Délibérations du comité sénatorial spécial sur
l'Antiterrorisme
Fascicule 6 - Témoignages du 12 mai 2008
OTTAWA, le lundi 12 mai 2008
Le Comité sénatorial spécial sur l'antiterrorisme se réunit aujourd'hui à 13 h 30 pour étudier les dispositions relatives au processus de délivrance des certificats de sécurité figurant dans la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, modifiée récemment par la Loi modifiant la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés (certificat et avocat spécial) et une autre loi en conséquence, L.C. 2008, ch. 3, et à examiner le fonctionnement de ce processus dans le cadre du dispositif canadien de lutte contre le terrorisme.
Le sénateur David P. Smith (président) occupe le fauteuil.
[Traduction]
Le président : Nous sommes heureux d'accueillir aujourd'hui le professeur Hamish Stewart, de la Faculté de droit de l'Université de Toronto, et le professeur Craig Forcese, de la Faculté de droit de l'Université d'Ottawa.
Je vous invite tous deux à faire une déclaration liminaire d'une dizaine de minutes. D'après sa biographie, M. Stewart est détenteur d'un doctorat de Harvard. Quant à M. Forcese, il a fait ses études à l'Université Yale. Nous accueillons donc aujourd'hui des témoins de haut vol.
Hamish Stewart, professeur, faculté de droit, Université de Toronto, à titre personnel : Je remercie le comité de son invitation à comparaître. Mes domaines d'études et d'enseignement sont le droit pénal et le droit de la preuve. C'est dans cette optique que j'ai d'abord pris connaissance des cas découlant du processus de délivrance des certificats de sécurité figurant dans la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés.
C'est en consultant un recueil de jurisprudence que j'ai lu un compte rendu portant sur l'un de ces cas. J'ai été étonné d'apprendre que cette procédure était disponible au Canada et, en fouillant davantage, j'ai été encore plus étonné de voir de quelle façon elle était appliquée. Compte tenu de mon bagage en droit pénal, il m'a semblé qu'en l'occurrence, les allégations, ainsi que les conséquences pour la personne désignée dans le certificat, étaient de nature pénale. La personne ainsi nommée pouvait être détenue pendant une période extrêmement longue, voire indéterminée et, advenant sa libération, celle-ci serait assujettie à des conditions très sévères.
À mes yeux, ce processus ressortissait au droit pénal, mais il n'en est rien puisqu'il relève de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, la LIPR. Après avoir pris connaissance de ces cas, je me suis dit que les garanties procédurales accordées à la personne nommée dans un certificat seraient élevées.
Voilà qui m'amène aux deux sujets que je veux aborder. Premièrement, je veux parler brièvement de ce que j'ai appelé dans mon mémoire écrit les prémisses sous-jacentes au processus de délivrance des certificats de sécurité, soit les motifs justifiant un tel processus. Deuxièmement, je veux traiter de certains aspects particuliers du projet de loi C-3.
S'agissant des prémisses sous-jacentes au processus, s'il est nécessaire, c'est probablement parce qu'il y a des non- citoyens inadmissibles pour des motifs de sécurité qui, pour une raison quelconque, ne peuvent être traités adéquatement selon la procédure habituelle du droit de l'immigration et du droit pénal. Si les allégations relatives à cette perception d'une menace pour la sécurité pouvaient être traitées selon la procédure habituelle, nous n'aurions pas besoin du processus des certificats de sécurité.
La seconde prémisse sur laquelle ce processus semble reposer concerne des renseignements dont le gouvernement veut se servir à deux fins. Premièrement, il veut se servir de ces renseignements contre la personne nommée, mais, deuxièmement, il veut aussi garder ces renseignements secrets. N'eût été de cette caractéristique, nous n'aurions sans doute pas besoin du processus des certificats de sécurité.
En tant que professeur qui ne pratique pas et qui n'a jamais pratiqué le droit, ni traité ces questions dans un contexte pratique, j'admets qu'il est difficile de savoir si ces prémisses sont fondées. Toutefois, il est utile de signaler qu'elles doivent l'être pour justifier la nécessité du processus des certificats de sécurité. Bien que je ne puisse affirmer avec certitude qu'elles sont bonnes ou mauvaises, je doute qu'elles soient fondées.
En ce qui a trait à la première prémisse, il serait préférable d'opter pour un procès pénal plutôt que pour une instance en immigration pour examiner le genre d'allégations portées dans les affaires impliquant des certificats de sécurité. Les dispositions de l'article 7 du Code criminel en matière de compétence confèrent aux tribunaux de première instance canadiens toute compétence pour sanctionner des actes criminels liés au terrorisme, peu importe où ils ont été perpétrés dans le monde.
Cela dit, je ne suis pas certain que ces dispositions habilitent nos tribunaux à se pencher sur toute allégation concernant des actes terroristes commis n'importe où et n'importe quand. Toutefois, ces dispositions ont une vaste portée et les allégations portées contre les personnes détenues en vertu de certificats de sécurité tombent sans doute sous le coup de cette juridiction.
Il serait avantageux de procéder de cette façon à bien des égards. Au lieu d'être assujettie à cette procédure plutôt curieuse dans le contexte du processus des certificats de sécurité, la partie visée jouirait de toutes les protections habituellement associées au droit pénal. À l'issue d'une procédure pénale, nous saurions si la personne est coupable ou innocente des allégations portées contre elle à la suite de l'application d'une norme de preuve élevée. Toute personne reconnue coupable se verrait imposer une lourde peine, mais à tout le moins, cette peine serait déterminée, contrairement à la détention pour une période indéterminée autorisée en vertu de la LIPR.
N'étant pas un praticien du droit, il m'est difficile d'évaluer la seconde prémisse, soit la confidentialité des renseignements. L'utilisation de renseignements secrets en pareil cas me préoccupe parce qu'elle peut être difficilement contestée. Il est difficile de contester les renseignements en question, précisément parce qu'ils sont secrets. En conséquence, cela peut sembler beaucoup plus significatif que ce n'est le cas dans l'esprit du décideur. La confidentialité des renseignements a été au coeur des problèmes relevés par la Cour suprême du Canada dans l'affaire Charkaoui.
Si ces deux prémisses sont fondées, alors oui, nous avons besoin du processus des certificats de sécurité. Si elles ne le sont pas, nous n'en avons pas besoin. Je ne peux pas vous dire si elles sont fondées, mais il est utile de garder à l'esprit les hypothèses qui sous-tendent ce processus.
Mon deuxième sujet de discussion concerne des points particuliers du projet de loi C-3, qui est la réponse du gouvernement à la décision de la Cour suprême dans l'affaire Charkaoui. Supposons, aux fins de la discussion, que le processus des certificats de sécurité soit nécessaire, que c'est une façon appropriée de traiter des non-citoyens soupçonnés de présenter un risque pour la sécurité du Canada; supposons aussi que le gouvernement ait des raisons valables de vouloir garder secrète une partie de ces renseignements. Quels sont les problèmes que pose le processus des certificats de sécurité?
À propos du régime précédent, la Cour suprême a jugé que le processus de détermination du caractère raisonnable du certificat était injuste au point d'être incompatible avec la Constitution. Plus précisément, la cour a déclaré que ce processus ne respecte pas le principe des garanties juridiques, un principe de la justice fondamentale en vertu de l'article 7 de la Charte. Ce principe exige qu'une personne visée par de telles allégations soit informée de la preuve pesant contre elle et, par conséquent, qu'elle puisse y répondre.
La cour a reconnu qu'il était dans l'intérêt légitime du gouvernement de garder certains renseignements secrets; en conséquence, elle n'a pas dit qu'il était nécessaire de communiquer à la personne visée la totalité des renseignements. Au lieu de cela, la cour a déclaré qu'il faut, soit communiquer la totalité des renseignements à l'intéressé, soit trouver une autre façon de l'informer pour l'essentiel.
Le projet de loi C-3 propose une solution de rechange en instaurant un système d'avocats spéciaux. J'ai lu les témoignages que votre comité a entendus en février dernier. Par conséquent, je sais qu'on vous a beaucoup parlé des avocats spéciaux. Je ne crois pas avoir grand-chose à ajouter qui soit différent de ce que vous avez déjà entendu, mais permettez-moi de présenter un bref argument à ce sujet.
L'avocat spécial est censé recevoir la totalité des renseignements et des éléments de preuve fournis au juge qui n'ont pas été divulgués en vertu de la mesure. L'avocat spécial joue un rôle important dans cette procédure puisqu'il a accès à la preuve en l'absence de la personne désignée dans le certificat. Toutefois, une fois que l'avocat spécial a pris connaissance des renseignements sensibles, la mesure stipule qu'il peut communiquer avec la personne visée uniquement avec l'autorisation du juge, et selon les conditions jugées appropriées par ce dernier.
Il ne fait aucun doute que ce régime fera l'objet d'une contestation en vertu de la Constitution et que celle-ci sera centrée sur cette contrainte.
Étant donné qu'on limite la capacité de l'avocat spécial de communiquer avec la personne nommée, sous réserve d'une autorisation du juge et selon les conditions imposées par lui, l'avocat spécial est-il une solution de rechange valable à la divulgation directe des renseignements à la personne détenue et à son conseil? Il est difficile de répondre à cette question. En février, de nombreux témoins qui ont comparu devant le comité ont mis en doute la constitutionnalité de ce régime. Je suis enclin à leur donner raison, mais le temps nous dira comment le système fonctionne en pratique, et dans quelle mesure ces contraintes constituent une entrave sérieuse au rôle de l'avocat spécial. Certaines personnes inscrites sur la liste des avocats spéciaux sont d'excellents avocats qui ont beaucoup d'expérience dans ce genre de travail. Avec le temps, ils pourront nous dire si le système fonctionne. À tout le moins, ils seront en mesure de fournir un fondement probatoire nous permettant de déterminer si le système fonctionne. Le détenu sera-t-il en mesure de contester efficacement les éléments de preuve secrets par l'entremise de l'avocat spécial? Dans l'affirmative, on jugera que le système constitue une solution de rechange valable et sa constitutionnalité sera reconnue; dans le cas contraire, elle ne le sera pas.
Un dernier point au sujet de l'avocat spécial. Même si l'on reconnaît du bout des lèvres la constitutionnalité du système de l'avocat spécial, même s'il répond à peine aux exigences de la Cour suprême du Canada en matière d'équité procédurale, je ne vois pas pourquoi le Parlement n'a pas présenté un modèle d'avocat spécial plus solide dans le projet de loi C-3. Le rôle du Parlement n'est pas de satisfaire aux exigences minimales imposées par la Cour suprême du Canada, mais de mettre en place un bon système. M. Forcese a déjà présenté des exposés très étoffés au sujet d'autres modèles d'avocat spécial. Je crois savoir que le modèle d'avocat spécial relevant du Comité de surveillance des activités de renseignement de sécurité, le CSARS, n'est pas aussi limité que le modèle figurant dans le projet de loi C-3, et il aurait certainement été accepté par la Cour suprême du Canada du point de vue du droit constitutionnel. Il est malheureux que ce modèle n'ait pas été intégré au projet de loi C-3 plutôt que le modèle restreint qui a été mis en place.
Je vais maintenant passer à mon dernier point. Deux aspects du processus des certificats de sécurité qui me préoccupent énormément, en tant que citoyen et professeur de droit, n'ont pas été abordés dans le projet de loi C-3. Cela est regrettable parce que le projet de loi C-3 était une occasion de modifier ces caractéristiques du processus, une occasion ratée.
Premièrement, le processus des certificats de sécurité autorise la détention d'une personne pour une période indéterminée, sans pour autant affirmer qu'une personne devrait être détenue indéfiniment. L'hypothèse sous-jacente semble être que la personne sera remise en liberté, mais la mesure ne précise aucune limite de temps en matière de détention. Il n'y est mentionné nulle part que plus une personne est détenue pendant une longue période, plus sa mise en liberté est probable. Toute détention pour une période indéterminée, sans qu'un tribunal détermine qu'une personne présente un risque pour la sécurité du Canada, est extrêmement troublante. J'aurais souhaité que le projet de loi C-3 modifie la loi afin qu'une détention prolongée pave la voie à la mise en liberté du détenu, ou que l'on réduise la possibilité qu'une personne soit détenue indéfiniment.
Deuxièmement, sous sa forme actuelle, la loi autorise la déportation d'une personne susceptible d'être soumise à la torture ou à un traitement cruel ou inhumain dans un autre pays. Dans l'arrêt Suresh, la Cour suprême du Canada a déclaré que la déportation vers un pays pratiquant la torture serait acceptable dans des circonstances exceptionnelles. Quant à savoir si la Cour suprême maintiendra cette position lorsqu'elle sera saisie du cas d'une personne qui risque la torture à la suite de sa déportation, c'est une autre affaire. Que la cour maintienne cette exception ou non, il aurait été souhaitable que le Parlement intervienne pour infirmer l'exception Suresh par voie législative en prenant l'engagement de ne pas déporter des gens qui risquent la torture, peu importe la menace qu'ils présentent envers la sécurité, et en trouvant une autre façon de la juguler. En ce sens, je fais écho aux commentaires d'Alex Neve, secrétaire général d'Amnistie Internationale Canada, qui a comparu devant le comité en février dernier. Avons-nous besoin d'un processus de délivrance de certificats de sécurité? Peut-être. Je n'en suis pas sûr. Le système d'avocat spécial présenté dans le projet de loi C-3 risque de ne pas satisfaire aux exigences constitutionnelles établies dans l'arrêt Charkaoui. Toutefois, même s'il y satisfait, un système plus solide aurait été souhaitable.
