Délibérations du comité sénatorial spécial sur
l'Antiterrorisme
Fascicule 3 - Témoignages du 4 février 2008
OTTAWA, le lundi 4 février 2008
Le Comité sénatorial spécial sur l'antiterrorisme, auquel a été transmis le projet de loi S-3, Loi modifiant le Code criminel (investigation et engagement assorti de conditions), se réunit aujourd'hui, à 13 h 2, afin d'étudier le projet de loi.
Le sénateur David P. Smith (président) occupe le fauteuil.
[Traduction]
Le président : Honorables sénateurs, j'aimerais formuler quelques commentaires concernant les procédures avant que ne débute la séance.
Nous avons trois groupes de témoins. Le premier est composé de deux messieurs qui représentent deux organismes. Nous avons décidé de procéder de cette façon parce que nous espérons réussir à entendre aujourd'hui les derniers témoins qui figurent sur la liste des audiences. Il se peut — et nous discuterons peut-être des procédures à la fin de la rencontre — que le projet de loi C-3, le pendant du projet de loi à l'étude aujourd'hui, soit envoyé au Sénat dans quelques jours. Comme la Cour suprême a imposé une échéance pour le projet de loi C-3, nous devrons probablement nous occuper du projet de loi C-3 la semaine prochaine — nous discuterons de ce projet de loi avant de le parachever — si nous voulons au moins avoir la possibilité de nous en occuper dans les délais fixés par la Cour suprême.
J'apporte cette précision afin que vous soyez au courant de la situation et que vous y réfléchissiez. Nous y reviendrons à la fin de la réunion.
L'un de nos témoins est venu de Vancouver. Il s'agit de Jason Gratl, président de l'Association des libertés civiles de la Colombie-Britannique. Nous accueillons aussi Eric Vernon, directeur des relations gouvernementales du Congrès juif canadien.
M. Vernon a préparé une déclaration. Nous l'entendrons donc en premier. Nous entendrons ensuite M. Gratl, puis les membres du comité pourront poser des questions aux deux intervenants.
Bienvenue, messieurs. Nous vous remercions de vous être déplacés.
[Français]
Eric Vernon, directeur des relations gouvernementales, Congrès juif canadien : Monsieur le président, je vous remercie pour l'invitation de vous présenter le point de vue de la communauté juive sur la lutte antiterroriste au Canada et sur le projet de loi S-3.
[Traduction]
J'aimerais d'abord, honorables sénateurs, affirmer clairement que le Congrès juif canadien appuie le projet de loi S- 3. Par ailleurs, nous examinerons avec intérêt les modifications que le comité pourrait recommander à la suite de son examen dans le but de renforcer la loi, qui est l'un des éléments du régime antiterroriste au Canada.
Vous ne serez pas étonnés, j'en suis certain, d'apprendre que le Congrès juif canadien, le CJC, défend, depuis de nombreuses années et depuis bien avant le 11 septembre, un régime antiterroriste étendu et efficace au Canada, et ce, au nom d'une communauté qui possède deux identités, juive et canadienne, ce qui fait d'elle une cible sur deux plans.
Dans son mémoire sur les mesures législatives ayant entraîné la création du Service canadien du renseignement de sécurité, le CJC affirmait :
Si nous laissons le terrorisme prendre racine au Canada parce que nous n'osons pas mettre en place des mesures réalistes pour le prévenir, il risque de toucher non pas une communauté en particulier, mais bien tout le Canada, sur la scène nationale et internationale. Les groupes terroristes sont de plus en plus organisés et oeuvrent à l'échelle mondiale; c'est pourquoi nous devons prendre des mesures plus efficaces, plus solides et plus organisées pour les maîtriser.
Honorables sénateurs, ce mémoire a été présenté en avril 1984, soit il y a à peu près 24 ans. Pourtant, les événements du 11 septembre ont fait clairement ressortir que le Canada n'était pas prêt à faire face à la menace du terrorisme international et à ses manifestations au pays. Le Congrès juif canadien s'est donc réjoui du dépôt, par le gouvernement, du projet de loi C-36, y compris des deux dispositions de temporarisation qui sont au cœur du projet de loi S-3.
Jusqu'à présent, le Canada n'a pas eu à subir les attaques et les attentats-suicides à la bombe, qui sont devenus, au cours des dernières années, une arme couramment utilisée par les terroristes, mais il n'a pu se protéger tout à fait du terrorisme; pensons, par exemple, aux événements tragiques entourant l'explosion d'une bombe à bord du vol 182 d'Air India.
Des personnes comme Ahmed Ressam et Jamal Akkal ont menacé la communauté juive canadienne de terrorisme. En plus de cette menace, nous devons envisager la sécurité de la communauté en tenant compte de la vulnérabilité des autres communautés juives ailleurs dans le monde, et des attaques qu'elles ont subies avant et après le 11 septembre 2001.
Dans un monde où les frontières s'estompent de plus en plus, le Canada, de par la nature multiculturelle et pluraliste de sa société, est particulièrement susceptible d'être infiltré par des terroristes. La grande majorité des groupes communautaires, culturels et ethniques, ainsi que leurs membres, ne constituent pas une menace, mais les terroristes sont en bonne position pour exploiter, intimider ou attirer des membres de certains groupes ethniques et religieux afin d'obtenir leur soutien financier ou autre et de les utiliser pour dissimuler leurs activités d'une façon ou d'une autre.
À notre avis, l'une des principales forces de la Loi antiterroriste, c'est qu'elle vise d'abord à prévenir les actes terroristes, et non à arrêter et punir ceux qui les commettent.
Les activités terroristes potentielles, et celles qu'on découvre pendant qu'elles sont en cours, doivent être jugulées immédiatement. Les engagements assortis de conditions et les audiences d'investigation prévues par la loi demeurent des outils importants pour y parvenir. La meilleure façon de se défendre contre le terrorisme, celle à privilégier, est la surveillance opportune et efficace et la collecte de renseignements, même s'il s'agit de méthodes intrusives.
Nous croyons, depuis 2001, qu'il est important d'octroyer plus de pouvoirs aux services de sécurité et de leur permettre d'utiliser les engagements assortis de conditions et les audiences d'investigation pour effectuer une surveillance étroite des personnes et des groupes suspects et pour recueillir des renseignements pertinents longtemps à l'avance.
Depuis l'adoption de la Loi antiterroriste, les Canadiens se sont prononcés sur la mesure dans laquelle elle permet au pays de relever le défi le plus fondamental qui se pose aux sociétés démocratiques, soit de garantir la sécurité et la protection de ses citoyens tout en empiétant le moins possible sur les libertés civiles fondamentales qui sont le fondement de ces sociétés. Les deux mesures temporarisées constituent assurément une épreuve rigoureuse pour toute société démocratique. Ces deux dispositions semblent être la parfaite illustration du meilleur compromis possible entre la protection de la sécurité et la protection des droits de la personne. Comme nous le savons tous, ces dispositions sont finalement mortes au Feuilleton devant la Chambre des communes.
À notre avis, il n'est pas nécessaire de voir cette question comme une opposition entre la sécurité et les droits. Si le terrorisme est considéré, à juste titre, comme une atteinte aux droits de la personne, il va de soi que l'adoption de mesures antiterroristes permet de protéger les droits les plus fondamentaux, soit le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité, puisque c'est sur ces droits que s'appuient les autres droits et libertés.
En conséquence, évidemment, les mesures qui sont prises doivent toujours respecter la primauté du droit et s'abreuver à celle-ci. Une politique antiterroriste bien encadrée et bien appliquée permet d'accroître les libertés civiles et d'appuyer les valeurs fondamentales qui sont au cœur de la Charte des droits et libertés; elle permet de protéger ces libertés et ces valeurs sur lesquelles s'appuie notre mode de vie, dont l'essence même est menacée par le terrorisme.
Il n'y a qu'à observer la situation mondiale pour constater que les actes terroristes demeurent un véritable danger et que nos forces policières et de sécurité doivent avoir suffisamment de pouvoir pour agir dans le but de prévenir des attaques avant qu'elles ne se matérialisent. Le fait que ces deux mesures n'ont pas été utilisées au cours des six dernières années apporte certainement de l'eau au moulin des personnes qui affirment qu'elles n'améliorent en rien l'arsenal antiterroriste du Canada. Cependant, à notre avis, cela signifie uniquement que les graves violations des droits de la personne qu'on nous prédisait à cause des pouvoirs extraordinaires que confèrent ces mesures étaient exagérées, et non que ces pouvoirs sont superflus.
Quoi qu'il en soit, nous reconnaissons tout à fait la gravité de ces mesures et estimons que le projet de loi S-3 prévoit d'autres mesures de protection qui rassureront les Canadiens préoccupés par les répercussions néfastes possibles de ces mesures. L'une de ces mesures prévoit qu'un juge qui reçoit une demande d'audience d'investigation concernant un acte terroriste passé ou susceptible d'être commis doit être convaincu que des efforts raisonnables ont été déployés pour obtenir les renseignements en question par d'autres moyens. Les autres exigences selon lesquelles le procureur général du Canada et le ministre de la Sécurité publique doivent rendre des comptes au Parlement prouvent qu'il convient de conserver les deux articles, soit celui qui prévoit que le Parlement peut examiner plus en profondeur ces dispositions, et celui qui prévoit la nouvelle temporarisation de cinq ans pour l'évaluation ou le renouvellement de ces deux articles.
En ce qui concerne la surveillance parlementaire, le Congrès juif canadien a affirmé, dans ses diverses déclarations sur la Loi antiterroriste et les examens ultérieurs, qu'il recommandait la création d'un nouveau poste de mandataire du Parlement qui, avec l'aide de son personnel, aurait comme mandat de superviser et de surveiller le fonctionnement et l'exécution de la Loi antiterroriste et des dispositions législatives connexes sur la sécurité, y compris les attestations de sécurité — dont vous traiterez la semaine prochaine, comme l'a souligné le sénateur Smith. Ce mandataire du Parlement remettrait au Parlement un rapport annuel détaillé sur l'adoption de toutes les politiques publiques et mesures législatives pertinentes.
Dans ce rapport, le mandataire préciserait plus particulièrement si le Canada dispose des outils appropriés pour « réprimer, détecter et désamorcer » toute activité terroriste. Il préciserait aussi si cette mission prioritaire a été exécutée de façon à respecter les valeurs fondamentales du Canada et d'une manière qui soit compatible avec ces valeurs. Cette recommandation ne fait peut-être pas partie du mandat lié à l'examen de la législation en cours, mais je profite tout de même de l'occasion pour la soumettre à nouveau à votre réflexion.
Honorables sénateurs, le rôle fondamental d'un État est de garantir la sécurité et la protection de ses citoyens et de leur mode de vie. Cela serait vraiment très ironique si, au nom des libertés civiles, nous retirions aux autorités les pouvoirs dont ils ont besoin pour arrêter les extrémistes et les terroristes qui souhaitent détruire notre société libre et ouverte.
À notre humble avis, le projet de loi S-3 devrait être adopté le plus rapidement possible puisqu'il rétablit les pouvoirs permettant d'avoir recours aux engagements assortis de conditions et aux audiences d'investigation, tout en prévoyant des mesures qui protègent les libertés civiles et les droits de la personne fondamentaux. Je vous remercie de m'avoir écouté, et je répondrai avec plaisir à vos questions.
Jason Gratl, président, Association des libertés civiles de la Colombie-Britannique : Honorables sénateurs, je suis le président de l'Association des libertés civiles de la Colombie-Britannique; il s'agit d'un poste bénévole. Dans mon cabinet privé, je pratique le droit civil et pénal. Vous ne serez peut-être pas étonnés d'apprendre que l'Association des libertés civiles de la Colombie-Britannique n'appuie pas le projet de loi S-3. À notre avis, le projet de loi est préjudiciable et ne protège en rien le tissu des valeurs canadiennes.
Je commencerai sur une note générale, c'est-à-dire qu'avant de procéder à un examen pour déterminer si des pouvoirs exécutifs et administratifs devraient être accordés, il faudrait examiner de nouveau la définition de « terrorisme » dans le Code criminel puisque c'est sur cette définition que s'appuient les nouveaux pouvoirs ainsi que leur portée et leur objet.
Comme nous le répétons depuis novembre 2001, la définition de « terrorisme » est, à notre avis, simplement trop générale. Le principal problème conceptuel au sujet de la définition de « terrorisme », c'est qu'elle ne permet pas de distinguer adéquatement...
Le sénateur Baker : Voulez-vous dire « activité terroriste »?
M. Gratl : Oui, je m'excuse... la définition ne permet pas d'établir une distinction adéquate entre « activité terroriste » et « activité criminelle » — en fait, activité criminelle grave. Tous les actes de terrorisme sont déjà visés par le Code criminel, qu'ils entrent dans la catégorie des meurtres, des extorsions ou des entraves à une personne jouissant d'une protection internationale. Toutes ces infractions sont déjà prévues par le Code criminel. D'un point de vue conceptuel, il est logique de limiter la notion d'infractions terroristes aux infractions qui risquent de porter atteinte à la Constitution du Canada en tant que telle.
La définition actuelle de « terrorisme », énoncée dans le Code criminel, suppose un motif, qui peut être de nature politique, religieuse ou idéologique. Cet aspect a été déclaré inconstitutionnel dans l'arrêt Khawaja, cause qui n'a pas été portée en appel. Le fait que la question du motif ait été déclarée invalide sur le plan constitutionnel vient miner la distinction fonctionnelle primaire entre infraction terroriste et infraction criminelle grave. Que reste-t-il qui permette de distinguer la définition de « terrorisme » de celle d'« infraction criminelle »? Il reste la menace envers les intérêts des sociétés et les intérêts économiques, et la perturbation des services essentiels ou les dommages matériels considérables visant à entraîner des changements politiques quelconques.
La seule différence qui reste, c'est la volonté d'entraîner un changement politique, et là encore, à proprement parler, la disposition relative à l'extorsion couvre déjà cet aspects — parce que l'extorsion pratiquée par un groupe constitue toujours une infraction criminelle.
Ce que prévoit le Code criminel en matière d'infractions terroristes est, essentiellement, plutôt faible, en ce sens que les infractions terroristes n'ont pas de but en particulier, et que la disposition ne condamne pas adéquatement les activités terroristes. La définition est simplement trop générale pour permettre de condamner des activités suffisamment graves pour être considérées comme du terrorisme. En fait, le terme « terrorisme » est si vague qu'il n'a plus aucun sens. Il signifie seulement une infraction grave liée à de l'extorsion. Évidemment, il est plus facile de remarquer cette faiblesse conceptuelle aujourd'hui qu'en novembre 2001 parce qu'on sait bien, maintenant, que le Canada n'a pas fait l'objet d'une attaque terroriste grave. Une cause liée au terrorisme est actuellement en cours, mais des enquêtes sur Internet ont facilement permis de retrouver les personnes visées et d'enquêter à leur sujet. Les enquêteurs n'ont pas eu besoin de pouvoirs spéciaux, de mandats, ni de l'écoute électronique. Il n'y a pas eu d'audience d'investigation ni de détention préventive. Un bon vieux travail de policier, un travail de détective bien fait, a suffi pour retrouver et arrêter le suspect. Le procès n'est pas encore terminé; nous devons donc présumer de l'innocence des personnes accusées.
Cependant, l'autre aspect important et problématique des infractions terroristes, c'est que ces infractions semblent donner le pouvoir implicite de pourchasser les personnes qui pourraient être considérées comme une menace terroriste au sens ordinaire du terme. Ces personnes peuvent attaquer le caractère inviolable et la force du pays en tant qu'entité, ou elles peuvent avoir été accusées d'actes de violence ou de propension à la violence pour des motifs politiques, mais elles ne représentent pas une menace pour le pays. Il s'agit de militants dissidents que les autorités chargées de l'exécution de la loi se sentent justifiées de pourchasser — il existe quelques exemples de ces dissidents. L'Association des libertés civiles de la Colombie-Britannique a effectué une étude à partir de documents du domaine public et a découvert que la GRC et ses Équipes intégrées de la sécurité nationale, les EISN, enquêtaient sur des groupes autochtones, comme la West Coast Warrior Society, et sur David Barbarash, en Colombie-Britannique. On a aussi déjà tenté d'utiliser les pouvoirs antiterroristes dans le contexte de l'immigration dans l'affaire concernant un certain M. Scarpitti, aussi connu sous le nom de Tre Arrow, qui était prétendument un éco-terroriste provenant des États- Unis. Il avait fui les États-Unis et figurait sur la liste des dix personnes les plus recherchées par le FBI. Il a fait l'objet de mesures antiterroristes et pourtant, il ne représentait de toute évidence aucun danger pour la sécurité du Canada de quelque façon que ce soit.
Nous avons été témoins, à l'Association des libertés civiles de la Colombie-Britannique, d'un certain nombre de cas semblables. Cela nous préoccupe parce que les pouvoirs d'exécution de la loi ne s'appliquent plus seulement aux terroristes, ils s'appliquent aussi aux dissidents politiques. La police doit évidemment enquêter sur ces personnes si elles participent à des activités criminelles ou si elles risquent de causer des dommages physiques à une personne ou à un bien, mais utiliser des pouvoirs prévus pour la lutte contre le terrorisme dans un tel contexte, c'est une tout autre affaire.
Nous demandons que soit modifiée la définition de terrorisme. À notre avis, un acte terroriste devrait être défini comme tout acte visant à entraîner, ou pouvant être perçu comme susceptible d'entraîner, le décès ou des blessures corporelles graves chez des personnes qui ne sont pas directement ou activement touchées par un différend dans le but d'intimider une population ou d'obliger un gouvernement ou un organisme international à commettre ou à s'abstenir de commettre un acte.
On devrait considérer qu'il s'agit d'un acte de terrorisme uniquement quand l'intégrité essentielle du Canada, de notre formation politique actuelle, est menacée, et non quand il y a simplement une menace aux intérêts économiques ou aux intérêts des sociétés du Canada, ou un risque de perturbation des services essentiels ou de dommages importants à un bien. Nous devons absolument tenir compte de la distinction entre un dissident militant et une menace grave pour le pays.
Nous estimons par ailleurs que les audiences d'investigation et les détentions préventives sont superflues, et j'en veux pour preuve le fait que les audiences d'investigation et les détentions préventives n'ont jamais été utilisées. Il y a bien le cas du témoin qui a été amené devant le tribunal dans l'affaire d'Air India. Une audience d'investigation a été entreprise mais, malgré un appel devant la Cour suprême du Canada, qui a confirmé la validité des audiences d'investigation, l'audience d'investigation en tant que telle n'a jamais eu lieu, ce qui signifie qu'il n'y a jamais eu de renseignements de recueillis dans le cadre d'une telle procédure.
À notre avis, étant donné que cinq années se sont écoulées sans qu'une seule audience d'investigation ou détention préventive ne soit effectuée, nous pouvons conclure que ces mesures sont inutiles. Elles semblaient peut-être essentielles en 2001, mais il a coulé suffisamment d'eau sous les ponts depuis pour que l'on comprenne que les événements du 11 septembre 2001 n'ont pas tout changé. On a souvent entendu dire que le 11 septembre avait tout changé. Nous voulons, par nos observations et l'expression de notre point de vue, inciter le comité à reconnaître que, s'il y a bien une chose qui n'a pas changé depuis le 11 septembre, ce sont nos valeurs fondamentales et notre respect des principes démocratiques et des libertés civiles. Le 11 septembre ne justifie pas que l'on modifie les fondements de la relation entre les pouvoirs du gouvernement, le pouvoir judiciaire et le pouvoir législatif, de la façon dont les audiences d'investigation le font, et c'est pourquoi je commencerai par décrire les problèmes liés aux audiences d'investigation.
Le premier problème avec les audiences d'investigation, c'est qu'elles donnent un autre sens aux fonctions de la magistrature et de la Couronne. Essentiellement, quand la magistrature exerce son pouvoir de rendre une ordonnance, cela entraîne une enquête. Les procureurs se retrouvent donc à jouer le rôle d'enquêteurs, ce qui n'est pas leur rôle habituel. De plus, la magistrature se retrouve à présider une enquête criminelle. La Cour suprême du Canada s'est penchée sur ces deux aspects et a déterminé qu'ils étaient valides sur le plan constitutionnel. Cette décision a évidemment déçu l'Association des libertés civiles de la Colombie-Britannique, qui continue à se dire en désaccord avec la Cour suprême du Canada à ce sujet.
À notre avis, il est encore temps de défendre ces principes auprès du présent comité. Nous soulignons aussi que les juges LeBel et Fish ont, en tant que dissidents, défendu les principes dont je parle.
Le second problème important concernant les audiences d'investigation, c'est qu'elles constituent une entrave au droit au silence, non seulement pour les personnes obligées à témoigner, mais aussi pour les personnes interrogées par la GRC et le Service canadien du renseignement de sécurité, le SCRS. En effet, il y a toujours un risque qu'une personne recherchée comme témoin ou comme suspect dans une infraction de nature terroriste qui refuse de parler aux responsables de l'enquête soit obligée à témoigner, et il est fort probable qu'il y ait eu un grand nombre de cas de personnes dont le droit au silence a été bafoué à cause de la force coercitive que représente la possibilité d'une audience d'investigation. Aucune statistique n'a été recueillie à cet égard, et, à ce que nous sachions, le protocole n'est pas remis en question.
Je crois que les membres du comité ne seront pas étonnés d'entendre que l'enquête sur l'affaire Arar a révélé que les enquêtes sur les infractions terroristes utilisaient le profilage racial. Un membre de la GRC l'a affirmé. Je serai heureux de fournir la citation aux honorables sénateurs que cela pourrait intéresser. La citation revenait à dire que la GRC avait établi un profil de terroriste, et que ce profil était celui d'une personne appartenant à un groupe ciblé ou suspect qui, à part son appartenance à ce groupe, ressemble à un Canadien ordinaire. En résumé, plus ils ont l'air ordinaire, plus ils sont susceptibles de faire partie d'une cellule dormante.
