Délibérations du Comité sénatorial permanent des
Affaires étrangères et du commerce international
Fascicule 2 - Témoignages du 4 décembre 2007
OTTAWA, le mardi 4 décembre 2007
Le Comité sénatorial permanent des affaires étrangères et du commerce international se réunit aujourd'hui à 17 h 34 pour étudier les questions qui pourraient survenir occasionnellement se rapportant aux relations étrangères en général.
Le sénateur Consiglio Di Nino (président) occupe le fauteuil.
[Traduction]
Le président : À titre d'information, le comité est autorisé, en vertu de l'ordre de renvoi général du Sénat, à étudier les questions qui pourraient survenir occasionnellement se rapportant aux relations étrangères en général. Nous examinons la question de l'ascension de la Chine, de l'Inde et de la Russie dans l'économie, de même que la réponse stratégique du Canada.
Nous accueillons deux invités spéciaux ce soir. M. John Helliwell, professeur émérite d'économie à l'Université de la Colombie-Britannique, a déjà comparu devant notre comité et probablement devant d'autres comités sénatoriaux par le passé. Nous vous souhaitons une nouvelle fois la bienvenue. M. Helliwell se joint à nous par vidéoconférence. De même, nous accueillons Mme Debra P. Steger, professeure à la faculté de droit (common law) de l'Université d'Ottawa et directrice du Réseau EDGE.
Bienvenue à tous les deux. Nous demanderons à chacun de vous de faire quelques commentaires, puis nous passerons aux questions et réponses. Nous commencerons par M. Helliwell.
John Helliwell, professeur émérite d'économie, Université de la Colombie-Britannique, à titre personnel : Puisqu'on m'a donné toute la latitude voulue et que vos délibérations ont une portée générale, je vous dirai comment j'aborderais ces délibérations si j'étais à votre place.
Ce que je dirai, aujourd'hui, rejoint un peu les propos que je tiendrai la semaine prochaine, en Inde, lors de mon exposé au Jubilé d'émeraude du Indian Statistical Institute. La conférence commémorative portera sur les nouvelles approches au développement. On m'a demandé expressément de parler de la satisfaction à l'égard de la vie comme moyen différent d'aborder la question du développement. C'est précisément ce message que je transmettrai, non seulement dans différents pays, mais également dans différentes collectivités et régions du Canada. Cette question est particulièrement importante dans le contexte de l'évolution du développement mondial au cours des 50 ou 100 prochaines années.
Les pays dont vous m'avez demandé de parler figurent probablement sur votre liste parce qu'ils sont les trois principaux pays qui forment le BRIC (le Brésil, la Russie, l'Inde et la Chine). Ces pays, par ailleurs, sont les plus importants à l'extérieur du G8. Ils s'imposeront en fonction de leur importance, telle que mesurée d'après leur produit intérieur brut. On se demande ce qui pourrait constituer, à l'avenir, un meilleur outil de mesure. Les personnes qui s'inquiètent des quotas imposés par le Fonds monétaire international et par la Banque mondiale se sont déjà posé la question. La réponse est la population.
Les pays dont nous parlerons aujourd'hui sont dans une catégorie différente. La situation de l'Inde et de la Chine est presque identique. La Chine est très grande et sa croissance est rapide. L'Inde est presque aussi grande. Sa population croît plus rapidement, mais son PIB n'est pas aussi important. Dans 30 ans, la population de l'Inde sera plus grande que celle de la Chine. Dans cinq ans, l'économie de la Chine sera plus importante que celle des États-Unis au regard de la parité de pouvoir d'achat, la PPA. Déjà, l'économie de la Chine et de l'Inde réunies est considérablement plus importante que celle des États-Unis au chapitre de la PPA. Il s'agit donc de très gros pays dont la croissance est très rapide et qui changent énormément la face du monde.
La Russie, en revanche, est un cas très différent; c'est un petit pays dont la population diminue. Sa population ne représente qu'un peu plus du tiers de celle des États-Unis et son PIB par habitant ne représente qu'un quart de celui des États-Unis. Son PIB mesuré en fonction de la PPA représente un dixième de celui des États-Unis. La Chine et l'Inde devancent déjà la Russie.
Comment devrions-nous envisager la position du Canada face aux autres pays et que devrions-nous faire pour faciliter l'évolution de la situation? Je crois que j'insinue que les choses ne bougeront pas dans les vieux pays — les anciennes puissances impériales — mais plutôt dans les pays qui connaissent une croissance démographique et où l'écart de revenu s'amenuise.
Ces pays se demandent maintenant s'ils devraient tenter de nous imiter et de procéder de la façon dont nous l'avons fait. Si vous êtes au courant des recherches sur les changements climatiques et que vous vous êtes demandé ce qui se passerait si les mesures conventionnelles du PIB, établies selon nos méthodes, devaient être les mêmes dans les autres pays, vous savez que ce serait impossible. Pour généraliser, tout le monde comprend qu'il serait illogique de retirer les bicyclettes des rues de Beijing pour les remplacer par des voitures. Ces pays ne peuvent tout simplement pas refaire ce que nous avons fait, et ils se rendent compte aujourd'hui qu'il faut apporter des changements.
Une possibilité serait d'attendre que nous trouvions de meilleures façons de faire les choses et d'améliorer la qualité de vie en mettant moins l'accent sur l'aspect matériel, puis de les laisser nous imiter. Cependant, ce sont eux qui bougent, qui changent, qui s'instruisent et qui investissent « rapidement ». S'il y a de bonnes idées, ce sont d'abord les pays à forte croissance qui les saisissent et les appliquent.
Je suis allé dans ces pays et j'ai dit que le bien-être ne devrait pas se mesurer en fonction du PIB par habitant, mais en fonction de la qualité de vie. Nous devrions essayer de trouver la réponse à la question qu'Aristote s'est posée il y a deux millénaires : sur une échelle de 1 à 10, quel est le niveau de satisfaction des gens au regard de leur vie? Le tableau est très différent de ce que vous obtiendriez au moyen du PIB par habitant.
Il est tout à fait vrai que les populations des pays les plus riches sont les plus heureuses. La maison de sondage Gallup a commencé à recueillir des données sur la satisfaction à l'égard de la vie auprès de plus de 130 pays. Elle publiait, il y a un mois et demi, son premier rapport sur le bien-être mondial. Je vous citerai quelques statistiques tirées de ce rapport. Ces mesures systématiques de la satisfaction à l'égard de la vie ne sont pas utopiques. La maison Gallup prend le pouls de l'opinion publique de façon annuelle et en tenant compte de beaucoup de facteurs. Nous aurons maintenant une autre façon de concevoir ce que j'appelle « la qualité du développement »; ce n'est pas la quantité qui importe, mais la qualité.
Le tableau est un peu différent pour ce qui est des pays dont vous m'avez demandé de vous parler aujourd'hui. Sur le plan de la richesse, la Russie a de loin le PIB par habitant le plus élevé. Il est de moitié plus élevé que celui de la Chine, lequel est environ deux fois plus élevé que celui de l'Inde. En ce qui concerne la satisfaction à l'égard de la vie, cependant, l'Inde afficherait un résultat de 5,8 sur 10. Il s'agit d'une moyenne nationale. La Chine obtiendrait un résultat de 5,9, et la Russie, de 5,1. En comparaison, les résultats aux États-Unis et au Canada seraient de 7,6 et de 7,8 respectivement.
Au niveau le plus élevé de revenu par habitant, les résultats liés à la satisfaction à l'égard de la vie ne coïncident tout simplement pas avec les résultats liés au revenu par habitant. En fait, nous constatons que ce qui compte, ce n'est pas simplement d'éliminer la pauvreté, d'offrir l'accès à une eau propre et de mettre en place des normes de santé raisonnables. La nature et la qualité des collectivités dans lesquelles les gens vivent sont particulièrement importantes.
On peut juger de cette qualité par la nature des relations qu'entretiennent les personnes avec leur famille et leur collectivité, par la mesure dans laquelle les personnes pensent que leurs voisins sont dignes de confiance et que leur famille est en sécurité, et par la confiance qu'elles peuvent accorder à la police et au gouvernement. Tout cela a plus de poids que les biens matériels et les services. Bien entendu, les personnes doivent atteindre un certain niveau de suffisance, mais au-delà de cela, les considérations sociales l'emportent sur les considérations matérielles.
Dans certains pays, certains ont pris cela très au sérieux et ont tenté de s'en inspirer. Vous savez peut-être ce qu'Enrique Peñalosa, maire de Bogotá, a fait pour donner suite à la recherche sur le bien-être. Il a dit qu'il allait transformer sa ville pour que les citoyens puissent interagir de façon positive. Beaucoup pourrait être fait dans les villes du monde où presque toute la population habitera dans 50 ans.
Je vais passer à vos questions parce que je vous ai sans aucun doute dit quelque chose auquel vous n'aviez probablement pas pensé auparavant.
Le président : Nous vous remercions pour ces observations très instructives. Nous passerons maintenant à notre deuxième invitée, Mme Steger, de l'Université d'Ottawa.