En dernier lieu, j'estime que certains problèmes que présente le processus auraient pu être réglés lorsque le Parlement en était saisi, par l'entremise du projet de loi C-3. Dommage qu'il ne l'ait pas été.
Craig Forcese, professeur, faculté de droit, Université d'Ottawa, à titre personnel : Je vous remercie de m'avoir invité à comparaître pour discuter du projet de loi C-3 et de ses conséquences. Je suis d'accord avec les propos de M. Stewart et j'essaierai d'étoffer certains de ses commentaires. J'aborderai trois éléments : premièrement, l'article 81 du projet de loi C-3 sur la détention et la mise en liberté; deuxièmement, l'article 83 sur la nature de la divulgation des renseignements, non pas à l'avocat spécial, mais à la partie nommée; et troisièmement, le paragraphe 83.4 sur les restrictions s'appliquant aux communications de l'avocat spécial, une fois qu'il a pris connaissance des renseignements sensibles. Comme je ne veux pas répéter les commentaires que vous avez entendus en février, j'approfondirai quelque peu la question.
Les dispositions du projet de loi concernant la détention codifient une pratique de la Cour fédérale qui a évolué au cours des quelques dernières années. Le projet C-3 et la précédente incarnation du processus de délivrance des certificats de sécurité autorisent la détention de personnes faisant l'objet d'un certificat de sécurité, sous réserve de l'obtention d'un mandat de détention signé. En pratique, la Cour fédérale examine cette détention et peut autoriser la mise en liberté de l'intéressé, selon des conditions strictes, pour peu qu'elle estime que cela ne risque pas de compromettre la sécurité nationale. Cette disposition est codifiée à l'article 81, dans l'ordre.
M. Stewart a signalé le problème que comporte cette disposition. La détention et la mise en liberté assortie de sévères conditions ne sont pas formellement liées à une procédure de renvoi existante. Autrement dit, en théorie, un individu est détenu en attendant sa déportation; mais si cette déportation déraille, pour une raison ou une autre, aucune disposition dans la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés n'interdit que cette détention se poursuive indéfiniment. Le libellé de la loi est clair : aussi longtemps que la personne est considérée comme une menace à la sécurité nationale, elle peut être détenue en vertu de la LIPR.
De quelle façon, et dans quelles circonstances, une personne visée par un certificat de sécurité pourrait-elle se soustraire à une ordonnance d'expulsion? Je crois qu'au cours des six à douze prochains mois, nous serons confrontés à une situation où les efforts en vue d'expulser un de ces individus échoueront à la suite d'un recours à l'article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés — la possibilité de la torture.
S'il n'est pas permis d'expulser une personne qui risque la torture, selon la LIPR, cette personne peut, soit être détenue indéfiniment, soit être mise en liberté selon des conditions très strictes. Cette situation pourrait déboucher sur un système de détention pour une période indéfinie applicable aux ressortissants étrangers en vertu de la Loi sur l'immigration. Dans l'affaire Suresh, se référant aux circonstances exceptionnelles qui pourraient justifier le renvoi d'une personne risquant la torture, la Cour suprême a fait savoir qu'elle n'autoriserait pas un tel renvoi. Dans l'affaire R. c. Hape, l'arrêt rendu il y a un an établit que, dans la plupart des cas, la Charte doit être interprétée en conformité des obligations internationales du Canada, lesquelles lui interdisent catégoriquement tout renvoi en cas de risque de torture. Si la Cour suprême était sincère dans l'arrêt Hape, il ne peut y avoir d'exception Suresh.
Au plan analogique, ce qui se rapproche le plus de ce système de détention pour une période indéfinie serait un engagement de ne pas troubler l'ordre public en vertu de l'article 810.01 du Code criminel : une détention sans poursuite pénale, ou quelque chose d'approchant. Une personne tenue de contracter un engagement de ne pas troubler l'ordre public ne peut être incarcérée, mais elle pourrait devoir se soumettre à des conditions sévères. Si la disposition dite de « détention préventive » de la Loi antiterroriste est reconduite, ce serait un autre instrument dont le gouvernement pourrait se servir pour régir le comportement et les activités d'un citoyen.
La différence entre le régime de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés et le système disponible en vertu du Code criminel — l'ordonnance de bonne conduite —, c'est que ce système ne permet pas la détention sans conditions. Qui plus est, tout se passe devant un tribunal public. Il n'y a pas de preuve secrète. La LIPR autoriserait la détention, ainsi que l'application de strictes conditions à la mise en liberté, en fonction d'une preuve secrète. Le Code criminel canadien, applicable aux citoyens, ne le ferait pas.
Cette situation ouvre la porte à une contestation en vertu de l'article 15 de la Charte, qui établit l'égalité des droits, ce qu'a évité la Cour suprême dans l'affaire Charkaoui. Ce faisant, nous créons la possibilité que cet aspect soit soumis à la Cour suprême. Les juges de la Cour suprême diront que l'on applique aux ressortissants étrangers un régime de détention indéfinie distinct et plus draconien.
Jusqu'à récemment, la loi sur l'immigration du Royaume-Uni autorisait la détention indéfinie des ressortissants étrangers. Toutefois, la Chambre des lords a déclaré que c'était une abomination dans une société civilisée. De plus, il n'a jamais été prouvé que les ressortissants étrangers sont plus dangereux que les citoyens. En conséquence, la loi britannique contrevient à la Convention européenne des droits de l'homme. Sensible à cet argument, le gouvernement du Royaume-Uni a adopté des « ordonnances de contrôle », un système de limites draconiennes à la liberté, applicable à la fois aux citoyens et aux ressortissants étrangers.
Essentiellement, nous suivons le même cheminement, quoique plus lentement. D'ici un an ou deux, votre comité sera sans doute confronté à cette question.
Je ne suis pas sûr d'avoir une solution pour éviter cette impasse. À mon avis, la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés devrait renfermer un mécanisme en vertu duquel, en cas de détention pour une durée indéterminée, la personne ne peut plus faire l'objet d'une ordonnance d'expulsion et son cas devient du ressort du Code criminel. Ce déclencheur n'existe pas dans le projet de loi C-3.
Pour revenir à un point soulevé par M. Stewart, je me satisferais d'un système où la norme de preuve imposée au gouvernement en vertu de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés serait relevée graduellement. Si une personne est gardée en détention pendant, disons cinq ans, le fardeau de la preuve du gouvernement justifiant cette détention augmenterait sensiblement au fil du temps. Il y aurait donc une « gradation » des obligations du gouvernement.
Il me reste deux autres points.
L'article 83 de la LIPR porte sur la divulgation des renseignements à la personne nommée. Présentement, en vertu de la LIPR, le juge est censé approuver une version édulcorée de la preuve produite contre la personne désignée à des fins de divulgation à cette personne. Il en était ainsi en vertu de la précédente incarnation de la LIPR, et c'est encore la même chose dans le projet de loi C-3. Toutefois, le juge décide ce qui peut être intégré dans ce résumé édulcoré en se fondant sur des considérations de sécurité nationale; si le juge convient que les renseignements devant être communiqués à la partie nommée risquent de porter atteinte à la sécurité nationale, ils ne seront pas intégrés au résumé.
Ce système est différent de ce qui s'en rapproche le plus du côté pénal, soit la Loi sur la preuve au Canada. Dans cette mesure, il y a un équilibre. Le juge pèse le pour et le contre : d'un côté, le risque que posent les renseignements pour la sécurité nationale et, de l'autre, la tenue d'un procès juste. Dans les circonstances, le juge peut estimer que l'intérêt d'un procès juste est prépondérant par rapport à une atteinte possible à la sécurité nationale et, conséquemment, ordonner la communication des renseignements. Cet équilibre n'existe pas dans la LIPR. Il semble que ce soit une occasion qu'on ait ratée dans le projet de loi C-3.
De plus, cette façon de procéder va à l'encontre de ce qui se fait au Royaume-Uni. En octobre, la Chambre des lords britannique est arrivée à la conclusion que nonobstant la présence d'un avocat spécial, dans certaines circonstances, la tenue d'un procès juste exigera une divulgation plus poussée à l'intéressé. En conséquence, le juge de première instance conserve le pouvoir discrétionnaire d'exiger une divulgation intégrale des éléments de preuve, et si le gouvernement refuse de s'y plier, l'affaire est close. Voilà, en bref, la décision qu'a rendue la Chambre des lords en octobre.
Mon dernier point porte sur le paragraphe 85.4(2). Les avocats spéciaux sont préoccupés par cette disposition. On vous a parlé des restrictions imposées aux communications des avocats spéciaux avec la partie intéressée une fois qu'ils ont pris connaissance des renseignements sensibles. Toutefois, le libellé de la mesure a une portée encore plus excessive. La mesure ne dit pas que l'avocat spécial ne peut communiquer la teneur des renseignements sensibles, mais qu'il ne peut communiquer avec qui que ce soit au sujet de l'instance.
Selon la lettre de la loi, l'avocat spécial ne peut communiquer quoi que ce soit concernant l'instance à quiconque, sans l'autorisation du juge. Les avocats spéciaux sont démontés par cette formulation. Ils se demandent si cette disposition implique qu'ils ne peuvent communiquer avec leurs techniciens juridiques lorsque l'information qu'on leur demande de réunir est du domaine public. Les avocats spéciaux vont attendre des directives de la Cour fédérale. Si le bon sens prévaut, la Cour fédérale restreindra la portée de ce libellé dans la pratique.
Toutefois, le libellé actuel est très large. Je me suis entretenu avec des avocats spéciaux et je peux vous dire qu'ils s'inquiètent de ses répercussions sur leur capacité de fonctionner.
Le président : Merci. Les sénateurs peuvent interroger l'un ou l'autre témoin.
Le sénateur Joyal : Le sénateur Kinsella peut commencer.
Le sénateur Kinsella : Merci, sénateur. Comme je dois accueillir le Président du Parlement de l'Irlande du Nord à 14 h 30, j'accepte votre aimable offre.
Professeurs, je vous remercie de vos exposés. Je veux approfondir trois domaines. Le premier concerne les études comparatives. Dans vos recherches et dans vos lectures, vous êtes-vous penchés sur la façon dont d'autres sociétés libres et démocratiques, pour reprendre la formulation de l'article 1 de la Charte, réagissent face à ces questions? Avez- vous trouvé d'autres sociétés démocratiques où l'on a réussi à formuler une mesure législative supérieure au projet de loi C-3?
Ma deuxième question fait suite à la première, et le professeur Forcese a effleuré le sujet lorsqu'il a fait référence à la Convention européenne sur les droits de l'homme, ainsi qu'à nos obligations internationales en vertu du droit des réfugiés. S'agissant des normes internationales relatives aux droits et aux libertés — et au prétendu équilibre entre les libertés civiles, d'une part, et les impératifs de la sécurité, d'autre part —, nous sommes-nous inspirés des principes fondamentaux qui sous-tendent ces traités internationaux?
Par exemple, j'attire votre attention sur l'article 4 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques des Nations Unies, que le Canada a ratifié il y a de nombreuses années. Cette disposition stipule qu'en cas d'urgence, même si « un danger public exceptionnel menace l'existence de la nation », on ne peut déroger à certains droits, et l'un d'eux est la protection contre la torture. Nos obligations internationales reposent sur cette prémisse. Bon nombre de ces obligations s'articulent autour du concept énoncé à l'article 1 de notre Charte, où il est question « des limites qui soient raisonnables dans le cadre d'une société libre et démocratique ». Par conséquent, nous devons étudier ce qui se fait dans toutes les sociétés libres et démocratiques pour savoir quelles sont les pratiques optimales en la matière.
Pouvez-vous commenter, s'il vous plaît?
M. Forcese : Le premier élément de votre question est l'expérience comparative. Si l'on parle spécifiquement des avocats spéciaux, à ma connaissance, les seuls pays qui ont élaboré un modèle d'avocat spécial « gros calibre » sont le Canada et le Royaume-Uni. La Nouvelle-Zélande a fait un essai qui s'est avéré catastrophique. Les États-Unis ont aussi ouvert la porte à un processus d'avocat spécial dans leur loi sur l'immigration. Toutefois, que je sache, les États- Unis n'ont jamais eu recours aux dispositions antiterroristes de leur loi sur l'immigration. Ils invoquent d'autres dispositions de cette loi à l'égard des personnes soupçonnées d'activités terroristes.