L'existence de ce profil prouve que les pouvoirs utilisés dans la lutte contre le terrorisme visent des groupes en particulier, ce qui signifie que des groupes sont ciblés. Cette façon de faire est tout à fait incompatible avec la société multiculturelle dans laquelle nous vivons. Elle risque d'entraîner la formation de groupes mécontents ou dissidents et suscite à juste titre des préoccupations dans notre société.
Rien, dans le projet de loi S-3, n'empêcherait le recours à la menace d'une audience d'investigation pour soutenir les objectifs du profilage racial, eux-mêmes modifiés par les activités de profilage racial. Nous demandons, au moins, que le projet de loi comprenne une disposition concernant la collecte de renseignements liés au profilage racial.
En ce qui concerne la détention préventive, il s'agit essentiellement du pouvoir d'imposer un engagement de ne pas troubler l'ordre public ou une ordonnance de réglementation pour des soupçons d'activités terroristes. À notre avis, il faut plus que des soupçons. Pour que des soupçons soient fondés, il suffit que la personne ait un motif précis, c'est-à- dire un peu plus qu'une idée, mais un peu moins que des motifs raisonnables; cela suffit à conclure qu'il y a des motifs raisonnables de soupçonner qu'elle exécutera une activité terroriste. Une simple accumulation de faits distincts justifie un soupçon raisonnable.
À notre avis, avant d'imposer un engagement, il faut au moins avoir des motifs raisonnables de croire qu'une personne pourrait commettre un acte terroriste. Si tel était le cas, les engagements de ne pas troubler l'ordre public ou les ordonnances de réglementation imposés dans le cadre de la lutte contre le terrorisme ne seraient en rien différents des engagements de ne pas troubler l'ordre public ordinaires, prévus à l'article 810 du Code criminel, qui prévoient l'imposition du même type de contrainte, savoir s'il y a des motifs raisonnables, pour une personne, de croire que sa vie ou sa santé est menacée par une autre personne.
Encore une fois, nous voyons que les pouvoirs liés à la détention préventive, interprétés de façon adéquate et juste, sont déjà inclus dans le Code criminel, ce qui prouve que la détention préventive est inutile.
C'était mes observations. Je répondrai maintenant à vos questions.
Le sénateur Baker : J'aimerais souhaiter la bienvenue aux deux témoins et souligner le travail exceptionnel de chacun dans son rôle respectif.
Je suppose, monsieur Gratl, que dans votre mot d'ouverture, vous parliez de la définition d'« activité terroriste » et non de « terrorisme ».
M. Gratl : Activité terroriste, c'est bien ça.
Le sénateur Baker : Vous soulevez aussi un point intéressant concernant l'arrêt R. c. Khawaja. Vous affirmez que la décision rendue par la Cour supérieure de justice de l'Ontario n'a pas été portée en appel. Vers la fin de 2007, la Cour suprême du Canada a affirmé que la demande d'autorisation d'en appeler du jugement de la Cour supérieure de justice de l'Ontario était refusée. Une demande d'autorisation d'en appeler a été présentée, mais elle a été rejetée par la Cour suprême du Canada.
M. Gratl : Elle a été rejetée.
Le sénateur Baker : Je veux seulement m'assurer que le compte rendu est exact à ce sujet.
Je suppose que le fait que la Cour supérieure de justice de l'Ontario ait éliminé cet élément vient renforcer votre argumentation, ce qui me pousse à vous poser la question suivante : croyez-vous que la portion de la définition d'activité terroriste abordée dans ce cas en particulier et au sujet de laquelle le juge Rutherford, je crois, de la Cour supérieure, a rendu un jugement, devrait être modifiée par le Sénat et la Chambre des communes? Croyez-vous que cette portion devrait être retirée de la définition d'activité terroriste puisque la Cour suprême du Canada a rejeté la demande d'appel?
M. Gratl : Je vous remercie, sénateur Baker, d'apporter des précisions à mes observations. Je l'apprécie vraiment.
Un peu de nettoyage pourrait nous permettre de nous assurer que le grand public a compris que la loi a été abrogée. Comme nous l'avons vu dans la série de cas relatifs au mariage entre conjoints de même sexe sur lesquels ont statué divers tribunaux d'appel et la Cour suprême du Canada, la loi a changé bien avant que la Chambre des communes ne dépose un projet de loi visant à modifier la loi.
Souvent, pour le grand public, le fonctionnement du pouvoir judiciaire peut demeurer obscur, et un éclaircissement directement dans le Code criminel pourrait être utile.
Le sénateur Baker : Nous avons entendu un professeur de droit qui nous a parlé du jugement rendu dans l'arrêt Vancouver Sun (Re), selon lequel toute la procédure, à partir de l'ex parte, devrait se dérouler sous la forme d'une audience publique. Le professeur affirmait que la décision du tribunal devrait être intégrée à la législation, plus précisément que les audiences devraient se dérouler selon les principes d'une audience publique afin de permettre aux divers participants de présenter des requêtes pour faire bouger les choses dans le cadre des règles de procédure telles qu'elles existent. C'est ce que dit clairement la Cour suprême du Canada. Êtes-vous d'accord?
M. Gratl : Nous estimons que le principe de l'audience publique devrait s'appliquer. Selon ce principe, une procédure doit, s'il n'y a pas ordonnance du contraire, se dérouler en audience publique afin que le grand public puisse avoir accès à l'information et se rendre compte que le pouvoir judiciaire fait un excellent travail, comme d'habitude.
Le sénateur Baker : Monsieur Gratl, j'ai écouté attentivement ce que vous aviez à dire. Vous semblez vous opposer vivement à la nature confidentielle des renseignements obtenus sous serment et des renseignements visés par la décision d'un juge, dans ce cas, aux fins d'une audience d'investigation. Estimez-vous que cette disposition est comparable aux dispositions avec lesquelles vous travaillez probablement chaque jour dans le cadre de votre pratique du droit criminel, ou qu'elle est pire encore que celles-ci, puisqu'elle concerne le fait d'obtenir les renseignements généraux sous serment afin de justifier la mise sur écoute de téléphones dans des affaires relatives à la Loi réglementant certaines drogues et autres substances? Ce type de renseignements est difficile à obtenir et à défendre en tant qu'avocat de la défense. Cette disposition fait-elle en sorte qu'il est encore plus difficile pour vous d'obtenir les renseignements qui ont incité le juge à rendre une ordonnance au départ?
M. Gratl : Notre principale préoccupation concernant les pouvoirs associés à l'audience d'investigation concerne la déformation des rôles de la poursuite et du pouvoir judiciaire. Cependant, si une loi devait autoriser de nouveau les audiences d'investigation, il s'agit d'une hypothèse à laquelle on nous a demandé de réfléchir, je ne crois pas que l'Association des libertés civiles de la Colombie-Britannique s'opposerait à l'utilisation d'une requête ex parte pour obtenir l'ordonnance initiale entraînant l'ouverture d'une audience d'investigation. Cette situation serait comparable à celles dans lesquelles un mandat de perquisition ou d'écoute électronique est demandé.
Si ma mémoire est bonne, dans une requête aux termes de l'article 83.28 du Code criminel, la Cour suprême du Canada a maintenu la nature ex parte de la requête initiale. Le tribunal a exigé que le principe de la publicité des débats en justice ne s'applique qu'à l'audience d'investigation en tant que telle, qui a lieu plus tard, c'est-à-dire qu'il ne s'appliquerait qu'à l'interrogatoire de la personne visée par l'ordonnance.
Le sénateur Baker : Mais il est difficile, pour un avocat de la défense, comme vous, d'obtenir les renseignements généraux qui justifient une ordonnance afin d'obtenir des renseignements sous serment. Donc, si je comprends bien, vous êtes inquiet du rôle que peut jouer la Couronne en ce qu'il est lié aux procédures décrites dans le projet de loi. Vous êtes aussi inquiet du fait que les frontières qui délimitent les divers rôles au sein du droit canadien s'estompent — la police qui fait l'enquête et la Couronne qui s'occupe de la poursuite, mais qui examine de nouveau les motifs qui ont poussé la police à porter des accusations. C'est à cela que vous faites référence?
Faites-vous référence aux frontières qui s'estompent de plus en plus entre le rôle habituel que jouent dans notre société les enquêteurs, la Couronne et les tribunaux?
M. Gratl : C'est une de nos préoccupations, c'est vrai, mais nous nous préoccupons surtout du fait que le pouvoir judiciaire en tant que tel sera appelé à s'acquitter de tâches inhabituelles. Habituellement, un juge est appelé à tirer des conclusions, que ce soit des conclusions de fait ou des conclusions de droit, ou les deux. Ensuite, il compare ses conclusions et rend une ordonnance. Dans le cas d'une affaire au civil, d'une affaire de famille, il peut ordonner que de l'argent soit versé ou ordonner la garde d'une personne, et dans le cas d'une affaire concernant un contrat, il peut ordonner l'exécution de certains travaux. Dans une affaire pénale, il ordonnera plutôt une incarcération, une condamnation ou une peine. Dans tous les cas, le juge écoute les témoignages, examine la preuve et détermine les faits en fonction de tous ces éléments, puis tire une conclusion de droit.
Dans le contexte d'une audience d'investigation, le juge ne s'acquitte d'aucun de ces rôles essentiels et ne sert qu'à deux choses. D'abord, il détermine le cadre de la pertinence puisque la personne interrogée ne peut se faire poser des questions non pertinentes. Il joue donc ce rôle minimal consistant à déterminer la pertinence de la preuve. Ensuite, il peut ordonner l'emprisonnement de la personne si elle refuse de répondre aux questions.
Cette façon de faire retire aux juges leur importance et leurs fonctions habituelles, et ces derniers se retrouvent, à notre avis, à pratiquement être au service direct du pouvoir exécutif dans le cadre de l'enquête.
À notre avis, les juges se retrouvent dépouillés inutilement de leurs fonctions habituelles, ce qui entraîne une situation dangereuse et pour ainsi dire sans précédent. À notre avis, il faudrait quelque chose de beaucoup plus dramatique que le 11 septembre pour justifier que l'on joue de cette façon avec l'équilibre des pouvoirs.
Le président : Qu'est-ce qui serait plus dramatique que le 11 septembre?
M. Gratl : La Seconde Guerre mondiale serait plus dramatique que le 11 septembre.
Le président : D'accord.
Le sénateur Baker : Ma dernière question sera brève. Vous avez affirmé, au début de votre exposé, que la définition d'activité terroriste est importante et a une incidence sur toutes les lois que nous devons approuver.
Comme vous l'avez fait remarquer, la disposition qui donnait, au départ, la définition d'activité terroriste a été abrogée, et la Cour suprême du Canada a refusé que cette question soit portée en appel. Elle a rejeté la demande présentée à ce sujet. Selon cette disposition, pour qu'une infraction constitue une activité terroriste, elle devait absolument comporter un motif d'ordre religieux ou — il y avait trois ou quatre autres aspects. Dans leur interprétation, les tribunaux ont déterminé qu'il s'agissait d'une condition de la poursuite de ces activités dont nous sommes en train de parler et qui sont liées aux activités terroristes.
Donc, pourquoi êtes-vous étonné que la police ait eu l'intention d'effectuer une partie de l'enquête si cela faisait partie d'une disposition adoptée par le Parlement?
Pour finir, avez-vous remarqué que la question fondamentale que pose le juge Rutherford dans cette affaire est : « Pourquoi le Parlement a-t-il adopté cette loi? » Il n'a fait que poser la question. Pourquoi pensez-vous que le Parlement a adopté cette loi?
M. Gratl : C'est toujours difficile de comprendre les motivations profondes du Parlement. C'est difficile, pour moi, de formuler des hypothèses.
Les préoccupations mentionnées par le juge Rutherford font aussi partie des préoccupations de notre organisme. La Commission McDonald, la Commission Mackenzie et d'autres organismes comme le nôtre se préoccupent aussi de cette question, c'est-à-dire du fait que la police, la GRC et le SCRS ne participent pas aux enquêtes sur les dissidents. Il convient d'établir une distinction entre l'élimination de la subversion et les enquêtes sur la dissidence.
La loi, dans sa forme actuelle, intègre les motifs politiques, idéologiques et religieux, ce qui, en réalité, donne aux enquêteurs l'impression qu'ils sont fondés à enquêter sur les motifs politiques, idéologiques et religieux de certaines personnes qu'ils soupçonnent d'être susceptibles, peut-être, de prendre part à certains types d'activités violentes.
En fait, la loi justifie la création de dossiers du même type que ceux qui ont été critiqués par la Commission Mackenzie, des dossiers sur des Canadiens ordinaires qui ont commis l'infraction de s'engager politiquement dans un contexte religieux, idéologique ou politique. Ces activités ne sont pas nocives. Elles ne sont pas une mauvaise chose. En fait, elles sont au cœur des valeurs des Canadiens en matière de liberté d'expression — la possibilité de défendre des idées religieuses, politiques ou idéologiques. Cette définition d'activité terroriste pourrait avoir de graves répercussions sur la liberté d'expression.
Le sénateur Joyal : Je me reporte aux pages 19 et 20 de votre mémoire, monsieur Vernon, où vous recommandez la nomination d'un nouveau mandataire du Parlement dont le mandat serait de superviser et de surveiller le fonctionnement et l'exécution de la LAT et de dispositions législatives connexes relatives à la sécurité, comme les attestations de sécurité.
Vous savez probablement que le comité, dans son rapport publié l'année dernière, en février, formulait des recommandations. La recommandation 39 était :
Qu'un comité permanent du Sénat, disposant d'un personnel et de ressources propres, soit constitué en vue de surveiller et d'examiner en permanence les questions se rapportant à la législation de lutte contre le terrorisme et au dispositif de sécurité nationale du Canada et de présenter des rapports périodiques sur ces questions.
D'après vous, devrait-on d'abord créer et doter un poste de mandataire du Parlement, avant de mettre sur pied un comité parlementaire comme celui proposé par le Sénat, ou devrions-nous nous en tenir à notre recommandation et créer un comité permanent chargé d'examiner toutes les questions se rapportant à la législation antiterroriste et au dispositif de sécurité nationale et de présenter des rapports à ce sujet?
Vous n'avez pas précisé si votre mandataire du Parlement serait comptable au Parlement. Comme vous le savez, le Parlement reçoit de nombreux rapports qui ne font l'objet d'aucun suivi. Personne ne s'y intéresse, ou on s'y intéresse seulement en situation de crise. Nous pouvons vous donner des exemples.
D'autres rapports font l'objet d'un suivi, comme les rapports concernant la Loi sur les langues officielles, parce qu'un comité est rattaché au commissaire aux langues officielles, mais d'autres bureaux du Parlement ne sont rattachés à aucun comité parlementaire et, comme nous le savons, leurs rapports sont, la plupart du temps, laissés de côté tant qu'un problème particulier ne surgit pas.
Avez-vous tenu compte de cette situation quand vous avez formulé votre recommandation, ou pensez-vous qu'il suffit de demander à un mandataire du Parlement de s'acquitter de cette tâche?
M. Vernon : Ce que nous souhaitons, d'abord et avant tout, c'est qu'un bureau possédant un lien direct avec le Parlement ait le mandat et le pouvoir de surveiller tout l'appareil de lutte contre le terrorisme et de sécurité nationale.
On pourrait interpréter ou modifier de diverses façons les mécanismes actuels. En fait, il serait peut-être préférable que le bureau ait une certaine autonomie face au Parlement, mais qu'il rende des comptes directement au Parlement, peut-être par l'entremise du ministre de la Sécurité publique ou du ministre de la Justice.
L'important, c'est de créer le bureau, qu'il soit lié à un comité permanent en particulier ou non.
Le sénateur Joyal : Un autre aspect de votre proposition me pose un problème d'ordre conceptuel; il s'agit de la responsabilité du mandataire — la ligne qui délimiterait les deux volets de la responsabilité du mandataire, soit de surveiller tous les organismes gouvernementaux responsables de la sécurité, et de surveiller toutes les activités afin de s'assurer qu'elles respectent les valeurs canadiennes fondamentales et qu'elles sont compatibles avec elles. Je suppose que le terme « valeurs fondamentales du Canada », dans votre mémoire, renvoie aux valeurs de la Charte — la règle de droit et toutes les autres valeurs qui constituent le fondement de notre régime politique démocratique.
Il me semble que ces deux responsabilités sont parfois incompatibles. Une responsabilité concerne l'efficience de notre appareil de sécurité, tandis que l'autre concerne la façon dont nous réussissons à gérer cet appareil tout en tenant compte des valeurs canadiennes énoncées dans la Charte des droits et libertés et de la règle de droit. Le fait de concéder à un mandataire deux responsabilités contradictoires sans qu'un comité parlementaire permanent ne puisse jouer le rôle d'arbitre au moment opportun ne risque-t-il pas de placer cette personne dans une situation délicate?
M. Vernon : La personne pourrait se retrouver dans une situation délicate, mais je crois que c'est bien ce qui serait intéressant. Ce que nous voulons, en fait, c'est qu'un mandataire du Parlement disposant d'un personnel propre puisse effectuer ce type d'évaluation en particulier. Il examinerait la façon dont les divers éléments du régime antiterroriste sont mis en place et jouerait le rôle de chien de garde, en ce sens qu'il s'assurerait que les politiques et les dispositions sont appliquées de façon à défendre les droits fondamentaux. Le mandataire soulignerait aussi les cas où il y a conflit d'intérêts et déterminerait si, dans chaque cas en particulier, la sécurité prime sur les droits, ou vice versa.
Le sénateur Joyal : N'est-ce pas le travail du Parlement de prendre une telle décision?
M. Vernon : Une fois que le Parlement a établi les lois, les législations et les règlements, un bureau autonome pourrait s'occuper de mettre en œuvre ces règlements, ces législations, ces politiques et ces dispositions.
Le sénateur Joyal : Je suis d'accord, jusqu'à un certain point, pour dire que le fait de s'assurer que les organismes gouvernementaux qui ont la responsabilité de garantir la sécurité au Canada constitue un travail en soi. Bon nombre d'organismes travaillent en vase clos. Nous connaissons la teneur du rapport sur les actes terroristes du 11 septembre. Le fait que tous les organismes des États-Unis travaillent en vase clos ou de façon isolée — qu'ils ne savent pas ce que font les autres, et que la main gauche ne sait pas ce que fait la main droite — explique en grande partie l'échec des autorités américaines, qui ont été incapables de prévenir le 11 septembre. Si nous voulons atteindre notre objectif, je crois qu'il s'agit là d'une tâche en soi, et qu'il y a une autre tâche qui concerne plutôt le fait qu'une personne doit surveiller étroitement le fonctionnement de toutes les lois, de tous les règlements et de tous les décrets qui s'appliquent dans la mise en œuvre des diverses dispositions de la LAT et de la Loi sur l'immigration. Vous avez même mentionné l'attestation de sécurité, ce qui signifie que ce mandataire s'occuperait aussi de la Loi sur l'immigration. C'est pourquoi je pense qu'un comité permanent du Parlement et du Sénat serait beaucoup mieux placé pour s'occuper de cet arbitrage, mais pas en lieu et place d'autres responsabilités parlementaires, particulièrement si ces articles du Code criminel survivent, qu'elles demeurent en vigueur dans notre système, puisque nous devrons surveiller la façon dont elles seront utilisées.
Nous avons entendu la GRC, et nous nous attendons à ce que des modifications soient apportées à la Loi sur la GRC afin de garantir une surveillance adéquate de la GRC, comme l'a proposé le juge O'Connor à la suite de l'enquête sur l'affaire Arar.
Il est essentiel, à mon avis, que nous, les parlementaires, ayons deux sources de renseignements le plus objectives possible pour pouvoir procéder à un arbitrage, plutôt que de nous en remettre à une personne externe au Parlement et de dire : « Faites ce que vous voulez et remettez-nous un rapport chaque année; cela sera suffisant. »
M. Vernon : Je suis heureux d'obtenir votre point de vue, sénateur, puisque vous possédez de nombreuses années d'expérience à titre de parlementaire. Si vous estimez qu'il s'agit là de la façon la plus efficace de s'acquitter de cette tâche, nous accepterons d'envisager cette possibilité.
Le sénateur Joyal : Merci.
Monsieur Gratl, j'ai trois questions. La première concerne un mémoire que nous a transmis l'Association canadienne des libertés civiles. Connaissez-vous ce mémoire, ou sa teneur? Il est daté du 23 janvier. Je crois qu'il a été distribué aux membres du comité. Je vais lire le paragraphe en question à la page 2 du mémoire, qui est, par ailleurs, plutôt court. Il ne compte que quatre pages, mais je veux vous lire le passage qui me semble le plus important :
Si nous avons des craintes à propos de la forme que peut prendre le pouvoir de tenir des audiences d'investigation, le fait que le projet de loi n'établisse pas de distinction entre les méfaits déjà commis et les risques imminents fait en sorte que ce pouvoir est loin d'être acceptable. Pour protéger le plus possible les intérêts des personnes innocentes, tout pouvoir qui consiste à recueillir des éléments de preuve dans le cadre d'une enquête doit se limiter à prévenir des actes dangereux qui n'ont pas encore été commis, et non à résoudre des crimes déjà commis.
Qu'avez-vous à dire concernant cette proposition de l'Association canadienne des libertés civiles, selon laquelle il faudrait, en ce qui concerne le recours aux pouvoirs des audiences d'investigation, établir une distinction claire entre l'aspect préventif des audiences, et l'aspect d'enquêtes ou de résolution de crimes antérieurs? En d'autres termes, où vous situez-vous, dans le cadre d'une enquête, en ce qui concerne la recherche de l'auteur d'un crime?