Debra P. Steger, professeure et directrice, Reseau EDGE, faculté de droit (common law), Université d'Ottawa; à titre individuel : Je suis enchantée et heureuse d'être ici aujourd'hui. Je parlerai des défis pour le Canada qui découlent de l'émergence des importants nouveaux pouvoirs économiques de la Chine, de l'Inde, du Brésil et cetera. Je parlerai brièvement d'une initiative assez récente, le Réseau EDGE — Réseau des économies mondiales dynamiques et émergentes — qui constitue un réseau de recherche axé sur ces questions.
Le monde subit une profonde transformation économique et politique comme nous n'en avons pas vue depuis très longtemps. Cette transformation est causée par l'ascension des économies émergentes. Même si la croissance économique mondiale n'a jamais été aussi forte depuis les 30 dernières années, le monde est de plus en plus éclaté. Le changement semble être la seule constante, et son rythme vraiment stupéfiant en effraie certains.
La croissance et la prospérité en Chine, en Inde et au Brésil ont des répercussions importantes dans le monde entier, y compris la plus récente sur les devises. De toute évidence, le professeur Helliwell est spécialiste en économie. Étant donné que je suis surtout avocate en droit commercial, je ne pontifierai pas trop sur l'économie de ce qui se passe dans le monde.
Les principales économies émergentes apprennent à tirer parti de l'économie mondiale, et je pense qu'un monde multipolaire se dessinera au cours des prochaines années. Quelle place le Canada occupera-t-il dans cette nouvelle économie mondiale? Continuerons-nous de jouir de la même prospérité et du même niveau de vie à l'avenir, ou risquons-nous de subir les répercussions négatives de la profonde transformation en cours? Il faut penser de façon stratégique pour planifier à plus long terme, pour songer au moins aux dix ou 15 prochaines années et aux changements qui auront lieu dans le monde, et à la manière dont le Canada peut se positionner pour demeurer compétitif et prospère à l'avenir.
Le Canada pourrait très bientôt trouver très difficile d'être compétitif. Même si notre économie semble forte pour le moment, les indicateurs économiques, comme nous le savons, ne sont pas tous positifs en ce qui concerne la prospérité du Canada à l'avenir. Sur l'échelle de la productivité, le Conference Board et un grand nombre d'autres institutions — récemment le Centre for jurisdictional Advantage and Prosperity à la Rotman School of Management de l'Université de Toronto — ont démontré que le Canada ne se classe pas en bonne position dans la liste des pays de l'OCDE et que notre productivité diminue au lieu d'augmenter.
Nous savons également que les sociétés n'investissent pas suffisamment dans la recherche et le développement. Notre période de prospérité actuelle est alimentée, comme nous le savons, par le pétrole et d'autres produits tirés de nos ressources naturelles. Il est généralement reconnu que nous devons clairement en faire plus pour accroître la productivité, la recherche et le développement, et l'innovation. Ce sont les clés de notre prospérité et de notre compétitivité à long terme. Franchement, nous devons le faire encore plus en raison de la concurrence féroce qui proviendra très bientôt des économies émergentes.
L'adaptation à la nouvelle économie mondiale permettra non seulement au Canada de relever de nombreux défis, mais également de profiter d'occasions extraordinaires. Il nous faudra rien de moins que changer du tout au tout notre mentalité, et réinventer la façon dont nous faisons des affaires et les politiques gouvernementales. La confiance excessive représente un danger réel au Canada, de même que la trop grande dépendance à l'égard du marché américain pour notre prospérité future et la conviction que les choses suivront leur cours comme par le passé. Des défis et des possibilités considérables s'offrent à nous, et nous avons grandement besoin d'un partenariat dynamique et engagé entre les entreprises, le gouvernement et les milieux de la recherche universitaire afin d'amorcer la réflexion stratégique nécessaire pour relever ces nouveaux défis.
Le Réseau EDGE a été créé en 2006 grâce à des fonds du programme fédéral des Réseaux de centres d'excellence. C'est un réseau de recherche pancanadien et multidisciplinaire dont le centre administratif se trouve à l'Université d'Ottawa. Il compte des centres d'études et de recherches de premier plan en économie comme la Fondation Asie Pacifique du Canada, le Centre pour l'innovation en matière de gouvernance internationale et le Conference Board du Canada. Plusieurs des principaux groupes d'experts que vous connaissez bien font partie de notre réseau. Celui-ci regroupe des chercheurs en droit, en commerce, en économie et en politiques publiques des quatre coins du pays, des ministères et des organismes fédéraux comme le MAECI, EDC et Industrie Canada, des ministères provinciaux — notamment de l'Ontario et de la Colombie-Britannique — ainsi que des organismes à but lucratif et de grandes multinationales canadiennes.
Nous avons cinq principaux sujets de recherche : la compétitivité, l'énergie et l'environnement, la technologie, les droits de la personne et la règle de droit, le commerce et l'investissement. Nous participons depuis un an et demi à un exercice de réseautage. Un grand nombre de projets clés ont débuté et commenceront à donner des résultats concrets au cours de l'année prochaine. L'un des projets porte sur les chaînes de valeurs mondiales, une action concertée avec le ministère des Affaires étrangères et du Commerce international, Industrie Canada et des chercheurs indépendants.
Un autre projet a été amorcé récemment sur l'avenir de l'industrie canadienne de l'automobile compte tenu de la concurrence de la Chine et de l'Inde. Dans le cadre de ce projet, nous collaborons avec Auto21, un CEN important dans l'industrie automobile au Canada. Nous avons récemment organisé un atelier à la Schulich School of Business, à Toronto. Nous avions réuni des entreprises, des syndicats, des chercheurs, le gouvernement de l'Ontario et le gouvernement fédéral pour faire tous ensemble du remue-méninges sur des questions importantes.
Nous avons un nouveau projet appelé Palette commerciale Canada-Brésil, où nous collaborons avec la Chambre de commerce Brésil-Canada, Exportation et développement Canada et la Banque de Nouvelle-Écosse à la mise au point de trousses d'outils à l'intention des petites et moyennes entreprises pour leur permettre de faire efficacement des affaires sur le marché brésilien.
En ce qui a trait à l'énergie et à l'environnement, nous avons commencé un projet se rapportant à la Chine. L'Institut chinois à l'Université de l'Alberta, la Fondation Asie Pacifique du Canada et le gouvernement de l'Alberta sont nos partenaires.
Nous avons des projets dans le domaine de ce que je qualifierai de « gouvernance économique mondiale ». Non seulement la compétitivité intérieure au Canada subira des changements à l'avenir, mais l'architecture institutionnelle du monde évoluera également. Les principaux organismes économiques internationaux, comme la Banque mondiale, le FMI et l'Organisation mondiale du commerce connaissent des bouleversements en raison de l'émergence des nouvelles superpuissances économiques.
Le Canada peut faire preuve de leadership dans la communauté internationale en collaborant avec des chercheurs étrangers pour réfléchir aux questions liées à la réforme de ces institutions internationales. Nous avons deux grands projets dans ce domaine, l'un porte sur la réforme institutionnelle de l'OMC et l'autre sur le programme de développement de l'Organisation mondiale de la propriété intellectuelle, où nous collaborons avec des établissements de recherche clés dans diverses régions du monde, pour proposer des réformes aux organismes internationaux.
Quelles sont les implications pour le Canada? Le mandat du Réseau EDGE comporte deux aspects. Tout d'abord, nous étudions d'un côté la compétitivité intérieure pour améliorer la compétitivité canadienne au pays. À ce chapitre, comme je l'ai mentionné précédemment, il est important que nous réfléchissions de façon stratégique et que nous le fassions en collaboration — les entreprises, le gouvernement et les chercheurs universitaires doivent travailler en partenariat. Je ne pense pas que le gouvernement puisse faire cela tout seul et, de toute évidence, les entreprises n'en sont pas capables seules.
Il nous faut également avoir une pensée politique intégrée, au lieu de penser en fonction de compartiments distincts. À titre d'exemple, nous avons toujours élaboré une politique fiscale dans un compartiment, une politique commerciale dans un autre compartiment et une politique de la concurrence dans un autre encore. Il est important de regrouper ces politiques et d'y réfléchir d'une manière plus globale.
Quels sont les enjeux pour la compétitivité canadienne? Vous connaissez bon nombre d'entre eux. Je suis certaine que vous en avez déjà discuté : une économie ouverte ainsi que la réduction et l'élimination des derniers obstacles intérieurs en matière de commerce au sein du Canada, l'amélioration de la productivité, et la recherche et le développement.
Nous avons récemment tenu une excellente conférence à Vancouver sur ces questions, mais, de bien des façons, nous avons prêché les convertis. Le message doit être communiqué à un public encore plus vaste au Canada.
Les chaînes de valeur mondiales dans l'échelle technologique sont une autre préoccupation. Où se situent nos entreprises? Comment nous prévaloir de ces nouvelles façons de faire des affaires? Nous avons besoin de boîtes d'outils, comme je l'ai déjà dit, pour les petites et moyennes entreprises de sorte qu'elles puissent saisir les possibilités sans qu'elles souffrent nécessairement de la concurrence féroce que l'on connaîtra dans l'avenir.
