à court terme. S'il y en a suffisamment, ça ne joue plus un rôle aussi important.

Pour ce qui est de la spéculation sur les marchés financiers, celle-ci a lieu depuis un bon bout de temps maintenant, et elle n'est pas susceptible de cesser à court terme parce qu'il y a beaucoup de facteurs en jeu dans ce cas.

M. Abbassian : Si vous me permettez d'ajouter deux choses... M. Gürkan a surtout parlé des marchés du disponible. Si votre question concerne la bourse des marchandises et l'aspect réglementation, il y a quelques semaines, à Chicago, on a tenu une audience sur les répercussions de la spéculation sur le marché. L'observation générale qui s'en est dégagée, c'est que la spéculation s'autorégule et que le processus de compensation est toujours à l'œuvre; il n'y a donc pas lieu de réglementer.

Si nous jetons un coup d'œil du côté des pays qui ont empêché les contrats à terme par peur de la spéculation, l'un des pays qui ressortent du lot, c'est l'Inde. L'an dernier, ce pays a décidé d'empêcher les contrats à terme sur les marchés du riz et du blé, parce qu'on s'inquiétait de l'augmentation des prix, et, la semaine dernière, il a étendu l'interdiction à tous les autres produits agricoles. Cependant, si nous envisageons le résultat des mesures prises par l'Inde, nous constatons que les prix ont augmenté, et on peut donc conclure qu'il semble que la spéculation sur le marché à terme n'avait rien à voir avec la forte augmentation des prix en Inde.

L'explication est simple. Le problème peut-être le plus complexe que les gens auront à résoudre dans l'avenir — et Alan Greenspan l'a noté aux États-Unis —, c'est le suivant : lorsque de grandes quantités d'argent provenant de fonds spéculatifs inondent le marché agricole et le marché alimentaire, quel est, peut-on se demander, le nouveau marché ou le marché à terme virtuel qui est créé, et est-ce qu'il faut effectuer une quelconque surveillance de ce marché?

Aux États-Unis, par exemple, les agriculteurs sont des principaux utilisateurs du marché à terme, et c'est le cas même au Canada. Ils utilisent les contrats à terme comme outil de gestion du risque. La prime qu'ils sont prêts à payer est leur police d'assurance. S'ils ne peuvent plus payer la prime parce que de grandes quantités d'argent inondent le marché, ce qui rend les contrats onéreux — dans le cas du maïs, par exemple, nous parlons d'environ 6 000 $ américains par contrat —, alors la volatilité que les spéculateurs ont causée sur le marché a pour effet que les agriculteurs doivent maintenir une marge qu'ils n'ont probablement plus les moyens de payer. On se retrouve rapidement dans la situation où les agriculteurs, les principaux intervenants de ce marché, peuvent ne plus être les principaux bénéficiaires du marché à terme en raison de l'activité spéculative.

C'est donc un autre aspect que les décideurs devraient peut-être examiner : la vraie raison d'être du marché à terme. Dans quelle mesure le marché à terme pourra-t-il atteindre son objectif principal, c'est-à-dire la détermination des prix, la transparence des prix et le fait de fournir un mécanisme d'assurance aux agriculteurs, si les agriculteurs ne sont plus en mesure de l'utiliser? Je pense que quelqu'un quelque part doit approfondir cette question, surtout si ça continue.

Le sénateur Mahovlich : Il y a eu quelques crises dans le monde, notamment en Chine et au Myanmar. Les Nations Unies se préoccupent-elles de ce qui va se produire en Afrique l'été prochain? Y aura-t-il une crise en Afrique et dans l'ensemble des pays en développement?

M. Gürkan : Comme vous le savez fort probablement, du 3 au 5 juin, la FAO va tenir une conférence à haut niveau précisément sur ce sujet. Tous les éléments du système de l'ONU, je crois, ont été mobilisés afin de voir ce qu'il est possible de faire pour régler certains des problèmes soulevés à la suite de ce dont nous avons été témoins sur les marchés alimentaires.