M. Gratl : La distinction est pertinente, mais nous aimerions que la proposition aille encore plus loin, qu'elle interdise tout type d'audiences d'investigation. Essentiellement, la proposition reflète la recommandation du comité de la Chambre des communes qui s'est penché sur cette question, recommandation selon laquelle les audiences d'investigation devraient être effectuées uniquement dans les cas de menaces imminentes d'infractions ou d'activités terroristes. Si les audiences d'investigation devaient être approuvées, nous serions d'accord avec cette proposition visant à en atténuer la portée.
Le sénateur Joyal : Quand la GRC est venue témoigner devant nous la semaine dernière, elle a établi une distinction. Laissez-moi trouver son mémoire. Mike McDonell, le sous-commissaire, nous a expliqué la distinction dans son exposé, et cela me semblait réaliste. Quand vient le temps d'interroger un témoin ou une personne, il est parfois difficile de ne pas poser de questions à propos de méfaits ou d'actes commis par le passé. Je cite le sous-commissaire :
Dans le cadre du débat sur la reconduction des dispositions, il a beaucoup été question du fait que les audiences d'investigation devraient être utilisées uniquement à des fins de prévention. À notre avis, les choses ne sont pas aussi tranchées. Si un enquêteur a une raison de croire qu'une personne possède certains renseignements sur un acte terroriste antérieur et que, pendant l'audience d'investigation, le témoin mentionne le nom de plusieurs personnes en train de planifier activement un acte futur, l'audience est utilisée autant à des fins de prévention qu'à des fins d'enquête. Le fait d'enquêter sur des incidents terroristes antérieurs peut nous aider à prévenir des incidents à venir.
C'est là la position de la GRC.
Croyez-vous que la nuance qu'apporte le sous-commissaire à propos de la distinction que nous devrions faire entre la nature préventive des audiences d'investigation et leur nature interrogative qui pourrait permettre, dans certains cas, de traiter des activités antérieures de la personne interrogée, est pertinente?
M. Gratl : Du point de vue du droit criminel, je suis d'accord avec le sous-commissaire pour dire qu'un agent interroge un suspect seulement en ce qui concerne des crimes futurs ou des crimes potentiels, et se limite à ce sujet, plutôt que d'aborder aussi les événements antérieurs.
Il y a toutefois une distinction à établir avec les audiences d'investigation, puisque celles-ci donnent plus de pouvoirs à l'agent. En effet, quand une audience d'investigation est entreprise ou qu'elle est simplement mentionnée dans le cadre d'une conversation, l'agent qui interroge une personne relativement à une infraction terroriste nuira probablement à son droit au silence de façon tout à fait inappropriée dans le contexte d'une enquête criminelle.
Un témoin est obligé de répondre, que ce soit à l'intérieur ou à l'extérieur d'un tribunal. Évidemment, cette obligation est moins forte à l'extérieur du tribunal, mais elle doit s'appliquer absolument au sein du tribunal. Cependant, le caractère obligatoire permet uniquement d'établir la distinction entre le contexte de la lutte contre le terrorisme et le contexte d'une enquête criminelle. Dans un cas, il existe un risque grave pour le pays en entier qui justifie que l'on coupe court au droit au silence, au droit qu'a habituellement un témoin de dire simplement : « je ne veux pas parler de mon père ou de mon fils, ou je ne veux pas parler de ce que j'ai fait pendant mes vacances, ou ne je ne veux pas parler de ces sujets ».
Dans le contexte du terrorisme, dans le contexte où la menace pour le pays est le plus grande, on pourrait davantage être fondé, ou presque fondé, à couper court au droit au silence; c'est pourquoi la distinction doit être faite dans ce contexte.
Le sénateur Joyal : J'ai une autre question à propos de l'engagement de ne pas troubler l'ordre public. J'ai écouté attentivement ce que vous avez dit à ce sujet quand vous avez répondu au sénateur Baker. À la deuxième page du projet de loi, à l'alinéa 83.28b), à la ligne 10, dans le haut de la page, il est écrit qu'un juge, évidemment, peut accueillir la demande s'il « existe des motifs raisonnables de croire qu'une infraction de terrorisme sera commise ».
La portion de la phrase sur laquelle je veux mettre l'accent, c'est « sera commise ». On ne dit pas « pourrait être commise », « est susceptible d'être commise » ou « est envisagée». Il y a un caractère impérieux. Ils doivent avoir des preuves que les contrevenants possèdent les armes, la dynamite et l'allumette, et qu'ils sont prêts à passer à l'action. L'infraction sera commise. Cette situation est semblable à celle où une infraction est commise.
Pensez-vous que cette façon de décrire le contexte dans lequel une permission ou une autorisation serait accordée est suffisante pour garantir qu'une audience d'investigation ne pourrait être menée pour des questions trop générales?
M. Gratl : Sauf le respect que je vous dois, sénateur, je répondrai que non. Je crois que non parce que le droit au silence serait limité même si le Canada n'était pas menacé en tant que pays; son organisation politique et sa Constitution ne seraient pas menacées. Il y aurait bien d'autres intérêts qui seraient menacés, des intérêts importants, mais tout de même moins importants. C'est pourquoi cette limite ne suffit pas. Elle fait ressortir le caractère trop général de la définition actuelle d'activité terroriste.
Le sénateur Joyal : Nous avons convenu, au comité, dans notre troisième recommandation, l'an dernier, qu'il faudrait modifier la définition de terrorisme. Nous sommes tout à fait d'accord avec votre point de vue, et l'Association canadienne des libertés civiles se dit aussi d'accord dans son mémoire. Il y a consensus : la définition de terrorisme doit être modifiée. Il n'y a pas de doute à ce sujet. Je n'ai pas le temps de citer le mémoire de l'Association canadienne des libertés civiles, mais on y trouve de nombreux éléments qui ressemblent à ce que vous proposez pour limiter l'utilisation de ces audiences.
Quand on définira les activités terroristes, il me semble qu'un des paramètres de la définition devrait limiter l'exercice de ce pouvoir exceptionnel — le pouvoir devrait être utilisé en fonction de paramètres qui nous permettront de le contrôler le plus possible.
M. Gratl : Pour nous, il s'agit d'une limite. Cette limite vaut mieux que de permettre les audiences d'investigation dans les simples cas de soupçon. Je comprends que le comité exprime des réserves à propos de la définition d'activité terroriste, mais, en adoptant le projet de loi ou en recommandant son adoption, le comité se retrouve en fait à approuver la définition d'activité terroriste qui figure actuellement dans le Code criminel. Cela veut dire que, si la définition n'est pas modifiée, le comité, au bout du compte, nuit à sa valeur, comme cela a déjà été démontré.
Le sénateur Jaffer : J'ai un certain nombre de questions. J'en poserai quelques-unes en privé, mais j'aimerais que deux figurent dans le compte rendu, et je commencerai avec M. Vernon. J'ai des questions concernant le mandataire, mais j'en parlerai avec vous en privé.
Je crois que nous devrions obtenir votre point de vue à propos de quelque chose, puis nous entendrons ce que les autres témoins ont à dire à ce sujet. Pensez-vous que, depuis le 11 septembre, l'antisémitisme a augmenté au pays?
M. Vernon : La réponse est oui, sénateur. L'antisémitisme était à la hausse avant même le 11 septembre, mais il a certainement connu une importante progression après les attaques. Dans les quatre ou cinq années qui ont suivi les attaques, les taux d'antisémitisme ont atteint des niveaux inégalés depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Au cours de la dernière année, la situation s'est un peu replacée, mais l'antisémitisme demeure un problème persistant qui devrait préoccuper tous les Canadiens de bonne volonté.
Le sénateur Jaffer : Y a-t-il une région où cela est pire?
M. Vernon : Je ne crois pas que cela soit mieux ou pire dans une région ou une autre. Quelques problèmes ont fait surface dans le contexte du débat sur les accommodements raisonnables au Québec, mais il y a aussi eu un certain nombre d'incidents dans la Région du Grand Toronto, dont des incidents violents. Il faut toutefois considérer le problème comme un problème pancanadien, et non comme un problème régional.
Le sénateur Jaffer : Monsieur Gratl, j'ai quelques questions à propos du droit au silence, mais comme nous sommes de la même région, je vous rencontrerai en privé pour vous les poser.
Quand vous parlez de l'évolution des rôles de la magistrature, voulez-vous dire que nous pencherions, pour les enquêtes, vers le droit civil plutôt que vers la common law? Est-ce que c'est ce qui vous préoccupe en ce qui concerne l'évolution des rôles de la magistrature et du procureur?
M. Gratl : Nous avons vu deux cas à ce sujet. Le premier cas concerne les sociétés productrices de tabac. Dans cette affaire, le gouvernement de la Colombie-Britannique s'est accordé des avantages de procédure et de fond importants dans la poursuite contre les sociétés productrices de tabac. Le second cas concerne l'article 83.28. Dans ces deux cas, il y a eu des plaintes, et des préoccupations ont été exprimées, parce que la division des pouvoirs était ébranlée dans son essence puisque la magistrature semblait essentiellement avoir approuvé aveuglément les volontés de l'assemblée législative et ses propres souhaits. Elle ne pouvait donc s'acquitter de ses principales fonctions, soit de tenir le gouvernement à distance. En effet, les pouvoirs de la magistrature viennent limiter les pouvoirs de l'assemblée législative et de l'exécutif. Il s'agit de leur rôle historique — de s'assurer que tout est en équilibre. C'est en partie pour cette raison que notre régime n'est pas un régime totalitaire, où les pouvoirs exécutif, judiciaire et législatif sont tous alignés sur une question donnée. Le fait de diviser les pouvoirs entre ces institutions nous permet non seulement de protéger l'inviolabilité de nos valeurs — parce que ces valeurs sont défendues par diverses sources — mais aussi de garantir la stabilité à long terme de notre union politique. Il s'agit évidemment d'objectifs louables.
Le problème concerne plutôt les sociétés de tabac — et je n'ai pas d'affinités avec ces sociétés. Il y a en effet un problème quand l'assemblée législative choisit un défendeur qui perdra un procès et qu'elle réserve à ce défendeur un traitement spécial parce qu'il est poursuivi par le gouvernement.
En ce qui concerne l'article 83.28, le problème concerne les infractions largement dénoncées, quand le grand public est d'accord pour que l'on traite les personnes soupçonnées de terrorisme, les témoins d'infractions terroristes et les personnes qui détiennent des renseignements à propos d'infractions terroristes potentielles comme si leurs intérêts vitaux au sens de la Charte ne comptaient pas. Il y a un problème, puisque la magistrature ne joue pas son rôle habituel, qui est justement de faire connaître et de défendre ces valeurs. Quand la magistrature doit se soumettre aux volontés et aux intérêts du pouvoir exécutif, elle ne peut être le gardien des valeurs qui surveille le pouvoir exécutif.
Le sénateur Jaffer : Comme vous l'avez entendu, nous nous préoccupons aussi grandement de la définition d'« activité terroriste ». Pensez-vous que le fait de modifier la définition permettrait de réduire le profilage racial?
M. Gratl : Je crois qu'il y aurait beaucoup moins de profilage racial. Les pouvoirs prévus pour la lutte contre le terrorisme pourraient être appliqués uniquement à des plans très précis contre le dominion. On utiliserait beaucoup moins ces pouvoirs pour enquêter à propos des personnes qui, de toute évidence, n'ont pas la capacité ni l'intérêt de participer à des plans aussi importants.
Le président : Merci. La séance devait prendre fin à 14 heures, et il est maintenant 14 h 15. Cependant, les représentants de la Fédération canado-arabe et du Congrès islamique canadien sont en retard. Ils devraient arriver sous peu.
J'ai lu quelque chose, la semaine dernière, dans le National Post qui m'a stupéfait. C'était l'histoire d'un étudiant de niveau universitaire de la Colombie-Britannique qui avait un site web. On ne savait pas clairement s'il appartenait à un groupe islamique militant extrémiste ou s'il agissait seul, mais il publiait des billets dans lesquels il incitait les gens à assassiner des juifs et des policiers. Je ne sais pas si l'un d'entre vous a entendu parler de cette histoire et veut réagir. L'histoire faisait l'objet d'une enquête, mais il n'était rien arrivé. Monsieur Vernon, avez-vous entendu parler de cette histoire?
M. Vernon : Oui, sénateur, nous en avons entendu parler. Le principal problème, c'est que, dans certains milieux, la nouvelle a été abordée du point de vue plus général de la liberté d'expression. Nous avons vu des commissions des droits de la personne être attaquées pour avoir effectué ce qui était perçu comme des enquêtes frivoles concernant certains aspects de la liberté d'expression. À notre avis, cet élément n'entre pas dans cette catégorie. S'il était possible de prouver, devant un tribunal, que ce discours vise à faire la promotion volontaire de la haine, nous demanderions aux autorités d'intervenir.
Le président : Monsieur Gratl, avez-vous entendu parler de cette histoire?
M. Gratl : Je n'ai pas entendu parler de cette histoire. Je ne sais pas ce qui s'est passé dans ce cas, mais je ne peux que vous dire ce qui me semble évident : une personne qui tue des policiers ou qui tue des juifs commet un crime. C'est une incitation au meurtre. Quel que soit votre avis sur l'équilibre entre les droits des groupes et la liberté d'expression, il était approprié, pour la police, d'enquêter au sujet de cet incident et de traduire ces personnes en justice.
Le président : Je crois qu'il y était aussi fait mention des membres de l'armée qui sont en Afghanistan. C'est ce que j'ai cru comprendre. Cette histoire m'a vraiment jeté par terre.
Le sénateur Joyal : Je n'ai pas de question à ce propos, mais si nous disposons encore de temps avec les témoins et s'ils acceptent de poursuivre, puis-je poser une autre question?
Le président : Nous pouvons continuer jusqu'à l'arrivée des représentants de la Fédération canado-arabe et du Congrès islamique canadien.
Le sénateur Joyal : Dans votre exposé, monsieur Gratl, comme dans de nombreux autres documents qu'on nous a fournis à ce jour, vous ne mentionnez pas la question de la protection des témoins. En d'autres termes, une personne qui fait l'objet d'une audience d'investigation et qui est contrainte de témoigner et de donner des renseignements pourrait courir un risque que nous n'avons pas, vous et moi, parce que nous ne faisons pas l'objet d'une telle ordonnance de la cour. Comment pouvons-nous protéger un témoin qui fait l'objet d'une audience d'investigation? Est-ce l'une de vos préoccupations?
M. Gratl : La protection des témoins?
Le sénateur Joyal : Oui.
M. Gratl : La protection des témoins est l'un des aspects fondamentaux de l'administration de la justice. Un témoin qui serait trop intimidé pour témoigner ou pour témoigner avec franchise n'est utile pour personne et nuit au bon fonctionnement du déroulement du procès.
J'ai cru comprendre que, dans le cadre d'audiences antérieures, le sous-commissaire de la GRC, Gary Bass, a souligné qu'une audience d'investigation ou une ordonnance contraignant une personne à témoigner permettrait peut- être de réduire la pression que subit cette personne — cela lui donnerait une excuse pour témoigner contre les personnes qui exercent peut-être de la pression sur elle, ou qui la menacent.
Je ne comprends pas du tout ce raisonnement, puisqu'il n'y a pas eu d'audience d'investigation et qu'aucune donnée statistique n'a été recueillie à ce sujet. Cela me semble être de simples spéculations psychologiques sur ce qui se passe dans la tête des témoins. Rien ne prouve que la vie d'une personne assignée à témoigner est moins menacée. Dans tous les cas, il serait toujours possible de forcer un témoin à mentir sous serment. Cela peut effectivement forcer la personne à se parjurer. Je ne crois pas que le fait de contraindre une personne à témoigner constitue une façon de protéger les témoins. Il vaudrait mieux, pour les protéger, améliorer les programmes de protection des témoins pour les témoins qui possèdent des renseignements pertinents aux fins d'enquête sur le terrorisme.
Le sénateur Fairbairn : J'aimerais poser une question aux deux témoins et à ceux qui suivront. La question concerne la première réunion de notre comité sur ce sujet à la suite du 11 septembre.
L'une des recommandations et des suggestions que nous avons faites dans notre étude initiale, c'était que le gouvernement fasse un véritable effort pour mettre sur pied une table ronde afin d'entrer en contact avec divers groupes ethniques du pays qui ont souvent l'impression, dans leur coin du Canada, qu'on ne les consulte pas à propos de la façon dont ces divers ensembles de lois devraient être appliqués et dont les activités devraient se dérouler. Il a fallu du temps pour que la table ronde ait lieu. En fait, il a fallu du temps pour la mettre sur pied, mais cela a fini par arriver.
Est-ce que vous ou votre organisme avez déjà eu l'occasion de participer à cette table ronde? Elle visait à joindre les collectivités où il y a le plus de préoccupations et d'inquiétudes, et de trouver des façons pour que les membres de ces collectivités puissent profiter d'un lien efficace avec le Canada et leur gouvernement.
Est-ce que l'un d'entre vous a eu l'occasion de participer à cette table ronde quand elle a été formée?
M. Vernon : La réponse est non. Comme vous le dites, la table ronde transculturelle a été créée à cette fin, et semblait utile en théorie. Nous n'avons pas eu l'occasion d'y participer. On ne nous a pas demandé d'y participer, et je ne suis pas certain que la table ronde a été aussi utile qu'elle aurait pu l'être. Il est important d'au moins reconnaître que des groupes doivent y participer, particulièrement à une époque où des groupes qui se sentent ciblés par le terrorisme et des groupes qui se sentent ciblés par les mesures antiterroristes éprouvent des craintes parallèles. Nous devons collaborer, en tant que Canadiens, pour combler les écarts entre ces craintes parallèles, si nous le pouvons.
Le sénateur Fairbairn : Votre réponse est importante pour nous permettre de donner un nouvel élan à tout cela.
Le sénateur Baker : Monsieur Gratl, vous avez transmis, au nom de l'Association des libertés civiles de la Colombie- Britannique, une suggestion de nouvelle définition d'activité terroriste. Cette définition remplacerait-elle toute la section, dont une portion avait été éliminée par le juge Rutherford? Quand j'ai écouté votre définition, j'ai eu l'impression qu'elle était tirée d'un jugement de la Cour suprême. Votre définition est-elle tirée mot pour mot d'une déclaration du juge Cory, par hasard?
M. Gratl : C'est une définition maison. Nous avons bûché pour la rédiger. Nous y avons mis toute la force intellectuelle acquise au cours de nombreuses années d'expérience par les membres de l'Association des libertés civiles de la Colombie-Britannique afin d'obtenir une définition sur mesure appropriée. Nous nous sommes inspirés de l'histoire des litiges à ce sujet.
Le président : Je remercie nos deux intervenants d'avoir participé.
La prochaine table ronde réunira des représentants de la Fédération canado-arabe, Mohamed Boudjenane, directeur général et James Kafieh, conseiller juridique. Le Congrès islamique canadien est représenté par l'imam Zijad Delic, directeur exécutif national.
L'imam Zijad Delic, directeur exécutif national, Congrès islamique canadien : Honorables sénateurs, je vous transmets les salutations et le message de paix de la communauté musulmane du Canada.
Je peux parler au nom d'un grand nombre de musulmans du Canada. J'ai travaillé auprès de musulmans depuis que je suis arrivé en sol canadien en 1995 dans le cadre de mes diverses fonctions, que ce soit à titre d'imam, d'enseignant, de mentor auprès de jeunes, de célébrant de mariage, de conseiller familial, de porte-parole pour la communauté et de conseiller auprès des trois ordres de gouvernement.
Je suis présent auprès de la communauté musulmane depuis longtemps. Je connais ma communauté, et je connais ses préoccupations. Aujourd'hui, je vous parlerai non pas de l'aspect juridique de la question, mais plutôt de son aspect communautaire.
Comme je l'ai mentionné, je suis un imam originaire de la Bosnie-Herzégovine. J'ai reçu une formation officielle et je possède un doctorat de l'Université Simon Fraser, en Colombie-Britannique. Je suis venu au Canada parce que mon peuple était victime de discrimination en Bosnie-Herzégovine. Je connais la douleur et les souffrances que l'on ressent quand on vit sous la férule d'un régime qui estime que vous êtes coupable jusqu'à preuve du contraire, d'un système au sein duquel les arrestations supposément préventives étaient courantes. À cause de cette expérience, j'ai choisi le Canada comme mère patrie.
Pour moi, le Canada est le pays du véritable multiculturalisme. C'est un pays d'une riche diversité. En plus d'être la patrie des Autochtones et des groupes ethniques britanniques et français qui l'ont fondé, il est devenu le pays de nombreux groupes ethniques variés. Comme vous le savez bien, le Canada est une terre d'immigration. Près de 6,2 millions d'habitants du Canada, soit 20 p. 100 de sa population, sont nés à l'extérieur du Canada.
C'est pourquoi, pour moi et pour les communautés musulmanes, il s'agit d'un des pays les plus polyethniques et polyreligieux du monde d'aujourd'hui. Dans les sociétés occidentales, la diversité est une réalité. Je crois, après avoir effectué mes recherches sur le Canada, que la diversité est inévitable dans ce pays, et c'est pour cette raison que je dis, dans mes recherches, que le Canada est une tapisserie et une mosaïque multireligieuses composées de diverses communautés, une véritable société d'Abraham.
Pour ce qui est du Congrès islamique canadien, il s'agit d'un porte-parole indépendant pour les musulmans canadiens, qu'ils soient sunnites, chiites, hommes, femmes, jeunes ou aînés. J'ai eu envie de travailler au sein du Congrès islamique canadien en raison de la mission de l'organisme. Je voulais aider les musulmans canadiens et défendre leurs intérêts en les incitant à participer pleinement à la vie canadienne sur les plans national, politique, social, culturel et éducatif afin de contribuer au bien-être de ce grand pays.