Nos membres disent que le Canada devrait se concentrer sur les industries dans lesquelles nous aurons un avantage concurrentiel et que nous devrions élaborer des politiques et des programmes dans ces secteurs, au lieu d'essayer d'aider toutes les industries présentes au Canada. Ils ont proposé que, au lieu d'axer parfois les interventions sur les perdants des négociations commerciales — car il y aura manifestement des perdants —, il nous faut élaborer des politiques d'adaptation et penser de manière stratégique à des incitatifs à la formation et à l'adaptation pour les entreprises. Nous savons que tout va changer et que la structure de nos industries va changer. Nous devrions anticiper les changements, planifier en fonction des changements et aider les entreprises à s'adapter à ces changements.
Les mouvements de population représentent une question très importante, notamment les problèmes d'obtention de visas pour les travailleurs qualifiés. Nous avons des pénuries de main-d'œuvre en Alberta et en Colombie-Britannique. Nous aurons des pénuries de main-d'œuvre dans les soins de santé dans un très proche avenir. La reconnaissance des titres de compétence représente un obstacle énorme, et il nous faut permettre aux étudiants de se déplacer plus facilement avec un assouplissement des conditions d'obtention des visas. Ce sont là des questions importantes que nous n'avons pas commencé à aborder comme il se doit.
Autre élément important : la concurrence et les politiques relatives aux investissements. Le gouvernement procède à une étude en profondeur à ce sujet.
La responsabilité sociale des entreprises est un autre sujet que je veux souligner. Nos multinationales sont des modèles de bonne gouvernance à l'échelle internationale, mais certaines des entreprises — je pense surtout à celles en Chine — avec lesquelles nous sommes en compétition sur la scène internationale dans des régions comme l'Afrique et l'Amérique latine, ne respectent pas les mêmes modèles de bonne gouvernance que nous, ce qui créera des problèmes dans l'avenir.
Je ne suis pas spécialiste de la politique fiscale. Je ne doute pas que vous avez beaucoup discuté de la question par le passé. C'est évidemment un élément important pour notre compétitivité future.
Notre autre mandat concerne l'exercice d'un leadership par le Canada sur la scène internationale. L'architecture institutionnelle internationale a besoin de réformes. Les grandes institutions économiques internationales — le FMI, la Banque mondiale, le GATT et l'OMC — ont été instaurées dans les années 1940 pour un monde très différent. À mesure que nous entrons dans un monde multipolaire et comptant de nouveaux géants économiques — la Chine et l'Inde, notamment —, les rapports de force géopolitiques évoluent, et les institutions économiques internationales devront changer en fonction des nouvelles réalités.
Les superpuissances ont tendance à vouloir changer le système international selon leurs propres intérêts. Par le passé, le Canada a joué un rôle de premier plan colossal et est intervenu à un niveau supérieur à son poids politique dans la communauté internationale. Cependant, avec l'émergence de ces nouvelles superpuissances, nous risquons de perdre de notre influence dans l'avenir. J'estime que nous avons une occasion sans précédent de montrer la voie sur la scène internationale au moment où ces grandes institutions économiques font l'objet d'une réforme.
Quelle est la solution? Le Canada doit œuvrer de concert avec les économies émergentes afin de donner forme et corps au nouvel ordre économique. C'est ce que nous faisons avec nos partenariats économiques du Réseau des économies mondiales dynamiques et émergentes (EDGE) dans le secteur de la gouvernance de l'économie mondiale. Comme je l'ai dit plus tôt, nous avons deux projets, un sur la réforme institutionnelle de l'Organisation mondiale du commerce, et l'autre sur la réforme de l'Organisation mondiale de la propriété intellectuelle. Nous œuvrons avec des institutions internationales de recherche réputées à l'élaboration de propositions concrètes pour la réforme de ces deux institutions économiques internationales.
Avec cette introduction, j'aimerais vous remercier de l'occasion qui nous est donnée de comparaître devant votre comité, et j'ai bien hâte de discuter avec vous.
Le président : Je vous remercie, madame Steger et monsieur Helliwell, pour vos commentaires.
Le sénateur Stollery : J'ai trouvé votre témoignage très intéressant. J'aimerais me joindre au président pour vous souhaiter la bienvenue et vous expliquer qu'il s'agit du début d'un projet. Nous cherchons notre place dans ce nouveau monde qui est en train de se créer — j'imagine que c'est ainsi que certains d'entre nous voient les choses — et la façon dont le comité peut aider le Canada à trouver des moyens de s'adapter à cette nouvelle réalité.
La plupart des membres du comité connaissent bien certaines des institutions internationales. Nous connaissons l'OMC, le FMI et la Banque mondiale.
Je ne sais pas trop à qui adresser ma question. À la une du Financial Times d'aujourd'hui, j'ai vu une manchette que je trouve très surprenante, au sujet des réticences de Mme Clinton à l'égard du cycle de Doha, ce qui est pour moi une façon de dire qu'elle n'est pas particulièrement intéressée par une procédure accélérée. Selon mon interprétation de cet article, si Mme Clinton est élue présidente, elle ne serait guère intéressée à faciliter le processus de Doha — c'est-à-dire les négociations agricoles. Je ne veux pas ennuyer mes collègues parce qu'ils m'ont entendu à maintes reprises sur le sujet. Cette manchette est un code pour moi. Les Américains, après tout, sont nos voisins, et nous avons beaucoup d'échanges commerciaux avec eux.
Monsieur Helliwell, vous avez dit que la qualité de vie, comme mesure, pourrait être considérée comme étant aussi importante que le PIB ou le revenu par habitant.
Dans l'optique de ce nouveau monde, où se situe le Canada? Nous sommes un pays indépendant et nous établirons nos propres mesures pour nous adapter à la situation. Notre pays traite depuis toujours avec les Américains, ce qui nous donne une certaine expertise dans la façon de traiter avec les pays plus gros que nous.
Qu'arrivera-t-il au Canada si son voisin du Sud refuse de s'adapter à la nouvelle réalité qui semble prendre naissance? Qu'arrivera-t-il si la sénatrice Clinton a des réticences à l'égard de Doha, de l'OMC et des règles internationales? Nous n'ignorons rien de la question de la balance de paiements ni du problème propre au dollar américain. Si les États-Unis résistent, pour reprendre l'expression que vous avez utilisée, à ce monde multipolaire qui découle de la croissance des marchés chinois et indiens, est-ce que cela n'entraînera pas des problèmes pour tout le monde? Je sais que ma question est alambiquée, mais c'est une situation complexe.
M. Helliwell : Chaque fois qu'un gros joueur se retire ou refuse de jouer avec les autres, cela cause des problèmes pour les autres.
Si vous pensez, comme moi, qu'il faut aborder un nouveau monde dans une nouvelle optique, un pays comme le Canada est bien placé pour agir en l'absence de position bien établie des États-Unis — ou des autres puissances — qui refusent de voir les choses autrement.
Ce que vous dites, concrètement, c'est que des négociations internationales plus poussées sur les principales règles du jeu en matière commerciale risquent d'être entravées dans ce contexte. Vous dites qu'il y a de véritables risques que cela se produise.
Je crois qu'une pause dans l'établissement des règles commerciales représente pour certains une occasion de réfléchir plus clairement aux éléments de base, de se détacher de la « théorie de la bicyclette » voulant que tous les pays doivent s'ouvrir davantage aux échanges commerciaux s'ils veulent améliorer la qualité de vie. C'est faux, et le moment peut être opportun de réaliser des progrès dans les autres directions susceptibles d'accroître la qualité de vie.
Plus j'étudie ce domaine, plus j'entends des idées à ce sujet, et plus je constate que, dans les pays à qui les échanges commerciaux sont censés profiter, il existe de nombreux moyens de multiplier et d'accélérer les avantages.
Si vous vous accrochez à des avantages qui sont de plus en plus ténus dans un monde déjà très ouvert et que la coopération internationale peut offrir des avantages considérables, permettant aux pays de vivre mieux et davantage en harmonie les uns avec les autres — j'aurais plein d'exemples précis —, je dis qu'il faut saisir ces avantages.
Si l'un des partis américains devait faire obstacle au cycle de Doha ou à tout autre ensemble de règles, je dirais de ne pas s'en faire et de tout simplement passer à des choses plus importantes. Cela ne veut pas dire qu'il ne vaut pas la peine d'y revenir plus tard. Comme vous le savez, je suis plus partisan des solutions multilatérales que des solutions bilatérales. Cependant, il n'y a pas lieu de forcer les choses ni de perdre son temps à s'acharner inutilement. Il n'y a qu'à emprunter les voies déjà ouvertes et prometteuses sur les plans social et humain, et non sur le plan du PIB par habitant.
Le président : Madame Steger, avez-vous des commentaires à ajouter?