Je marche sur des oeufs ici, mais dans le cadre du processus de Guantanamo, du processus de la commission militaire, même s'il ne s'agit pas tout à fait d'un modèle d'avocat spécial, on a établi des règles sur la divulgation des renseignements. Toutefois, comme ce processus est mené dans un environnement militaire, l'analogie n'est pas très juste.
Vous voulez savoir si un autre pays a fait mieux que nous. La réponse est non. Lorsque Lorne Waldman et moi avons effectué une recherche l'an dernier sur les modèles comparatifs d'avocat spécial en Nouvelle-Zélande et au Royaume-Uni, les avocats spéciaux de ces pays nous ont dit qu'ils espéraient que le Canada concevrait une version Cadillac du modèle, ce qui inciterait leurs propres gouvernements à améliorer le modèle utilisé chez eux.
Ironiquement, nous n'avons pas conçu une version Cadillac du modèle. Nous avons effectué un copier-coller de ce qui existait au Royaume-Uni depuis un certain temps. Nous n'avons pas fait pire, mais nous n'avons certainement pas fait mieux que les autres pays que j'ai étudiés.
Qui plus est, nous nous sommes éloignés du modèle du Comité de surveillance des activités de renseignement de sécurité, comme l'a fait remarquer M. Stewart. À mon avis, ce modèle était une meilleure approche. Soit dit en passant, il a servi d'inspiration pour le modèle britannique. Le modèle du CSARS a été l'inspiration du Royaume-Uni; il a été édulcoré là-bas et c'est sous cette forme édulcorée qu'il revient maintenant au Canada. Il serait bon de rompre ce cycle transatlantique.
En ce qui concerne l'article 4 sur les dérogations au pacte international, je pense que vous avez raison. Il existe certains droits, notamment la protection contre la torture, où aucune dérogation n'est possible et, à mon avis, ne devrait être possible, en droit international. Je ne peux imaginer une situation où le sort d'une nation dépendrait de sa capacité d'expulser, à la suite d'une instance en immigration, une personne qui risquerait d'être torturée dans un autre pays. Je ne peux imaginer une situation où cela serait nécessaire pour sauver une nation. J'estime qu'il y a place pour des absolus dans certains domaines, et c'en est un. Je ne sais pas si cela répond complètement à vos questions.
M. Stewart : Je suis d'accord avec tout ce que vient de dire M. Forcese à ce sujet. À propos de votre argument concernant la non-dérogation, je trouve intéressant que personne, à ma connaissance, n'ait fait valoir que nous sommes en présence d'une urgence nationale. À l'évidence, le terrorisme est une menace terrible pour les populations et les États, mais à tout le moins, au Canada, on n'a pas affirmé que cette menace constitue une urgence nationale. Je pense qu'une telle assertion ne serait pas plausible en ce moment. Même s'il existait une possibilité de dérogation au motif qu'il s'agissait d'une urgence nationale, je ne pense pas que nous soyons confrontés à une telle urgence.
Je croyais que vous voudriez que l'on parle de l'article 1 de la Charte et des possibilités de trouver des limites raisonnables dans le cadre d'une société libre et démocratique. J'aimerais dire une chose ou deux au sujet de cet article.
À mon avis, la cause Charkaoui s'articule essentiellement autour de l'article 7. Si ma mémoire est bonne, l'analyse de l'article 1 n'est pas détaillée. Ma mémoire peut me jouer des tours, mais si je ne m'abuse, c'est une cause fondée sur l'article 7. Selon la Cour suprême, compte tenu de l'importance des intérêts en jeu — la détention et, possiblement, l'expulsion — la norme d'équité procédurale exigée par l'article 7 est élevée, et la loi ne la garantit pas.
Il ne fait aucun doute que le système d'avocats spéciaux représente une amélioration par rapport à ce qui existait auparavant. Par conséquent, nous avons quelque chose de mieux. Mais la Cour suprême va-t-elle convenir que ce processus ne contrevient plus à l'article 7? Ou affirmer qu'il contrevient encore à l'article 7, mais qu'il peut être acceptable aux termes de l'article 1?
Je ne sais pas de quel côté la Cour suprême penchera, mais les arguments du gouvernement seraient plus convaincants si le modèle de l'avocat spécial était plus solide; autrement dit, s'il s'apparentait davantage au modèle du CSARS, qui permet des communications soutenues entre la partie désignée et l'avocat spécial. Le gouvernement serait ainsi mieux placé pour affirmer, soit que le processus ne constitue pas une violation de l'article 7 ou, si c'est le cas, qu'il pourrait être maintenu en vertu de l'article 1. Si une telle disposition figurait dans le projet de loi C-3, il serait plus facile pour le gouvernement de défendre cette mesure législative devant les tribunaux.
Le sénateur Kinsella : J'ai une question supplémentaire. Compte tenu de l'état du monde après les attentats du 11 septembre et encore aujourd'hui, de nombreux observateurs feraient valoir que la menace ne semble pas aujourd'hui aussi présente qu'elle l'était immédiatement après le 11 septembre. Je reviens à la question théorique du niveau de menace à la survie de la nation.
Même lorsque cette menace est aiguë, on ne peut déroger à certains droits. Toutefois, si la menace n'est pas aussi présente, la loi ne devrait-elle pas refléter la réalité à cet égard? Le processus dont nous sommes dotés ne correspond peut-être pas à une menace véritable en ce moment?
M. Stewart : Je serais enclin à me ranger à cet avis. La seule raison pour laquelle j'hésite à m'y rallier complètement, c'est la question de la preuve secrète dont j'ai parlé au début de mon exposé. Au cours de ces instances, d'après ce que j'ai pu lire au sujet des causes en question, le gouvernement a réitéré à maintes reprises qu'il dispose d'une mine de renseignements concluants, mais qu'il ne peut nous les communiquer. Qui sait? C'est peut-être vrai. Si c'est vrai, les choses sont peut-être pires que nous le pensons. Toutefois, comme je n'ai pas accès à cette information, j'ai tendance à être d'accord avec vous.
Le sénateur Joyal : Je vais revenir sur la disposition de sauvegarde de l'article 1 de la Charte. Professeur Stewart, dans l'arrêt Charkaoui, la Cour suprême aborde en détail cette question, dans les paragraphes 66 à 84 de sa décision. La cour a répondu non, lorsqu'on lui a demandé si l'atteinte aux droits imposée par l'article de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés portant sur les certificats de sécurité était une violation qui satisfaisait aux critères des limites raisonnables prescrites en droit en vertu de l'article 1 de la Charte. Le tribunal a dit : « Il n'est pas nécessaire de répondre à cette question. »
La Cour suprême a étudié en profondeur l'implication de l'article 1 en relation avec la lutte contre le terrorisme. D'après la décision, les juges ont discuté de deux aspects du caractère déraisonnable des limites. En ce qui concerne le premier aspect, ils se sont demandé s'il existait des solutions moins attentatoires. Ils n'ont pas posé la question en termes absolus. Ils se sont simplement demandé s'il existait des solutions moins attentatoires que celles envisagées la première fois.
Dans leur discussion du deuxième aspect de la loi, ils ont déclaré que le processus créé par la LIPR ne porte pas atteinte minimalement aux droits de la personne désignée. Autrement dit, les juges ont plus ou moins appliqué la première des trois questions du test Oakes, soit l'étude du système en place.
Le système permet-il de réaliser l'objectif visé? Ils ont répondu oui : son objectif est la sécurité nationale, ce qui est légitime dans une société libre et démocratique. Le système en place est-il proportionnel à l'objectif visé? Existe-t-il une solution de rechange moins dérangeante ou moins attentatoire aux droits de la personne?
À mon avis, la cour s'est exprimée longuement au sujet de l'incidence de l'article 1 de la Charte en rapport avec l'article 4 du pacte international, que vous avez cité à juste titre. Dans toute société libre et démocratique, certains droits ne souffrent pas de limites, et la protection contre la torture est l'un de ces droits inaliénables.
Ce qui a amené le comité à poursuivre son étude du projet de loi C-3, professeur, c'est que des contraintes de temps avaient limité notre capacité d'évaluer l'incidence de cette mesure. Comme vous le savez, nous n'avons eu que quelques jours. Au lieu d'inclure dans la mesure un article exigeant un examen triennal, ce qui aurait repoussé de trois ans toute possibilité d'analyse, notre comité a obtenu du gouvernement, avec le consentement de l'opposition, bien entendu, l'autorisation d'examiner le projet de loi C-3 de façon plus approfondie et de lui présenter une recommandation d'ici la fin de l'année. Nous avons jugé que cette approche était plus utile.
Il demeure possible de remédier aux faiblesses du système de l'avocat spécial. En conséquence, professeurs, je conclus ce qui suit de vos exposés de cet après-midi. Premièrement, professeur Stewart, vous vous êtes concentré, dans un premier temps, sur la capacité de l'avocat spécial d'aller au-delà des renseignements fournis — c'est le premier élément que j'ai retenu de votre exposé — et ensuite, sur la capacité d'accorder au détenu l'accès aux éléments de preuve qui auraient été jugés suffisants pour lui permettre de préparer sa défense. À ce propos, vous êtes d'avis que cette exigence serait mieux servie par un modèle inspiré du CSARS que par le modèle de l'avocat spécial qui a été privilégié jusqu'à maintenant dans le projet de loi C-3.
Est-ce que j'interprète correctement votre position?
M. Stewart : Je vais réagir brièvement, et mon collègue voudra peut-être compléter ma réponse. Au sujet de votre remarque préliminaire concernant l'arrêt Charkaoui, vous avez bien fait de me rappeler qu'il renferme une discussion de l'article 1. Je ne m'en rappelais pas ainsi, car la Cour suprême n'a jamais accueilli une atteinte à l'article 7 en vertu de l'article 1. Lorsque j'ai lu la cause, mon esprit a sans doute vagabondé quelque peu lorsque je suis arrivé à la partie concernant l'article 1. Vous avez tout à fait raison : dans l'affaire Charkaoui, la cour est confrontée à la même question à propos de l'article 1, et elle y sera de nouveau confrontée à propos du projet de loi C-3.
Je ne sais pas si elle abordera cette question sous l'angle de l'article 7 ou de l'article 1, mais le fond du problème est le même : le processus de l'avocat spécial permet-il un exercice suffisant des droits dans un contexte contradictoire pour que l'on puisse affirmer qu'il est équitable? Je pense que la cour devra se prononcer dans un sens ou dans l'autre.
Concernant les avocats spéciaux, le professeur Forcese en sait beaucoup plus long que moi au sujet du processus du CSARS, et j'espère qu'il interviendra à ce sujet. À mon avis, le processus du CSARS permettrait beaucoup mieux à la partie intéressée de réagir aux allégations que le système de l'avocat spécial. Pour ce qui est d'aller au-delà des renseignements fournis, j'ignore quel processus est le meilleur. Le système de l'avocat spécial ne permet pas une grande marge de manoeuvre à cet égard. Le projet de loi n'autorise rien de façon explicite. L'avocat spécial reçoit les mêmes renseignements que le juge; par conséquent, il ou elle n'est pas automatiquement en mesure d'aller plus loin.
Un article du projet de loi autorise l'avocat spécial à exercer d'autres pouvoirs avec l'autorisation du juge. L'alinéa 85.2c) de la nouvelle mouture autorise l'avocat spécial à « exercer, avec l'autorisation du juge, tout autre pouvoir nécessaire à la défense des intérêts » de la personne désignée dans le certificat. À mon avis, cette disposition a une portée suffisamment large pour ouvrir la porte à d'autres formes d'interventions, mais le juge doit être convaincu que cela est acceptable dans les circonstances.
Le sénateur Joyal : À ce sujet, professeur Forcese, peut-on affirmer que l'alinéa 85.2c) autorisera l'avocat spécial à interroger des témoins, à obtenir des réponses du conseil du détenu et à grossir les rangs de son équipe juridique afin de se doter d'une meilleure capacité de réfuter la preuve? Comprenez-vous mon argument? Autrement dit, sommes-nous en mesure de monter une véritable défense aux termes de l'alinéa 85.2c)? La loi ne précise pas clairement tous les éléments jugés nécessaires pour assurer une défense ou pour contester les renseignements qui suscitent prétendument des préoccupations de sécurité nationale, qui sont confidentiels ou non accessibles pour le détenu. Toutefois, en invoquant cet article, peut-on se doter de la capacité de réfuter le caractère confidentiel de ces renseignements ou leur authenticité? Deuxièmement, est-il possible, aux termes de cet article, d'obtenir de l'avocat de la défense, ou du conseil du détenu, la capacité de faire participer le détenu à toute audience tenue devant le juge pour qu'il puisse être en mesure de bâtir une véritable défense?