Ce n'est pas d'hier qu'il y a des musulmans au Canada. La vague la plus importante d'immigration de musulmans au Canada s'est déroulée au cours des 30 dernières années, mais notre histoire remonte à 1871, époque à laquelle on comptait 13 musulmans au pays. Ce nombre a rapidement augmenté. En 1981, le recensement révélait qu'il y avait environ 100 000 musulmans au Canada. Seulement dix ans plus tard, ce nombre avait plus que doublé pour atteindre environ 250 000 musulmans. En 2001, il y avait 579 640 musulmans au Canada. En 2004, ils étaient 750 000, et on s'attend à ce qu'il y ait plus d'un million de musulmans au Canada d'ici la fin de 2010.
La population musulmane canadienne est jeune, puisque l'âge médian de la communauté est de 28,1 années, tandis que l'âge médian des Canadiens en général est de 37 ans. Les musulmans canadiens sont parmi les citoyens canadiens les plus instruits. Plus de 45 p. 100 des musulmans canadiens ont au moins un diplôme. Cependant, pour ce qui est de l'emploi, le taux de chômage chez les musulmans est le deuxième en importance puisqu'il atteint 14,4 p. 100. C'est deux fois le taux de chômage national de 7,4 p. 100.
Pourquoi les musulmans choisissent-ils de venir au Canada? Mes recherches et mon travail auprès de la communauté musulmane me permettent de fournir plusieurs raisons. Les musulmans viennent au Canada pour avoir de meilleures perspectives économiques, pour fuir la crainte de l'instabilité politique dans leur pays d'origine, pour avoir accès à de l'éducation pour leurs enfants ou pour eux-mêmes, comme c'était mon cas, pour rejoindre des membres de leur famille et des amis qui se trouvent déjà au Canada, pour jouir de la liberté d'expression, qu'elle soit religieuse ou autre, et pour jouir de la liberté d'association garantie par la Constitution canadienne. En résumé, comme l'a dit un des musulmans érudits qui se trouvent au Canada, nous sommes tous venus ici en quête d'une vie meilleure.
Les musulmans canadiens veulent, comme tous les Canadiens, que le Canada demeure un pays sûr et protégé. Il ne s'agit pas simplement d'une responsabilité civile; c'est aussi une responsabilité religieuse. En fait, notre prophète — que la paix soit avec lui — a dit qu'il était de notre devoir d'aimer notre pays. L'amour de notre pays est une obligation pour nous.
Quand je suis arrivé au Canada en 1995, on m'a demandé ce que je pensais de ce pays. J'ai répondu, avec un grand sourire, que c'était le pays le plus islamique que je connaissais en raison de la justice qui y règne. Comme le veut notre tradition, la loi de Dieu est présente quand il y a justice et est absente quand il y a absence de justice. J'estimais que le Canada avait la réputation d'être un pays juste, et j'espère qu'il conservera cette réputation.
Les musulmans canadiens croient aussi que la sécurité du Canada doit être assurée en tout respect du droit inhérent de toute personne, quelle que soit son origine, d'être traitée avec dignité et de mener une vie exempte de harcèlement et de discrimination de toutes sortes. La sécurité de la patrie est un souci pour tous les Canadiens et peut être préservée sans que soient violés les droits fondamentaux de la personne. C'est pourquoi le Canada doit être fidèle à ses valeurs les plus précieuses, particulièrement la primauté du droit et le respect de la dignité humaine.
Cependant, la communauté musulmane du Canada subit aujourd'hui des pressions en raison d'actes criminels dont elle n'est pas responsable. De nombreux musulmans ont fait l'objet de profilage racial, et certains ont souffert à cause de l'application de la Loi antiterroriste. Malgré le fait qu'elles se trouvent au Canada, ces personnes et leur famille hésitent à parler de ces terribles expériences parce qu'elles craignent des représailles de l'État ainsi que le stigmate social dont s'assortit le fait d'être associé au terrorisme.
C'est pourquoi tout projet de loi présenté au Canada qui véhicule des stéréotypes sur des minorités est essentiellement discriminatoire et va à l'encontre de l'esprit de notre Charte. Quand le Canada présente des projets de loi comme le projet de loi S-3, il donne raison aux médias et aux membres du grand public qui croient qu'il est acceptable d'assimiler les musulmans à des terroristes.
Nous avons de nombreuses recommandations qui, selon moi, pourraient susciter un débat positif entre les musulmans canadiens et notre gouvernement. D'abord, le gouvernement n'a pas besoin d'une loi antiterroriste. Le Code criminel, dans sa forme actuelle, permet tout à fait de traiter les crimes de nature terroriste. Le Canada peut devenir un leader, comme il l'a été par le passé, en trouvant l'équilibre entre la sécurité et les droits de la personne.
Ensuite, le Canada sera plus sûr si nous visons tous à renforcer la confiance. En effet, le manque de confiance est l'une des principales faiblesses de notre système de sécurité nationale actuel. Depuis le 11 septembre, ce manque de confiance mutuelle entre les musulmans canadiens et les fonctionnaires responsables de la sécurité nationale s'est révélé une lacune importante qui a eu des effets négatifs sur la façon dont sont traités les musulmans et sur la possibilité, pour eux, de participer et de s'engager efficacement dans la société en général.
Quand des personnes doivent continuellement être sur leurs gardes et surveiller certaines choses, elles ne peuvent jouer un rôle constructif dans le pays où elles vivent, ni dans leur propre vie.
Mieux vaut prévenir que guérir. Je me demande, à titre de musulman canadien loyal, pourquoi le Canada n'a pas appris davantage de l'affaire Maher Arar. Cette affaire a coûté cher à notre pays à tous les points de vue. Ce n'est pas seulement un gaspillage des fonds publics. C'est aussi une atteinte grave à la réputation et à l'intégrité du Canada.
Il est nettement préférable d'adopter des solutions comme l'enseignement, la mobilisation, la participation et l'intégration institutionnelle. Ces objectifs souhaitables ne peuvent être atteints instantanément. Cependant, si nous allons de l'avant en toute bonne foi, nous créerons l'atmosphère de confiance, de collaboration et de mobilisation dont nous avons besoin pour faire des progrès.
En ce qui concerne les politiques et les pratiques, les musulmans canadiens et le gouvernement du Canada ne s'entendent pas du tout au sujet de l'établissement de profils de musulmans canadiens. Les musulmans ne peuvent accepter que l'on dresse leur profil parce qu'ils constituent une menace pour leur propre pays. Le gouvernement peut prétendre qu'il n'a pas de politique de profilage, mais ses pratiques de fonctionnement actuelles révèlent autre chose, comme l'ont fait ressortir de nombreuses affaires au Canada. S'il vous plaît, ne donnez pas aux forces de l'ordre public davantage de pouvoirs sans les obliger suffisamment à rendre des comptes.
Enfin, le Canada n'a pas besoin de lois qui empêcheront ses citoyens de se sentir acceptés, accueillis, protégés et en sécurité. Le Canada doit réfléchir de nouveau à sa façon d'aborder ce projet de loi et mettre l'accent sur la création de ponts entre le gouvernement et les multiples communautés et groupes du pays, qui font de celui-ci une mosaïque unique.
À titre de musulman canadien, je crois, personnellement, que nous ne pouvons pas nous établir adéquatement, nous rapprocher ou faire notre part si nous devons constamment nous défendre.
Mohamed Boudjenane, directeur général, Fédération canado-arabe : La Fédération canado-arabe est heureuse de contribuer au débat sur cette question importante. Je suis accompagné aujourd'hui de James Kafieh, notre conseiller juridique.
Nous avons remis un petit document. Je ne sais pas si vous avez eu l'occasion de le parcourir, mais ce n'est pas un document juridique. Ce n'est pas un document qui traite de l'aspect judiciaire du projet de loi. Ça ressemble davantage à une série d'observations que nous avons réunies, car, d'abord et avant tout, nous sommes là pour parler de l'impact de ce type de projet de loi sur notre communauté, la communauté arabe.
Je suis désolé de dire que nous n'avons pas eu l'occasion de faire traduire le document en anglais ou en français, mais je vais essayer de corriger la situation en présentant une partie de mon exposé en français.
[Français]
La communauté arabe est certainement une des communautés qui ont été les plus affectées par l'agenda antiterroriste du gouvernement. Cette communauté, malheureusement, est devenue l'objet de plusieurs attaques et est au centre des stéréotypes racistes qui existent dans notre société. Par exemple, chaque fois qu'un Arabe est détenu, en vertu des certificats de sécurité, ou qu'un Arabe est soupçonné d'agir ou de fomenter un coup terroriste, tous les Arabes sont perçus comme des terroristes.
Le projet de loi qui est mis de l'avant aujourd'hui, à notre sens, ne fera qu'exacerber et aiguiser ces perceptions de notre société. Les Arabes sont une communauté qui vit depuis longtemps dans ce pays et sur ce continent. C'est une communauté qui respecte les lois de ce pays. Cette communauté a contribué au développement de cette nation qu'est le Canada.
Je ne suis pas ici pour faire l'histoire, mais juste pour vous dire, Amerigo Vespucci, celui qui a découvert le continent américain et qui a donné son nom à ce continent avait, à l'époque, deux capitaines d'origine arabe et musulmane, qui maîtrisaient les techniques de navigation.
« Amerigo » est un nom arabe qui veut dire « amiroco », qui veut dire votre commandeur ou votre prince. La contribution arabe remonte beaucoup plus loin que l'on pense et que l'histoire, malheureusement, nous dit.
Ces gens vivent ici depuis longtemps et contribuent au développement de cette nation depuis très longtemps. Malheureusement, après le 11 septembre, nous sommes devenus persona non grata, soit une communauté considérée comme l'ennemi de la nation canadienne.
Il faut dire qu'après le 11 septembre, tous les Arabes sont devenus potentiellement des terroristes, alors que tous les Écossais et Irlandais d'origine américaine n'ont pas été vus ainsi, quand Timothy McVeigh a fait sauter l'édifice fédéral à Oklahoma City. La perception raciste et les réactions face à la communauté arabe et musulmane en général font partie de stéréotypes qui existaient déjà dans la société nord-américaine en général. Malheureusement, elles n'ont été qu'exacerbées. Aujourd'hui, être arabe, c'est faire partie d'une équation assez simpliste. Arabe égale musulman, et musulman égale terroriste.
Je suis d'origine marocaine musulmane. James Kafieh est né au Canada. Il a des origines palestiniennes et c'est un chrétien. La communauté arabe qui vit au Canada aujourd'hui est en majorité catholique chrétienne et non pas musulmane. Mais cela dit, nous sommes tous musulmans et nous sommes tous des terroristes.
Le projet de loi que l'on met de l'avant aujourd'hui ne fera qu'exaspérer la situation. La position de la communauté arabe et de la Fédération canado-arabe, c'est qu'on n'a pas besoin d'une Loi antiterroriste au Canada. Comme l'a dit l'imam Zijad, nous avons assez de munitions et de mesures légales dans le système criminel canadien pour combattre les terroristes. Les terroristes sont des criminels comme tous les autres. Il y a des lois qui donnent des pouvoirs extraordinaires à nos forces policières pour leur permettre, par exemple, de contrer le crime organisé, pour s'attaquer aux motards, aux Hell's Angels, à la mafia italienne. Ces lois peuvent être utilisées pour s'attaquer aux terroristes.
On considère donner des pouvoirs extraordinaires aux forces policières, après ce qu'on a vu. On a vu le cas Maher Arar, on a vu le cas de ces quatre Arabes qui sont devant la Commission Iacobucci. Après ce qu'on a vu, le projet de loi sur les certificats de sécurité aujourd'hui risque de passer au Parlement canadien. Ce projet de loi a été décrit par plusieurs experts constitutionnels comme quelque chose qui sera amené à la Cour suprême et qui ne pourra pas passer le test.
Après tout ça, on ne comprend pas pourquoi aujourd'hui on veut donner des pouvoirs extraordinaires à ces forces policières.
Le rapport O'Connor a été très clair. L'une des recommandations les plus importantes et essentielles à la sécurité de la démocratie et aux libertés civiles vise à assurer que les forces policières aient des balises qui les contrôlent.
Comme l'a dit l'imam Zijad, il faut qu'il y ait un élément de redevance au public et qu'on s'assure que ces gens n'aient pas des pouvoirs extraordinaires dont ils abusent.
D'ailleurs, jusqu'à présent, une seule fois les forces de sécurité ont voulu utiliser les deux clauses, qui doivent expirer. Ils sont allés à la Cour suprême, qui a accepté leur utilisation. Toutefois, celles-ci n'ont jamais été utilisées. Alors, pourquoi les ramener sur la table encore une fois?
J'ai parlé de certains individus et de cas de victimes. M. Benamar Benatta est un autre cas qui risque de faire surface. Cet individu a été envoyé aux États-Unis et mis en prison pendant cinq ans, comme Maher Arar et d'autres.
Il y a un impact crucial sur la communauté arabe au Canada.
[Traduction]
Le profilage racial est devenu omniprésent dans notre société. Maintenant, être arabe ou musulman, c'est subir une surveillance extraordinaire de la part de nos services de sécurité chaque fois que nous passons la frontière ou montons à bord d'un avion. À la Fédération canado-arabe, nous recevons régulièrement des plaintes provenant de gens qui se font harceler; qui se font arrêter pendant des heures pour aucune raison. La seule raison, c'est qu'ils s'appellent Mohamed ou qu'ils portent le hijab.
Selon le service de police de Toronto, les crimes haineux ont crû de 150 p. 100 après le 11 septembre 2001. Ils continuent de s'accroître à l'encontre des Arabes et des musulmans au Canada. Sous prétexte qu'ils jouissent de la liberté d'expression, les médias et les artisans du discours public ont quasiment carte blanche maintenant quand il s'agit de s'attaquer aux Arabes et aux musulmans. La liberté d'expression est une valeur fondamentale. J'ai été reporter pendant 15 ans et je sais à quel point c'est important, mais, là où la liberté d'expression porte à commettre des crimes haineux, à vilipender et à diaboliser une communauté, ce n'est plus de la liberté d'expression. Nous n'avons pas besoin de cela ici au Canada.
Enfin, l'ostracisme et la marginalisation sont des éléments majeurs de ce point de vue. Aujourd'hui, les Arabes, malgré qu'ils représentent une des populations migrantes les mieux instruites, présentent le taux de chômage le plus élevé qui soit au Canada. Aujourd'hui, les Arabes et les musulmans ont peur de faire œuvre de citoyens et d'organiser des campagnes de financement au profit de gens qui meurent au Moyen-Orient ou dans d'autres pays du tiers-monde parce qu'ils sont alors perçus comme récoltant des fonds pour une organisation terroriste. Aujourd'hui, les Arabes et les musulmans ne souhaitent plus participer aux affaires politiques parce qu'ils estiment que cela ne répond pas à leurs besoins et que leurs valeurs ne sont pas respectées en ce sens.
Nous ne sommes pas venus ici pour remettre en question l'importance de la sécurité nationale. Cependant, trop souvent, lorsque les gens font valoir qu'il faut agir dans l'intérêt public et compromettre nos droits, ce qu'ils veulent vraiment dire, c'est qu'ils veulent agir dans leur propre intérêt et compromettre les droits des autres.
Non seulement le Canada a les moyens de se prémunir contre le racisme, mais, de même, il n'a pas les moyens de faire l'économie de telles mesures. Nous luttons contre les terroristes parce que nous croyons en quelque chose — une démocratie laïque où il y a un respect de la diversité et des mesures pour préserver la dignité de chacun. Si nous n'assurons pas la protection des minorités qui immigrent au pays en adoptant un projet de loi sur les certificats de sécurité tout en veillant à la sécurité de notre pays, nous allons tomber dans le piège historique que représente la recherche du bouc émissaire, c'est-à-dire celui qui est différent de nous. Nous allons succomber à la peur, et puis, à ce moment-là, les terroristes auront gagné.
Le président : Monsieur Kafieh, avez-vous une déclaration préliminaire à faire?
James Kafieh, conseiller juridique, Fédération canado-arabe : Non, je n'en ai pas.
Le président : Je ne peux résister à la tentation de questionner l'imam sur la tolérance, le respect, les accommodements, l'inclusion et l'émission de la CBC ``Little Mosque on the Prairie.'' Que pensez-vous de cette émission?
L'imam Delic : Je suis l'imam Delic. Le nom Delic se termine par le C-H typique de la Yougoslavie, des slaves. Mon prénom est Zijad. Le « Y » est muet; ou le « J » est muet et se prononce comme un « Y ». Voilà pour la petite initiation à la grammaire bosniaque.
Le président : D'accord. Je suis allé en Bosnie.
L'imam Delic : Pour ce qui est de l'émission ``Little Mosque on the Prairie,'' on m'a interviewé plusieurs fois à ce sujet. Je crois que la communauté musulmane accepte l'idée que, oui, parfois, il est bien de se moquer de soi-même, à condition de ne pas aller trop loin. Personnellement, je trouve que c'est provocateur dans le bon sens du terme, c'est-à- dire que nous devons relever certains défis.
En tant que musulmans au Canada, nous vivons dans un contexte qui est différent; nous ne pouvons prendre tout notre bagage culturel, l'apporter ici et continuer de vivre de la même façon. D'une certaine façon, nous devons nous refaçonner dans ce nouveau contexte.
Tout de même, pour ce qui est accommodements, je n'aime pas le terme « accommodement ». Ça évoque chez moi une rue à sens unique. J'aime mieux parler d'adhésion, d'inclusion ou d'intégration, ce qui évoque un chemin à deux sens, avec une intégration constructive.
Oui, à coup sûr, c'est une bonne façon de faire valoir l'idée que les musulmans au Canada sont des gens qui essaient de se ménager un espace de vie et, bien entendu, si la population générale ne leur donne pas son appui, ce sera difficile.
Le sénateur Jaffer : Chers collègues, après le 11 septembre, l'imam Delic a renoncé à ce qui représente probablement deux années de sa vie, en Colombie-Britannique; il a parcouru la province pour aller incarner la voix de l'islam modéré et il nous a bien représentés. Il nous manque maintenant en Colombie-Britannique. C'est l'une des rares personnes qui a défini, ou qui a essayé de définir, l'islam en tant que religion de paix en Colombie-Britannique. Imam, je veux que mes collègues sachent que vous en avez fait énormément pour représenter la foi musulmane.
J'ai une question à vous poser. Pouvez-vous expliquer la différence entre la vie de la communauté avant le 11 septembre et aujourd'hui? Les épreuves que doivent subir les jeunes sont importantes.
L'imam Delic : Merci, sénateur Jaffer. J'ai eu l'occasion de travailler avec le sénateur Jaffer en Colombie- Britannique et je suis honoré et heureux de connaître des gens comme elle.
Nos jeunes au Canada se trouvent certainement à un carrefour. Il y a des pressions qui viennent de la maison et des pressions qui viennent de la société. Il y a des pressions qui viennent de la mosquée et des pressions qui viennent des médias. Où qu'ils se tournent, il y a des pressions.
Dans une telle situation, ils essaient de dégager des options. Si vous ne les acceptez pas, si vous ne leur donnez pas des options « canadiennes », je propose moi-même à la communauté musulmane une culture canado-musulmane, alors, certes, les extrêmes deviennent possibles. Ce que je crains le plus, c'est que nous ne leur donnions pas ces options acceptables, puis, alors, qu'ils se retournent et adoptent une pensée dangereuse, non seulement pour eux, mais dangereuse pour l'ensemble des Canadiens.
Dans cette veine, il importe de mentionner que toute activité terroriste allant à l'encontre du Canada va à l'encontre des musulmans. Nous en souffrons beaucoup plus que les Canadiens ordinaires. Nous en souffrons parce que tout le monde nous cible, nous, alors que nous ne participons pas au crime.
Oui, en ce moment, les jeunes sont à la recherche d'éclaircissements sur la question de l'identité. Comme vous le savez bien, il y a trois types d'identité, d'après les recherches récentes sur la question de l'identité et de la citoyenneté. Clairement, il y a l'identité attribuée à la personne, là où il est question d'identité religieuse pour les musulmans. Il y a l'identité choisie par un grand nombre de jeunes musulmans au Canada, qui n'empruntent pas la voie qu'ont empruntée leurs parents. Ils adoptent une démarche canadienne, pour arriver à quelque chose qui s'inscrit dans le contexte canadien. Il y a l'identité déclarée. Cette dernière identité me fait peur. Lorsque les musulmans se déclarent ouvertement islamistes, il y a problème, et c'est toujours quelque chose qui est fait sous l'effet de la pression.
En tant qu'imam musulman canadien ayant travaillé auprès de la communauté musulmane, je suis obligé de signaler que nos jeunes ont besoin du soutien du gouvernement fédéral et que ce soutien doit passer par des options qui leur sont offertes et qui ont pour effet de réduire toute crainte qu'ils peuvent ressentir et les pousser à s'aliéner ainsi de la société.
Le sénateur Jaffer : Ma deuxième question s'adresse aux deux messieurs qui représentent la Fédération canado- arabe. Nous nous penchons sur la question de la détention préventive et des audiences d'investigation. Pouvez-vous nous dire si les gens auprès desquels vous travaillez ont eu des problèmes au moment où cette loi était en place? Les choses ont-elles changé depuis que la loi ne s'applique plus?
M. Boudjenane : Je sais que vous voulez une recommandation précise, car cela fait partie de votre mandat et du rôle que vous devez jouer ici. Comme je l'ai dit, je ne suis pas juriste. Je ne vais pas m'aventurer sur un terrain que je connais mal. Tout de même, je peux vous dire quel est l'impact de ce genre de loi, comme d'autres encore, sur nos communautés.