Mme Steger : En ce qui concerne la remarque sur le sénatrice Clinton, mes amis américains me laissent entendre que les choses qu'elle dit en campagne électorale sont bien différentes de celles qu'elle ferait réellement si elle était élue présidente. J'ai très bon espoir qu'elle traiterait la question du commerce de la même façon que son mari l'a fait lorsqu'il était président. Bien qu'il ait semblé adopter une position anticommerce à ses débuts, il était certainement en faveur du système de commerce multilatéral et a du reste aidé à conclure les négociations du cycle d'Uruguay.
Je suis tout à fait d'accord avec M. Helliwell. Mes discussions avec le monde des affaires me portent à conclure que le programme du cycle de Doha est dépassé dans l'ensemble; il ne s'agit même pas d'un nouveau programme d'affaires ou de commerce. Comme le cycle de Doha se trouve dans une impasse, d'importantes questions commerciales ne sont pas traitées au cours des négociations commerciales internationales, et les entreprises trouvent des moyens de contourner certains des obstacles et des problèmes actuels.
Je suis aussi d'accord avec M. Helliwell sur un autre point. Je pense qu'afin de faire preuve de leadership, le Canada pourrait, en collaboration avec d'autres pays, se pencher sur certaines questions commerciales récentes qui n'ont pas encore fait l'objet de négociations à l'OMC et qui, d'après ce que j'entends, posent problème aux entreprises : la circulation des personnes, la responsabilité sociale des entreprises, la corruption et les complications liées à la règle de droit interne qui surviennent lorsque les entreprises investissent en Chine.
Le Canada et les chercheurs canadiens ont un rôle à jouer dans la préparation des futures négociations, en réfléchissant avec les chercheurs et les fonctionnaires des économies émergentes à certains des nouveaux sujets à aborder au cours de négociations futures.
Le sénateur Downe : Dans vos remarques, vous avez parlé de compétition et de gouvernance nationale et vous avez mentionné que les entreprises canadiennes ont des normes internationales, alors que la plupart des entreprises dans les économies émergentes n'en ont pas. Craignez-vous que des entreprises canadiennes passent aux mains de gouvernements étrangers par l'intermédiaire d'une société de façade? Est-ce que le réseau EDGE étudie la question?
Mme Steger : J'écris actuellement un article sur le sujet. Je ne l'ai pas encore terminé, mais la Fondation Asie Pacifique du Canada m'a demandé d'écrire un article qui sera publié dans les prochains mois.
Le ministre de l'Industrie, M. Prentice, a déclaré que le gouvernement examinera peut-être à la question des entreprises d'État et celle d'une possible exception au titre de la sécurité nationale.
Il y a un domaine dans lequel j'estime qu'il est important de négocier certaines règles multilatérales. Les ministres des pays du G7 ont récemment demandé au FMI et à la Banque mondiale de créer un code international visant les entreprises d'État, et plus particulièrement le fonctionnement des fonds d'investissement souverains.
Pour tout dire, le Canada a beaucoup à gagner des investissements étrangers, et je me méfierais de la création de nouvelles barrières à l'investissement au Canada. Je ne perçois pas l'investissement étranger comme une menace importante à ce jour. Je pense que, dans le cadre de l'actuelle Loi concernant l'investissement au Canada, nous sommes en mesure de réexaminer certaines prises de contrôle et transactions.
Je ne suis pas économiste, comme l'est M. Helliwell. Je redoute un peu un ralentissement de l'activité ou une récession importante aux États-Unis qui serait suivi d'une montée du protectionnisme. Sur quel pays axeront-ils leurs efforts? Sur la Chine.
Je peux envisager un scénario dans lequel les États-Unis établissent de nouvelles restrictions aux importations et aux investissements de la Chine. Le Canada devra peut-être alors réagir. Cela m'inquiète beaucoup.
Le président : Sénateur Downe, voulez-vous que M. Helliwell réponde également?
Le sénateur Downe : Oui.
M. Helliwell : Se soucier principalement de savoir si une entreprise étrangère est contrôlée par l'État ou non me paraît un peu simpliste à première vue. Si vous pensez à la façon dont le gouvernement américain a acquis son influence en matière de politique étrangère par le biais de ses entreprises, vous constaterez qu'il n'y est pas parvenu par l'intermédiaire de ses entreprises d'État, mais par celle de ses entreprises privées alors régies par une loi du commerce avec l'ennemi appliquées de diverses manières. Les gouvernements disposent de nombreux moyens d'influencer les entreprises implantées sur leurs territoires, y compris en ce qui a trait à leurs activités à l'étranger.
Ce qu'il faut, c'est un code international de conduite des entreprises qui limiterait l'influence des gouvernements, que les entreprises appartiennent à des sociétés étrangères ou à un gouvernement étranger. Nous avons souvent vu ce genre de situation se produire dans notre industrie forestière où, en vertu de l'accord actuel, une entreprise forestière étrangère a davantage intérêt à fermer ses usines au Canada qu'aux États-Unis et évite ainsi de payer une taxe d'exportation sur le bois envoyé aux États-Unis.
Ce n'est qu'une des réalités de la vie dans un monde complexe. Il faut des lois nationales qui limitent le plus possible les préjudices que peuvent causer les actions directes ou indirectes des puissances étrangères.
Habituellement, il est plus sûr d'opter pour des règles multilatérales qui établissent des normes et de diversifier son industrie afin de ne pas trop être à la merci d'une même puissance ou entreprise étrangère.
En règle générale, on obtient davantage en essayant de tirer profit au maximum des rapports positifs qu'en tentant de se protéger des rapports négatifs.
Le sénateur Downe : Est-ce que l'un de vous deux s'inquiète des restrictions qu'imposent certaines des économies émergentes? Par exemple, en Russie, une entreprise dans le domaine de l'énergie ne peut appartenir majoritairement à des intérêts étrangers. Nous n'avons pas autant de règles ici. Cela vous préoccupe-t-il?
Mme Steger : Je suis entièrement d'accord avec les propos de M. Helliwell. Je n'ai pas de grande inquiétude à l'égard des services financiers, de la radiodiffusion et de bien d'autres domaines. Je ne suis certainement pas de ceux qui croient que nous devrions étendre les restrictions à d'autres domaines. Je ne crois pas que ce serait une bonne chose.
Nous avons besoin d'investissements étrangers au Canada, en partie pour forger des entreprises capables d'être réellement compétitives sur le marché mondial. Si nous commençons à limiter l'investissement au Canada, il se peut qu'en voulant protéger les entreprises canadiennes, nous les reléguions au rang de petits acteurs sur la scène internationale. Il y a de toute évidence un revers à la médaille.
M. Helliwell : Je voudrais commenter ce propos. Comme je passe beaucoup de temps à examiner la vie en collectivité dans différentes régions du monde, j'ai vu suffisamment de choses qui me permettent d'affirmer que la vie se déroule à une échelle beaucoup plus locale qu'on ne l'imagine. Il se trouve que l'emplacement d'une entreprise et la proximité de la direction des lieux d'activités ont leur importance. Il est très difficile pour un siège social à l'étranger de s'engager de manière significative dans la collectivité où son entreprise est implantée. La Chambre de commerce de Vancouver insiste beaucoup sur la création de liens entre les entreprises et la collectivité. Ses représentants vous diront à quel point il est plus facile de nouer ces liens lorsque les dirigeants des entreprises locales habitent dans la collectivité et s'y considèrent chez eux.
Tout comme vous n'aimeriez pas qu'un gouvernement étranger active les leviers de votre gouvernement, vous n'aimeriez pas que tous les leviers des entreprises soient activés par des personnes qui ne connaissent pas la scène locale. Si ces personnes devaient choisir entre la protection de l'usine X, établie dans leur propre collectivité, et l'usine Y, établie au Canada, il leur serait facile de prendre une décision. C'est là un net désavantage.
En général, on s'aperçoit que les fusions et les acquisitions qui mènent à la création de sociétés plus grosses et souvent moins efficaces ne permettent plus vraiment de réaliser des gains économiques importants. C'est pourquoi les pays de petite taille, qui peuvent avoir une ou deux entreprises très performantes sans toutefois avoir de chefs de file mondiaux, sont tout aussi à même d'innover que les grands pays. Il est souvent plus facile pour les petites entreprises d'avoir la souplesse nécessaire pour se rendre dans les régions économiques les plus actives et de ne pas trop s'alourdir.
Le sénateur Downe : En l'absence du cadre international dont vous parliez plus tôt, quel est le rôle du gouvernement du Canada dans ce domaine?
M. Helliwell : J'ai trouvé regrettable la disparition du système de cueillette de renseignements grâce auquel nous pouvions savoir plus que maintenant dans quelle mesure ces entreprises aux différentes structures de propriété sont bien gérées. J'ai avancé certains éléments concernant les entreprises qui appartiennent à des intérêts étrangers et leur mode de gestion à l'égard des avantages qu'elles apportent à la collectivité. Il est difficile de les vérifier maintenant, mais si nous disposions de plus d'information, ce serait plus facile.