M. Forcese : Possiblement. Les fonctionnaires du ministère de la Justice m'ont dit que le projet de loi C-3 est un modèle. C'est un modèle dont les détails seront précisés par la Cour fédérale. La question de l'accès continu, par exemple, entre l'avocat spécial et la partie intéressée et son conseil, est assujettie à l'ordonnance du juge. Les juges de la Cour fédérale ont présentement une grande marge de manoeuvre pour instaurer un système. Je reviendrai sur cette question de la divulgation à l'avocat spécial dans une seconde, mais les juges de la Cour fédérale ont le pouvoir discrétionnaire, peut-être en invoquant l'alinéa 85.2c), d'instaurer un système qui rehausse la capacité contradictoire, soit de l'avocat spécial, soit de la partie intéressée et de son conseil, de bâtir une défense appropriée. Cela est entre les mains de la Cour fédérale.
Je partage l'opinion du professeur Stewart : la façon dont la Cour fédérale interprétera cette disposition déterminera en bout de ligne le succès des contestations constitutionnelles qui sont inévitables. Si la Cour fédérale adopte une interprétation trop restrictive, le gouvernement aura du mal à défendre le projet de loi C-3. Si son interprétation est trop large, on pourrait se retrouver avec le système Cadillac que j'ai évoqué tout à l'heure.
Il y a des limites à ce qu'on peut faire pour accroître la capacité de l'avocat spécial aux termes de l'alinéa 85.2c). Le juge de la Cour fédérale, comme tous les autres intervenants, sera soucieux de ne pas révéler les renseignements sensibles du gouvernement. Quelle que soit l'autorisation ou les pouvoirs que l'avocat spécial réclamera et recevra du juge en vertu de l'alinéa 85.2c), ils seront contrebalancés par l'obligation de ne pas divulguer des renseignements sensibles. Présumément, cette obligation viserait la divulgation de renseignements confidentiels à un technicien juridique, aux associés et partenaires du cabinet d'avocat. Je ne pense pas que l'on puisse envisager la perspective que des avocats spéciaux mènent en solo et dans des silos une lutte contre l'appareil gouvernemental tout entier. La seule façon de remédier à ce problème est de mettre sur pied un bureau permanent d'avocats spéciaux, comme on l'a fait au Royaume-Uni. Ce bureau est composé de techniciens juridiques, d'associés et d'avocats détenant une habilitation de sécurité qui font équipe avec l'avocat spécial.
J'ai déjà mentionné la portée excessive du libellé concernant les communications et le fait qu'une fois que l'avocat spécial a pris connaissance des renseignements confidentiels, il ne peut parler de l'instance. Les avocats spéciaux s'interrogent : « Ne pouvons-nous pas communiquer les uns avec les autres? Nous avons tous une habilitation de sécurité. Pourquoi ne pouvons-nous pas partager des connaissances institutionnelles? »
Le problème, c'est que la communication est interdite par la loi. Un juge de la Cour suprême adoptant une position suffisamment nuancée pourrait peut-être atténuer cette préoccupation, mais pour l'instant, la mesure législative sous sa forme actuelle établit que les avocats spéciaux ne peuvent communiquer entre eux. C'est une préoccupation majeure pour les avocats spéciaux car au Royaume-Uni, l'élément qui leur permet d'être plus efficaces est ce partage du savoir institutionnel. Le gouvernement peut affirmer dans un cas quelque chose qui contredise directement ce qu'il a affirmé dans un autre. Cet échange d'information accroît leur capacité. L'obligation de la confidentialité restreint le système de défense qu'ils pourraient concevoir ensemble.
Je voudrais soutenir le modèle du Comité de surveillance des activités de renseignement de sécurité. Le modèle du CSARS est supérieur pour deux raisons. L'accès continu n'a jamais fait problème au sein du CSARS. Les membres du comité voient l'information confidentielle, ils peuvent poser des questions et ils ont des réunions avec la partie intéressée et son conseil. Je pense que vous entendrez ultérieurement la conseillère du CSARS. Elle pourra vous décrire le processus en détail. Le comité se réunit, et cela n'a jamais fait problème.
À propos de la divulgation intégrale et de ce qui est divulgué au CSARS, le comité est censé tout voir, sauf l'information confidentielle communiquée au cabinet par le Service canadien du renseignement de sécurité, le SCRS. En pratique, cela ne veut pas dire que les membres du comité vont fouiller dans les dossiers au siège social du SCRS. Il y a un filtre. Le SCRS leur donne l'information. Les membres du comité en prennent connaissance dans ce qu'on appelle le « bunker », au siège social du SCRS. S'il y a, dans la documentation, une note de service qui renvoie à une autre note de service apparemment pertinente, mais qui ne figure pas dans la documentation qu'on leur a fournie, ils peuvent demander à la voir et le SCRS doit la leur fournir. Le conseil et la partie intéressée ont ce pouvoir en vertu de la loi. Les membres du comité ont aussi une expérience considérable pour ce qui est d'examiner les documents du SCRS. Ils possèdent un savoir institutionnel que tous les avocats spéciaux ne pourront peut-être pas partager.
Dans le modèle d'avocat spécial prévu dans le projet de loi C-3, le libellé précise que ce dernier est censé recevoir tout ce que voit le juge. Selon la jurisprudence de la Cour fédérale, le gouvernement a l'obligation de faire preuve de la plus entière bonne foi. Le gouvernement doit fournir aux avocats spéciaux tous les documents pertinents qu'il a en sa possession. Il ne peut pas se contenter de faire de son mieux. C'est à tout le moins la façon dont la jurisprudence de la Cour fédérale a évolué. Ce qui me préoccupe, c'est que le gouvernement fournisse la documentation et que l'avocat spécial, tout seul dans son silo, en soit réduit à fouiller dans un amas de boîtes. Comment les avocats spéciaux pourront-ils exercer des pressions auprès du juge pour obtenir une divulgation optimale en lui disant : Je ne pense pas avoir tout vu?
Ils seront sous-équipés par rapport au SCRS. Cette situation est problématique.
Le sénateur Joyal : Dans la même veine, un avocat spécial tentant de convaincre le juge de la Cour fédérale peut-il faire valoir que s'il reçoit une autorisation fondée sur les instruments conçus au Royaume-Uni, il est possible de maintenir les paramètres de la sécurité tout en améliorant le système? Ainsi, l'avocat spécial serait en meilleure position pour représenter les intérêts de la fiabilité de la preuve soumise au juge et, bien entendu, les droits du détenu à une meilleure défense?
M. Forcese : Ils peuvent essayer, mais c'est une question de ressources. Comme vous le savez, d'après le libellé du projet de loi C-3, le gouvernement est censé doter le système d'avocat spécial de ressources adéquates. On ne définit pas ce que l'on entend par là. Il serait plutôt difficile d'établir au préalable, dans une mesure législative, quelles sont les ressources nécessaires.
Les avocats spéciaux sont fort préoccupés par cette situation. On me dit qu'ils travailleront en équipes de deux; ils seront donc deux pour chaque cause. La première démarche qu'ils pourraient faire serait de s'adresser à la cour en disant : « Nous avons des problèmes; nous ne sommes que deux avocats contre tout l'appareil gouvernemental; le gouvernement n'est assujetti à aucune contrainte quant à la façon dont il peut partager l'information entre les personnes qui travaillent sur la cause, alors que nous le sommes; veuillez régler ce problème. »
La cour sera sans doute réticente à obliger le gouvernement à faire des débours car elle considérera que cela n'est pas de son ressort. La question de la suffisance des ressources dont devraient disposer les avocats spéciaux semble être une bataille qu'ils devront livrer auprès du volet exécutif, du ministère de la Justice. Il y a lieu de se demander si l'on ne devrait pas instituer une instance comme le Bureau de soutien aux représentants spéciaux, qui existe au Royaume-Uni.
Au Royaume-Uni, le Bureau de soutien aux représentants spéciaux a été mis sur pied après plusieurs années d'intense controverse au sujet du manque de ressources.
Le sénateur Joyal : Oui, cela a été mentionné au paragraphe 83 dans l'arrêt Charkaoui. On fait référence à un rapport du comité sur les affaires constitutionnelles de la Chambre des communes de 2005 sur le fonctionnement de la SIAC. Ce comité est arrivé à la conclusion que la SIAC ne disposait pas des ressources suffisantes pour réaliser son objectif.
Vous dites qu'il faudrait tenter de se doter d'une Cadillac, mais je pense que notre objectif devrait être une Bentley. Pourquoi ne pas améliorer le système de façon à ce qu'il ressemble le plus possible au modèle du CSARS et nous permette de réaliser le même objectif du maintien de la sécurité et de la protection des droits du détenus?
M. Forcese : Ce n'est pas moi qui dirai le contraire.
Le sénateur Joyal : Dans ce contexte, quel aspect du projet de loi faudrait-il améliorer, selon vous, pour garantir que le modèle du CSARS réponde aux voeux des avocats spéciaux?
M. Forcese : La façon la plus simple de régler le problème est de renverser le libellé qui interdit à l'avocat spécial de maintenir un contact soutenu sans l'autorisation du juge; autrement dit, le contact pourrait se poursuivre sous réserve des restrictions jugées raisonnables pour protéger la sécurité nationale. Il y a une présomption en faveur de la poursuite du contact. En ce qui a trait à la divulgation complète, il faudrait inclure dans le projet de loi une disposition établissant que l'un des pouvoirs de l'avocat spécial est de demander au CSARS de lui confirmer, ainsi qu'au juge, qu'il y a bel et bien eu divulgation intégrale. De cette façon, une tierce partie indépendante, autre que le gouvernement du Canada, qui est la partie poursuivante, atteste qu'il y a eu une divulgation complète.
Le sénateur Joyal : Cela serait une confirmation préliminaire que « l'allégation » figurant dans les documents a déjà été prouvée?
M. Forcese : Le système ne serait pas parfait, en ce sens que nous serions à la merci de la diligence du CSARS pour ce qui est d'établir qu'il y a eu divulgation complète. Le CSARS lui-même a déjà eu des propres problèmes en ce qui concerne l'information du SCRS. Il y a eu des cas où le CSARS n'a pas reçu toute l'information, et l'on s'en est aperçu beaucoup plus tard. Nous avons besoin, minimalement, d'un organe expérimenté, et ce ne peut qu'être le CSARS. Le comité a l'habitude de surveiller le SCRS et il entretient avec le SCRS une relation indépendante du gouvernement, la partie poursuivante, ce qui lui permet d'attester le caractère complet de la divulgation. Au bout du compte, la divulgation repose sur la pertinence. Si les avocats du gouvernement sont parties prenantes à la poursuite, leur conception de la pertinence sera différente de celle de l'avocat spécial qui tente d'assurer la défense. Cela a été le cas au Royaume-Uni. Il est important qu'une tierce partie, autre que le gouvernement, participe à l'évaluation de la pertinence. Compte tenu de l'expérience qu'il possède en matière d'examen de ce type d'information, le CSARS semble l'organe logique pour s'en charger.
M. Stewart : Je voudrais ajouter un bref commentaire. Je croyais que votre question allait dans le sens suivant : Pouvons-nous nous doter d'un modèle qui s'apparente au CSARS compte tenu de la manière dont la mesure est rédigée à l'heure actuelle? À mon avis, c'est sans doute possible. Tout dépend de la façon dont les juges de la Cour fédérale interpréteront le libellé et dans quelle mesure ils seront capables de tirer parti de certaines dispositions du projet de loi. Selon moi, il est préférable de préciser tout cela d'entrée de jeu et de ne pas obliger les avocats spéciaux à consacrer leurs ressources à faire valoir ces arguments. Il serait préférable d'intégrer ces pouvoirs dans la mesure. Ainsi, les avocats spéciaux n'auront pas besoin de se battre pour les obtenir, possiblement au cas par cas, devant des juges différents, en attendant que la cour acquière une compréhension collective du fonctionnement du système.
Le sénateur Andreychuk : Vous ne proposez pas que ce modèle soit assumé par le CSARS existant. Vous préconisez d'utiliser le modèle que nous avons et de l'améliorer en le rendant semblable au modèle du CSARS? Ai-je bien compris que c'est ce que souhaitent les deux témoins?
M. Forcese : Oui.
Le sénateur Andreychuk : L'expression « divulgation complète » fait problème. Elle pose des difficultés aux procureurs de la Couronne même en droit pénal. Que divulguent-ils? Qu'est-ce qui est pertinent pour moi? Qu'est-ce qui l'est pour quelqu'un d'autre? Nous n'avons pas encore fini de nous colleter avec ce concept en droit pénal. La jurisprudence continue d'évoluer et de changer en phase avec la technologie en raison de cette exigence de divulgation complète. Dans quelle mesure serions-nous plus avancés si l'on renversait la question posée au juge, si l'on tenait pour acquise la divulgation complète, à moins qu'il soit nécessaire de faire autrement pour des raisons de sécurité. Parler de divulgation complète nous plongerait dans un bourbier. Voilà ma brève question.
M. Stewart : Il est vrai qu'au criminel, la divulgation fait problème. Étant donné que le droit pénal est mon domaine de prédilection, je serais ravi de pouvoir vous proposer une solution et de vous dire qu'on peut aussi l'appliquer dans le présent contexte. Malheureusement, je ne possède pas cette solution.