Je peux vous dire que le Service canadien du renseignement de sécurité, le SCRS et la GRC ont abordé des gens pour leur demander d'espionner d'autres fidèles à la mosquée, et qu'ils leur ont fait du chantage : « Vous faites cela, sinon votre famille n'aura peut-être pas accès à ses documents d'immigration. » Nous pouvons donner des noms. Nous connaissons des cas du genre. Ce n'est pas de la paranoïa de notre part. Nous connaissons des étudiants qui se sont fait régulièrement harceler, poser des questions, à leur école et sur les campus universitaires. Une étude de Care Canada montre clairement que, sur 120 jeunes musulmans et arabes, 85 p. 100 ont eu affaire à des responsables de la sécurité depuis le 11 septembre. Quatre-vingt-cinq pour cent : c'est beaucoup.
Cela a clairement un impact sur la communauté elle-même. Les gens ne veulent pas, ou n'osent pas par crainte, se réunir pour recueillir des fonds en faveur d'une œuvre de bienfaisance ou pour prêter assistance dans le cas d'une crise majeure au Moyen-Orient parce qu'ils croient qu'on les verra comme aidant le Hamas, le Hezbollah ou je ne sais quoi encore. La situation a eu un impact sur la communauté et sur le rôle des citoyens au sein de la communauté.
Cela a eu un effet sur l'accès aux emplois sur le marché du travail. Il y a des Arabes et des musulmans qui ne sont pas engagés parce qu'ils sont arabes ou musulmans. Il y a des gens qui ont été congédiés de ce fait aussi.
Nous avons présenté à la Commission ontarienne des droits de la personne une affaire où il est question d'un jeune étudiant qui a été expulsé de l'école parce qu'il s'est battu avec un autre élève. Nous parlons de jeunes de 11 ans. Il a dit : « Je vais venir vous tuer, tous. » Ils l'ont expulsé en affirmant que c'était une menace terroriste.
La réaction face aux Arabes et aux musulmans est parfois ridicule. Ce genre de projet de loi ne fera qu'accentuer cette réaction.
Le sénateur Baker : Monsieur le président, je félicite les témoins de leurs exposés. Je vais poser une question au conseiller juridique.
Nous conseillez-vous de rejeter ces projets de loi, par exemple celui que nous avons actuellement devant les yeux, en particulier, sinon êtes-vous d'accord avec l'avocat de la défense de la Colombie-Britannique qui a témoigné avant votre arrivée? Il a proposé que le projet de loi soit mis au rebut, mais il a aussi proposé une modification. Il a attribué bon nombre des effets négatifs du projet de loi à la définition de l'activité terroriste, qui touche l'ensemble du texte.
Il a insisté sur un arrêt rendu l'an dernier par la Cour supérieure de l'Ontario dans l'affaire R c. Khawaja, où le tribunal a déclaré inopérant un élément de la définition que le Parlement avait adoptée. Nous ne corrigeons pas la définition en question dans ce projet de loi-ci. Toutefois, le tribunal l'a déclaré inopérante et, dans son arrêt, comme le jeune avocat l'a souligné à notre intention il y a quelques instants, au paragraphe 70, on peut lire :
Les lois antiterroristes adoptées en France, en Allemagne, en Italie, en Autriche, dans les Pays-Bas ne comportent aucun élément de définition du motif qui puisse s'apparenter à ce qui se trouve dans la loi canadienne. Quant aux Nations-Unies, elles n'ont jamais, semble-t-il, adopté de définition du terrorisme qui inclut un élément selon lequel l'acte est motivé par une cause ou une fin religieuse ou idéologique autre.
Pourtant, nous avons cela au Canada. La partie déclarée inopérante traitait d'acte motivé en tout ou en partie par une cause, une fin ou un objectif religieux ou idéologique. Il y a une autre partie de la définition qui n'a pas été déclarée inopérante, où le législateur dit la même chose. La précision est donnée à l'article 1.1 de la définition :
Il est entendu que l'expression d'une pensée, d'une croyance ou d'une opinion de nature politique, religieuse ou idéologique n'est visée à l'alinéa b) de la définition de « activité terroriste » au paragraphe (1) que si elle constitue un acte — action ou omission — répondant aux critères de cet alinéa.
Le jeune avocat de la Colombie-Britannique, qui a témoigné avant vous, a affirmé cela : que la définition existe en droit canadien. Comme la description donnée l'a fait voir, c'est un élément constitutif de l'infraction. Autrement dit, elle fait partie de la preuve de l'infraction commise. C'est l'élément nécessaire. La preuve du mobile renvoie à la preuve des motivations religieuses, idéologiques ou politiques évoquées dans la loi.
Dans ce projet de loi et dans le suivant, au Sénat, y a-t-il une explication possible de la définition selon vous, à l'exemple de ce qu'a proposé Jason Gratl, de l'Association des libertés civiles de la Colombie-Britannique, sinon, proposez-vous, comme il l'a fait lui aussi, que l'on mette au rebut tout simplement ces deux projets de loi?
Monsieur Kafieh, lesquelles de ces options vous semblent représenter le mieux les réflexions que nous avons entendues ici aujourd'hui?
M. Kafieh : Le Canada se sentirait nettement mieux en mettant carrément ce projet de loi au rebut. Lorsque l'Association canadienne des libertés civiles s'est penchée sur le projet de loi, au début, elle a formulé une proposition. Elle nous a dit d'aller de l'avant. Les pressions semblaient énormes pour qu'une loi quelconque soit adoptée officiellement. Les gens de cette association ont dit : adoptez la loi que vous voulez, mais organisez-vous pour qu'elle cesse de s'appliquer dans un an environ; à ce moment-là, lorsque les esprits se seront calmés, nous pourrons mettre au point un texte de loi plus raisonnable. Nous le savions, nous allions aboutir à une chose différente de ce qui a vu le jour à l'époque. Les gens auraient bien recouvré leurs esprits et adopté une voie plus modérée, à la suite des attentats du 11 septembre. Autrement dit, nous nous serions calmés.
Jusqu'à maintenant, rien n'a démontré qu'une quelconque lacune dans le Code criminel nous empêchait d'affronter les difficultés auxquelles nous devons faire face. L'idée d'abandonner nos valeurs, particulièrement dans un conflit au sujet des valeurs, n'a vraiment aucun sens. Essentiellement, vous avez réussi à faire ce que des terroristes types ne pourraient jamais accomplir eux-mêmes. Ils ne pourraient jamais nous enlever nos valeurs démocratiques ni nos libertés civiles. Seulement nous pouvons faire cela. Ils nous ont mis dans une situation où c'est ce qui est en train de se produire. Ce projet de loi compromet fondamentalement les principes de base de notre système de justice pénale, qui a pris des centaines d'années à se former. Un tel changement n'aura pas une incidence immédiate sur tous. Au début, probablement très peu de gens en subiront les conséquences, mais à long terme, même si ce sont les Canadiens d'origine arabe et les Canadiens musulmans qui seront les premiers touchés, il ne faut pas se leurrer : au bout du compte, tout le monde écopera. Prenons, par exemple, la liste de personnes interdites de vol. De tous les cas de personnes à qui l'on a refusé de prendre un vol, le plus connu est celui d'un jeune enfant qui n'était ni arabe ni musulman. Ce type de mesure, une fois mise en place, possède sa propre logique et rien ne peut l'arrêter, et, tôt ou tard, elle menace nos libertés civiles. Collectivement, nous allons tous en souffrir. Ce débat n'a rien de nouveau. Il y a plus de 200 ans, Benjamin Franklin a déclaré que la société qui est prête à sacrifier un peu de liberté pour un peu de sécurité ne mérite ni l'une ni l'autre. Nous sommes déjà engagés dans cette voie. Comme rien ne vient démontrer qu'un tel projet de loi est nécessaire, on ferait mieux de ne rien changer au système de justice pénale, qui nous a bien servi jusqu'à maintenant.
Au Canada, le fait de commettre un meurtre est un acte illégal depuis bien longtemps. Tout comme le fait de comploter pour commettre un meurtre. Je ne vois aucune lacune dans la loi. L'autre élément à cette question, c'est que, lorsqu'on parle de terrorisme, on éprouve de la difficulté à définir ce concept parce qu'il suscite de fortes émotions. Certaines personnes nomment « combattants pour la liberté » ceux que d'autres appellent des « terroristes ». Je ne vise aucun groupe en particulier, mais j'affirme qu'il existe un continuum de personnes. On définit probablement le plus souvent le terroriste comme une personne qui menace ou viole le monopole de l'État pour ce qui est de l'utilisation de la violence à des fins politiques. Nous avons le droit de défendre le Canada. Nous avons des lois qui nous permettent de défendre le Canada. Le Code criminel ne présente aucune lacune.
On a démontré que le système qui existait avant 2001 était suffisant pour contrer les menaces qui pèsent sur le Canada. On se rendrait un énorme service si on éliminait le mot « terrorisme » de la loi et on s'occupait des torts considérables infligés à notre société. Cela m'est égal que quelqu'un s'adonne à certaines activités pour l'argent ou qu'il le fasse pour des motifs idéologiques. Qu'est-ce que cela change si, au bout du compte, les Canadiens subissent un préjudice et doivent se défendre?
Le sénateur Baker : Les États dont a fait mention la Cour supérieure de l'Ontario, après un examen approfondi des lois antiterroristes en vigueur dans le monde, n'ont pas assorti leur loi des dispositions que l'on retrouve dans le projet de loi canadien. Voilà ce qui résume essentiellement la décision de la cour.
Considérez-vous que nous devrions imiter ces États et retirer tous les termes discutables de la définition qui se rapportent aux motifs et aux causes de nature religieuse et idéologique? Cette démarche serait aussi simple que votre position, selon laquelle nous avons un Code criminel adéquat ainsi qu'une Charte des droits et libertés. Les deux s'équilibrent dans notre société, et je présume que c'est en gros ce que vous voulez dire.
M. Kafieh : C'est exact : en tant que sénateurs, vous avez beaucoup de pain sur la planche. Vous n'édictez pas des lois simplement pour le plaisir. Vous devez vous pencher sur les préoccupations réelles du gouvernement du Canada. Quel est le but d'un projet de loi comme celui-là? En quoi rendra-t-il le pays plus sûr? Selon moi, cette loi n'accroît aucunement la sécurité du pays. Le code ne comporte aucune lacune. Toutefois, ces nouvelles dispositions menaceront les valeurs de notre société.
Elles ont eu une incidence disproportionnée sur les Canadiens d'origine arabe et les Canadiens musulmans et, désormais, comme on a pu le constater dans le cas de la liste de personnes interdites de vol, même les Canadiens ordinaires en subissent les conséquences. En fait, on nous a dit que les noms des vrais terroristes n'apparaîtront jamais sur cette liste secrète.
Le sénateur Joyal : Je vous écoute attentivement et j'ai lu vos mémoires. Je vous remercie de les avoir rédigés.
Serait-il mieux d'incorporer à la loi canadienne une disposition interdisant clairement le profilage racial? Vous semblez recommander que le Canada montre clairement que le profilage racial n'a pas sa place au pays. Vous semblez avoir conclu que, lorsqu'on envoie suffisamment de messages, on crée une impression, laquelle résulte de l'accumulation de diverses initiatives. Pourquoi n'adoptons-nous pas une démarche contraire en énonçant clairement dans une loi que le profilage racial est illégal au Canada? De cette façon, nous pourrions envoyer à chaque organisme de sécurité et corps de police au pays le message selon lequel le profilage racial constitue une infraction justiciable dans tout ordre de gouvernement et dans toute administration publique. Pourquoi ne considérez-vous pas cette option dans votre mémoire?
[Français]
M. Boudjenane : Offrez-vous ce genre d'idées pour contrebalancer l'agenda antiterroriste et ce projet de loi ou est-ce que vous en parlez comme cela?
Le sénateur Joyal : Si on avait une telle disposition dans nos statuts, elle ne s'appliquerait pas uniquement à la communauté arabe ou islamiste, elle serait d'application générale?
M. Boudjenane : Bien sûr.
Le sénateur Joyal : Quelle que soit l'origine ethnique de la personne ou du groupe qui se sentirait visé par une disposition législative gouvernementale, et elle s'appliquerait non seulement pour les dispositions des lois fédérales, mais également à l'échelle des lois provinciales ou municipales. Nous aurions donc une déclaration très claire au Canada que le profilage racial est une approche complètement bannie de notre façon de faire.
M. Boudjenane : Vous avez tout à fait raison. Nous avons besoin de ce genre de loi. Nous n'avons pas besoin d'aller très loin. Il y a quelques années, nous avons fait une étude à Kingston. La police a vraiment été prise la main dans le sac, comme on dit. Cette étude a clairement démontré qu'on faisait du profilage racial contre les Noirs.
En effet, 99 p. 100 des personnes arrêtées au volant d'une voiture étaient de couleur noire. Le profilage racial existe contre les communautés autochtones, asiatiques, arabes, musulmanes et les gens de couleur en général. Au Canada, pour prouver au reste du monde qu'on respecte cette diversité et notre Charte des droits et libertés, une telle loi serait de mise. Cependant, cela ne veut pas dire que si nous avons une telle loi, nous serons protégés contre le terrorisme, les certificats de sécurité ou la Loi antiterroriste. Ce n'est pas vrai. Cela va peut-être éventuellement lancer un signal clair aux autorités et aux agences de sécurité qu'il faut faire attention. Elles seront peut-être beaucoup plus prudentes, mais cela n'empêchera pas les abus. Cela n'empêchera peut-être pas un acte comme celui de Maher Arar.
Le sénateur Joyal : Cela le placerait dans un contexte encore plus répréhensible.
M. Boudjenane : Probablement.
Le sénateur Joyal : J'aimerais commenter une question soulevée par le sénateur Baker au sujet de la liste de personnes interdites de vol. Comme vous le savez, les États-Unis ont été les premiers à initier cette procédure. Le Canada a résisté pendant un certain nombre d'années pour finalement l'adopter à certaines conditions. Et maintenant, cela s'est répandu dans la communauté économique européenne, enfin dans l'Union européenne. Cela semble être une pratique avec laquelle on va devoir composer, on devra tenter de limiter les abus auxquels cette liste peut mener. Il me semble que certaines initiatives peuvent être prises pour encadrer une telle pratique, pour laquelle plusieurs membres du comité étaient tout à fait opposés à l'origine. Mais cela n'empêche pas la liste d'exister. Il faut tenter de voir comment, sur une échelle internationale, on peut à la fois limiter les abus et se faire l'avocat ou l'apôtre de mesures restrictives plus adéquates par rapport aux valeurs fondamentales que nous défendons.
[Traduction]
Ma dernière question concerne la glorification du terrorisme. L'image de jeunes musulmans qui fréquentent une mosquée où l'on fait l'apologie du terrorisme et qui se font arrêter est l'une des images les plus dommageables parmi celles que voient les Canadiens aux nouvelles. Cette image donne immédiatement l'impression que les mosquées sont des repaires de terroristes. C'est la goutte qui fait déborder le vase.
Selon vous, quel signal devrions-nous envoyer pour indiquer que nous ne partageons pas ce point de vue, mais que nous ne sommes pas non plus partisans d'une attitude passive? Qui ne dit mot consent. Il s'agit d'une image préoccupante. Nous sommes tous responsables de ne pas véhiculer de telles idées.
L'imam Delic : Comme on l'a souligné plus tôt, le Code criminel et la Charte des droits et libertés font parfaitement l'affaire. Comme on dit au Canada, si quelque chose est intact, il ne faut pas essayer de le réparer, on pourrait l'endommager.
Je travaille avec des musulmans à l'échelon local et je ne veux pas qu'ils ne se sentent pas les bienvenus dans cette société. Je crois qu'il y a diverses façons d'éviter ce problème. On doit examiner la notion de leadership dans la communauté musulmane d'un point de vue sage et raisonnable. Bien sûr, il existe des musulmans radicaux, mais ils me dérangent plus qu'ils ne dérangent les Canadiens ordinaires. Si on aborde la situation avec sagesse, on peut faire valoir nos arguments.
Prenons le cas de l'Autriche. Ce pays a mis en place un institut indépendant du gouvernement qui s'occupe de la formation des imams. Pourquoi n'adoptons-nous pas cette formule au Canada? Selon moi, mieux vaut prévenir que guérir. Ça ne coûte pas cher et ça assure l'intégrité. Si on pouvait créer quelque chose qui ressemblerait à cet institut pour collaborer avec la communauté musulmane, ses jeunes et ses dirigeants, je crois que les musulmans pourraient sortir de l'ombre et contribuer à ce grand pays. Il y a des gens dans la communauté musulmane qui n'attendent que cela.
M. Boudjenane : À ce propos, je voudrais ajouter que, normalement, lorsqu'on parle de terrorisme et d'autres choses du genre, j'aime toujours répéter ce qui suit, car je trouve cela digne d'intérêt. Il est important que les services de sécurité aient accès à des services de renseignement bien « renseignés », et pour en arriver à cela, il faut que la communauté musulmane puisse participer, ce qui n'est pas le cas actuellement. Nous n'avons jamais été invités à donner notre opinion. Si vous voulez concevoir une stratégie intelligente en matière de sécurité, vous avez besoin de la participation des Canadiens d'origine arabe et des Canadiens musulmans. L'imam a donné l'exemple de l'Autriche. Je vais vous donner l'exemple de l'Espagne.
L'été dernier, j'étais à Barcelone pour participer à un congrès sur les droits de la personne, l'antisémitisme, l'islamophobie et d'autres questions du genre. Le gouvernement de l'Espagne a passé un contrat avec les deux principales organisations musulmanes de l'Espagne pour qu'elles apportent leur aide aux administrations pénitentiaires. Ces organisations visitent les prisonniers, et elles s'assurent qu'ils ont accès, entre autres, à de la nourriture halal. Paraît-il que les répercussions sont considérables dans certaines prisons où des détenus semblaient se radicaliser et devenir de bons candidats pour commettre des actes terroristes. Maintenant, ils participent activement à la société. Ils ont accès à des emplois, ont fait preuve d'une plus grande ouverture d'esprit, ils peuvent observer leurs heures de prières, et cetera. Sauf que pour parvenir à ce résultat, la communauté arabe et musulmane doit pouvoir participer. Ça doit être réciproque.
J'aimerais également commenter ce qu'on dit à propos de la glorification du terrorisme. Lorsque se sont produits les attentats à Londres, 150 imams de partout au pays se sont rassemblés à Toronto pour condamner ces actes terroristes, mais qu'a-t-on pu voir le soir à Radio-Canada, à CTV et à Global? On a vu quelqu'un, quelque part, disant que, oui, c'était une bonne chose d'avoir commis ces actes au nom d'Allah. Les médias veulent des nouvelles sensationnelles. Ils ne veulent pas qu'une personne modérée et intelligente se prononce sur l'islam. Ils cherchent plutôt un musulman qui déteste la religion. Cette personne représente le meilleur porte-parole parce qu'elle est utilisée pour évoquer une image de l'islam comme religion de barbares, de fondamentalistes et ainsi de suite. Les médias nous appellent et quand ils le font, je leur dis que, franchement, je ne sais pas pourquoi je devrais me prononcer à ce sujet. Je suis un citoyen canadien. Je ne me rappelle pas avoir vu des journalistes interroger des membres de la communauté irlandaise chaque fois qu'une bombe de l'IRA explosait à Londres, à l'époque où l'IRA sévissait aux autres coins de la ville. Je ne me souviens pas d'avoir vu des personnes se trouvant dans une église fréquentée par la communauté irlandaise se faire poser des questions sur les actes commis par l'IRA. On demande toujours aux Arabes et aux musulmans pourquoi ils n'ont pas dénoncé certains actes terroristes et pourquoi ils n'en ont pas parlé. Ça ne fait pas partie de mon rôle. Je suis un citoyen canadien. Je n'ai rien à voir avec ces criminels et c'est ce que j'ai dis.
Le sénateur Andreychuk : J'aimerais revenir à la question juridique. La définition de « terrorisme » ne me plaît pas du tout. C'est dommage que le sénateur Baker ait été absent lorsque nous avons présenté le projet de loi C-36, qui contenait la définition en question, parce que le comité avait de grandes réserves à l'égard de la définition, et il en a fait mention dans le rapport qu'il a soumis au gouvernement. Si ma mémoire est bonne, le ministre précédent a dit — j'ignore si le ministre actuel a affirmé la même chose — qu'on étudiait actuellement la définition. Il s'agit d'un des aspects ennuyeux à propos de la loi, mais le projet de loi que nous examinons, le projet de loi S-3, ne porte pas sur ce sujet.
Vous avez affirmé, je crois, que la loi pénale nous permet de contrer toute difficulté et que nous pouvons nous passer de ces dispositions. J'ai fait la même remarque au gouvernement précédent, mais il n'en a pas tenu compte. Le terrorisme, c'est vraiment de l'inconnu; sa forme change chaque jour. Et vous avez raison, le terrorisme qu'on connaît aujourd'hui pourrait être complètement différent dans l'avenir, et on devrait faire preuve de circonspection au moment de procurer autant d'outils que nécessaire pour agir de façon préventive et non curative. Bien sûr, les familles des victimes de la tragédie d'Air India ont fait valoir, de façon émouvante, que, si on avait mis en place ces mesures auparavant, cette tragédie n'aurait pas eu lieu; et elles ont raconté à quel point ce drame les avait marquées.
J'ai tenu compte de leurs observations, mais il y a également une considération juridique. Je pose la question à M. Kafieh : même si la loi pénale se suffisait à elle-même, ce ne serait pas encore assez, parce qu'il faut agir à l'échelle internationale. Il y a des terroristes, des documents internationaux sur lesquels se penchent les Nations Unies, donc nous vivons à la fois dans un contexte canadien et dans un contexte mondial. Par conséquent, des outils particuliers sont nécessaires pour que le Canada se fasse l'écho des mesures antiterroristes internationales. Cette décision ne revenait pas au Canada. Le besoin d'une réaction internationale nous amène à considérer le terrorisme comme un élément différent de toute autre situation horrible de nature criminelle. Le terrorisme se situe dans une classe à part.