Ce que fait la Chambre de commerce de Vancouver et les autres associations de chefs d'entreprise pour que leurs membres prennent leurs collectivités au sérieux finit, d'une certaine façon, par être positif également pour les sociétés étrangères. La pression du groupe de conformité qui existe entre les sociétés est appelée à jouer un rôle de premier plan. En fait, peu de sociétés étrangères déménageraient leurs pénates si les entreprises locales devaient établir des normes élevées en matière d'engagement communautaire. De plus en plus, les entreprises qui autrefois rejetaient l'idée d'une responsabilité environnementale s'intéressent désormais au concept, particulièrement si elles se rendent compte que leurs travailleurs, les actionnaires et tous les gestionnaires de fonds y sont favorables. Il faut qu'une communauté d'intérêts décide d'associer à ses intérêts des valeurs plus nobles. Ce peut être l'avenir à long terme de l'environnement mondial, que l'on doit voir comme un intérêt communautaire puisque les personnes qui en profiteront seront celles qui seront là dans une génération ou deux. Ce peut être aussi la vie au sein de la collectivité, dont les effets sont les mêmes à long terme. En fin de compte, on constatera de plus en plus d'intérêts communs entre les dirigeants d'entreprises locales ou étrangères.
Ce mode de pensée des gouvernements aura pour effet principalement de régler certains conflits qui sont apparus souvent parce que les entreprises ne se concentraient pas autant, je crois, sur les effets globaux que maintenant, ce qu'elles font de plus en plus.
Mme Steger : L'OCDE a rendu public dernièrement un rapport très intéressant sur les investissements étrangers, dont je recommande certainement la lecture au comité. Le rapport porte sur certains de ces éléments, y compris les retombées des investissements étrangers à la suite de fusions et d'acquisitions. Il ressort que la propriété étrangère contribue souvent à la création d'emplois et à l'augmentation des salaires; elle ne contribue pas à la perte d'emplois ni à d'autres mythes du genre. Je recommande au comité la lecture de ce rapport dans le cadre de ses travaux à venir.
Le président : Notre greffière prend note de cette suggestion.
Les trois pays dont nous parlons, y compris le Brésil et les États-Unis, sont d'importants producteurs d'émissions de gaz à effet de serre et ils sont en pleine croissance. Le gouvernement du Canada est-il dans la bonne voie en insistant pour que tout accord sur les changements climatiques inclue la participation de ces pays?
M. Helliwell : Il faut que tous les pays participent. L'idée que les gouvernements prennent des engagements sans être certains de quelle façon ils vont pouvoir les remplir devient de plus en plus secondaire. Ce qui importe vraiment, c'est d'offrir les mécanismes permettant d'améliorer les choses et de tirer parti des occasions à cette fin. De plus en plus, nous constaterons que la nouvelle vision du monde des pays où le réchauffement climatique est bien réel et où l'urgence d'agir apparaît clairement commencera à s'étendre aux autres pays. Ce qu'il faut absolument, c'est de trouver des façons d'obtenir un état de bien-être équivalent, mais moins axé sur l'aspect matériel. Il faut aussi accroître le sentiment d'appartenance et le degré de satisfaction dans la vie en recourant moins au côté matériel. Selon la recherche sous- jacente, c'est ce qui rend les gens heureux; ce n'est pas tant les biens matériels comme les circonstances dans lesquelles ils sont conçus.
Si on pense au réchauffement climatique dans ce contexte, on s'aperçoit en fait que les gens aiment faire des choses pour les autres. Ces autres peuvent être les personnes qui vivront dans deux ou trois générations d'ici. On est souvent à même de constater une immense volonté de changement lorsque les gens peuvent, dans un premier temps, penser aux actions qu'il convient de poser dans les circonstances et qu'ils savent, dans un deuxième temps, que d'autres verront les choses comme eux.
C'est exactement ce en quoi consistait l'accord de Kyoto : essayer d'établir des règles dans cette optique. Nous manquons d'occasions à offrir aux gens qui désirent agir, et ce, de façon intelligente. Les États-Unis finissent par subventionner l'éthanol-carburant, une mesure absolument non rentable, et par utiliser ensuite des tarifs élevés pour faire obstacle à l'éthanol à base de canne à sucre fabriqué au Brésil. Cet éthanol est beaucoup plus efficient sur les plans environnemental et économique. Voilà un exemple des nombreux liens qui existent entre le commerce traditionnel et le réchauffement climatique. L'accord de Kyoto et ceux qui vont suivre ne sont qu'un aspect de l'histoire.
Comme je le disais au sujet des accords commerciaux, si un élément pose problème, ne vous en faites pas. Dirigez votre action ailleurs. Je crois que cela s'applique également aux accords environnementaux.
Mme Steger : Il est très important d'inclure les pays qui sont de grands émetteurs ainsi que les principaux pays industrialisés, la Chine et l'Inde en particulier.
Selon l'OCDE et la Banque mondiale, on compterait probablement une trentaine d'économies en émergence rapide dans le monde. La Chine et l'Inde sont en tête de liste, mais si on s'attarde à la croissance d'autres pays d'Asie et d'Amérique du Sud, un certain nombre d'entre eux se développent très rapidement. Nous devrions tenir compte de ces pays aussi. Je n'hésiterais pas à ajouter des pays en pleine industrialisation, comme le Vietnam, le Mexique, le Brésil et l'Afrique du Sud. Il existe tout un groupe de pays auquel nous devrions nous intéresser dans l'avenir.
Le sénateur Corbin : J'aimerais adresser ma question à Mme Steger en raison d'un certain nombre de choses qu'elle a mentionnées.
En particulier, lorsque vous parliez plus tôt du Brésil, vous avez laissé entendre que nos dirigeants de petites et moyennes entreprises devraient disposer d'une trousse d'outils appropriée. Je crois comprendre ce que vous entendez par trousse d'outils. Qu'est-ce qui cloche dans la façon actuelle de faire des affaires, et comment devrions-nous améliorer le contenu de cette trousse?
Mme Steger : J'entends souvent des chefs d'entreprise déclarer que leur plus grande difficulté sur les marchés étrangers est d'apprendre comment on fait des affaires dans ces pays. De toute évidence, nous ne pouvons pas faire des affaires et négocier des contrats avec le Brésil ou la Chine exactement de la même façon que nous le ferions avec les États-Unis, par exemple. Cela semble être un obstacle que l'on affronte avec bon nombre de pays; c'est du moins ce que m'ont dit les associations de gens d'affaires comme la Chambre de commerce Brésil-Canada.
Notre objectif dans ce projet particulier est de concevoir une trousse d'outils en ligne que les entreprises pourraient consulter pour établir de meilleures relations d'affaires au Brésil. De nombreux éléments entrent en jeu. Il y a une courbe d'apprentissage dans la compréhension de la culture, dans la façon d'établir des contacts, de négocier des contrats, tous ces types de considérations. La Chambre de commerce Brésil-Canada cherche à réunir les éléments de la trousse d'outils. Elle collabore avec Exportation et développement Canada, qui possède une vaste expérience de la négociation de contrats et qui essaie d'enseigner aux petites et moyennes entreprises ce que certaines grandes multinationales savent sûrement et font très bien. Toutefois, les autres doivent aussi apprendre certains trucs du métier.
M. Helliwell : L'un des avantages — qui n'est apparu que récemment — au sujet de la diversité et de l'ampleur de l'historique de migration du Canada est que nous avons noué assez naturellement de nombreux liens avec les diasporas et que nous comptons de nombreux mouvements de population dans les deux sens. Les voies de communication qui en résultent contribuent à établir des liens fondés sur la confiance qui aident à définir ce que pourraient être un commerce, des investissements et d'autres échanges avantageux. Tout comme Silicon Valley a son pendant à Bangalore, des phénomènes semblables se produisent. Il ne s'agit pas seulement de la délocalisation de divers services à l'étranger, mais aussi des liens de confiance qui se bâtissent à partir de contacts personnels et qui offrent à des pays comme le Canada des possibilités qui sont beaucoup plus riches et fécondes que pour la plupart des autres pays. C'est l'une des forces du Canada.
Lorsqu'ils voyagent à l'étranger, les Canadiens ont toujours été moins susceptibles que les Américains à s'attendre à ce que les gens fassent les choses comme eux, en partie parce que nous n'avons pas une « façon de faire les choses » qui nous est propre, et également parce que lorsque vous commencez à un niveau plus bas et que vous n'avez pas l'habitude de détenir le pouvoir, vous êtes portés à collaborer. Vous avancez en ouvrant les yeux plutôt que la bouche, et cette façon de prendre contact peut permettre à la longue de faire des affaires et, plus important encore, de se faire des amis.
Le président : Je ne pense pas que le Canada ait été vraiment efficace lorsque le moment est venu de tisser des liens de confiance. Êtes-vous en accord ou en désaccord avec moi?
M. Helliwell : Je ne pense pas que nous ayons pris ces liens de confiance aussi sérieusement qu'ils le méritent. Il y a dix ans, j'accordais moins d'importance à cette question que je le fais maintenant. C'est seulement parce que j'ai eu la chance d'obtenir de l'information qui m'a convaincu de la nécessité d'établir des liens de confiance avant de faire quoi que ce soit. Presque rien qui n'en vaille la peine ne se produira, tant d'un point de vue de la rentabilité que du point de vue humain, en l'absence de liens de confiance. Les gens ont coupé ces liens au sein des sociétés, des collectivités et entre les pays. Ils ont abandonné les relations à long terme, leur préférant le profit à court terme ou le chiffre d'affaires. Je pense qu'ils commencent seulement à comprendre que cela ne suffit pas.