Ce point figure à l'ordre du jour du sommet du G8 qui doit se tenir à Tokyo, je crois, et, comme les pays membres du G8 sont d'importants donateurs, je suis sûr que nous allons approfondir cette question. Je pense qu'on a invité le secrétaire général de l'Organisation des Nations Unies à cette réunion et qu'on lui a demandé de présenter un exposé sur ce que le système de l'ONU tente de faire.

Nous essayons essentiellement de sensibiliser les gens, ainsi que de créer une plate-forme dans le but d'assurer en quelque sorte l'uniformité des politiques. La raison pour laquelle cette spéculation a lieu, surtout dans les marchés du disponible, c'est en partie que la sécurité alimentaire est une préoccupation importante pour tous les pays. Lorsque les décideurs pensent que le marché international ne peut répondre à leurs préoccupations, et lorsqu'ils n'ont pas confiance dans la capacité du système mondial de régler ces problèmes, je pense que le problème de la thésaurisation, de la spéculation, devient un problème réel pour tout le monde.

L'objectif principal du système de l'Organisation des Nations Unies est de s'assurer que les principaux acteurs — les décideurs, les gouvernements des pays — agissent de concert pour essayer au moins de réduire les contraintes et les tensions qui existent en ce moment à cause de ce qui s'est produit au cours des deux années et demie qui viennent de s'écouler.

M. Abbassian : Il ne fait aucun doute que les deux catastrophes naturelles dont vous avez parlé sont à l'origine de pressions supplémentaires sur le marché actuel. Pour ce qui est de l'Afrique, il y a des problèmes structurels là-bas, comme tout le monde le sait. Il y a une demi-heure, je n'avais pas entendu parler d'une nouvelle catastrophe en Afrique, mais le continent n'est pas à l'abri.

Pour ce qui est des récoltes, la situation là-bas est un peu meilleure que l'an dernier. D'après les signes précoces relevés dans la région australe, l'Afrique du Sud va disposer d'un surplus de maïs. Ce pays est un fournisseur important de la région.

En Afrique du Nord, il semble que la sécheresse qui a sévi l'an dernier est un peu moins grave cette année et que la situation s'est un peu améliorée au Maroc. L'Égypte, dont on a beaucoup parlé dans la presse, produit la moitié de ce qu'elle consomme et importe l'autre moitié. Nous pensons que la situation va être tendue encore cette année dans ce pays, mais surtout en raison des prix élevés et de la distribution de farine subventionnée aux boulangeries.

Si on laisse de côté les grands pays, les petits pays d'Afrique ont des problèmes, et nous ne devrions en aucun cas sous-estimer l'importance de la situation, mais je ne pense à rien de nouveau à ce moment-ci pour ce qui est des problèmes auxquels ils font face. Les mois qui viennent sont des mois déterminants pour ce qui est des récoltes, et beaucoup de choses dépendent encore des récoltes.

L'an dernier, de terribles inondations ont dévasté le Mozambique. Le Zimbabwe est toujours en crise, et c'est peut- être davantage une crise politique qu'une crise alimentaire. La récolte va peut-être être meilleure cette année. L'Afrique a des problèmes, mais nous pensons qu'il n'y aura pas de catastrophes naturelles de l'ampleur de celles dont nous avons été témoins au cours des dernières semaines en Asie, heureusement.

La présidente : Merci beaucoup. Merci beaucoup, sénateurs. La discussion de ce matin a été animée, et nous vous sommes reconnaissants du temps que vous nous avez accordé. D'après les dernières choses que vous avez dites, j'imagine que l'important travail que vous faites ne vous laisse que peu de temps libre.

Vous nous avez aidés. Lorsque nous en serons rendus à rédiger ce qui sera, nous l'espérons, un rapport qui sera utile à notre pays, peut-être ce rapport pourra-t-il vous être utile aussi, et nous allons nous assurer que vous en receviez des exemplaires. Passez une excellente journée en Italie, et nous qui sommes ici à Ottawa allons souhaiter que tout se passe bien.

Nous allons maintenant suspendre la séance pendant quelques minutes puis poursuivre à huis clos.

Le comité poursuit ses travaux à huis clos.


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