Approuvez-vous ce genre de conclusion ou une quelconque variante de cette conclusion : une réaction au terrorisme est nécessaire au Canada parce que c'est la solution que les Nations Unies et divers autres États ont préconisée?
M. Kafieh : J'avancerais que l'approche du Canada à l'égard du terrorisme s'explique par des motivations politiques. Je vous donne un exemple. Le Hezbollah se trouve au Liban. Seulement trois pays dans le monde considèrent le Hezbollah comme une organisation terroriste : le Canada, les États-Unis et Israël. Cette position reflète le souhait du gouvernement de s'aligner le plus possible sur la politique étrangère américaine. Je sais que cette situation remonte à quelques années, mais, à l'échelle internationale, il semble n'y avoir aucune norme appuyant un tel choix. Pour que nos actions contre le terrorisme soient crédibles, elles doivent être fondées non pas sur des considérations politiques, mais bien sur des critères objectifs.
Ce qui me préoccupe dans l'information qu'on vous a soumise et que vous m'avez communiqué à votre tour, c'est que ce projet de loi ouvrira la voie à tout type d'abus. On le constate dans sa forme la plus évidente à Guantanamo, où les prisonniers sont gardés en isolement jusqu'à nouvel ordre parce qu'on les soupçonne de terrorisme; il n'y a eu ni procès ni condamnation ni accusation. Mêmes les preuves semblent manquer à l'appel.
Le sénateur Andreychuk : Je ne crois pas que vous répondez directement à ma question. On peut parler de la liste des terroristes et du fait qu'elle repose sur des motifs politiques, et on peut parler de Guantanamo, qui n'a rien à voir avec le Canada. Ce que je faisais observer, c'est que, lorsqu'on a adopté le projet de loi C-36, comme il s'appelait à l'époque, le but était d'avoir une loi qui soit préventive, et non curative, et de se conformer à certaines obligations internationales. Croyez-vous que nous aurions pu satisfaire à ces obligations internationales au moyen du Code criminel, ou devions-nous adopter des mesures supplémentaires, c'est-à-dire le projet de loi C-36, duquel le projet de loi S-3 tire son origine?
M. Kafieh : Je ne crois pas que le projet de loi était nécessaire à l'époque. Je crois que les législateurs canadiens ont cédé aux pressions des Américains lorsqu'ils l'ont adopté. Au moment où on a édicté la loi, on ne servait pas les intérêts canadiens; maintenant, le meilleur service qu'on puisse rendre au Canada, c'est de laisser les dispositions de temporisation entrer en vigueur et d'abroger la loi le plus tôt possible.
Le système qui est déjà en place est adéquat, et cette loi est digne d'Orwell. L'argument qu'on vous a servi et que vous m'avez mentionné est digne d'un roman d'Orwell : en raison d'une quelconque menace indéfinie — même la question qu'on vous a posée était totalement imprécise — qui pourrait demain se transformer en autre chose, on doit donner toujours plus de pouvoir aux forces de sécurité, sans mettre en place des freins et contrepoids. Les contrôles actuels ont été soigneusement mis en place. Ce que nous faisons maintenant est irresponsable.
Je dis très clairement que nous n'avons pas besoin de cette loi, qui nous cause du tort au lieu de nous aider à lutter contre le terrorisme.
Le sénateur Andreychuk : Si je comprends bien, vous affirmez que nous n'avons pas besoin du projet de loi S-3, qui est à l'étude aujourd'hui, et que le projet de loi C-36 n'était pas nécessaire. C'est ce que vous croyez toujours aujourd'hui.
M. Kafieh : En effet, nous n'en avions jamais eu besoin.
Le président : Mesdames et messieurs les sénateurs, nous avons une demi-heure de retard. Je veux être juste envers le prochain groupe de témoins. Nous pourrons tous poser probablement une ou deux autres questions. Cette table ronde a donné lieu à d'excellentes interventions. Nous vous en remercions. Nous allons tenter d'accorder une heure au prochain groupe, comme cela a été le cas pour les autres.
Nous accueillons maintenant des représentants de l'Association du Barreau canadien : M. Greg DelBigio, président de la Section nationale du droit pénal, et Mme Tamra Thomson, directrice, Législation et réforme du droit. Nous accueillons également la représentante de la Canadian Muslim Lawyers Association, Mme Yusra Siddiquee. Il s'agit de groupes totalement distincts. Nous entendrons d'abord les représentants de l'Association du Barreau canadien, puis Mme Siddiquee.
Tamra Thomson, directrice, Législation et réforme du droit, Association du Barreau canadien : Je vous remercie monsieur le président et vous, honorables sénateurs.
C'est avec plaisir que l'Association du Barreau canadien vient de nouveau témoigner devant le comité. Nous sommes des habitués des délibérations du comité, qui nous a entendus à deux occasions lorsqu'il s'est penché pour la première fois sur la Loi antiterroriste, et à deux autres reprises quand il a entrepris l'examen de cette loi. Nous voici donc encore, pour commenter le projet de loi S-3, qui porte sur les dispositions relatives à l'investigation et à l'arrestation préventive de ce qui était à l'origine la Loi antiterroriste.
L'Association du Barreau canadien est une association nationale qui représente quelque 37 000 avocats de partout au pays, et les commentaires que nous présenterons aujourd'hui seront faits au nom de la Section nationale du droit pénal. Cette section se distingue des autres associations canadiennes regroupant des avocats au criminel, car elle représente à la fois les avocats de la défense et les substituts du procureur général.
Vous avez reçu notre lettre qui traite des dispositions du projet de loi S-3, et je vais maintenant demander à M. DelBigio d'en présenter les grandes lignes.
Greg DelBigio, président, Section nationale du droit pénal, Association du Barreau canadien : En plus d'avoir eu le plaisir d'être entendue par le comité, l'ABC a également agit à titre d'intervenante auprès de la Cour suprême du Canada dans le cadre d'une affaire visant l'article 83.28, au cours de laquelle on s'est penché sur les dispositions qui se rapportent à l'audience d'investigation. Notre engagement a donc été soutenu.
Aujourd'hui, nos observations sont limitées comparé à certains des propos que j'ai attentivement écoutés. Je veux toutefois insister sur le fait que nous avons déjà fait des propositions sur un large éventail de questions liées à ces lois en général, y compris la question des définitions.
En 2001, notre mémoire s'appuyait largement sur l'importance de la primauté du droit et d'une atteinte minimale aux droits et libertés. Nous étions d'avis que, lorsqu'il y avait violation des droits et libertés ou atteinte à ces droits et libertés, les gouvernements devaient démontrer qu'une telle transgression était nécessaire et qu'elle était tout à fait conforme à un objectif légitime de la politique publique. Le gouvernement doit prouver qu'il existe un besoin urgent et considérable, et les lois doivent être rationnellement liées aux objectifs et porter atteinte le moins possible aux droits et libertés. J'en parle pour faire un parallèle avec les discussions intéressantes que j'ai entendues précédemment au cours de la séance.
Notre exposé aujourd'hui est quelque peu technique, comparé à certaines interventions précédentes. Je vais d'abord faire mon exposé, et je répondrai ensuite aux questions.
Premièrement, je vais aborder la question des audiences d'investigation. Auparavant, nous avons étudié ce que j'appellerais les questions stratégiques qui touchaient ce point. Nous croyons que les dispositions du Code criminel relatives à l'audience d'investigation et à la détention constituent un virage important. En particulier, la disposition traitant de l'audience d'investigation prévoit des pouvoirs qui se démarquent grandement des pouvoirs que le Code criminel confère traditionnellement aux enquêteurs. Je souligne qu'il s'agit du Code criminel parce que c'est cette loi qui accorde les pouvoirs dont disposent les enquêteurs. Donc, il faut que l'on justifie que de tels pouvoirs sont nécessaires en droit criminel et non seulement en situations d'urgence.
Nous pensons que l'attribution de ce type de pouvoir exige une surveillance et un contrôle minutieux, mais il faut aussi s'assurer particulièrement de veiller à ce que l'existence d'un tel pouvoir repose sur la conformité parfaite avec les exigences constitutionnelles.
L'une des premières questions que nous abordons dans notre mémoire concerne les ordonnances de mise sous scellés. Je le répète, mon exposé est relativement technique, mais je tiens à aborder cette question.
Actuellement, une disposition du Code criminel prévoit que, lorsqu'un agent de la paix, par exemple, demande un mandat de perquisition ou l'autorisation de procéder à une écoute électronique, il peut mettre sous scellés les documents ayant appuyé la demande. Diverses questions d'intérêt public pourraient justifier cette procédure, et nous croyons que les ordonnances de mise sous scellés ne devraient pas servir à toutes les sauces. Il faudrait faire une utilisation consciencieuse des ordonnances de mise sous scellés, et il faudrait seulement s'en servir lorsque les circonstances l'exigent.
Quoi qu'il en soit, la loi ne comprend aucune disposition portant sur les ordonnances de mise sous scellés, et nous croyons qu'il serait peut-être indiqué d'en adopter une. Les motifs qui justifient le recours à une telle procédure dans d'autres situations pourraient peut-être s'appliquer dans le cas présent.
Une disposition autorisant la mise sous scellés s'accompagne normalement d'une disposition autorisant la divulgation des renseignements. Selon nous, une personne devant se soumettre à une audience d'investigation devrait avoir accès aux documents ayant servi à l'obtention de l'ordonnance.
Le deuxième point que je vais aborder est également assez technique, mais il est très important du point de vue constitutionnel. Je ferai de nouveau un parallèle entre les mandats de perquisition et l'écoute électronique et les dispositions relatives aux investigations.
Dans la loi actuelle, en vertu tant de cette loi que d'exigences constitutionnelles, ces demandes d'autorisation s'appuient sur des dépositions sous serment. On se sert d'un affidavit pour étayer ces demandes. Aucune exigence semblable ne figure dans la disposition relative à l'audience d'investigation.
En l'absence d'une telle exigence, il n'y a même pas lieu de faire valoir qu'il n'est pas nécessaire de produire des dépositions sous serment.
En 1984, la Cour suprême du Canada a rendu une décision dans une cause qui a fait jurisprudence : Hunter c. Southam. Dans cette affaire, la Cour suprême du Canada s'est penchée sur les exigences constitutionnelles s'appliquant aux perquisitions. La cour a formulé une mise en garde contre les recherches à l'aveuglette et elle a mentionné qu'il fallait mettre en place des mécanismes permettant de protéger les personnes contre les perquisitions abusives menées par l'État.
La cour a mentionné qu'un examen des demandes d'ordonnance par un juge — un fonctionnaire judiciaire indépendant — qui reçoit les dépositions sous serment constituait le seul moyen de faire en sorte que s'équilibrent les intérêts de l'État qui effectue certaines investigations et les intérêts d'un individu dont les droits sont lésés en raison de cette investigation. Nous affirmons que cette exigence est de nature constitutionnelle et qu'elle devrait figurer explicitement dans ces lois.
Je vais maintenant aborder la question du droit à un avocat.
La présence d'un avocat est essentielle pour évaluer certains aspects de l'investigation, comme la pertinence d'une question ou si le fait de répondre à une question correspondrait à une violation de certains droits, comme le privilège de non-divulgation.
Comme ce pouvoir est un pouvoir exceptionnel, il est impératif que les questions et les réponses obtenues par contrainte ne dépassent pas le mandat d'une audience particulière. Il est essentiel que le type d'audience soit parfaitement adapté aux circonstances. Par conséquent, il est essentiel que la personne qui fait l'objet de l'audience soit représentée par un avocat en tout temps. Pour veiller à ce que la personne soit représentée, nous recommandons que le juge qui préside l'audience ait le pouvoir de désigner un avocat.
Le problème, à l'heure actuelle, c'est que, sans ce genre de pouvoir, une personne soumise à ce type d'audience devra soit retenir elle-même les services d'un avocat, soit tenter de se prévaloir d'un programme d'aide juridique.
Si une personne ne peut retenir les services d'un avocat, elle se heurte alors aux limites des programmes d'aide juridique. Ainsi, l'aide juridique offerte dans une province pourrait ne pas s'appliquer à ce type d'audience.
À tout le moins, on devrait pouvoir s'attendre à ce que ces audiences se déroulent de façon expéditive. Une personne qui doit faire une demande d'aide juridique doit démontrer qu'elle y a droit, et une telle situation pourrait retarder la tenue de l'audience.
Nous croyons donc que la loi devrait conférer au juge qui préside ces audiences le pouvoir de désigner un avocat. Un tel pouvoir garantirait que les droits de la personne qui est contrainte à répondre aux questions sont respectés. De même, en habilitant le juge de la sorte, on pourrait veiller à ce que ces audiences, si jamais elles ont lieu, se déroulent de façon expéditive.
Parlons maintenant des biens qui peuvent être saisis en vertu de ces lois. Comme vous le savez, les dispositions autorisent la personne qui mène l'investigation à saisir tout bien qui pourrait être pertinent au moment de l'audience. Le juge ordonne que l'objet soit confié à un agent de la paix s'il est convaincu que l'objet en question sera probablement pertinent aux fins de l'investigation portant sur une infraction de terrorisme.
On se fonde sur le critère de la pertinence probable. On parle d'une obligation et non d'une procédure facultative. En effet, le juge « ordonne ». Le juge n'a pas le pouvoir discrétionnaire de déterminer si l'objet doit être confié ou non à un agent de la paix.
Ces dispositions permettraient de court-circuiter les lois actuelles en matière de saisie de biens. Je parle ici des mandats de perquisition. Actuellement, si un organisme d'enquête souhaite saisir des biens, il doit en faire la demande auprès du fonctionnaire judiciaire compétent pour obtenir un mandat. Une fois le mandat consenti, on pourrait saisir certains biens et les utiliser.
Le projet de loi ne contient aucune disposition énonçant dans quelles circonstances l'objet, une fois sous la garde de l'agent, peut être inspecté, copié, ou transmis à d'autres organismes au Canada ou même à l'étranger.
On sait pertinemment que les enquêtes portant sur des infractions de terrorisme transcendent souvent les frontières. On sait aussi pertinemment que les renseignements recueillis au Canada pourraient servir à des organismes d'enquête étrangers. Il est reconnu que cette information est souvent communiquée à divers pays. Il est entendu que l'échange de renseignements entre les pays peut souvent être une source de problèmes.
Nous remarquons que le projet de loi ne semble contenir aucune disposition limitant la transmission, à d'autres pays de réponses obtenues par la contrainte ou de biens saisis. Ce qui pose problème, c'est que, même si le projet de loi détermine la façon dont les témoignages forcés ou les biens saisis peuvent être utilisés au Canada dans le cadre d'une procédure criminelle, il ne prévoit aucune protection applicable à d'autres procédures judiciaires au pays. Par exemple, le projet de loi ne protège pas contre l'utilisation de ces renseignements dans les cas d'extradition ou d'expulsion. Une telle protection devrait être explicitement prévue.
Toutefois, ce qui complique les choses, c'est que la loi canadienne ne peut restreindre les moyens par lesquels les autres pays utilisent l'information.
Il est entièrement possible que la loi canadienne oblige une personne à répondre à une question ou à remettre son ordinateur, par exemple. Si la réponse à cette question ou l'information tirée de l'ordinateur sont transmises à un pays étranger, la loi canadienne ne peut dicter à ce pays la manière dont il doit utiliser les renseignements.
Par exemple, un autre État pourrait se servir de l'information obtenue par la contrainte pour accuser la personne, et la loi canadienne n'y pourrait rien. À nos yeux, une telle éventualité constitue une faille.
Je ferai un dernier commentaire au sujet des dispositions sur l'engagement. L'ABC avait auparavant affirmé que l'engagement devait être utilisé avec prudence. Je suis conscient du fait que, au cours de précédentes délibérations, on se demandait si les préoccupations exprimées par la Cour suprême du Canada dans Hall s'appliquaient au projet de loi en question. Dans cet arrêt, la Cour suprême du Canada s'est penchée sur les dispositions du Code criminel qui se rapportent à la mise en liberté provisoire et a conclu que le libellé de certaines dispositions était inconstitutionnel, car il établissait des limites trop larges à la restriction de la liberté.
Cette information n'est pas exposée dans notre mémoire, mais, puisque nous savons maintenant que des discussions à ce sujet ont eu lieu lors de délibérations précédentes, et puisque nous avons examiné l'arrêt Hall, nous sommes d'avis que le libellé des dispositions du projet de loi relatives à l'engagement serait probablement inconstitutionnel, si l'on tient compte de la décision dans Hall.
Yusra Siddiquee, Canadian Muslim Lawyers Association : Bonjour, monsieur le président et mesdames et messieurs les sénateurs. Je sais que votre après-midi a été chargé jusqu'à maintenant, mais je suis heureuse que vous ayez invité la Canadian Muslim Lawyers Association à venir témoigner aujourd'hui. Notre association nationale regroupe des avocats, des stagiaires et des étudiants en droit.
Nous avons témoigné devant le comité par le passé. Nous avons déjà rédigé des mémoires sur la Loi antiterroriste, la Loi sur la sécurité publique et, dernièrement, sur une loi visant à modifier la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, à l'intention des comités législatifs qui les étudiaient.
En mai 2005, dans notre mémoire présenté au Comité spécial du Sénat sur la Loi antiterroriste, nous avons exposé nos inquiétudes au sujet de l'utilisation actuelle des pouvoirs en matière de sécurité nationale et sur l'invocation subtile de ces mêmes pouvoirs.
[Français]
En français, on pourrait traduire ce concept comme suit : l'application des pouvoirs de sécurité nationale et l'invocation subtile de ces pouvoirs.
[Traduction]
De tels pouvoirs suscitent toujours autant d'inquiétude chez la Canadian Muslim Lawyers Association. Nous sommes ici aujourd'hui pour vous faire savoir que le projet de loi S-3 n'a pas de raison d'être.
Nous rejetons la violence, tout comme nous rejetons toute attaque contre la primauté du droit. Le projet de loi S-3 donne une fausse impression de sécurité et il sape la primauté du droit et le principe du gouvernement responsable.
Si le Parlement restreint les droits des Canadiens, alors il lui incombe de le justifier. Ce n'est pas à la population de démontrer pourquoi il ne faut pas empiéter sur ses libertés. Nous affirmons que le Parlement n'a pas accompli son devoir fondamental. Il ne l'a pas fait en 2001, et nous soutenons qu'il en est de même actuellement.
À la lumière des conclusions du rapport du juge O'Connor, publié en 2006, concernant l'affaire Maher Arar, nous ne sommes pas rassurés lorsqu'on nous dit que ces pouvoirs sont nécessaires et qu'ils ne mèneront pas à des abus.
Nous devons garder à l'esprit que la question des détentions illégales n'est pas réglée, étant donné qu'il y a actuellement une commission, présidée par le juge Iacobucci, ancien juge de la Cour suprême, sur le rôle de représentants du Canada dans la détention de trois personnes, Abdullah Almalki, Ahmad Abou-Elmaati et Muayyed Nureddin, en Égypte et en Syrie, et il est instructif de s'attacher au cas de M. Arar.
Souvenons-nous que la GRC a transmis des renseignements erronés aux autorités américaines, qui ont alors expulsé M. Arar en Syrie, où il a été emprisonné et torturé. Cette information erronée, dont s'est servie la GRC, a été obtenue au moyen de pouvoirs ordinaires que détiennent les forces policières. Des pouvoirs plus étendus, comme ceux relatifs aux audiences d'investigation et aux arrestations préventives, pourraient accroître le risque d'abus et d'erreurs judiciaires. Même la Cour suprême du Canada s'est dite inquiète du manque de mesures de protection.
En 2004, dans l'affaire Re Bagri, la Cour suprême a fait remarquer que le paragraphe 83.28(10) n'offrait aucune protection dans le cas d'audiences à caractère non pénal, comme l'audience d'expulsion, l'audience d'extradition ou les poursuites à l'étranger, comme l'ont mentionné mes collègues de l'ABC.
En fait, la Cour suprême du Canada a déclaré que les garanties procédurales actuellement prévues dans le paragraphe 83.28(10) devaient nécessairement être appliquées aux procédures d'extradition et d'expulsion pour être conformes à l'article 7 de la Charte. Mais le gouvernement a quand même choisi de présenter le projet de loi S-3 sans même respecter cette déclaration de la Cour suprême du Canada. Cette omission est pour le moins inquiétante.
Qu'en est-il des procédures à l'étranger, question qui a dernièrement été soulevée? Les dispositions actuelles autorisent les policiers canadiens à faire témoigner des personnes par la contrainte, puis à transmettre leur témoignage à des autorités étrangères, y compris celles qui pratiquent la torture, pour qu'elles entament des poursuites judiciaires contre ces personnes sur leur territoire.
Le Canada souhaite-t-il vraiment donner l'impression qu'il approuve l'utilisation de témoignages forcés dans des poursuites à l'étranger alors qu'il l'interdit formellement dans les poursuites criminelles au Canada?
On peut facilement imaginer une situation — comme on l'a raconté plus tôt — où un une personne témoignerait sous la contrainte, puis serait expulsée du pays en raison d'une quelconque violation de la Loi sur l'immigration où il serait interdite de séjour au pays, comme dans le cas de M. Arar. Ensuite, le témoignage obtenu de force serait utilisé contre lui dans une poursuite criminelle intentée par un gouvernement étranger qui a recours à la torture.
Dans Bagri, même si, à la majorité, les juges de la Cour suprême ont conclu que l'article 83.28 était constitutionnel, sous réserve de l'application des garanties procédurales que j'ai décrites précédemment, la cour s'est a tout de même donné la peine de préciser ce qui suit :
[...] nous entendons nous prononcer uniquement sur ce qui est nécessaire pour régler le différend dont il est question en l'espèce.
Elle a ajouté la remarque suivante :
[...] le contexte a certes en matière de terrorisme la même importance vitale qu'il a en droit. Les propos que nous tenons dans les présents motifs sont influencés par les faits en litige qui nous ont été soumis.