Le président : Monsieur Helliwell, si vous vous présentiez aux élections, je voterais pour vous. Vous semblez être un grand homme politique. Je ne dis pas cela pour vous insulter.
Madame Steger, aimeriez vous répondre à mon commentaire selon lequel le Canada n'a pas réussi à créer des liens?
Mme Steger : Je partage l'avis du professeur Helliwell. Nous pourrions certainement faire davantage, et nous commençons seulement à réaliser l'importance de la diaspora et la façon dont nous pourrions l'utiliser plus efficacement. Nous l'apprenons probablement en faisant des affaires avec des pays comme la Chine ou le Brésil, pays où la confiance revêt une grande importance et où une relation de confiance exige énormément de persévérance avant de pouvoir conclure des affaires. Les sociétés canadiennes qui ont réussi sur ces marchés ont consacré entre 20 et 30 ans à l'établissement de relations à long terme. Les petites ou moyennes entreprises peuvent très difficilement rivaliser à ce chapitre, à moins qu'il y ait l'élément de la diaspora ou un autre élément. Voilà pourquoi ce volet doit être intégré à la boîte à outils. Ce n'est pas une chose facile à faire. Les grandes sociétés peuvent investir dans l'établissement de relations sur de longues périodes. Les plus petites ne peuvent pas nécessairement effectuer ce type d'investissement : par conséquent, leur tâche est difficile.
Le président : Sauf si les diasporas créent les occasions.
Le sénateur Johnson : Je ne suis pas encore convaincue que nous ayons choisi la bonne décision en ce qui concerne les gaz à effet de serre. Je sais que nous essayons de conclure des ententes et d'inciter les gens à collaborer et à agir. Si nous n'avons pas un environnement convenable, tout le commerce et toutes les affaires et les entreprises au monde sont voués à l'échec. Regardez les prévisions relatives au CO2. Les pays dont nous parlons sont les pires contrevenants sur la planète en comparaison du Canada qui n'est qu'à 2 p. 100.
Lorsque nous sommes dans ces pays, y a t il quelque chose que nous puissions faire pour promouvoir une amélioration à cet égard, en plus de préconiser le commerce et l'investissement?
M. Helliwell : Lorsque vous êtes à l'étranger, l'idée que le Canada n'est pas un grand pollueur parce que nous ne sommes responsables que de 2 p. 100 de la pollution n'impressionne personne. Les gens prétendent que, si vous n'êtes pas au sommet, vous vous situez en deuxième place au monde par habitant, et c'est là que cela compte. Si le monde est appelé à devenir un endroit meilleur, nous y parviendrons parce que tous les êtres humains agiront de façon responsable en ce qui concerne l'avenir de l'environnement. L'utilisation de l'énergie par habitant dans tous les pays dont nous parlons est bien inférieure à ce qu'elle est au Canada. Ils ne figurent dans les chiffres totaux qu'en raison de la très forte densité de leur population.
Cela fait référence à ce que j'avançais au début : les solutions d'envergure ne seront appliquées que, lorsque les pays qui sont en train de préparer leur avenir seront sur la bonne voie. L'Inde en est un excellent exemple. On y trouve là- bas le Barefoot College, qui fonctionne de la façon suivante : un homme d'une grande bonté va de village en village et choisit la personne la plus défavorisée pour en faire un ingénieur en énergie solaire. Cette personne retourne ensuite dans sa communauté avec des panneaux solaires. On suit le même cycle avec l'eau potable. Des villages qui auparavant n'avaient ni électricité ni eau potable se retrouvent avec une structure sociale et une dynamique nouvelle. Le changement s'effectue grâce à la collaboration et pratiquement sans intrusion.
Un ophtalmologiste canadien s'est rendu en Inde pour travailler dans son domaine. Il ne pouvait pas tout faire seul. Il a donc mobilisé les Indiens pour qu'ils s'occupent les uns des autres. C'est une formule gagnante sur tous les fronts, car l'ophtalmologiste tire de la satisfaction à leur permettre de s'entraider pour améliorer leur qualité de vie. Si on faisait des efforts similaires pour sauver l'environnement, notre monde serait plus vert et plus propre.
De nombreuses technologies qui ont un fort potentiel écologique sont faciles à établir dans des collectivités hors réseau. Ces collectivités disposeraient alors des moyens nécessaires. On s'apercevrait plus tard que les panneaux solaires les moins chers et les plus performants viennent de ces pays. Ils en fabriqueraient non seulement pour leur marché local, mais aussi pour le marché international. Le monde entier en jouirait abondamment et serait meilleur. Les Canadiens qui auront participé aux projets en tireraient peut-être des bénéfices sur le plan commercial, mais il y a fort à parier qu'ils ne participeraient pas pour cette raison. Ce ne serait qu'un avantage supplémentaire.
Mme Steger : D'entrée de jeu, j'ai dit qu'on devrait se concentrer sur certains créneaux où il est vraiment possible de contribuer grandement à façonner l'avenir. Les services environnementaux sont l'un de ces créneaux. Nous disposons de la technologie et d'un certain nombre de petites entreprises très prospères. Généralement, nous n'en faisons pas assez pour tirer avantage des occasions formidables qu'offrent les économies émergentes et les pays en développement en y faisant la promotion de nos entreprises et de nos industries dans le domaine des services environnementaux. Il y aurait de très grandes possibilités sur ces marchés.
Pour ce qui est des différentes missions commerciales qui ont été organisées par le gouvernement fédéral ou les provinces, j'ai appris des employés du gouvernement de la Colombie-Britannique qu'il était très difficile de changer la façon canadienne de brasser des affaires. Les petites et moyennes entreprises vont participer à ce genre de mission une ou deux fois. Si elles estiment qu'elles ne pourront rien en tirer, elles n'essaieront pas de s'adapter ni d'étudier les possibilités d'un énorme marché potentiel.
Les représentants du gouvernement qui cherchent comment encourager les entreprises à élargir leurs horizons m'ont dit d'essayer de trouver des débouchés, mais en adoptant le point de vue d'un investisseur qui veut se lancer dans l'exportation. Toutefois, pour une raison que j'ignore, les entreprises canadiennes, petites ou grandes, n'acceptent pas facilement cette idée. Beaucoup d'entreprises canadiennes exportent des matières premières, et elles ne semblent pas vouloir faire un effort supplémentaire pour fabriquer des produits et prendre avantage de l'énorme marché que représentent ces pays.
Nous n'investissons pas beaucoup dans ce secteur à l'étranger. Nos investissements sont peu élevés en comparaison avec des pays comme l'Australie.
Je ne comprends pas. Je ne crois pas que le gouvernement soit à blâmer, car le gouvernement a fait beaucoup d'efforts pour encourager les entreprises canadiennes à se tourner davantage vers l'extérieur. Il y a quelque chose que je n'arrive pas à comprendre dans la mentalité d'affaires canadienne. Peut-être y a-t-il un manque d'entrepreneurship ou une peur de prendre des risques? Il y a des occasions exceptionnelles. Les gouvernements essaient d'encourager les entreprises canadiennes à penser à aller au-delà de l'Amérique du Nord, mais le message n'est toujours pas passé.
M. Helliwell : Il est plus important de prêcher par l'exemple que de se contenter de parler. Les gouvernements disent que les gens devraient agir d'une manière écologiquement responsable et qu'ils devraient chercher des débouchés économiques qui leur permettraient de le faire. Par contre, le gouvernement fédéral est le plus grand propriétaire immobilier du Canada. Est-ce qu'il gère le parc immobilier le plus écoénergétique du pays? Bien sûr que non. Qui d'autre serait en mesure de transformer le gouvernement fédéral en un propriétaire soucieux de l'environnement? Personne d'autre. On doit d'abord mettre de l'ordre dans ses propres affaires avant de se présenter comme un exemple à suivre. C'est difficile d'encourager les autres à faire quelque chose quand on ne l'a pas fait soi-même. Le message passe alors difficilement.
Le sénateur Johnson : Mme Steger a parlé du commerce dans ces pays en particulier. Qu'en est-il de l'attitude canadienne à l'égard du commerce?
M. Helliwell : Je suis moins pessimiste que Mme Steger. Je m'intéresse beaucoup à ces pays, surtout aux nouvelles petites entreprises de technologies établies par des jeunes gens. Ces jeunes ont le monde dans les veines. Ils prendront leur place sur le marché dès qu'ils auront trouvé le bon produit. Ils ont l'attitude proactive dont je parle, c'est-à-dire qu'ils veulent aider les gens à se sentir mieux dans leur peau. Ils veulent non seulement faire de l'argent, mais aussi aider le monde. Ils veulent être certains d'avoir un produit qui fonctionnera. Un grand nombre d'entre eux ont la patience nécessaire et sont prêts à mettre sur pied des réseaux pour ensuite mettre en application leur concept d'affaires.