La norme relative à l'obligation de divulguer qui s'applique en droit pénal est rigoureuse. La norme établie par la Cour suprême dans l'affaire Stinchcombe exige la communication de tous les renseignements, à moins qu'ils soient manifestement non pertinents ou protégés.
Après avoir lu quantités de causes portant sur la non-divulgation, on en retire l'impression qu'aujourd'hui, il est rare que la Couronne manque sérieusement à cette obligation. Il existe de nombreux cas où la Couronne n'a pas divulgué un élément qui aurait dû l'être selon le modèle Stinchcombe, mais il n'y en a guère où, en bout de ligne, la cour a conclu que cette non-divulgation avait de l'importance. Certes, l'obligation de divulgation est source de problèmes dans la procédure pénale, mais elle me semble raisonnablement efficace pour ce qui est de protéger le droit de l'accusé à un procès juste.
Il serait souhaitable qu'en matière de divulgation, on puisse compter sur un cadre législatif ou réglementaire qui régirait plus précisément la pratique à diverses étapes au cours de l'instance, tant à l'intention de la Couronne que de l'avocat de la défense, pour que les batailles concernant la divulgation ne s'éternisent pas. Quoi qu'il en soit, c'est un autre sujet.
Dans le contexte des instances impliquant un certificat de sécurité, c'est compliqué car toute norme de divulgation doit prendre en compte les intérêts du gouvernement en matière de sécurité nationale. Cela est indéniable.
Je persiste à croire que l'avocat spécial devrait bénéficier d'une divulgation des renseignements sur le modèle applicable en droit pénal. Bien entendu, ces renseignements ne seront pas intégralement communiqués à la personne désignée, au grand public ou au conseil du détenu, mais si l'on veut que l'avocat spécial puisse représenter convenablement les intérêts de la personne désignée, j'estime qu'on devrait lui communiquer les renseignements pertinents selon le modèle appliqué au criminel.
Mon avis repose en partie sur le fait que cette instance me semble de nature quasi pénale. Je sais que le ministre de la Sécurité publique a comparu devant vous en février. Il a alors affirmé que cette question ressortissait à l'immigration et non au droit pénal. Il est vrai que cette disposition fait partie de la Loi sur l'immigration et, en ce sens, c'est une question d'immigration. Toutefois, compte tenu de l'importance des intérêts individuels en jeu, y compris les longues périodes de détention en cause, les garanties procédurales doivent être élevées, et la divulgation est l'une de ces garanties. Pour cette raison, j'estime que les droits procéduraux de la personne dans cette situation devraient se rapprocher autant que possible de ce qu'ils seraient dans un procès au criminel, tout en tenant compte des considérations de sécurité nationale.
M. Forcese : Vous posez une question difficile à laquelle nous aurons la réponse à l'issue de la deuxième affaire Charkaoui, dont la Cour suprême a été saisie en décembre. Par conséquent, on peut s'attendre à ce qu'elle rende une décision sous peu.
Cette affaire porte en partie sur la nature de l'obligation de divulguer du gouvernement envers M. Charkaoui lui- même, la partie désignée. Il faudra sans doute trancher entre Stinchcombe et non-Stinchcombe, et l'on ne sait pas de quel côté la Cour suprême se rangera.
Tout comme le professeur Stewart, je pense qu'en ce qui concerne à tout le moins l'avocat spécial, la jurisprudence de la Cour fédérale, qui préconise la plus entière bonne foi, l'obligation de divulguer tout ce qui est pertinent est suffisamment proche de Stinchcombe que ce qui est divulgué au juge n'est sans doute pas différent en droit de ce qui devrait l'être dans le cadre d'une poursuite criminelle.
Si je préconise qu'un organe institutionnel différent atteste la divulgation, c'est en raison de la nature de l'instance et des renseignements en question. Pour ce qui est de la nature de la preuve dans une procédure pénale, il s'agit généralement d'éléments de preuve distincts, par exemple des notes prises par un policier au moment de l'incident et le rapport médico-légal. Ce n'est pas une preuve qui établit des liens, mais c'est un ensemble de renseignements distincts, comparativement à des renseignements de sécurité fournis par les services de renseignement de la Syrie ou provenant de la base aérienne de Bagram à la suite d'un interrogatoire mené par des militaires américains. Un ensemble de renseignements distincts et non structurés alimente la procédure de délivrance des certificats de sécurité, et ces renseignements n'ont absolument rien à voir avec la preuve présentée dans un contexte pénal. En pareil cas, il me semble que la possibilité qu'il manque quelque chose de pertinent est beaucoup plus élevée que dans une procédure pénale.
La seconde raison qui milite en faveur de freins et contrepoids institutionnels, c'est-à-dire demander au CSARS de se charger d'attester le caractère complet de la divulgation, est la nature confidentielle de l'instance. Dans une instance pénale, la Couronne présente la preuve en présence de l'accusé, qui peut signaler à son conseil qu'à son avis, cette preuve est erronée.
Dans le contexte d'un certificat de sécurité, l'avocat spécial ne sera pas nécessairement au courant de tout ce que peut savoir la partie intéressée. Il ne sera donc pas en mesure de déceler une lacune dans la preuve produite par le gouvernement.
Dans de telles circonstances, il nous faut multiplier les automatismes régulateurs imposés au gouvernement pour assurer une pleine communication de la preuve. Il n'y a pas de façon idéale de mettre en oeuvre une telle protection, mais avoir une tierce partie qui examine les dossiers et la divulgation du gouvernement semble le meilleur compromis possible.
Le sénateur Andreychuk : Toute cette question s'articule autour de la divulgation et de la preuve. En droit pénal, des milliers de causes entendues au fil des ans établissent des précédents. De nos jours, la sécurité est une activité secrète. Le directeur du SCRS, M. Jim Judd, a récemment déclaré que plus nous nous rapprochons du modèle ouvert de poursuite criminelle au Canada, moins il sera possible pour le SCRS et la police de continuer à recueillir des renseignements en secret.
Je n'avais pas vu les choses sous cet angle. On parle toujours de trouver le juste équilibre entre les impératifs de la sécurité nationale et les droits de la personne, entre la nécessité de permettre à l'accusé de bénéficier d'un procès juste tout en assurant la protection de la population. En droit pénal, ces protections ont bien fonctionné, mais si nous conservons les modèles existants et que nous continuons de rechercher cet équilibre, inévitablement nous ne serons pas en mesure d'utiliser les éléments de preuve recueillis par les services de sécurité, ce qui est censé être dans l'intérêt de la sécurité nationale. Nous serons moins bien outillés pour prévenir des menaces imminentes et nous pourrons poursuivre les coupables uniquement si nous les prenons sur le fait. Ce scénario est particulièrement exacerbé par la situation de l'immigration.
M. Forcese : C'est une question difficile avec laquelle toutes les démocraties occidentales que j'étudie tentent de composer avec des succès relatifs.
Premièrement, la question est judiciarisée uniquement lorsque le gouvernement tente d'imposer une sanction quelconque au moyen d'une procédure pénale ou d'une instance d'immigration. Rien n'empêche le SCRS de mener des activités de surveillance soutenue, ni de recueillir des renseignements d'une autre façon quelconque. La question se pose uniquement si le gouvernement veut aller plus loin et intenter des poursuites ou imposer une ordonnance d'expulsion en vertu de la Loi sur l'immigration.
À propos de l'idée que la cueillette secrète de renseignements risque d'être entravée parce que ces instances ont cours ici, le problème se posera uniquement si ces instances se multiplient; autrement dit, si nous décidons de délivrer davantage de certificats de sécurité et d'intenter davantage de poursuites au criminel.
Une fois cette décision prise, je suis d'accord avec les propos de Jim Judd. Je ne suis pas convaincu que dans les cas où l'on utilise le SCRS pour mener des activités de surveillance couvertes, on soit maintenant plus enclin à multiplier les poursuites judiciaires ou les instances d'immigration.
Je ne suis pas certain que ce soit le cas. Aucun certificat ne sécurité n'a été délivré depuis les deux dernières années. Nous ne voyons pas une accélération de ce processus.
Le sénateur Andreychuk : Est-ce la raison pour laquelle on ne voit pas le volet sécurité? D'après les experts du renseignement de sécurité, nous détenons ce genre de preuve, ce qui n'est pas sans susciter des inquiétudes. Par ailleurs, si nous passons à l'étape suivante, nous dévoilerons toutes nos sources et notre preuve sera assujettie à un examen judiciaire. Ils penchent de l'autre côté, ce qui n'est peut-être pas dans l'intérêt de la sécurité nationale. Je vous retourne simplement votre argument.
M. Forcese : C'est un peu comme la question de la poule ou de l'oeuf. Les causes impliquant des certificats de sécurité sont extrêmement coûteuses pour le gouvernement et exigent des ressources considérables, pour la préparation de la cause et ensuite, pour les poursuites prolongées. Je comprends qu'il y ait des désincitatifs qui existent maintenant à l'égard de ces cas.
D'autre part, depuis la création du SCRS, nous disposons du modèle du CSARS, qui a toujours permis aux parties intéressées de loger des plaintes au sujet du SCRS et, jusqu'en 2002, cette autorisation englobait les cas liés à des certificats de sécurité. Selon les règles gouvernant le CSARS en vertu de la Loi sur le SCRS, il y a communication complète des renseignements. Non seulement le conseil du CSARS, mais occasionnellement son conseil extérieur — dans certains cas, un avocat privé —, y a accès de façon ininterrompue. Certains de ces conseils sont maintenant avocats spéciaux.
Nous appliquons depuis 25 ans ce modèle qui permet l'examen des renseignements recueillis par le SCRS, quoiqu'à huis clos, ex parte. Cet examen n'est guère différent de celui qui a lieu dans le contexte d'un certificat de sécurité, sauf qu'il a lieu devant un juge désigné de la Cour fédérale.
En tant qu'observateur de l'extérieur, il m'est difficile de commenter ce qui motive le SCRS. Certaines choses ne concordent pas, notamment cette plus grande réticence car soudainement, on nous impose un système extrêmement attentatoire sans précédent. Cela n'est pas vrai, à tout le moins dans le contexte de l'immigration.
M. Stewart : Bon nombre des problèmes avec lesquels nous sommes aux prises découlent du fait que le gouvernement souhaite faire deux choses contradictoires : il veut recueillir des renseignements et les garder secrets; il veut aussi s'en servir comme éléments de preuve contre un individu dans une instance. C'est cette contradiction qui crée les problèmes.
Si le gouvernement veut vraiment assurer la confidentialité de certains de ces renseignements, il devra peut-être renoncer aux avantages liés à leur utilisation dans certaines instances en raison de son obligation d'en assurer l'équité.
Le sénateur Andreychuk : À ce moment-là, il serait difficile de rassembler les ressources pour continuer de faire la chasse à ces individus sans franchir le pas suivant, soit les assujettir à un certificat de sécurité proprement dit.
M. Stewart : Peut-être.
Le sénateur Andreychuk : Les certificats de sécurité suscitaient l'intérêt des universitaires, des avocats et d'autres experts, mais ils sont entrés dans le domaine public uniquement lorsqu'il a été question d'expulser des gens vers des pays pratiquant la torture. Ce facteur a semblé pousser bien des gens à dire que ce n'est pas là la manière canadienne de faire les choses.
Ce n'est pas tellement qu'ils contestaient le fait que ces gens constituaient une menace à la sécurité. Ils s'inquiétaient plutôt qu'une fois cela confirmé, cela ouvrait la porte à un autre problème, soit leur renvoi vers un pays pratiquant la torture, et ce n'est pas là une norme que le Canada veut établir.
Pendant toutes les années d'études que nous avons consacrées à ce sujet, nous sommes toujours arrivés à la conclusion que le Canada ne peut résoudre seul ce problème d'une expulsion pouvant déboucher sur la torture. D'une façon quelconque, tous les pays se débattent avec ce dilemme. Selon de nombreux observateurs, ce problème de la torture exige une réponse internationale. Le Canada ne le réglera pas à lui seul par voie législative.
M. Forcese : Le problème, c'est que des pays pratiquent la torture et qu'on ne peut éliminer cette pratique au Canada. À mon avis, nous avons reculé depuis le 11 septembre, si l'on considère avec quelle fermeté les démocraties occidentales se sont élevées contre la torture. Le problème des États tortionnaires ne sera pas résolu avant longtemps, et il ne sera pas réglé unilatéralement par le Canada.
Dans ces circonstances, la seule solution est d'honorer nos valeurs, de respecter nos obligations juridiques internationales, ainsi que la Charte des droits et libertés, et de ne pas renvoyer des personnes dans des pays où nous avons des motifs raisonnables de croire qu'elles subiront la torture. Pour moi, c'est un principe absolu.