La cour a terminé sa remarque en disant :
[...] Nous tenons, là encore, à souligner qu'il importe d'examiner le contexte factuel particulier de chaque affaire pour déterminer le résultat que commande la loi.
Par conséquent, nous estimons que le débat sur la constitutionnalité de l'article 83.28 n'est pas terminé, et la Cour suprême du Canada pourrait très bien le déclarer inconstitutionnel dans l'avenir, après avoir examiné des faits différents.
Pour ce qui est des dispositions de l'article 83.3 relatives à l'arrestation préventive, les tribunaux ne se sont pas prononcés sur leur constitutionnalité, compte tenu du fait qu'elles constituent des mesures extraordinaires et qu'elles dévient du droit criminel classique. À l'évidence, on a créé ces dispositions pour qu'elles puissent s'appliquer aux situations où le procureur général ne peut obtenir une condamnation pour une infraction criminelle existante en application des règles de preuve ordinaires et de la norme du doute raisonnable.
Nous croyons que les dispositions actuelles du Code criminel prévoient suffisamment de garanties pour assurer la sécurité nationale du Canada. Suivant l'alinéa 83.3(8)a), le suspect n'est pas déclaré coupable d'un vrai crime, il est plutôt déclaré coupable d'avoir éveillé les soupçons d'un agent de la paix.
J'aimerais maintenant aborder la question de l'invocation subtile de ces deux pouvoirs.
[Français]
Ce qu'on a appelé en français « l'invocation subtile de ces pouvoirs ».
[Traduction]
C'est là que la Canadian Muslim Lawyers Association est particulièrement consciente des répercussions de la Loi sur les populations vulnérables. L'invocation subtile des pouvoirs en matière de sécurité nationale s'est accrue : des centaines d'entrevues et d'enquêtes officieuses ont lieu sans qu'on porte des accusations formelles. Ces entrevues et ces enquêtes visent fort probablement à inciter les gens à épier les membres de leur communauté. L'ampleur de l'invocation subtile de ces pouvoirs contribue à créer un climat de méfiance entre les communautés et à l'intérieur de celle-ci, tout en engendrant une culture de l'impunité au sein des administrations s'occupant de la sécurité et du maintien de l'ordre, car la majeure partie de ces activités échappe aux statistiques des bureaucrates. On fournit donc un démenti plausible.
En fait, la multiplication des témoignages de membres des communautés musulmanes et arabes fait ressortir une tendance naissante à l'abus de pouvoir subtil. Puisque la Canadian Muslim Lawyers Association fait beaucoup de travail bénévole, tous ses membres ont eu l'occasion d'entendre des personnes se dire victimes de tels incidents. En tant qu'avocate en droit de l'immigration, j'ai malheureusement et fréquemment été témoin de ce type d'abus.
Diverses sources nous ont affirmé que des agents et des responsables des forces de l'ordre avaient menti et avaient abusé de leur pouvoir en invoquant « les nouvelles lois antiterroristes », prétendant ainsi avoir beaucoup plus d'autorité qu'ils n'en avaient en réalité. Dans de nombreux cas, des membres de la collectivité qui ne savent pas que les organismes responsables de la sécurité nationale ont des pouvoirs limités, qui ne connaissent pas les subtilités des dispositions législatives en matière de sécurité nationale ni même leurs propres droits ont coopéré à leur insu aux enquêtes sans avoir été informés de leurs droits.
La plupart des victimes de l'invocation subtile des pouvoirs ne dénoncent pas les malfaiteurs, de peur de subir les représailles de l'État et la stigmatisation sociale associée au terrorisme. Les non-Canadiens, les résidents permanents et les réfugiés sont les plus craintifs à cet égard.
Pour ce qui est des plaintes officielles, bon nombre de membres des communautés musulmanes et arabes n'accordent pas une très grande confiance au système de plainte et ne croient pas qu'il pourra leur rendre justice et redresser les torts qu'on leur a causés. Le cas de Maher Arar illustre très bien cette croyance. Des responsables canadiens ont été complices du drame de M. Arar. Même pendant qu'on le torturait dans une prison syrienne, le gouvernement canadien et ses organismes de sécurité nationale se sont contentés de nier, de se renvoyer la balle et de faire de l'obstruction. Le processus de plainte de la GRC n'a rien offert de concret dans la recherche de la vérité.
Tout ça pour dire que la simple existence de dispositions législatives, particulièrement celles qui portent atteinte à la vie privée et qui restreignent grandement la liberté, peuvent intimider les personnes qui comprennent peu le système juridique. C'est pourquoi nous croyons que la formation, l'éducation et la sensibilisation aux autres cultures sont essentielles. Ce n'est qu'un des aspects qu'on doit considérer au moment de déterminer si le projet de loi en question a un effet bénéfique.
Je voudrais également souligner les propos percutants du juge Binnie, de la Cour suprême. Même s'il a exprimé une opinion dissidente dans le cas Bagri, ses mots donnent matière à réflexion :
Chaque système juridique a connu des moments moins glorieux lorsque les droits civils de ses justiciables ont été réduits — d'une manière jugée regrettable par la suite — afin de remédier à une situation de crise nationale ou à une situation d'urgence en temps de guerre. Il suffit de penser au traitement réservé en temps de guerre aux Canadiens d'origine japonaise, dont la validité a été confirmée dans Reference Re : Persons of Japanese Race.
Il faut toutefois souligner que la Cour suprême et le Privy Council du Royaume-Uni ont en fait maintenu la détention des Japonais à cette époque, et que les Canadiens d'origine japonaise ne sont qu'un exemple parmi tant d'autres. En temps de guerre, des Canadiens d'origine ukrainienne, italienne et allemande ont également été détenus, pourtant, nous en éprouvons aujourd'hui de la honte.
[Français]
Également, la suspension des droits fondamentaux pendant la crise d'Octobre de 1970 au Québec est maintenant considérée comme une réaction extrême et inutile.
[Traduction]
Nous devons cesser de bafouer les traditions de liberté et de droits de la personne que nous chérissons tous pour ensuite regretter les dommages causés.
Enfin, les propos suivants du juge Binnie donnent à réfléchir sur les torts que nous nous infligeons lorsque nous adoptons des lois qui ne sont pas conformes à nos traditions en matière de liberté et de droits de la personne :
Le risque que comporte la « guerre contre le terrorisme » n'est pas seulement le préjudice réel que les terroristes peuvent nous causer, mais encore ce que la consternation, la colère, l'anticipation, l'opportunisme ou la dramatisation peut nous amener à faire à nos propres institutions juridiques et politiques.
Voilà donc nos observations.
Le sénateur Baker : Je félicite les témoins pour leurs excellents exposés. Mes deux questions sont pour M. DelBigio. Premièrement, je souhaite le féliciter pour l'obtention du prix du président de l'ABC qui soulignait ses longues années de bénévolat au Canada et ses grandes réalisations devant la Cour suprême du Canada à titre d'intervenant pour le compte de son organisation.
Monsieur, vous n'avez pas à vous excuser d'apporter des précisions ou des détails à l'examen de cette question, car la plupart des membres du comité s'intéressent au projet de loi dans ses moindres détails.
Je dois me restreindre à deux questions. Tout d'abord, je veux vous faire part d'une observation. Vous avez mentionné l'affaire R. c. Hall et la disposition où figure l'expression « pour toute autre juste cause sans préjudice de ce qui précède ». Le président a reçu la confirmation du ministre de la Justice, puisque le comité a demandé que cette expression soit retirée, qu'il proposerait une modification avant que notre comité termine ses délibérations, une modification du gouvernement pour la retirer. J'ai ici à ma gauche un ancien juge de la Cour supérieure qui apportera probablement la modification. C'est ce que nous a affirmé le ministre.
Il s'agit de votre première préoccupation; on s'en est occupé. Voici mes deux questions : vous avez soulevé une idée intéressante selon laquelle tous les problèmes découlant de cette loi, en ce qui concerne l'obtention d'une déposition sous serment dans le territoire dont nous parlons, sont liés aux dispositions d'autres lois fédérales traitant des ordonnances de mise sous scellés. Vous avancez, je crois, que ce problème serait en grande partie éliminé si l'on mettait en place une procédure obligeant un représentant du procureur général et un agent de la paix à se présenter devant un juge avec une déposition sous serment pour, par exemple, comme vous l'avez dit, procéder à une écoute téléphonique, appliquer l'article 487 du code ou obtenir un mandat d'enregistreur de numéro en vertu de l'article 492. Ils fournissent l'information sous serment, elle est mise sous scellés et, si on porte des accusations, une motion est présentée pour ouvrir le dossier et alors la Couronne noircit les parties qu'elle ne veut pas divulguer. Le juge détermine alors si le mandat est fondé, car sinon, il en ordonne la suspension pour que tous soient convaincus de l'application en bonne et due forme de la procédure, en ce sens qu'ils peuvent prendre connaissance du contenu de la déposition sous serment qui a donné lieu à une ordonnance de la cour.
Vous proposez d'inscrire dans le projet de loi, probablement comme l'exemple donné le fait voir, l'idée qu'il faut donner à certaines personnes l'accès à l'information qui est donné au juge sous serment. C'est là ma première question. Est-ce là votre proposition?
Ma deuxième question est la suivante : à propos de l'obligation de répondre aux questions, le passage du projet de loi dont il s'agit, et vous l'avez cité, se lit comme suit : « aucun élément de preuve découlant de la preuve obtenue de la personne ne peut être utilisé ou admis contre elle dans le cadre de poursuites criminelles autres que celles prévues aux articles 132 ou 136 », c'est-à-dire ceux qui traitent du parjure et d'entrave à la justice dans le code.
Des témoins sont venus soulever la même question ici même. Cependant, ils n'ont pas fait la proposition que vous faites, et qui comble peut-être un vide : à quoi pourrait servir cette information sinon à des poursuites criminelles? Bien entendu, vous avez posé les questions sur l'extradition; qu'en est-il de l'expulsion? Toutes ces autres possibilités entrent en jeu.
D'après les témoins que nous avons entendus, à ce sujet, il est étrange que la disposition figure ainsi dans le projet de loi — qu'elle s'applique uniquement aux poursuites criminelles. Ailleurs, par exemple dans la Law Society Act de la Colombie-Britannique, cela s'applique à toute procédure. Il n'est pas question de procédures criminelles en particulier. C'est une expression relativement générique qui se retrouve dans toutes sortes de lois. Proposez-vous que nous apportions une modification au projet de loi, que nous ne parlions plus de poursuites criminelles?
Ma dernière question a trait à la désignation d'un avocat. Vous soulignez une préoccupation que les membres de notre comité ont déjà soulevée. Vous nous proposez d'indiquer dans le projet de loi que, dans les circonstances appropriées, le juge, au nom de la justice, soit en mesure de désigner un avocat, peut-être au tarif du procureur général ou à un tarif imposable.
M. DelBigio : Merci de vos généreux compliments.
Pour ce qui touche le serment et la mise sous scellés de l'information, d'une certaine façon, ce sont là des questions distinctes, en ce sens que le fait de prévoir la mise sous scellés des documents permettrait d'harmoniser la disposition avec les dispositions semblables du Code criminel. Quand je parle de dispositions semblables, je veux dire les dispositions relatives aux perquisitions et les dispositions touchant l'écoute électronique ou l'interception de communications. Ce genre de dispositions permettrait probablement de prévoir aussi la mise sous scellés qui, parfois, est dans l'intérêt public.
Si la personne est obligée de donner l'information sous serment, la disposition s'harmoniserait ici avec les autres dispositions en matière d'enquête du Code criminel, mais nous affirmons également que c'est tout simplement une exigence constitutionnelle qui est reconnue comme telle depuis 1984, dans l'arrêt Hunter c. Southam.
Souvent, c'est dans le contexte d'une accusation criminelle qu'on demande maintenant la divulgation des informations en question à l'appui d'un mandat de perquisition. C'est ce qui se produit souvent, mais tous les mandats de perquisition ne mènent pas à des accusations criminelles. Si les renseignements relatifs à une audience d'investigation étaient scellés, nous envisagerions que la personne visée par l'ordonnance ait la possibilité de demander que l'information soit divulguée. C'est important pour que la personne puisse s'adresser au juge et contester l'ordonnance elle-même ou contester les raisons justifiant l'interrogatoire. De même qu'il est habituellement possible, en droit, de contester l'autorisation d'un mandat de perquisition ou d'une autorisation d'écoute électronique — pour que les gens aient droit à la protection entière de leurs droits —, il doit être possible de contester les fondements d'une ordonnance. Voilà notre position sur la question du serment et des renseignements mis sous scellés.
Quant à la question des poursuites criminelles, ne plus parler de l'aspect criminel tout en parlant de procédures au sens général permettrait probablement de bien tenir compte des protections prévues au Canada. Ça ne tiendra pas compte des difficultés éventuelles qui pourraient survenir en dehors du Canada, mais, pour ce qui est des protections au Canada même, nous serions d'accord avec l'idée de supprimer le terme.
Quant à la désignation des avocats, effectivement, à l'heure actuelle, en droit criminel, dans le cas des adultes, le Code criminel ne prévoit pas le pouvoir de désigner un avocat pour un adulte qui est accusé d'une infraction criminelle. Il y a le pouvoir de désigner un avocat dans le cadre de la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents, la LSJPA, et je crois que les dispositions en matière d'appel du Code criminel prévoient aussi le pouvoir de désigner un avocat. Cependant, à nos yeux, il est essentiel que la personne qui est visée par une des ordonnances dont il est question puisse avoir accès aux services d'un avocat, et la façon la plus rapide de répondre à une telle exigence consiste à permettre au juge d'en désigner un.
Le sénateur Baker : Bien entendu, vous avez raison, s'il s'agit de circonstances normales. Cependant, d'après l'alinéa 10b), dès qu'une personne est détenue, deux choses entrent en ligne de compte : d'abord, le droit qu'elle a d'obtenir immédiatement des conseils juridiques sans frais, et, ensuite, dans la mesure où elle y est admissible, il faut lui révéler que les dispositions relatives à l'aide juridique s'appliquent à partir des indications données sur une carte. Lorsque la personne est détenue, on lui donne ces renseignements à la lecture d'une carte. Ce sont les conseils juridiques sans frais accessibles immédiatement qui sont protégés, si la personne en veut, puis il y la possibilité d'y recourir à la première occasion, c'est-à-dire de faire un appel téléphonique, s'il y a un téléphone, pour que la personne puisse faire un appel en privé. En droit et d'après l'interprétation qui est faite de l'alinéa 10b), la personne doit avoir une telle occasion. Ce dont vous parlez, c'est la disposition selon laquelle il faut fournir à la personne un avocat qui la représentera durant l'ensemble de la procédure.
M. DelBigio : C'est cela, oui.
Le sénateur Day : Je reprends les termes du sénateur Baker pour chacun d'entre vous. Merci de l'exposé détaillé que vous avez présenté.
Je voudrais obtenir un éclaircissement à propos des observations que formule M. DelBigio au bas de la page 2. Vous parlez du paragraphe 83.28(11). Vous dites que ce passage du projet de loi C-3 donnerait à la personne visée par une audience enquête le droit de retenir les services d'un avocat. Puis, vous recommandez en plus que le paragraphe 83.28(11) soit modifié de manière à permettre de façon explicite que la personne soit représentée par un avocat durant l'audience d'investigation. C'est la partie qui porte sur l'audience d'investigation. Vous reconnaissez qu'il y a un droit à la représentation d'un avocat, alors je ne sais pas très bien quelle est votre recommandation. Pourriez-vous m'aider?
M. DelBigio : Comme c'est le cas pour une poursuite au criminel et, parfois, il est facile d'utiliser cette procédure comme référence, la personne peut se prévaloir des services d'un avocat au moment de l'arrestation ou de la détention. Elle peut se prévaloir des services d'un avocat à un moment donné, jusqu'au moment du procès, par exemple, ou pendant le procès lui-même. Notre position, c'est que l'accès aux services d'un avocat vaut pendant l'ensemble de la démarche. En ce moment, il n'est pas clair que la personne ait droit aux services d'un avocat pendant toute la démarche, ce qu'il faudrait préciser. Tout au long de la démarche, du début à la fin, la personne a droit aux services d'un avocat.
Le sénateur Day : Oui, mais l'article dit : en tout état de cause.
M. DelBigio : Oui.
Le sénateur Day : Ne croyez-vous pas que cela veut bien dire « en tout état de cause », pour l'ensemble de la démarche?
M. DelBigio : Le droit à un avocat est essentiel. Je reconnais l'expression, mais il est essentiel pour nous de faire ressortir ce point le mieux possible. L'idée correspondante, c'est la signification du « droit » dans le sens où avoir « droit » à un avocat peut vouloir dire disposer d'un avocat et être accompagné d'un avocat dans la salle d'audience, mais, pour que ce droit soit valable, la personne doit bien avoir accès aux services d'un avocat, d'où la nécessité d'en désigner un.
Le sénateur Day : Votre raisonnement m'apparaît valable. Je ne suis pas convaincu de pouvoir défendre correctement une modification du libellé, à moins que vous ne parveniez à me convaincre que le libellé en question ne nous permet pas d'accomplir ce que nous souhaitons accomplir ici.
M. DelBigio : S'il est admis, d'après le libellé actuel, que la personne a droit à un avocat du début à la fin de la démarche, nous n'avons rien à redire au libellé.
Le sénateur Day : Certains ont fait valoir qu'il serait bien que la personne puisse, avant même la procédure, retenir les services d'un avocat. Ici, le libellé se lit « ... en tout état de cause ». C'est peut-être ce que vous vouliez dire.
M. DelBigio : S'il est admis que cela commence au moment où les documents sont signifiés à la personne pour qu'elle comparaisse à une audience où elle peut contester l'ordonnance et jusqu'à la fin de la démarche, notamment au moment où elle peut être appelée à répondre à certains types de questions ou à produire certains types de biens — si c'est ce qu'il faut entendre par l'expression « en tout état de cause » —, nous sommes satisfaits.
Le sénateur Day : Ma deuxième question porte sur votre recommandation suivante au sujet du paragraphe 83.28(12). Vous affirmez que le législateur emploie dans le projet de loi C-3, du moins dans la version anglaise, le terme « shall » — « the judge shall » — pour signaler que le juge doit obligatoirement remettre la chose en question à l'agent de la paix. Puis, il est question du cas où la chose est « susceptible d'être utile à l'enquête ». Votre idée semble être de resserrer le libellé de manière à dire que la chose doit être directement pertinente, ce que je comprends aussi.
Cependant, vous affirmez que le juge n'a plus de pouvoir discrétionnaire résiduel pour ce qui est de savoir si le document et toute autre chose devraient être confiés à la garde d'un agent de la paix. Laissez-vous entendre que nous devrions abandonner le terme « shall » dans la version anglaise, pour lui substituer le terme « may », pour que le juge ait quelque pouvoir résiduel?
M. DelBigio : Oui : En faisant ainsi la distinction entre « shall » et « may », nous gardons à l'esprit que la Cour suprême du Canada, il y a quelques années de cela, dans un arrêt intitulé Baron, s'est penchée sur la question du pouvoir discrétionnaire résiduel. Elle a déterminé que ce pouvoir est essentiel pour protéger les droits et qu'il est essentiel aussi pour veiller à ce qu'une décision judiciaire qui donne lieu ou non à une perquisition ou, dans le cas qui nous occupe, qui fait qu'un bien sera confié à la garde d'un agent de la paix.
Or, pour déterminer le mieux possible la prépondérance des intérêts en jeu, il faut laisser cette marge de manœuvre au juge.
Le sénateur Day : Merci encore des recommandations que vous avez soumises. Nous allons les prendre en considération.
Le sénateur Jaffer : Je m'intéresse à la question de la désignation de l'avocat. Vous avez bien fait le tour de la question.
C'est là un domaine nouveau en droit, et je me demande si l'Association du Barreau canadien a commencé à se donner une expertise en la matière. Avez-vous créé une sous-section chargée de ce domaine? De même, prêtez-vous assistance aux avocats musulmans? Je sais qu'ils sont liés à de nombreuses causes de cette nature. Que faites-vous pour les aider à régler cette question?
M. DelBigio : Je veux permettre à Mme Thomson de répondre à la deuxième question que vous avez posée.
Pour ce qui est de construire une expertise en la matière, à ma connaissance, les dispositions particulières dont il est question n'ont jamais servi. Par conséquent, l'expertise qui s'est construite touche les considérations connexes : est-ce constitutionnel? Comment faire pour que ce soit constitutionnel? Est-ce une politique bien avisée? Vous voyez le genre de question.
À l'ABC, comme nous travaillons à ce secteur du droit depuis si longtemps, je crois que nous avons construit une expertise générale entourant les questions du genre, mais je n'ai connaissance de personne qui posséderait une expertise particulière concernant la conduite des audiences de cette nature, par exemple.
Peut-être que Mme Thomson peut répondre à votre deuxième question au sujet du travail accompli de concert avec d'autres groupes.
Mme Thomson : L'ABC fait partie de plusieurs organisations-cadres, à titre de membre ou d'observateur. Je crois que la Canadian Muslim Lawyers Association fait partie de certaines des mêmes organisations.
Quant à savoir quels sont les secteurs particuliers où les deux groupes collaborent, ce serait par l'entremise des organisations-cadres en question.
Le sénateur Jaffer : Ma deuxième question s'adresse à Mme Siddiquee. Vos collègues ont évoqué l'esprit de la loi, et nous savons qu'il y a eu un seul cas — celui du vol d'Air India. Les causes portées devant les tribunaux n'ont pas été nombreuses.
Tout de même, je sais qu'il y a eu bon nombre d'affaires moins claires dans le sens où un grand nombre de musulmans et d'Arabes ont été interviewés. Vous y avez fait allusion vous-même; notre comité jugerait utile que vous nous parliez de certains des cas que vous avez connus, vous et vos collègues, à titre d'avocats musulmans.