Je crois qu'il y a beaucoup de gens qui pensent comme ça. Si je ne me trompe, dans vingt ans, lorsque nous jetterons un regard en arrière, nous constaterons que des gens d'affaires auront compris les occasions qui se présentent à eux, qu'ils en auront profité et qu'ils auront élargi leurs réseaux. Les Canadiens ont toujours été habiles sur le plan psychologique pour établir discrètement des liens avec d'autres personnes au profit de toutes les parties. Il s'agit selon moi d'une grande qualité. Je suis très optimiste.
Le sénateur Johnson : Avez-vous, l'un ou l'autre, un court commentaire à faire sur l'impression que fait le Canada sur ces économies en plein essor?
M. Helliwell : Les personnes que je rencontre laissent constamment entendre que le Canada fait une très bonne impression. Nous sommes aussi bien vus que les pays scandinaves pour les mêmes raisons : nous n'avons pas d'intentions cachées, nous disposons de ressources, nous avons des idées et nous faisons preuve de bonne volonté. Ils n'ont pas à être sur leur garde avec nous. Ils savent que nous ne sommes pas là pour pousser un avantage commercial en particulier, du moins dans la plupart des cas. En général, ils ne se méfient pas de nos organismes non gouvernementaux, ni des relations visant le partage des connaissances ou des relations intergouvernementales. Il s'agit d'un réel avantage pour nous de jouir de la confiance de ces pays, car cela permet de favoriser l'évolution d'approches communes à des problèmes communs globaux. Il serait tragique de ne pas en tirer partie.
Le sénateur Johnson : Votre passion me fait plaisir.
Mme Steger : Je crois que les autres pays font confiance au Canada, estimant que notre pays n'a pas d'intentions cachées. Toutefois, je crains que nous perdions du terrain avec ces pays, car ils ne nous considèrent pas comme une puissance importante. Si nous ne nous associons pas à la Chine, en adoptant une véritable stratégie à l'égard de ce pays, je crains que nous manquions d'importantes possibilités d'affaires. La Chine pourrait décider tout simplement de ne pas nous prêter attention. Les Chinois sont d'avis que nous n'avons pas une grande influence ou importance dans le monde. Nous comptons sur notre influence ou notre position passée, sur l'image générale que nous ne sommes pas les États-Unis et qu'on peut nous faire confiance.
La mince occasion que nous avons d'agir en ce qui concerne la Chine risque de nous échapper. Les autres membres du Réseau EDGE et moi sommes d'avis que le Canada doit s'empresser d'établir une stratégie réfléchie à l'égard de nos relations avec la Chine. Nous ne l'avons pas encore fait, et c'est une grave lacune.
Le sénateur Johnson : C'est pourquoi nous sommes ici.
Le sénateur Mahovlich : Vous avez parlé de qualité de la vie et mentionné que celle-ci était très élevée au Canada. Y a-t-il moyen d'améliorer la qualité de vie des Canadiens et des Canadiennes?
M. Helliwell : Oui, bien sûr. Nous disposons maintenant, grâce au bon travail de Statistique Canada, de cartes illustrant le niveau de bien-être des collectivités partout au Canada. Nous savons quelles sont les collectivités où les gens sont très satisfaits, et nous savons que les gens ont besoin d'un endroit et d'espace pour nouer de bonnes relations. Nous savons aussi que les enfants se portent mieux s'ils marchent pour se rendre à l'école plutôt que si quelqu'un les y conduit. Il y a une foule de détails portant sur l'aménagement des villes et la conception et prestation des services publics. Le processus est souvent plus important que le produit. Il y a des millions de leçons à tirer des études sur la question et des sondages, avec lesquels je travaille plus directement.
Le sénateur Mahovlich : Vous avez parlé du transport et du fait de se rendre à l'école à pied. Je viens de Toronto, où nous avons un problème de circulation routière. Certaines nouvelles autoroutes, comme la 407, ont été privatisées par des sociétés de pays étrangers, dont l'Espagne. On envisage la construction d'un autre pont à Windsor, et le secteur privé américain participera à son financement. Tous les profits se font à l'extérieur du Canada. Que pensez-vous de la privatisation des autoroutes et des ponts?
M. Helliwell : Ce qui importe, sur le plan de l'infrastructure publique, ce n'est pas vraiment qui finance le tout, mais plutôt comment le tout est géré. La plupart des pouvoirs fondamentaux en matière d'aménagement urbain et routier sont encore là. Je ne crois pas que les gouvernements ont fait grand chose dans ce domaine. Une partie du problème, c'est la difficulté de renverser la tendance. Nous sommes plus chanceux à Vancouver car, il y a longtemps de cela, nous avons pris dès le départ la décision de ne pas aménager d'autoroute dans la ville, mais plutôt de rendre la ville plus dépendante d'autres moyens de transport. Cela peut parfois entraîner une circulation dense, mais les gens vivent plus près de leur lieu de travail et le cœur de la ville semble plus vivant.
J'ai décrit plus tôt ce que Enrique Peñalosa, le maire de Bogotá, faisait dans sa ville — en remettant les automobiles à leur place, en quelque sorte, et en favorisant les contacts humains. Il faut une vision coordonnée pour que cela fonctionne efficacement, et nous savons que c'est important. Si je classe toutes les villes du pays en fonction de leur richesse et de leur taille et que je compare la qualité de vie déclarée de leurs résidents, les villes où les gens sont les plus heureux sont les plus petites et les plus paisibles, et non les plus grandes et les plus riches.
Le sénateur Mahovlich : Nous avons une très bonne qualité de vie à Toronto. Nous avons par exemple le théâtre et les sports. Nous avons tout ce que nous voulons. L'autoroute 407 a été construite pour retirer les camions de transport des autoroutes qui traversent la ville. Mais étant donné que c'est une autoroute à péage, les camionneurs ne l'utilisent pas. Ils continuent de traverser la ville, ce qui cause de réels problèmes.
M. Helliwell : J'ai fait partie d'une commission royale sur les transports, il y a quinze ans, et le plus grand problème auquel nous avons dû faire face était le prix du transport par camion, en particulier les frais en fonction du poids par essieu, qui n'étaient pas assez élevés. Il était difficile de surmonter l'opposition des groupes de pression de l'industrie du camionnage. Il fallait retirer ces gros camions de transport des autoroutes et les transporter par ferroutage sur les voies ferrées. C'était la solution à l'époque et ça l'est encore à long terme. Établissez de meilleurs liens intermodaux pour retirer des routes les camions lourds, car ce sont des destructeurs de voitures et de routes.
Mme Steger : Je n'émettrai pas de commentaire, car je ne suis pas une experte des transports.
Le président : Il y a quelques années, nous avons négocié l'ALENA avec le Mexique et les États-Unis, ce qui a créé un système économique intégré. Étant donné la concurrence que représentent pour nous les pays du BRIC et les autres, serait-il plus avantageux pour nous de former un bloc économique nord-américain afin de faire face à ces défis et à cette concurrence, ou le Canada devrait-il agir de façon ponctuelle?
M. Helliwell : Ni l'un, ni l'autre. Le Canada devrait envisager le système global. On a toujours soutenu, quand l'ALENA a été conclu, et l'Accord de libre-échange Canada-États-Unis avant cela, qu'il s'agissait d'un modèle pour les ententes internationales. Malheureusement, la plus grande répercussion a été l'établissement d'autres ententes bilatérales. Le Canada était un chef de file dans le domaine, et ces ententes ont été très dispendieuses sur le plan administratif et dommageables sur d'autres plans, en raison de toutes les règles d'origine qui s'appliquent dans ces domaines. Elles ont contribué à freiner l'intégration rationnelle de l'économie mondiale. Il faut en tirer des leçons, c'est-à-dire qu'il faut sans contredit adopter une approche plus multilatérale et moins axée sur une région spécifique, en particulier celle de l'Amérique du Nord. C'est ce que je préconise depuis longtemps. Vos audiences appuient la notion selon laquelle la croissance au sein de l'économie mondiale commence à s'étendre au reste du monde, et nous voulons être là pour des raisons sociales et économiques. Nous ne ferons pas cela en formant un bloc nord américain, comme vous pouvez le constater en regardant même sommairement ce que nous ferions en tant que bloc nord-américain.
Mme Steger : Je suis tout à fait d'accord. Je ne crois pas que nous devrions concentrer nos efforts uniquement en Amérique du Nord. J'ai toujours cru fermement au système multilatéral. Le commerce avec d'autres régions du monde comporte tant d'avantages et de possibilités remarquables. Nous voyons ce qui arrive à l'économie américaine actuellement, alors il est important de ne pas être entièrement et uniquement lié à cette économie, de diversifier nos investissements et d'établir de bonnes relations commerciales avec d'autres pays. Il y a certainement des avantages à renforcer notre partenariat économique avec les États-Unis, mais je ne crois pas que ce soit une réalité. Je ne crois pas que les Américains sont intéressés, parce que ce n'est pas une réalité politique. Par conséquent, nous devrions chercher à établir des relations plus étroites avec d'autres pays. Nous devrions adopter une approche pratique et pragmatique. Comme M. Helliwell l'a indiqué, nous devrions prêter attention aux endroits où il y a de la croissance, à notre diaspora et aux occasions d'établir de nouvelles relations afin de diversifier nos propres relations et intérêts.