Le sénateur Andreychuk : Le Royaume-Uni a obtenu des engagements de la part de certains pays; ils acceptaient de se soumettre à une surveillance quelconque, et cetera. C'est une solution que de dialoguer avec ces pays, de ne pas renoncer à la possibilité de les amener à abandonner la torture. Il faut insister auprès d'eux, leur faire comprendre que s'ils veulent intégrer la communauté internationale, ils doivent adhérer à des normes internationales. Autrement dit, même si c'est difficile, il faut poursuivre sans relâche nos efforts pour convaincre ces pays délinquants d'adhérer à l'éthique internationale.
M. Forcese : La question des assurances diplomatiques a été controversée au Royaume-Uni et elle a suscité une réaction négative au Canada, notamment de la part de la Cour suprême dans l'affaire Suresh.
Nous acceptons de telles assurances dans les affaires impliquant la peine capitale. Lorsqu'un individu doit être extradé ou quitter le Canada pour subir son procès aux États-Unis, où il risque d'être assujetti à la peine capitale, nous demandons à ce pays l'assurance que la peine capitale ne sera ni exigée ni infligée.
La Cour suprême établit une différence entre la peine capitale et la torture dans l'arrêt Suresh. En ce qui concerne la peine capitale — à tout le moins dans des pays comme les États-Unis —, il n'est pas question d'une exécution extrajudiciaire, mais d'un processus judiciaire officiel assorti de protections et de contrôles.
À ma connaissance, il n'est écrit dans aucun ouvrage de droit nulle part dans le monde que la torture est permissible. Pourtant, un fort pourcentage de pays dans le monde pratiquent la torture. C'est une activité clandestine menée derrière des portes closes. Si nous tentons de réguler une pratique clandestine illégale selon le droit du pays en question en exigeant de son département d'État ou de son bureau des affaires étrangères la promesse de ne pas s'y livrer, à mon avis, le fait que ce pays, tout en sachant que c'est une activité illégale, promette de s'abstenir de se livrer à cette activité dont l'illégalité est déjà reconnue n'a guère de valeur ajoutée. De plus, comme la torture est pratiquée en secret, il est difficile d'assurer une surveillance à cet égard.
J'en veux pour preuve la difficulté que nous avons eue de protéger Maher Arar, alors qu'il était citoyen canadien. Imaginez quelle influence que nous pourrions avoir auprès d'un gouvernement étranger si la personne en question n'a aucun lien de citoyenneté avec le Canada. Nous n'en aurions aucune.
Il semble que dans la plupart des cas, de telles assurances demeurent lettre morte. Évidemment, je ne voudrais pas tester cette hypothèse sur le dos de l'un de mes clients. On constaterait uniquement l'échec de cette démarche, si tant est qu'on le sache, lorsque la personne subirait le traitement que nous essayons d'empêcher.
Le sénateur Andreychuk : A-t-on envisagé les certificats de sécurité comme des mesures à long terme? Compte tenu de ce que j'ai lu au sujet de ce qui se fait en Grande-Bretagne, on continue d'affirmer qu'il est justifié et acceptable de détenir quelqu'un dans le cadre d'une enquête, certainement dans le contexte d'une procédure de délivrance de certificats de sécurité, pourvu que les personnes nommées soient souvent ramenées devant les tribunaux et que leur cas fasse l'objet de contrôles répétés. On ne semble pas préciser à quel moment la détention doit prendre fin.
Professeur Stewart, je crois vous avoir entendu mentionner que les certificats de sécurité n'étaient pas conçus comme des mesures à long terme.
M. Stewart : Non. D'ailleurs, la Cour suprême a tenu des propos analogues dans l'arrêt Charkaoui, après avoir réfléchi à la possibilité d'une détention prolongée. Sans déclarer une telle mesure anticonstitutionnelle, sur le fond, les juges ont préconisé la mise en place d'un processus valable de contrôle continu — je crois que ce sont les termes employés — afin de garantir que ces dispositions ne portent pas atteinte à la Constitution.
Je suis d'accord avec cela. Compte tenu du petit nombre de personnes assujetties à cette détention indéterminée pendant une longue période, il est difficile de savoir si elles bénéficient d'un tel processus. Même les personnes qui ont été mises en liberté, sont demeurées assujetties à des conditions de libération sévères qui, par certains côtés, sont pratiquement comparables à l'incarcération.
Au début de mon exposé, j'ai avancé que l'on pourrait intégrer dans la Loi sur l'immigration une disposition reconnaissant que plus la détention de la personne nommée se prolonge, moins elle est susceptible de continuer à présenter une menace.
Cette situation a été reconnue au cas par cas par certains juges appelés à se prononcer sur la situation de personnes gardées en détention pendant une longue période de temps. Le juge a déclaré que le réseau de contacts de cette personne ayant été complètement démantelé, il semblait peu plausible qu'elle continue de représenter une menace. Cette situation a fait pencher la balance en faveur de la mise en liberté du détenu.
Dans l'optique du principe de la liberté individuelle, il aurait été préférable qu'une présomption quelconque à cet effet ait été intégrée au projet de loi.
Quelqu'un qui n'aurait jamais entendu parler de tels cas et qui lirait la loi penserait que la détention est uniquement de courte durée, qu'elle se limite à la période de temps dont a besoin le tribunal pour déterminer si la personne constitue une menace. Toutefois, les choses n'ont pas tourné ainsi.
Le sénateur Day : Je voudrais revenir sur le déroulement du processus et poser ensuite une ou deux questions.
Avez-vous les articles spécifiques du projet de loi C-3 sous les yeux? La première étape est la délivrance d'un certificat de sécurité signé par deux ministres. Ensuite, il faut déterminer le caractère raisonnable du certificat. Ce critère de la raisonnabilité est-il le même que celui « des motifs raisonnables de croire », le niveau des renseignements correspondant à ceux fournis par un agent de la paix?
M. Stewart : Je pense qu'il est un peu plus élevé. Dans la cause Charkaoui, la Cour suprême du Canada s'est penchée sur cette question du caractère raisonnable. Si vous me laissez une minute, je vais trouver le passage dans le jugement.
Ce qui nous préoccupe au sujet de la mesure, c'est que la norme « des motifs raisonnables de croire » est très faible par rapport à celle de la preuve au-delà de tout doute raisonnable, ou même de la preuve à la prépondérance des probabilités. J'ignore si je pourrai trouver ce passage rapidement, mais dans l'arrêt Charkaoui, la Cour suprême a déclaré que le certificat avait un caractère raisonnable s'il y avait des raisons valables et crédibles de penser que les allégations du ministre étaient véridiques, ou quelque chose d'approchant. Je suis désolé, je ne me souviens pas plus précisément des termes employés.
Le sénateur Day : S'agit-il d'une nouvelle norme qui ne figure dans aucune autre mesure législative?
M. Forcese : J'ignore la provenance de l'expression et le moment où il est apparu pour la première fois, mais le caractère raisonnable découle sans doute de principes du droit administratif. En effet, en droit administratif, le tribunal n'évalue pas nécessairement si le gouvernement a raison en soi. Il permet une mesure variable de retenue. L'un des indicateurs de la retenue est une norme du caractère raisonnable. On peut s'en écarter légèrement, pourvu que cela ne soit pas grave au point d'être déraisonnable.
C'est ainsi que j'ai toujours interprété la signification du caractère raisonnable dans le contexte qui nous occupe. On dit au tribunal qu'il doit faire un contrôle, mais selon une norme de retenue analogue à celle appliquée en droit administratif.
Le sénateur Day : Après avoir appliqué ce critère, si le juge accepte le caractère raisonnable du certificat, si j'ai bien compris l'article 79, sa décision peut uniquement faire l'objet d'un appel devant la Cour fédérale si le juge certifie que l'affaire soulève une question grave de portée générale. Il n'y a pas de droit d'appel automatique à cet égard.
M. Forcese : Il en est ainsi pour plusieurs dispositions dans la Loi sur l'immigration, notamment la procédure de détermination du statut de réfugié, par exemple. La plupart, voire la totalité des activités relevant de la LIPR, nécessitent une autorisation. C'est vrai dans le cas d'un examen judiciaire d'une décision sur l'octroi du statut de réfugié renvoyée à la Cour fédérale et, ensuite, à la Cour d'appel fédérale. Tout se fait après que le juge ait donné son autorisation et certifié que l'affaire soulève une question grave.
Le sénateur Day : Pour en revenir au processus...
M. Stewart : Je suis désolé de vous interrompre. Puis-je intervenir à ce sujet?
Le sénateur Day : Oui.
M. Stewart : Pour votre gouverne, le passage de l'arrêt Charkaoui auquel je songeais figure au paragraphe 39. La cour a déclaré : « La norme des « motifs raisonnables de croire » exige que le juge se demande s'il existe « un fondement objectif reposant sur des renseignements concluants et dignes de foi ». » Voilà comment la cour a interprété le caractère raisonnable dans ce contexte particulier. Cela s'applique à la détention.
Toutefois, dans un paragraphe précédent, il est aussi question du caractère raisonnable du certificat, ce qui donne à penser que ces deux choses sont de nature similaire.
Le sénateur Day : Il est intéressant que vous arriviez à cette conclusion. C'était l'objet de ma prochaine question. Je voulais vous interroger au sujet de la détention, de la détention prolongée et de ce contrôle. La même norme s'applique-t-elle? Dans l'affaire Charkaoui, le juge affirme-t-il que la même norme du caractère raisonnable s'applique à la fois pour le certificat et pour la détention prolongée?
M. Stewart : C'est ainsi que je comprends les choses. À propos de l'appel, en vertu du régime précédent, il n'y avait aucun droit d'appel concernant la détermination du caractère raisonnable, ce qui m'apparaissait problématique. J'ai été heureux de constater qu'on avait ajouté une possibilité d'appel dans la nouvelle mesure. Comme M. Forcese l'a dit, ce droit est parallèle à d'autres droits d'appel sur des questions d'immigration visées par cette mesure.
Si l'on considère qu'il s'agit d'une situation de type quasi pénal, cela semble un droit d'appel relativement faible comparativement à ce que l'on voit en droit pénal, où la personne inculpée dispose d'un large droit de faire appel sur des questions de droit et de fait, de façon générale.
J'aurais été plus satisfait si le droit d'appel avait été plus large que ce qui est stipulé à l'article 79.
Le sénateur Day : Le processus de délivrance des certificats de sécurité et son caractère raisonnable, c'est une étape. Ensuite, on peut lire à l'article 80 que si le certificat est jugé raisonnable, il peut y avoir déportation.
Toutefois, dans l'intervalle, le ministre peut lancer un mandat pour l'arrestation et la mise en détention de la personne visée par le certificat conformément à l'article 81. On est probablement encore à une étape où la norme du caractère raisonnable n'a pas été appliquée.
Selon l'article 82, « dans les 48 heures suivant le début de la détention, le juge entreprend le contrôle des motifs justifiant le maintien en détention. » Il s'agit d'un examen différent. Il n'est pas précisé quelle norme s'applique en l'occurrence, mais cet examen diffère de celui du caractère raisonnable du certificat, si j'ai bien compris. Est-ce exact?
M. Forcese : Oui. Généralement, à ma connaissance, le certificat de sécurité est délivré, accompagné d'un mandat de détention.
Le sénateur Day : Habituellement, procède-t-on à ces deux contrôles en même temps? Cependant, il n'est pas nécessaire qu'ils soient faits en même temps. Ce sont deux procédures différentes.
M. Forcese : Non, en ce qui a trait au contrôle qui doit être entrepris dans les 48 heures et tous les six mois en vue de déterminer si la détention devrait être maintenue, on utilise la norme « des motifs raisonnables de croire ». On détermine s'il est justifié de maintenir la personne désignée en détention sur la foi « des motifs raisonnables de croire » et, par la suite, le tribunal réévalue le maintien en détention sur cette base. À tout le moins, c'est ce qui se faisait en vertu de la jurisprudence antérieure.
Le sénateur Day : Cela n'est pas formulé ici.
M. Forcese : Non, mais en pratique, c'est ce qui se faisait conformément à la première incarnation de la LIPR. La norme « des motifs raisonnables de croire » — et M. Stewart a lu le libellé à voix haute — est extrêmement basse. Ce n'est pas la norme la plus basse qui existe en droit canadien, mais presque.
Je me suis inquiété tout à l'heure de la possibilité qu'une personne soit détenue indéfiniment. Je vous rappelle qu'il n'y a pas de lien formel entre le renvoi et la détention, comme vous l'avez signalé. En conséquence, si une personne ne peut plus être expulsée vers une destination où elle risque la torture, il demeure néanmoins possible qu'elle soit détenue indéfiniment en vertu de la norme « des motifs raisonnables de croire », essentiellement un soupçon. Cette situation est extrêmement préoccupante.
À mon avis — un avis que M. Stewart partage, je crois —, il faudrait relever graduellement la norme. Ainsi, pour les premiers six mois, une personne pourrait être détenue parce que le gouvernement a « des motifs raisonnables de croire », mais au cours de cette période, le gouvernement ayant eu l'occasion d'étayer sa cause, il s'ensuit qu'à l'occasion du premier contrôle, il devrait être assujetti à une norme de preuve plus exigeante.