Mme Siddiquee : Avant de répondre à la question, je me dois de dire que la communauté musulmane canadienne est une communauté canadienne et fière de l'être. Lorsqu'on s'attaque à la canadienneté de citoyens canadiens, cela mine la foi fondamentale que leur inspirent le pays et ses institutions ainsi que leur volonté de travailler à l'intérieur des institutions existantes en vue de les améliorer et de les rendre plus conviviales et plus utiles.
Nous entendons parler régulièrement de gens qui sont nés au Canada et qui ont été élevés ici, qui se considèrent comme Canadiens à l'exemple de n'importe qui d'autre qui marche dans la rue, mais que l'on interviewe parce qu'ils fréquentent telle mosquée, parce qu'ils fréquentent telle personne, parce qu'ils font partie de telle organisation ou qu'ils contribuent à telle œuvre, qui ne figure sur aucune liste.
On les interviewe. On les questionne sur leurs allées et venues, sur les allées et venues de collègues et d'amis, puis aucune accusation n'est portée. La plupart des gens en question n'en disent rien à personne parce qu'ils jugent la situation embarrassante.
Les rares qui décident de parler nous relatent leur expérience, mais d'une manière maladroite, qui fait voir qu'elles ont été intimidées et embarrassées, que, d'une certaine façon, on a maintenant prouvé qu'ils sont moins canadiens que les autres. C'est une pratique que nous jugeons pénible et répugnante, car, nous ne saurions trop insister là-dessus, la communauté musulmane du Canada est une communauté canadienne solidement ancrée au pays.
Cette forme de traitement mine la capacité qu'il y a de réformer le système. Elle mine notre capacité d'améliorer le système pour que le renseignement soit plus éclairé, comme quelqu'un l'a dit plus tôt. Les communautés musulmanes et arabes ne pourront participer efficacement à la société si elles sont sans cesse ostracisées, comme elles estiment l'être.
Le sénateur Joyal : Je souhaite la bienvenue à M. DelBigio et à Mme Thomson. Cela m'impressionne toujours d'entendre Mme Siddiquee témoigner devant notre comité. Cela vaut pour d'autres encore au Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles.
Vous avez relevé un certain nombre de faiblesses dans le projet de loi, de même que certains pièges. Je crois que vous pourriez nous aider à comprendre ce qui m'apparaît être une autre faiblesse. Voyons les conséquences de ce qui se trouve à la page 2 du projet de loi en rapport avec le sous-alinéa 83.28(4)b)(iii). Ça se trouve au milieu de la page, tout juste avant la ligne 25. Il s'agit des termes qui sont soulignés dans le projet de loi. Je vais citer ce passage pour que ma question soit claire dans l'esprit des gens qui écoutent, mais qui n'ont pas un exemplaire du projet de loi devant eux.
Il est dit que le juge peut ordonner la tenue d'une audience d'investigation en rapport avec une infraction qui sera commise s'il est convaincu que...
Des efforts raisonnables ont été déployés pour obtenir par d'autres moyens les renseignements visés au sous- alinéa 25(ii).
À mes yeux, c'est là une expression ouverte — j'essaie de formuler cela de manière neutre — « par d'autres moyens ». Le législateur ne dit pas : « par tous les autres moyens possibles ». Il ne dit pas « par des moyens jugés raisonnables ». Il dit « par d'autres moyens ».
Voyons ce que cela veut dire. Supposons que la police vous suit dans vos déplacements depuis une semaine.
Elle a essayé par d'autres moyens d'obtenir les renseignements qu'elle recherche; elle ne les a pas obtenus. À mes yeux, c'est un critère qu'il est facile d'appliquer.
Pour que le juge soit convaincu que des efforts raisonnables ont été déployés pour obtenir les renseignements « par d'autres moyens », quel sens faut-il donner à l'expression « par d'autres moyens » comme critère?
M. DelBigio : Je présume que les rédacteurs ont envisagé d'inclure dans le projet de loi une supposition semblable à ce qui se trouve dans une des lois régissant l'autorisation de l'écoute électronique. Dans certains cas, l'autorisation de procéder à une écoute électronique peut être accordée s'il s'agit de ce qui est couramment qualifié de « dernier recours », d'un cas où tous les autres moyens d'enquête ont été employés, mais en vain. Le critère en question vise à garantir que l'écoute électronique — car elle est de nature intrusive — n'est utilisée qu'en dernier recours.
Dans la jurisprudence entourant les dispositions en matière d'écoute électronique, le sens donné à ce terme est établi. Il faut que le demandeur, la personne qui demande l'autorisation d'une écoute électronique — ou, dans le cas qui nous occupe, qui demande une ordonnance relative à une audience d'investigation — démontre au juge saisi de la demande que la police s'est employée par d'autres moyens à essayer de découvrir les renseignements cherchés, mais qu'elle n'est pas parvenue à le faire.
Par conséquent, dans les affaires d'écoute électronique, il y a d'ordinaire un affidavit d'un agent qui est remis et qui énonce certaines des démarches qui ont été entreprises dans le cadre de l'enquête, sans aboutir au résultat souhaité. C'est une exigence légale que l'on respecte dans le cadre de l'affidavit donné à l'appui d'une demande.
Que veut dire ce passage? Je n'arrive pas à trouver l'article pertinent dans le Code criminel. J'y arriverai peut-être d'ici quelques instants, mais je présume que c'est ce qui est envisagé.
Est-ce assez précis? Je n'en suis pas sûr. Il faudrait que j'essaie de voir si le libellé pourrait être peaufiné, pour qu'on améliore ou qu'on garantisse la protection en question.
Le sénateur Joyal : Il me semble que, sur le fond, l'alinéa 83.28b) énonce trois conditions qu'il faut réunir pour qu'un juge soit convaincu qu'il est essentiel de faire procéder à une audience d'investigation; autrement dit, de rendre l'ordonnance pour que cela se fasse.
Suivant le premier critère, il existe des motifs raisonnables de croire qu'une infraction de terrorisme sera commise. Les autorités sont près de détenir la preuve ici. Comme je l'ai dit à un autre témoin aujourd'hui, il n'est pas question de l'infraction qui sera peut-être commise ou qui pourrait être commise; c'est une infraction qui est sur le point d'être commise. Elle sera commise. Il y a donc dès les premiers éléments une certitude qui fait que la barre est mise plus haut.
Le degré de certitude appliqué à la troisième condition n'est pas élevé.
... des efforts raisonnables ont été déployés pour obtenir par d'autres moyens les renseignements visés au sous- alinéa (ii).
Autrement dit, si l'expression « par d'autres moyens » n'est pas précisée, comme vous le dites, c'est peut-être qu'il se trouve ailleurs dans le Code criminel quelque chose en rapport avec l'écoute électronique.
Il n'est pas du tout question ici d'écoute électronique. Il est question d'une personne qui fait l'objet d'une enquête depuis un certain temps. Si les agents ont conclu que la personne va commettre une infraction de terrorisme, cela veut dire qu'ils disposent d'autres éléments faisant partie d'une preuve qu'ils ont édifiée et qu'ils vont présenter au juge.
Il me semble que le dernier passage est de nature trop vaste pour que les juges soient convaincus du bien-fondé du critère. Normalement, ils doivent être saisis d'une affaire dans des circonstances exceptionnelles. Comme vous l'avez fait remarquer clairement pendant votre déclaration — et je ne pourrais être plus d'accord avec vous —, cette disposition-là va tout à fait à l'encontre de notre politique nationale en matière criminelle.
Il me semble que nous ouvrons là une porte toute grande : désormais, pour obtenir l'autorisation qu'elle recherche, la police aurait à atteindre le degré de preuve minimale qui existe.
Autrement dit, pour que les audiences d'investigation se limitent à des cas d'exception, pour qu'un juge soit saisi de telles demandes en fonction du critère voulu, il faut employer un critère suffisamment rigoureux. Le juge doit être convaincu qu'un tel critère est respecté pour autoriser l'audience.
M. DelBigio : Je comprends ce que vous dites. C'est important. J'hésite pour une seule raison : je crois que le libellé de cet alinéa devrait être clair, c'est-à-dire qu'il devrait fixer un critère rigoureux applicable en dernier recours. Si j'hésite, c'est seulement que j'envisagerais un meilleur libellé en ce moment. C'est certainement un problème.
Tout de même, l'alinéa devrait être clair dans le sens où il devrait affirmer que le critère à respecter est rigoureux et, si tant est qu'il est employé, si jamais il l'est, ce ne serait vraiment qu'en dernier recours.
Je serais heureux de vous livrer d'autres réflexions sur ce que pourrait être un meilleur libellé, mais j'hésite à le faire sans préparation aucune.
Le sénateur Joyal : Non, je ne vous demande pas de me préciser ce qu'il devrait en être aujourd'hui.
J'essaie seulement de réfléchir à ce que vous avez dit. Cette mesure est une mesure d'exception qui va à l'encontre de notre politique pénale au Canada, de notre common law et de tous les principes que nous avons essayé d'implanter dans notre Code criminel. De fait, nous associons toutes sortes de paramètres à une telle décision, pour nous assurer qu'on ne puisse en abuser de façon trop facile.
Comme un témoin l'a fait remarquer, nous limitons les audiences d'investigation du genre au cas des infractions de terrorisme, mais, un jour, quelqu'un viendra nous faire valoir un autre argument et dira : voici une sorte d'infraction criminelle qui est si odieuse et si terrible qu'il nous faudrait pouvoir conduire une audience d'investigation. Normalement, ce sont des infractions d'ordre sexuel où il est question d'enfants. Normalement, c'est l'élément suivant de la liste des situations horribles qui suscite de la furie sinon une vive réaction chez les gens.
Autrement dit, si nous voulons nous assurer de ne pas ouvrir dans le Code criminel une brèche qui ferait qu'un usage différent de cette nature en naîtrait, nous devons nous assurer d'adopter un critère rigoureux.
M. DelBigio : Dans d'autres contextes, nous avons dit nous soucier de la façon dont les pouvoirs en matière criminelle semblent s'élargir. Ils ne semblent jamais rétrécir.
Par exemple, il y a peut-être le cas de la Banque nationale de données génétiques. La liste d'infractions pouvant faire l'objet d'une ordonnance à cet égard ne fait simplement que s'allonger.
Nous nous soucions toujours de l'expansion des pouvoirs et de l'idée que le terrorisme sert de justification à l'établissement d'un pouvoir extraordinaire. Une fois de tels pouvoirs devenus partie intégrante du Code criminel, il est assez facile d'envisager que quelqu'un arrive et fasse valoir qu'il y a d'autres questions extrêmement préoccupantes où l'audience d'investigation devrait pouvoir servir.
L'ABC se soucie toujours de l'expansion continue des pouvoirs.
Le sénateur Joyal : Je dirais que cela a un fondement juridique et politique, mais je voudrais poser une question à Mme Siddiquee.
À la page 5 de votre mémoire, il y a un passage que je citerai en français, car il est en français de toute façon dans votre mémoire.
[Français]
Vous dites au troisième point, au bas de la page :
Également, la suspension de droits fondamentaux pendant la crise d'Octobre 1970 au Québec est maintenant considérée comme une réaction extrême et inutile.
[Traduction]
N'aurait-il pas été plus convenable de mentionner le fait que, à l'époque où les droits fondamentaux ont été suspendus au Québec, pendant la crise d'octobre, c'était dans le contexte de la Loi sur les mesures de guerre, et cette loi-là avait déjà 40 ans à l'époque? Elle a fait place à la Loi sur les mesures d'urgence, et il y a aujourd'hui une Charte canadienne des droits et libertés.
Je ne suis pas sûr que le jugement que vous portez là-dessus fasse l'unanimité; que la décision prise par le gouvernement canadien à ce moment-là était inutile. Je n'en suis pas sûr. C'est une affaire discutable dans la mesure où il importe de restreindre la nature juridique d'une situation ou d'un argument; si vous tirez une conclusion politique, bien sûr, vous vous exposez à la possibilité que les gens vous signalent poliment d'autres points de vue.
À ce sujet, lorsqu'il s'agit de tirer des conclusions du genre, je me demande s'il ne faudrait pas se reporter aux lois du pays telles qu'elles existaient à ce moment-là. L'histoire canadienne regorge d'exemples où les lois d'une époque précise prévoient quelque chose qui, de nos jours, bien entendu, serait frappé tout à fait d'interdiction. J'apporte cette précision dans le contexte de ce que vous venez d'affirmer.
Mme Siddiquee : Je saisis. Je comprends bien ce que vous dites.
Le recul qu'il y a depuis que l'incident est survenu, il y a des décennies de cela, y est évidemment pour quelque chose dans ce que je disais. Je comprends tout à fait que, à ce moment-là, il régnait une incertitude et une insécurité incroyables, et la peur de l'inconnu. À l'époque, c'était peut-être raisonnable comme empiètement sur les libertés civiles, car nous ne savions pas ce qui allait arriver.
Aujourd'hui, 48 ans plus tard, nous pouvons le voir dans un contexte plus vaste en songeant à ce qui est arrivé par la suite et ce qui n'est pas arrivé par la suite. Étant originaire du Québec, je connais bien ce débat; pendant que je grandissais, le débat à ce sujet était très présent. Je vois les deux points de vue. Je crois qu'aujourd'hui, des décennies plus tard, dans le cadre de notre Charte, les gens seraient peut-être plus nombreux à adopter ce point de vue, mais je comprends tout à fait que, à l'époque, oui, il y avait des raisons d'adopter cette position-là. À l'époque, certes, ce n'était pas nécessairement extrême ou inutile.
Le sénateur Baker : Dans les deux parties de ce projet de loi, dont une porte sur les audiences d'investigation, et l'autre, sur l'engagement assorti de conditions... Pour ce qui est de l'audience d'investigation, il s'agit de dépositions sous serment faites devant un juge. Le témoin sait-il pourquoi un juge s'entend ici d'un juge de la cour provinciale ou d'un juge d'une cour supérieure de juridiction criminelle, section chargée des audiences d'investigation, alors que l'engagement assorti de conditions ne fait intervenir que le juge de la cour provinciale, qui est le seul à pouvoir modifier les conditions? Pouvez-vous expliquer pourquoi les deux cas sont traités différemment?
M. DelBigio : C'est un point intéressant du droit criminel : maintenant, suivant la disposition en matière d'enquête qui s'applique, dans certains cas, des demandes sont présentées à un juge de paix pour que...
Le sénateur Baker : Pour qu'il y ait un mandat de perquisition.
M. DelBigio : Oui et, parfois, c'est un juge d'une cour provinciale qui en est saisi. Parfois, c'est un juge d'une cour supérieure. Seul un juge d'une cour supérieure peut être saisi d'une demande d'écoute électronique.
Parfois, on craint que les juges de paix n'aient peut-être pas reçu la formation juridique nécessaire à cet égard et qu'ils ne devraient donc pas accorder d'autorisations. Parfois, on fait valoir qu'il n'y a pas d'argument rigoureux qui permette de faire une distinction quelconque entre les juges d'une cour provinciale et les juges d'une cour supérieure en ce qui concerne les demandes de ce genre.
Je ne saurais dire que nous nous sommes penchés spécialement sur cette question. Je ne peux donner d'explication immédiate.
Monsieur le président, j'ai évoqué tout à l'heure un article du Code criminel qui traite du dernier recours en la matière. Il s'agit de l'alinéa 185(1)h), qui régit le recours à l'écoute électronique.
En rapport avec cette demande, disons que : « il doit y être joint un affidavit d'un agent de la paix ou d'un fonctionnaire public pouvant être fait sur la foi de renseignements tenus pour véridiques et indiquant ce qui suit... » Maintenant, je cite l'alinéa h) :
si d'autres méthodes d'enquête ont ou non été essayées, si elles ont ou non échoué, ou pourquoi elles paraissent avoir peu de chance de succès, ou si, étant donné l'urgence de l'affaire, il ne serait pas pratique de mener l'enquête relative à l'infraction en n'utilisant que les autres méthodes d'enquête.
Les conditions à réunir sont exigeantes.
Le sénateur Joyal : Vous et moi, à l'exemple de bien des gens ici, nous allons conclure que c'est là un critère rigoureux, alors que celui dont il est question dans le projet de loi l'est nettement moins.
Cela ne dit pas que l'on a déployé des efforts raisonnables pour obtenir les renseignements. Cela ne dit pas que la démarche n'a pas porté fruit; les tentatives faites ne sont pas caractérisées. Dans l'article que vous venez de lire, il y a différents niveaux de tentatives qu'il faut atteindre avant qu'un juge ne puisse être saisi d'une telle demande.
M. DelBigio : Adopter un vocabulaire semblable a ceci d'avantageux que les termes ont déjà été interprétés au sens du droit criminel. Dès qu'on utilise un terme nouveau, on invite les gens à faire des distinctions, d'où les problèmes d'interprétation.
Le sénateur Baker : Ma dernière question est d'ordre général et, bien entendu, vous admettrez que le libellé jette les fondements du motif d'appel, de la raison pour laquelle l'autorisation est accordée. Tous les motifs en question doivent figurer dans l'affidavit du déposant ou de son délégataire, ou de quiconque est chargé de l'autorisation. Vous avez tout à fait raison, sénateur Joyal, vous et le témoin.
Quant à l'intervention du juge d'une cour provinciale par opposition à celle du juge d'une cour supérieure, la seule chose qui me vient à l'esprit, c'est que le juge d'une cour supérieure a compétence inhérente pour agir et peut donc aller au-delà de ce qui est simplement écrit dans la loi. C'est que, comme vous le savez, un juge d'une cour provinciale doit se contenter d'appliquer ce qui est écrit dans la loi. Rien de plus.
Ma dernière question se rapporte à la question que le sénateur Day a posée il y a quelques instants. Si j'ai bien compris, le sénateur Day a parlé du droit à un avocat, mais vous avez parlé non seulement du droit à un avocat, mais aussi du droit à un avocat désigné par le tribunal, si besoin est, par le juge. Ce sont là deux choses différentes. Le droit de retenir les services d'un avocat est mentionné sur une carte, si nous avons bien compris la chose. C'est écrit sur une carte. Les gens ont le droit à un avocat : voici l'annuaire téléphonique et voilà la cabine; en privé, vous pouvez choisir votre avocat. C'est le droit aux services d'un avocat. Ce dont vous avez parlé, vous, c'est du droit à un avocat désigné par le juge dans cette circonstance extraordinaire, pour garantir que la personne est bien représentée. C'est bien cela?
M. DelBigio : C'est cela.
Le président : Merci aux témoins et aux experts, et merci, chers collègues. L'après-midi a été long.
Puis-je dire, pour terminer, que j'ai déjà évoqué avec les membres du comité qui sont encore présents qu'il est très possible que nous traitions du projet de loi C-3 lundi prochain, étant donné le délai imparti. J'ai discuté de la question avec le sénateur Andreychuk; elle est à l'aise avec cette idée-là. Elle examinera l'idée avec les hautes instances et me reviendra là-dessus demain. S'il y a consensus, nous allons confier cette décision au comité de direction. Je crois savoir qu'il y aura une mise aux voix à ce comité demain.
Le sénateur Baker : Oui, monsieur le président, je voudrais invoquer le Règlement...
Le sénateur Joyal : Vous devriez peut-être donner congé aux témoins.
Le président : Oui, j'espérais que nous avions fini. Mesdames et messieurs les témoins, si vous voulez écouter cela...
Le sénateur Baker : C'est simplement une demande de précision à propos du projet de loi qui se trouve actuellement devant la Chambre des communes. Pouvez-vous nous préciser ce que nous sommes appelés à faire ici du point de vue du droit? Si nous n'adoptons pas le projet de loi d'ici une semaine, une semaine et demie, la seule conséquence serait que les certificats existants prendraient fin. Il n'y aurait pas d'autres conséquences du point de vue du droit. C'est bien cela, monsieur le président?
Le président : Notre recherchiste s'est penchée sur la question; elle veut que ce soit le plus clair possible. Je m'en remets à elle.
Jennifer Bird, analyste, Bibliothèque du Parlement : Si je saisis bien la question, au terme d'une année, les certificats des personnes qui ont intenté l'action, soit M. Charkaoui, M. Harkat et M. Almrei, mais aussi toute autre personne à laquelle s'applique un certificat — et il est question ici de six personnes — ne seront plus considérés comme raisonnables. À ce moment-là, les personnes visées vont pouvoir demander au tribunal de faire annuler leur certificat. Les certificats ne cesseront pas de s'appliquer automatiquement. Il faudra que les gens demandent leur annulation. J'imagine que ce sera pour eux une tâche assez simple, étant donné ce que le tribunal a dit dans la décision à leur sujet.
Le sénateur Baker : C'est ce que je voulais dire, monsieur le président. Nous ne sommes peut-être pas liés par le délai que propose le gouvernement, dans la mesure où il y a une procédure qui s'applique aux certificats visant les personnes en question, qui sont sur le point d'expirer.
Le président : Je le sais, mais certains diront qu'il s'agit d'une zone grise. Par souci extrême de prudence, je crois que nous devrions inviter un témoin du gouvernement qui serait apte à répondre à la question. Selon le projet de loi S-3, il n'y a pas de limite de temps qui soit relative. Ces deux projets de loi sont comme des frères siamois.
Le sénateur Joyal : Si le gouvernement croit ne pas pouvoir atteindre l'objectif fixé par la Cour suprême, le procureur général du Canada peut déposer une requête en vue de prolonger de six mois environ la durée d'application du jugement du tribunal. Il y a aussi la possibilité de s'adresser au tribunal là où une décision comporte une date limite. Il appartient au tribunal de décider. Ce n'est pas le terme absolu de la condition dans laquelle un certificat valable peut être accordé.
Le président : Je comprends. Merci beaucoup. Nous nous verrons la semaine prochaine.
La séance est levée.