Le sénateur Stollery : Nous avons certainement fait un bout de chemin, de l'autoroute 407 à Bogotá.
Monsieur Helliwell, je dois mentionner le maire Antanas Mockus, le prédécesseur de Enrique Peñalosa, à qui beaucoup attribuent la revalorisation de Bogotá. Je conviens — et je connais la ville depuis 30 ans — que c'est extraordinaire ce qu'une seule personne peut faire dans une situation aussi chaotique. Quand M. Mockus était maire, et que les FARC menaçaient de le tuer, il a fait peindre l'image d'un cœur sur sa poitrine, ce qui signifiait : qu'ils essaient de m'atteindre ici. Les FARC n'ont jamais osé tirer sur lui parce qu'il est devenu tellement populaire. Croyez- moi, ils tirent sur beaucoup de monde en Colombie.
J'aimerais revenir à la Chine, l'Inde et la Russie. J'ai visité ces pays, à titre personnel, et non en tant que membre du Sénat. Je connais un peu ces pays. L'Inde a toujours été un important producteur de tissu. Le pays compte des usines de textile bien établies depuis le XIXe siècle. Ma famille a acheté beaucoup de tissu fabriqué en Inde dans les années 1950. Le commerce avec ces pays n'a rien de nouveau. Nous avions simplement une entreprise familiale et nous achetions beaucoup de bon tissu de l'Inde.
La Chine et l'Inde sont deux pays très différents. Selon mon expérience personnelle, je les vois très différemment. Je sais que les deux pays ont connu des taux de croissance élevés récemment.
Le sénateur Di Nino et moi sommes allés à Hong Kong pour la Conférence ministérielle dans le cadre des négociations du cycle de Doha. Je suis allé observer les oiseaux à la frontière. C'est une des choses les plus spectaculaires que j'ai vues de toute ma vie. J'étais à cette frontière en 1975, quand il y avait une gare ferroviaire et qu'on buvait beaucoup de thé dans de gros thermos. J'ai regardé avec mes jumelles. La frontière est tout juste de l'autre côté de la baie. La Chine n'est qu'à quelques centaines de verges. Je ne veux pas exagérer, mais je dirais que j'ai vu une centaine d'immeubles résidentiels d'une vingtaine d'étages où il n'y avait autrefois qu'une gare ferroviaire, où les gens pouvaient prendre le train de la voie Kowloon-Canton. Je peux imaginer la taille du terminal portuaire à conteneurs. Il est immense à Hong Kong, et je connais la ville depuis les années 1950. Le secteur manufacturier est simplement incroyable. Je crois que c'est différent de l'Inde, mais je ne sais pas. Je ne suis pas allé en Inde depuis un moment.
Nous avons une diaspora. J'ai servi pendant quatre mandats à titre de député du Chinatown à Toronto, durant la croissance fulgurante, et ils ont dû changer les conduites de gaz sur la rue Dundas, parce qu'il n'y avait pas assez de gaz pour les nouveaux restaurants. Ils ont dû installer de nouvelles conduites de gaz. Il n'y avait plus assez de pression. Je sais que beaucoup de Chinois Canadiens vivent maintenant à Hong Kong et en Chine, et qu'il y a beaucoup de contacts là-bas.
Je crois comprendre, d'après vos propos, que nous aurions besoin d'une cinquantaine de Schreiber — des vendeurs. Vous savez ce que l'on dit à leur sujet. Les vendeurs font tourner le monde.
Nous devons nous concentrer sur le sujet. C'est bien beau de parler de l'environnement et de toutes ces choses, mais le comité cherche à savoir ceci : Dans les cas de l'Inde et de la Chine, par exemple, que pouvons-nous faire pour améliorer la politique canadienne, que beaucoup qualifient d'insatisfaisante, afin d'accroître non seulement nos échanges commerciaux, qui sont certes importants, mais aussi de contribuer à reconnaître que le monde change, que la situation d'il y a 50 ans n'existe plus et qu'une nouvelle réalité prend forme en Inde et en Chine?
Je parle encore là de l'Inde et de la Chine. La Russie produit des matières premières. C'est une réalité très différente; très intéressante, mais différente. Nous connaissons la situation au Vietnam et à Singapour, mais concentrons-nous sur les pays très peuplés. Que pouvons-nous faire pour prendre conscience de ce nouveau monde et changer les attitudes des Canadiens à son égard? Je me concentre, comme je l'ai dit, sur l'Inde et la Chine, et on peut également mentionner la Russie, mais ne nous attardons pas à Bogotá.
M. Helliwell : De moins en moins des liens que j'étudie et que j'aborde sont créés entre des nations. Ils sont plutôt créés entre des personnes, entre des collectivités et entre des entreprises.
Je crois que vous avez raison de vous pencher particulièrement sur le secteur manufacturier de la Chine. La croissance n'est pas passée par là en Inde. Il y a actuellement un débat en Inde pour déterminer si l'on doit utiliser l'industrialisation du secteur manufacturier pour assurer la croissance du pays, ce qui permettrait d'arriver à créer davantage de liens de ce genre avec des pays comme le Canada. D'autres affirment que non, que l'Inde a la capacité et le choix, dans sa position, de faire le saut dans une société postindustrielle. Si elle décide de le faire, je crois que cette décision ouvrira beaucoup d'autres portes dans le contexte canadien. Le rôle du gouvernement consiste surtout à faciliter plutôt qu'à diriger ou à guider.
Il est toujours important de se rappeler qu'il s'agit de pays très vastes; ils sont même plus que des pays. L'un ou l'autre, dans tout autre emplacement géographique, serait divisé en plusieurs pays. L'Inde serait divisée en plusieurs pays, de même que la Chine. La différence, c'est qu'ils ont un niveau supérieur de gouvernement. Ce qui se passe dans les différentes provinces de l'Inde et de la Chine est si diversifié que beaucoup des contacts importants se feront à ce niveau-là et même à des niveaux beaucoup plus bas.
Mme Steger : Je crois que nous devons nous concentrer sur les gens. Je suis entièrement d'accord : nous ne devons pas nous pencher seulement sur les échanges commerciaux. La plupart des activités économiques que nous constatons se font par l'investissement plutôt que par le biais d'échanges commerciaux.
Le déplacement des personnes aura beaucoup d'importance à l'avenir. Je parle en quelque sorte de la diaspora. Les gens déménagent beaucoup plus qu'avant, et de véritables problèmes surviennent lorsque les entreprises déménagent des employés et que des personnes souhaitent travailler dans d'autres pays. Il existe des problèmes de mobilité en raison de l'immigration, des restrictions en matière de visa, du manque de reconnaissance des titres de compétences professionnelles et autres. Dans ce domaine, le Canada pourrait faire une véritable contribution. Nous avons besoin de règles internationales dans ce domaine. La mobilité se fait, mais elle peut être difficile et entraver le progrès des entreprises, qui ont beaucoup de difficultés, même dans le cas des cadres supérieurs. On me dit que la société Tata a beaucoup de difficultés parfois avec l'établissement de profils et le fait que ses cadres déménagent et se rendent dans des pays pour y faire des affaires et y séjourner temporairement.
La reconnaissance des titres de compétences professionnelles est très importante. J'ai parlé à des chauffeurs de taxi à Ottawa qui sont ingénieurs pétroliers et gaziers. On me dit que quatre ou cinq chauffeurs de taxi qui travaillent pour un service de taxi à l'aéroport d'Ottawa sont des ingénieurs pétroliers et gaziers. Pourquoi conduisent-ils des taxis? Ces problèmes humains sont importants.
Le président : Je suis certain que vous avez compris tous les deux que nous tentons toujours de cibler notre approche de la question. Il s'agit de notre première séance après une longue pause. Notre comité envisage d'effectuer une étude importante de cette question. Vous avez été tous les deux d'une grande utilité pour nous aider à cerner les questions sur lesquelles nous nous pencherons. Je crois que mes collègues sont d'accord pour dire que les idées que nous avions il y a quelques semaines à ce sujet commencent à changer. Vous nous avez aidés à examiner plus clairement cette question. Au cours des deux prochaines semaines, avant que nous quittions pour la pause de Noël, nous serons plus sûrs de la façon dont nous voulons procéder. Je suis d'accord avec le sénateur Stollery, nous ne sommes pas encore tout à fait à l'aise avec tous ces renseignements, mais vous avez été très utiles et vous nous avez éclairés. Merci de vous être joints à nous ce soir.
M. Helliwell : J'aperçois l'arbre en arrière-plan et il me fait penser que je veux souhaiter à tous un joyeux temps des Fêtes.
Le président : À vous, monsieur Helliwell et à vous, madame Steger, tous nos vœux pour la période des Fêtes.
La séance est levée.