Le sénateur Day : En pratique, chaque contrôle aurait-il un juge différent?
M. Forcese : En pratique, c'est généralement le même juge désigné qui s'occupe des cas individuels.
Le sénateur Day : Par conséquent, un juge qui aurait eu des motifs raisonnables de croire six mois auparavant serait sans doute très enclin à demeurer du même avis. N'est-ce pas?
M. Forcese : Sauf que dans la pratique, comme M. Stewart l'a mentionné, des juges ont dit qu'essentiellement, l'individu visé par la procédure de délivrance d'un certificat de sécurité a été mis hors d'état de nuire. La notoriété entourant ces cas signifie que la personne en question a perdu toute efficacité en tant que terroriste potentiel, auquel cas, quelle que soit la menace qu'elle ait pu poser six mois auparavant, celle-ci a diminué. Voilà pourquoi nous avons ces ordonnances de mise en liberté sous condition.
Le sénateur Day : Je voudrais savoir ce que vous pensez de deux autres alinéas.
De nombreux témoins nous ont dit qu'à leur avis, l'alinéa 83(1)h) était trop imprécis. L'alinéa en question se lit comme suit :
il peut recevoir et admettre en preuve tout élément — même inadmissible en justice — qu'il estime digne de foi et utile...
Il existe une nouvelle restriction concernant la preuve obtenue sous la torture. Pouvez-vous commenter cet alinéa?
M. Stewart : En bref, je pense que l'admissibilité de tels renseignements est conforme à la perspective d'une instance d'immigration. Je ne suis pas un avocat spécialisé en droit de l'immigration, mais si l'on examine les dispositions de la loi qui régissent la reconnaissance du statut de réfugié ainsi que d'autres instances relevant de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, on y retrouve un libellé qui sans être identique, est similaire. Selon ce libellé, le tribunal n'est pas assujetti aux règles de la preuve; il est habilité à admettre en preuve tout élément qu'il estime digne de foi et utile. Cette formulation est utilisée dans d'autres parties de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés.
Si l'on considère qu'il s'agit d'une instance d'immigration, il est tout à fait logique de retenir ce libellé. Toutefois, si nous voyons cela comme une instance quasi pénale, ce que je suis enclin à penser, cela déclenche une sonnette d'alarme.
En même temps, si le gouvernement présente ses arguments au moyen d'un résumé des renseignements obtenus auprès de sources confidentielles, il est inévitable que l'on ait recours à un libellé comme celui-là. Autrement, ces renseignements ne seraient pas admissibles en preuve selon les règles normales de la preuve.
Il y a quelque temps, j'ai rédigé un article sur certains aspects de cette question. Un de mes amis qui représente des personnes détenues en a lu une ébauche et m'a dit : « Tu parles constamment de preuve dans ton article. Ce n'est pas une preuve que j'ai reçue dans ce résumé; c'est un tas de renseignements provenant du SCRS. »
À mon avis, c'est incontournable si l'on considère cela comme une instance d'immigration, ou une instance où il faut absolument assurer la confidentialité de certains renseignements. En conclusion, oui, cela me préoccupe, mais je peux voir comment cela s'inscrit dans le régime.
M. Forcese : Comme l'a expliqué le professeur Stewart, la raison d'être de cette disposition, c'est que l'application des règles conventionnelles de la preuve signifierait qu'une très petite partie des renseignements sur lesquels le gouvernement s'appuie dans ces cas serait admissible devant un tribunal, sans compter que cela contrevient à la règle du ouï-dire. Des intervenants du Royaume-Uni et du Canada m'ont dit que les renseignements utilisés contre l'individu sont généralement une accumulation de ouï-dire.
Les renseignements en question peuvent provenir du service de renseignement de sécurité syrien qui les aura ensuite transmis au MI5, au Royaume-Uni. L'analyste du MI5, lui, prépare une note de service qui est communiquée à un autre service de renseignement de sécurité allié. En bout de ligne, ils sont remis au SCRS.
Un rapport syrien est remis au Royaume-Uni; des rapports d'analystes s'accumulent avant d'aboutir au SCRS. Cette chaîne d'information a fait le tour du monde et aucun de ces éléments ne serait admissible selon les règles de la preuve conventionnelles.
Le paragraphe 83(1.1) est important car il exclut de la preuve des renseignements dont on a des motifs raisonnables de croire qu'ils ont été obtenus par suite du recours à la torture, ou à d'autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants. Le libellé concernant la torture est déjà inscrit dans le Code criminel. Toutefois, la partie concernant des traitements cruels, inhumains ou dégradants ne l'est pas. Il n'est plus nécessaire d'avoir un débat au Canada quant à savoir si la simulation de noyade constitue une forme de torture, un débat qui fait rage aux États-Unis. Personnellement, je pense que c'est de la torture, mais cela n'a rien à voir avec la raison d'être de cette disposition. Si ce n'est pas de la torture, c'est certainement un traitement cruel, inhumain et dégradant. Par conséquent, elle n'est pas acceptable dans ces instances. Nous vicions la nécessité d'avoir un débat prolongé sur ce qui est de la torture, et sur ce qui ne l'est pas.
Le sénateur Day : Cet amendement était fort valable.
Ma prochaine question porte sur l'alinéa 83(1.2)c), à la page 8 du projet de loi C-3. Cette disposition laisse entendre que les avocats spéciaux ne sont capables de faire la différence entre des renseignements ayant trait à une cause antérieure et, par conséquent, ne devraient pas être habilités à traiter ce nouveau cas. Des témoins entendus précédemment ont affirmé que les avocats font cela constamment. Ils sont capables de faire des distinctions claires entre les renseignements qu'ils ont en tête d'une cause à l'autre.
Avez-vous quelque commentaire que ce soit au sujet de cet alinéa?
M. Forcese : Il reste à voir comment on appliquera cette disposition dans la pratique. Comme vous le savez sans doute, le premier problème concernant les avocats spéciaux qui a été soumis à la Cour fédérale a maintenant été résolu. On se demandait si deux personnes qui agissaient à titre de conseils pour quatre des parties visées par un certificat de sécurité pouvaient cesser d'assumer les fonctions de conseils et commencer à agir à titre d'avocats spéciaux. Ils ont reçu une habilitation de sécurité et sont maintenant nommés avocats spéciaux.
Le gouvernement s'était plaint du fait que ces personnes soient passées du rôle de conseil à celui d'avocat spécial car, selon lui, cela soulevait des conflits d'intérêts.
Le sénateur Day : Il en est question à l'alinéa 83(1.2)b).
M. Forcese : Cela soulèverait des conflits d'intérêts, mais cela déclencherait aussi l'application de l'alinéa c) en ce sens que certaines de ces personnes représentaient également des participants à l'enquête interne Iacobucci. En fin de compte, la question a été résolue et ces conseils agissent maintenant à titre d'avocats spéciaux. Toutefois, ce fut un débat tendu.
La raison pour laquelle l'alinéa c) m'inquiète, c'est qu'au Royaume-Uni, il s'est produit ce qu'on appelle une contamination. Un avocat spécial travaille sur le cas A. L'avocat spécial prend connaissance de renseignements sensibles dans le cadre du cas A. Arrive le cas B, qui peut mettre en cause le même pays d'où émanent potentiellement certains éléments de preuve. Il est interdit à cet avocat spécial d'avoir tout contact avec la partie intéressée du cas B, avant même d'avoir pris connaissance des renseignements sensibles du cas B étant donné qu'il a travaillé sur le cas A. Cet avocat spécial a été contaminé parce qu'il a au préalable pris connaissance de la preuve confidentielle du cas A.
À mon avis, l'alinéa 83(1.2)c) ouvre la porte à un concept canadien de contamination. Autrement dit, un avocat peut être contaminé en raison de sa participation antérieure à un autre cas parallèle; par conséquent, il ne serait pas approprié qu'il soit l'avocat spécial dans cette affaire subséquente.
Cela fait problème pour diverses raisons. Premièrement, un avocat spécial en vient à exceller dans son travail parce qu'il se penche constamment sur des cas de même nature; c'est ainsi qu'il s'améliore. Deuxièmement, il y a une liste limitée d'avocats spéciaux. Si, avec le temps, ils deviennent tous contaminés, on se retrouvera avec une situation où aucun avocat spécial ne pourra avoir de contact avec la personne intéressée à cause du concept de la contamination.
Nous verrons comment la situation évoluera au Canada. Cela a été un problème au Royaume-Uni.
Le sénateur Day : Pourquoi a-t-on créé ce principe de la contamination? Est-ce parce que l'avocat spécial qui aurait une mine de renseignements serait en mesure de poser des questions susceptibles d'aller au fond des choses?
M. Forcese : Je n'irais pas aussi loin.
Les avocats spéciaux britanniques auxquels j'ai parlé au Royaume-Uni m'ont dit que, fondamentalement, le gouvernement ne leur fait pas confiance. Le gouvernement se méfie des restrictions imposées au partage de l'information. Voilà pourquoi le Royaume-Uni a un régime strict de non-communication avec la partie intéressée une fois que l'avocat spécial a pris connaissance des renseignements sensibles. L'avocat spécial peut uniquement continuer à communiquer avec l'intéressé par écrit, et les questions qu'il veut lui poser doivent être approuvées par des représentants du gouvernement. Les avocats spéciaux ne se prévalent pas de cette possibilité de communication car, à leur avis, le fait que le gouvernement approuve leurs questions a un effet préjudiciable pour la personne intéressée.
Le Royaume-Uni est méfiant au sujet du contact continu, et la contamination est une manifestation de ce problème. Essentiellement, les avocats spéciaux disent que le gouvernement ne fait pas confiance à des avocats de l'extérieur. Je pense que nous verrons le même phénomène au Canada.
Le sénateur Day : C'est intéressant. Nous approfondirons sans doute cet aspect.
Ma dernière question porte sur le paragraphe 85.4(2) qui précise ce qu'il en est, une fois que l'avocat spécial a pris connaissance des éléments de preuve. Dans les faits, il ne peut pas communiquer avec son client sans l'autorisation du juge.
Il a été question de cette disposition plus tôt. Professeur Forcese, avez-vous dit qu'il y aurait sans doute deux avocats spéciaux et qu'ils seraient en mesure de communiquer l'un avec l'autre?
M. Forcese : Présumément, mais uniquement avec l'autorisation de la cour. Les avocats spéciaux s'interrogent au sujet du libellé de cet article. Ils ignorent ce que cela signifie. Ils supposent tous que le bon sens prévaudra, mais jusqu'où?
L'avocat spécial sera-t-il autorisé à communiquer avec les techniciens juridiques de son équipe au sujet de l'instance? Ils ne peuvent leur parler des renseignements confidentiels, mais qu'en est-il d'un autre sujet qui serait strictement du domaine public?
Je peux vouloir m'informer au sujet du traitement cruel, inhumain et dégradant, vouloir savoir comment cela est défini en droit international, mais je ne peux parler à mon collègue, ou à mon technicien juridique, parce que ce sujet concerne l'instance où je suis avocat spécial. Toute interprétation littérale de cette disposition signifierait que nous sommes dans le pétrin. Le bon sens voudrait que l'avocat spécial soit en mesure de communiquer, mais il nous faudra attendre pour voir.
M. Stewart : Je partage cette préoccupation. Le bon sens va sans doute prévaloir, mais il faudra peut-être améliorer le libellé du projet de loi pour que les avocats spéciaux n'aient pas à livrer ces batailles d'entrée de jeu. J'ai confiance qu'ils remporteraient ces batailles. Toutefois, cette préoccupation les empêche de se concentrer sur leur véritable tâche. Il aurait été utile de préciser au départ que ce type de communication fondée sur le bon sens n'est pas interdit par la loi.
Le sénateur Day : Serait-il utile d'amender le paragraphe 85.4(2) du projet de loi C-3, dont le début se lit ainsi :
Entre le moment où il reçoit les renseignements et autres éléments de preuve et la fin de l'instance, l'avocat spécial ne peut communiquer avec qui que ce soit au sujet de l'instance si ce n'est avec l'autorisation du juge...
Nous pouvons le modifier en disant :
... ne peut, sans l'autorisation d'un juge, communiquer les renseignements et autres éléments de preuve...
On pourrait utiliser cette formulation au lieu de dire qu'ils ne peuvent parler de l'instance en général.
M. Forcese : Cela réglerait le problème de la portée excessive de la disposition, qui vise toute information concernant l'instance. De plus, il faudrait ajouter un autre paragraphe précisant que « pour plus de certitude, l'avocat spécial peut avoir une communication continue avec la partie intéressée et son conseil, sous réserve de certaines limites raisonnables, notamment l'interdiction de divulguer les renseignements confidentiels ». Nous prenons les communications avec le conseil et la partie intéressée et nous les mettons dans une autre catégorie, ce qui crée une présomption en faveur d'un contact continu, sous réserve de certaines limites raisonnables.
Le sénateur Day : L'autorisation préalable d'un juge serait-elle nécessaire?
M. Forcese : Peut-être pas au cas par cas, mais il faut que le gouvernement puisse établir précisément les limites auxquelles serait assujetti l'avocat spécial. Je ne serais pas opposé à cela. Si nous créons une présomption en faveur de l'accès continu, il faut veiller à ne pas imposer des restrictions tellement nombreuses qu'elles ferment la porte à cet accès continu. À l'heure actuelle, les avocats spéciaux doivent lutter pour obtenir quelqu'accès que ce soit.
M. Stewart : L'amendement possible que vous venez de proposer rapidement risque d'aller trop loin dans l'autre sens. Cette position vous surprendra peut-être de ma part, après les commentaires que j'ai faits cet après-midi. Le paragraphe en question suscite des préoccupations concernant non seulement la communication des renseignements qui, de toute évidence, ne peuvent être divulgués à la personne nommée car c'est là le fondement même du système, mais également toute divulgation de renseignements par inadvertance, celle-ci risquant d'alerter la personne nommée quant à ce que le gouvernement pense qu'elle ne devrait pas savoir. Le libellé que vous proposez en vue d'un amendement éventuel risque de ne pas protéger suffisamment les intérêts du gouvernement, qu'il faut reconnaître.
M. Forcese : La façon de régler le problème est de dire que l'avocat spécial ne peut divulguer les renseignements « délibérément ou par inadvertance ». De cette façon, nous couvrons la possibilité d'une divulgation par inadvertance et nous mettons l'accent sur des renseignements précis, et non sur l'ensemble des renseignements.
Ces avocats spéciaux sont manifestement très au fait de leurs obligations en tant qu'avocats, ainsi que de leurs autres obligations en vertu du code de déontologie de leur profession. Aux termes de la Loi sur la protection de l'information, ils sont passibles de poursuites et d'une peine d'emprisonnement de 14 ans s'ils divulguent quelque renseignement que ce soit. Ils sont liés en permanence par le secret. Les peines auxquelles ils s'exposent s'ils se rendent coupables d'une divulgation sont extrêmement lourdes. Par conséquent, ils ne seront pas pressés de divulguer des renseignements, que ce soit délibérément ou par inadvertance; ils feront preuve de prudence.
Si le gouvernement s'inquiète au sujet de ce qui se dit dans cette pièce entre la personne nommée et son conseil, pourquoi ne pas formuler une disposition précisant qu'à l'insistance du gouvernement, un conseiller juridique du CSARS peut être présent. De cette façon, une tierce partie serait présente pour aviser l'avocat spécial qu'il s'aventure en terrain dangereux. Il faudrait aussi que cette disposition assujettisse l'avocat du CSARS à une obligation de non- divulgation pour empêcher qu'il transmette au gouvernement ce qui a été dit. Tout cela est possible et peut se faire en peaufinant la formulation du projet de loi.
Le sénateur Joyal : Je suis tenté d'aller au-delà de la stricte étude des articles en question du projet de loi et d'inscrire la mesure dans un contexte plus systémique. Le professeur Kent Roach, que nous avons entendu la semaine dernière, a mentionné la tendance naturelle des services de sécurité d'affirmer que tout est secret. En corollaire, ils s'opposeront à toute initiative qui tend à remettre en question cette affirmation ou le contexte dans lequel ils travaillent en vue d'assurer la sécurité. Je comprends cette position. C'est plus ou moins la loi de la nature.
Monsieur Forcese, dans un article publié dans The Hill Times du lundi 28 avril 2008, vous avez examiné les modèles britannique et australien et la façon dont ils surveillent l'application de la législation antiterroriste. Vous soulignez la valeur d'un chien de garde indépendant. En Grande-Bretagne, cet examinateur indépendant est lord Carlile de Berriew. D'après cet article, il a le statut de mandataire du Parlement et peut exercer en permanence une surveillance de la loi antiterroriste.
À entendre vos réponses détaillées à nos questions sur le projet de loi C-3, on ne peut que conclure qu'il demeure de nombreuses zones grises quant au fonctionnement du système de l'avocat spécial. Comme vous l'avez tous deux répété, tout dépendra de la décision d'un juge de la Cour fédérale d'accorder ceci ou cela, et de quelle manière. Une grande incertitude plane sur la façon dont le système fonctionnera éventuellement, notamment dans le contexte des paramètres établis par les décisions de la Cour suprême dans la cause Charkaoui.
Comment faire pour s'assurer que nous avons la capacité de surveiller en permanence les deux dispositions exceptionnelles de notre loi, de façon à garantir la sécurité et l'application du droit au Canada?
M. Forcese : C'est une question importante. Premièrement, il reste bien des points d'interrogation au sujet du projet de loi C-3. Nous ne savons pas comment il fonctionnera, si tant est qu'il fonctionnera. Mon premier conseil au comité serait de demeurer vigilant. Ne vous hâtez pas pour rédiger un rapport d'ici la fin de l'année. Si des questions subsistent, ou si vous devez présenter un rapport, faites en sorte que ce soit un rapport provisoire et continuez de suivre l'évolution du dossier, car ces questions se préciseront en Cour fédérale. À vrai dire, il se peut fort bien qu'en janvier, une fois votre rapport publié, la Cour fédérale rende une décision qui provoque l'effondrement de tout le système. Si cela se produit, un examen législatif approfondi s'imposera.
Deuxièmement, vous avez mentionné l'article dans lequel je me suis penché sur la fonction de l'examinateur indépendant au Royaume-Uni et, dans une moindre mesure, en Australie. Son statut est analogue à celui d'un mandataire du Parlement. Ce haut fonctionnaire permanent est chargé de surveiller l'application de la législation antiterrorisme. Il a le mandat statutaire de soumettre un rapport sur le sujet tous les ans en vertu des diverses lois antiterroristes au Royaume-Uni.
À titre d'exemple, lord Carlile publie des rapports généralement controversés, qui ne font vraiment l'affaire de personne. La société civile et le gouvernement dénoncent divers aspects de ses rapports, mais ils permettent un dialogue continu. Grâce à ces rapports, qui alimentent en permanence les délibérations au Parlement, les parlementaires ont accès à une preuve spécialisée, si vous voulez. Les rapports engendrent, ou provoquent, une réponse de l'exécutif du gouvernement.
Dans les années Blair, et maintenant, avec le gouvernement présentement au pouvoir au Royaume-Uni, lorsque lord Carlile rend public un rapport, le gouvernement se sent obligé d'y répondre. Ainsi, le gouvernement fournit une information au sujet de l'état de sa réflexion, ce qui est mieux que ce que nous avons au Canada, d'après moi. La position du gouvernement canadien sur toutes ces questions est plus ou moins cryptique. En ce qui concerne le projet de loi C-3, nous n'avions aucune idée de ce que le gouvernement entendait faire au sujet des avocats spéciaux avant le dépôt de la mesure. Il n'y a eu aucune consultation.
Le gouvernement a été réticent à s'ouvrir dans sa réponse à l'examen triennal de la Loi antiterroriste. Cela n'a été d'aucune utilité. Pour ma part, j'estime que le gouvernement n'a jamais répondu à l'examen qu'a effectué votre comité sur la Loi antiterroriste, même si je ne suis pas sûr qu'il ait été tenu de le faire. Chose certaine, il n'y a pas eu de réponse au rapport du comité faisant suite à l'examen triennal de la Loi antiterroriste, de sorte qu'il est difficile de continuer à exercer une surveillance quant à l'évolution de ces questions. Il s'agit de questions d'une complexité extraordinaire qui touchent de nombreux domaines législatifs. Il est fort avantageux d'avoir un examinateur indépendant comme lord Carlile, qui est un démocrate libéral à la Chambre des communes au Royaume-Uni, un tiers parti à la Chambre. Il a plein accès aux renseignements confidentiels. Dans ses rapports, il se prononce sur le bien-fondé d'une proposition donnée; il signale si la Loi antiterroriste fonctionne comme elle le devrait. Une telle rétroaction de la part d'un haut fonctionnaire permanent a tendance à provoquer une réponse, et cette réponse est précieuse.
M. Stewart : Je n'ai rien à ajouter.
Le sénateur Joyal : Vous préconisez que nous gardions cette question sous les réflecteurs parce qu'elle continue d'évoluer et que la Cour suprême risque de se prononcer sous peu dans la seconde affaire Charkaoui, ce qui pourrait influer sur un ou plusieurs aspects de ce projet de loi, possiblement l'article 85, ou même l'article 82 sur la détention et la mise en liberté.
Cependant, nous ne pouvons le faire indéfiniment, à moins d'apporter des changements aux règles parlementaires — que ce soit à la Chambre des communes ou au Sénat — afin de confier à un comité permanent la responsabilité de surveiller en permanence des éléments de la législation portant sur le terrorisme.
Outre les certificats de sécurité, il y a de nombreuses autres questions que nous n'avons pas abordées. Par exemple, la définition du terrorisme est imprécise, comme vous le savez. Il y a aussi le contexte global dans lequel on veille à la sécurité, le syndrome du silo, comme vous l'avez mentionné, qui a été déploré aux États-Unis le mois dernier. Ce fut la principale conclusion du rapport sur l'enquête menée par le Congrès américain au sujet des attentats du 11 septembre.
Sans compter l'approche générale en matière de sécurité. Il est difficile d'imaginer que le Parlement sera convaincu d'avoir les outils nécessaires pour assumer cette responsabilité et exercer la surveillance qui s'impose, à moins qu'il y ait, au sein du Parlement, une infrastructure visant à maintenir la pression.
Nous sommes un comité non permanent; nous sommes un comité spécial. Nous avons jugé qu'il était préférable d'examiner la question selon ce mécanisme au lieu d'attendre trois ans. C'est une bonne idée de faire un examen triennal, mais dans l'intervalle, que faisons-nous? Nous croisons-nous les bras en disant : « Nous allons attendre trois ans et ensuite, décortiquer la loi morceau par morceau pour ensuite la reconstituer? »
Si nous ne conservons pas la capacité ou le rôle de surveillance du Parlement, ces mesures finiront par acquérir un statut permanent dans le système de common law en vigueur au Canada. Autrement dit, elles deviendront la norme de notre fonctionnement et nous nous y intéresserons uniquement lorsque surviendra une crise quelconque ou que l'opinion publique réclamera l'examen d'une question particulière.
N'est-ce pas l'un des objectifs de notre rapport que de réitérer le caractère essentiel de la surveillance des outils et de la législation antiterroristes dont nous disposons au Canada pour assurer le maintien du principe fondamental de la règle de droit?
M. Forcese : Je suis tout à fait d'accord avec vous. Je vais vous donner mon avis, et vous en ferez ce que vous voudrez : votre comité devrait être un comité permanent. Je le dis en sachant que cela ne me rendra pas populaire du côté des Communes : pour ce qui est du rapport portant sur le projet de loi C-36, la Loi antiterroriste, votre comité a rédigé un rapport de bien meilleur calibre. Il y a davantage de continuité dans votre comité, et j'estime que ce serait dommage de le perdre.
Je comprends votre propos. Il s'agit manifestement d'une question d'allocation des ressources pour le Parlement. En tant que parlementaires, il vous appartient de décider de quelle façon vous dotez les comités. Toutefois, il me semble que si ce comité n'existait pas, il faudrait l'inventer. Ces questions ne vont pas disparaître. Elles deviendront plus complexes avec le temps.
Dans un an, vous serez sans doute appelé à discuter de la capacité du Centre de la sécurité des télécommunications Canada d'intercepter des communications sans l'autorisation d'un juge; il vous faudra décider si cela est conforme à la Constitution. Tôt ou tard, cette question sera soumise à un tribunal. Spontanément, je peux vous citer huit ou neuf questions qui suscitent de multiples controverses à l'heure actuelle dans le contexte de la législation antiterroriste. Il est nécessaire que le Parlement se livre à un examen permanent de ces questions.
À titre d'observateur, je ne peux pas m'avancer plus loin.
Le sénateur Joyal : Le sénateur Andreychuk a évoqué le scénario suivant : si le Canada déporte un jour quelqu'un, les médias s'intéresseront à l'affaire et nous pourrions nous retrouver avec un véritable problème international sur les bras. En effet, comme vous l'avez expliqué, le Canada n'aura guère de marge de manoeuvre pour s'inquiéter du sort d'un individu qui n'est pas un ressortissant canadien. C'est un élément qui relève du droit international et, d'ailleurs, les Nations Unies ont abordé cette question. À mon avis, c'est une question importante qui mérite examen.
Un jour, cela se produira. Nous savons qu'un cas comme celui-là se présentera éventuellement. La manière dont d'autres pays démocratiques ont tenté de régler le problème est visée par notre recommandation d'exercer une étroite surveillance.
Le président : Merci, messieurs. Vos témoignages ont été utiles. De plus, vos aimables commentaires concernant la qualité du travail de notre comité sont une bonne note sur laquelle conclure notre séance.
La séance est levée.